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T U A M O T U . — L E S G A M B I E R S .
8 édition, un fort volume in-12, contenant 7 cartes et 30 gra-
e
vures, broché. 3 50
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Vue du littoral de Saint-Pierre à la Martinique

FERNAND HUE & GEORGES HAURIGOT
NOS
GRANDES COLONIES
A M É R I Q U E
LES A N T I L L E S : L a M a r t i n i q u e .
— L a G u a d e l o u p e . — Marie-
G a l a n t e . — L e s S a i n t e s . — L a Dé-
s i r a d e . — S a i n t - M a r t i n . — Saint-
B a r t h é l e m y .
L A G U Y A N E .
PARIS
H. LUCÈNE ET H. O U D I N . E D I T E U R S
17, RUE BONAPARTE, 17
1886
(Tous droits de reproduction et.de traduction réservés


NOS GRANDES COLONIES
L E S A N T I L L E S
POSITION. — ÉNUMERATION.
On désigne sous le nom d'Antilles un groupe d'îles
situé entre les deux immenses presqu'îles américaines,
et qui, par leur réunion, constituent un des plus
grands archipels connus. Elles forment une longue
chaîne arrondie depuis l'extrémité orientale du
Yucatan et le sud de la Floride, jusqu'au littoral du
Venezuela, sur une longueur de 3.450 kilomètres.
Leur superficie; totale est de 2 4 7 . 5 0 0 kilomètres car-
rés, et leur population de 3.700.000 habitants
environ.
Ce groupe s'est d'abord appelé archipel de San Sal-
vator, nom donné par Christophe Colomb à la pre-
mière terre qu'il découvrit. Plus tard, les îles turent
désignées par le nom de leurs habitants : on les appela
îles des Caraïbes. Enfin on les a encore appelées îles du
Vent et îles Sous-le- Veut, à cause des vents alizés, qui,
pendant une partie de l'année, soufflent dans ces
parages ; mais nous rappelons seulement pour mémoire
NOS GRANDES COLONIES. 1

2
NOS GRANDES COLONIES.
cette désignation qui est défectueuse, car elle ne s'ap-
plique pas chez toutes les nations aux mêmes groupes
d'îles.
L'archipel se divise en quatre parties : les îles
Lucayes, les Grandes et les Petites Antilles, la Chaîne
du Sud.
Les Grandes Antilles sont : Cuba, Haïti, la
Jamaïque et Porto-Rico.
Toutes ces terres, grandes ou petites, appartiennent
à l'Angleterre, à la F r a n c e , à l'Espagne, au D a n e -
mark, à la Suède, à la Hollande et à la République
de Venezuela, sauf pourtant Haïti ou Saint-Domingue,
qui est indépendant depuis 1 8 6 5 .
Les Petites Antilles sont innombrables ; c'est de
ces dernières seulement, ou plutôt do quelques-unes
d'entre elles, que nous avons à nous occuper ici.
La France, en effet, après avoir conquis ou créé,
dans la mer des Antilles, un empire colonial remar-
quable par son étendue et sa richesse, n'y compte
plus maintenant que quelques rares établissements,
importants sans aucun doute, mais qui ne sont que
les débris d'une puissance disparue. Nous avons p o s -
sédé et perdu Tabago, Sainte-Lucie, la Grenade, les
Grenadilles, la Dominique, Antigoa, Mont-Serrah,
Saint-Christophe, Sainte-Croix, etc., sans compter la
plus belle moitié de Saint-Domingue. Il ne nous reste
aujourd'hui que la Guadeloupe et ses dépendances
(Marie-Galante, les Saintes et la Désiradè), — la
Martinique, Saint-Martin et Saint-Barthélemy.

HIST0IRE G É N É R A L E D E S A N T I L L E S ,
3
HISTOIRE GÉNÉRALE
DES
A N T I L L E S
(1625-1793)
En 1 6 2 5 , Belain d'Enambuc ou d'Esnambuc,
gentilhomme dieppois, fréta un brigantin, et fit voile
vers le nouveau monde, en quête d'aventures. Attaqué
dans le golfe du Mexique par un navire espagnol, il
lui échappa après une lutte béroïq.ue. Mais il dut,
pour réparer de graves avaries, relâcher à la pre-
mière terre qu'il rencontra : c'était l'île de Saint-Chris-
tophe. E n même temps que lui y débarquait un
Anglais, sir Warner. Ils trouvèrent l'île ocoupée
déjà par quelques Français qui vivaient en parfaite
intelligence avec les Caraïbes, 6t ils en partagèrent
par moitié la possession et le gouvernement.
D'Esnambuc organisa de son mieux la partie qui
lui était échue, favorisa surtout la culture du tabac, et
put, dès 1626, revenir en France avec un précieux
chargement. Il profita de son voyage pour obtenir
de Richelieu l'autorisation de fonder une colonie. Le
cardinal lui accorda la possession des îles Saint-Chris-
tophe et autres, « et c e , pour y trafiquer et négocier
desdenrées et marchandises qui se pourraient recueillir
et tirer desdites îles et autres » .
A son retour à Saint-Christophe, d'Esnambuc char-
gea un sieur d'Orange de visiter les îles environnantes
encore inoccupées. Celui-ci, à son retour,signala favo-

4
NOS GRANDES C O L O N I E S .
rablement la Martinique, la Dominique et surtout la
Guadeloupe. D'Esnambuc confia alors à son lieute-
nant Liénard de l'Olive la mission de se rendre en
France pour y traiter avec la Compagnie, en leurs
noms à tous deux, de l'exploitation de ces différentes
terres. L'Olive se laissa séduire à Dieppe par Duplessis,
sieur d'Ossonville, et passa bien le contrat désiré,
mais pour son propre compte et celui de Duplessis.
D'après les statuts de la Compagnie, les gens qui
voulaient se rendre aux îles, et qui ne pouvaient pas
payer leur passage, devaient servir pendant trois ans
ceux qui en avaient fait les frais, c'est-à-dire la S o -
ciété ou les colons. Ce laps de temps écoulé, ils r e c e -
vaient une concession de terre, ou étaient libres d'a-
liéner à nouveau leur liberté. C'est ce qu'on a appelé
les engagés ou les trente-six mois. L'Olive et Duplessis
embauchèrent dans ces conditions 550 individus,
parmi lesquels 400 laboureurs environ, et l'expédi-
tion quitta Dieppe le 25 mai 1635.
Parvenu dans la mer des Antilles, on essaya d'abord
de débarquer à la Martinique ; mais on dut en repar-
tir aussitôt, tant fut grande la frayeur inspirée aux
engagés par la vue d'innombrables serpents.
On atterrit à la Guadeloupe le 27 juin, un mois et
deux jours après avoir quitté la France. Les deux
chefs se partagèrent les hommes, les provisions, les
outils, la terre, et s'établirent sur les points qui depuis
reçurent les noms suivants: l'Olive à l'ouest de la
pointe Allègre et sur la rivière du Vieux-Fort ; —
Duplessis à l'est de cette même pointe, sur la rivière
du Petit-Fort. Ils entendaient gouverner chacun par
une méthode absolument différente :1e premier ne c o m p -
tait que sur la force et les mesures énergiques, sou-

5
H I S T O I R E G É N É R A L E D E S A N T I L L E S .
vent cruelles : le second employait toujours la dou-
ceur et la persuasion.
Duplessis m o u r u t s i x m o i s après s o n arrivée, et
l'Olive, resté s e u l , S'abandonna à son caractère violent.
Le but de toute sa vie devait être désormais l'ex-
termination des Caraïbes, dont les réserves de patates
Case et groupe de Caraïbes.
et de manioc suppléeraient avantageusement, p e n -
sait-il, à
l'insuffisance de ses provisions. U n jour, des
Caraïbes s'étant emparés d'un hamac abandonné sur
le rivage, en laissant en échange un porc et dés
fruits,
le cruel capitaine trouva là le prétexte d'un
guet-apens suivi de massacre. L a guerre était allu-

mée, guerre d'embûches, terrible des deux côtes, qui
ne devait finir que de longues années après par l'exter-
mination des plus faibles.

6
NOS G R A N D E S C O L O N I E S .
Après l'Olive, vint une série de gouverneurs, sous
l'administration desquels il n'y a rien d'important à
signaler, sauf pourtant la colonisation des dépen-
dances d e la Guadeloupe, dont nous dirons quelques
mots en nous occupant de chacune d'elles.
Pendant que ces faits s'accomplissaient à la Guade-
loupe, Belain d'Esnambuc, désireux de faire tout au
moins aussi bien que son infidèle lieutenant, avait
pris possession de la Martinique, à la tête d'une cen-
taine d'hommes. Il y jeta les fondations de la ville de
Saint-Pierre en juillet 1635 ; puis, ayant confié à son
second Dupont la direction du nouvel établissement,
il retourna à Saint-Christophe.
De 1636 à 1642, trois compagnies possédèrent
successivement la Guadeloupe et la Martinique. A u -
cune d'elles ne sut comprendre qu'il importait de rem-
placer dans la pratique le droit exclusif de commerce,
par un droit de simple préférence. Elles auraient dû,
moyennant redevance, laisser toute liberté aux trans-
actions ; loin de là, de peur qu'il n'entrât aux îles
une seule marchandise qui ne fût expédiée par elles-
mêmes, e l l e s préférèrent y entretenir une innombrable
armée de commis qui, après avoir épuisé l e s colons,
finirent par dévorer aussi les compagnies. Toutes trois
furent ruinées par leur propre avidité, et aussi par
les luttes incessantes qu'il leur fallut soutenir contre
les indigènes.
E n 1649, le marquis de Boisseret, agent de la der-
nière compagnie, acquit d'elle, pour lui et son beau-
frère Houel, la propriété de la Guadeloupe et de s e s
dépendances. Le prix d'achat fut de 60.000 livres
tournois une fois payées, plus une redevance annuelle
de 300 kilogrammes de sucre.

HISTOIRE GÉNÉRALE DES ANTILLES.
7
C'est de cette époque que date la prospérité de l'île.
Elle fut quelque peu entravée par une nouvelle p é -
riode de la guerre contre les Caraïbes, qui se ralluma
à la Martinique en 1 6 5 3 ( 1 ) ; niais, pendant les hosti-
lités, un grand événement s'accomplit à la G u a d e -
loupe. Neuf cents Hollandais, suivis de douze cents
esclaves, chassés du Brésil par la persécution reli-
gieuse, se présentèrent dans notre î l e , où Houel les
accueillit avec empressement; ils débarquèrent le 28
février 1654, date mémorable pour l'île, car ces étran-
gers devaient y introduire la culture du cacaoyer et de
la canne à sucre, et y établir les premières sucreries.
Malheureusement les successeurs de Boisseret, loin
de suivre les exemples de justice et de sage adminis-
tration qu'il leur avait laissés, se signalèrent à l'envi
par leurs exactions et leur impéritie. Aussi, en 1 6 6 4 .
Colbert,fatigué des plaintes qu'ils provoquaient, décida
Louis X I V à racheter la Martinique, la Guadelonpe
et ses dépendances. Il est à regretter que le ministre
ait cru devoir confier alors l'exploitation des îles à une
nouvelle compagnie, la Compagnie des Indes Occi-
dentales.
Il semble que celle-ci ait pris à tâche de commettre
exactement les mêmes fautes que les précédentes. A
cette époque, les colons eurent beaucoup à souffrir, car
la compagnie se trouva au début dans l'impossibilité
d'envoyer aux îles aucune denrée; d'autre part, sous
prétexte que la peste exerçait ses ravages à A m s -
terdam, elle avait interdit tout commerce avec la
(1) c'est dans cette guerre que Duparquet commit un acte
atroce : il envoya aux sauvages du tafia empoisonné, a dont cre-
vèrent un grand nombre » , dit le l'ère Dutertre.

8
NOS G R A N D E S C O L O N I E S .
Hollande. La vérité, c'est que les Hollandais se ren-
daient un peu partout maîtres des marchés, par leur
bonne foi commerciale et les bas prix auxquels ils
livraient leurs marchandises.
La Hollande, notre alliée depuis 1 6 6 2 , venait de
recommencer la guerre contre les Anglais, et la flotte
ennemie, enlevant les navires de la compagnie, s'ap-
prêtait à diriger une attaque contre nos colonies.
Complètement abandonnées par la métropole, nos
possessions n'avaient pas de forces régulières ; le soin
de la défense reposait entièrement sur les habitants,
et encore étaient-ils insuffisamment armés. Les gou-
verneurs, à la vérité, recevaient des fusils, mais avec
ordre de les vendre aux colons. Cependant, ces milices
organisées à la hâte ne tardèrent pas à devenir des
troupes redoutables, et c'était un dicton courant chez
l'ennemi, que mieux valait avoir affaire à deux diables
qu'à un seul habitant français.
Au mois de juillet 1 6 6 6 . l'amiral anglais Wil-
lougby, qui croisait dans la mer des Antilles avec une
flotte composée de 14 vaisseaux et 3 barques portant
2.000 soldats, envoya cinq de ses navires attaquer les
Saintes.
Malgré une brillante défense de Baron et Desmeu-
riers,viles s'emparèrent du fortin qui commandait la
position. Le lendemain, un orage épouvantable dis-
persa la flotte ennemie, et la détruisit en partie ; deux
navires seuls échappèrent au naufrage. Dulion atta-
qua alors le fortin, et, grâce à l'aide de 200 Caraïbes
venus de la Dominique pour offrir leurs services, les
soldats anglais durent se rendre à discrétion.
Dulion était si heureux de sa victoire, qu'il assura
aux Pères Jacobins une rente de 1.000 kilogrammes

HISTOIRE GÉNÉRALE DES ANTILLES.
9
de sucre, à charge par eux de chanter annuellement
un Te Deum.
E n 1 6 7 4 , la Martinique, qui prospérait sous l'habile
direction de son gouverneur M . de la Barre, fut subi-
tement attaquée par la flotte hollandaise sous les ordres
de l'amiral Ruyter. Malgré une défense héroïque, les
milices ne purent empêcher le débarquement et, sans
une circonstance fortuite, c'en était fait de la Marti-
nique. A peine débarqués, les Hollandais occupèrent
l'entrepôt, qui contenait une quantité considérable de
r h u m ; quelques heures après, tous les marins étaient
ivres :les défenseurs de l'île fondirent immédiatement
sur eux, en massacrèrent un grand nombre, et le reste
dut r e g a g n e r a la hâte les vaisseaux qui s'éloignèrent.
Dans le courant de mars 1 6 9 1 , les Anglais débar-
quèrent à Marie-Galante et s'en emparèrent, car ses
habitants, trop faibles pour résister, abandonnèrent
l'île sans combat et se replièrent sur la Guadeloupe.
Deux mois après, l'ennemi parut devant la Basse-
Terre, conduit par Codrington le père.
A cette époque, la guerre se faisait aux îles presque
comme aux temps les plus reculés de l'antiquité. Une
position prise, les plantations étaient dévastées, les
esclaves enlevés, etc. La seule différence, c'est que les
blancs étaient chassés, au lieu d'être réduits en escla-
vage. Aussi le premier soin de Hincelin, alors g o u -
verneur de la Guadeloupe, fut-il de mettre en sûreté
les femmes, les enfants, les vieillards et le gros des
esclaves dans le réduit de la colonie, qui était alors
le Dos d'âne, position à peu près inaccessible. Une
ardeur incomparable animait tous les habitants et
même quelques esclaves fidèles auxquels on avait
confié des armes.
1*

10
N O S G R A N D E S C O L O N I E S .
Les Anglais concentrèrent leurs efforts sur le
fort Saint-Charles, commandant le bourg de Saint-
François et celui de la Basse-Terre proprement dit,
séparés par la Rivière aux Herbes, qui plus tard, par
leur réunion, ont formé le chef-lieu actuel. Après
bien des feintes pour amener Hincelin à dégarnir
un point de la côte, Codrington, n'y ayant pas réussi,
se décida enfin à prendre terre à l'Anse à la
Barque, distante de la Basse-Terre d'environ 15 kilo-
mètres, à vol d'oiseau. L'aide-major Bordenave, à la
tête de 25 hommes et de quelques esclaves connaissant
bien le terrain, y mit hors de combat une centaine
d'ennemis. Malheureusement il fut tué, et les survi-
vants de sa petite troupe se replièrent alors jusqu'à la
rivière Beaugendre, où ils rencontrèrent le major Du-
cler, commandant cent hommes. Là eut lieu un c o m -
bat meurtrier, où les Anglais perdirent beaucoup de
monde ; mais ils étaient infiniment plus nombreux
que nous, et continuaient toujours à avancer, brûlant
et pillant tout sur leur passage. Un troisième combat,
à la rivière Duplessis, leur enleva encore 300
hommes ; mais on ne put les empêcher de s'établir à
terre. Nos forces alors se partagèrent. Hincelin tint la
campagne, harcelant sans cesse l'ennemi, et pendant
ce temps le chevalier de la Malmaison, avec une poi-
gnée de braves, occupait le gros de leurs troupes au
siège du fort Saint-Charles. Il résista pendant trente-
six jours à leurs efforts les plus acharnés, et donna
ainsi au marquis d ' E r a g n y , gouverneur général, le
temps d'arriver de la Martinique avec des forces suf-
fisantes, composées de flibustiers et de quelques soldats
de marine. Codrington se rembarqua avec précipita-
tion, abandonnant ses canons et même quelques bles-

HISTOIRE GÉNÉRALE DES ANTILLES.
11
ses; mais il trouva le temps, en se retirant, d'incen-
dier les bourgs de Saint-François, de la Basse-Terre,
du Bailli, et toutes les habitations qu'il rencontra sur
son chemin.
De nouvelles épreuves étaient encore réservées à
la Martinique, devenue l'objet de la convoitise de toutes
les nations maritimes de l'Europe. Le 1 avril 1693,
e r
une flotte anglaise commandée par l'animal Veller
pénétrait dans la rade de Saint-Pierre, tandis que le
colonel Faulk débarquait à la tête de quinze cents
hommes et essayait de s'emparer de la ville ; il ne put
y réussir, mais ses troupes se répandirent dans les
campagnes et causèrent les plus grands dommages
aux récoltes.
La guerre se termina le 30 septembre 1697 par le
traité de Ryswick, Malheureusement la paix ne fut
pas de longue durée, car en 1703 nous retrouvons
l'Europe de nouveau coalisée contre la France, dans
la guerre de la Succession d'Espagne.
Les hostilités contre nos colonies recommencèrent
par une attaque de Codrington le fils contre la Guade-
loupe, il s'empara de Marie-Galante, échoua dans
une tentative contre les Saintes, et le 20 juillet il p a -
rut devant la Basse-Terre, où il débarqua 400 hommes
au quartier de la Bouillante. Anger, gouverneur de la
Guadeloupe, ne les attendait pas sur ce point ; ils se
livrèrent au pillage et à l'incendie, puis se rembar-
quèrent,
non sans laisser quelques hommes que leur
tuèrent des vieillards et des esclaves embusquée d e r -
rière les halliers. Le 22,ils débarquèrent aux Habitants,
mais furent presque aussitôt rejetés à la mer ; le 23,
toutes leurs forces atterrirent simultanément au Gros-
François,
au Val de l'Orge et aux Habitants. Sur ces

12
NOS GRANDES COLONIES.
deux derniers points, ils ne rencontrèrent presque pas
de résistance, mais au premier on leur livra un com-
bat qui dura deux heures et où ils perdirent 3 0 0
hommes. Ayant réussi à s'établir à terre, ils mirent le
siège devant le fort Saint-Charles. On les fatiguait par
des sorties continuelles, on les usait dans des c o m -
bats de détail, et enfin sur 4 . 0 0 0 Anglais qui avaient
débarqué, 2 . 0 0 0 seulement survivaient : les autres
avaient été enlevés par les maladies ou les escar-
mouches : Codrington, désespérant de faire avec la moi-
tié de ses forces ce qu'il n'avait pu mener à bonne fin
avec la totalité, se rembarqua le 1 8 mai, deux mois
juste après son arrivée.
La Guadeloupe, débarrassée de ses ennemis, souffrit
longtemps encore de la pénurie de vivres : le peu de
navires qui échappaient aux croiseurs anglais se ren-
daient à la Martinique. Aussi le chiffre de la popula-
tion resta stationnaire, l'agriculture ne fit aucun pro-
grès, et cet état pénible dura jusqu'au traité d'Utrecht
en 1 7 1 3 . Cette année-là même, la Guadeloupe fut
ravagée par un ouragan terrible.
En revanche, du traité d'Utrecht à la guerre de
la Succession d'Autriche ( 1 7 1 3 - 1 7 4 1 , s'étend une
longue période de paix, pendant laquelle la colonie
fit de sensibles progrès. Ils furent dus en grande
partie à l'introduction du café que le commandant de
Clédieu avait apporté à la Martinique. C'est aussi
dans cette période que disparaissent les engagés, dont
il n'est plus fait mention à dater de 1 7 3 5 . Les capi-
taines furent tenus désormais de transporter à leur
place un même nombre de soldats et d'ouvriers des-
tinés au service des colonies.
En 1741, éclata la guerre de la Succession d'Autri-

HISTOIRE G É N É R A L E DES A N T I L L E S .
13
che ; la prospérité de la colonie se trouva de nouveau
arrêtée, parce que les habitants employèrent tous leurs
capitaux à armer des corsaires qui donnèrent la chasse
à l'Anglais. Chasse fructueuse, à vrai dire, car les
corsaires des îles réunies prirent neuf cent cinquante
bâtiments, dont la valeur a été estimée à 30.000.000 de
francs. La guerre se termina en 1748 par le traité
d'Aix-la-Chapelle.
Quelques années de paix s'écoulèrent bien rapide-
ment, et la guerre de Sept Ans éclata en 1756.
Trois ans après, l'amiral anglais John Moore reçut
l'ordre de s'emparer de la Martinique. L'attaque, diri-
gée contre Fort-Royal et le morne Bourbon, demeura
sans succès ; grâce à la vigoureuse résistance des
milices, les Anglais durent se retirer. L'amiral se
dirigea alors sur la Guadeloupe,qui devait être moins
heureuse. Certains auteurs affirment bien à tort que
les habitants n'opposèrent à l'ennemi qu'une molle
résistance. C'est là une opinion erronée, que réfutent
amplement les termes mêmes de la capitulation que
nous citons plus loin, et les détails suivants qui m o n -
trent aussi à qui incombent les responsabilités de la
défaite.
La flotte ennemie comptait 12 vaisseaux de haut
bord, 0 frégates, 4 galiotes à bombes et 80 bateaux
portant 8.000 hommes de troupes. Or, combien de
défenseurs l'île pouvait-elle opposera ces forces redou-
tables? Quatre mille en tout, composés de 2.000 mili-
ciens et de 2.000 esclaves qu'on avait enrégimentés.
Ce dernier fait, qui est prouvé par l'article 20 de la
capitulation, démontre clairement combien les habi-
tants étaient désireux de vaincre une fois de plus :
car i était fort à craindre que, sous le feu de l'étran-

14
NOS G R A N D E S C O L O N I E S .
ger, les esclaves ne tournassent contre leurs maîtres
les armes qu'on leur avait confiées.
Les Anglais, arrivés le 22 janvier, commencèrent
l'attaque dès le lendemain. Ils s'établirent à terre et
remportèrent plusieurs avantages, car ils étaient n o m -
breux et bien commandés ; les Français, au contraire,
avaient à leur tête deux chefs incapables, qui ne s'en-
tendaient pas entre eux : de la Poterie, lieutenant du
roi, et Nadau du Treil, gouverneur de l'île.
La Guadeloupe résista désespérément pendant trois
mois. La même ardeur animait tous les habitants et
s'était emparée même de quelques femmes coura-
geuses : une dame Ducharniov, à la tête de ses escla-
ves, repoussa plusieurs détachements anglais, qui
voulaient s'emparer de son habitation. A u bout de ce
temps, la famine se faisait cruellement sentir dans l'île,
surtout au réduit du Trou-au-Chien, et la démoralisa-
tion commençait à exercer ses tristes effets: on était
las d'attendre en vain les secours que le gouverneur
général aurait dû envoyer de la Martinique. A l'ori-
gine, il est vrai, les moyens de transport avaient pu
manquer au marquis de Beauharnais ; mais on savait
que depuis le 8 mars il avait à sa disposition la flotte
de Boni pars. On ne comprenait rien à son inaction
et on s'en désespérait.
La Guadeloupe fut obligée de se rendre le jour
même où apparurent à l'horizon les voiles des navires
que M. de Beauharnais s'était enfin décidé à expé-
dier. Hâtons-nous de citer, à l'honneur des colons,
l'article 1 d e l'acte de capitulation:
e r
Article 1 , — « Les habitants sortiront de leurs
e r
postes avec deux pièces de canon de campagne ,
leurs armes, enseignes déployées , tambour battant,

H I S T O I R E G É N É R A L E D E S A N T I L L E S .
15
mèche allumée, et recevront tous les honneurs de la
guerre. »
En marge est écrit de la main du commodore :
« Accordé en considération de la belle défense que les
habitants ont faite pendant 3 mois de siège».

Le dénouement de cette affaire fut à la fois triste
et comique : d'une part, Nadau du Treil fut mis en
jugement, dégradé, et condamné' à la prison perpé-
tuelle ; d'autre part, le roi crut devoir rendre une o r -
donnance par laquelle il faisait défense à tout gouver-
neur, commandant, ou autre chef dans les colonies, d'y
acquérir des biens-fonds ni d'y contracter mariage
avec aucune créole.
En 1 7 6 2 , les Anglais firent une nouvelle tentative
contre la Martinique. Ils échouèrent une première
fois, mais le 16 janvier 1762 ils débarquèrent des forces
imposantes à la pointe des Nègres et à Case Pilote ;
12.000 hommes donnèrent l'assaut au morne Bourbon
et à Tartenson, et, malgré une défense digne d'un
meilleur sort, ces deux positions furent enlevées. L ' e n -
nemi se dirigea alors sur Fort-de-Franco dont il s'em-
para et occupa Saint-Pierre qui était à peine fortifié.
Le 12 février, Levassor de la Touche traita de la reddi-
tion de l'île, qui passa aux mains de l'Angleterre.
Le traité de Paris, qui porta un coup si fatal à
notre puissance coloniale, rendit cependant la Marti-
nique et la Guadeloupe à la France.
La Guadeloupe fut à ce moment dotée d'une cons-
titution indépendante. C'est à cette date également
que fut fondée la ville de la Pointe-à-Pitre. En 1769.
on replaça encore la Guadeloupe sous la dépendance
de la Martinique. Les considérations stratégiques qui
inspirèrent cette mesure n'avaient pourtant plus au-

16
NOS GRANDES COLONIES.
cune raison d'être, puisque les Anglais étaient devenus
possesseurs de la Dominique, placée entre les deux
îles. On finit par s'en apercevoir, et en 1775 la Gua-
deloupe fut définitivement affranchie de toute tu-
telle.
Nos colonies avaient à peine eu le temps de re-
prendre possession d'elles-mêmes, et de travailler à
réparer
les désastres causés par la dernière guerre et
l'occupation anglaise, qu'une parole imprudente du
maréchal Biron ramenait les flottes ennemies devant
les Antilles.
L'amiral anglais R o d n e y , retenu à Paris pour
dettes, s'écriait un jour devant le maréchal : « Si
j'étais libre, je voudrais anéantir jusqu'au dernier
vaisseau de la marine française » . — « Vous êtes libre,
M o n s i e u r » , répondit le maréchal ; et il paya les dettes
de l'amiral. Ce trait chevaleresque devait coûter cher
à la France.
De retour en Angleterre, Rodney, à la tête de vingt
vaisseaux, se dirigea vers les Antilles, détruisant sur
son passage tous les navires français qu'il rencon-
trait. Le 19 mai 1780, il se présente devant la Marti-
nique ; mais l'amiral français Guichen lui infligea
des pertes sérieuses.
De 1781 à 1784, la guerre se continua, acharnée
de part et d'autre, et se termina par la défaite, dans
les eaux des Saintes, de notre flotte commandée par
de Grasse.
Nous voici arrivés à la Révolution française. U n
premier décret rendu par l'Assemblée nationale d é -
clara que les hommes de couleur étaient les égaux
des blancs ; un second, dû à la Convention, devait, le
16 pluviôse an I I ( 4 février 1794), donner la liberté

HISTOIRE G É N É R A L E DES ANTILLES.
17
aux nègres. Ces mesures de justice et d'humanité,
inspirées par les sentiments les plus nobles et les plus
généreux,
furent malheureusement appliquées avec
une précipitation si maladroite qu'elles eurent pour
premier résultat de faire éclater la guerre civile. Des
désordres épouvantables ensanglantèrent la Guade-
loupe,
mais plus encore Saint-Dominique et la Marti-
nique. Dans cette
dernière île, après un apaisement
passager obtenu par l'énergie de Dugommier, recom-
mencèrent des scènes de carnage et
d'horreur telles
que nous croyons plus patriotique de ne pas in-
sister.
Les Anglais ne pouvaient manquer de mettre à profit
nos discordes.
Le 10 janvier 1794, John Jervis, avec 31 vaisseaux
et six canonnières, arrivait devant la Martinique. Sir
Grey débarqua six mille hommes à la Trinité, s'en
empara, malgré la belle défense du mulâtre Belgrade,
commandant de
la milice des gens de couleur. Le
14 janvier, Fort-Royal était bloqué e t , le 22 mars,
Rochambeau signait la reddition de l'île ; le 2 1 avril,
c e fut la Guadeloupe qui tomba aux mains des géné-
raux Graham et Prescott, Deux commissaires en-
voyés par la Convention et arrivés en juin, Chrétien
et Victor H u g u e s , accomplirent de tels prodiges de
valeur, qu'avec 2 frégates et 1.550 hommes ils réussi-
rent à expulser 8.000 Anglais soutenus par une escadre
considérable. Il convient d'ajouter qu'ils furent puis-
samment secondés par
les habitants, et que les noirs
en particulier, ces nouveaux citoyens français, pri-
rent à la lutte une part très glorieuse. Victor Hugues
était heureusement parvenu à leur inspirer une ter-
reur salutaire. Telle était sa réputation d'énergie et

18
NOS G R A N D E S COLONIES.
de sévérité, que son nom seul suffisait à faire rentrer
les rebelles dans le devoir.
Après la paix d'Amiens, qui en 1801 nous rendit
nos colonies, éclata une nouvelle guerrecivile. Hugues
n'était plus là : il rendait à Cayenne des services ana-
logues à ceux que nous venons de rappeler. En 1802,
le premier consul commença par rétablir l'esclavage
par décret, et, l'année suivante, il envoya à la G u a -
deloupe 3.500 hommes sous le commandement du
général Richepanee. Les noirs, ayant à leur tête des
chefs mulâtres, défendirent vigoureusement leur li-
berté ; la lutte dura plusieurs mois, et quand ils s u c -
combèrent à la fin, ils avaient fait couler des flots de
sang. A ce moment, la colonie se serait trouvée dans
un état de pauvreté extrême, si les corsaires de la
Point-à-Pitre n'avaient fait des courses, d'où ils rap-
portaient presque toujours de grands approvisionne.-
ments de vivres et d'argent.
Le 24 février 1809, la Martinique retomba encore
une fois aux mains des Anglais commandés par C o -
chrane. Pareil sort échut en 1810 à la Guadeloupe, qui
fut cédée à la Suède. Nos colonies, qui nous furent
rendues en 1814 par le traité de Paris, subirent pen-
dant les cent jours un nouvel envahissement, et nous
revinrent enfin en 1816, pour ne plus nous être e n -
levées.
Malgré la période extraordinairement agitée qu'elles
venaient de traverser, nos colonies se trouvaient, à ce
moment, dans un état de prospérité relative, et la
dernière occupation anglaise leur avait même,jusqu'à
un certain point, profité. A leur arrivée dans les îles,
les Anglais ne modifièrent en rien l'administration
les fonctionnaires furent conservés et les créoles g a -

HISTOIRE GÉNÉRALE DES ANTILLES.
19
gnèrent à la fréquentation continuelle de ces h o m -
mes pratiques, laborieux et économes.
L e soin des plantations, négligées pour la course, r e -
devint la seule occupation des colons, qui ne tardèrent
pas à renouer des relations commerciales avec l'Europe.
Malheureusement, les rivalités de races, sur les-
quelles nous donnerons plus loin des détails, devaient
amener de graves conflits à l'intérieur.
Les noirs, qui sentaient leur supériorité numérique
— à la Martinique, par exemple, ils étaient 80.000 en-
viron, tandis que les blancs ne représentaient que
10.000 individus, et les mulâtres 1 1 . 0 0 0 — les noirs,
depuis longtemps, cherchaient une occasion de se-
couer le j o u g pesant de l'esclavage.
U n complot fut organisé à la Martinique et dirigé
par quatre n è g r e s : Narcisse, J e a n - L o u i s , Jean et
Baugio; il éclata dans la nuit du 13 au 14 octobre
1 8 2 2 ; des colons furent assassinés, leurs demeures
pillées, les récoltes incendiées. C'était le signal d'une
révolte, que les noirs espéraient rendre générale ;
mais, grâce à l'énergie du gouverneur et des autorités
militaires, le soulèvement fut réprimé dès son début.
Soixante nègres furent arrêtés et livrés aux tribunaux :
sept des accusés eurent la tête tranchée, quatorze
furent pendus et dix subirent le supplice du fouet.
Ces exécutions jetèrent la terreur parmi les nègres,
et tout rentra bientôt dans l'ordre.
Cependant, depuis cette époque jusqu'en 1 8 3 3 , il y
eut encore bien des révoltes; la plus fameuse est celle
des mulâtres en 1824. Le chef du mouvement était
un homme de couleur du nom de Bisette ; son but
était de chasser tous les blancs de l'île. La conspi-
ration fut découverte, et Bisette arrêté avec treize des

20 NOS GRANDES COLONIES.
mulâtres les plus notables de Saint-Pierre. On les in-
terna à Fort-de-France.
Traduit devant les tribunaux, le chef de la révolte
fut condamné, avec trois de ses complices, aux tra-
vaux forces, trente-sept autres au bannissement.
Citons encore la révolte de 1833 dirigée par R o s e -
mond et Louis-Adolphe, sous-officiers de la milice
mulâtre, qui, à cette occasion, fut licenciée.
Le 27 avril 1848, la République proclama de n o u -
veau l'abolition de l'esclavage, qui cette fois devait
être définitive. L'expérience faite en 1794 ne servit
absolument à rien, et les nouveaux législateurs s'y
prirent aussi maladroitement que les anciens. Il eût
été facile de préparer cette modification si profonde
de tout un monde en poussant les colons à faire des
affranchissements multipliés, alors même qu'on eût
dû les provoquer à prix d'or, puisqu'on était décidé
à leur accorder une indemnité. Il eût été absolument
nécessaire, avant de disperser d'un seul coup toute la
classe des travailleurs, d'introduire aux Antilles d e s
immigrants destinés à les remplacer; la chose était
possible, puisqu'elle fut faite à la Réunion. La j u s -
tice et l'humanité qui réclamaient impérieusement le
décret rendu le 27 avril 1 8 4 8 , n'auraient rien perdu
à ces deux précautions.
Les désordres les plus graves éclatèrent à la Mar-
tinique comme à la Guadeloupe : principalement à la
Grande-Terre et à Marie-Galante. Nous n'en racon-
terons pas les détails, car nous pourrions être accusés
de charger à plaisir le tableau.
Citons seulement un incendie qui, le 12 mai 1850,
dévora soixante maisons de la Pointe-à-Pitre; le 19,
le feu reprit à l'endroit où il s'était arrêté, sept jours

HISTOIRE GÉNÉRALE DES ANTILLES.
21
auparavant, et consuma encore une douzaine de mai-
sons. On se décida à faire un exemple : un nègre
nommé Sixième, qu'on avait pris la mèche à la main,
fut décapité sur la place de la Victoire; de plus, la
Pointe-à-Pitre et son arrondissement furent mis en
état de s i è g e , et la tranquillité finit par se rétablir.
Ce qui mit beaucoup plus de temps à revenir dans
nos colonies, ce fut la prospérité et la richesse ; les y ren-
contre-t-on même aujourd'hui ? Hélas !... Les citoyens
de la métropole, qui n'ont d'autres bases d'apprécia-
tion que des renseignements presque toujours inexacts,
peuvent se laisser égarer par des apparences trom-
peuses ; mais nous savons bien quelle réponse feraient
les habitants des Antilles, si on les interrogeait.
Les propriétaires d'esclaves commencèrent par être
tous à peu près ruinés par l'émancipation même.
Il se rencontre des hommes sérieux pour déclarer
que la possession d'esclaves étant chose contraire au
bon droit, il n'y a pas lieu de plaindre ceux qui, ayant
placé leurs capitaux sur une marchandise humaine,
les ont subitement perdus. Nous ne saurions trop
répéter à ces philanthropes que donner satisfaction à
la morale et à l'humanité, c'est bien, mais que ruiner
les gens en leur nom, c'est, pour détruire un abus,
commettre une iniquité. Mais, répliquent-ils, on a in-
demnisé les propriétaires d'esclaves ! — En effet, nous
soumettons à leurs méditations les chiffres suivants.
D'après la loi votée par la Chambre le 30 avril 1849,
le gouvernement acheta pour 6 millions de francs
do rente 5 % partageable entre toutes les colonies,
et leur alloua en outre en commun une autre somme
de 6 millions. La Guadeloupe, pour sa part, toucha
1.947.164 fr. 85, et chaque propriétaire eut environ

22
N O S G R A N D E S C O L O N I E S .
500 fr. par tête d'esclave. Or, le prix brut d'un esclave
variait de sept cent à D E U X M I L L E francs, et sa valeur
devait être en outre augmentée de ce qu'il avait coûté
en nourriture, médicaments, soins, éducation, e t c . . . .
Enfin, ce qu'il y eut de plus grave, c'est que le
travail fut absolument désorganisé , l'agriculture
manqua de bras pendant près de deux ans, et jusqu'à
présent, la question du travail aux colonies est encore
très grosse d'embarras. Pour parler plus catégorique-
ment, aujourd'hui la Martinique ne bat plus que d'une
aile et la Guadeloupe est presque morte : la m o -
notonie de la vie n'y est plus guère rompue que
par l'imprévu et l'importance des catastrophes c o m -
merciales.
E n résumé, l'émancipation était souhaitée par tous
les esprits justes, elle s'imposait à l'humanité, et l'on
ne saurait trop louer ceux à qui on la doit ; mais .l'ap-
plication de cette mesure généreuse fut si maladroite
qu'elle constitua, nous avons le regret de le dire,
cette chose grave que qualifiait si sévèrement Talley-
rand : — une faute.

C A RT E
DE L A
M A R T I N I Q U E
(ANTILLES)

L A M A R T I N I Q U E
C H A P I T R E 1.
Asptet général de l'île. — Situation géographique. — Décou-
verte.— Les montagnes.— Les rivières. — Descentes. — Les
deux saisons. — L'hivernage : maladies ; phénomènes du ciel,
des eaux et de la terre.— Température. — Les nuits. — Le
drap mortuaire.
Quand un navire a franchi le canal de Sainte-
Lucie pour aller à Fort-de-France, ou celui de la
Dominique, passage dangereux, aux lames courtes
et pressées, s'il se rend à Saint-Pierre, un aspect des
plus pittoresques séduit le regard du voyageur, et
grave dans son esprit une impression qui ne saurait
plus s'effacer.
Sous un ciel d'une pureté merveilleuse, dont celui
de l'Italie peut seul donner une idée, au milieu d'une
mer diaprée de mille couleurs et que l'on croirait tou-
jours calme et tranquille, si le mot du poète : a perfide
comme l'onde », ne revenait à la mémoire, la Mar-
tinique se dresse brusquement, semblable à une
sirène qui étale sa chevelure humide en restant à
moitié dans l'eau. L'île, généralement très escarpée
sous levent, est couverte d'une végétation vigoureuse,
d'un vert foncé, tranchant avec crudité sur le cadre

24
NOS G R A N D E S C O L O N I E S .
azuré qui l'environne. Quand on y descendit pour la
première fois, elle était tellement boisée, les arbres
de ses forêts étaient si touffus qu'on ne pouvait aper-
cevoir la terre.
La situation géographique exacte de la Marti-
nique est entre 14° 2 3 ' 4 3 " et 14° 5 2 ' 4 7 " de lati-
tude nord, — 63° 6' 1 9 " et 63° 3 1 ' 3 4 " de longi-
tude ouest.
Elle fut découverte par Christophe Colomb à son
quatrième voyage, en novembre 1493, le jour de la
fête de saint Martin ; c'est de cette circonstance
qu'elle a tiré son nom.
Quand on approche de la Martinique, le premier
point qui attire le regard est le sommet du Vauclin.
Puis surgissent les pitons du Carbet, la Caravelle,
pointe avancée qui ouvre la baie du Galion et de la
Trinité, et enfin la montagne Pelée, géant de la
chaîne centrale. Peu après, les yeux distinguent les
cultures variées, les champs immenses de cannes à
sucre, les bouquets de palmiers et de cocotiers aux
panaches élégants. Puis se déroulent les côtes sous le
vent, minées par la mer qui s'y brise en grondant.
Quelques bâtiments légers animent ce tableau:
goëlettes paresseusement appuyées sur une hanche,
pirogues minces et élancées que conduisent hardi-
ment des nègres, presque tous marins de naissance.
L'ensemble de l'île forme deux péninsules réunies
par un isthme. Sa superficie totale est de 98.000
hectares.
L e sol semble être le produit d anciennes érup-
tions volcaniques des montagnes de l'intérieur.
La montagne Pelée atteint environ 1.650 m. ; les
pitons du Carbet 1.207 m. Les Roches Carrées, le

.
Fort-de-France
,
à
e
Malame
Rivièr
NOS G R A N D E S C O L O N I E S .
1**


L A M A R T I N I Q U E .
27
Vauclin, le Cratère du Marin et le Morne la Plaine
sont des volcans éteints. Le cratère de la montagne
Pelée s'est ranimé au mois d'août 1 8 5 1 .
A la base de ces monts, s'élèvent des collines de
lave maintenant recouvertes de bois et que l'on
appelle Mornes.
L'île mesure environ seize lieues de long et qua-
rante-cinq de circuit. La côte, aux découpures pro-
f o n d e s , généralement élevée au-dessus de la mer,
est d'un abord dangereux ; cependant un certain
nombre de ports et de havres offrent un asile sûr aux
navires de moyen tonnage. Les principaux sont : la
rade de Port-de-France, le port de la Trinité, les
havres du Robert, du Vauclin et du François, la baie
du Marin, la rade de Saint-Pierre, la case Pilote, la
case an Navire et la Grande-Anse.
L'île est arrosée par soixante-quinze rivières. à
peu près desséchées pendant les chaleurs, mais qui,
pendant la saison des pluies, deviennent de véritables
torrents.
Les principaux cours d'eau sont, au vent de l'île:
le Lorrain, qui à son embouchure se divise en deux
bras: le Lorrain et le Masse ; le Galion, la Capote,
qui reçoit la Falaise, le Macouba, la Grande-Anse et
la Sainte-Marie.
Sous le vent de l'île: la rivière Pilote qui, ainsi que
la rivière Salée, est navigable ; la Lézarde, la Jam-
bette,
la rivière de Monsieur, celle de Madame, qui
passe à F o r t - d e - F r a n c e ;le Carbet, la rivière du Fort-
Saint-Pierre et la Case-Navire,
Les pluies torrentielles, qui inondent la région
montagneuse surtout, produisent souvent un p h é n o -
mène terrible que les habitants appellent descente. Les

28
NOS GRANDES COLONIES.
premières pluies forment des amas d'eau considérables
dans les inimmenses cuvettes naturelles des rochers ;
quand surviennent les secondes pluies, les pierres qui
tonnaient un barrage sont emportées, et la masse des
eaux se précipite, entraînant pêle-mêle des arbres
arrachés, des quartiers de roches déracinés, jusqu'à ce
qu'un accident de terrain, arrêtant ces débris, l'orme
une nouvelle digue qui contient un instant les eaux
bouillonnantes. Mais que les pluies augmentent, etalors
rien ne peut plus retenir le flot menaçant ; il s'élance
impétueux, se jette dans quelque cours d'eau qu'il
grossit démesurément, et ce torrrent furieux, sortant
de son lit. dévaste en quelques heures tout un pays.
Ce terrible phénomène se produit presque exclusi-
vement pendant l'hivêrnage. Il n'y a aux Antilles que
deux saisons : colle que nous venons de nommer, qui
dure de la mi-juillet à la mi-octobre, et la saison fraî-
che, qui occupe le reste du temps. Cette dernière, pen-
dant, laquelle la température varie de 21 à 29° sui-
vant les heures de la journée, est la plus favorable à
l'acclimatation des Européens. Pendant l'hivernage,
le thermomètre marque de 25 à 37 degrés.C'est l'épo-
que où les maladies exercent leurs plus cruels rava-
ges, tant celles qui sont plus spéciales aux pays
chauds, comme le choléra, la cachexie alcoolique, la
lièvre paludéenne et la terrible fièvre jaune, — que le
Père Dutertre appelait le coup de barre, — que celles
qui se rencontrent malheureusement partout : la dys-
senterie, l'hépatite, les fièvres éruptives, la fièvre
typhoïde et même la phthîsie ; cette dernière, qu'on ne
devrait pas rencontrer aux Antilles, y devient pres-
que toujours galopante.
L'hivernage est aussi la saison des pluies torrentiel-

.
Fort-de-France
]***


LA MARTINIQUE.
31
les, des violents orages, celle enfin où se produisent le
plus fréquemment les phénomènes désastreux qui bou-
leversent trop fréquemment les Antilles. Nous cite-
rons, pour aller du moins mauvais au pire, d'abord les
raz de marée, houles monstrueuses produites par la
collision de deux courants opposés, qui se jettent avec
violence sur la terre, enlevant quelquefois les plus
gros navires, pour les transporter au milieu d'une ville
et les y abandonner en se retirant. Viennent ensuite
les coups de vent qui emportent les toitures des mai-
sons, parfois les renversent, dévastent les plantations,
et causent enfin des ravages de toute nature, dont il
est impossible de se faire une idée en Europe ; nous
mentionnerons entre autres le coup de vent de 1825,
qui détruisit de fond en comble le Grand-Bourg de
Marie-Galante et qui fit plusieurs centaines de victimes.
Le plus redoutable de beaucoup entre ces phénomè-
nes est sans contredit le tremblement de terre. Il ne se
produit pas dans une saison plutôt que dans une
autre, on peut toujours l'attendre, et il ne se passe
point d'année où l'on ne ressente quelques secousses
qui causent des dégâts plus ou moins graves.
Nous les décrirons dans la partie de cet ouvrage
relative à la Guadeloupe, parce que c'est cette île qu'ils
ont le plus éprouvée. Nous nous contenterons de
signaler ici, puisque nous sommes à la Martinique,
celui de 1737 auquel on attribue la destruction de
tous les cacaoyers, qui étaient jusqu'alors une des
principales exploitations agricoles de l'île.
Quant à la pluie, la quantité moyenne qui en tombe
annuellement est de 217 centimètres au niveau de la
mer. La différence entre les années pluvieuses et les
années sèches est d'environ 33 centimètres.

32
NOS GRANDES COLONIES.
Malgré cette eau, qui est véritablement un bien-
fait de la nature, la température moyenne de la Marti-
nique, à l'ombre et à deux mètres au-dessus du niveau
de la mer, n'atteint pas moins de 26° centigrades ; elle
monte quelquefois jusqu'à 35° et son minimum est
rarement inférieur à 25°. En revanche, au sommet des
montagnes les plus élevées (le Carbet et la monta-
gne Pelée), pendant les mois de février et d'avril, elle
descend souvent jusqu'à 18°, même aux heures où le
soleil est le plus ardent.
Mais il n'est pas facile, on le comprendra, d'aller à
une altitude aussi considérable jouir de cette fraîcheur
bienfaisante. Aussi, les jours paraissent-ils horriblement
longs dans cette atmosphère surélevée. Et de fait,
ils le sont vraiment, car ils ne durent jamais moins de
onze heures en décembre où ils sont le plus courts, et
en juin ils atteignent jusqu'à douze heures et demie.
c'est donc avec bonheur que les habitants des villes
saluent l'arrivée de la nuit.
Les nuits de la Martinique sont admirables. A un
jour qui fuit sans crépuscule succède brusquement une
obscurité profonde. Bientôt l'immense voile bleu du
ciel se pique d'innombrables étoiles d'un éclat extraor-
dinaire, formant entre elles des constellations bizarres,
inconnues du vieux continent. Alors la brise se lève
fraîche et parfumée et permet d'oublier un instant les
souffrances d'un jour trop ardent. C'est l'heure où la
vie est d o u c e , où les créoles se livrent, sur les
longues galerie» ( l ) , aux joyeuses causeries et au doux
far niente.
Sur les bords de la mer et dans toute la partie éle-
(1) Balcons de bois qui entourent presque toutes les maisons.

.
Saint-Pierre
,
à
e
Bertin
a
plac
L


LA MARTINIQUE.
35
vée, le climat de la Martinique est suffisamment sain ;
mais il n'en est pas de même dans les régions infé-
rieures, où l'humidité est excessive. Des plaines et
des bas-fonds marécageux, s'élèvent dans les airs des
buées de vapeurs, et ces tristes nuages portent dans
leurs flancs les germes des dyssenteries et des fièvres
si justement redoutées. Les premiers colons donnaient
un nom horrible au brouillard compact et nauséa-
bond qui les couvre souvent vers le milieu de la nuit :
ils l'appelaient le drap mortuaire des savanes.
Nous avons dépeint l'aspect général de l'île, indiqué
sa situation géographique, décrit ses montagnes et
ses rivières, son climat et ses saisons, il ne nous reste
plus qu'à donner à nos lecteurs une idée exacte des
deux principales villes de la Martinique : Saint-Pierre
et Fort-de-France.
Fort-de-France, autrefois Fort-Royal, prend son
nom du fort qui la domine et en défend l'approche. Il
s'élève au fond d'une baie profonde qui constitue une
rade sûre et d'un accès facile.
La ville, assez jolie, est surtout remarquable par le
cachet colonial que lui donnent ses grandes rues
larges, tirées au cordeau et bordées de maisons g é -
néralement en bois et à un seul étage : précautions
indispensables contre les tremblements de terre.
Les fenêtres qui éclairent ces maisons sont dépour-
vues de vitres et ne sont closes que par des jalousies,
qui permettent d'établir des courants d'air continuels
pendant la chaleur du jour, et qui, la nuit, laissent
pénétrer la brise fraîche de la mer.
Fort-de-France est la ville administrative, c'est là
qu'est le siège du gouvernement, du tribunal et de

36
NOS GRANDES C O L O N I E S .
toutes les autorités civiles et militaires de l'île. Sa
population est d'environ 24.000 habitants.
A sept lieues à l'ouest de Fort-de-France, s'élève
la jolie ville de Saint-Pierre, dont les premières mai-
sons, qui s'étendent jusqu'à l'Océan, sont baignées par
les vagues.
Saint-Pierre se divise en trois paroisses ou quar-
tiers : le Fort, le Centre et le Mouillage.
Le Fort, situe du côté opposé à la mer, monte ra-
pidement jusqu'à une éminence appelée Tivoli ; sa po -
sition élevée e t les ombrages qui défendent ses habi-
tations contre les ardeurs du soleil, tout en les laissant
exposées à la brise de mer, en ont t'ait un endroit très
recherché de ceux que leurs affaires n'appellent pas
journellement sur les quais, où est le centre de la
ville commerciale.
Des hauteurs de Tivoli, on embrasse un coup d'œil
merveilleux ; à g a u c h e r i e s campagnes couvertes de
riches cultures, et qui s'étendent jusqu'au Prêcheur,
le morne calebasse toujours couronné de verdure, la
savane et le jardin des plantes ; à droite : la paroisse
du M o u i l l a g e et les pitons du Carbet qui ferment l'ho-
rizon du côté de la terre : à ses pieds : la rade remplie
de navires ; au loin,la mer resplendissante,sur laquelle
se détachent les voiles blanches de nombreux bateaux.
La paroisse du Mouillage s'étend le long de la mer
et de là m o n t e en amphithéâtre jusqu'au morne taillé
à pic qui domine la ville.
Les quais et les rues du bord de la mer sont o c c u -
pes par les commissionnaires, les commerçants et les
magasins où sont exposées les marchandises venant
de France.
La place Bertin, sur le port, plantée de tamarins

.
Saint-Pierre
e
d
e

botaniqu
n

Jardi
NOS G R A N D E S C O L O N I E S .
2


LA MARTINIQUE.
39
qui l'ombragent, est le lieu de réunion de tous les né-
gociants de la ville ; c'est là que se tient la Bourse.
Les rues perpendiculaires à la mer sont mon-
tueuses, raides et presque impraticables ; dans cer-
tains endroits même,elles se terminent en escaliers. Les
voies parallèles sont bordées de chaque côté de larges
dalles qui remplacent les trottoirs : des ruisseaux p r o -
fonds, où court une eau vive, entretiennent les rues
dans un état de fraîcheur et de propreté indispensables
sous ce climat brûlant. Du reste, l'eau est répandue
dans la ville en abondance, et presque toutes les mai-
sons sont pourvues de fontaines.
Aucun édifice public à signaler, à part le théâtre,
qui, sans être un monument remarquable, est moins
laid cependant qu'on ne pourrait s'y attendre ; il est,
du reste, dans une position exceptionnelle, et on y jouit
d'une vue magnifique, car le regard embrasse la ville,
le Trou-Vaillant et la savane immense qui se déploie
jusqu'au bout de l'horizon.
Les appartements sont généralement peu meublés ;
le rez-de-chaussée, que l'on nomme aussi galerie et qui
rappelle le parloir anglais, est le lieu de réunion ; on n'y
trouve guère que des canapés, meuble très apprécié
des créoles.
Dans les chambres à coucher sont de larges lits à
colonnes, disposés pour recevoir les moustiquaires.
Le jardin des plantes est admirablement situé et il
offre aux yeux étonnés de l'Européen la collection la
plus complète de toutes les plantes tropicales ; une
végétation vigoureuse produit des ombrages épais ;
d'abondantes cascades ménagées avec art répandent
autour d'elles une délicieuse fraîcheur, et des oiseaux
au plumage multicolore, inconnus sur notre continent,

40
NOS GRANDES COLONIES.
viennent égayer la verdure des feuilles aux formes
étranges des cannes à sucre, des bananiers, des p a l -
miers et de gigantesques mimosas.
Malheureusement, sous ces feuilles si belles, sous
ces fruits aux couleurs si engageantes, sous la mousse
que foulent nos pieds.se cachent des serpents, hôtes
dangereux, dont nous parlerons tout à l'heure.
Fort-de-France et Saint-Pierre sont, à proprement
parler, les seules villes de la Martinique ; le Vauclin,
le Prêcheur, le Carbet, etc., ne sont que des bourgs ou
des villages sans importance. La population totale de
l'île est d'environ 160.000 habitants.
Telle est, fidèlement décrite, cette île de la Marti-
nique, que l'on a cru devoir surnommer la reine des
Antilles françaises, titre à la fois mérité et injuste,
car la Martinique y a tous les droits, il est vrai, mais
sa sœur la Guadeloupe porte comme elle une triple
couronne de richesse, de poésie et de beauté.

.
e
cultivateurs
s
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case
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LA MARTINIQUE.
43
C H A P I T R E I I .
LA P O P U L A T I O N E T L E S MŒURS.
Petite rectification. — T y p e s originaux et variétés. — Le créole. —
Questions de couleur. — Hier et aujourd'hui. — Un bal. —
La vie. — Une singulière habitude. — Zombis et soucougnant. —
Le langage créole ; les bambous.
La population se compose des mêmes éléments, à
peu de chose près, dans toutes les Antilles françaises ;
si nous plaçons sous la rubrique Martinique un aperçu
des différents types qui la constituent, c'est que dans
cette île la question des couleurs a subsisté plus vivace
qu'ailleurs, et parfois encore y passionne les esprits.
A vrai dire, nous n'abordons point ce chapitre sans
quelque appréhension, tant nous savons chatouilleux
les épidemies de toutes couleurs de nos excellents
compatriotes ; mais notre bonne foi et notre impartia-
lité nous mettront, il faut l'espérer, à l'abri de toute
récrimination.
D'une façon générale, on distingue aux Antilles
ceux qui sont blancs et ceux qui ne le sont pas.
Les blancs se divisent en Européens et en créoles.
C'est tout à fait à tort que l'on emploie, en France,
ce dernier mot, pour désigner indifféremment tous les
habitants des îles. On peut dire, il est vrai, un nègre
créole,
pour distinguer un noir né aux Antilles, d'un
Africain, par exemple ; mais, prise seule, cette expres-
sion un créole ne s'applique avec justesse qu'à l'indi-
vidu ne aux colonies de parents appartenant à la race

44
NOS GRANDES COLONIES.
caucasienne. — Les Européens s'assimilent, très vite
aux créoles en adoptant leurs mœurs, leurs habitudes,
et même leurs idées.
Tout le reste de la population se rattache à une des
catégories que nous allons indiquer. Elles sont très
nombreuses, mais on ne rencontre en réalité, outre les
blancs, que trois types originaux : les Africains, les
Indiens et les Chinois. Quant aux habitants primitifs
de l'île, les Caraïbes, ils ont complètement disparu.
Les violences et les cruautés inséparables, paraît-il,
de toute conquête, ont détruit la vaillante race de ces
hommes au teint cuivré qui, forts et braves, actifs et
adroits, nous prêteraient un concours précieux, aujour-
d'hui que la grande culture dépérit dans nos colonies.
Ils étaient, il est vrai, polygames et antropophages ;
mais il eût été possible de les ramenera des mœurs plus
rationnelles, et la destruction est, à coup sûr, le plus
déplorable moyen de civilisation.
Les quatre races que nous avons indiquées, en se
mariant entre elles ou en se croisant, donnent les
résultats suivants :
Les blancs, entre eux, donnent les créoles.
Les Africains, entre eux, produisent ceux que, après
deux ou trois générations, on appelle nègres des
colonies.
Le croisement de la race blanche avec la race
indienne donne naissance au métis ou métif ; avec la
race noire, au mulâtre.
Celui-ci, à son tour, toujours avec le blanc, engen-
dre les quarterons ; si c'est avec le nègre qu'il se
croise, il produira le câpre.
Enfin, le nègre, en s'alliant avec les derniers descen-
dants des Caraïbes, produit le griffe.

LA M A R T I N I Q U E .
45
Ces nombreuse? variétés ne diffèrent guère entre
elles que par la nature des cheveux plus ou moins
crépus, et par la couleur de l'épiderme plus ou moins
foncé, suivant le nombre de générations qui séparent
l'individu du blanc.
Le créole est généralement bien fait, de taille
moyenne, mais de constitution peu robuste, ruinée
qu'elle est par une anémie quasi-héréditaire. Ses prin-
cipales qualités sont la générosité et la bravoure.
Avant 1 8 4 8 , chaque planteur tenait table ouverte
sur son habitation; quiconque y entrait était certain
d'y trouver l'hospitalité la plus cordiale et en même
temps la plus luxueuse : maison, chevaux, esclaves,
argent même, tout était mis immédiatement à sa dis-
position, et l'étranger, qui croyait n'être venu chez
un colon que pour quelques heures, y demeurait par-
fois plusieurs semaines.
Nous avons parlé de bravoure. Les luttes acharnées
dont il est question dans la partie historique de cette
étude témoignent suffisamment du courage des créoles.
A un autre point de vue. nous n'étonnerons personne
en disant qu'aux Antilles on a la tête chaude. Les
duels y sont fréquents et se terminent rarement par
de simples égratignures ; ils ont souvent lieu à la cara-
bine de précision, à courte distance.
En revanche, le créole a de nombreux défauts : il
est orgueilleux, vantard et frivole ; enfin l'on pourrait
appliquer presque à chaque habitant cette expression
pittoresque fréquemment usitée là-bas : « Il marche
avec un pistolet dans sa poche pour tuer celui qui a
inventé le travail » .
Quant aux femmes créoles, nous ne saurions trouver
de termes assez flatteurs pour louer leur beauté, leur
2*

46 NOS GRANDES COLONIES.
grâce et leur douceur. Les perfections les plus c o m -
munes chez elles sont la richesse de la chevelure, la
blancheur mate du teint, la finesse des mains et des
pieds, l'éclat du regard.
Les Africains sont des hommes de moyenne taille,
vigoureusement découplés et d'une force musculaire
peu commune. Par contre, ils ont les traits grossiers :
le front, bas et fuyant, est recouvert d'une forêt
de cheveux crépus ; sa seule qualité est d'avoir la
dureté de la pierre ; les yeux sont petits et bridés ;
l'os nasal extérieur n'existe presque pas, et l'on n'a-
perçoit, comme appareil olfactif, que deux énormes
trous noirs. N'en déplaise aux romanciers, qui grati-
fient généralement leurs personnages nègres de lèvres
rouges comme du corail, elles sont d'un noir violacé ;
épaisses, lippues, n'étant point cachées par la barbe,
qui fait presque absolument défaut, elles donnent à
l'Africain une bouche repoussante.
Les nègres des colonies, descendants des Africains,
sont leur reproduction affaiblie, et le type va s'adou-
cissant à chaque génération nouvelle. Aujourd'hui il
faut les diviser en deux catégories : d'une part, ceux
qui sont restés la classe inférieure : domestiques, petits
artisans, etc. ; d'autre part, ceux qui, pouvant mettre à
profit les bienfaits de l'éducation, franchissent rapide-
ment tous les degrés de l'échelle sociale, et semblent
avoir adopté pour devise le « quo non ascendant »
de Fouquet. Il ne faudrait pas conclure du portrait
peu flatteur que nous avons tracé de leurs pères que
les nègres sont inintelligents : loin de là ! leur boite
crânienne, énorme,contient un cerveau que la culture
peut rendre puissant ; et comme ils sont doués d'une
volonté particulièrement, tenace, presque tous ceux

LA MARTINIQUE.
47
qui reçoivent de l'instruction deviennent des hommes
supérieurs.
Quant aux nègres de la première catégorie, il sem-
ble que l'esprit du bien et celui du mal se livrent en
eux un combat perpétuel. Ils sont menteurs, voleurs,
vaniteux (farandoleurs), et paresseux ; la locution
« travailler comme un nègre » a certainement été
trouvée par un homme qui n'avait jamais quitté la
France. A u x heures mauvaises, il se réveille en eux
on ne sait quelle haine féroce du blanc. E n revanche,
ils constituent, comme cultivateurs, des auxiliaires
précieux, doux et remplis de bonne volonté : comme
domestiques, ceux qui se mêlent d'être bons et dévoués
sont vraiment remarquables, et il n'est pas rare de ren-
contrer encore dans les familles créoles des serviteurs
que leurs qualités ont fait élever pour ainsi dire au
rang de membres de la famille.
Le portrait moral que nous venons de tracer du
nègre des colonies, peut s'appliquer également bien
au mulâtre, son rival d'hier, son allié aujourd'hui.
Issus du blanc et du noir, les mulâtres présentent à
des degrés divers les qualités et les défauts des deux
races, en accentuant,, comme il arrive presque toujours,
de préférence les mauvais côtés. Placés, à tous les
points de vue, dans une position meilleure que celle
des nègres, ils ont moins souffert que ces derniers,
et pourtant ils ont gardé de l'ancien état de choses
des souvenirs plus vivaces, une aversion plus profonde
contre le blanc : aux jours de guerre civile, ce sont
eux, toujours, qui ont montré le plus d'acharnement
et de cruauté. Quelles sont les raisons de cette appa-
rente anomalie ? Nous en voyons deux. La première,
c'est Que, plus rapproché du blanc, le mulâtre s'est

48 NOS GRANDES COLONIES.
jugé plus tôt son égal et a entamé de très bonne heure
une lutte où il était soutenu par l'envie et la jalousie.
I n d i e n n e .
La seconde, c'est que le mulâtre, esprit plus délié
que le descendant de l'Africain, était mieux capable
de ressentir toutes les injures qui pouvaient lui être
faites, et dont sa naissance m ê m e était la première.

LA M A R T I N I Q U E .
49
Arrivons maintenant à ceux qui ne se rencontrent
dans nos colonies que comme immigrants.
Le nom d'Indien n'appartient en propre qu'aux
habitants des Indes Orientales. C'est en cherchant
un chemin direct pour parvenir à ces contrées que
Ton trouva le Nouveau-Monde, et il en résulta que les
navigateurs, croyant être arrivés au terme de leur
voyage, appliquèrent, à tort, cette dénomination aux
aborigènes de l'Amérique. Ce n'est pas de ceux-ci
qu'il est question. Nos Indiens viennent bien des Indes.
Ils sont grands, minces, élancés, avec des attaches
légères et des traits d'une finesse extrême.
Leurs cheveux plats sont longs et rudes, et d'un
noir terne. Ils sont en général doux et adroits, sou-
mis, obséquieux même. Ils forment une caste distincte
qui se mêle peu aux autres habitants et constituent
ainsi un élément à part, un noyau nouveau de popula-
tion.En revanche, ilssonttrès vicieux. Quand ilsont, ou
croient avoir un motif de haine, ils se montrent extrê-
mement rancuniers et vindicatifs, incendiant au moin-
dre
prétexte les magasins de chauffage appelés cases à
bagasse. Sur dix crimes jugés par la cour d'assises, neuf
sont commis par des Indiens. Cet assemblage bizarre
de qualités et de défauts fait qu'ils ont dans nos colo-
nies des partisans et des détracteurs acharnés.
Il ne nous reste plus à parler que des Chinois.
Les fils du Céleste-Empire sont généralement bien
pris dans leur petite taille. A v e c leur tête de forme
conique, leur figure triangulaire au teint jaune, leurs
yeux obliques, leurs sourcils droits et élevés, leur nez
écrasé, leur lèvre supérieure faisant saillie sur l'autre,
ils paraissent étranges, un peu effrayants, promenant
en silence, au milieu de nos nègres méfiants, leur
appendice capillaire vrai ou p o s t i c h e .

50
NOS G R A N D E S C O L O N I E S .
Nous ne voulons pas juger le peuple chinois d'après
les quelques convois qui sont arrivés aux colonies. Ils
étaient en effet toujours composés d'individus ramas-
M u l â t r e s s e .
ses dans les tavernes et les cloaques de leurs villes
natales. D'une façon générale, on accusait les Chinois
d'être voleurs et perfides ; mais nous devons dire aussi
qu'ils étaient industrieux, laborieux et économes.

LA M A R T I N I Q U E .
51
Quoi qu'il en soit, on a dû renoncer à l'importation
de l'élément chinois, et les Célestiaux deviennent de
plus en plus rares aux Antilles. Ceux qu'on y rencon-
tre aujourd'hui sont petits commerçants.
Poussons un peu plus avant l'étude des rapports
qu'ont entre eux les élément si divers de cette popula-
tion bigarrée. Il faut d'abord éliminer les Indiens
et les Chinois, qui demeurent à peu près indifférents
aux affaires d'un pays qui n'est pas le leur. Il reste
en présence : les blancs, les nègres et les mulâtres.
Leurs relations ne sont malheureusement pas amicales
et fraternelles comme devraient l'être celles des en-
fants d'une même patrie. Loin de la, blanes d'un coté,
nègres et mulâtres de l'autre, forment deux camps
absolument opposés, et les rapports sont parfois telle-
ment tendus qu'ils se brisent avec une violence dont
on est loin de se douter en France. Tout récemment
encore, en 1882, la ville de Saint-Pierre a été boule-
versée par des troubles qui ont gravement compromis
la sécurité publique. Deux maisons ont été détruites
de fond en comble, plusieurs personnes se sont trou-
vées en danger de mort.
L'esprit dans lequel est conçu cet ouvrage ne nous
permet pas de nous aventurer sur le terrain de la poli-
tique : nous nous contentons d'indiquer l'état des
esprits, et surtout de signaler les causes les plus vraies,
les plus sérieuses des dissentiments entre les blancs
et leurs antagonistes, qu'on groupe le plus souvent
sous l'appellation générique de gens de couleur ( 1 ) ;
(1) En réalité, on ne désigne sous ce nom aux Antilles que les
mulâtres; mais nous trouvons plus commode et plus logique de
L'appliquer, dans nos explications, aux nègres comme aux mulâtres.

52
NOS GRANDES COLONIES.
causes bien connues des habitants du pays, mais
extrêmement délicates à déduire.
Les blancs étaient autrefois les maîtres absolus du
pays et n'estimaient nègres ou mulâtres qu'à leur v a -
leur vénale, c'est-à-dire qu'ils ne les estimaient point
du tout, les considérant purement et simplement
connue des bêtes de somme susceptibles de produire
un revenu plus ou moins élevé. De fait, les esclaves,
sans état civil, sans famille, propriété absolue du maî-
tre qui les avait payés, dégradés souvent par les châ-
timents corporels et les traitements les plus vils,
n'étaient guère en état d'inspirer la considération : et
le seul sentiment qu'ils pussent éveiller dans l'âme,
même des meilleurs, était celui d'une pitié un peu
méprisante.
Les temps et les choses ont bien changé. U n des plus
beaux titres de gloire des hommes de 1848, c'est, à
coup sûr, l'émancipation des esclaves. Nous nous
sommes déjà permis de dire que ce grand acte de
l'affranchissement a été accompli avec une précipita-
tion regrettable; nous ajouterons ici, après avoir
rendu un nouvel hommage aux nobles sentiments
qui ont inspiré cette mesure, que cette précipitation
est expliquée, sinon tout à fait excusée, par les e n -
traînements de la lutte et de la victoire. Le principe
a triomphé, et les colonies n'ont pas péri, il est vrai ;
mais nous défions quiconque les a habitées et les c o n -
naît, de nier que leurs intérêts, dont la mère-patrie
est si profondément solidaire, n'aient été en un j o u r
gravement compromis, sinon tout à fait perdus.
Quoi qu'il en soit, la folie des premières heures de
liberté une fois apaisée, les plus intelligents des n è -
gres et des mulâtres envisagèrent froidement la situa-

LA MARTINIQUE.
53
tion, et, de ce j o u r , ils se proposèrent, avec la ténacité
qui leur est propre, d'atteindre deux buts essentiels :
Négresse.
l'instruction et la fortune. Nous ne les suivrons pas
dans les longues et difficiles étapes qu'ils ont eu à
franchir ; il nous suffit de constater qu'aujourd'hui
beaucoup ont obtenu le résultat tant désiré.

54
NOS GRANDES COLONIES.
Les blancs n'ont fait d'abord que rire des efforts
de leurs esclaves d'hier. Ils ont persisté dans leur
mépris, s a n s daigner s'apercevoir que le vieux monde
créole s'était écroulé, et qu'un jour prochain viendrait
où le sol de l'île, comme aussi les situations honorifi-
ques, appartiendraient à ceux qui sauraient les c o n -
quérir et les garder.
Ils se sont abandonnés, comme par le passé, aux
engourdissements d'une vie paresseuse et facile, dissi-
pant avec insouciance les restes de leurs fortunes à
peu près détruites, et un beau jour ils se sont réveillés
plus faibles que les déshérités de la veille. V o i c i donc
une première cause de discorde : chez les uns, orgueil
immodéré, inspiré par les positions conquises ; chez les
autres, colère et désespoir de les avoir laissé conquérir.
L'exercice des droits politiques est venu compliquer
la situation. Les gens de couleur, nègres et mulâtres,
sont naturellement très attachés au régime qui leur
a rendu leur dignité d ' h o m m e ; les créoles, au con-
traire, par essence et par tradition, sont conservateurs;
or, comme les premiers sont dix fois, vingt fois plus
nombreux que les seconds, la victoire leur est toujours
restée sur le champ de bataille des élections, et au-
jourd'hui les blancs ne prennent même plus la peine
de voter, se dérobant, par avance, à une lutte où
ils sont sûrs d'être vaincus.
Voilà un second motif très sérieux pour qu'il n'y
ait pas, entre blancs et gens de couleur, une sympa-
thie très vive. Quand on voit cette antipathie se trans-
former parfois en haine, haine violente, implacable, on
s'étonne, on s'inquiète, et l'on se dit qu'il doit y avoir
une autre cause à ce déplorable état des esprits; on la
cherche et on ne la trouve pas. Ceux-là seuls la connais-

LA MARTINIQUE.
55
sent, qui ont longtemqs habité et pratiqué les colonies.
A u x Antilles françaises, la question de la femme,
dont personne ne parle, est la question qui au fond
passionne le plus les esprits.
Beaucoup de n è g r e s et de mulâtres, avons-nous
dit, ont acquis la richesse et l'instruction ; ils retour-
nent aujourd'hui dans leur pays natal, après de bril-
lantes études faites en France, comme médecins,
comme avocats, comme magistrats ; quelques-uns
deviennent gouverneurs de l'île où leur grand-père
a reçu le fouet. Honneur aux travailleurs courageux,
dont le succès a récompensé les efforts !
Malheureusement il manque une chose essentielle
pour que la population des colonies soit homogène,
unie et parfaitement heureuse: c'est que les nouveaux
venus soient vraiment acceptés par la société créole.
On les estime à leur valeur, on les salue dans la rue,
on les reçoit dans quelques maisons, mais seulement
dans des maisons de fonctionnaires, et enfin — là est
la g r o s s e question — il n'y a pas dix créoles qui
consentiraient à donner leur fille en mariage à un
nègre ou à un mulâtre. De leur côté, les jolies créoles
éprouvent une horreur incroyable, qui semble instinc-
tive, pour tout ce qui est de sang mêlé, même à un
degré très faible. Or, s'unir à elles, est justement
l'ambition éternelle des nègres et des mulâtres. Ils
se présentent, mais ils sont éconduits, et les échecs
répétés leur inspirent contre les blancs une haine p r o -
fonde, dont rien ne saurait faire comprendre la violence
aux lecteurs européens.
Il y a quelques années, un gouverneur de la Mar-
tinique eut l'idée désastreuse, — et pourtantellelui avait
été inspirée par un vieux créole très expérimenté,

56
NOS G R A N D E S C O L O N I E S .
qu'aveuglait sans doute son grand désir de concilia-
tion! — de donner à Saint-Pierre un bal magnifique, où
il convia, en même temps que les blancs, les prin-
cipaux d'entre les nègres et les mulâtres. Qu'arriva-
t-il C'est qu'à peine entrés dans l'immense salle du
bal, les arrivants formèrent trois camps bien distincts,
noirs et blancs aux deux extrémité?, mulâtres entre
les deux : les jeunes filles créoles avaient eu le soin de
promettre, longtemps à l'avance, toutes leurs dansesà
leurs frères, cousins et amis : et nous renonçons à pein-
dre le sourire dédaigneux avec lequel elles annonçaient
la nouvelle aux cavaliers bronzés qui s'aventuraient
à leur adresser une invitation.
Il ne résulta d e cette fête que d e s provocations, des
duels et un redoublement d e haine.
Mais, diront les Européens, ce sont les créoles qui
ont tort ; pourquoi cet ostracisme dont ils frappent
leurs compatriotes d e sang mêlé? Eh quoi! voici un
homme de bonne éducation, instruit, médecin distin-
gué ou magistrat détalent, et. parce qu'il a sous l'é-
piderme quelques molécules colorantes de plus ou d e
moins, vous aimeriez mieux, suivant l'expression de
l'un d'entre vous, enterrer votre fille vivante que de
la lui accorder en mariage ! c'est de la folie pure.
Ce raisonnement paraît tout d'abord d'une justesse
indiscutable. Mais, pour Comprendre les sentiments
des créoles, il est bon de connaître et de peser les
considérations suivantes. Voici un h o m m e , nègre ou
mulâtre, d'une parfaite honorabilité ; très bien! il
est de plus, dites-vous, médecin detalent, ou magistrat
distingué, ou commerçant d'une probité à toute épreuve:
de mieux en mieux. Malheureusement il n'est pas
seul au monde ; il sort d'une famille nouvellement

LA MARTINIQUE. 57
constituée, où un état civil régulier, la fidélité aux
principes de la morale et de l'honneur, etc., sont d'in-
Vieille négresse.
troduction trop récente. Il traîne comme un boulet,
l'infortuné! ou un oncle qui aura été condamné pour
vol sur une habitation, ou une cousine qui court les
rues de la ville portant sur un madras crasseux un

58
NOS GRANDES COLONIES.
trait chargé de morue fraîche ou salée, ou quelque
parente moins avouable encore. Combien y a-t-il
d'habitants de L y o n , de Marseille, de Paris, qui
repousseraient avec horreur tout projet d'union dans
les conditions que nous venons de d i r e ! Personne
plus que nous ne désire la fusion des races : elle est
logique, indispensable, et elle se fera ; mais ceux qui
la veulent immédiate,instantanée, sont des utopistes ou
des ignorants. Il faut attendre qu'un demi-siècle, et
plus, ait effacé dans nos colonies jusqu'aux derniers
vestiges d'un esclavage et d'une dégradation qui
étaient la honte de l'humanité.
A part ces rivalités, la vie est tout à fait paisible
et douce à la Martinique. Les dames sortent peu,
préférant rester à l'abri d'un soleil de feu dans les
maisons rendues aussi fraîches que possible ; c'est
avec peine qu'elles se décident à dépouiller le large
peignoir créole, et à quitter la berceuse ou le hamac
aux balancements qui endorment. Les hommes ne
vont à leurs affaires, en général, que jusqu'à onze
heures du matin, et à partir de trois heures de l'après-
midi ; dans l'intervalle, ils s'abandonnent aux d o u -
ceurs de la sieste. Leur costume est des plus simples
et ne se compose que de vêtements de coutil ou de
nankin. La coiffure universellement portée, par le
gouverneur comme par le dernier nègre de l'île, est
le panama aux larges bords.
Le seul costume pittoresque est celui des négresses.
Il se compose d'une chemise brodée très fine, d'une
jupe aux bandes de couleurs voyantes, attachée très
haut, à la manière des robes premier empire, d'un ma-
dras jaune, vert et rouge, posé au sommet de la tête
de la manière la plus originale, le tout surchargé d'é-

L A M A R T I N I Q U E .
53
pingles d'or, de broches, de pendeloques de toute na-
ture, biles sont d'une propreté remarquable, et ne
prennent pas moins de trois ou quatre bains par
jour. Elles sont presque constamment armées d'une
brosse à dents qu'elles agitent vivement dans leur
bouche, préalablement remplie de tabac en poudre.
Ce sont là, en effet, deux des traits caractéristiques
du caractère nègre : l'amour de la propreté et celui
des couleurs éclatantes.
Les mœurs sont douces, et la religion catholique
est universellement pratiquée. Cela n'empêche pas
les nègres d'être extraordinairement superstitieux.
Ils ont une multitude d'amulettes ou de gris-gris :
ils croient aux mauvais sorts, — aux sorciers, volants,
soucouyans
ou soucougnans, — a u x philtres Ou quimbois,
— aux revenants, qu'ils appellent des zombis.
On s'est habitué, en France, sur la foi de romanciers
peu soucieux de l'exactitude, à croire que le nègre
des Antilles parle une sorte de langage télégraphique
dont voici un échantillon : nègre dire à blanc li vouloir
tafia. L a vérité est que le patois créole est presque
une langue, langue absolument incompréhensible à
qui n'en a pas l'habitude. Elle est faite de mots
•empruntés à presque tous les idiomes connus : anglais,
espagnol, hollandais, danois, etc. Les mots français
qui s'y rencontrent sont presque tous méconnaissables
à force d'être défigurés ; quelques-uns sont tirés du
langage particulier à telle ou telle province. Parmi
ces derniers, nous en citerons un bien joli, qui est une
sorte d'onomatopée imitative du chant des oiseaux au
matin. La pointe du j o u r , en vieux langage bas-bre-
ton, s'appelait la piperette ; les nègres en ont fait le
pipirit chantant.

60
NOS GRANDES COLONIES.
Comme preuve de ce que nous avançons, nous d o n -
nons à l'appendice une fable empruntée à un petit
chef-d'œuvre, dont l'auteur est M . E . Marbot, c o m -
missaire de la marine, qui lût ordonnateur aux c o -
lonies ( 1 ) .
(1) Les Bambous, fables de La Fontaine, travesties en patois
créole par un vieux commandeur. 1869 Fort-le-France, librairie
de Frédéric Thomas, rue Saint-Denis. (Voir à l'appendice )

LA MARTINIQUE.
61
CHAPITRE III.
Le règne animal. — Les serpents. — Renvoi à la Guadeloupe. —
Histoire du café. — Une réputation usurpée.
La mer des Antilles est riche en animaux de toutes
sortes, gros et petits. On y trouve quelques haleines
dont, malheureusement, la pêche est négligée par les
Français et est devenue le monopole presque exclusif
des Américains. On y rencontre aussi des requins, des
marsouins, et une espèce d'énorme brochet de mer. I ta
y pêche le thon, la raie, le rouget, le balaou. l'orphi,
dont la mâchoire forme à elle seule le quart de la lon-
gueur ; la bonite, la dorade, ce poisson aux formes
élégantes et aux couleurs diaprées qui changent mille
fois dès qu'on l'a retiré de l'eau. La galère, cette vessie
qui semble inanimée, y sécrète son poison violent; le
poisson volant y prend ses ébats, trop souvent inter-
rompus par la dentvorace d'un congénère peu scrupu-
leux,
ou vient quelquefois, trahi par ses forces au
milieu d'un bond mal calculé, tomber et expirer sur
le pont d'un navire mouillé dans la rade.
A la Martinique, les huîtres et les écrevisses sont
abondantes et savoureuses. Les crabes n'y manquent
pas non plus.
Signalons encore les tortues de mer, dont la chair
est un aliment délicat, la carapace une matière indus-
trielle précieuse, et les petites tortues de terre, assez
insignifiantes, qu'on nomme molokoies.
Les animaux domestiques sont les mêmes qu'en
NOS G R A N D E S C O L O N I E S . 2**

62
NOS GRANDES COLONIES.
France, et les animaux sauvages sont peu nombreux.
Ce sont le manicou, l' agouti et le rat musqué.
L e rat musqué, remarquable par la petite poche
qu'il possède et qui sécrète une liqueur fortement
imprégnée d'odeur de musc, est connu de nos lecteurs :
son espèce est du reste répandue à profusion dans
l'Amérique du Nord.
L'agouti est un rongeur, de la famille des caviens,
dont on connaît trois espèces : l'agouti simple, l'agouchi
et l'agouti huppé. Les agoutis sont de jolis animaux,
de la taille et presque de la forme de nos lapins. Ils
vivent dans les bois, mais ne se creusent pas de ter-
riers, préférant se retirer dans les troncs d'arbres
creux. Ils se nourrissent d'écorces et de fruits ; on les
considère comme un gibier précieux, car ils fournis-
sent des rôtis succulents, fort appréciés des gourmets.
Le manicou est un animal du genre sarigue, à
oreilles bicolores. Il a le museau assez semblable à
celui du sanglier, la queue raide et assez étendue, le
poil rude et l o n g , de couleur brun fauve. Les petits
séjournent, pendant cinquante jours après leur nais-
sance, dans la poche que le manicou femelle porte
comme la sarigue. C'est un ennemi dangereux pour
les oiseaux et les habitants des basses-cours.
Les rats ordinaires pullulent à la Martinique, et la
canne à sucre est leur aliment favori; aussi leur fait-
on une guerre acharnée avec des Bull-terriers. Il y
avait même autrefois une prime par queue présentée.
Les serpents en détruisent aussi de grandes quan-
tités.
Malheureusement, l'auxiliaire est pire que l'ennemi,
et nous voici amenés à parler de ce qui constitue une
véritable plaie à la Martinique.

LÀ MARTINIQUE.
63
On y rencontre une grande quantité de reptiles
venimeux de toutes les tailles et de toutes les c o u -
leurs. Les plus communs sont les trigonocéphales,
dénomination générale sous laquelle se rangent cinq
ou six espèces de serpents à la tête triangulaire, extrê-
mement dangereux, parmi lesquels se distingue sur-
tout la vipère fer de lance. Sa piqûre est mortelle, et
presque sans remède. On prétend que les nègres char-
meurs
ou panseurs s'enduisent les mains et le corps
d'un jus qu'ils tirent de la racine du citronnier mâchée ;
mais nous ne conseillerions à personne d'expérimen-
ter la vertu plus ou moins réelle de ce spécifique. Le
moyen le plus efficace que nous ayons vu employer par
les nègres consiste à sucer immédiatement la plaie ;
mais le danger n'en est pas moins très grand, car la
moindre écorchure dans la bouche de l'opérateur suf-
fit pour provoquer un empoisonnement presque fou-
droyant. Par malheur, ce n'est pas seulement dans les
campagnes que l'on est exposé aux morsures fatales.
Au mois d'août 1876, nous avons vu tuer dans une des
rues les mieux fréquentées de Saint-Pierre, où il y a
plusieurs pensionnats de jeunes filles, une femelle
pleine de vingt-cinq serpenteaux.
Nous lisons dans le Propagateur de la Martinique
du 28 octobre de la même année : « On n'a jamais
vu tant de serpents ni si gros, et si l'on ne se décide
à leur faire une guerre sérieuse, ce n'est pas seule-
ment dans les bois, dans les champs de cannes, sur
les grands chemins que ces immondes et malfaisantes
bêtes seront redoutables ; non, elles envahiront nos
villes en maîtres, et on se rangera sur leur passage,
en leur tirant le chapeau à distance, comme aux
grands seigneurs d'autrefois. »

64
NOS GRANDES COLONIES.
Viennent alors des citations de nombreux accidents,
suivis de mort. Nous aimons mieux ne rapporter ici
que l'aventure suivante, qui s'est terminée d'une
façon moins tragique:
« Il y a quelques jours, M . G r . . . . directeur par
intérim du Jardin des Fiantes, venait de faire visite
à un voisin, M . Ma avec ses deux enfants, et un
jeune homme tenant un fanal, car la nuit commençait.
Tout à c o u p , sur l'avenue, qui a deux mètres envi-
ron de largeur, il aperçut un serpent qui barraittota-
lement le passage, sans qu'il fût possible de distinguer
la tête de la queue, les extrémités étant dans les her-
bes des deux côtés. Sachant que les coups sont plus
terribles près de la tête, il frappa là où il la croyait.
Malheureusement, il avait frappé la queue ; aussitôt,
le monstre se redressa, cherchant à s'élancer sur lui.
Le jeune homme qui portait le fanal s'étant éloigné,
le pauvre père resta dans l'obscurité, poussant ses
deux filles derrière lui de la main gauche, et de la
droite s escrimant avec son bâton contre le reptile,
qui finit par disparaître, et qui est mort peut-être,
mais qui peut-être aussi est vivant, bien que le bâton
soit taché de sang. Or, la maison qu'habite M . M a . . .
est à cinquante pas du repaire du monstre, et il y a
cinq ou six petit! enfants qui jouent là, toute la
journée, e t c . . »
En résumé, la Martinique paie chaque année un
tribut de victimes à ces Minotaures. Tout le monde
n'est pas mordu, c'est évident, mais tout le monde
supporte mille vexations diverses à cause de cet en-
nemi redoutable. Il vous prive des promenades noc-
turnes, vous empêche de poser le pied dans les herbes
ou de vous asseoir dans les champs, vous oblige à tenir

.
e
Saint-Pierre
d
s
prè
Carbet,
du
Pointe
2***


LA MARTINIQUE.
67
toujours le milieu de la route, vous empoisonne le
plaisir si grand des bains de rivière, car il est bien
avéré que le serpent se cache sous les pierres pour
pêcher ; on hésite même, quand on a l'innocente fan-
taisie de cueillir une fleur ou un fruit, car le serpent
aime à se cacher sur les arbres et les arbustes, depuis
les jours primitifs du Paradis terrestre. Enfin l'on ne
peut même pas goûter en paix les douceurs du som-
meil, car la colonie abonde en récits, à faire dresser
les cheveux sur la tête, sur le danger qu'ont couru
des enfants dans leur lit, couchés sur des serpents
qui les auraient mordus au moindre mouvement, si la
tendresse maternelle n'avait trouvé le moyen, presque
miraculeux, de les enlever sans toucher à l'horrible
bête endormie. Est-ce vivre cela?
Nos lecteurs se demanderont comment les habitants
de la Martinique n'ont pas fait cesser immédiate-
ment un état de choses aussi déplorable. Si un dépar-
tement français avait le malheur d'être ainsi infesté
de monstres, on voterait immédiatement une prime
considérable par chaque tête de serpent détruit, et de
plus on y acclimaterait d'autres animaux destinés à
détruire les premiers. Quoi de plus facile que de
transporter à la Martinique quelques couples de ces
vaillants oiseaux du cap qu'on nomme indifféremment
secrétaires ou serpentaires ! Secrétaires parce qu'ils
ont un bouquet de plumes occipitales s'allongeant en
arrière de la tête et simulant assez bien la plume que
les commis aux écritures ont l'habitude de mettre
sur l'oreille droite; serpentaires, à cause de la guerre
acharnée qu'ils font aux reptiles. Démarche lente et
majestueuse, œil brillant de l'oiseau de proie, bec
recourbé servi par de puissants ressorts, corps de

68 NOS GRANDES COLONIES.
vautour monte sur de longues pattes, tel est ce ma-
gnifique échassier. Dès que le secrétaire aperçoit
un serpent, il fond sur lui et le fixe au sol de ses
griffes puissantes ; le reptile se redresse, siffle, lui
mord les pattes; mais il ne peut entamer sa peau
rugueuse, et il est bientôt haché en quelques coups de
bec. Le serpentaire est en outre un grand destruc-
teur de rongeurs, et il aurait encore droit de cité, à
ce titre, dans les champs de cannes à sucre. Pour-
quoi donc les habitants de la Martinique n'en font-ils
pas immédiatement venir une centaine ?
Nous avions promis une preuve irréfutable de la
paresse, de l'incurie des créoles, nous ne pouvons
en donner de meilleure, puisque nous les montrons
ici laissant en danger chaque jour, et par pure apa-
thie, non seulement leur propre vie, dont ils peuvent
faire bon marché, mais encore celle de leurs femmes,
de leurs enfants, sans parler de celles de malheureux
cultivateurs à leur service. C'est là une indifférence
qui ne tend à rien moins qu'à rendre inhabitable un
des plus beaux pays du monde.
Mais nous nous sommes assez étendu sur ce triste su-
jet, laissons de côté les reptiles et parlons des oiseaux.
On retrouve d'abord à la Martinique presque
tous les oiseaux de France. Ceux qui sont particuliers,
sinon à l'île même, du moins aux Antilles françaises,
sont les suivants: les gobe-mouches, qui se rap-
prochent beaucoup de l'ibis ; les hérons crabiers :
quelques flamands, mais assez rares : les frégates,
oiseaux dont les ailes atteignent jusqu'à huit pieds
d'envergure. Pendant l'hivernage, îles vols considé-
rables de pluviers viennent s'abattre dans l'île, et
deviennent aussitôt la cible des chasseurs ; ils ne

LA MARTINIQUE.
69
sont pourtant qu'un butin peu désirable, harassés et
amaigris déjà parles fatigues d'une route parfois très
longue et toujours très tourmentée. Citons encore
les colibris et les oiseaux-mouches, ces joyaux animés
de l'écrin des Antilles, si proches parents entre eux
que les mêmes compliments et les mêmes reproches
peuvent s'adresser aux uns et aux autres. Ce sont les
plus petits des oiseaux. L'émeraude, le rubis, la
topaze, a dit Buffon, brillent sur leurs habits. Ils ne
les souillent jamais de la poussière de la terre, et,
dans leur vie aérienne, on les voit à peine toucher le
gazon par instants. Ils sont toujours en l'air, et
vivent du nectar des fleurs que leur permet de p o m -
per l'organisation particulière de leur langue. Mais
leur petite taille et leur grâce brillante ne les empêchent
pas d'avoir un naturel des plus emportés ; ils se battent
entre eux avec acharnement et ne cessent de bec-
queter le chasseur qui s'en est rendu maître. Enfin,
le plus remarquable de tous est peut-être l'oiseau
moqueur, car à un plumage aussi magnifique il joint
une voix qui n'est pas sans agrément. Sa robe est
d'or, de pourpre et d'azur, et il semble poursuivre le
voyageur égaré dans les bois d'accords qu'il module
d'un ton vraiment railleur.
Viennent ensuite les insectes, qui sont innombrables
à la Martinique, et des plus incommodes. Ce sont
d'abord les abeilles, presque toutes à l'état sauvage.
Aussitôt après le coucher du soleil, les maringouius.
placés sur les pointes des hautes herbes, commencent
un concert assourdissant. Plus insupportables encore
sont leurs frères les moustiques.
Dans l'intérieur des habitations, nous trouvons les
ravets, insectes coléoptères, longs à peu près d'un

70
NOS GRANDES COLONIES.
pouce, dont l'odeur forte est encore plus désagréable
que celle de la punaise. Ils volent audacieusement de
tous côtés, pénètrent dans les armoires et les biblio-
thèques, rongent le linge et les livres, vont partout
se multipliant, infects et dégoûtants. Les variétés de
fourmis sont si nombreuses que le moindre aliment
oublié sur une table est immédiatement pris d'assaut,
et sur les habitations il faut parfois se défendre d'en-
vahissements subits qui prennent les proportions de
véritables invasions.
Nous ne saurions oublier le scorpion, la bête à mille
pieds, hideux scolopendre dont la piqûre occasionne
une brûlure cuisante, suivie d'inflammation et souvent
de fièvre. La chique, qui s'introduit sous la peau, y
dépose une grande abondance d'œufs qui éclosent
presque instantanément, et qu'on ne saurait, sans dan-
ger, négliger d'extraire aussitôt.
Terminons par un insecte plus gracieux, la luciole,
qui, dans le patois créole, répond au doux nom de la
belle
ou clindindin. Ses yeux phosphorescents projet-
tent une clarté verdâtre, d'un effet saisissant quand
elle voltige le soir dans les jardins.
La végétation de la Martinique, c o m m e d'ailleurs
celle de la Guadeloupe, est d'une richesse et d'une
vigueur étonnantes. C'est en nous occupant de cette
dernière colonie que nous étudierons le règne végétal
aux Antilles. Nous ferons seulement exception pour
le café, non point parce que la Martinique en produit
plus que sa voisine (on verra plus loin la vérité à ce
sujet, qui surprendra bien des gens), mais uniquement
parce que cette île est la première où l'on introduisit la
plante précieuse, et que c'est de là qu'elle se répandit
dans les colonies voisines.

L A M A R T I N I Q U E .
71
C'est des plateaux de l'Abyssinie qu'est originaire
la plante à laquelle nous devons cette liqueur délicieuse,
qui donne de l'énergie, stimule l'esprit et le pousse à
la gaieté, s qui manquait à Virgile, et qu'adorait
Voltaire » .
Lorsque le commandant Clédieu quitta la France
en 1727, Jussieux lui remit trois petits plants de café
pour les introduire à la Martinique. La traversée fut
pénible et longue; quelques jours avant d'atteindre le
but du v o y a g e , l'eau manqua à bord, et l'on fut obligé
de réduire à la demi-ration matelots et passagers.
Clédieu préféra souffrir de la soif que de laisser mou-
rir les plantes qui lui avaient été confiées, et il se priva
de sa ration d'eau pour les arroser. Cependant, sur
trois plants, il eut la douleur d'en voir mourir deux
pendant le v o y a g e : il ne put en sauver qu'un seul.
C'est ce petit pied de café, cultivé avec soin par lui,
qui produisit à la longue toutes les riches plantations
des Antilles. Que de richesse et de bien-être dansceseul
arbuste confié aux soins d'un homme intelligent! P o u r -
quoi faut-il qu'aujourd'hui la négligence et la paresse
des planteurs laissent dépérir cette plante précieuse
au point qu'elle ne tardera pas à disparaître complè-
tement de la Martinique?
L'auteur du mal, qu'une longue incurie a rendu
presque irrémédiable, est un simple puceron, qu'à l'ori-
gine il eût peut-être été facile de combattre victo-
rieusement. On a bien fait quelques tentatives, mais
comme on n'a pas remporté du premier coup un suc-
cès éclatant, on a tout abandonné ; et on a préféré se
livrer exclusivement à la culture de la canne à sucre,
peut-être à cause de l'espèce d'idée aristocratique qui
s'attache là-bas au titre de sucrier.

72
NOS GRANDES COLONIES.
Le café Martinique continue à jouir à Paris et dans
le monde entier d'une réputation hors ligne. Com-
bien peu de personnes pourtant peuvent se vanter
d'avoir dégusté une tasse de ce café au goût exquis,
au parfum délicieux ! Le nombre en est bien petit en
France, et dans la colonie même, seuls les gourmets
acharnés parviennent à se procurer une provision de
cette précieuse fève, qui tend à disparaître tout à t'ait.
L'immense majorité de la population boit du café
importé des colonies voisines; quant aux consomma-
teurs de la métropole, on leur sert sous le nom de café
Martinique du café de toutes les provenances, excepté
de la vraie.
Le café que l'on rencontre dans les différents mar-
chés avec l'étiquette Martinique — (nous pourrions
en dire autant du rhum) — est en réalité du café
Guadeloupe.
En Fonauce et dans Paris, tout patout, dans boutique,
Yo qua faire passé pour Café Martinique,
— (Qui pas dans moune encor). — Café Guadiloupien,
Qui sel qua validé et qui tout partout plein. »
Ce n'est pas d'aujourd'hui que la Martinique béné-
ficie de la réputation de produits qui ne sont pas les
siens: le t'ait date de l'époque déjà lointaine OÙ, de par
la volonté de la métropole, toutes les autres îles recon-
naissaient la suzeraineté de la reine des Antilles ».
Elle seule commerçait directement avec l'Europe, et
les denrées des colonies voisines, en passant par ses
ports, prenaient assez naturellement son nom, qu'on
leur a conservé par la force de la routine.

CARTE
DE L A
G U A D E L O U P E
(ANTILLES)
Imp. F. Menétrier, P a r i s .

L A G U A D E L O U P E
C H A P I T R E 1 .
e r
Découverte. —Trois étymologies pour une — Situation — Struc-
ture. — Configuration, côtes, anses, pointes, etc. — Les mou-
tagnes. — Les rivières. — Produits minéraux et sources. — Le
tremblement de terre de 1843.
Christophe Colomb a fait quatre voyages on A m é -
rique ; c'est au second, le 4 novembre 1493, qu'il d é -
couvrit la Guadeloupe. Comme cette île, heureuse-
ment pour elle, n'offrait aucun vestige de filons
aurifères, elle fut complètement négligée parles Espa-
gnols. Il serait même permis de croire qu'on oublia
pendant plus d'un siècle qu'elle avait été découverte ;
c'est seulement en 1635 que les Français devaient en
prendre possession : nous verrons au chapitre suivant
dans quelles circonstances.
Les Caraïbes, qui seuls habitaient l'île lors du p a s -
sage de Colomb, l'appelaient Karukéra. D'où le c é -
lèbre navigateur a-t-il tiré le nom île Guadeloupe ?
D'après les uns, il voulut, en le choisissant, rendre
hommage à Notre-Dame de Guadelupe, madone v é -
nérée en Espagne, et sous les auspices de laquelle il
avait commencé son v o y a g e . D'après les autres, il fut
NOS GRANDES COLONIES. 3

71
NOS GRANDES COLONIES.
seulement frappé de la ressemblance que présentaient
les montagnes de l'île avec la Sierra de Guadalupe,
dans les provinces de l'Estramadure.
Il existe une troisième explication, peu sérieuse à
vrai dire, mais que nous rapportons parce qu'elle
renferme un anachronisme assez amusant de certains
auteurs espagnols. Ils racontent que le célèbre poète
L o p e de V é g a jouissait en son temps d'une telle p o -
pularité qu'on en était arrivé à se servir de son nom
même comme de l'épithète la plus élogieuse qui se
pût trouver. On disait, par exemple, un château de
L o p e , une pierrerie de L o p e , pour désigner un palais
splendide, ou un diamant de très grande valeur. Or
les premiers navigateurs qui passèrent dans notre
île firent aux eaux douces qu'on y trouvait une telle
réputation, que les galions espagnols revenant des
Antilles eurent Tordre de s'y arrêter pour faire de
l'eau, et que , suivant la mode de l'époque , on
appela cette eau délicieuse Agua de Lope ; de là
serait dérivée par corruption l'appellation de Gua-
deloupe.
La vérité est que les eaux de la Guadeloupe sont
exquises pour la plupart, et qu'un cours d'eau y porte
encore le nom de rivière des Galions. Malheureuse-
ment
cette ingénieuse étymologie pèche par un point
capital : Lope de Véga ne vint au monde qu'en 15b'2,
et sa réputation ne s'établit qu'à la fin du seizième
siècle, c'est-à-dire plus de cent ans après que la Gua-
deloupe eût été découverte et baptisée.
La Guadeloupe se trouve située dans l'océan A -
tlantique, entre 15° 5 9 ' — 1 6 ° 3 1 ' latitude nord, et
63° 32' — 04° 9' longitude ouest du méridien de Pa-
ris. Sa circonférence est de 444 kilomètres, sa super-

75
ficio de 160.262 hectares. L'île est divisée en deux par-
ties inégales par un canal long de neuf kilomètres et
demi, large de 30 à 120 mètres, qu'on appelle la Ri-
vière salée.
Comme ce bras de mer est très sinueux et
ne présente jamais plus de 5 mètres de profondeur, il
n'est accessible qu'aux bâtiments de petit tonnage
employés à la navigation intérieure. La portion de
terre placée à l'ouest de la Rivière salée est la Gua-
deloupe
proprement dite ; celle de l'est s'appelle la
Grande-Terre. Nous appliquerons désormais chacune
de ces appellations à la partie qui lui est propre.
La Guadeloupe mesure 180 kilomètres de tour, 46
de long, et 27 de large. Le sol, d'origine volcanique,
est tourmenté et montagneux ; c'est là que se trouve
notamment le volcan de la Soufrière.
La Grande-Terre, de forme triangulaire, a 65.631
hectares de superficie. A u contraire de la Guadeloupe,
c'est une terre plate, d'origine calcaire et de formation
récente ; on y remarque au nord les Hauteurs de
l'Anse-Bertrand, plateau de 95 mètres d'altitude ;
au sud les Grands-Fonds de Sainte-Anne, petite
chaîne de mornes taillés à pic, haute de 115 mètres
en moyenne.
L'extrémité de la Grande-Terre se nomme Pointe-
des-Châteaux ; c'est une langue de terre couverte de
falaises. D e ce point au port de la Pointe-à-Pitre, la
côte méridionale est généralement basse. D e la Pointe-
Parry, la côte, profondément découpée, suit une direc-
tion sud, d'abord, jusqu'à la pointe de Capesterre,
puis oblique au sud-ouest jusqu'à la pointe du Vieux-
Fort qui forme l'extrémité méridionale de la Guade-
loupe. Elle se termine au nord par la pointe Allègre ;
de ce point, elle s'infléchit au sud-est jusqu'à la

76
NOS GRANDES COLONIES.
Rivière salée, présentant des terres basses, couvertes
de palétuviers ; puis le rivage remonte au nord pour
aller former la pointe de la Grande-Vigie, extrême
nord de la Grande-Terre. U n e ligne de côtes basses,
décrivant une grande courbe du nord au sud-est, va
rejoindre la Pointe-des-Châteaux.
Citons,parmilesansesetlesbaies remarquables,l'Anse-
à-Pistolet et la pointe des Gros-Caps, entre lesquels s e
trouvent les rochers du Piton, de la Porte-d'Enfer (1)
et du Souffleur, dont les grottes vomissentà près de dix
mètres la houle qui s'y engouffre ; l'anse à la Parque,
la pointe et l'anse des Corps, l'anse Sainte-Marguerite,
le Moule, le seul véritable port de la côte du Vent ; le
rocher très caractérisé de la Couronne, de nouvelles
Portes-d'Enfer, un second Souffleur ; la pointe Mal-
herbe, Panse à l ' E a u , la baie Sainte-Marie, l'îlet à
Gourde (10 n i . ) , enfin, les roches magnétiques de la
Pointe-des-Châteaux, semblables à de vieilles fortifica-
tions, cap oriental de la Grande-Terre.
Les principales montagnes de la Guadeloupe, qui
forment une chaîne présentant à peu près la forme
d'un Y , sont les suivantes. D'abord le massif de Sans-
Toucher, 1.480 mètres, composé de quatre sommets :
le Grand et le Petit-Sans-Toucher, le Piton du Mous-
tique, et le Morne Gourbeyre ou Matélyane. Puis c'est
la Soufrière, volcan encore en activité, plus élevé de
4 m. que le massif précédent. Viennent ensuite le
piton de Sainte-Rose, 3 5 8 m , et la montagne du Trou-
au-Chien, 4 4 0 m . , qui se détachent symétriquement
de la chaîne centrale ; la Grosse-Montagne, volcan
(1) Cette porte formant voûte a été atteinte par le tremble-
ment de terre en 1843 ; la voûte s'est effondrée, il ne reste plus
que les deux rochers qui la soutenaient.

L A G U A D E L O U P E .
77
éteint, 720 m. ; le piton Baille-Argent, 610 m. ; les
Mamelles, les Sauts de Bouillantes, la Madeleine, etc.
Presque tous ces pics sont des volcans éteints.
De ces montagnes descendent soixante-dix rivières
ou cours d'eau. Elles sont très poissonneuses, mais
deux seulement sont navigables : la Lézarde et la Goyave.
Les plus importantes d'entre elles sont : le Coin ; la
rivière de Capesterre qui, à sa sortie de la Soufrière,
forme une magnifique cascade de 600 mètres : la
rivière des Bananiers ; la rivière des Galions ; la
rivière des Herbes ; la rivière du Bon-Goût, qui débou-
che dans la Rivière salée ; enfin la Grande-Rivière,
qui reçoit plusieurs affluents, est redoutable par ses
crues irrégulières, et gagne chaque année une d o u -
zaine de mètres sur la mer par ses dépôts d'alluvions.
On rencontre à la Guadeloupe plusieurs sources
minérales ; nous citerons les suivantes : les sources
du Matouba, de Sophaia, de Saint-Charles, le Bain du
Curé, la Fontaine Bouillante à la lame, etc....
Le sous-sol de la Guadeloupe contient le fer sul-
furé, le manganèse, le basalte, l'ocre, la silice, l'argile
que l'on emploie pour la poterie, la fabrication des
tuiles et des briques, — l a lave, que l'on utilise pour
le pavage des rues, — et le soufre, que l'on ne se donne
pas la peine de recueillir, parce que la Soufrière en
produit trop peu.
Parmi les phénomènes qui jettent si souvent la
perturbation dans nos colonies des Antilles, il en est
un dont nous avons réservé l'étude pour la Guadeloupe,
et dont le nom seul est redoutable.
Le tremblement de terre est un cataclysme dont
nous ne rechercherons pas ici les causes, sur la nature
desquelles la science n'est pas absolument fixée, mais

78
NOS GRANDES COLONIES.
qu'il est assez facile de décrire. Il consiste en mouve-
ments convulsifs du sol. Ces mouvements se produisent
soit dans un sens horizontal, et la terre a. dans ce cas,
des ondulations semblables à celles de la mer ; soit
dans un sens vertical, quand une partie du sol se
soulève, tandis que l'autre s'enfonce : soit enfin dans
un sens circulaire, lorsque maisons, arbres, rochers,
montagnes, etc., se mettent à tournoyer comme autour
d'un invisible pivot. Rien n'annonce à l'avance la
catastrophe qui se prépare. Sans doute le baromètre
tombe tout à coup très bas, sans doute quelques ani-
maux donnent des signes manifestes de terreur, sans
doute enfin on entend un bruit mystérieux semblable
au grondement d'un tonnerre souterrain ; mais au
moment même où l'on constate ces accidents, le bou-
leversement de la nature a déjà commencé.
U n tremblement de terre qui aura toujours une
triste célébrité dans les annales de la colonie, est celui
qui se produisit le 8 février 1 8 4 3 . date à jamais
néfaste !
Voici quelques extraits du rapport officiel adressé
le jour même par le gouverneur :
« Basse-Terre, le 8 février 1843, 3 heures du soir.
« U n tremblement de terre dont la durée a été de
soixante-dix secondes vient de jeter la Guadeloupe dans
une consternation profonde. Cet événement a eu lieu
ce matin, à 10 heures 112 environ A u moment où
j e vous écris, j'apprends que la Pointe-à-Pitre n existe
plus. J e monte à cheval, je vais me transporter sur le
lieu du désastre. »

LA GUADELOUPE.
79
« Du 9, à 3 heures, à la Pointe-à-Pitre.
« La Pointe-à-Pitre est détraite de fond en comble.
Ce qui a été épargné par le tremblement de terre a
été dévoré par l'incendie qui a éclaté peu de moments
après celui où les maisons se sont écroulées.
« Je vous écris sur les ruines de cette malheureuse
cité, en présence d'une population sans pain et sans
asile, au milieu des blessés, dont le nombre est consi-
dérable (on dit 15 à 1.800 !) et des morts (encore
sous les décombres), qu'on porte à plusieurs milliers.
L'incendie dure toujours.
« Tous les quartiers de la colonie ont souffert comme
les dépendances. La ville du Moule détruite... Les
bourgs de Saint-François, Sainte-Anne, Port-Louis,
Anse-Bertrand, Sainte-Rose, ont été renversés
« Signé : GOURBEYRE. »
Dans ce cataclysme, la terre avait le mouvement
horizontal dont nous parlions plus haut ; elle allait par
ondulations, do l'est à l'ouest, vers la mer. On assure
également que la terre s'entr'onvrit en plusieurs en-
droits, laissant voir d'horribles abîmes d'où s'échap-
paient des flammes bleuâtres, mais qui se refermè-
rent presque aussitôt. La Soufrière perdit, dans ce
bouleversement, le plus élevé de ses pitons, qui dé-
liassait les autres de 29 mètres, et dont on ne retrouve
plus que quelques débris.
Il fut impossible de combattre l'incendie, dont les
nombreux barils de rhum consignés dans les magasins
augmentaient encore l'intensité, parce que les pompes
avaient été détruites ou perdues sous la chute des

80
NOS GRANDES COLONIES.
maisons qui les contenaient. L e nombre des morts,
brûlés ou écrasés sous les décombres, fut de plusieurs
milliers; celui des blessés fut presque aussi considé-
rable. On les jetait pêle-mêle sur des matelas, et les
chirurgiens ne pouvaient suffire aux amputations
multiples qu'il y avait à pratiquer: leurs instrumenta
émoussés, ils durent se servir d'égohines. Los détails
horribles se pressent sous notre plume, mais il est
impossible de les reproduire tous. On entendait de
toutes parts les appels désespérés des agonisants
sous les décombres : le père de l'un des auteurs de ce
livre demeura près d'une demi-journée suspendu par
une j a m b e prise entre deux pierres; on trouva 23 jeunes
filles écrasées côte à cote sous les ruines de leur pension-
nat; une autre, la tille d'un médecin très populaire,
M Amélie L . , était devenue subitement folle et par-
l l e
courait les ruines en criant : « Comment peut-on
avoir peur d'un tremblement de terre? est-ce que je ne
suis pas dans la maison de ma m è r e ? »
Le malheur public fut encore augmenté par un
nouveau fléau dont les conséquences possibles étaient
fort redoutables : sous l'action d'un soleil de feu, les
corps entassés de toutes parts entrèrent rapidement en
décomposition et répandirent dans l'atmosphère une
odeur pestilentielle; il fallut verser de la chaux vive
aux endroits où les plus gros essaims de mouches si-
gnalaient la présence d'un plus grand nombre de
cadavres.
On trouva, en déblayant les décombres, une grande
quantité de picces d'or et d'argent, les unes intactes,
les autres transformées en lingots. Il se rencontra des
pillards qui, mettait à profit cet horrible désastre, e m -
plirent leurs pochée de doublons, Ils furent arrêtés, et

LA G U A D E L O U P E .
81
nous sommes heureux d'avoir à constater que c'étaient,
pour la plupart, des matelots étrangers.

A part ces malfaiteurs, tous les hommes restés
valides, depuis le gouverneur jusqu'au dernier marin,
firent preuve d'un admirable dévouement.
Le gouvernement français a c c o r d a à la c o l o n i e un
crédit de 2.500.000 francs, et des souscriptions s'ou-
vrirent de tous les côtés, même c h e z les nations étran-
gères, pour venir en aide aux
v i c t i m e s d e la terrible
c a t a s t r o p h e . Grâce à c e s s e c o u r s e f f i c a c e s , la ville d e
la Pointe-à-Pitre sortit bientôt de ses décombres plus
jeune et plus belle q u ' a u p a r a v a n t .
3*

82
NOS GRANDES COLONIES.
C H A P I T R E I I .
La Basse-Terre. — La Pointe-à-Titre. — Les Ilots. — Une as-
cension à la Soufrière.
Les principales villes de la Guadeloupe, les seules
peut-on dire, sont la Basse-Terre et la Pointe-à-Pitre.
La Basse-Terre est située à l'extrémité occidentale
de l'île. C'est son chef-lieu,le siège du gouvernement,
la ville des fonctionnaires. La Basse-Terre a été très
éprouvée, elle fut saccagée et presque entièrement
détruite par les Anglais en 1 6 6 6 , 1 6 9 1 , 1703 et 1759,
— consumée en partie par l'incendie du 15 août 1782,
— désolée par la guerre civile en 1794, 1802 et 1808,
— enfin aux trois quarts renversée par les coups de
vent de 1 8 2 1 , 1 8 2 5 et 1 8 6 5 . C'est aujourd'hui une ville
assez laide et fort triste ; dans bien dos rues, l'herbe
croît en toute liberté. Signalons cependant le Cours
Nolivos,
auquel le voisinage du port donne une cer-
taine
gaieté, et le Champ d'Arbaud, planté d'arbres
magnifiques et bordé des principaux établissements
publics de la colonie. On peut encore citer deux
églises : Notre-Dame de la Guadeloupe et Notre-Dame
du Mont-Carmel. Somme toute,la Basse-Terre ne doit
son animation factice qu'à la présence des fonction-
naires, et deviendrait un véritable cimetière si le siège
du gouvernement venait à être transféré à la Pointe-
à-Pitre, c o m m e il en a été plusieurs fois question.
Nous ne donnons ici aucun détail sur l'administration,
puisqu'il en sera traité dans un chapitre spécial.

LA GUADELOUPE.
83
La ville est arrosée par la rivière aux Herbes, déjà
citée, et par les trois ravines à l'Espérance, à Billaud
et à Saint-Ignace. Les habitants n'ont aucun respect
pour les eaux de ces malheureuses ravines, qui char-
rient des débris bien singuliers.
La rade de la Basse-Terre est ouverte à tous les
vents, et fréquemment bouleversée par les raz de
marée pendant l'hivernage.
La Pointe-à-Pitre est située sur la pointe nord-
ouest du Morne-Louis. Cette position la fit appeler le
Morne-Renfermé
jusqu
'en 1772 environ; mais, à partir
de cette époque, la désignation actuelle prévalut, du
nom du pécheur hollandais Peters qui avait été un
des premiers à bâtir là sa cabane.
Cette ville» a été encore plus éprouvée que la Basse-
Terre. L'énumération des ouragans, des coups de vent,
des raz de marée qui l'ont bouleversée, serait trop lon-
gue ; elle fut détruite de fond en comble par un in-
cendie en 1780, et en 1843 par un tremblement de
terre que nous avons longuement décrit (1) ; près de
80 maisons furent dévorées par un autre incendie en
1850, et celui du 18 juillet 1871 n'a laissé debout
que deux faubourgs.
La Pointe-à-Pitre est sortie chaque fois de ses
ruines avec de nouveaux avantages. Elle forme le cen-
tre d'un mouvement commercial assez actif. Sa rade
est une des plus belles du golfe du Mexique, où elle
n'a guère de rivales que celles de la Havane et de
Fort-de-France ; et encore ces dernières ne doivent-
elles la sécurité dont y jouissent les bâtiments qu'à
des travaux exécutés de main d'homme. Elle reçoit
(1) Voir le chapitre précédent, page 78.

84
NOS GRANDES C O L O N I E S .
actuellement chaque année une centaine de navires
de 500 tonneaux au minimum et un nombre infini de
caboteurs ; mais nous espérons qu'elle ne tardera pas
à prendre une importance beaucoup plus considérable
aussitôt après le percement de l'istme de Panama.
La l'ointe, comme on dit aux Antilles, est une ville
assez coquette, dont les rues, bien percées, sont bordées
de maisons de bois à deux étages, quelques-unes fort
belles. Citons parmi les principaux édifices les caser-
nes, l'hôpital de la Marine, l'hospice Saint-Jules sur
la route d e s A b y m e s , et le musée l'Herminier. N o u s
ne pouvons passer sous silence la Place de la Vie
foire : c'est un Carré parfait, qui a un de ses côtés
formé par la mer, et les trois autres par des allées de
sabliers séculaires ; au milieu s'étend la Savane, sur
laquelle s'élevait le théâtre, avec une jolie salle d'ordre
corinthien-; ce monument a brûlé isolément en 1883.
Il faut mentionner encore, non comme édifices, mais
comme lieux de réunion ayant bien leur côté pittores-
que, le marché et la poissonnerie. c'est là que les cui-
sinières se rendent à la provision ; le moindre détail
sert de prétexte à d e s batailles ou à des disputes h o -
mériques.
Une des incommodités dé la Pointe, c'est le voisi-
nage du canal Vatable, canal qui ne sert absolument
à rien et qui est un véritable foyer d'infection. Il a
été décidé en principe qu'on le comblerait, mais la
dépense est évaluée à un million, et les moyens b u d g é -
taires de la colonie n'ont pas permis jusqu'ici de c o m -
mencer les travaux.
On peut citer encore comme troisième ville de la
Guadeloupe, le Moule, seul port qu'on rencontre
sur la côte orientale de la Grande-Terre. La ville a

.
1871
e

e
îl

s
l'incendi

aprè
e

Pointe-à-Pitr
La



LA GUADELOUPE.
87
11.000 habitants ; on y remarque quelques établisse-
ments de commerce et plusieurs usines centrales.
Les principaux bourgs sont : Saint-François ,
Sainte-Anne, Gozier, le Canal, le Port-Louis, l ' A n s e -
Bertrand, Grippon
ou Bardeaux-Bovry, Morne-à-
l'Eau, etc., à la Grande-Terre; le Petit-Bourg, la Bàie-
Mahault,
le Lamentin, Sainte-Pose, la Capesterre, la
Pointe-Noire, les Trois-Rivières, Baillif, Bouillante,
Dolé,
les Habitants, le Vieux-Fort, e t c . , à la G u a d e -
loupe proprement dite.
Les créoles, et principalement les femmes, quittent
aussi souvent que faire se peut les villes, où la tempé-
rature est élevée, comme nous l'avons v u , pour aller
en changement d'air. Les déplacements se font un
peu partout, sur les hauteurs ; mais les endroits les
plus fréquentés sont d'une part les îlets, et d'autre
part les différentes sources que nous avons signalées en
énumérant les richesses minérales de la Guadeloupe.
En outre, on va rarement au Camp-Jacob et au M a -
touba sans faire par la même occasion une excursion
à la Soufrière.
Le genre de la villégiature aux îlets varie suivant
le nombre et l'humeur des familles qui s'y rencontrent.
Parfois l'existence y est calme et paisible comme la
mer endormie qui chante aux rochers de la côte sa
plainte monotone ; parfois, au contraire, comme cette
mer encore quand un vent de tempête bouleverse ses
flots bleus, la vie y est agitée, tumultueuse. Les nuits
s'y passent en j e u x de toutes sortes, en danses intermi-
nables, en pêches aux flambeaux ; les jours se suivent
et se ressemblent par la quantité des plaisirs que cha-
cun d'eux apporte.
P o u r se rendre de la Pointe-à-Pitre à la Basse-

88
N O S GRANDES COLONIES.
Terre, trois moyens de transport sont offerts aux
excursionnistes: la diligence, les bateaux à vapeur de
la compagnie Debonne, et les caboteurs. Cette d e r -
nière voie» est des moins sûres. C'est une légendaire
histoire, à la Pointe, que celle d'un certain nombre
de daines de la ville qui, devant aller au bal à la
Basse-Terre, prirent passage à bord de /'Actif, capi-
taine X . . . Le malheureux bâtiment justifia bien mal
son nom, car, pris par des courants contraires, chassé
par le vent, il lut obligé détenir un mois la mer, et
finalement de relâcher à Saint-Thomas.
Quand on se rend à la Soufrière, on commence par
gravir le Crève-Cœur, le bien nommé. Au-dessus s'é-
tend le plateau du Matouba, lieu unique dans le
monde, avec ses cinq tentes de verdure superposées
l'une à l'autre : au-dessus du caféier, le bananier jette1
comme une mante sa feuille de satin vert : l'oranger,
plus haut, balance ses pommes d'or ; plus haut
encore, les élégantes colonnettes du bambou dressent
leurs feuilles étroites, longues et droites comme un fais-
ceau d'épées ; enfin, au-dessus de tout ce peuple
murmurant, le palmiste, ce géant grêle, agite sa fré-
missante chevelure.
A droite» et à gauche de la route qui mène à la
rivière Rouge, des habitations charmantes s'offrent de
1
toutes parts, au milieu de jardins coquets et d'arcades
de verdure.
Partout on respire une odeur fraîche et capiteuse.
« L e s mille encensoirs des roses, dit M . Rosemond
de Beauvallon ( 1 ) , unissent leur griserie troublante,
(1) George Audran. Pointe-à-Pitre, 1883. Imprimerie du Cour-
ier de la Guadeloupe.

LA GUADLLOPE,.
89
corrigée par les suaves émanations des plantes vertes,
par les délicates douceurs des bégonias, des gloxinias,
des kalmias, cette pluie d'étincelles blanches et roses
brillant dans un feuillage sombre et délicat comme la
plume. »
Du point qui unit les deux Matouba, celui de la
montagne et celui du plateau, on admire « les eaux
fraîches, limpides et abondantes de la rivière Ronge
la reine des rivières de la Guadeloupe. De ce point on
les voit tomber en cascades sonores, s'étendre en
bassins transparents, et aller, dans leur course vaga-
bonde, se séparant, se réunissant, se séparant encore,
pour former de riants îlots semblables à des corbeilles
de verdure nageant sur les ondes » .
Mais qui dira la sensation éprouvée lorsqu'on se plonge
dans ces eaux qui, sortant de la montagne, sont pures
et glacées ? U n seul mot peut la rendre : c'est un
« supplice délicieux ! »
Une partie à la Soufrière n'est pas chose facile à
préparer, quoique bien des gens y montent au débotté
et sans aucune précaution ; mais ils peuvent dire au
retour ce qu'ils ont eu à souffrir et combien peu ils ont
profité de leur excursion.
Lorsqu'il y a des dames surtout, il faut avoir le
soin de s'adresser à quelques personnes ayant l'habi-
tude de ces parties. Alors, si les fatigues sont les mêmes,
les dispositions prises évitent les écoles et rendent moins
pénibles les voyages et les haltes.
La première chose est de faire construire un bon
ajoupa aux Bains jaunes. Ensuite il faut constituer
d'abondantes provisions en liquides aussi bien qu'en
solides, et ne pas négliger les éléments du coucher,
c'est-à-dire des laines et des molletons en suffisante

90
N O S GRANDES COLONIES.
quantité. Chaque voyageur doit se munir de deux
vêtements, également chauds : l'un léger pour l'ascen-
sion, l'autre plus lourd pour le coucher. Mais l'essen-
tiel est d'être irréprochablement chaussé.
On doit choisir comme porteurs des hommes v i g o u -
reux, sobres, et se bien garder de mener avec soi
des novices ou des ivrognes.
De l'entrée des bois aux Bains jaunes, le chemin est
plein de crevasses et de troncs d'arbres tombés en tra-
vers. On chevauche au hasard par une voie à peine
tracée, qui, à tous les désagréments des sentiers de
montagnes, joint celui encore plus grand de ne pas
courir en ligne droite
On gravit d'abord le morne Goyavier, qui sem-
ble ne plus finir, puis on attaque la Savane à mulets,
ainsi nommée parce que aucun animal de cette espèce
n'y a jamais brouté.
Cette partie de la route est si dépourvue de ver-
dure et d'originalité que l'œil se fatigue vite à suivre
un développement plat et uniforme ; mais le pied ren-
contre à chaque instant des flaques d'eau boueuse où
il s'enfonce et des racines contre lesquelles il se heurte.
L'air fétide de ces eaux croupissantes remplace la
bonne odeur des bois, et aux chansons variées des
oiseaux succèdent les cris monotones et incessants de
la gent amphibie.
Après la Porte-d'Enfer on passe entre le volcan
du Sud et le volcan Napoléon, dont on entend les
sourds grondements, semblables au bruit d'un ton-
nerre lontain.
La Soufrière, avec sa plaie-forme vaste .et inégale
surmontée de deux petites éminences, est au milieu
de l'île, tirant un peu vers le midi. Son pied foule

LA GUADELOUPE.
91
le sommet des autres montagnes. L e terrain, b o u -
leversé en tous sens, est un composé de terre brûlée
et de pierres calcinées ; il fume dans bien des
endroits, et surtout dans ceux où il y a des fentes.
Le plateau est partagé en deux par une énorme c r e -
vasse appelée la Grande-Pente ; ses deux bords sont
reliés ensemble, en certains endroits, par des communi-
cations que la nature a établies et qui portent des
noms différents ; ce sont le Pont naturel, le Pont chi-
nois
et le Pont du Diable. Des hauteurs de cet Ararat,
on contemple le paysage le plus varié, le plus riche
et le plus étendu. On a sous les pieds, d'un côté, la
rade et la baie de la Basse-Terre, puis la ville elle-
même se groupant en amphithéâtre autour de sa
jeune cathédrale ; de l'autre, le magnifique port de la
Pointe-à-Pitre, et, comme une toile d'araignée, les
mâts et les vergues de ses navires, dont les corps s e m -
blent des insectes noirs qui y seraient enlacés.
Aucun détail n'échappe à l'œil : voilà les îlets avec
leurs cocotiers, et la Rivière salée avec ses sinuosités.
La vue embrasse par-dessus la cime des monts une
vaste plaine de verdure où partout le palmier balance
sa tête royale au-dessus des cultures qui succèdent
à d'autres cultures.
Comme une carte de géographie, s'étalent aux re-
gards les fertiles champs de cannes de la Grande-
Terre, du Lamentin, de Sainte-Rose, de la Capesterre,
enfin de la colonie entière. On découvre comme un
chapelet égrené sur ses flots étincelants les Saintes,
la Désirade, Marie-Galante, la Dominique, la Mar-
tinique, Mont-Serrah, Antigoa, Nièvres et Saint-
Christophe.

92
NOS GRANDES COLONIES.
C H A P I T R E I I I .
Le règne végétal. — Habitations vivrières ; le manioc. — Le
paradis des gourmands.— Les forêts vierges. — Le mancenillier ;
Millevoye et l'Africaine. — Grandes habitations. — Hier et
aujourd'hui. — Le sucre. — Le rhum. — Autres produits. —Triste
constatation. — Les travailleurs; l'immigration.
Ce que nous allons dire d u règne végétal de la
Guadeloupe s'applique également à celui de la Mar-
tinique. Si nous avons place de préférence cette étude
sous la rubrique Guadeloupe, c'est uniquement pour
réparer, autant qu'il dépendra d e nous, l'injustice c o m -
merciale dont cette île a toujours été victime et que
nous avons signalée précédemment. Nous ne man-
querons pas, d'ailleurs, de faire au passage les quelques
remarques qui peuvent être spéciales à la Martinique.
Pour bien étudier les productions multiples de
notre île, il faut les diviser en deux catégories : pro-
ductions de petite culture et productions de grande
culture.

Ce qui correspond à la banlieue maraîchère de
Paris porte aux Antilles le nom d'habitations vivrières.
A la Guadeloupe, elles se trouvent situées principa-
lement sur la route des A b y m e s , pour la Pointe-à-
Pitre : aux environs de la Basse-Terre, plus n o m -
breuses parce que l'eau est plus abondante près du
chef-lieu, elles sont disséminées un peu partout, mais
se rencontrent de préférence sur la route du C a m p -
Jacob,

LA GUADELOUPE.
93
Elles sont cultivées soit pur des nègres, petits
propriétaires, soit par des ouvriers européens qui
ont fini par acquérir un lopin de terre, et qu'en pa-
tois du pays on appelle blancs paubans. Ils recueillent
là toutes les racines si nombreuses du pays : des pa-
tates, espèce de pomme de terre douce, — d e s ignames,
— des malangas ou choux caraïbes, — des couscous,
— des madères, etc., farineux de la même famille,
mais non sucrés ; de nombreuses variétés de pois ;
presque tous les légumes connus en France, des ba-
nanes,
etc. Ces légumes sont portés chaque matin à
la ville par des nègres ou des négresses, qui placent
leur chargement, suivant son importance ou la dis-
tance à parcourir, soit sur un bourriquet bâté, soit
dans une boîte plate découverte, nommée trait, mot
qu'ils prononcent tré. Ce trait est simplement posé:
en équilibre sur un linge quelconque roulé en c o u -
ronne sur la tête du porteur ; nègres et négresses
sont d'une adresse extrême à ce genre d'exercice :
ils arrivent à porter ainsi, sans aucun accident,
même une bouteille remplie d'eau.
Deux plantes appartenant à la petite culture m é -
ritent une mention spéciale. C'est d'abord le tabac,
qui malheureusement a été tout à fait négligé ; l'île
;
n'en produit même pas assez pour la eonsommatiem
locale. C'est ensuite et surtout le manioc.
De nombreuses erreurs ont été commises par presque
tous les auteurs qui ont décrit la préparation du manioc ;
voici exactement comment se pratique cette opération :
On recueille la racine, on l'épluche, on la râpe, et
le produit ainsi obtenu est placé dans des sacs en feuille
de latanier. Ces sacs sont d'abord mis à la presse, et
l'on recueille, dans de grandes bailles, l'eau qui en

94
NOS GRANDES COLONIES.
découle. Cette eau est un poison des plus violents ;
mais nous verrons tout à l'heure pourquoi on n'a
Plant de Manioc.
garde de la laisser perdre. On répand ensuite la pulpe
pressée sur une plaque de tôle recouvrant un four

LA GUADELOUPE.
95
chauffé à petit feu, on la remue constamment avec
des râteaux de bois, et lorsqu'elle est parfaitement
sèche, elle constitue ce qu'on appelle la farine de m a -
nioc. Les habitants des colonies en consomment une
grande quantité, car ils la mélangent à presque
tous leurs aliments ; quant aux nègres, c'est cette
farine qui constitue leur véritable pain.
Qu'est-ce maintenant que la cassave, que l'on c o n -
fond souvent avec le produit précédent ? C'est une
friandise, composée de la pulpe avant sa cuisson et du
résidu déposé par l'eau que nous avons vu recueillir
tout à l'heure.
Ce résidu prend le nom de moussache. Pur, il est
employé comme amidon dans le pays ; préparé, il d e -
vient le tapioca.
Toutes les opérations que nous venons de décrire
exigent un personnel assez nombreux, parce qu'elles
demandent à être faites sans interruption et qu'elles
ne se pratiquent que la nuit, pour les deux raisons
suivantes : d'abord grager (râper) serait trop fatigant
pendant la grande chaleur du jour, et ensuite cela
détournerait les travailleurs d'occupations plus i m -
portantes. Aussi est-il d'un usage constant que les
nègres des habitations voisines se réunissent, vers
huit heures du soir, sur celle où l'on va travailler le
manioc. C'est une véritable fête, car ceux qui viennent
d'être relayés se reposent de leurs fatigues en chan-
tant, en buvant du tafia et en dansant des bamboulas.
A notre avis, la culture du manioc devrait être
encouragée aux Antilles ; la Guyane et le Brésil ont
jusqu'ici le monopole de l'exportation du tapioca.
Les arbres fruitiers se rencontrent en nombre i n -
fini à la Guadeloupe et sont répandus dans toutes les

96
NOS GRANDES COLONIES.
parties de l'île. Les principaux sont les suivants : le
Arbre, à pain.
bananier, qui comporte des variétés infinies: bananes
proprement dites, qu'on mange le plus souvent cuites,

L A GUADELOUPE.
97
et figues-bananes, qui se mangent crues (figue-pomme,
figue sucrée, figue-nain, etc.) ; — l'arbre à pain, i m -
porte de Taïti ; — le cocotier, dont on ne connaît en
France que l'amande sèche, mais dont la noix, cueillie
un peu avant sa complète maturité, contient une eau
et une crème délicieuses (cocos à la cuiller) ; — le
manguier, sur lequel nous reviendrons plus bas ; —
l'oranger et le citronnier, dont on compte de très
nombreuses espèces ; — l'abricotier, dont le fruit, gros
comme une tête d'enfant, a la propriété bizarre de
donner la lièvre quand on en inange une certaine
quantité ; — le sapotiller, à la forme pyramidale et
au fruit justement renommé ; — l'acajou, qui porte
deux fruits superposés : une pomme tantôt jaune,
tantôt rouge, surmontée d'une noix à tonne bizarre,
qui, fraîche ou grillée, constitue un manger délicat;
— le tamarinier, au feuillage curieusement découpé,
dont le fruit, généralement très acide, sert surtout à
préparer des confitures ou des boissons ; — la pomme
rose-, la chair de son fruit a la couleur et le parfum de
la rose ; — le pommier de Cythère, ainsi nommé sans
doute parce que son fruit est délicieux mais défendu
par un noyau épineux tapi sous la pulpe et que, si
l'on y mord imprudemment, on le rejette aussitôt, les
lèvres ensanglantées ; — Yavocatier, dont le fruit est
une sorte de beurre végétal entourant un gros noyau
appelé procureur : les gens de la Martinique disent :
on mange l'avocat et on jette le procureur à la porte ;
le palmier, qui, lisse et droit, s'élance jusqu'à 30
mètres de hauteur ; les nègres ont le talent de se hisser
jusqu'au front du géant, dont la tige nue est glissante
comme un mât de cocagne, pour lui arracher sa fleur
et quelquefois aussi son bourgeon terminal, nommé
NOS G R A N D E S C O L O I E S . 3**

98
NOS GRANDES COLONIES.
chou-palmiste ; l'un et l'autre donnent une salade des
plus délicates, mais d'un prix tort élevé, et malheu-
reusement, quand le bourgeon a été arraché, l'arbre
ne tarde pas à mourir. Quand cet accident s'est pro-
duit, il se développe à la base du tronc sans vie une
multitude de vers blancs, à tête noire, courts et gros
comme le pouce, qui ont à peu près l'apparence d'une
chenille, et que les gastronomes intrépides recher-
chent avec avidité pour les manger en brochette. On
assure que les vers-palmistes ont tout à l'ait le même
g o û t que le chou et les fleurs, mais nous nous sommes
toujours refusés à en faire personnellement l'expé-
rience. — Citons encore le pommier-cannelle ; — le
goyavier, le papayer, le corossolier, le grenadier, etc.
Il faut encore mentionner, d'une part, îles arbres
qui ont des propriétés médicales bien connues, comme
l'aloès, le cassier, etc. ; d'autre part, des fruits (pli ne
viennent pas sur des arbres, comme la barbadine, la
pomme liane, les ananas, etc.
Grâce au climat exceptionnel des Antilles, il n'y a
jamais disette de fruits : chaque mois apporte les siens,
et cette abondance dure d'un bout de l'année à l'autre.
On le comprendra d'autant plus facilement quand
on saura que tous les fruits viennent à l'état sauvage,
sans être l'objet d'aucun soin. Deux seulement font
exception à la règle : le mangot et l'ananas.
Le manguier est originaire de l'Inde ; son fruit
naturel, le mangot, est filamenteux et a un goût de
térébenthine très prononcé ; mais il perd ses défauts
par le moyen de la greffe, prend le nom de mangotine
ou de mangue, et donne alors un manger délicieux,
sous les appellations de mangue d'or, mangue Amélie,
mangue divine, etc. Les mangues de la Martinique

LA GUADELOUPE.
99
sont particulièrement renommées. Le manguier n'est
cultivé que comme arbre d'agrément.
L ananas a mérité d'être appelé le roi des fruits.
.Mulâtresse de la Guadeloupe.
Sa culture a pris une grande extension dans les der-
nières années, et il est devenu un article d'exportation
très demandé.

100 NOS GRANDES COLONIES.
On peut encore citer comme relevant de la petite
culture» les épices, telles que la girofle, la cannelle, la
muscade, le poivre, etc., qui malheureusement sont
presque tout à fait délaissés.
Enfin, bien que ceci ne rentre pas dans notre clas-
sification, nous ne pouvons manquer de signaler au
passage les forêts de la Guadeloupe, qu'on peut encore
aujourd'hui appeler des forêts vierges, car les voies
et moyens ont toujours manqué pour leur exploitation.
C'est une source de grandes richesses que l'on néglige
ainsi, car ces forêts contiennent des bois véritablement
précieux ; le peu qu'on a coupé suffit à le démontrer.
La colonie a envoyé à l'exposition universelle de 1878
106 échantillons de bois différents. Citons parmi les
plus communs le laurier-rose montagne, le noyer des
Antilles, l'ébène verte, très recherchés par l'ébé-
nisterie.
Viennent ensuite le callebassier, qui fournit aux
nègres de nombreux ustensiles d é m é n a g e ; le fromager
ou cotonnier mapore, fort bel arbre, au bois mou et
poreux, aux cônes cylindriques s'ouvrant en cinq
valves capitonnées, d'une matière fine et soyeuse, cou-
leur nankin; le gaïac, dont le bois sans aubier, si dur
qu'il émousse les instruments les mieux trempés, sert
à faire des roues de moulins, et dont l'écorce bouillie
donne un sudorifique très puissant; le campêche, qui
fournit une teinture noire ou violette; le courbaril, à
l'écorce noire et raboteuse, au bois résineux, très
employé pour la charpente, et qui remplace quelque-
fois sur les navires les cabilots de fer. Les bambous
sont de véritables graminées, dont les chaumes noueux
s'élancent en fusées dans les airs jusqu'à cinquante
ou soixante pieds de hauteur; bercés par la brise, ils

LA GUADELOUPE.
101
chantent sans arrêt une chanson monotone, et les
lianes sans nombre qui embrassent leurs troncs ren-
dent leurs bouquets impénétrables. Les fougères
arborescentes, les balisiers, les acacias, les caratas, les
catalpas, e t c . . . , se joignent enfin à tous les précédents
pour couronner d'une verdure éternelle les mornes et
les montagnes de la Guadeloupe.
Faisons une place à part au mancenillier légendaire,
dont l'ombre même passe pour être mortelle.
L'insulaire t r e m b l a n t e
A l l a s'asseoir sous le m a n c e n i l l i e r ,
E t c o m m e n ç a d ' u n e v o i x f a i b l e et l e n t e
Ce c h a n t l u g u b r e et qui fut le dernier,
a dit Millevoye.
C'est un arbre de belle taille, qui ressemble assez,
pour le port et le feuillage, à un noyer ou à un très
grand poirier. L'histoire de l'ombre mortelle doit être
mise sur le compte de l'exagération habituelle aux v o y a -
geurs; mais il est certain que toutes les parties du
mancenillier renferment un suc laiteux, acre et caus-
tique,
qui constitue un poison violent. Le cœur de
ce bois est dur, compact, admirablement veiné ; mais
il n'a jamais été que peu employé, à cause des précau-
tions qu'exige son exploitation, et aujourd'hui on le
détruit à peu près partout où on le rencontre.
Disons en terminant qu'il ne croît qu'aux Antilles
et dans les parties les plus chaudes de l'Amérique du
Sud ; c'est par une pure licence poétique, et pour les
besoins de la mise en scène, que les auteurs de l'Afri-
caine
ont placé un de ces arbres à Madagascar, où ils
n'ont jamais existé.
Ce qui correspond aux fermes, aux exploitations
3***

102
NOS GRANDES COLONIES.
rurales de France, s'appelle aux colonies une habi-
tation
; c'est là que se cultivent ou se cultivaient le
cacaoyer, le roucouyer, le caféier et la canne à
sucre.
Le cacaoyer a le même port à peu près que le
cerisier : niais il est toujours couvert de feuilles et de
petites fleurs inodores; son fruit, qu'on appelle cabosse,
a la forme d'un concombre, et cette capsule coriace,
raboteuse, contient vingt-cinq à trente amendes qui
sont le cacao proprement dit, base principale du
chocolat. 11 y avait autrefois beaucoup de cacaoyers
à la Martinique; mais ils ont été presque tous détruits
par le tremblement de terre de 1737. Le peu de cacao
qu'on y récolte aujourd'hui est généralement acre et
amer. Dans notre île, 800 travailleurs environ sont
employés à la culture du cacao sur une centaine
d'habitations situées presque toutes à la Guadeloupe
proprement dite. Cette plante précieuse, qui donné
deux récoltes par an, a été introduite aux Antilles,
en 1664, par le Juif Dacosta; elle mérite à tous égards
d'être encouragée. En 1878, on en a exporté 2 3 3 . 8 1 2
kilogrammes; mais il faut que ce chiffre augmente c o n -
sidérablement encore. Nous ne devons pas oublier
que le cacao est un des principaux éléments de» richesse
à la Trinitad et au Venezuela.
Le roucouyer est une plante de l'Amérique méri-
dionale, qui donne annuellement deux récoltes de
petites baies renfermant des graines d'un rouge orangé.
C'est la pellicule, séparée de la graine par des lavages
successifs, qui fournit le roucon, essence tinctoriale et
médicament fébrifuge. E n 1 8 8 3 , on en a exporte
3 0 0 . 4 9 0 kilogrammes ; mais sa culture est intermit-
tente et diminue chaque jour, parce que les nouvelles

LA GUADELOUPE.
1 0 3
découvertes do la science tendent à faire baisser cons-
tamment le prix du roucou.
Le cotonnier est un arbuste dont la taille varie
suivant l'espèce. Son fruit, appelé coque ou gousse,
est une capsule ronde renfermant des graines noires
perdues dans un flocon de duvet qui est le coton. Sa
culture a été autrefois une des principales causes de
richesse des Antilles ; mais elle a considérablement
diminué depuis le x v i i i e siècle. E n 1882, l'expor-
tation a été seulement de 1.337 kilogrammes, et
encore chaque kilo coûte plus qu'il ne rapporte. Les
habitations cotonnières se trouvent principalement
dans leS communes du Baillif et des Vieux-Habitants;
on en rencontre aussi plusieurs dans les dépendances
de la Guadeloupe.
Le cafier ou caféier est un petit arbre toujours vert,
de vingt à trente pieds de haut, que les créoles plantent
en allées. Ses rameaux opposés en sautoir forment
une cime pyramidale, d'un aspect très pittoresque.
Ses fleurs, qui naissent par paquets à l'aisselle des
feuilles, répandent un parfum délicieux ; leur corolle,
assez semblable à celle du jasmin d'Espagne, contraste
agréablement, par sa blancheur, avec le vert sombre
du feuillage ; mais elle ne dure que peu de jours.
Le fruit est une baie de la forme et du volume du c o r -
nouille ; d'abord d'un beau rouge vermeil, il prend
une teinte brune lors de sa parfaite maturité. Son
intérieur renferme deux graines accolées face à face,
et chacune d'elles n'est autre chose que ce qu'on
appelle couramment un grain de café.
La récolte du café commence généralement en août
et se termine en décembre. La Guadeloupe en produit

1 0 4
NOS GRANDES COLONIES.
environ de 7 à 8 0 0 . 0 0 0 kilogrammes par an ( 1 ) .
C'est dans les caféières que pousse, sans frais ni
soins particuliers, une orchidée odorante, que la suavité
de son parfum fait rechercher pour la confiserie,
les liqueurs, les entremets, etc. Nous avons nommé
la vanille, que tout le monde c o n n a î t . La Guadeloupe,
qui en produit chaque année pour près de 2 0 0 . 0 0 0
francs, trouverait là une précieuse ressource, si les plan-
teurs voulaient bien laisser complètement de côté le
vanillon et consacrer quelques soins intelligents à la
vanille du Mexique.
La canne à sucre est aujourd'hui la base presque
unique sur laquelle repose la fortune des Antilles ; base
bien chancelante, hélas ! et qui cause de cuisants sou-
cis à nos compatriotes d'outre-mer.
La canne appartient à la précieuse famille des gra-
minées Les racines produisent à la fois plusieurs
t i g e s articulées, lisses, luisantes, hautes environ de
dix à douze pieds ; chacune d'elles porte de quarante
à cinquante nœuds d'où sortent des feuilles longues de
quatre pieds, larges d'un à deux pouces, dentelées
sur leurs bords, d'un beau vert, dont une partie
embrasse la tige, tandis que l'autre s'étend avec élé-
gance en forme d'éventail. Ces feuilles tombent à
mesure que la canne mûrit ; elles servent aux nègres
pour la toiture de leurs cases, et les animaux s'en mon-
trent aussi très friands. La tige de la canne à sucre
se termine par un jet sans nœuds, nommé flèche, de
(1) Récompenses à l'Exposition universelle de 1878 : médaille
d'or à M. Beleurgey ; médaille d'argent à MM. Le Dentu ;
médaille de bronze à M. Longueteau, etc. Nous prions le lecteur
de se reporter aux détails que nous avons déjà donnés en étu-
diant la Martinique, à la fin du chapitre I I I .

LA GUADELOUPE.
105
quatre à cinq pieds, surmonté lui-même d'un pani-
cule de vingt pouces, composé de ramifications aussi
grêles que nombreuses, qui portent une multitude de
petites fleurs blanches et soyeuses.
C'est dans les entre-nœuds que le sucre s'élabore.
On voit que cette plante si précieuse est en même
temps d'une grande magnificence : port majestueux
de la tige, beauté du feuillage, élégance de la fleur,
elle réunit tout. Sa recolte ne dure pas moins de cinq
ou six mois, qui sont les premiers de l'année.
La canne fait trois étapes dans les différents bâti-
ments d'exploitation, qui sont : les moulins, la sucre-
rie,
la vinaigrerie.
Rien de particulier à dire des premiers, si ce n'est
qu'ils sont mus, suivant les localités et la richesse de
leurs propriétaires, par le vent, ou par des animaux,
ou par l'eau, ou par la vapeur. La canne, coupée au
pied, débarrassée de ses feuilles, est portée au moulin,
où, pressée entre deux gros cylindres de fonte, elle
rend un jus aqueux et sucré, le vesou.
Ce jus est conduit par un canal à la sucrerie, où on
le recueille dans un bac.
La sucrerie tient au moulin. C'est généralement un
bâtiment en maçonnerie, élevé et très aéré, qui c o n -
tient des chaudières en fer ( 1 ) , dont le nombre varie
entre quatre et sept. Le vesou doit passer de l'une
dans l'autre, et les chaudières étagées vont dimi-
nuant de diamètre et de profondeur à mesure qu'on
approche de celle où il recevra la dernière cuisson.
Leur ensemble constitue ce qu'on appelle un équipage.
(1) Au début, elles étaient en cuivre rouge et pesaient 150 k°s.

1O6
NOS GRANDES COLONIES.
Dans la première chaudière, on purifie le vesou au
moyen d'un mélange de cendre et de chaux, et on
l'écume.
La seconde se nomme propre ; pourquoi ? parce que
le vesou n'y arrive qu'à travers une toile et déchargé
de ses plus grosses impuretés.
La troisième s'appelle la lessive, du nom de la com-
position qu'on y jette pour purger le vesou et faire
monter à sa surface le restant des immondices, qu'on
enlève avec une écumoire.
La quatrième est le flambeau ; le vesou s'y purifie
encore davantage, diminue, devient plus clair, et
cuit à un feu plus vif, qui le couvre de bouillons trans-
parents.
Il passe à l'état de sirop dans la cinquième chau-
dière, à laquelle il donne ce nom ; c'est là qu'il
acquiert de la consistance, du corps.
Enfin, dans la sixième, il achève de se débarrasser de
toute impureté, grâce à une nouvelle lessive de chaux
et d'alun, et arrive au point de cuisson définitif. En
approchant du ternie de l'opération, il a des bouillons
d'une telle violence qu'il se répandrait à terre, si on
n'avait soin de l'aérer en L'élevant très haut avec une
écumoire. Ce mouvement, qui pourrait faire croire de
loin qu'on fouette le sirop, a valu à la sixième chau-
dière le nom de batterie.
Dans les sucreries à sept chaudières, il existe un
grand et un petit flambeau : dans celles à cinq, on ne
trouve pas de lessive : dans celles à quatre, la propre
sert en même temps de lessive et de flambeau.
Le sirop est ensuite déversé, pour être cristallisé,
dans d'énormes chaudières où l'on produit le vide.
Enfin, par une dernière opération, le turbinage, on

.
récolte
a
t
l
e
pendan
sucrièr
n
Habitatio


LA GUADELOUPE.
109
décolore et on dessèche les cristaux au moyen des
toupies métalliques mues à la vapeur. « Rien de
curieux, dit avec raison M . Gaffarel (1),comme l'aspect
d'une sucrerie au moment du grand travail, de la rou-
laison. Chauffeurs qui jettent la bagasse sous les chau-
dières, écumeurs, décanteurs :c'est une mêlée étourdis-
sante. Le bruit des cylindres, la ronde des turbines,
les sifflements de la vapeur, le hennissement des chevaux
et le chant des ouvriers qui reviennent de la plan-
tation, tout se mêle et se confond. Pendant ce temps,
les immenses cheminées de l'usine vomissent des
torrents de fumée, et le directeur, le sucrier, comme
on le nomme, escompte en espérance les produits de
sa récolte (2). »
Jusqu'en 1843, on ne voyait aux Antilles que des
habitations-sucreries, récoltant la canne et la trans-
formant en sucre, accomplissant à la fois la produc-
tion
agricole et le travail industriel. L e tremblement
de terre de cette année terrible en détruisit un grand
nombre, et c'est lorsqu'il s'agit de les reconstruire
qu'on introduisit, et généralisa les moulins à vapeur. Et
ceci produisit une véritable révolution, qui n'avait pas
été prévue dans toutes ses conséquences.
Cette entreprise fut vigoureusement poussée par
une Société anonyme, patronnée par le gouvernement,
la Compagnie des Antilles. C'est elle qui établit les
premières usines centrales, où les habitants, se con-
tentant désormais de produire la canne, vinrent appor-
(1) Les Colonies françaises.
(2) La nature de cet ouvrage nous oblige à nous borner à ces
détails sommaires ;nous renvoyons les lecteurs curieux d'en avoir
de plus circonstanciés aux mémoires et rapports de MM. Jules
Ballet et A. de La Valette.
NOS G R A N D E S C O L O N I E S .
4

110
NOS GRANDES COLONIES.
ter leurs récoltes. Ebranlée par les événements de
1848, la Compagnie des Antilles fut dissoute, puis
reconstituée sur une autre base en 1853. Elle s'ap-
pela alors Société des Usines centrales de la Guadeloupe.
E n trois ans, cette Société avança 6.334.000 francs
aux trois colonies à sucre. Elle ne devait pas tarder à
augmenter considérablement le chiffre de ses opéra-
tions, car M . de Chasseloup-Laubat ayant autorisé la
création du Crédit Colonial, elle fusionna avec lui en
1863. Il est incontestable que l'on doit à ce système
la transformation de la plus grande partie de l'outil-
lage industriel, que les usines centrales sont merveil-
leusement organisées et qu'elles apportent chaque
jour de nouveaux perfectionnements à la fabrication
du sucre. Mais en revanche les habitants prétendent
que les usines, qui n'ont jamais cessé de leur faire des
avances énormes dans les moments critiques, leur ont
causé, somme toute, beaucoup plus de mal que de
bien. L'usinier, à vrai dire, aide l'habitant le plus
qu'il peut, car son intérêt est de ne pas produire la
canne, mais de l'acheter, et d'expédier ensuite directe-
ment ses produits ; malheureusement, l'habitant, à
force d'être aidé, finit par être pris dans un engre-
nage dont il est bien rare de le voir sortir entier. Il
lui faut abandonner, sur le prix de sa récolte, tant
pour l'amortissement du capital, tant pour les inté-
rêts, tant pour les bénéfices, etc. ; si peu lui reste, que
les ventes forcées se font de plus en plus fréquentes, et
que chaque usine finit par devenir propriétaire de
toutes les habitations qui l'entourent. Est-il besoin de
dire que cet état de choses crée entre l'usinier et l'ha-
bitant un antagonisme profond et tout à fait funeste à
l'intérêt général?

.
a
Pointe-à-Titre
l
,
à
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u
d
e
l'entré
,
à
e
Darbousier
Usin


LA GUADELOUPE.
113
A l'industrie du sucre se rattache celle de la guil-
diverie, nom donné à la distillerie où l'on convertit en
rhum les écumes et les gros sirops. On l'appelle aussi
vinaigrerie, nous ne savons pourquoi.
Les ustensiles de la vinaigrerie consistent en bacs de
bois qui s'imbibent de jus aigri, ce qui aide beaucoup
à la fermentation ; en une ou deux chaudières avec
leurs chapiteaux et leurs couleuvres ; une écumoire,
quelques jarres, des pots, des cuvettes, e t c . . Le rhum
est la liqueur tirée du jus de la canne ou vesou : le
tafia
est une liqueur de même nature, mais provenant
du vesou qui n'a pu cristalliser, et qu'on nomme
mélasse. Le tafia coloré, et de qualité supérieure,
prend aussi le nom de rhum en vieillissant.
Cette industrie a suivi les progrès de l'industrie
sucrière, et les hautes récompenses accordées en 1878
aux rhums de la Guadeloupe exposés montrent le
degré de prospérité qu'elle a pu atteindre. Les rhums
les plus appréciés sont ceux de M M . Lacaze, Pouncou
(médaille d'or en 1878), Roussel-Bonneterre, Cher-
puy (médaille d'argent), E. Le Dentu (médaille de
bronze), e t c . . .
Les industries moins importantes qui se rattachent
aux deux premières, d'une façon indirecte, sont celle
des conserves de fruits (les ananas notamment), celle
des confitures, enfin celle des sirops et liqueurs.
Citons les confitures de goyave, de shadek, de barba-
dine, etc. ; les sirops ou crème de noyau, de vanille, de
monbin, de cacao, le vin d'orange, e t c . .
La Guadeloupe produit, année moyenne, 33.500.000
kilog. de sucre et 15.000 hectolitres de rhum ; la
Martinique, 24.500.000 kilog. de sucre et 85.000 h e c -
tolitres de rhum.

114
NOS GRANDES COLONIES.
Les chiffres de production sont bien inférieurs à
ceux que l'on atteignait autrefois. Les causes de cette
décadence sont multiples et de natures fort diverses :
nous croyons néanmoins avoir signalé les principales
en indiquant: l'antagonisme fâcheux qui existe entre
les habitants et les usiniers; l'absorption lente mais
ininterrompue des premiers par les derniers; l'éléva-
tion extravagante des droits qui pèsent sur les sucres ;
enfin, le manque de bras, par suite de l'insuffisance de
l'immigration.
Les travailleurs employés sur les habitations sont
ou des nègres, soit du pays, soit de la côte d'Afrique
( C o n g o ) — ou des immigrants. L'immigration date de
1848. Après l'émancipation, les propriétaires cherchè-
rent vainement à retenir les affranchis ; il y eut
divorce entre la propriété et le travail : la Guade-
loupe, par exemple, qui avait produit 38 millions de
kilogrammes de sucre en 1847, vit le chiffre s'abaisser
à 20 millions en 1848 et à 17 millions l'année sui-
vante. Il fallait aviser immédiatement, on fit appel aux
immigrants.
Les fils de l'aventureuse Gascogne et des Pyré-
nées accoururent les premiers : mais on ne tarda pas
à reconnaître que le travail de la terre est interdit à
l'Européen sous le ciel des Antilles, et on demanda
des travailleurs à Madère : deux cents ouvriers furent
ainsi introduits en 1 8 5 4 . — Qu'est-ce que cela ?
Madère, épuisée déjà par l'émigration de ses enfants
dans les colonies anglaises, dut bientôt nous refuser des
bras. On eut alors recours à l'Inde, à l'Afrique, à la
Chine, et diverses compagnies furent chargées d'opé-
rer le recrutement. Les expériences furent aussi mal-
heureuses que nombreuses, et l'on n'a plus recours
aujourd'hui qu'à l'élément indien.

LA GUADELOUPE.
115
Une convention signée le 1 juillet 1861 entre la
e r
France et l'Angleterre a réglé le mode de recrutement,
d'introduction et de rapatriement des travailleurs.
Le contrat est volontaire, et ne peut excéder une
durée de cinq années. U n agent français, agréé par
le gouvernement anglais, préside aux engagements
d'après le règlement établi pour le recrutement des
travailleurs destinés aux colonies anglaises. Le rapa-
triement de l'Indien, alors même qu'il s'est rengagé et
a de ce chef touché une prime, — celui de sa femme,
de ses enfants nés aux colonies ou ayant quitté l'Inde
avant l'âge de dix ans, — est à la charge du gouver-
nement français. Le mari ne peut être séparé de sa
femme ni de ses enfants. L'Indien ne peut passer d'un
patron à un autre sans le consentement du premier.
Un agent britannique exerce dans chaque colonie une
surveillance spéciale, reçoit les réclamations et préside
aux départs, qui ont lieu du 1 août au 15 mars ; un
e r
médecin et un interprète accompagnent le convoi ; les
conditions hygiéniques à bord sont sévèrement régle-
mentées. Enfin, le traité que nous résumons peut être
dénoncé chaque année.
Divers décrets ou arrêtés règlent ensuite la situa-
tion de l'Indien dans l'intérieur de la colonie. Les heu-
res de travail, la nourriture, les soins médicaux, les
conditions du logement, etc., sont soigneusement
déterminés. U n personnel spécial, divisé en service
d'inspection et service sédentaire, et des syndicats
protecteurs veillent à l'observation des règles édictées.
Un propriétaire n'a droit qu'à dix coolies par convoi,
au maximum, et celui qui manque à ses engagements
ou exerce des sévices contre ses Indiens ne reçoit plus
d'immigrants.

116 NOS GRANDES COLONIES.
L'Indien coûte environ 500 francs de frais d'intro-
duction ; la moitié de ces frais est à la charge du bud-
get, l'autre moitié à la charge de l'engagiste. Le ren-
gagement, qui a lieu devant le maire et le syndic de
l'immigration, revient à la colonie à 244 francs, et
l'engagiste débourse de 200 à 250 fr.
La journée de l'Indien, suivant l'étude faite par
une Commission présidée par M. de Chamelles, revient
à 2 fr. 10, en tenant compte de la prime payée, de
la nourriture, des vêtements, des soins d'hôpital, des
non-valeurs et de la mortalité.
Résumons maintenant les opinions les plus impor-
tantes pour et contre le maintien de l'immigration.
A u point de vue social, disent les uns, on introduit
dans la colonie une race nouvelle, infectée de vices,
susceptible d'amener avec elle le choléra asiatique ; au
point de vue économique, on détourne la population
indigène de la culture du sol, on néglige la recher-
che d'instruments perfectionnés, on fait concurrence
au travail indigène et l'on distribue aux coolies des
salaires qu'ils emportent au loin, on met la production
à la merci d'une puissance étrangère qui peut dénon-
cer le traité ; enfin l'Indien est payé par tous, et un
petit nombre profitent de son introduction, etc., etc.
Les partisans de l'immigration répondent : les
habitants du pays, pour des causes diverses, fournis-
sent à la culture un nombre de bras infiniment trop
restreint ; faut-il donc, en l'absence de travailleurs
créoles, laisser la grande culture péricliter et dispa-
raître ? L'immigration ne fait pas concurrence au
travail créole, ce dernier étant toujours préféré ;
les salaires n'ont pas baissé depuis l'introduction des
immigrants, ils ont au contraire augmenté progressi-

L A G U A D E L O U P E .
117
vement, et le journalier créole gagne maintenant
l fr. 7,5 par jour et gagnerait davantage, si la r é g u -
larité de son travail était assurée. L'introduction de
l'Indien est, à vrai dire, payée en partie par le bud-
get, mais tous en profitent ; d'ailleurs, les charges du
budget tombent surtout sur la grande propriété.
A u point de vue social enfin, l'immigration arrache
à la famine toute une population qui périrait sans
cela : une sage proportion des sexes peut diminuer les
vices reprochés ; les précautions sanitaires rendent
illusoire la menace du choléra asiatique, etc., etc.
A ces deux écoles, dont l'une demande la suppres-
sion complète de l'immigration, l'autre son maintien
et son élargissement, s'en ajoute une troisième, qui,
sans repousser l'immigration, demande qu'elle soit
libre et ne figure plus au budget colonial.
Nous avouons ne pas même comprendre comment
l'on peut discuter la question, et voici notre opinion
brièvement formulée :
Quels sont les SEULS travailleurs aux Antilles ? les
immigrants.
A-t-on trouvé quelqu'un ou quelque chose pour les
remplacer? personne — rien.
Les Antilles françaises sont aujourd'hui bien affai-
blies ; supprimez l'immigration, elles sont mortes.
4*

118
NOS G R A N D E S C O L O N I E S .
C H A P I T R E I V .
Dépendances de la Guadeloupe. — Marie-Galante.
Marie-Galante on Galande est la plus grande des
dépendances de la Guadeloupe. Elle fut découverte
par Christophe Colomb à son second voyage, en 1493,
d'après certains auteurs ; au troisième seulement,
en 1494, d'après certains autres. Nous nous rangeons
à la première opinion.
Son nom est probablement celui du navire qui
portait Colomb, à moins qu'elle ne le doive à l'im-
pression agréable qu'elle produisit sur l'esprit de
l'illustre navigateur.
Son histoire peut tenir en quelques lignes. O c c u -
pée pour la première l'ois par des Français en 1(547,
prise et reprise plusieurs fois par les Anglais ou les
Hollandais, restituée définitivement à la France en
1763, au traité de Paris, elle a constamment subi les
mêmes vicissitudes de fortune que sa sœur aînée, la
Guadeloupe. Marie-Galante est située à 27 kilomètres
sud-ouest de la Capesterre, à 4 8 kilomètres sud de
la Pointe-à-Pitre, par 16° latitude nord et 63° 3 0 ' lon-
gitude ouest, entre la Guadeloupe et la Dominique,
dont elle est séparée par un canal de 33 kilomètres.
L'île, de forme arrondie, a 87 kilomètres de tour,
et compte environ l 6 . 5 0 0 habitants.
Elle appartient au même soulèvement volcanique
que la Guadeloupe. Ses côtes sont bordées par
de hautes falaises qui surplombent à pic l'Océan, de

MARIE-GALANTE.
119
la pointe du Nord à la pointe du Gros-Cap, au sud-
est, et par des plages de sable depuis la pointe
Saragot. Elles sont défendues presque partout par
plusieurs rangs de cayes, récifs à fleur d'eau qui
rendent l'abordage des plus dangereux, et sur
lesquels, même par les temps les plus calmes, les
lames se brisent avec un bruit terrible. L'extrémité
méridionale de l'île est marquée par la pointe des
Basses.

Marie-Galante a une petite chaîne de mornes qui ne
dépassent pas 205 mètres d'altitude, mais qui envoient
presque jusqu'à la côte de nombreux contreforts. Ils
s'étagent du nord au sud en formant deux plateaux.
De ces ondulations de terrain s'élancent une foule de
ruisseaux, dont les lits sont le plus souvent à sec,
mais qui se transforment pendant l'hivernage en tor-
rents impétueux. Citons entre autres la rivière du
Vieux-Fort et la rivière Saint-Louis. Ses habitants ne
peuvent compter sur ces auxiliaires capricieux, et l'on
a dû, pour suppléer à leur insuffisance, creuser de
vastes citernes où s'emmagasinent les eaux de pluie.
Le sol de l'île est d'une grande fertilité. Du sommet
des collines descendent vers la plaine de vertes et
vigoureuses forets, où se pressent des arbres aux
riches essences tinctoriales, et les vallées produisent du
tabac, de l'indigo, e t c . . La culture de la canne à sucre
a remplacé presque complètement celle du café, qui
fut la principale jusqu'en 1789.
C'est à tort, on le voit, que les colons des îles voi-
sines se permettent de plaisanter les habitants de
celle-ci sur une pénurie de produits végétaux qui
n'existe que dans leur imagination. A les en croire, il
ne pousserait à Marie-Galante que des sapotilliers, et,

120
NOS G R A N D E S COLONIES.
dans le langage familier, c'est une injure plaisante à
faire à un Marie-Galantais que de l'appeler mangeur de
sapotilles en daube.
L e sarcasme est assez comique, mais
il porte à faux.
Dans la partie sud-ouest, malheureusement maré-
c a g e u s e et malsaine, on rencontre de riches pâturages,
s'élève d'elle-même et dans une liberté presque
absolue,
une race particulière de petits chevaux jus-
tement renommés. Le Père Labat disait de Marie-
Galante qu'elle produisait à peu près tout ce qui est
nécessaire à la vie, et que si l'on voulait en prendre
soin, il s'y ferait une très belle colonie.
Le climat ne diffère de celui de la Guadeloupe que
par une élévation de température un peu plus grande ;
le thermomètre marque souvent, à l'ombre, de 33 à
35° C . ; la moyenne est de 26° 5.
L'établissement principal de Marie-Galante s'est
appelé indifféremment, Marigot ou ville de Joinville
ou Grand-Bourg ; maintenant cette dernière dénomi-
nation subsiste à peu près seule. C'est une assez
gracieuse petite ville, avec une dizaine de rues bien
percées, quelques places spacieuses et une jolie église.
Elle doit son importance à ce fait que sa rade est le
point par les navires peuvent le plus facilement
aborder et qu'il leur est permis d'y mouiller en
toute sécurité. Par contre, Grand-Bourg est entouré
de terres basses et marécageuses, qui en rendent le
séjour malsain. Après G r a n d - B o u r g , c'est la Capes-
terre,
au centre d'une longue plage de sable, sur un
sol calcaire et madréporique. C'est dans ce bourg,
composé d'une seule rue, qu'on charge les sucres du
nord et de l'est de l'île.
On rencontre ensuite, sur la côte ouest, le bourg

MARTE-GALANTE.
121
de Saint-Louis et la baie du même nom, que fréquentent
surtout les navires de guerre. « Entre ce village et
le Grand—Bourg s'étend une grande plaine couverte
de raisiniers et de mancenilliers, véritable nid à
fièvres (1). »
Enfin, avant d'arriver à la pointe du Nord, nous r e -
marquons le bourg du Vieux-Fort, en face duquel est
l'îlot de ce nom. Le quartier du V i e u x - F o r t est sans
aucune importance ; situé sous le vent et couvert de
palétuviers et de marais, il est extrêmement insalubre.
Signalons en dernier lieu la Petite-Terre, située à
3 kilomètres environ de la Pointe-des-Châteaux. Cette
terre, d'une contenance de 343 hectares, est formée de
deux îles : Terre de Haut et Terre de Bas, séparées
par un canal d'une largeur minimum de 200 mètres,
élevées à 12 mètres au-dessus du niveau de la mer.
On y remarque un feu fixe, blanc, élevé de 36 mètres
et ayant une portée de 15 milles. L'île, couverte
d'arbres, très sèche, produit des cocos et quelques
vivres; ses habitants y vivent de la pêche.
(1) A. Bouillais, Guadeloupe politique, économique, p. 58.

L E S S A I N T E S
« Les Saintes, composées de cinq îlots principaux:
Terre de Haut, Terre de Bas, Grand-Ilet, la Coche
et Ilet à Cabrits, dont trois seulement sont occupés
(Terre de Haut, Terre de Bas et Ilet à Cabrits), sont
situées à 19 kilomètres sud-est de la Guadeloupe,
entre la Guadeloupe et la Dominique, par 15° 54'
latitude nord et 64° 1' longitude ouest. Leur super-
ficie est de 1.422 hectares.
« Les Saintes furent découvertes par Christophe
Colomb le 4 novembre 1493 et tirèrent leur
nom de la Toussaint, célébrée quatre jours au-
paravant. Elles furent occupées pour la première fois
par les Français le 18 octobre 1618, sous le g o u -
vernement de Houel, abandonnées à cause de leur
manque d'eau, et occupées de nouveau en 1652, sous
le même gouvernement. Depuis lors, les Saintes ont
subi toutes les vicissitudes de la Guadeloupe. C'est
dans leurs eaux que le comte de Grasse fut battu par
Rodney en
« Le sol des Saintes, formé de rochers, est aride et
présente une succession de mornes dont le plus élevé
(Terre de Haut) ne dépasse pas 316 mètres.
« La Terre de Haut, la plus à l'est, est de forme irré-
gulière et très découpée ; un canal navigable pour les

LES SAINTES.
123
plus grands vaisseaux la sépare de la Terre de Bas,
de forme carrée. Entre la Terre de Haut et l'Ilet à
Cabrits, sur lequel se trouvent un pénitencier et un
lazaret pour les quarantaines, est une baie profonde,
où depuis 1 7 7 5 , à la suite d'un raz de marée survenu
à la Basse-Terre, les bâtiments de guerre en station
à la Guadeloupe ont l'ordre de se réfugier, en cas de
mauvais temps. La passe des vaisseaux venant du
nord est marquée par un récif appelé la Baleine.
« L e climat des Saintes est très salubre et l'on y e n -
voie en convalescence les dyssentériques.
« La population totale des Saintes est de 1.705 âmes,
dont l'industrie principale est la pêche. On récolte
aux Saintes (Terre de Bas) un café estimé et du coton.
On y fait aussi des poteries et on s'y livre à l'élève des
volailles ( 1 ) . »
Parmi les fruits que produisent les Saintes, il faut
accorder une mention spéciale à un raisin muscat
exquis, comme on n'en mange pas même à P a r i s ; il
se paie, à la vérité, au prix de 2 fr. 50 la livre.
Enfin, les Saintes méritent surtout d'être signalées
comme point stratégique. L'Ilet à Cabrits forme avec la
Terre de Haut, qui lui fait face, une vaste rade qui pour-
rait offrir un asile sûr à une flotte considérable. Aussi
les gouverneurs de la Guadeloupe se sont-ils préoc-
cupés de tout temps de fortifier cette position, et les
travaux qu'ils y firent exécuter valurent de bonne heure
aux Saintes le nom de Gibraltar des Indes Occidentales.
Malheureusement ce Gibraltar-là. en admettant
qu'il soit aujourd'hui imprenable, ne l'a pas toujours
( 1 ) A . Bouinais. p. 53 à 55

124
NOS GRANDES COLONIES.
été. Les Anglais réussirent à s'en emparer en 1794, et
quand ils nous le restituèrent en 1807, ils avaient eu
soin d'en raser au préalable toutes les fortifications.
Six cents soldats des compagnies de discipline de la
marine ont travaillé pendant vingt ans à les réédifier
et à les augmenter encore. Ce sont d'abord le fort José-
phine, sur l'Ilet à Cabrits — ( il sert surtout de péni-
tencier) — et un blockaus en pierre juché sur le Cha-
meau, morne de la Terre de Haut, dépassant de 316
mètres le niveau de la mer. Ce sont surtout le fort
Napoléon, qui a probablement changé de n o m , et la bat-
terie du Morne-Rouge. Ces forteresses commandent
par leurs feux convergents toutes les passes pouvant
donner accès dans le port, et font de ce point stra-
tégique une position à peu près inexpugnable.
Avant de quitter ce groupe d îlots, nous indiquerons,
sans nous y appesantir, que dans les Antilles on fait,
à tort sans doute, à ses habitants, une réputation équi-
valente à celle dont jouissent en France les naturels
de Falaise, Martigues, Landerneau, etc. Dans les his-
toires qui se racontent aux heures de loisir, c'est tou-
jours à eux qu'arrivent les mésaventures les plus extra-
ordinaires, et on leur prête des traits d'une naïveté
véritablement surprenante.

L A D É S I R A D E
Colomb naviguait, dit-on, depuis plusieurs jours
sans découvrir aucune terre, et son équipage inquiet
commençait à murmurer, quand soudain, le 3 novem-
bre 1 4 9 3 , une île surgit de l'immensité des flots.
Colomb la baptisa Deseada, la Désirée, d'où nous avons
fait la Désirade. C'est ce que dit Pierre d'Avisy :
« Soudain qu'il l'eut vue, il la nomma la Désirée, pour
le désir qu'il avait de voir la terre » .
Et cependant l'aspect de cette terre n'était et n'est
encore rien moins qu'enchanteur. Ce qui frappe en
arrivant, ce sont les têtes grises des récifs, autour
desquels l'eau forme de dangereux tourbillons. Puis
le regard se porte sur les collines du centre, mais elles
sont abruptes et désolées. On ne voit d'abord aucun
arbre, et la vérité est qu'il en émerge fort peu du sol
aride et sablonneux. Aussi, quand on s'éloigne de l'île,
elle produit à peu de distance l'effet d'un immense
navire rasé par la tempête.
La Désirade est située à 11 kilomètres nord-est de
la Pointe-des-Châteaux, par 15° 57' et 16° 3 1 ' de lati-
tude nord, 63° 3 2 ' et 64° 9' de longitude ouest. Elle
a 2.600 hectares de superficie.
Signalons la Pointe du Nord, l'embouchure de la
Rivière, ruisseau torrentueux, l'anse à Galet (l e

120
N o s G R A N D E S C O L O N I E S .
meilleur mouillage de l'île, bien qu'il soit bouleversé
par de fréquents raz de marée), le bourg de la Grande-
Anse, avec son petit port, enfin la baie Mahault,
où se jette une rivière minuscule, qui a pourtant
exercé une certaine influence dans les destinées de la
colonie.
Cette rivière coulait autrefois à travers d'innom-
brables racines de gaïac ; les eaux, en s'imprégnant
de leur suc, devenaient une sorte de tisane sudorifique
naturelle, très efficace dans le traitement des maladies
de peau, et notamment de la lèpre. Cela suffit pour
procurer à la Désirade l'avantage ou l'inconvénient
d'être transformée, dans le courant de 1 7 2 8 , en l é p r o -
serie des Antilles.
Aujourd'hui les racines de gaïac n'existent plus,
car on a eu la fâcheuse idée de les brûler pour faire de
la chaux ; les lépreux, heureusement, ont aussi
presque tout à fait disparu ; mais la léproserie dresse
toujours au soleil sa petite chapelle et ses deux séries
de cases parallèles. — Un médecin de la marine et
quelques Sœurs de Saint-Paul de Chartres y donnent
leurs soins à une centaine d'indigents des deux
sexes.
La Désirade a 1.315 habitants : ils s'adonnent surtout
à la culture du coton, favorisée par une sécheresse
presque continuelle. Leurs ressources consistent encore
dans la pêche, à laquelle ils se livrent avec ardeur,
dans la récolte de quelques fruits assez estimés, dans
l'élève des moutons et de la volaille ; la ponte des
poules est très abondante, et l'on peut presque dire
que les œufs sont la monnaie courante dans les achats
de la vie usuelle.
Parmi les innombrables parasites de la mer que r e -

LA D É S I R A D E .
127
cueillent les Désiradiens, nous croyons de toute justice
d'accorder une mention spéciale à un crabe particulier
On le désigne sous le nom de tourlourou, sans doute
parce qu'il prend à la cuisson la couleur garance du
pantalon de nos soldats. Le tourlourou habite des

trous qu'il creuse au sommet des falaises. Quand la
pluie a rempli d'eau leurs demeures, ces crabes se
réunissent en bandes considérables pour descendre
Vers la mer; leur marche produit un bruit formidable,
qui s'entend à de très grandes distances, et que l'on
peut, sans exagération, comparer au grondement d'un
torrent en fureur.


S A I N T - M A R T I N .
L'île de Saint-Martin fait partie du groupe des îles
Vierges. Elle est située à 233 kilomètres nord-nord-
ouest de la Guadeloupe, par 18° 3' de latitude nord
et 65° 3 4 ' de longitude ouest, entre l'Anguille, pos-
session anglaise, et Saint-Barthélemy, qui a fait récem-
ment retour à la France.
C'est d'abord par des Espagnols que cette île fut occu-
pée presque aussitôt après sa découverte. Ils y construi-
sirent un fort ; mais en 1648, trouvant leur résidence
trop pauvre, ils se décidèrent à l'abandonner. Dans cette
même année, le 23 mars, Saint-Martin vit débarquer
en même temps des Français et des Hollandais, qui, au
lieu de s'exterminer, eurent la bonne idée de partager
fraternellement cette terre; la partie nord, comprenant
les deux tiers environ, échut aux Français, la partie
sud aux Hollandais. Depuis cette époque, l'entente la
plus cordiale n'a jamais cessé de régner entre les re-
présentants des deux peuples, quel que fût le maître
aux mains duquel les destinées jetaient ce coin de terre.
Saint-Martin devint propriété de l'Ordre de Malte en
1651, fut acheté par la deuxième C o m p a g n i e , et
entra dans le domaine de la couronne en 1 6 7 4 . Les
Anglais s'emparèrent de la partie française de l'île, en
1744, mais la restituèrent peu de temps après; en 1800,

S A I N T - M A R T I N .
129
ils l'occupèrent encore une fois; en 1808, 45 Français
s'y défendirent vigoureusement contre 200 Anglais,
qu'ils forcèrent à la fuite. De leur occupation a
subsisté cette anomalie, que, dans les deux parties de
l'île, on parle anglais. Saint-Martin suivit le sort de la
Guadeloupe en 1810 et ne nous fut rendu qu'en 1814.
L'île a la forme d'un triangle équilatéral au sud. La
partie française a 39 kilomètres de tour et une super-
ficie de 5.177 hectares. Sur la côte nord-est, on voit
l'annexe de Tintamarre, îlot absolument désert. Saint-
Martin et Tintamarre sont de formation calcaire.
La partie centrale de l'île est traversée par une
chaîne de montagnes, dont les contreforts descendent
jusqu'à la mer, et dont le sommet le plus élevé est le
pic du Paradis ( 4 1 5 mètres). De nombreux ruisselets
y prennent naissance; mais il n'y a pas de véritables
cours d'eau, et les habitants — ( 3 . 4 6 3 dans la partie
française, 2.800 dans la partie hollandaise) — sont le
plus souvent réduits à l'eau des citernes. Sur les côtes,
on remarque une série d'étangs salins, dont les prin-
cipaux sont le lac Simpson, au fond de la baie du Ma-
rigot, l' Étang Salin,
et le lac de la Grande- Case, au
fond de l'anse de ce nom.
Lechef-lieu de la partie hollandaise est Philipsbourg,
et celui de la partie française, le Marigot. Son port est
dominé par un morne de 95 mètres d'altitude, que
couronne un fort en ruines.
L e climat de Saint-Martin est très salubre et son
ciel extrêmement pur. Le sol est léger et sablonneux.
L'île a produit autrefois du sucre de bonne qualité et
du rhum aussi renommé que celui de la Jamaïque ;
mais il n'en est plus ainsi aujourd'hui, et les seules
productions sont quelques fruits et légumes, du coton

130
NOS G R A N D E S COLONIES.
et du tabac assez estime. On y élève beaucoup de bêtes
à cornes, en particulier des chèvres et des moutons ;
citons encore des chevaux de petite taille, mais vifs
et bien faits. La volaille, le gibier et le poisson sont
assez attendants. Saint-Martin est favorisé par un
régime de commerce particulier, et ses habitants ne
paient aucun impôt. Les communications postales
officielles avec Saint-Barthélemy et la Basse-Terre
n'ont lieu que deux fois par mois. La plupart des habi-
tants sont protestants et appartiennent à la Commu-
nion méthodiste ; aussi voit-on un Consistoire à côté de
l'église catholique.
Avant que nous n'eussions repris possession de Saint-
Barthélemy, Saint-Martin avait un j u g e de paix à
compétence étendue ; depuis 1877, il a cédé la place à
un tribunal de première instance, composé d'un juge
titulaire et d'un juge suppléant, d'un commissaire du
gouvernement et d'un greffier.

S A I N T - B A R T H É L E M Y .
Eu 1648, une troupe de 50 à 60 Français, conduits
par le sire de Gentès, envoyé par Louvilliers de Poincy,
capitaine général des îles pour le roi et la compagnie,
prit possession de Saint-Barthélémy. L ' O r d r e de Malte
l'acheta en 1651, et y fonda un premier établissement
qui entrait en bonne voie de prospérité, lorsque, en
1650, une irruption de Caraïbes, venus de la D o m i -
nique et de Saint-Vincent, détruisit ce commencement
de colonisation. Après de nouveaux essais qui ne furent
guère plus heureux, les colons découragés se réfugiè-
rent à Saint-Martin. En 1664, l'île devint la propriété
de la seconde compagnie française. E n 1674, elle fut
réunie au gouvernement de la Guadeloupe. Il a été
constaté qu'en 1775 sa population consistait en 427
blancs et 345 esclaves. Les Anglais s'en sont emparés
à deux reprises différentes, en 1689,puis en 1763. et
l'ont rendue chaque fois dans un état de complète
dévastation. E n 1784, la France, pour obtenir un droit
d'entrepôt à Gothembourg, céda Saint-Barthélemy à
la Suède, qui l'a conservé jusqu'en ces derniers temps.
A u mois de janvier 1877, des négociations furent enta-
mées avec cette puissance, pour répondre au vif désir
exprimé par les colons de rentrer dans le sein de la
première patrie. Un traité fut conclu à Paris, le 10

132
NOS GRANDES COLONIES.
août suivant, qui réunissait Saint-Barthélemy à la
France ; on le soumit à l'approbation des habitants, et
ils votèrent leur annexion à l'unanimité moins une
voix. Ce traité a été ratifié par le parlement le 14
janvier 1878, promulgué le 1 mars suivant, et
e r
M . Couturier, gouverneur de la Guadeloupe à cette
époque, a pris solennellement possession de Saint-
Barthélemy le 16 du même mois.
Nous devions verser à la Suède : 1° 80.000 francs
pour prix des édifices publics et de leur mobilier ;
2° 320.000 francs pour indemniser les fonctionnaires de
l'île de la perte de leur emploi. Nous avons été dis-
pensés du paiement de la première somme, à charge
pour nous de fonder un hospice à Gustavia. Nous
avons fait distribuer aux pauvres un secours de 4.000
francs le jour de notre prise de possession.
Saint-Barthélemy est situé à 175 kilomètres au
nord-ouest de la Guadeloupe, par 65° 10' 3 0 " de lon-
gitude ouest et 17° 5 5 ' 3 5 " de latitude nord, dans
le cercle formé par Saint-Eustache, Saint-Christophe,
la Barbade et Saint-Martin. Elle s'étend de l'est à
l'ouest sur une longueur de 9 kilomètres ; elle a 25
kilomètres de tour et une superficie d'environ 2.114
hectares.
Saint-Barthélemy n'est autre chose qu'un som-
met montagneux émergé. Aussi ses contours sont-ils
très accidentés et d'une grande irrégularité. Des
îlots sans importance, appartenant au même sys-
tème, en rendent l'accès difficile ; ce sont le Goat, la
Frégate, le Toc-Vert, la Fourche, les Boulangers (le
grand et le petit), le Grenadier, Surgatoa, etc.
D'après ce que nous venons de dire, il ne faut pas
s'attendre à rencontrer dans cette île de forts acci-

S A I N T - B A R T H É L E M Y V . 133
dents de terrain; quelques mornes, irrégulièrement
reliés entre e u x , s'élèvent à peine jusqu'à 3 0 0 mètres.
Les deux seuls établissements de l'île sont Gusta-
via et Lorient.
Gustavia, le chef-lieu, se trouve à l'est de l'île.
Son port se creuse en forme de fer à cheval, et son
entrée est gardée par deux forteresses placées à ses
extrémités : le fort Oscar et la fort Gustave. Le pre-
mier est élevé de 41 mètres, et le second de 78 mètres
au-dessus du niveau de la mer.
C'est à ce port que Gustavia doit toute son impor-
tance. L e Père Dutertre le décrivait ainsi : « C'est
un havre qui pénètre de plus d'un quart de lieue dans
la terre par une entrée large de cinquante pas ; il en
a plus de 300 de longueur en quelques endroits, et
aux plus étroits 200 ; il est accessible en toute saison,
même pour les plus grands navires. » C'est à cette appré-
ciation, déjà bien lointaine et assez peu claire, que s'en
étaient tenus jusqu'à ce jour les différents auteurs.
A vrai dire, la seule partie de la baie qui puisse
être considérée comme un port est un petit bras
de mer, nommé le Carénage, mesurant 700 mètres
de long sur 200 de large. Il ne peut admettre que les
navires tirant de 1m50 à 1 80 d'eau
(1).
I l est ali-
m
menté par le petit cabotage qui se fait avec toutes les
îles voisines. La partie la plus extérieure de la baie
offre, il est vrai, un mouillage commode, mais
ouvert et peu sûr à certaines époques de l'année, avec
un fond de 5 20 au maximum. Les côtes du nord
m
et de l'est sont bordées de récifs de corail toujours à
sec,qui constituent des écueils dangereux.
( 1 ) R a p p o r t adressé au Séna t p a r M. le v i c o m t e d e la Jaille.
NOS G R A N D E S C O L O N I E S . 4 * *

134
NOS GRANDES COLONIES.
Les habitants de Gustavia avaient adressé une péti-
tion à la Diète suédoise pour obtenir l'établissement
de docks de réparation ; il n'y a pas été fait droit ; cette
création a paru inutile, quand il existe déjà d'excel-
lents docks de cette nature dans les autres Antilles,
notamment à la Martinique et à Saint-Thomas, qui
ont des communications plus fréquentes avec l ' E u -
rope.
On leur a également refusé une avance de fonds
pour l'exploitation de leurs salines, parce que celles
de Saint-Martin et de Saint-Christophe, qui se trou-
vent à proximité, fournissent du sel en abondance et
à très bon marché.
« La ville de Lorient (1), située au vent de l'île sur
le bord de la mer, est abritée par un bois de cocotiers,
au milieu duquel s'éparpillent des maisons de bois,
entourées de murs en pierres sèches. Ses habitants,
qui descendent des anciens Normands, et qui n'ont
conservé de leurs ancêtres que le g o û t des travaux
agricoles et quelques vieux mots usités au dix-septième
siècle, parlent tous le français, à l'encontre des habi-
tants de Gustavia, qui parlent généralement l'anglais.
Ils sont au nombre de quatre ou cinq cents.
« On trouve encore au nord la vaste baie de Saint-
Jean. »
La population totale de l'île s'élève de deux mille
cinq cents à trois mille habitants, parmi lesquels
trois à quatre cents protestants. Ils n'ont, comme
ceux de Saint-Martin, aucun impôt à payer.
Il y a à Saint-Barthélemy un tribunal de première
instance, comprenant un juge président, un commis-
(1) A. Bouinais, p. 49 et 50.

S AI NT- B ARTHÉL MY.
135
saire du gouvernement et un greffier. Les principaux
produits de l'île sont des légumes, des fruits, notam-
ment des ananas ; le tabac, l'indigo, la casse et le bois
de sassafras. Le commerce jusqu'ici n'a pris que peu
d'extension.
Saint-Barthélemy, cependant, est susceptible de
développement à ce point de vue, et l'île a joui pendant
un temps d'une certaine richesse. Si, dans la dernière
période, elle coûtait annuellement 68.000 fr. à la Suède,
en revanche, de 1812 à 1816, elle a payé à la métro-
pole un tribut de 4 8 6 . 6 7 5 rixdalers, et de 1819 à
1830, elle lui en a encore envoyé 2 9 1 . 2 9 4 .
Grâce aux avantages qu'offre la proximité de la G u a -
deloupe et de la Martinique, il serait possible de faire
renaître cette ère de prospérité. Il faudrait pour cela :
1° encourager vigoureusement la culture du tabac d'une
part, et d'autre part la pêche, notamment celle de la
tortue ; 2° avancer aux colons des capitaux qui per-
missent l'exploitation des mines de zinc et de plomb,
car on a récemment découvert de riches filons de ces
deux métaux,


L A G U Y A N E


G U Y A N E F R A N Ç A I S E
PLAN
E T
DE L'ILE DE CAYENNE
TERRITOIRE CONTESTÉ
ET DR SES ENVIRONS
p a r
HENRI MAGER
PLAN
DE LA VILLE DE CAYENNE


.
rnement
e
Gouv
u
d
e
plac
La
.

CAYESNE

L A G U Y A N E
C H A P I T R E I.
Découverte. — Christophe Colomb. — Vincent Pinçon. —Gonzalo Pizarre. — E l dorado. — Les aventuriers anglais. — La
Ravardière — La Compagnie de Rouen. — Brétigny. — Fon-
dation de Cayenne. — Les Douze Seigneurs. — Occupation de
Cayenne par les Hollandais.
Grâce à un concours de circonstances exception-
nelles, la Guyane française a toujours été une de nos
colonies les plus ignorées. Quand, à de rares interval-
les, l'écho de son nom parvenait jusqu'à la métropole,
c'était accompagné de la nouvelle d'un insuccès, ou
même d'un désastre.
De nos jours encore, la Guyane a conservé sa ter-
rible réputation, et, pour le plus grand nombre, elle
reste complètement inconnue. Peu de gens se doutent
des richesses qu'elle renferme ; ils savent bien qu'il y
a une Guyane française, ils connaissent peut-être sa
situation géographique; mais c'est tout. Que si, au
contraire, on parle de la capitale de notre colonie,
le nom de Cayenne évoque chez eux l'idée de bagne ;

142
NOS GRANDES COLONIES.
ils se figurent une ville peuplée de convicts, un cli-
mat meurtrier, un pays malsain, bon tout, au plus
pour y reléguer des forçats.
Cette sorte d'abandon de la part de la mère-patrie
a eu pour conséquence de laisser notre colonie à peu
près étrangère aux grands faits de notre histoire. A
part les événements de 1791 et la catastrophe de
1809, elle n'a pas, comme nos autres possessions, subi
le contre-coup des crises que traversait la France.
E t cependant, la Guyane aussi a son histoire : his-
toire souvent tragique, et qui, dénaturée, faussée
pour servir des intérêts privés, n'a pas peu contribué
à perpétuer la réputation déplorable que l'on a faite,
bien à tort, à notre colonie.
C'est Christophe Colomb qui. le premier, prit con-
naissance des Guyanes, quand il aborda sur le delta
de l'Orénoque, le 1 août 1498.
e r
U n an plus tard, cette partie du continent améri-
cain était visitée par Alfonse Ojedo et Jean de la
Cosa ; ces navigateurs ne firent que passer, ils avaient
un autre objectif. Après avoir reconnu la côte, ils
remontaient au nord, se dirigeant vers le golfe du
Mexique.
L e véritable honneur de la découverte des Guyanes
appartient à Vincent Janes Pinçon.
Anciens compagnons de Colomb à son premier
v o y a g e , Pinçon et ses deux frères, enhardis par les
succès de leur chef, résolurent de chercher aventure
pour leur propre compte. Ils quittèrent Palos au c o m -
mencement de l'année 1499, sur une flottille composée
de quatre caravelles. Après avoir touché aux Canaries,
relevé les îles du Cap V e r t , ils firent route au sud-

LA GUYANE.
143
ouest, et, franchissant l'équateur, abordèrent, le
20 janvier 1 5 0 0 , au cap Saint-Augustin. D e ce point,
se dirigeant vers le nord, ils repassèrent la ligne, et
arrivèrent à un endroit où l'eau de la mer était si douce
que Pinçon en fit remplir ses barriques. C'était les
bouches de l'Amazone. Surpris de ce phénomène, les
navigateurs s'approchent de terre, et mouillent près
d'un groupe d'îles verdoyantes situées à l'entrée d'un
fleuve dont l'embouchure avait plus de trente lieues
de large. Ses eaux, poussées par une force irrésistible,
pénétraient à quarante lieues dans la mer, sans se
mêler aux flots de l'Océan, sans en prendre l'amer-
tume.
La flotte éprouva dans ce mouillage un mouvement
de marées et de courants qui la mit en péril ; ce phé-
nomène, produit par la rencontre des eaux de l ' A m a -
zone avec la marée montante, se nomme Prororoca.
Abandonnant au plus vite cette station dangereuse,
Pinçon longe la côte américaine pendant plus de trois
cents lieues, et atteint l'Orénoque, après avoir visité
plusieurs points sur lesquels il n'a malheureusement
pas laissé de détails.
Quelques années plus tard, Gonzalo Pizarre, frère
du conquérant du P é r o u , explorait ces régions. Un
prisonnier lui apprit qu'au centre de cette contrée boi-
sée que l'on désignait sous le nom de Guyana, habitait
un prince couvert d'or de la tête aux pieds. A u dire
de l'Indien, la poudre d'or était fixée sur le corps du
monarque au moyen d'une résine odorante ; il h a b i -
tait une ville aux palais faits du précieux métal ; au-
tour de cette fantastique cité, la nature avait semé les
pierres les plus précieuses de son riche écrin, et les
eaux du lac Parimé, au milieu duquel s'élevait la capi-

144 NOS G R A N D E S C O L O N I E S .
tale du souverain, roulaient sur un lit de perles et de
diamants.
Les Espagnols désignèrent ce roi métallique sous le
nom de Eldorado, l'homme doré, et le pays qu'il ha-
bitait fut appelé l ' E l d o r a d o . Pizarre se mit à la recher-
che du prince merveilleux, mais il ne put découvrir sa
demeure. Malgré son invraisemblance, la légende ne
tarda pas à se répandre, et l'on vit de toute part ac-
courir de hardis aventuriers.
U n des premiers dont le nom nous soit parvenu
est l'illustre sir Walter Raleigh, le favori de la reine
Elisabeth. Il avait formé le projet de pénétrer dans
le domaine d'Eldorado en suivant l'Orénoque. Il quitta
Londres en 1594 et tenta de remonter le fleuve ; mais
les sauts et les rapides nombreux qui coupent son
cours l'arrêtèrent dans son v o y a g e . U n an après,
Raleigh était de retour en Angleterre.
E n 1 5 9 6 , il entreprit une deuxième exploration,
qui n'eut pas plus de succès. L a même année, le capi-
taine R o b e r t - D u d l e y ( 1 ) , commandant l'Ours, était
à la Trinité, lorsqu'il entendit parier de l'Eldorado.
Il envoya aussitôt à la découverte une embarcation
montée par douze hommes. La petite expédition visita
la Mana, d'où elle rapporta, d i t - o n , de l'or en assez
grande quantité.
V e r s la même époque, Laurent K e y m i s et le capitaine
Berrie firent une tentative qui ne fut pas plus heureuse.
Ces voyageurs s'étaient dirigés vers l'Oyapock, où
ils supposaient rencontrer la ville d'or. Ils nous ap-
prennent qu'il y avait déjà en Guyane des F r a n -
çais, qu'avait attirés la recherche du bois rouge. Ces
(1) Hackluyt, T. III, p. 576.

L A G U Y A N E .
145
Français devaient venir du Brésil : en effet, Thevet (1),
dans la relation de son voyage, raconte qu'un de ses
Compatriotes, longtemps prisonnier des sauvages, lui
parla d'un pays très fertile appelé Ouyana, auquel on
parvenait en remontant la rivière Kourou.
En 1 6 0 4 , Charles L e i g h , en 1608, Robert H a r -
court pénétrèrent en Guyane pour atteindre l'Eldo-
rado ; ils ne furent pas plus favorisés que leurs devan-
ciers. Ces voyages eurent au moins pour résultat de
faire connaître la côte. Enfin, pour clore la liste des
étrangers, citons la dernière tentative de Walter
Raleigh en 1616. A son retour à Londres, en 1617,
le roi Jacques I le fit décapiter comme imposteur.
e r
Cependant, en France aussi on avait entendu par-
ler du souverain d'or. Le roi Henri I V chargea un
gentilhomme poitevin, le sieur de la Ravardière, de
visiter la Guyane et de faire un rapport sur l'oppor-
tunité qu'il y aurait d'y créer une colonie.
De la Ravardière s'embarqua au Havre le 12 j a n -
vier 1 6 0 4 ; il était de retour le 15 août de la même
année. Jean Moquet, qui a écrit la relation d e ce
voyage, nous apprend que si l'envoyé du roi ne décou-
vrit pas l'Eldorado, il rapporta du moins des détails
tellement intéressants sur la fertilité du pays et sur
ses habitants, que l'on décida d ' y fonder un établisse-
ment colonial.
En effet, e n 1 6 2 6 , des marchands de Rouen en-
voyèrent un premier convoi de vingt-six personnes sous
la conduite de Chantail et de Chambault ( 2 ) . Les
colons s'établirent à Sinnamary. Deux ans plus tard,
( 1 ) Manuscrit de la Bibliothèque Nationale.
(2) Malouet, Mémoires sur les colonies, t. I, p. 111.
NOS G R A N D E S C O L O N I E S .
5

146
NOS GRANDES COLONIES.
le capitaine Hautépine amenait à Canamona quatorze
hommes commandés par un nommé Lafleur. En
1630 arrivaient de nouveaux immigrants, et en 1634,
quelques-uns d'entre eux, venus dans l'île de Cayenne,
défrichaient et mettaient en culture la côte de Rémire;
en
1637, ils y construisaient un village et un fort.
L'impulsion était donnée.
Suivant l'exemple de ces particuliers isolés, les
n é g o c i a n t s de Rouen se réunirent et formèrent une
compagnie. Ils obtinrent la concession de tout le pays
compris entre l'Océan, l'Orénoque et l'Amazone. En
1638, Richelieu confirma ce privilège en y ajoutant
le monopole du commerce : la nouvelle compagnie
s'engageait, en retour, à créer plusieurs établissements,
notamment sur le Maroni. Elle expédia aussitôt soi-
xante-six nouveaux colons.
V e r s la même époque, quelques-uns des hommes partis lors de la première expédition, revinrent en F r a n c e ;
le hasard les ayant mis en relation avec un cer-
tain Poncet, seigneur de Brétigny, ils lui firent une
description si magnifique de la Guyane et des richesses
qu'elle renfermait, que celui-ci résolut de s'y rendre.
Aussitôt, il vend ses biens, offre ses services à la com-
pagnie, qui les accepte, et prend le commandement
d'un convoi en formation. A son titre d'envoyé de
la compagnie, de Brétigny ajouta celui de gouverneur
et de lieutenant général pour le roi.
P . Boyer, sieur du Petit-Puy, qui faisait partie de
l'expédition et en écrivit la relation, nous apprend
qu'à part les officiers, le personnel était fort mal c o m -
posé : il n'y avait ni ouvriers ni cultivateurs, mais
presque uniquement des gardes et des soldats qui
devaient former la maison militaire de M . le g o u v e r -

LA GUYANE.
147
neur. Ces gens, des aventuriers pour la plupart,
avaient été racolés un peu partout.
L'expédition gagna le H a v r e , en descendant la
Seine, et s'embarqua le 1 septembre 1643 sur les
er
navires le Saint-Jean et le Saint-Pierre. Le 25 novem-
bre, on jetait l'ancre non loin de Cayenne, devant
l'habitation Mahury. Dès les premiers jours de leur
arrivée, les colons eurent à souffrir du terrible carac-
tère du chef : tout le monde dut plier sous son j o u g
tyrannique. Les infractions les plus légères aux règle-
ments qu'il avait promulgués étaient l'objet de châti-
ments sévères. Outrés d'un tel despotisme, les officiers
se révoltèrent ; le 4 mars 1 6 4 4 , de Brétigny fut mis
en prison et remplacé par un Conseil de surveillance
placé sous la présidence de M . de Saint-Remy.
Cependant, cédant aux prières du chef, le Conseil
lui rendit la liberté et l'administration de la colonie.
Aussitôt rentré en possession du pouvoir, de Bréti-
gny rédigea un règlement en cent quarante articles,
dont quelques-uns paraissent être l'œuvre d'un fana-
tique ou d'un fou : le blasphémateur avait la langue
brûlée avec un fer rouge ; on tranchait le poignet à
celui qui frappait un de ses compagnons, etc.
Sous l'empire d'une sorte de folie furieuse, le g o u -
verneur se livrait à toutes sortes de cruautés : huit
innocents furent rompus par ses ordres, et il fit char-
ger de fer et emprisonner les missionnaires capucins
qui lui adressaient de justes reproches. A u matin, il
interrogeait les hommes sur leurs rêves de la nuit ;
et ceux dont les songes n'avaient pas l'heur de lui
plaire, étaient marqués au front avec un fer rouge à
ses initiales. Voici en quels termes Boyer rapporte ce
fait monstrueux : « Sa tyrannie le faisait bien passer

1 4 8
NOS GRANDES COLONIES.
plus outre ; car il voulait que chacun allât tous les
matins chez lui pour lui rendre compte de tous les
songes qu'on aurait faits pendant la nuit et de toutes
pensées qu'on aurait eues pendant la précédente jour-
née, desquels et desquelles il nous faisait punir avec
des extraordinaires cruautez. Les Nérons et les Cali-
gulas ne firent jamais rien de semblable (1). »
A u milieu de toutes ces extravagances, de Brétigny
lit cependant construire le fort Cépérou et le village
qui depuis est devenu Cayenne.
Des Indiens, particulièrement maltraités par ce
tyran, cherchèrent une occasion favorable pour tirer
vengeance d e ses mauvais traitements ; l'événement
ne se fit pas longtemps attendre. U n jour qu'il faisait
une reconnaissance en terre ferme, Brétigny fut
attaqué, et périt massacré avec tous ceux qui l'accom-
pagnaient. Malheureusement les naturels ne se tin-
rent pas pour satisfaits par la mort du chef; ils s'en
prirent aux colons des souffrances qu'ils avaient en-
durées, et ravagèrent les établissements de Berbice,
du Maroni et de Surinam. Ils attaquèrent ensuite le
fort Cépérou, et celui-ci serait certainement tombé
entre leurs mains, sans l'intervention des mission-
naires qui, grâce à leur influence sur les indigènes, les
dissuadèrent de continuer la guerre et les entraînèrent
à K o u r o u . U n e partie des colons échappés au massacre
les accompagna ; un certain nombre resta dans le fort,
d'autres enfin, réfugiés sur le navire du capitaine
Mirebault, qui croisait dans ces parages, gagnèrent
Saint-Christophe.
(1) P. Boyer, Véritable relation de tout ce qui s'est passé au,
voyage de M. Brétigny, p. 192 (Paris, in-8°, 1654).

LA GUYANE.
149
Malgré le peu de succès de ces tentatives, une n o u -
velle compagnie se formait. M. de Royville, l'abbé
de la Boulaye, l'abbé de l'Isle de Marivaux, et quelques
autres au nombre de douze, tondaient, sous le nom de
Compagnie des Douze Seigneurs, une Société dont le
capital versé était de huit mille écus : somme bien
minime, si l'on songe aux frais de transport, d'ins-
tallation et aux nombreux travaux à exécuter pour
rendre la colonie productive. Il est vrai qu'on n'allait
pas à la Guyane pour travailler, mais pour recueillir
des richesses imaginaires ; la croyance à l'Eldorado
subsistait toujours, et c'est en entretenant cette lé-
gende que les organisateurs de Sociétés réussissaient
à entraîner à leur suite quelques malheureux trompés
par des promesses mensongères.
L'expédition quitta Paris le 18 mai 1 6 5 2 , et,
comme les précédentes, se dirigea sur le Havre par
la Seine. Le jour même du départ, l'abbé de Marivaux,
voulant passer d'un bateau dans un autre, tomba
dans le fleuve et se noya en face de la porte de
la Conférence. Le Grand-Saint-Pierre, navire de
500 tonneaux, et la Charité, de 400, chargés
du transport des colons, quittèrent la France le
3 juillet.
Dès le début de la traversée, des discussions s'élevè-
rent au sujet du commandement, que M. de Royville
entendait conserver tout entier, tandis que chacun
voulait en avoir sa part.
On relâcha à Madère, où l'on séjourna huit jours :
les associés profitèrent de cette escale pour se réunir
et former un complot dont le but était de supprimer
M. de Royville. Ses compagnons lui reprochaient de
s'être vendu à la Compagnie de Rouen, et ils allèrent

150
N O S G R A N D E S C O L O N I E S .
jusqu'à l'accuser de méditer leur mort pour garder
un pouvoir sans partage.
On reprit la mer ; quelques jours après, le 18 sep-
tembre, les conjurés pénétrèrent dans la cabine du
chef, le poignardèrent et jetèrent son corps par-dessus
bord. Réunissant ensuite tous les passagers sur le pont,
ils licencièrent la compagnie des gardes, destituèrent
les officiers et se partagèrent l'autorité. La direction
de l'expédition fut confiée à M. de Bragelone, qui
devait exercer son commandement sous le contrôle
d'un Conseil de surveillance.
D i x jours après ces événements, les navires arri-
vaient en vue de Cayenne. Les chef- croyaient trou-
ver un établissement en ruine, un village désert :
ils furent fort étonnés d'apercevoir un fort recons-
truit, sur lequel flottait le drapeau blanc. Les nou-
veaux arrivants firent au commandant de la compa-
gnie de Rouen sommation de se rendre ; celui-ci,
nommé de Navarre, n'ayant à sa disposition que soi-
xante hommes, ne crut pas devoir tenter une résis-
tance inutile ; il capitula, consacrant ainsi l'autorité
de la Compagnie des Douze Seigneurs.
Le débarquement commença aussitôt, et l'on se
mit à construire tant bien que mal quelques maisons.
Mais l'expédition ne comptait que fort peu d'ouvriers,
et la plupart des colons durent rester sans abris ; elle
n'avait pas non plus de cultivateurs : aussi no put-on
songer à défricher et à cultiver les terres environnan-
tes. Tous les bras étaient,d'ailleurs, employés à l'édifi-
cation d'un fort en pierre, M. de Vertaumont, nommé
commandant militaire, ayant déclaré que sa dignité ne
lui permettait pas d'exercer son pouvoir sur des forti-
fications de bois. Bientôt les vivres manquèrent ; on

LA GUYANE.
151
n'eut pas même la ressource de se nourrir de poisson ;
car, dans leur incroyable imprévoyance, les chefs
avaient oublié d e se munir d'engins de pêche ! A c c a -
blés de fatigues, affaiblis par les privations et la m i s è r e ,
les nouveaux colons devinrent b i e n t ô t la p r o i e de
fièvres pernicieuses ou d'autres maladies mortelles.
« Il semble, dit Biet dans son récit, que l'on n'avait
embarqué tout ce peuple que p o u r ramener dans
ce p a y s et l ' y faire périr ( 1 ) . »
Cependant, un des associés, M . Duplessis, visita
l'île, et désigna Rémire pour y créer un établissement
définitif. Durant son exploration il r e n c o n t r a une
pirogue montée par quatorze blancs et un n o m b r e
égal de noirs, sous le commandement d'un F r a n ç a i s
o r i g i n a i r e d e Gonesse. Ces hommes étaient des pirates
de Fernambouc avec leurs esclaves ; ils f u i e n t faits
prisonniers. De ce j o u r date l'introduction des
p r e m i e r s nègres dans la colonie.
De graves discussions ne tardèrent pas à s'élever
entre les a s s o c i é s . Quelques-uns d ' e n t r e eux , ayant
pour chef un n o m m é Isambert, formèrent le projet
d'assassiner leurs camarades pour s'emparer de l'auto-
rité. L e complot fut découvert : on j u g e a les c o n -
jurés, et Isambert, condamné à mort, fut exécuté le
25 décembre 1 6 5 2 . Cet e x e m p l e ne ramena pas le
calme, et les discussions continuèrent ; de Vertau-
mont, compromis dans l'affaire Isambert, mais m é n a g é
à cause de son commandement e t des forces d o n t il
disposait, s'enfuit e t réussit à gagner Surinam.
Les Galibis, tribu indienne occupant une portion
(1) Biet, cité par Nouvion, dans ses Extraits, p. 42, livre III,
chap. ix.

152
NOS GRANDES COLONIES.
de l'île de Cayenne, avec lesquels les douze seigneurs
avaient eu plusieurs querelles, profitèrent du désarroi
complet où se trouvait l'établissement pour l'attaquer;
la plupart des malheureux colons furent égorgés. Ceux
qui avaient pu échapper à la mort furent recueillis le
27 décembre 1653 par deux navires qui les transpor-
tèrent aux Antilles; peu d'entre eux, cependant, revi-
rent leur patrie; ils succombèrent presque tous aux
suites des fatigues endurées et des maladies contractées
à Cayenne. Dans leur fuite précipitée, les associés
abandonnaient pour plus de vingt mille livres d'armes,
de vivres et de munitions, que de Vertaumont tenait
en réserve dans le fort.
Après le désastre de la compagnie des douze seigneurs,
l'île resta à peu près inhabitée, jusqu'à ce qu'un cer-
tain Guérin Spranger, juif hollandais expulsé du Brésil
parles Portugais, vînt s'y installer avec quelques-uns
des siens. Son habile direction mit l'île en si bonne
réputation que la plupart des juifs, chassés comme lui
du Brésil par la persécution religieuse, s'empressèrent
de le rejoindre. U n de ses coréligionnaires, David
Nasty, se fit donner à Amsterdam le titre de patron
maître de la colonie de Cayenne, il s'y rendit en 1569.
Sous le gouvernement de ces commerçants, la colonie
atteignit un degré de prospérité jusqu'alors inconnu.
Telle est, brièvement résumée, l'histoire des pre-
mières tentatives de colonisation faites à la Guyane
et dont l'honneur, comme on le voit, revient bien
plutôt à des étrangers qu'à nos compatriotes.

LA GUYANE.
153
C H A P I T R E I I .
De la Barre. — Expulsion des Hollandais. — La France
Equinoxiale. — Prise de Cayenne par les Anglais.— Paix de
Bréda.— Prise de la Guyane par les Hollandais. — Suppression
des Compagnies. — Reprise de Cayenne. — M. de Jennes. —
Les PP. Lombard et Ramette. — Pierre Barrère.
Jusqu'en 1663, on s'occupa peu de Cayenne, en
France. L'issue fatale des entreprises dirigées sur ce
point n'était pas faite pour encourager de nouvelles
tentatives. Cependant, un sieur Lefebvre de la Barre
rêvait de reprendre l'œuvre de ses devanciers. Grâce
à de hautes protections, il obtenait du roi, par l'entre-
mise de Colbert, la concession du pays qui s'étend
entre l'Amazone et l'Orénoque, et des îles qui en d é -
pendent, sous le nom de France Equinoxiale. Il for-
mait une Société composée de vingt membres, ver-
sant chacun un capital de dix mille livres, avec l'enga-
gement de doubler la somme, au besoin.
L'expédition devait être accompagnée par la flotte
de M . de Prouville, qui allait prendre le gouverne-
ment des Antilles. Celui-ci, avec douze cents hommes
embarqués à cet effet, avait mission d'expulser les
Hollandais, et de remettre Cayenne aux mains de
M . de la Barre.
Le convoi se composait du Brézé et du Tenon,
vaisseaux du roi, et de quatre navires appartenant à
la Compagnie.
Partie le 26 février 1 6 6 4 , la flotte arrivait le 11
5*

154
NOS GRANDES COLONIES.
mai devant Cayenne. M . de Tracy, qui connaissait le
pays, fut envoyé en parlementaire. Guérin Spranger
comprit qu'il ne pouvait résister aux forces qui
venaient l'attaquer ; il capitula d o n c , en demandant
toutefois à sortir du fort Cépérou avec les honneurs
de la guerre. Cette concession lui fut accordée. Le 27
mai 1664, les Hollandais abandonnèrent Cayenne pour
aller s'établir à Surinam, colonie anglaise fondée d e -
puis peu; ils n'avaient pas à redouter là les persécu-
tions religieuses.
E n débarquant, la nouvelle compagnie trouvait une
situation prospère, plusieurs sucreries organisées, un
grand nombre de noirs occupés à la culture du coton,
du roucou et de l'indigo, toute une colonie enfin res-
pirant la richesse et le bien-être.
Le premier acte de M . de la Barre fut d'entrer en
relations avec les Galibis et de leur proposer un traité
de paix. Le gouverneur leur promettait la tranquillité
et le r e s p e c t de leurs personnes, ne leur demandant
en échange que d'abandonner l'île pour se retirer en
terre ferme, et d'aider les colons, le cas échéant, à re-
prendre leurs noirs évadés, Le traité fut signé à la
grande joie des indigènes.
Sous la sage administration du nouveau g o u v e r -
neur, qui sut tirer parti de l'impulsion donnée à la c o -
lonie par les Juifs hollandais, on pouvait croire que
la Compagnie de la France Equinoxiale allait enfin
donner les résultats que ses prédécesseurs avaient vai-
nement poursuivis.
Tout à coup, les colons apprirent que le gouverne-
ment venait d'autoriser la création d'une vaste C o m -
pagnie destinée à englober les autres. Sous le nom de
Compagnie des Indes Occidentales, cette nouvelle

LA GUYANE.
155
institution devait monopoliser tout le commerce des
Antilles et de la Guyane.
Effrayé, pour l'établissement qu'il dirigeait, des
conséquences probables de cette création, M . de la
Barre prétexta du mauvais état de sa santé, et quitta
Cayenne, laissant le commandement des établissements
à son frère, M. de L é z y . Celui-ci, homme irrésolu et
sans énergie, n'avait aucune des qualités nécessaires
pour administrer la colonie et la guider dans la voie
de prospérité où elle était entrée. Ce choix était d'au-
tant plus regrettable que le nouveau directeur allait
avoir à lutter contre des difficultés extérieures.
La nouvelle de la formation de la Compagnie des
Indes occidentales était vraie : pour mettre un terme
aux désordres occasionnés par les rivalités continuelles
qui s'élevaient entre les particuliers fondateurs d'éta-
blissements privés, le ministère s'était décidé à les ré-
unir tous sous une seule et même administration; pour
atteindre ce but, il créait une grande compagnie à la-
quelle des lettres patentes conféraient la propriété de
toutes les terres et îles habitées par les Français dans
l'Amérique méridionale. La nouvelle Compagnie
choisit M . de la Barre pour lieutenant général ; mal-
heureusement celui-ci était loin d'être rendu à son
poste.
Par une coïncidence fatale, le roi, vers la même
époque,prit parti pour la Hollande contre l'Angleterre,
et déclara la guerre à cette dernière puissance le 25
janvier 1666. A u x premiers bruits de guerre, comme
on supposait,avec raison, que les Anglais tourneraient
leurs efforts vers nos colonies d'Amérique, d'impor-
tants renforts furent envoyés aux Antilles; mais,
comme il fallait toujours que l'on commît quelques

156
NOS GRANDES COLONIES.
fautes, on négligea de pourvoir Cayenne des moyens
de défense indispensables.
Repoussée devant la Martinique et la Guadeloupe,
l'Angleterre tourna ses efforts contre la Guyane ; le
22 octobre, sa flotte arrivait en vue de notre possession.
M . de Lézy, en tournée à Mahury, est aussitôt pré-
venu; il gagne à la hâte le fort Cépérou et se prépare
à la résistance; malheureusement l'ennemi, trompant
son attente, se dirige sur Rémire et y opère un débar-
quement. Le gouverneur accourt avec ses troupes sur
le point menacé, et livre un combat acharné; mais il est
blessé dans la lutte, et les Français, écrasés sous le nom-
bre, battent en retraite.
Ce premier échec fait perdre complètement la tête
à M. de Lézy, et, au lieu de se retirer dans le fort Cépé-
rou, avec les habitants et la garnison, il passe; en terre
ferme et gagne Surinam.
Cependant, le sergent Ferrand, resté à Cayenne
avec une poignée d'hommes, veut rassembler tous les
colons dans le fort pour résister à l'Anglais. Bien pour-
vue de vivres et de munitions, la place, déclare-t-il,
peut tenir longtemps encore ; les habitants refusent
de se rallier au brave sergent ; ils s'enfuient, et Fer-
rand est obligé de livrer le fort au chevalier H a r m a n ,
commandant des forces britanniques.
Les troupes anglaises se répandent dans la colonie,
pillent les habitations, brûlent les récoltes, détruisent
les fortifications, et enfin abandonnent l'île dévastée,
pour se diriger sur Surinam.
Les habitants et la garnison furent transportés à la
Barbade; à leur arrivée, l'amiral anglais Willougby
venait d'apprendre la conclusion de la paix par le
traité de Bréda ; il dirigea les prisonniers sur la Marti-

LA GUYANE.
157
nique. A quelque temps de là, le P. Morellet, de
l'Ordre des Jésuites, fit savoir à M . de la Barre, g o u -
verneur des Antilles, que des Français réunis par ses
soins étaient restés à Cayenne ; de la Barre envoya
M . de Lézy pour reconstituer la colonie.
Quelques années plus tard, en 1676, de nouveaux
événements venaient encore bouleverser Cayenne, à
peine remise de l'attaque des Anglais. Les Hollandais
n'étaient plus nos alliés, et, le 5 mai, l'amiral Binks, à
la tête de onze vaisseaux, s'emparait de nos possessions.
Il respectait du moins les habitations : à part les
absents dont les biens furent mis sous séquestre,
chacun put, malgré l'occupation étrangère, jouir en
paix de sa propriété.
Cependant, le gouvernement venait encore de
modifier le système colonial: les compagnies suppri-
mées, chacune de nos possessions d'outre-mer était
placée sous le commandement d'un officier nommé par
le roi. Le ministère de la marine centralisait les ser-
vices des colonies. En même temps, l'amiral d'Estrées
recevait ordre de se diriger avec sa flotte sur la
Guyane et d'en chasser les Hollandais. Le 11 décem-
bre 1676, les vaisseaux du roi arrivaient devant
Cayenne, et en reprenaient possession. Depuis cette
époque, réduite aux limites qu'elle a encore aujour-
d'hui, notre colonie ne fut plus troublée, jusqu'à la
Révolution, et pendant cette période on vit se créer
quelques entreprises agricoles particulières, qui d o n -
nèrent plus tard au gouvernement l'idée de faire, lui
aussi, un grand essai de colonisation.
En 1 6 9 6 . M . de Jennes obtint une concession et
fonda un grand établissement sur le cours d'une
rivière qui porte encore son nom. Deux Jésuites, les

1 5 8
NOS GRANDES COLONIES.
P . P . Lombard et Ramette, vinrent en 1709 se fixer
sur le fleuve K o u r o u . Ils réunirent assez rapidement
quatre ou cinq cents néophytes indiens ; plus tard,
avec l'aide des nègres, ils créèrent les raffineries les
plus importantes de la contrée.
La deuxième moitié du X V I I I siècle fut, pour
e
notre empire colonial, une époque désastreuse : une à
une, nos plus belles possessions passaient aux mains
de l'étranger: l'Acadie, l'Inde, le Canada étaient cédés
à l'Angleterre. A la suite de ces pertes successives,
l'attention du gouvernement fut de nouveau appelée
sur la G u y a n e , et en 176 3 on résolut d'y fonder une
vaste exploitation agricole.
A v a n t de faire le récit de l'Expédition de Kourou,
justement qualifiée de « sinistre aventure » , voyons
rapidement quel était alors l'état de notre colonie.
E n 1 7 4 3 , Pierre Barrère, médecin du roi, fit un
voyage à Cayenne. V o i c i ce qu'il dit de la prospérité
de notre établissement :
« Il n'y a guère aujourd'hui plus de quatre-vingt-
dix habitants blancs. O n comptait, il y a quelques
années, dans le recensement général, cent vingt-cinq
Indiens esclaves, tant hommes que femmes et enfants;
quinze cents nègres travaillant et payant capitation,
soixante roucouries (sic), dix-neuf sucreries et quatre
indigoteries.
« Tous les esclaves au-dessous de soixante ans et
au-dessus de quatorze payent sept livres et demie pour
la capitation annuelle, qu'on fait monter à six ou sept
mille livres, qui est payée avec les denrées du pays.
L e commerce d'aujourd'hui, dans cette colonie, roule
sur beaucoup de rocou (sic), assez de sucre et peu d'in-
digo, de café et de cacao. L a culture du café n'a été

LA GUYANE.
159
introduite qu'en 1721 Celle du cacao est plus
nouvelle encore ; cependant il y avait en 1735 des
colons qui en expédiaient jusqu'à trois barriques : mais
le manque d'esclaves arrête tous les progrès que
pourrait faire la colonie. Quelque petit que soit le c o m -
merce de Cayenne, les marchandises qui s'y t'ont tous
les ans sont estimées à deux cent cinquante mille livres
ou cent mille écus »
L'auteur entre ensuite dans des considérations très
développées sur le tort que cause à l'agriculture le
petit nombre d'esclaves, puis il ajoute : « Les terres
que les Hollandais font valoir à Surinam, et dont la
colonie tire toutes ses richesses, ne sont que les terres
basses et inondées de mer haute. Ne pourrions-nous
pas ainsi, à leur exemple, dessécher et cultiver celles
de Cayenne qui sont noyées » ( 1 ) ?
Avant Malouet et Guisan, Barrère avait compris
que l'agriculture seule pouvait rendre notre colonie
véritablement prospère ; que tous les efforts devaient
tendre vers ce but ; qu'il fallait à tout prix conquérir
des terres fertiles sur la mer, et surtout amener en
Guyane de nombreux noirs pour leur faire exécuter
les travaux auxquels, sous ce climat débilitant, les
Européens ne peuvent se livrer impunément.
(1) P. Barrère, Description de la France équinoxiale, pages 97
et suivantes.

160
NOS GRANDES COLONIES.
C H A P I T R E I I I .
Expédition de Kourou (1). — Bessner. — Malouet et Guisan.—
Villeboi. — Révoltes à Gayenne. en 1793. — Emancipation
des noirs. — Réquisition forcée. — Victor Hugues. — Prise
de Cayenne par les Portugais. - - Traité de 1814. — Colonisa-
tion de la Mana. — M Javouhey. — 1848. — Abolition de
m e
l'esclavage. — Situation actuelle.
Après la signature du traité de Paris ( 1 7 6 3 ) , qui
enlevait le Canada et les Indes à la France, le roi rêva
de créer, dans la France Equinoxiale, un centre de
population blanche, qui pût contrebalancer, dans l'A-
mérique du Sud. les immenses possessions des Anglais
dans l'Amérique du Nord, et, au besoin, concourir à
la défense des Antilles, objectif avoué de la politique
britannique. C'est dans ce but que l'on organisa l'ex-
pédition de K o u r o u .
Afin d'obtenir le concours du public, on fit croire
à la fondation, en Guyane, d'une vaste exploitation
agricole et commerciale ; pour augmenter encore
cette croyance, on demanda des projets d'organisation
à des hommes compétents : le commerce fut appelé à
donner son avis. Tous les mémoires présentés con-
cluaient à l'introduction dans la colonie de l'élément
noir. M . d'Orvillers, fils du gouverneur de ce nom,
qu'un séjour de quarante-sept ans en Guyane avait
(1) Si nous nous étendons longuement sur cette expédition
malheureuse, c'est que, jusqu'ici, les différents auteurs qui ont
traité de la Guyane ont presque passé sous silence cette tenta-
tive de colonisation.

LA GUYANE.
161
mis à même d'en connaître à fond les besoins, et dont
l'opinion pouvait être considérée comme celle de la
majorité des colons, insistait d'une façon toute parti-
culière sur ce point. Est-il besoin de dire qu'on ne
tint aucun compte de ces avis? E n haut lieu, on se
préoccupait fort peu de la question coloniale, on
obéissait à un tout autre ordre d'idées. Tout le monde,
colons et agents, faussement renseigné, fut absolu-
ment trompé:alléchées par des promesses magnifiques,
les familles partaient, croyant n'avoir, en arrivant,
qu'à jouir des richesses procurées par un climat pro-
digue. Aussi, la plupart se lancèrent-ils avec une
légèreté inouïe dans cette entreprise; et, le croirait-on?
dans cette expédition, qui pour réussir exigeait une
race dure au travail, sobre, laborieuse, comme celle
dés puritains qui les premiers peuplèrent les solitudes
de l'Amérique du Nord, on engagea en grande quan-
tité des soldats, des musiciens et des comédiens !
Cependant, on concédait à M . de Choiseul et à son
cousin M. de Choiseul-Praslin tous les terrains com-
pris entre le Maroni et le K o u r o u , avec droit de pêche,
de chasse, de nomination d'officiers municipaux et de
justice ; les propriétaires pouvaient donner aux villes
et aux villages à construire, leurs noms et ceux des
membres de leur famille. Ils s'obligeaient en retour
à faire cultiver les terres les plus éloignées, à peupler
la région voisine des frontières : « la population nou-
velle, disait l'acte, devant servir de barrière » .
M. de Turgot, homme ignorant, esprit superficiel
et sans suite, fut nommé gouverneur ; il désigna
comme intendant général M . Thibault de Chanvalon. Il est difficile de porter sur ce dernier un j u g e -
ment impartial: ses plans furent toujours contrariés,

162
NOS GRANDES COLONIES.
et il eut à lutter contre d'insurmontables difficultés.
M . de Chanvalon eut à supporter tout le poids de
fautes qu'il n'avait pas commises, et si on lui reprocha
avec raison beaucoup d'actes au moins inconsidérés,
on ne tint pas assez c o m p t e , à notre avis, de la situa-
tion particulière dans laquelle il se trouvait.
L'Etat affectait à la nouvelle compagnie un capital
de un million cinq cent mille livres, répartis comme
suit: 3 0 0 . 0 0 0 livres pour frais de premier établisse-
ment; 4 0 0 . 0 0 0 livres destinées à payer le fret de 4 . 0 0 0
tonneaux pour le transport de deux mille individus,
v i v r e s , outils, e t c . ; les 8 0 0 . 0 0 0 livres restantes étaient
appliquées aux frais généraux de la colonie.
A u commencement de 1 7 6 3 , M . Bruletout de P r é -
fontaine, ancien officier de marine, promu au grade
de commandant, reçut la mission d'aller à Kourou,
d'y établir un c a m p , et d'y faire construire le plus de
locaux possible. Cet officier devait s'embarquer à
Rochefort le 1 mars pour être rendu à Cayenne en
e r
avril, c'est-à-dire à la fin de la saison des pluies; il ne
put mettre à la voile que le 1 7 mai. L e convoi se c o m -
posait de trois navires : la Comtesse de Grammont, le
Jason et l'Américain. Outre un important chargement
de vivres et d'outils, la flottille emportait 1 2 7 colons;
elle atteignit Cayenne le 1 4 juillet.
M . de Béhague, gouverneur de la Guyane, et
M . Morisse, ordonnateur, firent à M . de Préfontaine
un assez mauvais accueil; leur exemple fut suivi par
les habitants : ils refusèrent aux colons l'aide dont
ceux-ci avaient si grand besoin. Arrivé à K o u r o u ,
le commandant obtint de l'établissement des Jésuites
quatre-vingts noirs pour l'aider dans ses travaux d'ins-
tallation. A la fin d'octobre, les constructions les plus

LA GUYANE.
163
indispensables n'étaient pas terminées : et quand
M . de Chanvalon débarqua le 22 décembre avec 1.429
passagers, rien n'était prêt pour les recevoir.
L'attitude du gouverneur et de l'ordonnateur vis-
à-vis de M , de Chanvalon fut plus hostile encore qu'à
l'égard de M. de Préfontaine. M. Morisse n'avait pris
aucune mesure pour recevoir les colons et faciliter
leur passage à K o u r o u , malgré les ordres qu'il avait
reçus de la métropole. Dans une entrevue qu'il eut
avec M . de Béhague, l'intendant général, sommé de
montrer ses pouvoirs, s'y refusa; c'était une rupture.
Les émigrants étaient restés à bord des navires qui
les avaient amenés, et il fallait les mettre à terre au
plus vite, car les capitaines avaient hâte de repartir.
Force fut donc à M. de Chanvalon de faire procéder
au débarquement. Il se rendit à K o u r o u dans une
pirogue ; après avoir éprouvé les plus grands dangers
pour franchir la barre du fleuve, il atteignit le camp.
Ce camp, établi par les soins de M . de Préfontaine,
était situé sur la rive gauche du fleuve Kourou, à un
tiers de lieue environ de l'embouchure (1). On avait
défriché les bords de la rivière sur une longueur de
quatre cents toises, et une profondeur de deux cents
environ; dans cet espace s'élevaient une église, un
hôpital, et autour, quatre rangées de carbets dont la
disposition formait des rues. Ces constructions rudi-
mentaires étaient presque toutes occupées par les v o y a -
geurs du premier convoi ; celles restantes étaient bien
insuffisantes pour abriter les émigrants que l'intendant
avait laissés à Cayenne.
(1) Plan du camp de la nouvelle colonie de la Guyane fran-
çaise.

164
NOS GRANDES COLONIES.
Il fallait agir au plus tôt. M . de Chanvalon cal-
cule que pour transporter les colons de Cayenne au
camp, avec les moyens insuffisants dont il dispose,
il lui faudra trois mois (1); ce temps lui suffira pour
construire de nouveaux; abris, mais il manque de bras:
il s'adresse aux hommes déjà installés, ceux-ci refusent
leur concours. L'intendant visite les environs du
c a m p , les trouve parfaitement disposes pour y créer
un établissement ; puis il retourne à Cayenne pour
procéder au transport des émigrés.
Il installe aussi bien que possible tout son monde
dans l'île de Cayenne, et les départs pour Kourou
commencent. A peine un petit nombre est-il expédié,
qu'on lui annonce un nouveau convoi de quatre cent
treize hommes venant sur la Ferme, capitaine d'Ambli-
mont. Rien n'est disposé pour leur réception ; l'encom-
brement, déjà excessif à Cayenne, va s'accroître d'au-
tant. C'est alors que l'idée vient à M. de Chanvalon
d'utiliser les îles du Salut, alors nommées îles du
Diable (il les débaptisa pour la circonstance), s i -
tuées à neuf lieues au nord-ouest de Cayenne, et à
trois lieues en face de K o u r o u . Il les visite, fait tracer
un chemin, déblayer une source et dresser des ten-
tes (2). L e 19 mars 1764, la Ferme (3) vient débar-
quer quatre cent treize passagers sur l'îlot principal
(maintenant l'île Royale). E n même temps, le capi-
taine de c e navire avise M . de Chanvalon de l'arrivée
prochaine de deux mille nouveaux colons.
Que faire en cette occurrence ? L'intendant n'a pu
(1) Défense de M. de Chanvalon.
(2) Correspondance de l'intendant, lettre n° 52.
(3) Etat des bâtiments expédiés du port de Rochefort.

LA G U Y A N E .
165
prévenir en France Je l'état de l'établissement, et faire
suspendre les envois d'hommes ; dès son arrivée il
avait voulu écrire, mais M. Morisse avait refusé de
retarder le départ du bateau qui aurait pu emporter
ses lettres.
Dans son embarras, M . de Chanvalon retourne au
camp de K o u r o u et se décide à utiliser les bords de
la rivière ; il remonte son cours pendant environ vingt
lieues, trace les limites des premières concessions, fait
construire quelques carbets et y envoie des vivres. Ces
concessions s'étendaient jusqu'au Château- Vert, à
douze lieues de la mer ; on n'alla pas au delà à cause
d'un saut qui rend la navigation difficile. E n terre
ferme, un peu au-dessus de la zone des palétuviers,
là où sont situées les premières concessions, le fleuve
tourne brusquement, et sa rive forme c o m m e une
presqu'île ; cet endroit est choisi pour y jeter les fon-
dations d'une ville importante ( 1 ) qui doit s'élever
au centre du pays concédé. On fait commencer en
même temps les premiers défrichements, depuis l'em-
bouchure du K o u r o u jusqu'à l'éminence qui domine
toute la région des palétuviers ; deux habitations, qui
prirent les noms de la Liberté et la Franchise, y sont
créées. Elles étaient à une lieue de la mer, sur la rive
gauche du fleuve et au-dessus du camp (2).
A ce moment, M . de Chanvalon apprenait l'arrivée
de douze cent treize personnes, hommes et femmes ( 3 ) ;
et pas un endroit pour les recevoir, pas une habita-
tion pour les abriter, pas même de tentes !
(1) Note du plan de la rivière Kourou.
(2) Ibid.
(3) Défense de M. de Chanvalon, pages 243 et suivantes.

1 6 6
NOS GRANDES COLONIES.
Les îles du Salut étaient encombrées par les passa-
gers de la F e r m e : sur ces roches dénudées, il n'y
avait pas d'hôpital ; celui du camp regorgeait de
malades, et sur l'île de Cayenne gisaient 150 indi-
vidus abandonnés, presque sans secours, et n'ayant
d'autre abri que la toile !
L e convoi annoncé arriva, amenant 1.887 passa-
gers : on les dirigea sur les îles du Salut, et l'on en-
tassa deux mille trois cents individus, là où quatre cent
treize hommes avaient peine à se mouvoir !
Profitant du départ de la flotte, M . de Chanvalon
adressa des représentations au ministère et à M. de
Turgot, qui, malgré son titre de gouverneur, s'obsti-
nait à rester à Paris ; l'intendant demandait que l'on
suspendît, momentanément du moins, l'envoi de nou-
veaux émigrants. Ces réclamations parvinrent trop
tard, paraît-il, car au mois d'avril le Centaure débar-
quait 348 individus : en mai, les Deux-Amis,le Prince
Georges, l' Amphitryon, la Balance et le Parham en
amenaient 9 6 0 . Enfin, pendant le courant de l'année
1764, des convois successifs transportèrent en Guyane
NEUF MILLE personnes !
Bientôt le désordre se mit dans l'administration :
les malades mouraient l'auto de soins ; les vivres, gas-
pillés ou gâtés pendant la traversée, s'épuisaient rapide-
ment, et ce n'est qu'avec des peines infinies que l'on
arrivait à nourrir tout le m o n d e .
Chanvalon, voyant le désespoir s'emparer de ces in-
fortunés, chercha-t-il à réagir, ou bien obéit-il à un au-
tre mobile? ce qui est certain, c'est q u e , sous prétexte
de distraire et d'étourdir les colons, Chanvalon donna
des fêtes, organisa des banquets ; il assistait aux ma-
riages et leur donnait par sa présence une sorte de

LA GUYANE.
167
solennité. « C'est avec la même adresse et la même in-
suffisance de moyens que j'ai osé faire chez moi la
noce des premières personnes honnêtes qui se sont
mariées dans la colonie Je conduisis la mariée
à l'autel. Les propos, les distinctions, tout fut e m -
ployé, et je réussis : l'exemple prit Il nous reste
encore plusieurs hommes à marier. J'écris à la Marti-
nique d'engager quelques
d e m o i s e l l e s bien nées de ce
pays-là, à passer dans celui-ci, quoiqu'elles n'aient pas
de fortune, pour s'y établir (1) » Il fit construire
un théâtre; ce n'était à la vérité qu'un hangar à peine
couvert ; mais on reprocha à Chanvalon de consacrer à
des amusements un local dont les habitants avaient si
grand besoin ; l'abbé Brouet se plaignait que p e n -
dant que l'on élevait un abri à des comédiens, le clergé
était sans asile, et le médecin Chambon réclamait cet
emplacement pour ses malades.
Des signes de révolte ne tardèrent pas à se mani-
fester parmi les colons. Convaincus qu'on les avait
amenés là pour ne rien faire, ces hommes se refu-
saient à tout travail. Les plus turbulents, gens sans
aveu, recrutés principalement en Allemagne, furent
transportés sur la rive droite du fleuve ; rien n'était
organisé pour qu'ils pussent s'installer; abandonnés
et livrés à eux-mêmes, ils périrent, pour la plupart,
victimes de leur paresse et de la rigueur du cli-
mat ( 2 ) .
Le premier départ des colons pour les terrains con-
cédés sur les rives du K o u r o u était fixé au 1 juin.
e r
Il ne put avoir lieu, une épidémie d'une extrême v i o -
(1) Correspondance de M. de Chanvalon, lettre n° 19.
(2) Défense de M. de Chanvalon, p. 218.

168
NOS GRANDES COLONIES.
lence s'étant déclarée. On ne commença à diriger les
concessionnaires sur leurs propriétés respectives
qu'aux premiers jours de septembre. Cette opération
dura jusqu'en novembre.
Il est impossible de décrire le désespoir et le décou-
ragement qui s'emparèrent de ces malheureux quand ils
se virent seuls, abandonnés et comme perdus au mi-
lieu des grands bois où tout pour eux était sujet de
crainte. Peu d'entre eux étaient cultivateurs : au lieu
de commencer leurs défrichements, ils se mirent à er-
rer d'une habitation à l'autre. Bientôt les vivres man-
quèrent, et la faim amena plusieurs suicides. Les chefs
d'exploitation chargés de venir Chercher les rations
pour eux et leurs travailleurs s'attardaient à Kourou,
car, malgré la misérable situation de ses habitants, le
camp semblait un lieu de délices, comparé aux conces-
sions. Beaucoup prolongèrent tellement leur absence,
qu'à leur retour ils trouvèrent des hommes morts de
faim. Ces faits se représentèrent si souvent, que l'on
défendit aux colons de quitter les habitations ; un en-
trepôt fut installé sur la pointe du fleuve où l'on avait
projeté de construire une ville, et c'est là qu'ils ve-
naient se ravitailler.
E n résumé, la position des émigrés répartis sur la
rive du K o u r o u était aussi misérable, plus peut-être
que celle de leurs compagnons restés au c a m p . Ce-
pendant, s'ils avaient voulu travailler, s'ils s'étaient
mis courageusement à défricher, ils seraient arrivés à
créer des établissements agricoles riches et productifs.
N'avait-on pas comme exemple l'exploitation des Jé-
suites — il est vrai qu'ils employaient des noirs ; —
(1) Défense de M. de Chanvalon, p 248.

LA GUYANE.
1 6 9
celle du baron d'Haugwitz , située sur la rive gauche?
N'eut-on pas plus tard celle du baron Bessner qui ins-
talla dix familles alsaciennes sobres et laborieuses, dont
les efforts furent récompensés par le succès (1)?
A u camp, de nouveaux troubles venaient d'éclater :
les colons se plaignaient de l'irrégularité dans les dis-
tributions de viande fraîche, de l'insuffisance d'eau
potable, et, poussés par un esprit d'injustice, excu-
sable chez des hommes aussi éprouvés, ils firent re-
tomber sur M . de Chanvalon la responsabilité de toutes
leurs souffrances.
La nouvelle du désastre était enfin parvenue en
France, l'opinion s'en était vivement émue; mais, ainsi
qu'il arrive souvent en semblable circonstance, au
lieu de chercher un moyen de soulager au plus tôt
ces misères, on commença par chercher un coupable.
M. de Turgot profita de l'occasion qui se présentait
pour satisfaire ses rancunes personnelles contre M . de
Chanvalon : il rejeta sur lui le poids de toutes les
fautes commises.
Le gouverneur dut se rendre immédiatement en
Guyane pour prendre possession du poste qu'il n'au-
rait jamais dû quitter. A son départ, au lieu de lui
fournir les moyens de réparer une partie du mal, il
reçut la mission de vérifier les registres de comptabi-
lité, d'examiner soigneusement ce qui avait été fait,
et d'ouvrir une enquête sévère sur les agissements de
M . Chanvalon. Il est juste d'ajouter que l'on donnait
aussi au gouverneur de précieux conseils pour agir de
telle sorte que, quoi qu'il advînt, les bons rapports
avec les nations voisines ne fussent pas altérés
(1) Défense de M. de Chanvalon, p. 253.
N O S G R A N D E S C O L O N I E S .
5**

170
NOS GRANDES COLONIES.
et que leur amour-propre fût avant tout ménagé.
M. de Turgot arriva à Cayenne à la fin du mois de
décembre 1764. La mer était houleuse et le débarque-
ment présentait quelque danger. Fort effrayé, le g o u -
verneur fit un vœu ( 1 ) pour obtenir du ciel une heu-
reuse traversée depuis son navire jusqu'à terre.
L e premier soin de Turgot fut de réunir le plus
de témoignages possibles contre Chanvalon; point
n'est besoin de dire qu'il trouva dans M M . de Béha-
gue et Morisse deux auxiliaires dévoués, et dans tous
les malheureux des accusateurs fort animés contre
l'intendant général. Celui-ci, arrêté aussitôt, fut en-
voyé en France. On usa vis-à-vis de lui et de sa famille
d'une dureté excessive. L e prudent gouverneur se
garda bien d'aller j u g e r par lui-même du désastre;
il refusa de se rendre au camp, craignant les fatigues
du voyage et l'épidémie qui sévissait à K o u r o u . Son
séjour fut du reste de peu de durée. Après avoir réuni
les chefs d'accusation qu'il jugeait nécessaires à ses
projets contre Chanvalon (2), et récompensé par ses
largesses ceux qui l'avaient aidé ( M . de Béhague reçut
quarante mille livres et M . Morisse soixante-quatre
mille) ( 3 ) , il repartit pour la France, où, il rentrait
après une absence d'environ six mois.
On embarqua et l'on ramena à Saint-Jean-d'Angély les survivants de l'expédition; mais,dans sa hâte
de quitter la Guyane, Turgot oublia de faire rapa-
trier les nombreux colons disséminés sur les rives du
fleuve K o u r o u .
(1) Défense de M. de Chanvalon, p. 245.
(2) Id. p 216.
(3) Résumé de toute l'administration de M. de Turgot, avec
l'avis du rapporteur et des commissaires.

LA GUYANE.
171
Des quatorze mille émigrants qui, selon Malouet,
furent transportés en Guyane, neuf cent dix-huit seule-
ment revirent la F r a n c e ; quelques-uns avaient de-
mandé à rester, ils s'établirent sur le Sinnamary.
A son arrivée à Paris, M . de Chanvalon fut jeté à
la Bastille, j u g é , et condamné à une détention per-
pétuelle; ses biens, séquestrés, furent vendus au profil
des colons qui avaient survécu. Chanvalon en appela :
il réussit , sinon à prouver son innocence , du
moins à établir qu'il avait été victime des événe-
ments. E n 1 7 7 6 , un nouveau jugement cassa le p r e -
mier ; ses biens lui furent rendus ; on lui donna une
indemnité de cent mille livres , une pension annuelle
de mille livres et la charge de commissaire général des
colonies; puis, d'accusé devenant accusateur, il o b -
tint que Turgot fût enfermé à la Bastille sous l'incul-
pation d'abus de pouvoir et d'incurie. Quand ce der-
nier sortit de prison, le ministre vint, au n o m du roi,
lui offrir une pension de douze mille livres. Turgot r e -
fusa. « Je remercie Sa Majesté, dit-il, mais je ne puis
accepter une pension que vous ne m'avez pas laissé le
temps de mériter. » Il finit ses jours dans une retraite
obscure, et, en mourant, recommanda à ses enfants
de ne pas laisser faire l'éloge de leur père. Ce soin
était au moins inutile.
Ainsi s'éteignit le dernier écho de l'expédition de
Kourou qui coûta la vie à treize mille hommes, et à
la France plus de trente millions. Ceux qui l'entre-
prirent, et ceux qui furent chargés de la diriger,
ont devant l'histoire une lourde responsabilité ; leur
conduite a été sévèrement jugée par Malouet ,
l'homme qui a le mieux compris et le mieux étudié les
intérêts de la Guyane française.

172 NOS GRANDES COLONIES.
« Il paraît incroyable qu'un homme de beaucoup
d'esprit ait adopte le projet de faire cultiver les
marais de la zone torride par des paysans d'Alsace et
de Lorraine. Mais l'impéritie, l'imprévoyance dans
les détails d'exécution, surpassaient encore l'extrava-
gance du plan C'était un spectacle déplorable
que celui de cette multitude d'insensés de toutes
classes qui comptaient tous sur une fortune rapide, et
parmi lesquels, indépendamment des travailleurs pay-
sans, on comptait des capitalistes, des jeunes gens
bien élevés, des familles entières d'artisans, de bour-
geois, de gentilshommes, une foule d'employés civils
et militaires , enfin une troupe de comédiens, de
musiciens destinés à l'amusement de la nouvelle
colonie ( 1 ) . »
Jusqu'aux événements de 1793, l'histoire de notre
colonie n'offre rien de saillant ; et nous n'avons à
noter que quelques essais isolés de colonisation, tou-
jours infructueux.
C'est d'abord un nommé D u b u c q , qui fonde une
société au capital de 800.000 fr. pour exploiter la
concession de M . de Choiseul.
C'est ensuite M. de Bessner, auteur d'un projet
lors de l'organisation de l'expédition de K o u r o u ; il
réussit à gagner à sa cause de hautes influences et
de nombreux actionnaires ; son but était d'attirer
dans la colonie les nègres évadés des possessions hol-
landaises, au nombre de 20.000, et 100.000 Indiens.
Le seul résultat de ce projet fut d'amener Malouet
dans notre colonie ; celui-ci, chargé d'examiner le
plan de Bessner, vint à Cayenne en 1777. Tout d'a-
(1) Malouet, Mémoires sur les Colonies, t. 1 . p. 36.

L A G U Y A N E .
173
bord il reconnut que le projet était impraticable, en
ce qui touchait les nègres : recueillir ces révoltés eût
amené une rupture immédiate avec la Hollande.
C'est alors que, voulant faire sortir la colonie de
l'état misérable où il la trouva, « Malouet se rendit à
Surinam afin d'étudier le système d'agriculture auquel
ses habitants devaient leur merveilleuse prospérité.
Il obtint du gouvernement hollandais l'autorisation
d'attacher au service de la France un ingénieur habile,
capable de le seconder dans ses projets d'amélioration
agricole ; ce fut Guisan, auquel il donna le titre d'in-
génieur en chef pour la partie agraire. Après avoir
travaillé à l'assainissement de Cayenne qui était jus-
que-là resté à l'état de marécage, et fait quelques
explorations dans les terres noyées, Guisan s'occupa
de tracer un canal qui devait réunir le Mahuri à la
rivière K a w , de faire opérer le desséchement des
pinotières de l'Approuague, d'établir des chemins et
d'enseigner aux blancs l'art de tirer parti de l'admi-
rable fertilité des Terres-Basses ( 1 ) . »
Malouet ne put malheureusement prolonger son
séjour en Guyane, le mauvais état de sa santé le
força de rentrer en France ; mais, en amenant G u i -
san dans notre colonie, il avait rendu à celle-ci un
signalé service : « J'obtins la permission d'amener
avec moi et d'attacher au service du roi un ingénieur
habile qui était de plus excellent homme, M . Guisan.
C'est le service le plus important que j'aie rendu à la
Guyane » ( 2 ) .
( 1 ) Nouvion, Extrait des auteurs qui ont écrit sur la
Guyane, p. 1 5 3 .
(2) Malouet, Mémoires sur les Colonies, t. I , p. 6.
e r
5***

174
NOS GRANDES COLONIES.
Bessner profita du départ de Malouet pour se faire
nommer gouverneur ; il échoua complètement vis-à-
vis des Indiens, et mourut de chagrin un an après
son arrivée à Cayenne.
Quelques années plus tard ( 1 7 8 5 ) , M. de Villeboi,
alors gouverneur, fonda sur la rive droite de l ' A p -
prouague un vaste établissement nommé B o u r g - V i l -
leboi, qui ne donna jamais de grands résultats.
La Révolution venait d'éclater en France. Aussitôt
que la nouvelle en fut connue à la Guyane, les esprits
s'exaltèrent, un vent de révolte et d'insubordination
souffla sur la colonie, et on dut s'attendre à de graves
événements. M . de Bourgon, chargé en 1791 de rem-
placer M . de Villeboi, trouva à son arrivée l'émeute
dans Cayenne : les troupes se mutinaient, le canon
retentissait dans la ville; les nègres de plusieurs habi-
tations de l'Approuague entraient en rébellion contre
leurs maîtres, et de petits soulèvements partiels d o n -
naient la mesure de l'état des esprits.
U n décret de l'Assemblée nationale avait ordonné
la formation d'une Assemblée coloniale. Comme on
devait s'y attendre, ce nouveau pouvoir voulut faire
échec à l'autorité du gouverneur ; de graves dissen-
sions en résultèrent. Devant cette attitude du Conseil,
M . de Bourgon quitta Cayenne, laissant le comman-
dement par intérim de la colonie au major Benoît.
Le 26 septembre 1792, l'escadre française ame-
nait M . F. G u y o t , commissaire civil, délégué par
l'Assemblée nationale, M. d'Allais, nommé gouver-
neur, et M. Lequo de Montgirault, ordonnateur. Ces
changements dans le haut personnel de l'administra-
tion, pas plus que l'adjonction d'un commissaire civil,
ne modifièrent l'attitude hostile de l'Assemblée colo-

LA GUYANE.
175
niale ; la situation était aussi tondue quand, le 11
avril 1793, Jeannet Oudin, neveu de Danton, vint
remplacer Guyot. L a colonie traversait une crise
monétaire ; la pénurie du numéraire était telle, que le
nouveau commissaire dut créer des bons de c a i s s e ,
à l'instar des assignats.
Peu à peu, les esprits se calmèrent ; tout rentrait
dans l'ordre, et la colonie reprenait son aspect a c c o u -
tumé, lorsque, le 27 prairial an II (14 juin 1794), le
brick de guerre l'Oiseau apporta à Jeannet Oudin le
texte de la loi décrétant l'affranchissement des es-
claves.
A u lieu d'user de ménagements pour annoncer aux
noirs leur mise en liberté, de les préparer à recevoir
cette nouvelle, le commissaire civil la fit immédiate-
ment publier à son de trompe. Pris d'une sorte de
délire, les nègres quittent les ateliers, abandonnent
les habitations, les récoltes que l'on est à la veille de
rentrer, et, se répandant parla ville, se livrent, à toutes
les extravagances d'une joie folle. Cependant, les
colons se plaignent, ils demandent des ouvriers ; on
prie les noirs de reprendre leurs travaux, on leur
offre un salaire ; ils refusent : ils craignent, s'ils
retournent aux habitations, d'être réduits de nouveau
en esclavage.
En présence de cette situation, le gouverneur est
obligé de prendre des mesures coercitives. Il rend, le
20 messidor an I I (8 juillet 1794), une ordonnance
mettant en réquisition pour la récolte tous les ouvriers
cultivateurs, déclarant malintentionné, et devant être
traité comme tel, quiconque refusait de se soumettre à
cette injonction. Cette décision produisit peu d'effet, et
le 19 pluviôse an I I I (7 février 1795) l'Assemblée dut,

176 NOS GRANDES COLONIES.
par un nouveau décret, déclarer que tout citoyen qui
ne pourrait justifier ni d'un métier, ni d'une o c c u p a -
tion, serait considéré comme vagabond. Ce décret
1
n'eut pas plus de succès que le précédent. Cointet,
alors commissaire, eut recours à la force pour c o n -
traindre les noirs au travail ; il y eut des révoltes, on
les réprima sévèrement, et tout rentra dans l'ordre.
E n 1797, la Guyane vit débarquer sur ses rives les
seize déportés du 18 fructidor. L'année suivante, plus
de cinq cents nouveaux exilés y arrivèrent successive-
ment ; la majeure partie de ces malheureux périrent
de dénuement ou de maladie dans les déserts de Sin-
namary, d'Approuague et de Conamana. Nous revien-
drons sur ces faits, dans le chapitre que nous consa-
crons aux pénitenciers.
A la fin de l'année 1799, les Anglais s'emparèrent
de Surinam et vinrent occuper les îles du Salut.
Burnel, agent particulier du Directoire, craignant une
attaque, proclama l'état de siège à Cayenne, prit des
mesures pour la défense de la ville et forma une mi -
lice composée des gens de couleur. A peine armés,
ceux-ci s'insurgèrent ; ils demandaient la suppression
de la réquisition forcée. L'attitude énergique de dix
grenadiers et d'un officier suffit pour les faire rentrer
dans le devoir.
Pendant que ces événements se passaient à Cayenne,
la France assistait au 18 Brumaire. Le gouverne-
ment consulaire se hâtait d'envoyeren Guvane Victor
Hugues, avec le titre de commandant en chef. En d é -
barquant, le nouveau gouverneur proclama la consti-
tution de l'an III. La seule réputation attachée à son
nom suffit à rétablir l'ordre : son règlement sur la ré-
quisitionet le confinement des travailleurs dans les habi-

LA GUYANE.
177
tations furent fidèlement respectés. Enfin, le 30 floréal
an X (20 mai 1802), l'esclavage fut rétabli dans toutes
les colonies rendues à la France par le traité d'Amiens.
A la Guyane, qui était toujours restée française, on
crut devoir procéder par degrés ; un arrêté du 16 fri-
maire an X I (7 décembre 1802) régla officiellement
cette question. Les esclaves reprirent le j o u g sans ré-
clamations, les travaux ne furent plus abandonnés,
et la colonie revint à sa vie habituelle jusqu'à son
occupation par les Portugais. Pendant quelque temps
la Guyane profita des richesses enlevées aux Anglais
par les corsaires armés à Cayenne ; cette prospérité
fut de courte durée ; là comme à la Martinique, elle
nuisit plutôt à la fortune future de la colonie, en
éloignant de nombreux habitants de la culture des
terres.
Depuis quelques années déjà, les Portugais se li-
vraient à de fréquentes incursions sur notre terri-
toire ; en 1 7 9 4 , une petite troupe, venue du Brésil,
plantait, sur la rive droite de l'Oyapock, un poteau
aux armes du Portugal. L'année suivante, une expé-
dition débarquait dans la haie de l'Oyapock et rava-
geait quelques habitations. En 1 8 0 1 , deux goëlettes
pillaient les établissements situés sur le même fleuve
et sur l'Ouanasi. Enfin, en 1802, une flottille s'avançait
sur le Bourg-Villeboi ; elle ne se retira qu'à la nou-
velle de la paix d'Amiens. Ces attaques partielles
n'étaient que le prélude de la campagne que les A n -
glais, alliés aux Portugais, allaient diriger contre notre
colonie.
En 1809, la flotte portugaise, accompagnée de la
corvette anglaise la Confiance, débarquait, la nuit, cinq
cents hommes à l'embouchure de la rivière Mahury.

178
NOS GRANDES COLONIES.
Surpris par la soudaineté de l'attaque, Victor Hugues
ne put se défendre : il capitula, stipulant toutefois
que la colonie serait livrée aux mains des Portugais,
et non des Anglais. Cayenne leur fut livrée le 12
janvier 1 8 0 9 .
Sous l'administration de Manuel Marques et de
Petro da Souza, gouverneurs pour le prince du Brésil,
les colons furent bien traités, leurs propriétés respec-
tées, et aucune modification ne fut apportée dans
l'administration intérieure de la colonie.
La Guyane fut rendue à la France par le traité de
1814 ; le gouvernement attachait si peu d'importance
à cette possession, que c'est le 8 novembre 1817 seu-
lement qu'on y envoya comme gouverneur le général
de Cara Saint-Cyr.
Il résulte des documents officiels fournis à cette
époque par l'administration de la colonie, que la p o -
pulation de la Guyane ne dépassait pas seize mille
cinq cents
habitants, ainsi divisés : sept cents blancs,
huit cents affranchis et quinze mille esclaves travaillant
ou marrons. C'est également sous le gouvernement de
M. de Cara Saint-Cyr qu'eut lieu pour la première fois
l'introduction dans la colonie de l'élément chinois.
Vingt-sept Chinois furent amenés de Manille, à titre
d'essai, pour la culture du thé ; presque tous périrent
peu de temps après leur arrivée.
En 1819, M. Portai, ministre de la marine et des c o -
lonies, conçut le projet de donnera la culture des p r o -
duits dits denrées coloniales un développement consi-
dérable. L'abolition de la traite des noirs interdisant
l'introduction à la Guyane de la population esclave
nécessaire à cette culture, le ministre tenta de repren-
dre sur de nouvelles bases l'essai de création d'un

LA GUYANE.
179
centre (le population blanche. Telle est l'origine de la
colonisation de la Mana.
Voulant s'entourer de toutes les garanties, M . P o r -
tai chargea M . Catineau-Laroche, ancien gouverneur
de la colonie, de préparer un projet, pendant que
M. Laussat, gouverneur en fonction, ferait étudier une
région propre à l'établissement d'une grande exploita-
tion. L'endroit choisi fut celui situé au nord du
Sinnamary, et arrosé par la Mana, le Maroni, l'Ira-
coubo et la Courienne, entre les hauteurs et le littoral.
Après bien des tergiversations sur le nombre et le
choix des colons, on se décida à envoyer dans les deux
postes de la Nouvelle-Angoulême et de Port de la
Nouvelle-Angoulême, une compagnie d'ouvriers mili-
taires, des sapeurs et des orphelins des deux sexes.
Peu de temps après, il fallut rapatrier les ouvriers
militaires ; mais tout était prêt pour recevoir les n o u -
veaux colons, qui arrivèrent à Port de la Nouvelle-
Angoulême le 5 décembre 1824. c'était trois familles
du Jura, se composant en tout de 27 personnes ; le
gouvernement les avait entièrement défrayés depuis
leur village jusqu'aux bords de la Mana, et leur four-
nissait le logement, les outils, le bétail, les graines, etc.
Tout marcha à souhait pendant les deux premières
années ;mais, dans le cours de la troisième, ils aban-
donnèrent le travail auquel ils s'étaient livrés avec
trop d'ardeur, et finirent par demander leur rapatrie-
ment.
Sur ces entrefaites, M Javouhey, supérieure des
m e
Sœurs de Saint-Joseph de Cluny, proposa à M . de
Chabrol de continuer l'œuvre commencée, avec des
orphelins et des orphelines. Le gouvernement prenait
à sa charge le transport des émigrants, fournissait

180 NOS GRANDES COLONIES.
diverses allocations et prestations en nature ou en ar-
gent, abandonnait à la communauté 15 hectares de ter-
rains défrichés et les constructions en bois existant à
Portde la Nouvelle-Angoulême. L'administration s'en-
gageait en outre à ne pas s'immiscer dans la gestion de
l'exploitation, qui restait tout entière à la charge de
M Javouhev. Pendant les deux premières années,
me
l'établissement suivit une marche ascendante ; on d e -
manda même un nouvel envoi d'orphelins.
En 1 8 3 2 , le terme stipulé pour la fin des subven-
tions er des subsides étant arrivé, M Javouhev
m e
acheta 32 nègres, et la prospérité de l'établissement
alla sans cesse grandissant ; aujourd'hui encore,
l'exploitation est des plus prospères. A u x environs
s'élève le bourg de la Mana.
La cessation complète de la traite, l'imminence de
l'émancipation des esclaves, et l'avilissement du prix
des denrées de culture, amenèrent successivement un
grand état de gène dans la colonie. La révolution de
1848, en décrétant l'abolition de l'esclavage et l'expro-
priation forcée, vint encore aggraver la situation:
aussi, depuis lors, vit-on l'activité et la vie s'éteindre
de jour en jour à la Guyane.
Pour essayer d'arrêter ce mouvement de recul, le
gouvernement établit à Cavenue, en 1 8 5 2 , le centre
de la transportation. C'est de cette époque, sur laquelle
nous reviendrons avec plus de détails au chapitre X I I ,
que date également l'immigration en Guyane des
coolies hindous.
En 1 8 5 5 , la découverte de gisements aurifères
appela de nouveau l'attention sur notre colonie. Si
cette découverte fut pour quelques-uns une source de
richesses, elle eut pour résultat immédiat d'arrêter

LA G U Y A N E .
181
l'extension de l'agriculture, du commerce et de l'in-
dustrie, en leur enlevant les travailleurs que l'on ne
se procurait que très difficilement. Ainsi que nos lec-
teurs ont pu s'en convaincre par les pages qui précè-
dent, le manque de bras a toujours été le principal
obstacle à la prospérité de la Guyane française.
NOS G R A N D E S C O L O N I E S
6

1 8 2
C H A P I T R E I V .
Situation. — Limites anciennes. — Limites actuelles. — Aspect
général.— Territoire contesté. — Fleuves. — Montagnes.— Les
grands bois. — Le littoral. — Les îles. — Division adminis-
trative.— Cayenne. — La Mana. — Approuague.— Population.
— Climat. — Moyenne de la mortalité.
La Guyane française est une portion de la région
qui s'étend, dans l'Amérique méridionale, entre l'océan
Atlantique, l'Orénoque et le fleuve des Amazones.
Quatre nations se partagent aujourd'hui ce vaste ter-
ritoire :1e Brésil revendique le pays situé entre l ' A m a -
zone et l'Oyapock ; la France possède l'espace c o m -
pris entre ce dernier fleuve et le Maroni ; les p o s s e s -
sions de la Hollande sont limitées par le Maroni et le
Corintyn ; et la contrée qui va de ce fleuve à l'Oré-
noque appartient à l'Angleterre.
Notre colonie est donc bornée au nord-est par
l'océan Atlantique ; à l'ouest par le Maroni ; au
sud par les monts T u m u c - H u m a c : à l'est, la limite
n'est pas exactement déterminée.
Dans l'origine, la Guyane française s'étendait au
midi jusqu'à l'Amazone. L e traité d'Utrecht ( 11 avril
1 7 1 3 ) réservait exclusivement au Brésil le droit de
navigation sur ce fleuve, et lui donnait la propriété
des terres situées entre l'Amazone et le Japock ou Vin-
cent Pinçon ; cette dernière rivière devenait donc la
ligne d e division des possessions françaises et portu-
gaises. Depuis lors, cette délimitation a été un sujet
de contestations continuelles. A Lisbonne, on feignait

LA GUY AXE.
188
Je confondre le Japock et l'Oyapock, quoique celui-ci
soit situe à 3° plus au nord que le Vincent Pinçon.
Le traite conclu à Madrid le 29 septembre 1 8 0 1
fixa la frontière des deux colonies limitrophes à la
rivière Parapanatuba, par 0° 10' de latitude nord ; le
traité d'Amiens, tout en reportant cette limite plus
au nord, lui fit suivre le cours de l'Araguari, dont l ' e m -
bouchure est au sud du cap Nord, par 1° 15' de lati-
tude septentrionale. Quoi qu'il en soit, aux termes de
l'article 107 du traite de Vienne (9 juin 1 8 1 5 ) et par
suite de la convention passée à Paris le 28 août 1817
pour l'exécution provisoire des stipulations de cet a r -
ticle, la Guyane française nous fut remise jusqu'à
l'Oyapock seulement, sauf décision ultérieure rela-
tivement au territoire contesté. Malgré les n o m -
breuses notes échangées depuis lors entre les diplo-
mates des deux puissances, la question n'est pas e n -
core tranchée : adhuc subjudice lis est.
« V u e à vol d'oiseau, la Guyane apparaît comme
une mer de feuillage. C'est l'expression la plus c o m -
plète de la puissance de la sève tropicale. A part quel-
ques contreforts éloignés de la grande chaîne des
Andes, qui coupent à angle droit les rivières et en
interrompent le cours à une vingtaine de lieues de
leur embouchure, la Guyane est un pays de plaines
d'où s'élèvent quelques sommets isolés, semblables à
des îles sortant de la mer ( 1 ) . »
Malouet compare les basses terres du littoral, c o u -
pées par une foule de petits bassins, formant entre eux
de séminences peu élevées, à un plat d'oeufs au miroir.
L'ingénieur Guisan disait qu'en coupant par le milieu
(1) Bouyer, — Voyage en Guyane (Tour du monde.l866 .

1 8 4
NOS GRANDES COLONIES.
des poires de toutes grandeurs et figures, les unes
dans leur largeur, les autres en travers, et qu'en les
posant sur leur coupe en les disposant sur un plan in-
cline vers la mer, on se formerait en petit une idée de
la plupart des cantons de la Guyane française, dans
toute la partie qui borde la mer, jusqu'à douze ou
quinze lieues dans les terres (1).
On divise le territoire de la Guyane en terres
hautes et enterres basses. Les terres hautes commen-
cent aux premières cataractes des rivières, et vont
s'élevant graduellement dans l'intérieur jusqu'à une
chaîne de montagnes (les monts T u m u c - H u m a c ) , qui
occupe toute la partie méridionale des Guyanes. Cette
chaîne se développe entre les bassins du Maroni et du
Yary, qu'elle sépare; sa profondeur est de dix à douze
mille mètres. « Elle est moins importante qu'on ne
l'avait cru généralement, écrit le docteur J . Crevaux .
Le baromètre ne nous a pas indiqué de hauteur dé-
passant quatre cents mètres au-dessu s du niveau de la
mer. L'altitude de ces montagnes est si faible que la
température que nous y avons observée n'est que de
ou 3° au-dessus de celle de la pla ine. La végétation
des points les plus élevés est celle de la zone torride.
L'ananas, que les Roucouyennes appellent nana,
croît spontanément au sommet de ces montagnes (2).»
Les terres basses occupent le littoral et s'étendent
jusqu'aux premiers sauts des rivières ; elles sont c o m -
posées de terres d'alluvion, dont une partie est culti-
vée, tandis que l'autre constitue des plaines tantôt
sèches, tantôt noyées, connues sous le nom de savanes.
(1) Cité par Gaffarel, Colonies françaises.
(2) J . Crevaux, Voyages dans l' Amérique du Sud. p. 90 et 91.

LA GUYANE.
185
Elles sont, sur beaucoup de points, couvertes de marais
où croissent de véritables forets de palétuviers rouges
Rizophora mangiez). Cet arbre, d'une vigueur in-
croyable, pousse sans cesse des racines qui étendent
indéfiniment leurs arceaux, sortent du tronc, descen-
dent des brandies, et, prenant racine à leur tour, de-
viennent arbres elles-mêmes, atteignant souvent une
hauteur de trente pieds. Beaucoup de ces marais sont
toujours inondés, on les nomme pripris ; ceux qui
sont desséchés forment d'immenses prairies où pous-
sent en abondance les palmiers pinots, d'où leur nom
de pinotières. On trouve encore, entre les rivières de
K a w et de Mahury, ainsi que dans la commune de
Sinnamary, des plaines formées par l'assemblage
d'herbes aquatiques reposant sur un fond de vase
molle: ce sont de véritables tourbières en voie de
formation ; on les appelle savanes tremblantes.
A soixante ou quatre-vingts kilomètres, c o m m e n -
cent les grands bois qui recouvrent la Guyane et se
prolongent dans l'intérieur du continent jusqu'à des
distances inconnues, interrompus seulement par de
nombreux cours d'eau ou de rares éclaircies. C'est la
forêt vierge dans toute sa puissance, mais une forêt
qui ne ressemble en rien au fouillis de verdure, à l'en-
tassement d'arbrisseaux, à l'enchevêtrement de lianes
et de plantes grimpantes, telle qu'elle existe au Brésil,
par exemple. « La foret vierge, le grand bois, comme
on l'appelle en Guyane, se présente sous un aspect
froid et sévère. Mille colonnades ayant trente-cinq à
quarante mètres do haut s'élèvent au-dessus de vos
têtes pour supporter un massif de verdure qui inter-
cepte presque complètement les rayons du soleil. A
vos pieds, vous ne voyez pas un brin d'herbe, à peine

186
N O S G R A N D E S C O L O N I E S .
quelques arbres grêles et élancés, pressés d'atteindre
la hauteur de leurs voisins pour partager l'air et la
lumière qui leur manquent.... Sur le sol, à part quel-
ques fougères et d'autres plantes sans fleurs, gisent
des feuilles et des branches mortes recouvertes de
moisissures.
« L'air y manque. « On y sent la fièvre » , me d i -
sait un de mes compagnons. L a vie paraît avoir quitté
la terre pour se transporter dans les hauteurs, sur le
massif de verdure qui forme le dôme de cette immense
cathédrale... A niveau des cours d'eau, la végétation
perd sa sévérité pour gagner en élégance et en pitto-
resque- Les herbes, les arbrisseaux, prenant tout leur
développement, sont couverts de fleurs et de fruits aux
couleurs éclatantes. Le hideux champignon, l'obscure
fougère font place à des plantes aux feuilles riches
en couleurs, aux fleurs élégantes. La lumière, également
partagée, engendre l' harmonie, non seulement dans
le règne végétal, mais encore dans le règne animal.
Là-bas. c'est la bête fauve et le hideux crapaud ; ici,
ce sont les animaux de toutes espèces qui viennent
partager tous ensemble les bienfaits de la nature ( 1 ) . »
Le système fluvial de la Guyane est remarquable
par l'abondance de ses eaux et la direction uniforme
qu'elle- suivent. U n grand nombre de fleuves parcou-
rent la contrée, se dirigeant perpendiculairement à la
mer ;ils sont reliés entre eux par une infinité de petites
rivières appelées criques. Les principaux fleuves
sont : le Maroni, la M a n a , l e Sinnaniary, le Kourou, le
Cayenne, le Mahury, l ' A p p r o u a g u e , l' Ouanary et
l'Oyapock, sur la limite du territoire contesté.
( 1 ) J. Crevaux. déjà cité, p. 20.

LA GUYANE.
187
Le Maronisépare la Guyane française et hollan-
daise ; c'est le fleuve le plus important de la colonie,
tant par sa largeur que par l'abondance de ses eaux ;
il est comparable au Rhin. Il n'a pas moins de douze
à quinze cents mètres de large jusqu'à une distance
de vingt lieues de son embouchure, et quatre à cinq
cents mètres à quatre-vingt-dixlieues dans l'intérieur.
Sa longueur n'est pas en proportion avec le débit de
ses eaux : il n'a guère, en comptant les détours, que
six cent quatre-vingts kilomètres depuis son embou-
chure jusqu'à sa source aux monts T u m u c - H u m a c ,
d'où il sort sous le nom d'Itany, pour prendre ensuite
celui d'Aoua et devenir enfin le Maroni. Sa direction
est nord quart nord-ouest. A droite et à gauche il re-
çoit de nombreux affluents, dont quelques-uns ne sont
que des criques ou ruisseaux.
La hauteur du fleuve au-dessus du niveau de la
mer est de cent dix mètres environ ; son cours est en-
travé par plusieurs îles et par un grand nombre de
sauts ou rapides qui font de son lit un long escalier
plutôt qu'un plan incliné. Tous les fleuves de la
Guyane ne sont navigables, pour les bateaux à va-
peur, que jusqu'à douze ou quinze lieues de leur e m b o u -
chure ; plus haut, des blocs durs, souvent granitiques,
opposent dans le lit même mille obstacles à l'écoule-
ment des eaux ; des rochers disposés dans le sens du
courant rétrécissent la rivière et forcent sa masse à
couler d'autant plus vite que l'espace est plus resserré ;
c'est ce qui constitue un rapide ; dans ce rapide, des
roches transversales forment un barrage par-dessus
lequel l'eau se précipite pour retomber en cascades :
c'est ce qu'on appelle un saut.
« Les sauts, dit M . Vidal, établissent une série de

188
NOS GRANDES COLONIES.
bassins dont ils constituent eux-mêmes les digues de
retenue. Le courant, d'une rapidité vertigineuse dans
les sauts, est faible et quelquefois presque nul entre
deux de ces obstacles. C'est grâce à ce régime tout à
fait spécial aux rivières de la Guyane que le Maroni
peut retenir ses eaux, malgré la pente sensible et dis-
proportionnelle qu'offre le profil de son lit ( 1 ) . »
Vers son embouchure, le Maroni reçoit plusieurs
petites criques, qui ne sont, à proprement parler, que
des bras du fleuve, formant des îles de palétuviers
noyées à la haute mer ; ce n'est guère qu'à une ving-
taine de milles que le sol se raffermit et permet la
culture sans nécessiter un travail de drainage et de
desséchement.
E n venant du large, la montagne Gros-Bois et la
Pointe française servent à reconnaître l'entrée du
fleuve. Outre ces deux points très remarquables sur
la côte, on a placé deux phares, celui de Galibi sur la
rive hollandaise, et celui des Hattes sur le territoire
français. Deux grosses bouées, mouillées entre deux
bancs très dangereux, indiquent le chenal.
En remontant le cours du fleuve, on rencontre
d'abord le village des Hattes, puis le Pénitencier de
Saint-Laurent. Vienent ensuite l'ancien Pénitencier de
Saint-Louis et le chantier forestier de Sparvine, autre-
fois exploité pour le compte du gouvernement par
les transportés, et maintenant concédé à une société
privée.
Entre Saint-Laurent et la crique Sparvine se trouve
l'île Portai, ou de Bar, admirablement cultivée : on y
( 1 ) V i d a l , V o y a g e d ' e x p l o r a t i o n d a n s le Haut M a r o n i Renie
maritime et coloniale, 1862).

.
e
crique
e
d'un
Entré
6*


LA GUYANE.
191
voit des plantations de café, de canne à sucre, et
des prairies artificielles pour l'élève du bétail. Cette
exploitation est l'œuvre de trois Français, trois frères
qui sont fixés là depuis vingt ans. Notons encore
l'habitation Lalanne, également à Sparvine, et l'habi-
tation Tollinche, située un peu plus haut. Autour de
la demeure de M . Tollinche s'élèvent quelques misé-
rables carbets servant d'asile à des Galibis qui vivent
du commerce des boites de fer-blanc (boîtes de c o n -
serves) qu'ils vendent aux ouvriers remontant les
criques pour gagner les placers. Quelques milles après
Sparvine, on rencontre le premier saut du Maroni, le
saut Hermina.
La Mana prend sa source dans le pays des Eniéril-
lons ; elle est navigable pour les grands bâtiments
jusqu'à 16 kilomètres de son embouchure ; les petites
goölettes peuvent remonter son cours pendant une
Quinzaine de lieues. C'est sur ses rives que se trouve
l'exploitation fondée par M Jahouvey.
me
Le Sinnamary et le K o u r o u , dont les rives virent
périr tant de malheureux en 1765 et 1798, sont de
moindre importance.
Le Cayenne, grossi du Tonnegrande, de la rivière
du Tour de l'île et du Montsinery, forme la rade de
Cayenne, et baigne la ville construite à son e m b o u -
chure.
L'Approuague occupe la troisième place dans les
cours d'eau de la Guyane ; il prend sa source dans
les régions du centre, et descend de cascade en cascade
jusqu'au saut Maparou, où il devient navigable. Des
îles nombreuses divisent son cours en plusieurs bras.
Ses rives et celles de ses affluents sont riches en
placers. Les bords du Courouaï, une des rivières les

1 9 2
NOS GRANDES COLONIES.
plus riches en or, possèdent aussi un sol privilégié ;
on y voit de belles cultures et plusieurs sucreries.
L ' O y a p o c k sépare la Guyane française du terri-
toire contesté. C'est, après le Maroni, le fleuve le plus
important de la colonie.
Comme le Maroni, l'Oyapock est formé par une
infinité de criques qui descendent des monts Tumuc-
H u m a c et se réunissent à quelques lieues de leurs
sources. Son cours est de quatre cent quatre-vingt-cinq
kilomètres en comptant les détours. Malgré son peu
de longueur, l'Oyapock a un débit d'eau bien plus
considérable que le Rhône ou la Loire ; le D J .
r
Crevaux attribue ce phénomène à l'abondance des
pluies et à l'imperméabilité du sol argileux qui consti-
tue ses berges et son lit.
Le fleuve débouche dans une vaste baie, large de
15 milles environ, dont les extrémités sont formées
par le cap d'Orange et la montagne d ' A r g e n t . Cette
dernière doit son nom à la grande quantité de bois
canon dont elle est couverte : le feuillage blanc de
cet arbre, agité par la brise, ressemble, surtout aux
premières heures du jour, àdes lames d'argent. D'après
une autre version, « la montagne d'Argent tirerait
son nom d'une mine que l'on prétend y être, et que
les Hollandais, du temps qu'ils s'étaient emparés de la
colonie, avaient fait fouiller » .
Dans la baie de l'Oyapock s'élèvent trois îles :
l'îlot Perroquet, l'îlot Biche et l'îlot Humilia.
E n remontant le cours de l'Oyapock, on rencontre
le petit village de Malouet, sur le territoire contesté,
puis la rivière Gabaret, sur la rive gauche. On passe
ensuite devant le Pénitencier de Saint-Georges, aban-
donné depuis 1 8 6 9 ; un peu plus haut, à un coude de

LA GUYANE.
193
la rivière, sur des roches cachées sous les eaux, a som-
bré, il y a vingt ans, le vapeur de guerre l'Eridan. Sa
coque en tôle d'acier a fourni des dards de flèches,
des fers de lances et des harpons à tous les Indiens de
la contrée. Quelques centaines de mètres plus loin,
s'élève l'île de Casfesoca, qui fut le théâtre d'un sombre
drame où nous n'eûmes pas le beau rôle, mais que
nous croyons cependant devoir raconter.
Les Bonis, nègres évadés des possessions hollan-
daises, s'étaient fait, pendant la guerre qu'ils sou-
tinrent contre leurs anciens maîtres, une terrible
réputation de barbarie et de cruauté. Ils cherchaient
à entrer en relations avec nous pour se procurer des
produits européens ; quelques-uns même s'étaient éta-
blis non loin de l'île. Les colons, effrayés de ce voi-
sinage, demandèrent au gouverneur la création d'un
poste sur l'îlot, pour les protéger contre les incursions
probables des noirs. Le poste fut accordé.
A quelque temps de là, des Bonis vinrent avec leurs
femmes proposer des échanges ; ils parlementèrent
avec l'officier commandant la petite garnison, et, sur
l'assurance formelle qu'ils ne couraient aucun risque,
s'avancèrent en toute sécurité. Arrivés à quelques pas
du fortin, ils furent accueillis par une grêle de balles.
Ceux qui ne tombèrent pas à la première décharge
tentèrent de gagner la rive du fleuve à la nage, mais
ils furent tués avant d'avoir abordé. Pleins de c o n -
fiance dans la parole d'un chef blanc, ces malheureux
s'étaient laissés égorger sans tirer une flèche, sans
donner un coup de sabre.
N o n loin de là, se trouve le premier saut, le saut
des Grandes-Roches. Au milieu de cette cataracte en
miniature s'élève un îlot, habité longtemps par un

194
NOS GRANDES COLONIES.
ancien soldat de Villars, blessé à Malplaquet. Il était
plus que centenaire quand Malouet vint le visiter.
Voici comment Malouet raconte son entrevue avec
Jacques : « A six lieues du poste d'Oyapock, je trou-
vai sur un îlot placé au milieu du fleuve, qui forme
en cette partie une magnifique cascade, un soldat de
Louis X I V , qui avait été blessé à la bataille de Mal-
plaquet, et obtenu alors ses invalides. Il avait 110 ans
en 1777, et vivait depuis 40 ans dans ce désert. Il
était aveugle et nu, assez droit, très ridé. La décré-
pitude était sur sa figure, mais point dans ses mouve-
ments. Sa marche, le son de sa voix étaient d'un
homme robuste. Une longue barbe le couvrait jus-
qu'à la ceinture. Deux vieilles négresses composaient
sa société et le nourrissaient du produit de leur pêche
et d'un petit jardin qu'elles travaillaient sur les bords
du fleuve. C'est tout ce qui lui restait d'une planta-
tion assez considérable et de plusieurs esclaves qui
l'avaient successivement abandonné. Les gens qui
m'accompagnaient l'avaient prévenu de ma visite, ce
qui le rendit heureux, car il m'était facile de pourvoir
à ce que le bon vieillard ne manquât de rien, et il
y avait vingt-cinq ans qu'il n'avait mangé de pain ni
bu de vin. Il éprouva une sensation délicieuse du
bon repas que je lui fis faire. Il me parla de la per-
ruque noire de Louis X I V , qu'il appelait un beau et
grand prince ; de l'air martial du maréchal de Villars;
de la contenance modeste du maréchal de Catinat ;
de la bonté de Fénelon, à la porte duquel il avait été
en sentinelle à Cambrai. Il était venu à Cayenne en
1730. Il avait été économe chez les Jésuites, qui
étaient alors les seuls propriétaires opulents, et il était
lui-même un homme aisé lorsqu'il s'établit à Oyapock.

LA GUYANE.
195
J e passai deux heures dans sa cabane, étonné, atten-
dri du spectacle de cette ruine vivante Lorsque
je fus pour le quitter, son visage vénérable se couvrit
de larmes. 11 me saisit par mon habit, et, prenant
ce ton do dignité qui va si bien à la vieillesse, il me
dit : « Attendez » , puis il se mit à g e n o u x , pria
Dieu, et, m'imposant ses mains sur ma tête, me donna
sa bénédiction (1). »
L'îlot habité jadis par Jacques Blaisonneau est
connu des Indiens sous le nom d'île d ' A c a j o u .
A partir des Grandes-Boches, les rives vont s'éle-
vant sensiblement, jusqu'à une hauteur de cent cin-
quante à deux cents mètres. Toujours en remontant,
on atteint l'ancienne mission Saint-Paul, abandonnée
au siècle dernier. Nulle trace de culture n'a subsisté ;
la forêt a repris possession des terrains que les d é f r i -
chements lui avaient enlevés ; une croix vermoulue
reste seule pour indiquer le passage de la civilisation.
Quelques lieues plus haut, le Camopi débouche d a n s
l ' O y a p o c k ; c'est vers cet endroit que l'on supposait,
d'après K e y m i s , qu'habitait l'Eldorado. De ce point,
l'Oyapock va se rétrécissant, jusqu'à ce qu'il s e divise
en un grand nombre de ruisseaux, ainsi que nous
l'avons indiqué.
Après la saison des pluies, le volume des rivières
augmente notablement ; des criques, desséchées pen-
dant la belle saison, se gonflent et deviennent de petits
torrents ; mais il y a loin de là à la description que
nous fait Malte-Brun des inondations en Guyane :
« Grossies par des pluies continuelles, toutes les
rivières débordent toutes les forêts, avec leurs
(1) Malouet, déjà cité.

196 NOS GRANDES COLONIES.
immenses troncs, leurs labyrinthes d'arbustes, leurs
guirlandes de lianes, flottent dans l'eau. Les quadru-
pèdes sont obligés de se réfugier sur le haut des
arbres les poissons abandonnent leur nourriture
ordinaire, et mangent les baies des fruits et des
arbustes parmi lesquels ils nagent (1). » L'éminent
géographe donne la même description des inondations
annuelles du Pérou.
D u cap d'Orange à l'embouchure du Maroni, le
littoral se développe bas et uniforme sur une étendue
de 320 kilomètres environ. Il est formé de terres d'al-
luvion couvertes de nombreux palétuviers que la mer
baigne à marée haute, et coupé de distance en dis-
tance par les fleuves, dont les bouches forment de
petites baies et des caps sans importance ; les princi-
paux, après le cap d'Orange, s o n t : la pointe Béhague,
à l'embouchure de l'Approuague, la pointe Macouria
en face de Cayenne, sur la rivière de ce n o m , et la
pointe Française, à l'entrée du Maroni.
Quoique parfaitement unies, les côtes ne sont pas
d'un abord facile. « La mer épaisse, opaque, y est
d'une couleur jaune, qui vers la côte anglaise prend des
tons de sépia ; ce ne sont plus les eaux bleues et lim-
pides de l'Océan Des bancs s'étendent fort loin au
large, et souvent on ne voit que très imparfaitement
la terre, alors que le peu de profondeur de l'eau d é -
fend de s'en approcher davantage 11 s'est produit
depuis plusieurs années un curieux phénomène. Autre-
fois, si grand que fût le vent, il soulevait à peine ses
eaux boueuses; aujourd'hui, les dépôts des vases se
sont solidifiés en plusieurs endroits, et ont formé des
1) Malte-Brun, Géographie universelle, t. V I , pages 243-244.

LA GUYANE.
197
bancs de vase dure qui gênent le mouvement de la
mer.
«. Sur cette arène inégale et accidentée, les c o u -
rants qui charrient le limon bourbeux des rivières
luttent avec les lame.- de l'Atlantique, et de cette ren-
contre résultent des ressacs tumultueux qui se tra-
duisent en raz de marée et en barres partielles. Les
petits navires s'y trouvent parfois compromis (1). »
En avant, et à peu de distance du rivage, s'élèvent
un certain nombre d'ilots : le Grand et le Petit Con-
nétable. Rémire, l' Enfant Perdu,
les îles du Salut
et
les îles Vertes.
Le Grand Connétable se dresse en face de la rivière
Approuague ; c'est une roche nue et escarpée, haute
d'environ cent mètres. A son sommet, on a tout
récemment installé un mât de signaux et une mai-
sonnette pour le gardien, seul habitant du rocher soli-
taire.
Les îles Rémire sont au nombre de quatre : le
Père, la Mère et les deux Frères ou les deux Mamelles.
L'îlot le Père est le poste des pilotes qui entrent les
navires à Cayenne. Sur l'îlot la Mère on a établi l'in-
firmerie des transportés.
L'Enfant P e r d u , rocher isolé à huit kilomètres de
Cayenne, s e r t de repère pour l'entrée du port ; on y
a construit en 1864 un phare à feu fixe avec charpente
de fer.
Les îles du Salut, appelées autrefois îles du Diable,
furent débaptisées par M . de Chanvalon quand il dut
y débarquer les colons qu'on lui envoyait de France
(1) Bouger, Voyage dans la Guyane française (Tour du monde.
l semestre 1866).
e r

198
N O S G R A N D E S C O L O N I E S .
à destination de K o u r o u . Elles comprennent trois îles :
l'île du Diable, l'île Royale, et l'île Saint-Joseph. Sur
l'île Royale, la plus importante est le pénitencier cen-
tral où sont internés, à leur arrivée, les condamnés à
la transportation. Nous y reviendrons au chapitre que
nous consacrons au pénitencier.
A u point de vue administratif, la Guyane est
divisée, depuis le 15 octobre 1877, en dix communes
désignées, à l'exception de celle de Cayenne, sous le
nom do communes rurales. Ce sont :
Ville de Cayenne, avec une super-
ficie de
234 hectares
Oyapock
— 1 0 3 , 9 5 0
Kaw-Approuague
320,900
Bonra
90,400
Ile de Cayenne,
Tour de l'Isle
— 60,300
Tonnegrande-
Montsinéry
— 63,470
Makouria
42,310
K o u r o u
8 0 , 0 0 0
Sinnamary-
Iracoubo
— 90,675
Mana et dépen-
dances
3 8 7 , 1 0 0
1,299,339
A l'extrémité o c c i d e n t a l e d e l'île, formée par les
r i v i è r e s C a y e n n e , d u T o u r d e l'Isle et M a h u r i , s ' é l è v e
la c a p i t a l e d e la G u y a n e . L a ville est d o m i n é e p a r
un m o n t i c u l e , le M o n t - C é p é r o u , b e r c e a u d e la c o l o n i e ,

LA GUYANE.
199
fortifié, on s'en souvient, par son premier g o u v e r n e u r .
M. de Brétigny. D u côté opposé, s'étendent le port
et la rade, sorte de bras de mer formé par un coude
du Cayenne à son embouchure ; les navires de cinq
cents tonneaux ayant un tirant d'eau de 4 25 peu-
m
vent y e n t r e r sans danger. U n e jetée, récemment cons-
truite, s'avance dans l'intérieur de la rade et r e n d le
débarquement facile à toute marée. Sur le quai
s'ouvre la rue du Port qui traverse la ville et vient
aboutir à la place d ' A r m e s , où s'élèvent l'hôtel du
gouverneur et plusieurs établissements publics; à
droite s'étend le canal Laussat.
Vue de la rade, la ville offre un coup d'oeil des plus
pittoresques; des bouquets de palmiers et de c o c o -
tiers s'élèvent au-dessus des toits des maisons; les
palétuviers qui s'étendent sur la plage, et les hauteurs
verdoyantes qui bornent l'horizon, lui font un encadre-
ment des plus riants.
Lorsqu'on pénètre dans la ville, l'impression est
plus grande e n c o r e : comme aux Antilles, les mai-
sons n'ont qu'un étage, et sont absolument dépour-
vues de vitres ; les appartements, au lieu d'être pro-
tégés contre le soleil et la pluie par de simples j a l o u -
sies, sont ornés de larges galeries extérieures fermées
par des nattes vertes où l'air circule librement. C'est
plus confortable qu'à la Martinique.
Les rues, au moins les principales, sont larges, bien
pavées et éclairées la nuit ; elles se coupent à angles
droits et forment à leur jonction des petites places
bordées de maisons. Une eau claire et limpide, ame-
née des cratères éteints de Rémire, coule dans les
ruisseaux et alimente abondamment chaque habita-
tion. Toutes ces rues ont conservé leurs anciennes

200
NOS GRANDES C O L O N I E S .
dénominations : ce sont d'abord les rues R o y a l e , de
Berry, d'Artois, de P r o v e n c e , d ' A n g o u l ê m e , puis
vient la rue Voltaire ; les autres portent les noms de
gouverneurs ou d'ordonnateurs qui ont rendu des
services signalés à la colonie: Malouet, Mentelle,
Maillard, le Boulevard Jubelin ; puis deux noms qui
évoquent un passé douloureux, la rue de Choiseul et
la rue Praslin.
Quant au nettoyage de la voie publique, ce sont les
Urubus, sortes de vautours noirs, qui en sont chargés.
Comme les zopilotes de M e x i c o , ces oiseaux immondes
l'ont disparaître les ordures qui encombrent les rues;
ajoutons, cependant, que depuis quelque temps ils
n'ont pas seuls cette attribution ; des tombereaux
passent le matin et enlèvent les immondices, au
moins dans les principales rues. Grâce aux services
qu'ils rendent, l'existence de ces oiseaux est protégée
par l'autorité. Ils sont l'objet d'un respect tout parti-
culier de la part des nègres ; ceux-ci, n'ayant jamais
vu le nid ou les œufs d'un urubu, affirment que, sem-
blables au phœnix qui renaît de ses cendres, ces oiseaux
naissent des cadavres de leurs congénères.
L'endroit les plus curieux de Cayenne est assuré-
ment la place de 1 Esplanade ou place des Palmistes,
immense quinconce planté de quatre cent cinquante
hauts palmiers qui dressent jusqu'à trente ou qua-
rante mètres leurs troncs droits et dénudés, pour se
terminer, à une hauteur presque uniforme, par une
couronne de longues feuilles dentelées. A u centre de
la savane s'élève la fontaine Merlet. Sur le côté nord
de cette magnifique promenade on voit l'hôpital civil
et militaire, vaste, bien aéré, avec une chapelle
fort élégante ; du côté opposé à la mer, les Frères; le

LA GUYAXE.
201
couvent des Sœurs de Saint-Joseph; la demeure du
commandant militaire, et le palais de justice, qui pos-
sède une bibliothèque assez, importante. Sur la face
opposée, s'ouvre la place d'Armes, où se trouvent le
palais du gouverneur et une fort belle fontaine p o r -
tant cette inscription : « A u contre-amiral de M o n -
travel » . De chaque côté sont le logement du prési-
dent de la Cour et la gendarmerie. Citons encore la
Mairie, dont la grande salle est ornée des bustes de
Guisan et de Mentelle.
Dans ces rues larges, bordées de maisons à un étage,
ombragées par les arbres des tropiques : palmiers, ba-
naniers, citronniers, e t c . . circule la population la plus
variée que l'on puisse rêver : soldats coiffés du casque
indien, créoles vêtus de blanc, femmes noires ou m u -
lâtresses couvertes de la gaule et du madras multico-
lore coquettement incliné sur le côté de la tête ; figu-
rez-vous cette foule bigarrée, et vous aurez une idée
des rues de Cayenne quand vient la fraîcheur du soir.
Cayenne compte environ dix mille habitants, y c o m -
pris les employés, les fonctionnaires et la garnison.
Les communes les plus importantes sont d'abord
celle de la Mana ; c'est aussi la plus étendue. Elle
embrasse tout le pays compris entre la rivière Orga-
nabo et le Maroni ; elle comprend le pénitencier de
Saint-Laurent et plusieurs exploitations forestières
fondées depuis quelques années sur les rives du
Maroni. On compte aussi, sur son territoire, quelques
gisements aurifères, et l'établissement des Sœurs de
Saint-Joseph de C l u n y .
Approuague, outre des mines d'or très productives,
possède les principales sucreries du pays, un certain
nombre d'établissements industriels et des roucouries.

202
NOS GRANDES COLONIES.
Toutes les communes sont reliées entre elles par
des routes de grande communication, dites « routes
coloniales » , et des voies de moindre importance ou
chemins vicinaux.
Le dernier recensement fait dans la colonie ( 1 e r
janvier 1 8 8 1 ) indique pour la Guyane française une
population de vingt-six mille cent seize habitants, se
répartissant comme suit:
Habitants sédentaires 17,301
Tribus indiennes 2,000
Réfugiés brésiliens 3 0 0
Militaires 1,005
20,606
Personnel du service médical,
d'administration et agents
divers 227
Religieuses de Saint-Joseph de
Cluny et de Saint-Paul de
Chartres 71
Frères de Ploërmel 16
Prêtres 23
Emigrants africains 30 4
— indiens 2 , 8 9 4
— chinois 170
— annamites 381
Transportés hors pénitencier 1 4 2 4
2 6 , 1 1 5
Ce chiffre est bien minime, si l'on considère et
l'étendue du territoire et les éléments divers dont se
compose la population ; les créoles ne dépassent pas
deux mille.

L A G Y A N E .
203
A quelle cause faut-il attribuer le nombre restreint
de nos nationaux établis en Guyane? Ces causes
sont
multiples ; mais une des principales, assurément,
est due à la réputation d'insalubrité que Ton s'est plu
à faire à notre colonie, réputation qui remonte loin.
Le climat meurtrier de Cayenne fut en effet la seule
excuse que purent invoquer des chefs ignorants ou
criminels pour expliquer leurs insuccès et diminuer
le poids d'une responsabilité qui les écrasait.
Il est certain qu'à cet égard la Guyane est loin de
mériter tout le mal qu'on en a dit.
Certes, la température est pénible pour les Euro-
péens : une chaleur constante, des pluies abondantes
tombant périodiquement, imprègnent pour plusieurs
mois le sol et l'atmosphère d'une humidité continuelle
qui agit sur l'organisme des nouveau-venus, les
énerve, les affaiblit, en un mot les anémie. Par
contre, les maladies graves, les lièvres dangereuses ne
sont fréquentes que dans certains cantons, et encore
attaquent-elles de préférence les hommes qui ne
savent pas se soumettre
au régime nécessité par le
climat, s'abstenir de liqueurs fortes, « l ' e x c è s de toutes
sortes, en un mot prendre les précautions hygiéni-
ques qu'ordonne la plus vulgaire prudence.

Malgré le voisinage de l?équateur, la chaleur n'est
pas extrême, elle ne dépasse presque jamais 3 0 ° ; en re-
vanche, le thermomètre descend rarement au dessous
de 20°.
L'année se divise en deux s lisons : la saison sèche
et la saison des pluies. La première commence en
juin-juillet pour s e prolonger jusqu'en novembre-
décembre ; la saison pluvieuse dure de décembre à
juin. Elle est ordinairement interrompue en mars, par

204
NOS GRANDES COLONIES.
deux ou trois semaines de beau temps. Durant tout
l'hivernage, les pluies sont tellement abondantes
qu'on a calculé, d'après des observations météorolo-
giques suivies pendant plusieurs années, qu'il tombe
à Cayenne, années communes, trois mètres à trois
mètres cinquante d'eau, et dans l'intérieur de quatre
mètres
à quatre mètres cinquante. Dans les forets, les
pluies sont continuelles, et toute l'année il v pleut
plusieurs fois par j o u r .
Tant que l'écoulement de ces eaux s'opère avec
facilité, la salubrité du pays n'est pas atteinte ; mais
quand, au lieu de trouver une issue, elles s'arrêtent
dans des marécages, elles s'y corrompent, et forment
de véritables foyers d'infection. C'est ainsi qu'en
Guyane certaines communes sont toujours particu-
lièrement malsaines, tandis que dans la majeure partie
de la contrée, et notamment à Cayenne, on respire un
air pur.
Il résulte des observations faites pendant une pé-
riode de neuf années que la mortalité à la Guyane est
inférieure à celle de nos autres colonies :
Guyane. .
2,53 °/o
Bourbon.
3,05 »
Martinique.
9,04 »
Guadeloupe
8,90 »
Sénégal. .
6,17 »
Le seul danger véritable à Cayenne, sur tout le lit-
toral et dans les endroits découverts, consiste dans
les insolations ; elles sont généralement mortelles.
En résumé, si le climat de la Guyane, c o m m e celui
de tous les pays situés sous la zone torride, affaiblit

LA GUYANE.
205
l'Européen et ne lui permet pas de se livrer, comme
sous nos latitudes, aux rudes travaux des champs, il
n'en reste pas moins avéré qu'en se conformant à
certaines règles hygiéniques, l'Européen peut i m p u -
nément supporter la température et s'adonner à un
travail modéré ; bon nombre d'officiers et de fonc-
tionnaires font un long séjour dans la colonie, et là
comme en Europe on rencontre des vieillards bien
portants.
N O S G R A N D E S C O L O N I E S .
6**

206
NOS GRANDES COLONIES.
C H A P I T R E V .
Les explorateurs de la Guyane. — Les PP. Grillet et Bécha-
mel. — D'Orvillers. — Le P. Fauque et M. Duvillard. — Pa-
tris. — Mentelle. — Leblond. — Leprieur. — Vidal. —
J. Crevaux.
C'est à la recherche Je l'Eldorado que l'on doit
l'occupation et la colonisation de la Guyane ; c'est à la
même cause qu'il faut attribuer les nombreuses ex-
plorations tentées pour pénétrer au cœur du pays.
Les premiers qui essayèrent de s'avancer dans l'in-
térieur, en remontant le cours des fleuves, étaient,
ainsi que nous l'avons vu, des aventuriers anglais :
Walter Raleigh, K e y m i s , Berrie, etc De ceux-là,
nous ne dirons rien, leurs voyages n'eurent aucun
résultat pratique.
E n 1 6 7 4 , les Pères Jésuites Grillet et Béchamel
entreprirent de visiter la Guyane. Ils quittèrent
Cayenne le 25 janvier, et remontèrent la rivière
Weia, puis la Nourargue, où ils racontent avoir trouvé
un village habité par des Indiens qui portaient aussi
le nom de Nourargues. Guidés par des indigènes, les
Pères s'avancèrent vers la région montagneuse, et
atteignirent, le 10 mars, un point nommé Caraoïbo,
qu'ils estiment être à 80 lieues de Cayenne ; là c o m -
mandait un chef appelé Camiati. Après un séjour
assez long dans cette tribu, munis de pirogues et de
guides fournis par le chef, les deux voyageurs s'em-
barquèrent sur le Tinaporibo, dont ils remontèrent le
cours jusqu'à l'extrémité du territoire des Nourargues.

LA GUYANE.
207
Abandonnant la rivière, ils se dirigèrent à pied vers
l'Inipi ou Innii, qui se jette dans le Oamopi, affluent
de l'Oyapock. C'est en remontant le cours du fleuve
que les Religieux trouvèrent la tribu des A c o q u a s ,
chez lesquels ils reçurent une hospitalité généreuse,
Quelque temps a p r è s , ils étaient de retour à
Cayenne.
Cette exploration avait été entreprise d'abord pour
introduire la religion catholique chez les sauvages de
l'intérieur,ensuite pour chercher la salsepareille, que
l'on disait abondante dans certaines parties de la foret ;
c'était du moins le motif principal : mais il est permis de
soupçonner que l'espoir de découvrir l'Eldorado n'était
pas non plus étranger au voyage des deux Religieux.
En effet, arrivés chez les A c o q u a s , près du confluent
du Camopi et de l'Oyapock, — où K e y m i s place la
demeure du souverain d'or, — les Pères Grillet et
Béchamel s'enquirent près des naturels de la situation
du lac Parimé ; à toutes leurs questions, les Indiens
répondirent qu'ils ne connaissaient rien de semblable,
et n'en avaient jamais entendu parler.
En 1720, M . d'Orvillers, alors gouverneur, envoya
une expédition à la recherche de l'Eldorado : elle
devait remonter le Maroni, gagner par terre le Camopi
et revenir par l'Oyapock, traversant ainsi la région
mystérieuse. La mission suivit l'itinéraire qu'on lui
avait tracé, et ne trouva pas l'Eldorado ; en revanche,
les chefs rapportèrent de nombreux échantillons de
salsepareille et de cacao ; ils disaient avoir traversé
une foret où ces deux plantes se trouvaient en grande
quantité.
N ' y avait-il pas dans cette découverte une haute
leçon et un ingénieux apologue? et ne pense-t-on pas

208
NOS GRANDES COLONIES.
involontairement au trésor dont a parlé notre grand
fabuliste ?
Quelques années plus tard,le Père Fauque, a c c o m -
pagné de M . Duvillard, se rendit chez les Acoquas
par la route de l'Oyapock ; ce Religieux voulait évan-
géliser les tribus sauvages. Il raconte que, pendant
son séjour parmi eux, il vit pêcher beaucoup de pois-
sons au moyen d'une plante qui les engourdit et les
grise au point que l'on peut les prendre à la main ;
c'est le Nékou. U n Indien montra aussi aux voyageurs
le quinquina, très abondant dans les forêts v o i -
sines.
E n 1 7 4 3 , Pierre Barrère visita la colonie, mais il
ne dépassa guère les terres basses.
Ce n'est que vingt-six ans plus tard, en 1 7 6 9 , que
nous retrouvons une exploration intéressante, celle
de Patris, médecin botaniste du roi à Cayenne.
Ce voyageur a en effet tracé la route que le docteur
Crevaux devait suivre cent dix ans après lui. V o i c i
l'itinéraire du docteur Patris : il remonta l ' O y a p o c k ,
le Camopi, le Tarnouri, et atteignit le pays des A r a -
michaux qu'il visita. De là, en suivant l'Araouri et
l'Aroua, il gagna le Maroni, dont le cours mène chez
les Roucouyennes. Après un assez long séjour dans
ces tribus, il partit pour gagner l'Amazone en fran-
chissant les monts T u m u c - H u m a c . Il no put mettre
son projet à exécution ; les indigènes l'ayant a b a n -
donné, il dut reprendre sa marche sur Cayenne. Patris
apportait des notes précieuses et de magnifiques collec-
tions recueillies en route ; malheureusement, la piro-
gue qui les portait chavira en franchissant un rapide ;
tout fut perdu. Ce voyageur assure, ce qui, du reste, a
été confirmé par le docteur Crevaux, que des sources

LA GUYANE.
209
du Maroni à celles de l'Oyapock, la distance est très
courte, quinze lieues à peine.
La même constatation fut faite, vingt ans après,
par Mentelle, qui remonta l'Oyapock, gagna les sour-
ces du Maroni par terre et revint à Cayenne en des-
cendant son cours ; il dit n'avoir pas parcouru plus de
quinze lieues pour aller d'un fleuve à l'autre.
Son projet était aussi d'atteindre le bassin de l ' A -
mazone ; il dut y renoncer faute de guide.
En 1787 Leblond, en 1836 Leprieur, suivant à
peu près la même route, gagnèrent le Maroni par
l'Oyapock et le Camopi.
E n 1861, M . Vidal, chargé d'une mission scien-
tifique, étudia tout le cours du Maroni ; il a laissé une
relation des plus intéressantes du résultat de ses
voyages et de ses travaux.
Telles sont les explorations les plus remarquables,
au point de vue de la topographie et de la connais-
sance de la Guyane. Tous ces renseignements étaient
encore bien vagues, et il restait de grands espaces i n -
connu-, d'immenses régions inexplorées. C'est au D r
J. Crevaux que revient l'honneur d'avoir complété les
recherches de ses prédécesseurs, relevé bon nombre
d'erreurs, et fait connaître, d'une façon certaine, cette
immense contrée, si longtemps ignorée, ainsi que les
tribus qui l'habitent.
E n 1876, le D J . Crevaux, jeune médecin de la
r
marine, sollicitait du ministre de l'instruction publi-
que une mission dans l'intérieur de la Guyane fran-
çaise ; il se proposait de résoudre la question de savoir
s'il était possible de relier le bassin de l'Amazone
aux sources du Maroni, par le Y a r y .
Parti en 1877, Crevaux remonta le cours du Maroni
6***

210
NOS GRANDES COLONIES.
en pirogue. Après des fatigues sans nombre, affaibli
par la maladie, abandonné par ses porteurs, il dut
s'arrêter chez les Bonis ; c'est là que le voyageur
rencontra Apatou, qui depuis lors l'accompagna dans
toutes ses expéditions. Pendant son séjour forcé dans
cette tribu, le D Crevaux put étudier l'histoire, les
r
mœurs et les caractères ethnographiques de ces indi-
gènes.
De Cotica, village Boni, J . Crevaux gagne les
monts T u m u c - H u m a c qu'il visite et dont il étudie les
habitants ; puis, après une longue navigation sur l'Itany
et l'Apouani, il gagne le Y a r y , d o n t il descend le cours
jusqu'à l'Amazone. Ce voyage avait duré cinq mois.
« Je ne suis pas arrivé au terme de mon premier
voyage, que j'ai déjà conçu le projet d'une deuxième
exploration, écrit le D J . Crevaux. Après avoir par-
r
couru le Maroni et le Y a r y , il faut, pour compléter
ma carte, explorer la chaîne de partage des eaux
entre l'Oyapock et l'Amazone, et descendre le Parou,
un des plus grands cours d'eau de la G u y a n e , absolu-
ment inconnu des géographes ( 1 ) . »
Toujours accompagné du fidèle A p a t o u , Crevaux
s'engage sur l'Oyapock, le 22 août 1878 ; il remonte
le fleuve en quinze jours, après une navigation assez
facile, et atteint les sources de l'Oyapock et les monts
Tumuc-Humac le 22 septembre. P o u r voyager sur
les criques qui descendent des montagnes et coulent
vers l'Amazone, le D Crevaux et ses hommes sont
r
obligés de construire une pirogue d'écorce. Enfin,
après cinquante-cinq journées de marche, soit en
(l) D J. Crevaux, De Cayenne aux Andes (Tour du monde,
r
année 1880. p. 33).

LA GUYANE.
211
canot, soit à pied, le voyageur atteint les rives du
Parou. La descente de cette rivière, coupée de rapides
et de nombreux sauts, dans lesquels le D J . Crevaux
r
faillit périr et perdit plusieurs canots et presque tous
ses bagages, demanda quarante et un jours. Le 9 j a n -
vier 1879, il arrivait au Para.
Nous ne raconterons pas les voyages du D J . C r e -
r
vaux sur l'Ica et le Yapura, affluents de l'Amazone,'ni
son exploration de l'Orénoque qui fit l'objet d'un troi-
sième voyage, le dernier avant celui où le ha rdi explo-
rateur devait tomber sous les coups des Indiens Tobas.
« E n résumé, dit le D Crevaux, j'ai exploré, dans
r
mes deux voyages, six cours d'eau : deux fleuves de
la Guyane, le Maroni et l'Oyapock, et quatre affluents
de l'Amazone, le Y a r y , le P a r o u , l'Ica et le Yapura.
« Si le Maroni, l'Oyapock et l'Ica étaient connus,
je puis dire que le Y a r y et le Parou étaientabsolument
vierges de toute exploration.
« Quant au Y a p u r a , qui mesure cinq cents lieues,
il était inconnu sur les quatre cinquièmes de son
cours ( 1 ) . »
C'est pendant ce second voyage, que le D J . C r e -
r
vaux apprit la composition du poison employé par les
sauvages pour leurs flèches, et qu'il découvrit la liane
appelée urari. dont nous avons fait le curare. Cette
plante a la propriété d'arrêter la circulation du sang
plus ou moins rapidement ( 2 ) .
(1) D J. Crevaux, De Cayenne aux Andes, déjà cité, p. 176.
r
(2) Il existe à Madagascar une plante connue sous le nom de
Tanguin, tanguinia veneniflua, qui a les mêmes propriétés : le suc
de son noyau pris à une certaine dose coagule le sang plus ou
moins vite en occasionnant d'affreuses souffrances et d'horribles
convulsions. F. H.

212
NOS GRANDES COLONIES.
C H A P I T R E V I .
I m m i g r a n t s f.t A b o r i g è n e s . — Créoles. — N o i r s et m u l â t r e s . —
B o n i s . — B o s c h . — P a r a m a k a s . — P o l i g o u d o u x . — Coolies
h i n d o u s .
Peu de pays possèdent une population composée
d'éléments aussi variés que celle de la Guyane :
Européens, Arabes, Yoloff du Sénégal, Cafres, H i n -
dous, Chinois, Annamites, Indiens du bassin de l'A-
mazone se coudoient dans notre colonie. Ils sont
venus là, poussés par des fortunes diverses : les uns,
enlevés par la traite au continent africain, trans-
plantés à Cayenne, ont donné naissance aux nègres
des colonies et aux mulâtres. D'autres, originaires
aussi du centre de l'Afrique, ont été vendus à Suri-
nam ;un jour, ils se sont fait a marrons, et, franchissant
le Maroni, sont venus s'établir sur notre territoire ; ils
y ont fondé les tribus des Bosch ou Youcas, des
Bonis, des Paramakas, de Poligoudoux, e t c . . .
Les Chinois et les Hindous ont remplacé les tra-
vailleurs que l'abolition de l'esclavage enlevait à l'a-
griculture. D'autres enfin, condamnés à la transpor-
tation, peuplent nos pénitenciers. Quant aux Indiens,
ce sont les indigènes, les naturels de la Guyane.
Nous n'étudierons pas toutes ces races, que dans le
cours de cet ouvrage nous devons retrouver chacune
dans sa patrie ; nous ne décrirons que les indigènes,
les immigrants qui ont fait souche et créé un peuple
nouveau, et les coolies hindous au point de vue du
travail.

LA GUYANE.
213
Parmi les étrangers au sol, se placent en premier
lieu les Européens et les créoles ; ils sont peu n o m -
breux, deux mille tout au plus, ainsi que nous l'avons
vu plus haut.
Commerçants pour la plupart, ou à la tête d'exploi-
tations industrielles, les créoles sont généralement
riches ; ils ont à peu près le même genre de vie que
les habitants des Antilles, sur lesquels nous nous s o m -
mes longuement étendus. U n e morgue et un orgueil
moins grands, une insouciance moins exagérée de
l'avenir sont peut-être les seules différences à signaler.
Si peu importantes qu'elles soient, elles suffisent pour
modifier d'une façon appréciable les rapports existant
entre blancs et gens de couleur. On ne trouve pas à
Cayenne la haine et l'antipathie qui divisent les deux
races, à la Guadeloupe et à la Martinique surtout.
Faut-il attribuer cette attitude des blancs vis-à-vis
des noirs à ce fait qu'à la Guyane il n'existe pas,
comme aux Antilles, une sorte d'aristocratie créole,
occupant le sol depuis des siècles, habituée à ne voir
dans l'homme noir d'aujourd'hui que l'esclave d'hier ?
Doit-on croire au contraire que les gens de couleur
sont moins désireux do se mêler à la race blanche
que leurs congénères des Antilles ? N e faudrait-il
pas plutôt voir là le résultat de l'établissement des
pénitenciers ? Depuis trente-deux ans que l'on a fait
de la Guyane le centre de la transportation, bien des
condamnés ont été libérés, qui sont restés dans la c o -
lonie, et l'on comprend qu'ils n'aient pas, sur la ques-
tion de race, de préjugés bien enracinés. Nous indi-
quons ces divers motifs assez plausibles, sans nous
prononcer d'une manière catégorique.
A partie costume quelque peu modifié, les négresses

214
NOS GRANDES COLONIES.
sont toutes et partout les mêmes. Leur gaule n'a
peut-être pas la même forme que celles de leurs sœurs
des Antilles; le madras noué sur le côté est peut-être
un peu plus incliné sur l'oreille ; mais à part ces dé-
tails, c'est toujours la même race, gaie, rieuse, aimant
le clinquant et le plaisir par-dessus tout. Quant aux
hommes, aussi paresseux ici que là, passionnés ama-
teurs de tafia, on les coudoie vêtus d'un pantalon et
d'une chemise, ou affublés du costume le plus invrai-
semblable : pieds nus, pantalons trop courts, habit
démodé, faux-cols immenses, chapeaux indescriptibles
posés sur leur toison crépue. Nous n'insisterons pas.
A côté de ces noirs, que l'on trouve plus particu-
lièrement dans les villes, un certain nombre de tribus
de nègres de même race occupent l'intérieur de la
colonie, s'y sont installés, et ont formé des nations
indépendantes. Ce sont tous des esclaves évadés depuis
de nombreuses années des possessions hollandaises ;
ils se sont réfugiés dans les bois et sont revenus à
l'état sauvage. Ceux-ci méritent une étude spéciale.
Les principales tribus sont les Bonis, les Youcas ou
Bosch, les Polinoudoux, les Paramakas. A y a n t tous
une même origine, ils ont des costumes semblables ;
aussi ne décrirons-nous d'une façon détaillée que les
Bonis, nous bornant à indiquer les événements qui
ont amené la formation des autres familles.
Les Bonis, originaires de la côte d'Afrique, sont les
descendants des esclaves qui se révoltèrent contre les
Hollandais en 1 772. Depuis cette époque, ils sont
établis sur le territoire français, au bord du Maroni,
près du confluent de l'Araouta. Leur principal village
se nomme Cotica.
L e D J . Crevaux a recueilli de la bouche même
r

LA GUYANE.
215
des anciens de la tribu l'histoire de leur révolte, et
des circonstances qui ont accompagné et suivi leur
émancipation ; nous empruntons les détails qui vont
suivre au récit de ce voyageur.
En 1772, un n è g r e audacieux et intelligent, nommé
Boni, eut à se plaindre de son maître. Il avait a c c o m -
pagné c e l u i - c i , riche planteur hollandais, dans un
voyage en Europe ;au retour, il devait être affranchi.
Rentré dans son habitation, le maître oublia sa p r o -
messe. Ce manque de bonne loi attira les plus grands
désastres sur la colonie.
Boni résolut de se venger et de prendre ce qu'on
ne voulait pas lui donner : il s'échappa, entraînant
dans sa fuite un grand nombre de ses compagnons.
La maison du maître fut livrée au pillage, ses esclaves
mis on liberté, tous les blancs de l'habitation mas-
sacrés, à l'exception de l'intendant ; Boni lui fit grâce
de la vie pour qu'il pût annoncer au maître le châti-
ment qui venait de le frapper. Des troupes furent
envoyées à la poursuite des révoltés ;mais elles avaient
affaire à forte partie. Traqué de tous côtés, sachant sa
tête mise à prix, Boni ne songea même pas à s'éloi-
gner : il demeura aux environs des habitations, es-
savant d'entraîner d'autres noirs dans son parti.
Un j o u r , il pêchait en compagnie de sa femme sur
les bords d'une petite crique. U n canot rempli de sol-
dats hollandais envoyés à sa poursuite vint à passer ;
au lieu de fuir, Boni se précipite le sabre à la main
sur l'embarcation, tue plusieurs soldats, fait chavirer
la pirogue, puis, revenant sur la rive, il égorge tous
ceux qui la regagnaient à la nage. Il n'épargne que
l'officier, qu'il envoie porter à la colonie la nouvelle de
sa défaite.

216
NOS GRANDES COLONIES.
E n quelques jours, vingt-trois habitations furent
dévastées, et les esclaves délivrés vinrent former
autour de ce chef intrépide une troupe aussi nom-
breuse que dévouée.
Boni emmena sa bande dans le Maroni et se
fixa près de la crique Paramaka, au lieu appelé Boni-
doro.
Il y établit une plantation de manioc et de ba-
naniers dont on voit encore les traces aujourd'hui.
Sans ses fréquentes incursions auprès de Surinam,
incursions toujours signalées par le ravage d'une pro-
priété et l'évasion de nombreux esclaves, les H o l -
landais auraient laissé Boni vivre en paix dans la re-
traite qu'il s'était choisie ; mais, en présence de ses
attaques réitérées, la colonie se vit dans l'obligation
d'envoyer une véritable armée contre les rebelles. Su-
rinam dut demander des secours à la métropole.
On expédia à la Guyane douze cents hommes sous
le commandement du colonel F o u r g a u d , d'origne
française. Grâce à la connaissance parfaite qu'il avait
du pays o ù il opérait, Boni infligea plusieurs défaites
à son ennemi. Une compagnie qu'il attaqua à Feti-
fabiki (île de la Bataille) fut presque entièrement
détruite. Les vainqueurs se livrèrent sur les morts et les
blessés à des actes de sauvagerie que la plume se refuse
à décrire.
Les Hollandais essayèrent de surprendre les rebelles
dans leur retranchement de Bonidoro. Prévenu à
temps, Boni lit abattre des milliers de bananiers qui,
disposés autour du camp, lui permirent de recevoir
l'ennemi avec une nuée de flèches et de balles. Une
centaine de soldats furent tués ; les autres durent
battre en retraite. Quand, au contraire, les Bonis
prévoyaient que l'issue d'une rencontre leur serait fatale,

LA GUYANE.
217
ils savaient se dissimuler et éviter ainsi l'attaque d'un
ennemi trop redoutable.
Les Youcas, affranchis depuis soixante ans, s'étaient
faits les alliés des Hollandais ; ceux-ci garantissaient
la liberté aux anciens esclaves, à la condition qu'ils
livreraient les nouveaux évadés. On n'eut pas de peine,
à Surinam, à les engager à attaquer les Bonis. Une
rencontre eut lieu près de la crique Innii. Les Y o u -
cas, repoussés,'demandèrent la paix et l'obtinrent. Afin
de cimenter les engagements pris de part et d'autre,
le chef Youcas offrit à Boni la plus jeune et la plus
jolie de ses femmes.
La paix durait depuis un an, et rien ne semblait
devoir la troubler, lorsqu'un jour de nombreuses
pirogues, montées par des Y o u c a s , abordèrent non
loin de la crique Innii, à un endroit nommé F é t i C a m -
pan (champ de bataille). V o y a n t arriver des amis,
Boni s'avança au-devant d'eux; déjà il leur tendait les
mains pour leur souhaiter la bienvenue, quand il reçut
une balle de fer qui lui traversa la poitrine. Atopa,
le fils du malheureux chef, suivi de nombreux amis,
s'élança immédiatement à la poursuite des assassins; il
ne put rejoindre les Y o u c a s ; mais, se dirigeant sur leur
village, il surprit quelques-uns des chefs et les
massacra.
A p r è s plusieurs combats dont le résultat fut t o u -
jours incertain, les Youcas livrèrent aux Hollandais la
tête d'un Boni dont le cadavre avait été habilement
substitué à celui du chef par ses fidèles.
L e Grand-Man des Youcas reçut du gouvernement
de Surinam, en récompense de ses services, une rente
viagère pour lui et ses successeurs, un hausse-col et
une canne de tambour-major.
NOS G R A N D E S C O L O N I E S . 7

218
NOS GRANDES COLONIES.
Ainsi se termina cette guerre acharnée entre la
Hollande et ses esclaves évadés. La colonie, outre
les dégâts matériels, y perdit bon nombre de soldats
blancs, et une certaine quantité de soldats noirs qui
s'enfuirent dans les forêts ; ces déserteurs formèrent
la tribu des Poligoudoux.
Les Bonis, voyant leurs communications coupées
avec le bas Maroni, essayèrent d'entrer en relations
avec les Indiens de l'intérieur. Ils s'adressèrent
d'abord aux Oyampis ; après avoir été reçus amica-
lement par cette tribu, ils furent lâchement attaqués
et perdirent plusieurs hommes.
Ils se tournèrent alors vers les colons français et
se dirigèrent sur l'île Casfesoca ; nous avons vu c o m -
ment, malgré la parole du chef du poste, ces noirs
furent massacrés sans motif.
Pourchassés par les Hollandais, traqués par les
Français, les Bonis se rapprochèrent des Indiens
Oyacoulets qu'ils rencontrèrent en remontant l'Itany.
Encouragés par la réception que leur fit cette
tribu, les proscrits croyaient avoir enfin trouvé une
nation amie ; mais cet accueil bienveillant n'était
qu'une feinte. Tous ceux des Bonis qui avaient été
reçus chez les Oyacoulets furent égorgés.
Il y a une vingtaine d'années, les Bonis firent une
seconde tentative pour entrer en relations avec les
Français de la Guyane. Suivant le cours de l'Innii,
ils gagnèrent l'Approuague, qu'ils redescendirent j u s -
qu'à son embouchure. Ils furent reçus par M . Couy,
qui les mena à Cayenne et les présenta au gouverneur.
Depuis lors, les Hollandais et les Français ont cher-
ché à s'attacher les noirs de l'intérieur, mais ils ont à
lutter contre une défiance bien naturelle.

LA GUYANE.
219
Livrés à eux-mêmes, ces nègres n'ont pas tardé à
revenir à l'état sauvage et à reprendre leurs anciennes
coutumes, en y joignant quelques-unes de celles que
pratiquent les nations qu'ils fréquentent. De leur
long séjour chez les blancs, ils ont rapporté aussi des
croyances, défigurées, il est vrai, par la tradition,
mais dont on reconnaît facilement l'origine.
Physiquement, ils sont grands, vigoureux et bien
faits : en revenant à la vie primitive, ils n'ont pas
tardé à supprimer toutes les parties inutiles du vête-
ment dont leurs maîtres les avaient affublés, et à
réduire; leur costume à sa plus simple expression.
H o m m e s et femmes ont les cheveux courts ; ils les
réunissent on une foule de petites mèches droites et
pointues, semblables à de petites cornes qui hérissent
leur tête. Comme ornements, ils portent au cou de
nombreux colliers, et aux chevilles, au-dessus du
mollet et aux poignets de lourds anneaux de métal.
Fort peu de ces noirs sont tatoués ; quelques femmes
seulement ont une rosace autour de l'ombilic ; encore
ce n'est pas un véritable tatouage ; le dessin qui
compose cet ornement n'est pas pratiqué dans la
peau au moyen d'une piqûre lavée avec une teinture
quelconque, il se compose plutôt d'une série d'excrois-
sances de chair ayant assez l'aspect d'une graine de
lin. Cette sorte de tatouage s'obtient en pratiquant de
petites incisions fréquemment répétées pour rendre
les cicatrices plus saillantes. Il est à remarquer que,
chez les nègres, les plaies n'attaquant que le derme
produisent une cicatrice noire, tandis que lorsqu'elles
pénètrent plus profondément, elles sont absolument
blanches après la guérison. P o u r éviter cet incon-
vénient, les Bonis, au moment de l'incision, sau-

220
NOS GRANDES COLONIES.
poudrent la plaie avec du charbon pilé très fin.
Les Bonis habitent des carbets, sortes de huttes
carrées, couvertes avec des feuilles de waille ou de
macoupi ; quelques-unes sont ouvertes à tous les vents,
d'autres sont closes, et l'on n'y pénètre que par une
ouverture basse et étroite. Dans le village, les carbets
sont disposés en circonférence autour d'une place qui
sert de lieu de délibération aux anciens de la tribu.
Afin d'éviter la présence des insectes et des reptiles,
le sol de la place est toujours parfaitement balayé ; le
plus petit brin d'herbe est soigneusement arraché.
Grands amateurs de pêche, les Bonis sont d'excel-
lents canotiers. Leurs pirogues sont faites d'un tronc
d'arbre, — généralement un bamba, — creusé à la
hache ; elles sont longues, étroites et relevées aux deux
extrémités ; les pagayes ou rames ont à peu près la
forme d'une feuille de laurier. Montés dans ces piro-
g u e s légères, armés d'une seule pagaye, ces hardis
canotiers franchissent les sauts, descendent les rapides
les plus dangereux avec une habileté surprenante.
A proprement parler, le mariage n'existe pas chez
ces sauvages, et cependant l'homme reste générale-
ment uni toute sa vie avec la compagne qu'il s'est
choisie ; nous disons généralement, car quelquefois les
Bonis ont plusieurs femmes à la fois, ou renvoient
celles qui sont vieilles pour en prendre une ,plus
jeune. U n jeune homme ne peut se marier sans l'au-
torisation des anciens de la tribu. Pour obtenir
leur consentement, le candidat doit faire preuve
de certaines aptitudes ; entre autres choses, il doit
se construire un carbet et planter un champ de
manioc. Les unions entre proches : cousins et c o u -
sines et même frères et sœurs, sont fréquentes, les

LA GUYANE. 221
lois des Bonis ne s'y opposent pas. Les mariages sont
rarement stériles ; les Bonis ont généralement trois
ou quatre enfants, souvent six ou huit.
Les chefs ont le droit d'avoir plusieurs femmes.
Peut-on donner le nom de religion aux pratiques
superstitieuses auxquelles se livrent les noirs ? Non ;
leurs croyances ne sont qu'un souvenir des religions
catholique et juive qu'ils ont vu pratiquer chez leurs
anciens maîtres les Hollandais; ils y ont ajouté les
superstitions empruntées aux nations qu'ils fréquentent
ou à leurs ancêtres. De la religion catholique, ils ont
pris la connaissance d'un Dieu (Gadou), créateur des
hommes, des singes rouges, du riz, du manioc et des
bananiers : marié à une femme qu'ils appellent Maria,
Gadou eut un fils, Jest Kisti. Quelques-uns, des
savants, connaissent l'histoire d'Adam et d'Eve. Voici
cette histoire, telle qu'Apatou, le compagnon de Cre-
vaux, la racontait :
« Gadou faire oun raoum (homme) A d a m , et ou
femme, Eva, etli commander rester petit village où
qu'y gagné beaucoup manioc, beaucoup poisson,
beaucoup viande qui pouvez manger sans travail-
ler.
« Gadou dit : ou pouvez manger tout chose, mais
pas oun graine appelée amanda qui bon oun sô (seu-
lement)
pour serpent : si graine là tomber, ou pas t o u -
cher.
« U n jour A d a m vu Eva qui allait chercher l'eau
à la rivière, trouvé serpent qui dit: « Goutez graine-
là. — Adam dit : n o n , Gadou pas voulé. •— Serpent
d i t : Eva goutez, pas gagné chose qui bon passé ça.
— Eva qui mangé dit : o h ! c'est bon, Adam venez
mander.

222
NOS GRANDES COLONIES.
« A d a m d i t : N o n . — Goutez oun sô. — N o n . —
troisième fois A d a m mangé ti morceau.
« Après, Gadou qui d i t : A d a m , Eva veni vite. —
Adam qui gagné peur, pas savé pourquoi, mette oun
feuille, et sa femme aussi.
« Bon Dieu qui dit : A d a m toi mangé graine là. —
Adam dit non. — A d a m toi mangé graine là. — Troi-
sième fois, Adam d i t : Oui, pas moi qui ramassé, Eva
qui donné.
« Bon Dieu pas content d i t : A d a m , Eva ou p o u -
vez allé : toi. Adam, besoin travailler pour gagner
manioc, et flécher pour gagner viande ; E v a , toi,
pouvé gagné mal pour faire ti moun ; serpent, toi
plus gagné pieds pour marcher. »
Beaucoup de ces noirs ont été baptisés, et cette his-
toire d'Adam et d'Eve racontée par Apatou peut bien
être un souvenir de l'instruction religieuse qu'il a
reçue autrefois dans l'église de Saint-Laurent. P e u t -
être aussi, le missionnaire avait-il quelque peu m o d i -
fié l'histoire de nos premiers parents, pour la mettre
à portée de son auditoire, car, en Guyane, on ne
connaît pas la pomme.
De la religion juive, quelques-uns ont conservé
une horreur profonde pour le capiai, dont la chair,
disent-ils, donne la lèpre. O r , ce capiai a une grande
analogie avec le cochon. De leurs ancêtres d'Afrique,
ils ont gardé la croyance aux sorciers ; ils sont féti-
chistes, et leurs féticheurs, comme ceux des Indiens,
se nomment piayes.
Les funérailles se font en grande cérémonie. « Les
morts sont conservés pendant huit jours, dit le d o c -
teur Crevaux, durant lesquels on se livre à des danses
et à des chants lugubres. Le cercueil est transporté

LA GUYANE.
223
matin et soir clans tout le village, par des hommes
qui l'inclinent a d r o i t e et à gauche pour imiter des
mouvement de salutation. On considère comme un
bon augure ces politesses que le défunt semble adresser
en passant devant les carbets. Ledit cercueil fait
de longues haltes au milieu du conseil réuni sur la
place pour le recevoir. Les plus anciens lui font
chacun des questions auxquelles il répond en s'incli-
nant à droite, à gauche, en avant, en arrière. Tous
les matins, un vieillard, dont la voix n'est pas moins
désagréable que celle du singe rouge, pleure en chan-
tant jusqu'à ce que le roi des forêts vienne s'associer
à la douleur de la nation.
« Les cadavres sont inhumés en état de putréfac-
tion avancée » ( 1 ) . Chacune des différentes tribus
noires de la région du Maroni est gouvernée par un
chef qui porte le nom de Grand-Man ; son pouvoir
est héréditaire; mais, comme le droit d'aînesse
n'existe pas, le chef de son vivant désigne celui de ses
fils qui doit lui succéder, ou même un parent éloi-
gné. Anato, le Grand-Man actuel des Bonis, a dési-
gné pour son successeur son neveu B a y o . Il réside à
Cotica.
Le Grand-Man détient d'une façon absolue le
pouvoir exécutif ; aidé d'un Conseil choisi parmi les
notables d e la tribu, il traite les affaires, connaît des
différends entre les personnes et juge les criminels en
leur faisant subir une épreuve consistant dans l'absorp-
tion d'un breuvage empoisonné. Le docteur Crevaux
assure que la plante d'où il est extrait n'est pas t o x i -
que, et que les innocents ne sont nullement i n c o m -
(L) Docteur J. Crevaux,déjà cité, p. 30 et suivantes.

224
N O S G R A N D E S C O L O N I E S .
modés par cette boisson. « N e sont-ils pas convain-
cus, dit ce voyageur, qu'il est sans action sur ceux
qui n'ont pas commis de crime (1) ? »
Les assassins sont condamnés à être brûlés vifs sur
la place publique.
La langue que parlent les noirs du Maroni est un
composé de mots anglais et hollandais mélangés avec
quelques expressions empruntées aux Indiens. La
généralité des Bosch et des Bonis parlent le créole,
usité actuellement à la Guyane hollandaise, en y
mêlant bon nombre de mots et de tournures de phra-
ses prises à notre langue créole.
Chaque individu n'a qu'un seul nom pour le dési-
gner, un nom de baptême que les parents donnent
selon leur caprice ou d'après un calendrier fort simple
qui représente les sept jours de la semaine.
Jours de la semaine.
Noms d'hommes. Noms de femmes.
Lundi
— Monday Codio
Adiouba
Mardi
— Touday Couani
Abenina
Mercredi — Diliday Couacou
A c o u b a
Jeudi
— F o d a y Y a o
Yaba
Vendredi — Feda
Cofi
Afiba
Samedi
— Sata
Couanina
A m b a
Dimanclio — Sunday Couachi
Couachiba
Si à ces noms on en ajoute sept ou huit autres, on
aura le répertoire complet des appellations des noirs
Bosch et Bonis.
La tribu des Bonis ne compte pas, actuellement,
plus de trois à quatre cents individus.
( 1 ) Le même, p. 30 et suiv.

LA GUYANE.
225
Les Paramakas sont représentés par une centaine
d'hommes ; ce sont les fils des esclaves évadés de Suri-
nam en 1836. Leur nom vient de la crique sur les
bords de laquelle ils sont établis. Comme les Bonis
dont ils parlent la langue, ils vivent à l'état sauvage.
Il en est de même des Poligoudoux , déserteurs de la
milice noire adjointe à l'armée hollandaise pendant
l'insurrection Boni .
Les Youcas, nommés Bosch (hommes des bois) par
les colons hollandais, possèdent plusieurs villages
sur les bords de Tapahoni, qui comptent cinq
ou six mille habitants. Ils y sont installés depuis
1712.
A p r è s la prise de Surinam par l'amiral français
Cassar, la Guyane hollandaise fut frappée d'une c o n -
tribution de guerre de un million et demi de francs. L e
gouverneur de la colonie eut la malencontreuse idée
de vouloir faire supporter cet impôt par les proprié-
taires, proportionnellement au nombre d'esclaves
qu'ils possédaient. P o u r se soustraire au paiement,
ou du moins y participer dans la plus faible mesure
possible, quelques riches planteurs juifs engagèrent
une grande partie de leurs esclaves à se réfugier dans
les bois. Quand l'impôt fut payé, on rappela les nègres ;
mais ceux-ci refusèrent de rentrer, préférant la vie
libre au milieu des bois, aux misères de l'esclavage.
On dut envoyer des troupes pour les ramener dans les
habitations ; elles n'y purent réussir : le nombre des
révoltés s'était considérablement accru ; ils avaient
fait des incursions aux environs de Surinam, pillé
les plantations et rendu à la liberté de nombreux
nègres. Il fallut compter avec eux, et les maîtres
se virent contraints de discuter, avec leurs anciens es-
7 *

226
NOS GRANDES COLONIES.
claves, les conditions d'un traité qui fut signé en 1761
à l'habitation d'Auka.
Liberté pleine et entière leur était accordée, contre
la promesse de rendre à leurs propriétaires tous les
nègres fugitifs qui viendraient leur demander asile.
Telle est l'histoire des noirs ayant fait souche, et
constitué des tribus dans l'intérieur de la Guyane
française.
Les autres immigrants dont nous avons à nous
occuper sont les coolies hindous. Ils trouvent ici leur
place, non pas tant parce qu'ils ont formé une race
nouvelle, qu'à cause de l'intérêt qu'ils présentent au
point de vue du travail.
U n des premiers résultats de l'émancipation des
nègres, en 1 8 4 8 , fut de faire naître,à côté de la ques-
tion du travail, le problème de l'introduction et de
l'acclimatation dans nos colonies intertropicales, d'une
race pouvant supporter une certaine somme de travail
sous la zone torride.
Aussitôt affranchis, les noirs s'abandonnèrent à
leur indolence naturelle ; vivant presque de rien, dans
un pays où les besoins sont bien moins grands qu'en
Europe, ils se refusèrent à tout labeur et ne consen-
tirent à louer leurs bras que quand leur amour du
rhum et des mille riens, pour eux si pleins d'attrait,
l'emportait sur leur paresse. Les colons ne pouvaient
faire fonds sur un concours aussi peu régulier ; il
fallut chercher des travailleurs en dehors de la colonie.
On songea donc à importer des hommes libres, mais
en les liant par un engagement qui donnât sur eux, à
ceux qui les emploieraient, un pouvoir et une autorité
que ne possède pas en général le propriétaire o c c u -
pant des ouvriers libres dans toute l'acception du mot.

LA GUYANE.
227
Tout d'abord,on écartal'idée de recruter les coolies
sur le continent africain ; on n'eût pas manqué de
voir dans ces engagements une traite déguisée.
Les possessions européennes baignées par le P a -
cifique s'adressèrent à la Chine ; les rives de l'Atlan-
tique eurent recours aux agents d'émigration de
l'Inde ; on essaya du coolie hindou.
Cette race a-t-elle donné, au moins à la G u y a n e , les
résultats qu'on en attendait? A-t-elle pu, comme prix
d'engagement et comme travail fourni, remplacer les
nègres importés d'Afrique ? Nous ne le croyons pas.
Recrutés dans de mauvaises conditions, les Hindous
s'acclimatent mal, et la mortalité est grande dans
leurs rangs. Comme travailleurs, ils sont inférieurs
aux gens de race noire.
Les premiers coolies hindous, au nombre de sept cent
quatre-vingt-six, furent amenés à la Guyane le 9 juin
1856 par le Sigisbert César. Depuis cette époque j u s -
qu'au 1 janvier 1 8 7 8 , dix-neuf autres convois succes-
e r
sifs transportèrent dans la colonie huit taille quatre cent
soixante-onze engagés. Six cent soixante-quinze d'entre
eux ont été rapatriés durant cette période de vingt-
deux ans. A la même d a t e ( 1 janvier 1878), les d o c u -
e r
ments officiels constatent à la Guyane la présence
de quatre mille deux cent vingt-trois coolies ( 1 ) ; les
autres, soit quatre mille cinq cent vingt-deux, sont
morts.
Ce chiffre énorme de décès — près de 50 °/o —
prouverait donc, que, pas plus que les Européens,
cette race n'est apte à supporter les travaux p é -
nibles sous le climat de notre colonie. Ainsi que nous
(1) Dans le recensement de 1881 .ils ne figurent plus que pour 2.894.

228
NOS GRANDES COLONIES.
le disions plus haut, c'est au mode de recrutement
des coolies qu'il faut surtout s'en prendre des résultats
obtenus.
E t d'abord, dans quel milieu les agences d'émigra-
tion des Indes vont-elles chercher les hommes qu'elles
envoient dans nos colonies?
C'est dans les bas-fonds de la société, dans la classe
la plus misérable, partant la moins robuste, que l'on
recrute les coolies qu'on nous envoie, « depuis l'a-
vocat sans cause, le professeur sans cours, jusqu'à la
mendiante de naissance ; il en résulte que les fatigues
et les fièvres en ont facilement raison (1) » . Beaucoup
de ces malheureux, vivant dans leur patrie au sein
d'une misère profonde, arrivent en Guyane malades,
et tellement affaiblis que, dès les premiers jours qui
suivent le débarquement, ils succombent aux suites du
voyage. Quelques-uns sont l'exacte reproduction de ces
squelettes ambulants qu'on voit aux Indes, spectres vi-
vants de l'éternelle famine qui désole cette vaste contrée.
Déclassés ou misérables se laissent tenter par les
promesses éblouissantes que font miroiter à leurs
yeux des racoleurs peu scrupuleux : nourriture abon-
dante, vie facile, travail lucratif et modéré; les voilà
séduits, on les embarque.
A peine arrivés, on les dirige sur les habitations
pour la culture, ou de préférence dans les exploita-
tions aurifères. Alors commencent les déceptions. Se
voyant trompés et pris dans un piège abominable, la
plupart se laissent aller à un découragement facile à
comprendre.
(1) X . Les coolies de la Guyane (Revue scientifique,21 juillet
1877).

LA G U Y A N E .
229
Quelques-uns, prenant leur parti d'une situation
qu'ils ne peuvent éviter, se mettent bravement au
travail ; ceux-là résistent assez bien et fournissent un
contingent minime à l'hôpital et à la mort. Beau-
coup voient dans le suicide la seule porte de salut qui
leur reste ouverte ; c o m m e ces hommes ont un souve-
rain mépris de la vie et de la douleur, ils emploient
pour se tuer les moyens les plus étonnants : quelques-
uns, par exemple, ont le courage de s'étrangler avec
une cravate ou une ceinture fixée près de terre, au
lieu de se pendre suivant l'antique formule, « haut
et court » .
D'autres, pour se soustraire au j o u g qui leur est
imposé, volent des vivres et se sauvent dans les bois;
au bout de quelques jours, la faim les presse, ils sont
obligés de rentrer à la colonie. Pour éviter le travail,
il en est qui se servent des expédients les plus atroces
et les plus invraisemblables. Les uns, et c'est le
plus grand nombre, se font une écorchure sur l a q e l l e
ils appliquent pendant plusieurs heures un sou trempé
dans l'eau salée ; avec un morceau de bois, ils excitent
le mal et au besoin, la nuit, dans les bois, exposent
leur plaie au contact d'une bête venimeuse. D'autres
enfin se rendent aveugles en introduisant sous leurs
paupières une composition où la chaux entre en
grande quantité.
Bon nombre de ces malheureux n'ont pas besoin
d'attenter à leur vie; un peu de patience leur suffit:
la fièvre ne tarde pas à s'emparer de ces natures apa-
thiques ; mal surveillés, ils boivent outre mesure pour
étancher leur soif ; la dyssenterie se déclare, et ils
ne tardent pas à succomber. Voilà pour les hommes.
Les femmes se trouvent dans des conditions meil-

230
NOS GRANDES COLONIES.
leures pour traverser la période d'acclimatement. En
effet, pour les Hindous, il n'y a pas de mariage indis-
soluble, mais une sorte d'association que chacun des
conjoints peut rompre à son gré. Profitant de cette
situation, les femmes s'empressent , dès leur arrivée
dans la colonie, de s'unir avec des coolies immigrés
depuis longtemps, et par conséquent mieux installés,
plus aisés.
Si au contraire, subissant une autre forme de ma-
riage, ces Hindoues ont été achetées, elles peuvent être
revendues, et les anciens coolies, plus riches que les
autres, sont à peu près les seuls acquéreurs. D e toute
façon, la situation physique des femmes est meilleure
que celle des hommes.
Chez les enfants, la mortalité est effrayante, ils pé-
rissent presque tous ; on doit compter, il est vrai, avec
l'infanticide, qui est chez les Hindous une pratique to-
lérée.
E t maintenant, les coolies hindous rendent-ils les
services que l'on serait en droit d'en attendre? N o n ;
si dans les mines ils compensent par leur adresse et
eur intelligence la force qui leur fait défaut, — ils
sont beaucoup moins robustes que les noirs, — en r e -
vanche, dans le commerce,l'industrie et l'agriculture,
ils sont fort c o û t e u x ; leur emploi , onéreux sans
compensation, est une des principales causes du peu
de succès de nos entreprises agricoles aux environs de
Cayenne.
Quelle conclusion tirer de ce qui précède ? Selon
nous, la voici :
Puisqu'il est établi que les seuls noirs peuvent,
avec un salaire raisonnable, fournir un travail suffi-
sant, et que l'on ne peut compter sur le concours r é g u -

LA- GUYANE.
231
lier des nègres de la colonie, il faut tenter d'attirer sur
les habitations quelques-unes des tribus noires dont
nous avons parlé, et suivre l'exemple donné par deux
ou trois exploitations forestières récemment installées,
qui n'emploient que des Bonis, des Bosch et des G a -
libis.

232
NOS GRANDES COLONIES.
C H A P I T R E VII
Les Aborigènes. — Races disparues. — Le dernier des Arami-
chaux. — Galibis. — Oyacoulets. — Oyampis. — Emérillons.
— Roucouyennes.
Les diverses tribus qui composent les Indiens ori-
ginaires de la Guyane étaient autrefois beaucoup plus
nombreuses qu'aujourd'hui.
Nous trouvons sur les cartes anciennes des noms de
peuples,et dans les récits des voyageurs du XVII et du
e
XVIII siècle, des détails sur des nations complète-
e
ment disparues: tels sont les A c o q u a s , rencontrés au
confluent du Camopi et de l'Oyapock par les Pères
Grillet et Béchamel. D'autres tribus sont sur le point
de s'éteindre : les Emérillons ne sont plus représentés
que par une cinquantaine d'individus : les A r a m i -
chaux, assez nombreux autrefois sur les bords de l ' A -
raoua pour lutter contre les Roucouyennes, n'exis-
tent plus. Cependant, le D J . Crevaux parle du
r
dernier survivant do cette tribu qui a quitté le pays
de ses aïeux, disparus, pour venir demander l'hospitalité
aux Galibis du bas Maroni.
Toutes ces peuplades ont une origine commune ;
elles ne sont certainement que les membres épars
d'une grande famille qui, à une époque éloignée, ha-
bitait et la Guyane et le bassin de l'Amazone. Quel-
ques-unes d'entre elles, comme les Oyampis et les R o u -
couyennes, sont disséminées sur un immense terri-
toire, occupant des points fort éloignés les uns des

LA GUYANE.
233
autres : les Oyampis, dont on rencontre quelques re-
présentants sur le bas O y a p o c k , se retrouvent aux
monts T u m u c - H u m a c et sur le territoire contesté,
près de la rivière Conany. Les Roucouyennes sont ré-
pandus dans la partie méridionale de la Guyane fran-
çaise, et beaucoup plus au sud, dans le Brésil, entre le
Y a r y et le Parou. Cette nation doit être la race-mère
des Indiens de la Guyane, car dans toutes les tribus
on retrouve, modifiées il est vrai, les traditions
de ce peuple qui a donné son nom à notre colonie-
( L e véritable nom des Roucouyennes est en effet
Ouyanas, et ils ne doivent leur appellation moderne
qu'à leur habitude de se peindre avec du roucou.)
La similitude des caractères physiques n'est pas moins
frappante. Les Indiens de la Guyane sont de taille peu
élevée ; si quelques voyageurs les ont dépeints comme
des hommes de haute stature, il faut attribuer cette
erreur au développement extraordinaire de leur buste,
supporté par des jambes grêles et un peu arquées.
Leur teint est comparable à celui d'un Européen
bronzé par le soleil ou le hâle ; quand ils naissent,
les enfants ont la peau presque blanche. La tête, volu-
mineuse, est bien proportionnée au buste un peu fort ;
les pieds sont courts, larges et plats ; l'orteil, tourné en
dedans,est très écarté des autres doigts, qui au contraire
regardent en dehors. Les mains sont remarquables :
les muscles du pouce sont excessivement développés,
le poignet est très fort, et cependant les doigts ne
sont pas plus longs que ceux d'un enfant. La c h e v e -
lure est noire ; moins souple que celle des Européens,
elle n'est cependant pas crépue comme celle des races
nègres ; hommes et femmes portent les cheveux longs,
flottant sur les épaules et coupés carrément sur le

234
NOS GRANDES COLONIES.
front. Ils n'ont que peu ou point de barbe et ils l'arra-
chent soigneusement.
Tel est l'ensemble de la physionomie des naturels
de la Guyane. Il est bien certain que chez ceux qui
habitent le littoral, ces signes distinctifs de la race se
sont modifiés par suite des croisements, et aussi sous
l'influence des vices qu'ils ont pris des Européens,
l'ivrognerie en particulier.
D o u x , affable, hospitalier, l'Indien des grands bois
a conservé les qualités propres aux enfants de la
nature ; sobre dans ses paroles comme dans ses plai-
sirs, il se rapproche davantage de la civilisation par
son intelligence, que le noir élevé chez les blancs ou
qui a vécu parmi eux ; c'est sans doute l'esclavage,
avec son cortège de souffrances morales et physiques,
qui a profondément altéré les qualités naturelles de
c e dernier. Les explorateurs, en effet, constatent plus
d'intelligence et de dignité morale chez les noirs
vivant à l'état libre dans leur patrie, que chez leurs
compatriotes transportés par la traite.
Tous ces Indiens ont la même religion : ils r e c o n -
naissent deux principes, celui du bien, celui du mal.
A u premier ils ne rendent pas de culte : son rôle uni-
que étant de les protéger, ils n'ont pas à le prier, et
ne lui accordent aucune reconnaissance pour le bien
qu'il leur fait. A l'esprit du mal, au contraire, ils
adressent leurs supplications pour éviter les maux
dont il peut les accabler, ou pour faire cesser ceux
qu'il leur inflige. A en juger par le respect qu'ils
témoignent à leurs morts, on peut supposer qu'ils
croient à une autre vie ; ils ne s'expliquent pas à ce
sujet, et, comme ils n'ont ni annales, ni doctrines, ni
traditions, on en est réduit à de simples conjectures.

LA GUYANE.
235
On comprend qu'avec de semblables croyances, la
superstition joue chez eux un grand rôle ; tous les
accidents, tous les phénomènes physiques que leur
ignorance ne leur permet pas d'expliquer, sont l'œuvre
de l'esprit du mal. P o u r leur nuire, ce mauvais génie
prend différentes formes, celle d'un animal féroce, par
exemple ; quelquefois au contraire, invisible aux yeux
de tous, il réside dans les endroits dangereux, et, là,
guette ses victimes au passage. Les rapides les plus
périlleux sont hantés par le mauvais esprit, — une
sorte de diable. — Les Indiens essaient de se le rendre
propice par une offrande, avant d'engager leurs piro-
gues dans les eaux tumultueuses.
Souvent l'Indien a recours à l'intervention du piaye,
sorcier ou féticheur, — qui joint à ses fonctions de
médecin celles beaucoup plus importantes de conju-
rateur du mauvais esprit et d'exorciste pour ceux qui
sont piayés, c'est-à-dire victimes d'un sortilège. Aussi,
le piaye est dans la tribu l'objet d'une vénération p r o -
fonde, qu'augmentent encore les rudes épreuves par
lesquelles le candidat piaye doit passer pendant les
longues années que dure son noviciat. Nous en v e r -
rons quelques-unes au cours de ce chapitre.
Nous allons maintenant décrire les coutumes par-
ticulières à chacune de ces tribus. Nous c o m m e n c e -
rons par les Roucouyennes.
Ainsi que nous l'avons vu plus haut, le nom de
Houcouyennes vient de la teinture de roucou dont ces
Indiens se couvrent des pieds à la tète. Ils mélangent
le fruit de cette plante à une huile qui lui donne une
grande fixité. Ils obtiennent cette huile en faisant
bouillir les amandes produites par un arbre nommé
capara (famille des méliacées). C'est un des plus

236
NOS GRANDES COLONIES.
grands arbres de la Guyane ; son tronc atteint de vingt
à trente mètres de hauteur sur un mètre cinquante
de diamètre ; son écorce est épaisse et grisâtre. Le
fruit est une capsule qui s'ouvre en quatre valves ; il
est rempli d'amandes serrées, irrégulières, anguleuses
et polygonales, blanches à l'intérieur, de consistance
ferme et solide. Les Indiens font bouillir ces amandes
dans l'eau, puis les mettent en tas pendant quelques
jours ; ils les dépouillent ensuite de leur pulpe, les
écrasent sur des pierres et en font une pâte qu'ils
rangent sur les faces d'une dalle creusée en gouttière,
un peu inclinée et exposée à l'ardeur du soleil. C'est
à sa vertu particulière que les Indiens attribuent de
pouvoir se préserver de la piqûre des chiques et des
insectes.
Les jours de fêtes, et pour les cérémonies, ils ajou-
tent à la peinture rouge une série d'arabesques noires
d'un dessin fort original ; ils obtiennent cette couleur
au moyen du genipa. Ils attachent à ces ornementa-
tions une importance toute particulière, et ne man-
quent pas, quand ils voyagent, d'emporter les ingré-
dients nécessaires à leur confection dans de petites
calebasses.
Nous avons dit que tous les Indiens de la Guyane,
en général, s'épilent soigneusement ; ajoutons que les
Roucouyennes s'arrachent les cils, afin,disent-ils, « de
mieux voir » .
La nourriture principale consiste en poisson, ou en
gibier bouilli avec force piments. Ce condiment
remplace le sel dans la cuisine des Indiens. Ils
ont un appétit énorme et absorbent des quantités
incroyables de nourriture. Les hommes prennent leurs
repas en c o m m u n , servis par les femmes, qui se reti-

LA GUYANE.
237
rent ensuite dans leurs cases pour manger à leur
tour ; elles sont rejointes par leurs époux, et bien
souvent ceux-ci se remettent à table avec elles. Il
est étonnant que, malgré la quantité de nourriture
épicée qu'ils absorbent, ces Indiens ne boivent jamais
en mangeant.
Les poules etleurs œufs inspirent aux Roucouyennes
une certaine aversion ; ils s'abstiennent d'en faire
usage, parce qu'ils leur attribuent des propriétés qui,
si elles existaient, amèneraient rapidement l'extinc-
tion de leur race. Cette croyance est aussi très répan-
due chez les Oyampis.
Les femmes sont chargées de tous les travaux du
ménage ; elles ont nécessairement la cuisine dans
leurs attributions. Les aliments sont cuits dans des
vases de terre, sur un feu allumé devant le carbet.
Pour empêcher le liquide de s'enfuir au moment de
l'ébullition, ces cuisinières primitives ont un procédé
assez original : quand le liquide bout, elles emplissent
leurs bouches d'eau froide qu'elles crachent dans le
vase aussitôt que le bouillon menace de déborder.
Les Roucouyennes sont grands amateurs de danse,
et la moindre fête est prétexte à leur plaisir favori.
Pour la circonstance, ils se revêtent d'ornements bi-
zarres : couverts de plumes, de colliers et de ceintures
en poil de conata, ils s'affublent d'immenses perruques
faites avec des lanières d'écorce. Leur corps dispa-
raît sons un vaste manteau composé de longues ban-
des d'écorces très minces, qui flottent autour d'eux
comme celles de leur chevelure postiche ; ces lanières
sont teintes en noir ; ils obtiennent cette couleur
au moyen d'eau ferrugineuse qu'ils laissent croupir.
Les jambes sont agrémentées de jarretières garnies

238
NOS GRANDES COLONIES.
de graines qui, en s'entre-choquant, imitent le bruit
des castagnettes. Ainsi vêtus, les hommes dansent
toute la nuit sans interruption et jusqu'à complet
épuisement.
Le mariage n'est pas, chez les Indiens, l'objet d'une
Colliers.
cérémonie spéciale. Ils choisissent rarement une femme
dans leur tribu, ils vont la demander à quelque v i l -
lage voisin. L'homme qui veut s'unir à une jeune fille
doit abandonner sa tribu pour aller s'établir dans
celle de sa femme ; il devient un de ses membres, et
désormais ne la quittera plus.
Aussitôt qu'une femme est devenue mère, on fait
sous son hamac des fumigations au moyen d'herbes
odoriférantes ; on jette de l'eau froide sur de grandes

LA GUYANE.
2'àd
pierres chauffées au feu : la vapeur qui s'en dégage
transforme bientôt le carbet en une sorte d'étuve.
Cette prescription accomplie, la mère se lève et reprend
les travaux journaliers, tandis que l'homme la rem-
place dans le hamac : il doit rester couché pendant
plusieurs jours ; le piaye le visite et le soumet à un
régime qui, généralement, consiste à s'abstenir de
Ornement de pied.
viande et de poisson, sous peine de graves complica-
tions pour lui et d'accidents pour son enfant. Cette
coutume n'est pas spéciale aux Roucouyennes, elle
est pratiquée par tous les Indiens de la Guyane et
bon nombre de tribus américaines, « Si moine on en
croit le témoignage de Strahon, dit M . Gaffarel, les
Corses de son temps ne manquaient pas de s'y c o n -
former, et même, pendant tout le M o y e n - A g e , sur les
deux versants des Pyrénées, les Basques gardaient
également le lit. C'est ce qu'on appelle encore dans
tout le pays faire la rouvade ( 1 ) . »
Arrivés à l'âge de douze ou treize ans, les enfants
subissent une épreuve qui leur vaut, quand ils en sor-
tent vainqueurs, comme un brevet de virilité. Il en
(1) P. Gaffarel,Colonies françaises, p. 162.

240
NOS GRANDES COLONIES.
est de même des jeunes hommes à la veille de prendre
femme et des piayes pendant leur noviciat. Ces
épreuves,quoique moins dures que celles imposées dans
certaines tribus de l'Amérique du Nord, leur ressem-
blent néanmoins ; si elles sont moins atroces, on peut
Jarretières.
affirmer que les Roucouyennes, si jeunes soient-ils,
supportent la douleur avec le même stoïcisme qu'un
Sioux ou un Pieds-Noirs (1).
Le supplice des Guyanais consiste à exposer tout
( 1 ) Les Indiens Mandaws. tribu habitant la rive gauche du Mis-
souri à 600 lieues de Saint-Louis, et quelques autres nations du
Far-West, imposent aux jeunes hommes un supplice épouvan-

LA GUYANE. 2 4 1
le corps du patient aux piqûres de guêpes et de f o u r -
mis ; or, on sait quelle douleur cause le contact de
ces deux insectes.
Quand un Roucouyenne meurt, on dresse aussitôt
Coiffure de Roucouyenne.
un bûcher au centre du village; le cadavre, couvert de
ses plus beaux ornements, plumes, ceintures, colliers
table. On pratique, sur les épaules ou sur la poitrine du patient,
des incisions sous-cutanées ; on passe dans les plaies un petit
bâtonnet ; une corde y est attachée, et la victime est enlevée de
terre à une hauteur de 4 ou 5 pieds. Afin d'augmenter la d o u -
leur, on suspend à d'autres chevilles traversant les bras et les
jambes les armes du guerrier, et quelquefois même une tète de
bison ; puis le tortionnaire imprime au pendu un mouvement de
rotation aussi rapide que possible. Cela dure 15 à 20 minutes.
Quand les victimes sont dépendues . on les débarrasse des
charges des épaules, puis deux hommes, les saisissant par les
bras, les entraînent dans une course vertigineuse jusqu'à ce que
tous les objets fixés à leurs blessures soient arrachés violemment.
Ces jeunes Indiens supportent ces tortures sans pousser une
plainte, sans faire entendre un gémissement, et l'on n'a que fort
peu d'exemples qu'un homme soit mort des suites de ce sup-
plice.
NOS G R A N D E S C O L O N I E S .

242
NOS GRANDES COLONIES.
et bracelets, est attache à un poteau élevé au milieu
du bûcher; on place à côté de lui sa flûte, faite d'un
tibia de biche. Pendant que toute la tribu assiste à
l'incinération du défunt, sa femme brûle tout ce qui
lui a appartenu.
Quand le corps est entièrement consumé, ses cendres,
Ornement de ceinture.
recueillies dans un vase, sont portées au carbet de la
v e u v e ; elles y séjournent un an, puis on les enterre.
Aussitôt la cérémonie terminée, les hommes nettoient
avec un soin tout particulier remplacement où s'éle-
vait le bûcher, et jusqu'aux coins les plus reculés du
village.
D e toutes les tribus indiennes de la Guyane, les
Roucouyennes sont les seuls qui brûlent les cadavres,
et encore font-ils exception pour les piayes, qui sont
inhumés ornés d u n e profusion de plumes.
Les Oyampis enterrent leurs morts dans un trou
fort profond, mais large d'un mètre seulement; le d é -
funt est placé verticalement dans la fosse, les membres
repliés. Quelquefois , ils transportent les cadavres
dans les bois, où ils les laissent se décomposer ;

LA GUYANE.
243
ils recueillent ensuite les os dans un pot d'argile et les
ensevelissent.
Les Galibis enterrent aussi leurs morts, mais ils
les conservent une semaine avant de leur donner la
sépulture. Le corps, étendu dans son hamac, est placé
Coiffure d e Roucouyenne.
au-dessus d'un vase destiné à recevoir le liquide qui
en découle, et (nous demandons pardon à nos lecteurs
de l'horreur du détail) une des épreuves imposées aux
élèves piayes consiste à boire une macération de ta-
bac et de quinquina mélangée avec le liquide sanieux
recueilli dans ces vases funéraires.
Physiquement, les Galibis se distinguent des
autres Indiens par une constitution plus chétive, un
aspect moins robuste et un air plus efféminé; leur

244
NOS GRANDES COLONIES.
état sanitaire n'est pas satisfaisant, et l'on voit de jour
en jour leur race s'étioler et s'éteindre, à cause peut-
être de leur amour immodéré pour l'alcool. Ils vivent
dans une indolence et une paresse incroyables, parta-
geant leur temps entre la pêche et les longs repos,
étendus dans leurs hamacs où. ils se balancent molle-
ment.
Leur seule industrie consiste dans la fabrication de
Poteries indigènes.
vases en terre assez originaux ; ce sont les femmes
qui confectionnent ces poteries, à la main et d'une
seule pièce; elles emploient l'argile, abondamment ré-
pandue sur les berges des fleuves, heurs gargoulettes
ou alkarasas ne conservent pas le liquide frais, parce
que, déjà insuffisamment poreuses elles sont, en outre,
enduites d'un vernis qui empêche l'évaporation.
Les femmes oyampis font aussi de ces poteries ,
mais elles ont soin d'ajouter de la cendre de couepi à
l'argile qu'elles emploient, ce qui donne une grande
porosité à la terre.
Des jarretières serrées au-dessus de la cheville et

LA GUYANE.
245
au jarret constituent le principal luxe des femmes g a -
libis ; leurs jambes sont complètement déformées par
cet ornement. Nous retrouvons la même coutume
chez les Emérillons; mais, dans cette tribu, la j a r r e -
tière est l'apanage exclusif de l'homme.
Les Indiennes galibis se perforent la lèvre infé-
rieure; elles y introduisent une longue épingle qui leur
sert à extraire les chiques des pieds de leur seigneur
et maître.
A part les quelques différences que nous venons de
signaler, toutes ces nations se ressemblent au p h y -
sique, et ont à peu près les mêmes usages ; il en est
de même pour le langage, tout au moins pour ceux
vivant loin de nos établissements.
C'est ici le cas de signaler la similitude de certains
mots français et indiens. On ne peut supposer qu'ils
nous ont emprunté l'appellation de divers objets d'un
usage constant chez eux, de fruits qui poussent sur
leurs territoires ou d'animaux qui habitent leurs fo-
rêts et qu'ils désignaient ainsi avant d'avoir été en
rapport avec nous. C'est bien plutôt nous qui avons
pris ces mots à leur langue.
Citons, par exemple : caïman, pirogue, tapir,qui sont
des appellations indiennes ; ananas, que les R o u c o u -
yennes nomment nana. Hamac a la même signifi-
cation qu'en français ; c'est des naturels de l ' A m é -
rique du Sud que nous vient l'objet : il est tout simple
que nous leur ayons aussi emprunté le nom qui sert à
le désigner. M. Littré, dans son dictionnaire, donne
cependant au mot hamac une étymologie bien diffé-
rente: l'illustre savant le fait dériver de deux mots
allemands : hangen, pendre, suspendre, et matte, natte.
Tels sont, en résumé, les renseignements que l'on
7***

246
NOS GRANDES COLONIES.
possède sur les Indiens qui habitent notre colonie; ils
n'ont été visites que par un petit nombre de v o y a -
g e u r s ; ils évitent autant que possible d'entrer en rap-
port avec nous, et restent par conséquent peu connus

LA GUYANE. 247
C H A P I T R E VIII.
Culture. — Commerce. — Sous marqués. — L a propriété foncière.
— Industrie.
Sur les seize mille lieues carrées qui forment l'éten-
due de la Guyane française, six mille hectares à peine
sont en culture, et encore, chaque année, on constate
une diminution dans l'importance des exploitations
agricoles.
On peut diviser les produits de la colonie en deux
catégories :
La culture que nous appellerons d'exploitation :
canne à sucre, coton, roucou, café, girofle ; et la
culture vivrière, destinée à l'alimentation des habitants:
riz, manioc, ignames, patates. Citons encore les ana-
nas, oranges, citrons, mangues, abricots, barbadines,
sapotilles, avocats, c o n c o m b r e s , pommes cannelle,
bananes, goyaves, choux maripa, e t c . , qui croissent
presque sans culture.
L'exploitation de la canne à sucre, qui remonte
aux débuts de la colonie, est celle qui a eu le plus à
souffrir de l'abolition de l'esclavage. Chaque année
amène une nouvelle décroissance dans les chiffres de
production, et il est à craindre que ce riche produit ne
finisse par être complètement abandonné. On ne peut
en effet espérer un regain de prospérité tant que l'im-
migration n'aura pas fourni les bras nécessaires à sa
culture.
Le café fut importé à la Guyane en 1721. C'est un
lieutenant de vaisseau, M. de la Motte-Aigron, qui

248
NOS GRANDES COLONIES.
introduisit la précieuse plante dans la colonie. Le café
était déjà récolté en abondance dans la Guyane hollan-
daise. Afin de conserver le monopole de cette culture,
nos voisins avaient décrété la peine de mort contre qui-
conque livrerait des grains de café avant de les avoir
passés aufeu pour détruire le germe de reproduction.
M. de la Motte-Aigronse rendit à Surinam, s'abou-
cha avec un Français nommé Mourgues, et lui promit
une bonne récompense et le pardon de certains délits
qui l'avaient fait chasser de Cayenne, s'il voulait l'ai-
der dans son entreprise.
A force de ruse et d'adresse, nos deux compatriotes
réussirent à se procurer une livre de café en cosse. Ils
furent assez heureux pour dérober leur larcin aux
investigations des gens de police qui visitaient soigneu-
sement les bagages des voyageurs, et purent quitter
Surinam sans être inquiétés.
Depuis lors, cette culture a été l'objet des soins tout
particuliers des colons. Le café récolté sur la monta-
gne d'Argent, à l'embouchure de l'Oyapock, est d'une
excellente qualité.
L'étendue des terrains consacrés aux plantations de
café a souvent varie ; aujourd'hui, ils sont moins c o n -
sidérables que jamais, et cependant, le dernier chiffre
de production connu indique une certaine augmenta-
tion. En 1835, on récoltait 4 6 . 4 0 0 kilog. de café ; e n
1 8 7 5 , 440 hectares plantés en café ne produisaient
que 38.600 kilog ; en 1871», 535 hectares ne donnaient
que 2 5 . 9 3 0 kilog., et en 1880,sur 400 hectares seule-
ment on recueillait 7 7 . 3 3 1 kilog. Comme on le voit,
c'est un progrès ; néanmoins on a importé à la Guyane
pendant ces dernières années, en moyenne, pour
4 2 . 0 0 0 fr. de café par an.

LA GUYANE.
249
Le coton croît parfaitement en Guyane ; les plaines
voisines de la mer, imprégnées de senteurs salines,
sont des plus favorables à cette plante ; le coton de
Guyane a eu son heure de renommée sur les marchés
européens. On en récolte environ 1.700 kilog. par an.
Le cacao donnait autrefois de beaux résultats ; la
production est en décroissance et ne dépasse pas,
année moyenne, 48.000 kilog.
Le girofle ne compte plus que comme un vestige
du passé ; il faut s'attendre à le voir complètement
disparaître d'ici peu. L'exploitation du girofle et du
poivre a été une des branches les plus lucratives du
commerce colonial. En 1781, une corvette arrivant de
l'Ile-de-France apportait quatre plants de giroflier que
M . Poivre expédiait à Cayenne par les soins de
M. Allemand, commissaire ; celui-ci les avait enlevés
aux Moluques. Ces quatre plants furent concédés à des
propriétaires ( 1 ) . Plus tard, le gouvernement se
réserva le monopole des épices ; ce privilège dura
peu, et la culture de ces produits retomba bientôt
dans le domaine public.
Le roucou est la graine d'où on tire une couleur
rouge employée dans la teinture. Elle a été exploitée
dès les débuts de la colonie.
En 1 8 3 5 , cette substance donnait 280.000 kilog.
En 1 8 7 5 , on atteignait le chiffre de 567.000 kilog.
En 1879, sur 896 hectares de terres plantées de rou-
cou, on ne recueillait plus que 268.000 kil. E n 1880,
367 hectares seulement étaient consacrés à ce produit
fournissant 1 1 2 . 0 0 0 kil.
Il ne faudrait pas s'étonner outre mesure de cette
(1) MM. d e Macaye, Boutin, Noyer et Denneville.

250
NOS GRANDES COLONIES.
diminution ; elle est due aux alternatives de hausse
et de baisse considérables que subit le roucou sur les
marchés d'Europe. Ces brusques variations forcent
les colons à négliger cette industrie, sauf à la reprendre
quand le moment paraît propice ; la plupart des
plantations subsistent toujours, surtout chez les grands
propriétaires, et il suffirait, le cas échéant, d'un peu
d'entretien pour leur rendre leur ancienne prospérité.
La diminution que nous signalons sur les produits
d'exploitation est bien plus grande encore sur la
culture vivrière. Tandis qu'en 1835 elle était évaluée
à 1.400.000 f r . , en 1880 elle ne figure plus que pour
129.000 fr. Cette énorme différence est d'autant plus
frappante qu'elle porte sur les denrées destinées à la
nourriture des habitants ; ceux-ci sont maintenant
forcés de demander à l'étranger les produits que ne
leur donne plus le sol de la G u y a n e .
Comme conséquence immédiate de l'abandon de
l'agriculture, figure en première ligne la dépréciation
de la propriété foncière.
E n 1870, pour ne remonter qu'à une période de
quinze années, la valeur des terres employées en
culture était de 2.053.871 »
Celle des bâtiments et du matériel
d'exploitation de 4.135.810 »
Ensemble 6.189.681
E n 1880, les terres sont estimées
à 900.000 fr. »
et les bâtimentsenviron 2.000.000 » 2.900 000
Différence 3 . 2 8 9 . 6 8 1
Près de 50 % !
Les hattes ou ménageries affectées à l'élevage des

LA GUYANE.
251
troupeaux sont au nombre de 293 seulement. Le
chiffre des animaux destines à l'alimentation a
diminue au point que l'on est obligé de faire venir
des bœufs du Brésil pour la consommation de la c o l o -
nie ( 1 ) . Par contre, signalons un accroissement
notable de bêtes de somme, chevaux et mulets.
La comparaison des chiffres que nous venons de
donner amène tout naturellement à chercher les
causes de l'abandon presque complet de l'agriculture
dans la colonie. A notre avis, ces causes sont de deux
sortes : d'abord le manque de travailleurs, celle-là
n'est pas nouvelle, et de tout temps les colons et les
hommes spéciaux l'ont signalée ; ensuite, la découverte
de l'or.
Dans le chapitre que nous avons consacré à l'étude
des différentes races composant la population immi-
grante de la Guyane, nous avons, en parlant des
Hindous, signalé le peu de services que les coolies
rendent aux établissements agricoles ; manquant
d'hommes pour les seconder clans leurs travaux, les
propriétaires ont dû restreindre l'importance de leurs
exploitations, quelques-uns même les ont aban-
données.
Lorsque Cayenne fut désigné c o m m e lieu de trans-
portation, on espéra un instant, en France, que les
condamnés libérés pourraient devenir soit des aides
précieux pour les colons, soit eux-mêmes des cultiva-
teurs. Ceux qui s'étaient leurrés d'un semblable espoir
furent vite désabusés.
La solution du problème était encore à trouver, lors-
(1) En 1880. on a importé en Guyane, sous pavillon français,
pour 479. 370 fr. de bœufs, et sous pavillon étranger pour 41.230 fr

2 5 2
NOS G R A N D E S COLONIES.
qu'en 1855 La nouvelle de la découverte de riches
placera sur les bords de l'Approuague se répandit dans
la colonie. Aussitôt, tout le monde se précipita à la
recherche de l'or ; non seulement les quelques t r a -
vailleurs restés fidèles à leurs maîtres quittèrent les
habitations pour s'engager dans les sociétés d'exploi-
tation, mais encore on vit les agriculteurs eux-mêmes
quitter leurs habitations pour aller prospecter les ter-
rains avoisinant les gisements. De leur côté, les pro-
priétaires de mines engagèrent tous les bras libres, et
tous les noirs qui voulurent bien consentir à tra-
vailler.
Le premier moment de fièvre passé, ceux d'entre
les colons, peu favorisés de la fortune, dont les r e -
cherches avaient été vaines (le nombre en était grand)
revinrent à leurs cultures ; m a i s , bien plus qu'aupara-
vant, ils eurent à souffrir du manque d'auxiliaires.
Il est vrai que la découverte des placers amena dans
la colonie un nouveau courant de richesses. Si les
exploitations agricoles perdirent de leur importance,
si la propriété foncière diminua singulièrement de
valeur, le commerce, en revanche, prit une certaine
extension.
Voici les chiffres d'importation et d'exportation
pour l'année 1880.
La Guyane a exporté en France :
551.875 f r . d e marchandises, non compris l'or.
Elle a importé de France :
5.264.273 fr. de marchandises.
La monnaie française a seule cours dans notre colo-
nie. L'or y est très rare, au point qu'il fait prime, et que
les habitants sont en quête d'or monnayé. La véri-
table monnaie de circulation est la pièce de cinq francs,

LA GUYANE.
253
que l'on appelle grosso pièce. Outre la monnaie divi-
sionnaire et le billon, il existe encore à la Guyane un
sou qui lui est spécial ; on le désigne sous le nom de
sou marqué. C'es! une pièce de enivre plus petite que
notre pièce de cinq centimes, et valant dix centimes.
Sur une de Ses laces elle porte : « Guyanne fran-
çaise » ; sur l'autre, sont des ornements entrelacés.
Ce sou n'a pas cours en France. Tous les sous mar-
qués, actuellement en circulation à la Guyane, sont
de fabrication ancienne ; la plupart sont effacés. Nous
croyons que l'on n'en frappe plus.
Deux industries importantes existent à la G u y a n e :
celle des essences forestières et celle de l'or.
En 1873,1a première comptait neuf chantiers seu-
lement, occupant 559 ouvriers ; aujourd'hui on en
compte seize, employant environ 900 hommes. Ils'ex-
porte annuellement 50.000 kilog. de bois d'ébénis-
terie et 5 . 0 0 0 kilog. de bois de teinture. E n 1835,
alors que les exploitations étaient beaucoup moins
nombreuses, la quantité de bois exporté s'élevait à
202.000 kilog. pour le bois à ouvrer, et 25.000 kilog.
pour le bois de charpente.
L'exploitation des gisements aurifères a donné, en
1880, (5.925.000 francs.
Chacune de ces deux industries mérite une étude
spéciale.
NOS G R A N D E S C O L O N I E S .
8

251
NOS GRANDES COLONIES.
C H A P I T R E I X .
Les essences forestières et leurs usages— Exploitation d'une forêt.
— Les résines.
L'immense foret qui couvre le sol de la G u y a n e
renferme les essences les plus variées. On peut éva-
luer à cinq ou six cents les différentes espèces d'arbres
qui la composent ; si toutes ne peuvent pas être
utilisées, il y en a un grand nombre d'une valeur c o n -
sidérable, et leur exploitation bien dirigée pourrait
donner de magnifiques résultats.
Nous diviserons en trois classes ou catégories
les essences les plus connues au point de vue de leurs
usages :
1° Les bois très durs, incorruptibles ;
2° Les bois d'une dureté moyenne, propres à ê t r e
sciés en planchés ;
Les bois d'ébénisterie.
Les essences de la première catégorie sont beau-
coup plus lourdes et plus résistantes qu'aucun bois
d'Europe ; leur tissu est très serré ; même à la loupe
on distingue difficilement des pores. L'aubier est
presque aussi dur que le cœur ; c'est ce qui a fait
nommer l'un d'entre eux cœur-dehors. Beaucoup de
ces arbres sont imprégnés et comme incrustés d'une
matière gommo-résineuse dont la nature chimique
les rend incorruptibles.
Les principaux arbres de cette classe sont : le
Wacapou (andira Aubletii), un des plus appréciés de

LA GUYANE.
255
la G u y a n e ; il se travaille bien et durcit en v i e i l -
lissant ; ses fibres presque droites permettent de le
fendre assez facilement. On le rencontre surtout
dans l'intérieur, en approchant d e s p r e m i e r s sauts ;
mais il est assez rare. Son tronc est entoure de côtes
saillantes nommées arkabas et d'excavations ; c'est le
bois préfèré pour les charpentes. On l'emploie dans
l'ébénisterië.
Le cour-dehors. S e s fibres flexueuses et croisées
le rendent d ' u n travail difficile ; les Hollandais le n o m -
ment bruin-heart.
L e préfontaine et le saint-marlin, b o i s r o u g e s
justement estimés, sont abondamment imprégnés de
sève résineuse ; quand on entaille un de leurs jeunes
rameaux, il découle de la blessure une liqueur rouge
très a b o n d a n t e ; ce sont e u x , croyons-nous, que l'on
a surnommés arbres qui saignent.
Le balata est un des bois de charpente les plus
employés en Guyane ; plus lourd que le wacapou,
sans pour cela offrir plus de résistance, il est excellent
pour les pièces mécaniques et pour les chevilles qui
d o i v e n t offrir une grande solidité. A ces qualités il
joint celle de fournir une gutta-percha très fine.
l'ebène verte, appelée communément ébène soufrée,
à cause des petits corpuscules jaunes que l'on aper-
çoit quand le bois est fraîchement coupé, se compose
de fibres longues, très fines et très serrées. Cet arbre
de grande dimension conviendrait parfaitement pour
les tables d'harmonie de piano.
Le lois violet (reltogyne venosa) est très commun
dans l'intérieur ; on peut l'utiliser pour la charpente ;
il est relativement moins lourd que les bois d'une égale
dureté.

256 NOS GRANDES COLONIES.
Le wapa (eperna falcala), très commun, sert pour
la confection des bardeaux, palissades et clôtures de
jardins.
L'angélique (dicorenia paraensis) atteint de g r a n -
des dimensions ; il croît communément sur les pla-
teaux de l'intérieur. On le travaille aisément, mais il
est peu employé dans la colonie, parce que l'on prétend
qu'il rouille les clous qu'on y enfonce. Son emploi
donna d'excellents résultats dans les essais faits à Brest
pour les constructions navales.
L e Courbaril (hymensæa courbaril), d'où l'on extrait
la résine animée ou copah est d'un brun rougeâtre,
dont les teintes s'avivent à mesure que l'on approche
du centre ; il devient foncé en vieillissant. On pour-
rait employer le cœur dans l'ébénisterie, et l'arbre tout
entier, grâce à ses branches qui forment à la cime des
courbes de fort diamètre, rendraient de grands services
pour l'établissement des couples de navires.
Le bois pagaye (swartzia), dont le nom indique
l'usage, est blanc, faiblement veiné, avec des côtes
plates, minces et saillantes (arcabas).
Si nous ajoutons à cette liste le rose mâle, le
bagasse, le schawari, très estimé pour ses courbes ,
le parcouri d'un travail facile, d'un grain très f i n ,
le bois de fer, le bois goyave, le canari macaque, dont
le fruit, sorte de c o u r g e , sert aux indigènes à faire
des écopes pour vider le fond de leurs pirogues, le coupi
et quelques-uns des bois dits rouge tisane, nous aurons
cité les bois durs incorruptibles les plus connus à la
Guyane, qui sont ou pourraient être employés dans
la charpente, la menuiserie, les constructions mari-
times, la mécanique, la gravure sur bois, etc.
La deuxième catégorie comprend les bois de c o n -

LA GUYANE.
257
sistance moyenne propres au sciage. Il s'en faut de
beaucoup, cependant, qu'ils possèdent tous cette qualité
à un même degré : les uns offrent une trop grande
résistance, d'autres une texture inégale ; or ce q u ' o n
demande aux bons bois de sciage, c'est une cohésion
constante, l'absence de nœuds, de crevasses, et enfin
une dureté moyenne.
Les arbres de la Guyane qui remplissent le mieux
ces conditions sont le g r i g n o n , les cèdres et l ' a -
cajou.
L e grignon (bucida angustifolia) est un fort grand
arbre au tronc gros et très droit ; sa couleur est rouge
pâle, sa dureté à peu près égale à celle du chêne
d'Europe. Il est léger et dépourvu de résine. On l'em-
ploie dans la colonie pour le revêtement extérieur des
maisons et pour les travaux de menuiserie.
Le grignon fou ou couaïc (qualea cserulea), quoique
d'un bon usage, est inférieur au précédent. Il est fort
commun.
Les cèdres se distinguent par une consistance
moyenne, mais égale et homogène, l'absence de tis-
sures, de crevasses et un faible retrait en Béchant.
Ces bois sont le plus souvent odorants.
Le cèdre jaune et le cèdre noir sont les plus e s -
timés : très résistants, ils se travaillent bien et se
conservent parfaitement. Le cèdre gris est plus mou.
Le cèdre savane et le cèdre blanc ou à feuilles
d'argent sont des bois m o u - .
L e sassafras ou rose femelle, le rose mâle, et le
taoub, sont légers et de bonne conservation.
L'acajou (cedrela) ne ressemble pas à celui que
nous employons en France et que l'on tire surtout
des Antilles; il est très recherché dans la colonie

258
NOS GRANDES COLONIES.
pour la construction des coffres et des armoires ; le
principe amer dont il est imprégné le préserve de
l'atteinte des termites.
L e carapa possède à peu près les mêmes proprié-
tés. On lui reproche d'être sujet à se fendre quand on
l'abat, surtout lorsque le pied est jeune et que l'arbre
a pousse dans un terrain marécageux. Ses fruits
donnent l'huile dont se servent les Indiens pour fixer
leurs peintures.
Parmi les bois de sciage, nous retrouvons quelques-
uns des bois durs que nous avons déjà cités dans la
première catégorie : le bagasse, le schawari, le cour-
baril, l'angélique, le pacouri , le wapa. Ils sont
moins employés que les autres, soit à cause de leur
dureté, soit à cause de leur sève résineuse.
Les bois d'ébénisterie sont les plus nombreux ; ils
ont en outre cet avantage, qu'étant cotés en France à
un prix élevé, ils peuvent plus facilement supporter
les charges du fret ; leur exploitation se présente donc
dans d'excellentes conditions. Aussi, depuis quelques
années, s'en est-il exporté une notable quantité, et
l'industrie forestière semble se porter plus spéciale-
ment sur eux. Ceci constitue une faute de calcul de
la part des chefs de chantiers. E n effet, ces essences
ne croissent pas réunies, elles sont disséminées dans
la forêt ; si donc on s'attache exclusivement à leur
abatage, le travail que nécessite le halage des billes
au milieu des bois insuffisamment éclaircis augmente
la main-d'œuvre et le prix de revient.
Les plus beaux bois d'ébénisterie de la colonie sont :
Le bois de lettre; quelques personnes font venir son
nom des petites taches noires, plus ou moins sem-
blables à des lettres, dont il est marqué; d'autres

LA GUYANE.
259
prétendent que l'on s'en servait autrefois pour la fa-
brication des caractères d'imprimerie. Il y en a de
trois sortes : le moucheté, le marbré et\\e rouge. L e
premier est brun rouge, moucheté de noir ; dans le
second, des nuances variées jouent le marbre ; le troi-
sième, enfin, d'un rouge clair, a des veines presque
noires, mais légères ; quand elles sont très accentuées,
on le nomme rubané. Les différentes teintes que nous
indiquons n'existent que dans le cœur de l'arbre, l'au-
bier est blanc. C'est un bois d'un travail difficile.
L e satiné ou bois de Férôles comporte deux espèces :
le rouge, uni et d'un beau ton ; et le rubané, qui est
veiné et presque gris ; il se distingue par une sorte de
miroitement. Ces bois se travaillent facilement et
sont susceptibles de recevoir un très beau poli.
L e boco, jaune, couleur buis ; le cœur est brun très
foncé ; le bois bagot a l'aubier d'un blanc éclatant,
au cœur du plus beau pourpre ; le bois violet, connu
en France sous le nom d'amarante, qui, jaune gris
quand on vient de le travailler, prend aux rayons du
s o l e i l une couleur violette très franche ; le moutou-
chy, veiné de violet pâle, de brun et de blanc ; le pa-
nacoco,
noir, mais non aussi beau que I'ébène, offre
quelque analogie avec le palissandre, etc.
Les forêts de la Guyane possèdent, on le voit, une
infinie variété d'essences; étudions leur exploitation.
Autrefois, on se contentait d'abattre les arbres à la
hache : une fois à terre, on les émondait, puis on les
traînait jusqu'au point de flottage ou d'embarque-
ment.
Aujourd'hui , grâce aux nombreuses machines
récemment inventées, le travail présente moins de dif-
ficultés. Les arbres désignés par le chef de chantier

260
NOS GRANDES COLONIES.
sont coupés au pied à la hache ou à la scie Ramson,
mue
par la v a p e u r ; en tombant, les grands arbres
entraînent les petits dans leur chute ; ils sont ébran-
chés à la hache et tronçonnés à la scie à vapeur en
billes de 4 à 15 mètres de long. Ces billes chargées
sur des wagonnets, à voie ferrée Decauville, sont
transportées au bord de l'eau et arrimées sur des cha-
lands qui les conduisent à bord d e s navires.
Trois causes rendent l'exploitation des forêts dif-
ficile et onéreuse : le recrutement de la main-d'œuvre,
les époques d'abatage, enfin le transport des bois de
l'abatis au lieu d'embarquement.
Le recrutement du personnel d'une exploitation
forestière ne peut se l'aire au hasard: tous les hommes
ne sont pas aptes à exercer le pénible métier de bûche-
ron dans l'atmosphère humide de la forêt, sous des
pluies continuelles ; les noirs et les Indiens indigènes
sont seuls c a p a b l e s de faire d e s campagnes de travail
dans les grands bois, de vivre sous des carbets p r o -
visoires, et de se livrer au dur labeur de l'abatage et
du halage. Les blancs ne peuvent que surveiller les
ouvriers : il leur est impossible de prendre à l'exploi-
tation une part active. Les résultats obtenus, dans les
chantiers du gouvernement, avec des ouvriers fournis
par les pénitenciers ( 1 ) , prouvent une fois de plus la
nécessité d'employer le nègre africain ou ses descen-
dants. O r , comme le nègre de la colonie refuse, en
général, de se livrer à un travail aussi pénible, les
exploitants sont obligés de s'adresser aux Bosch ou
(1) Le chantier créé à Sparvine a dû être abandonné au bout
de peu de temps, à cause de la mortalité. Plus de 300 condamnes
sont morts là. Ils sont enterrés dans le cimetière qui se trouve
derrière la maison de M. Rey, à Sparvinc.

Forêts d e la G u y a n e .
8*


LA GUYANE.
263
aux Bonis, et ceux-ci ne sont pas toujours disposés à
quitter leurs villages pour aller, quelquefois très loin,
s'installer sur une exploitation.
Il n'est pas indifférent de couper les arbres à tel
moment ou à tel autre : les abatages se font cinq
jours avant la nouvelle lune, et cinq jours a p r è s ; en
dehors de cette période, la sève est trop puissante, et
les bois en grume se fendraient vite, surtout aux rayons
du soleil. C'est donc un travail de dix jours seulement
par mois que les ouvriers bûcherons peuvent accomplir.
Reste la question de transport du lieu d'abatis au
lieu d'embarquement. Nos lecteurs ont déjà vu qu'à
part les environs de Cayenne et les communes du
littoral, les différents points de la Guyane ne sont re-
joints par aucune route ; il faut donc, pour les trans-
ports, avoir recours aux fleuves. Or, les rapides et les
roches qui barrent le cours des rivières rendent le
flottage excessivement difficile, sinon impossible pour
conduire les bois de l'intérieur aux points que peu-
vent atteindre les navires. Aussi n'a-t-on entrepris
d'exploitation sérieuse que sur les bords de la Mana
et du Maroni, en d é c a d e s sauts, c'est-à-dire à peine
plus loin que l'endroit où les cours d'eau deviennent
navigables ; points où le flottage et l'emploi des cha-
lands sont possibles, mais aussi où certaines essences
précieuses sont plus rares. Ce n'est donc que petit à
petit, et lorsque de nombreux abatis auront pour ainsi
dire reculé les limites des bois, que l'on pourra tracer
des routes, et retirer des forets de la Guyane toutes
les richesses qu'elles possèdent.
A u x produits des exploitations forestières il faut
ajouter la récolte des gommes diverses que sécrètent
quelques arbres :

264
NOS GRANDES COLONIES.
La gomme élastique ou caoutchouc, fournie par l'he-
vœa guianensis; — la gutta-percha, tirée jusqu'ici
de l'Inde et des grandes îles de l'archipel malais,
maintenant extraite en grande quantité du Balata de
Cayenne ; d'une espèce très fine, elle est fort a p p r é -
ciée dans l'industrie ; — la gomme copal, que le c o m -
merce demande à l'Afrique, est sécrétée par le c o u r -
baril hymenæa. — Le tannin et les matières tan-
nantes se trouvent en abondance dans le palétuvier
rouge (rhizophora inangle) ;depuis la création des
pénitenciers en Guyane, l'écorce de cet arbre a servi
à tanner des quantités considérables de cuirs de bœufs.
Il y a là, o n le voit, une source de richesses i n c a l -
culables à exploiter, qui méritent bien d'attirer l'at-
tention des capitalistes et des hommes d'initiative.

Outils servant à l'extraction de l'or.


LA GUYANE.
267
C H A P I T R E X .
Constitution géologique. — Le prospecteur. — La battée. — Le
longtom. — Le sluice. — Etablissement d'une exploitation.
La recherche de l'or a été, pendant le premier
siècle de notre occupation, le but de la plupart des
expéditions dirigées sur la Guyane ; pour trouver
l'Eldorado, le lac Parimé, la ville aux palais d'or,
de nombreux voyageurs ont remonté le Maroni et
l'Oyapock, suivi les rives du Camopi et, bravant
mille dangers, pénétré jusqu'au cœur des sombres
forêts qui couvrent notre colonie.
L'homme d'or est demeuré introuvable ! Et cepen-
dant le précieux métal existait en abondance : les
sables des criques, les alluvions, le lit des rivières rece-
laient de riches trésors, que les explorateurs, égarés
sur la foi d ' u n e légende à la poursuite d'un but ima-
ginaire, foulaient aux pieds sans les voir.
L e savant Humboldt affirmait la présence en
Guyane de terrains aurifères ; il basait son opinion
sur la similitude de la constitution du sol de ce pays
avec celle des contrées voisines riches en placers.
L'or existait en effet, et c'est presque au hasard que
l'on doit sa découverte.
Avant de dire comment fut trouvé le premier gise-
ment, étudions rapidement la constitution géologique
du sol de notre colonie.
Nous avons vu que la Guyane se divise en deux
parties: les terres basses, composées d'une large

268
NOS GRANDES COLONIES.
bande d'alluvions, couverte ou plutôt bordée de palé-
tuviers, se prolongeant jusqu'aux premiers renfle-
ments du sol ; les terres hautes, formant des ondula-
tions, des gradins, plus ou moins espacés, qui p r o -
duisent des sauts et des rapides barrant les cours des
fleuves. La déformation du sol, origine de ces ondu-
lations, se fait sentir fort avant dans l'intérieur; elle
s'étend jusqu'aux sources mêmes des fleuves, jus-
qu'aux monts T u m u c - H u m a c , car, aussi loin que l'on
remonte les cours d'eau, o n rencontre ces inégalités
de leur lit, plus nombreuses et plus accentuées.
Après une première modification dans la structure
de la contrée, un second accident s'est produit: une
couche épaisse de terrains de transport est venue
niveler le sol et f o r m e r la roche d'agrégation que l'on
trouve presque partout à sa surface. Enfin un sou-
lèvement postérieur, e n faisant surgir une grande
quantité d'éminences peu élevées et sans direction
régulière, a donné à la Guyane sa configuration
actuelle.
Le sol se compose d'une roche dioritique qui
paraît être celle du fond ; au-dessus d'elle une roche
d'agrégation plus ou moins décomposée, et enfin, à
la surface, une couche de terre végétale très argi-
leuse.
La terre végétale provient de la décomposition du
feldspath de la roche d'agrégation, et des détritus de la
végétation laissés sur place ou amenés par les eaux.
La roche d'agrégation est sans doute le résultat d'un
transport considérable qui a recouvert le pays à la
suite d'un immense cataclysme, qui est relativement
récent, ainsi que le prouvent des débris de poteries
trouvés sous la couche aurifère.

L A G U Y A N E .
269
La présence de l'or à la Guyane est due à un effet
local : c'est le résultat des éboulements, des renfle-
ments du sol, en un mot des modifications que nous
venons d'indiquer. « Le métal a été amené à la sur-
face par des vapeurs aqueuses chargées de silice et
d'or, et par des filons de quartz à différentes tempé-
Fragments de poteries trouvés sous la couche aurifère.
ratures, pendant le cataclysme, relativement très r é -
cent, qui a donné au sol sa configuration. L'alluvion
aurifère s'est formée par les éboulements qui ont été la
conséquence de la déformation du sol et du passage
des eaux par les déclivités qui en permettaient l'écou-
lement (1). »
E n 1853, des Brésiliens vinrent s'établir sur les
bords de l'Approuague ; l'un d'eux, nommé Paolino,
frappé de la similitude des terrains avoisinant les
criques avec ceux d'où il avait vu extraire l'or dans
son pays, fit quelques lavages à l'aide d'un couy, —
(1) Barvaux, L'Or à la Guyane (Revue maritime et coloniale,
1873, t. X X X V I I ) .

2 7 0
NOS GRANDES COLONIES.
coupe profonde taillée dans une calebasse ; — ses
essais lui donnèrent des parcelles d'or. Paolino c o m -
muniqua aussitôt le résultat de sa découverteà M. Fé-
lix C o u y , commandant du quartier ; celui-ci, heureux
de doter la colonie d'une telle source de r i c h e s s e ,
se mit, a c c o m p a g n é d u Brésilien, à la recherche d'un
gisement qui valût la peine d'être exploité. Peu de
temps après, la présence de l'or dans les terrains de
la Guyane française était un fait avéré.
La découverte ne profita pas à ses auteurs : P a o -
lino mourut à l'hôpital, soigné aux frais de la ville
de Cayenne, et M . Félix C o u y périt assassiné.
La nouvelle se répandit bientôt à Cayenne ; de
nombreuses concessions furent demandées et accor-
dées sur les bords de l ' A p p r o u a g u e , des compagnies se
formèrent et les premiers placers furent exploités.
Cependant la fièvre de l ' o r s'emparait de la colonie ;
chaque habitant voulait découvrir un gisement. L'on
vit des gens aventureux, soldats, négociants, agricul-
teurs, artisans, s'avancer dans l'intérieur à la recher-
c h e de l'or ; tous n'étaient pas également heureux :
manquant d'expérience, beaucoup négligeaient des
terrains abondamment pourvus, pour diriger leurs
investigations vers des régions plus pauvres. On man-
quait de chercheurs d'or expérimentés, avec lesquels
il eût été facile d'éviter bien des dépenses : on ne se
liait qu'au hasard, à la chance ; c'était un jeu. Tout le
monde, en effet, ne sait pas trouver l'or.
Lorsqu'un spéculateur, guidé souvent par des ren-
seignements assez vagues, a décidé de consacrer un
petit capital à la r e c h e r c h e de l'or, il demande au
gouvernement la concession d'un certain nombre
d'hectares, dont il désigne remplacement. Dans le cas

LA GUYANE.
271
où le terrain qu'il a choisi n'a pas encore été exploité,
il lui est accordé, gratuitement, un « permis de
recherche » ; dans le cas contraire, il doit acquitter
d'avance un droit de 0,10 c. par hectare, valable
Prospecteur voyageant avec un noir porteur du pagara.
pour un an. Si l'or existe en quantité suffisant*', le
permis de recherche est remplacé par un « permis
d'exploitation », renouvelable d'année en année m o y e n -
nant 0,50 c. par hectare». Cette formalité accomplie, le
concessionnaire se met en quête d'un prospecteur ( 1 ) .
( 1 ) Du mot anglais prospect, vue. coup d'uil.

272
NOS GRANDES COLONIES.
L e prospecteur doit être un homme robuste, intel-
ligent, honnête ; moyennant son entretien, des appoin-
tements et une part dans le placer qu'il trouvera, il
part à la découverte du gisement ; c'est un rude
métier que le sien. I1 est accompagné d'un noir qui
porte son modeste bagage entériné dans un pagara ;
le pagara est une sorte de boîte carrée faite d'un
double tissu de roseaux fins et flexibles, que sépare
une feuille de balisier ; il se compose de deux parties
qui s'emboîtent exactement l'une dans l'autre, et est
absolument imperméable. A r m é d'un sabre d'abatis,
il s'avance dans des sentiers pleins d'obstacles, obligé
à de fréquents détours, et souvent forcé de s'ouvrir
un chemin à travers les fourrés et de se frayer un
passage au milieu des lianes qui obstruent l'entrée
des criques pendant la saison sèche. Ces marches
pénibles ne peuvent se prolonger longtemps ; chaque
après-midi, il faut s'arrêter de bonne heure pour faire
la cuisine et élever un abri de feuilles pour la nuit.
Les fauves, les serpents, la chute des grands arbres,
la traversée des marais et des criques, quelquefois
avec de l'eau jusqu'à la ceinture, souvent sur un
arbre tombé en travers du ruisseau, font courir au
prospecteur des dangers sérieux.
L e seul instrument qu'emporte le chercheur est
une battée.
La battée est une sorte de plat rond, évase, et que
nous ne pouvons mieux comparer qu'à la calotte d'un
saracco : elle est large de trenter-cinq à quarante cen-
timètres et profonde de trois on quatre. On se sert,
pour la fabrication de cet appareil, des côtes ou arca-
bas
de certains arbres légers, aux tissus fibreux,
comme le bois pagaye, formant une planche large et

L A G U Y A N E .
273
droite de quelques centimètres d'épaisseur. On d é -
coupe dans l'arcabas une circonférence de quarante
à quarante-cinq centimètres de diamètre; on la creuse
d'abord à la hache, puis au couteau; l'intérieur est
ensuite poli avec un morceau de verre. Afin de faci-
liter le débourbage, le lavage et la concentration des
parcelles d'or au fond de la battée, on donne au
creux de sa paroi interne, non pas une forme droite,
mais la courbe d'une demi-parabole. Le maniement
de la battée exige, pour donner d'utiles indications,
une grande habileté et un soin méticuleux.
Arrivé sur un terrain qu'il croit contenir de l ' o r ,
le prospecteur remplit sa battée de terre prise au
hasard à la surface de la couche. I1 transporte la
battée dans le cours d'eau le plus voisin, en ayant soin
de se placer là où le courant est le moins fort. L e
prospecteur plonge la battée dans l'eau, et la soutient
d'une main, tandis que l'autre remue la terre, à la sur-
face d'abord, puis peu à peu plus profondément, de
manière à ce que l'eau n'entraîne que la terre par-
faitement délayée. Chaque fois que la main de l'opé-
rateur rencontre un quartier de roche ou une pierre,
il l'extrait, la lave et l'examine soigneusement.
Quand la terre, bien délayée, bien séparée des
pierres qu'elle contenait, s'est écoulée hors de la battée,
il ne reste plus dans le récipient qu'un résidu gris
appelé schlik, composé de graviers, de gemmes et d'or.
Le prospecteur imprime alors à la battée, toujours
immergée, un mouvement do rotation contrarié qui
force les parties lourdes à descendre au fond ; en
même temps, il agite les résidus avec la main pour
faciliter le débourbage, jusqu'à ce que l'eau s'écoule
parfaitement claire.

274
NOS GRANDES COLONIES.
Le débourbage ainsi achevé, commence la partie
vraiment délicate de L'opération : le prospecteur a
besoin de toute son habileté pour mener son expé-
rience à bonne fin. La battée est ramenée à fleur
d'eau de manière à ce qu'elle soit à peine immergée ;
elle est maintenue dans cette position avec les deux
mains placées sur les bords. De nouveau le prospect
teur l'ait subir à la battée le mouvement giratoire
contrarié pour que les parcelles les plus lourdes tom-
bent au fond ; il enlève et examine soigneusement les
parties les plus volumineuses avant de les rejeter ;
celles qui contiennent de l'or sont mises à part. L'opé-
ration continue jusqu'à ce qu'il ne reste plus que le
petit gravier ; ainsi allégée, la battée flotte. On lui
imprime un mouvement giratoire simple, combiné
avec un léger balancement qui fait tour à tour entrer
et sortir l'eau du récipient par une impulsion de ro-
tation. Bientôt la battée ne contient plus que l'or
mélangé à quelques graviers qui sont éliminés avec
le doigt.
Cette expérience a été faite avec de la terre enle-
vée à la partie supérieure de la couche ; on la recom-
mence avec des échantillons puisés dans la partie
moyenne, puis à une certaine profondeur ; le pros-
pecteur opère ensuite sur des échantillons pris em
long et en travers du terrain, à des distances assez
rapprochées. 11 agit de la sorte pour ne pas laisser
passer la veine inaperçue, et se faire une idée appro-
ximative de sa valeur et des difficultés que peut offrir
l'exploitation.
Rentré de son excursion, le prospecteur présente
séparément les résultats fournis par chaque battée ;
ils sont pesés, estimés, et l'on porte sur eux un des

.
battue
a
l
i
à
e
d'essa
lavag
n
t
u
r
faisan
Prospecteu


LA GUYANE.
277
jugements suivants : le résultat donne la couleur, ou
un, deux, trois, quatre sous à la battée.
Une couche donne la couleur, quand elle contient
quelques parcelles d'or sans importance.
Elle donne un, deux, trois, quatre sous à la battée
selon le poids moyen des résultats des divers essais.
La battée contient dix kilog. de terre environ, elle
donne un sou quand la tonne de cette même terre
produit un gramme et demi au moins, et deux au plus.
A l'époque de la découverte de l'or, une conche
ne donnant que quatre et même cinq sous (7 gr. à la
tonne) était considérée comme pauvre ; on ne s'occu-
pait que des terrains produisant huit à dix sous.
Aujourd'hui, on exploite avec profit des gisements
ne donnant que quatre grammes à la tonne. Au début,
le mode d'exploitation était fort élémentaire et très
imparfait; voici comment l'on procédait :
Les résultats rapportés par le prospecteur conve-
naient-ils au concessionnaire des terrains, celui-ci
envoyait un chef de chantier avec une escouade d'ou-
vriers sur l'emplacement choisi. E n amont du gise-
ment on formait dans la crique un barrage au moyen
de pieux fichés en terre, de lianes et d'argile, puis
on installait le lomgtom. L e longtom est une sorte
d'auge de 4 m. de long sur 70 c. de large ; il est
composé d'une planche de fond et de deux planches
de côté, hautes de 30 c. et placées verticalement. Les
deux extrémités sont ouvertes ; celle de tète est des-
tinée à l'entrée de l'eau ; l'extrémité dite de queue,
par où doit s'écouler le liquide, est munie d'une
plaque de tôle dépassant la planche de fond de 40 c.
et relevée en arc de cercle ; elle est percée, comme
un crible, de trous très rapprochés et très fins. Sous
N O S G R A N D E S C O L O N I E S . 8**

278
NOS GRANDES COLONIES.
la queue du longtom, et un peu en ponte, est disposée
une boîte plus large que le fond de l'auge : au milieu,
un tasseau faisant saillie de 2 ou 3 c. est destiné à
arrêter au passage les matières qui tombent entraî-
nées par l'eau.
On installait donc le longtom sous le barrage, et
l'on y faisait passer le courant d'eau : deux hommes
y jetaient à la pelle la terre de la couche aurifère:
un ouvrier était chargé de désagréger les mottes de
terre, et de laver les pierres à la main ; le reste était
entraîné par l'eau sur le crible, où le chef de l o n g t o m
achevait la désagrégation en frottant les résidus sur
la plaque de tôle. Tout ce qui ne passait pas par le
crible était rejeté. A la fin de la journée, le chef de
longtom concentrait le schlik amassé au fond de la
caisse, d'abord sur place, ensuite à la battée.
On voit combien ces opérations sont incomplètes.
La richesse de certaines crique était telle que, malgré
l'imperfection du longtom. il y en a qui ont donné par
jour 750 grammes à la tonne, et cependant un second
lavage leur faisait rendre encore 200 à 250 grammes
par jour et par longtom.
L e longtom abandonné a été remplacé par le sluice.
Le sluice est un canal long de 25 à 60 mètres, c o m -
posé d'une série d'auges s'emboîtant les unes dans les
autres. Ces auges, longues de 4 metres, larges de 0,32 c.,
sont faites de trois planches, celle du fond, et celles des
c ô t é s ; elles sont placées les unes au bout d e s autres,
un peu superposées,de manière que la première forme
cascade sur la seconde, la seconde sur la troisième, et
ainsi de suite. Sous chaque cascade, on place un riffle,
petite caisse de fonte d'une longueur égale à la lar-
geur intérieure du sluice et haute de 27 c. ; il est divisé

.
e
Sluice
.
L
a
Guyane
e
l
r
d
s
d'o
Mine


LA GUYANE.
2 8 1
par des nervures placées en travers du courant, et
destinées à arrêter l'or au passage. A u fond des auges,
une grille de fer percée de irons est destinée à diminuer
l'entraînement des matières par les eaux.
Maintenant que nous connaissons l'appareil employé
dans les placers, voyons l'installation des travaux.
Le chef d'exploitation, accompagné de ses ouvriers,
se rend sur le terrain exploré ; il constate d'abord par
lui-même l'exactitude des expériences de prospection ;
si elles sont satisfaisantes, il fait débarrasser le terrain
de la végétation qui l'encombre, en y mettant le feu.
Le défrichement terminé, on élève a u milieu de la
clairière des carbets pour loger les ouvriers, et on
relie « rétablissement :» au « dégrad » ou débar-
cadère
de la rivière, par un chemin plus ou moins direct.
La plupart de ces sentiers tracés par des nègres fan-
taisistes sont vraiment étonnants, on dirait que les
noirs cantonniers ont pris
à tache de choisir les plus
mauvais passages.
Pour exploiter, on déboise d'abord la vallée, puis,
à une certaine distance en amont de la crique, le chef
de chantier établit un barrage formant un réservoir
d'une capacité suffisante à l'alimentation du travail de
la journée ; on découvre le terrain à exploiter sur une
longueur à p e u près égale à celle du sluice, puis on
procède à son installation. Les auges, emboîtées comme
nous l'avons indiqué, sont soutenues par des s u p p o r t s ;
les riffles placés sous les cascades, on verse du mercure
dans les deux compartiments supérieurs : les grilles
sont posées au fond des auges, et toutes les jointures
hermétiquement bouchée» avec
de l'argile, afin que
l'eau, en s'écoulant, n'entraîne pas de parcelles d'or.
Ces préparatifs terminés, on fait couler l'eau.
8***

282
NOS GRANDES COLONIES.
De distance en distance on échelonne une escouade
de sept à neuf hommes. Aussitôt que l'eau passe abon-
damment dans le sluice, trois ouvriers y jettent à la
pelle la terre qu'un homme arme d'une pioche a sou-
levée et brisée. L e long du sluice, des hommes sont
chargés de délayer la terre et d'arrêter au passage les
grosses mottes qu'ils brisent ; les laveurs retirent les
morceaux de pierres ou d o roches, qu'ils lavent et
mettent de côté, tandis qu'un ouvrier placé à la queue
du sluice dégage le canal d'écoulement, qui tend tou-
jours à s'obstruer. Le chef de sluice surveille le tra-
vail, examine les quartiers de roches, fait diminuer ou
augmenter la force du courant, etc. Le travail continue
ainsi de sept heures au matin à trois heures de l'après-
midi.
Le soir, un peu avant l a fin de la journée, on pro-
cède à la récolte de l'or. Les laveurs, aidés des autres
ouvriers qui cessent de jeter la terre dans le sluice,
continuent leur travail de désagrégation des mottes
et le lavage d e s morceaux de roches ; quand l'eau est
claire, on enlève les riffles, les grilles, et l'on remonte
à la pelle le résidu de chaque auge dans celle qui la
précède ; il ne reste bientôt plus qu'un schlik gris.
Par une opération inverse, on fait descendre la matière
de l'auge de tête d a n S celle de queue, en retirant les
pépites à mesure qu'elles se présentent. Le résidu
recueilli à l'extrémité du sluice est traité à la battée.
De toutes ces opérations il résulte un volume plus ou
moins considérable d'or qui est enveloppé en tiouet,
et gardé à rétablissement d'où,chaque mois, on l'expé-
die à Cayenne.
L'exploitation que nous venons de décrire peut
être considérée comme une exploitation d'essai, ou

.
e
Saint-Élie
s
d
x
mine
s
au
s
ouvrier
t
de
Logemen


LAGUYANE.
285
rétablissement d'un concessionnaire qui ne peut d o n -
ner d'extension à ses recherches ; à coté de ces placers,
l'on se contente de laver les sables et les alluvions
aurifères, il existe de grandes sociétés qui ont fondé
des établissements importants, qui ont attaqué la
masse rocheuse, cherché le quartz, et. pour trouver le
filon, creusé des galeries souterraines ; ce sont de vé-
ritables mines d'or.
A u placer de Saint-Elie, par exemple, une galerie
creusée dans le roc a permis d'atteindre le filon à 34
mètres de profondeur ; le minerai extrait de la mine
est transporté dans des w a g o n n e t s jusqu'à l'usine, où
il est broyé par des pilons mus par la vapeur. Ces pi-
lons broientle quartz continuellement mouillé, et l'a-
malgame se produit en même temps. On met dans le
broyeur environ sept onces de mercure par tonne, et
l'on fait couler 20 litres d'eau par minute dans la
caisse aux pilons: on obtient ainsi d'excellents résul-
tats.
L'établissement est presque un village, les ouvriers
sont logés dans des baraques saines et bien construites;
les directeurs, les ingénieurs, les chefs de chantiers
ont des maisons presque confortables: un hôpital per-
met de donner les premiers soins aux malades, et de
vastes magasins renferment d'abondantes provisions,
économisant ainsi de nombreuses journées de cano-
tage pour le ravitaillement.
L'exploitation des placers en Guyane présente
deux grandes difficultés : c'est d'abord la question
des transports, et ensuite le recrutement du per-
sonnel.
C'est généralement assez loin dans l'intérieur que
se trouvent les gisements productifs ; ordinairement

286
NOS GRANDES COLONIES.
l'établissement est situe près d'une crique, et le moins
loin possible du fleuve; les vivres, les machines sont
remontées en canot jusqu'au placer. Ce mode de trans-
port coûte excessivement cher, et constitue une en-
trave sérieuse au développement de l'industrie de l'or
dans notre colonie. Seules les grandes sociétés dont
nous avons parlé, ont pu diminuer les difficultés du
chemin. Elles sont situées non loin des rives du Sin-
namary ; un petit vapeur gagne l'embouchure du fleuve,
qu'il remonte jusqu'au premier saut ; là, les marchan-
dises sont débarquées et chargées à dos de mulets ; un
chemin relativement facile mène jusqu'à l'établis-
sement, et de distance en d i s t a n c e , des étables,
des carbets permettent aux hommes et aux b ê t e s de
prendre leur repos la n u i t ; mais certaines pièces
trop lourdes pour être portées par un mulet doivent
encore être transportées à dos d'homme.
Le personnel se compose de coolies hindous, de noirs
transportés, d'Annamites et d'Européens libérés. Les
noirs sont canotiers, prospecteurs, piocheurs, déboi-
seurs, laveurs ; leur spécialité est de faire les corvées
les plus pénibles. Les plus intelligents sont contre-
maîtres, quelques-uns ont acquis un flair et une ha-
bileté surprenante.
Nous avons vu dans quelle proportion périssent
les Hindous; sur dix arrivant au placer, sept sont ma-
lades et meurent, les trois autres résistent et d e -
viennent débourbeurs, nettoyeurs de cailloux; on leur
confie en général de menus travaux.
Les Européens libérés sont scieurs de long, méca-
niciens, charpentiers (nous ne parlons pas, bien
entendu, du directeur et du chef de chantier) ; mais on
ne peut en faire des laveurs : ils ne résisteraient pas

LA GUYANE.
287
longtemps à ce travail pénible, dans l'eau jusqu'à la
ceinture pendant des journées entières.
Dans les placers, on ne travaille pas le dimanche :
les ouvriers profitent de ce jour pour se reposer, et
Costume du dimanche des ouvriers employés aux mines d'or
de la Guyane.
mettre ordre à leurs affaires, puis, l'après-midi, chacun
se livre à un genre de distractions différent ; les nè-
gres et les Européens l'ont de la musique, les Hindous
dansent les danses de leur pays, ou jouent des panto-
mimes indiennes; tous ces hommes,qui, pendant la se-

288
NOS GRANDES COLONIES.
maine, travaillent nu-pieds, à peine vêtus, mettent ce
jour-là leurs plus beaux habits. Notre gravure repré-
sente un contre-maître coiffé du cantouri, chapeau-
parapluie en feuilles et en roseau, un large pantalon
de mousseline avec des fleurs de couleur, et une che-
misette blanche; il est chaussé de sandales en bois,
qu'il a faites lui-même.
Le chef de chantier, qui est toujours un Européen,
doit posséder de nombreuses qualités : l'énergie, la
vigueur, l'activité : la force physique, à laquelle il est
souvent obligé de recourir, inspire à ses subordonnés
une crainte salutaire. A ces mérites le chef de placer
doit joindre une vigilance incessante, non seulement au
point de vue de la direction du travail, mais aussi
pour éviter les détournements. Pendant l'opération
du lavage, des pépites apparaissent souvent sur le
fond des auges, elles passent même entre les mains
des laveurs: aussi, maigré la surveillance dont ils
sont l'objet, les travailleurs peuvent toujours dérober
une certaine quantité d ' o r ; ils volent d'autant plus
qu'ils trouvent à Cayenne des gens qui font métier
d'acheter à vil prix l'or volé par les ouvriers; leur in-
dustrie est connue , et cependant ils jouissent de la
1
plus parfaite impunité; on ne les poursuit pas comme
recéleurs. Le seul moyen de remédier à cet inconvé-
nient est d'empêcher les marchands, les indigènes
d'autres tribus, ou les canotiers faisant le ravi-
taillement, d'entrer en relation avec les ouvriers.
Ceux-ci, forcés de cacher l'or et de le garder long-
temps, sont ou volés ou dénoncés par leurs camarades,
ce qui finit par les dégoûter complètement de la
malhonnêteté.
C'est sur les bords de la crique Sickury que s'est

LA GUYANE.
289
fondé le premier placer ; d'autres gisements furent
découverts dans l'Approuague en 1 8 5 5 . Les résultats
obtenus amenèrent la formation d'une société qui,
sous le titre de Compagnie aurifère et agricole de l'Ap-
prouague, obtint, par décret du 20 mai 1 8 5 7 , la c o n -
cession pendant 25 ans de 2 0 0 . 0 0 0 hectares de ter-
rain. Cette société, après un début assez heureux,
céda, en 1 8 6 7 , son privilège à un capitaliste de Paris.
Outre cet établissement, on en compte encore 23
dans le quartier d'Approuague. Dans la section de
K a w , on comptait, en 1 8 8 2 , 3 placers en pleine activité
et 50 en cours d'exploitation. Dans la section de
Sinnamary, à la tête des rivières Foucaud et Leblond,
setrouventles gisements les plus riches de la Guyane,
et entre autres ceux de Saint-Elie et de D i e u - M e r c i .
Depuis 1875, une douzaine de placers très productifs
ont été créés tant sur les bords de la Mana que sur
la rive droite du Maroni.
Le tableau suivant donne la production de l'or dans
les diverses communes de la Guyane, de novembre
1879 à mars 1 8 8 1 :
Période do production
Quantité eu kilog.
Lieux de production
Novembre 1879
239 kil
Tous les quartiers
Décembre 1879
213
810

Janvier 1880
173
143

Février 1880
144
534

Mai 1880
63
723
K a w , Approuague
Juin 1 8 8 0
35
756
Roura
Juillet 1880
0
315
K o u r o n
— —
233
976
Sinnamary
— —
248
246
Mana
— —
0
464
Maroni
Septembre 1880
153
261
Tous les quartiers
N O S G R A N D E S C O L O N I E S . 9

290
N O S GRANDES C O L O N I E S .
Période de production Quantité en kilog Lieux de production
Octobre 1880 0 kil. 327
K a w , Approuaguo
— 14
847
Roura
— 48
002
Sinnamary-Iracoubo
— 53
734
Mana
Novembre 1 8 8 0 1 2 1
382
Tous les quartiers
Mars 1881 4
410
Oyapock
24
073
K a w , Approuague
21
973
Roura
0
722
K o u r o u
74
074
Sinnamary-Iracoubo
34
821
Mana
12
391
Maroni
Total 1.916 kil . 984

L À G U Y A N E .
291
C H A P I T R E X I .
Animaux des forêts.— Jaguars. —Vampires. — Serpents. — Les
tortues.— Les insectes. — La mouette anthropophage. — Les
poissons. — Les oiseaux.
Nous avons décrit les principales races qui habitent
la Guyane, étudié les arbres de ses bois, les produc-
tions de son sol ; passons rapidement en revue les ani-
maux qui peuplent ses forêts, les poissons qui vivent
dans ses fleuves.
Les félins sont représentés par le couguar, le
jaguar, l'ocelot et un grand tigre — le tigre rouge —
qui ressemble à celui du Bengale. On le désigne à la
Guyane sous le nom de jaguar. Ce grand chat m o u -
cheté, fuyant devant les progrès des Européens, s'est
retiré au plus profond des bois. Autrefois il était fort
commun, et ne craignait pas de franchir la rivière du
Tour de l'Isle pour venir dans l'île de Cayenne d é v o -
rer les bestiaux des colons. M. de la Barre fut obligé,
pour détruire ces hardis maraudeurs, de promettre
aux chasseurs une forte prime par tête de jaguar tué.
Aujourd'hui, ces animaux ne s'approchent presque
jamais des habitations. A part de rares exceptions, ils
no constituent pas un danger pour l'homme, qu'ils
redoutent ; à moins d'être pressés par la faim, ils
fuient à son approche.
Dans les forêts nous rencontrons encore : les tapirs
ou maPïpouriS) de la grosseur d'un veau, au museau en
forme de trompe ; le cariacou, espèce de biche rouge
ou blanche presque aussi grande que celle d'Europe :

292
NOS GRANDES COLONIES.
le paresseux, le tatou, avec sa cuirasse d'écailles ; le
tamanoir à crinière (grande espèce), une sorte de
chacal aboyeur; les peccaris, petits sangliers, le cochon
sauvage, ou cochon marron ; puis un grand nombre
d'animaux plus petits : écureuils gris et noirs, agoutis,
pacca b r u n , rat épineux, opossums, sarigue petite
taille.
La famille des singes est représentée par plusieurs
espèces : c'est l'eriodes, qui n'a que quatre doigts à
chaque main ; le saï, le sajou, le sapajou, le saki; le
tamarin, qui se reproduit en captivité, quoi qu'en aient
dit certains auteurs ; et enfin le singe rouge hur-
leur. Ce dernier est très c o m m u n ; avant l'aurore et à
l'entrée de la nuit, il remplit la foret de ses cris rau-
ques et tristes.
Sans compter les insectes, dont nous parlerons plus
loin, le voyageur ou le chasseur rencontre deux enne-
mis terribles dans les bois de la Guyane : le vampire
et le serpent. L e vampire est une grosse chauve-
souris d'un brun sombre, presque noire, un peu plus
claire sous le ventre. Il s'attaque aux bestiaux, qu'il
pique derrière l'oreille, dont il suce le sang ; c'est
aussi l à , ou à l'orteil, qu'il attaque l'homme durant
son sommeil. Pendant la succion, le vampire ne cesse
d'agiter ses ailes, dont le mouvement produit une
sorte de fraîcheur qui endort la douleur.
Nous avons parlé des serpents ; ils sont fort n o m -
breux et d'espèces variées. L e s serpents venimeux
sont : le corail, dont la taille ne dépasse pas celle d'une
petite anguille ; le grage ou trigonocéphale, et le
serpent à sonnettes. La morsure de ces reptiles est, on
le sait, presque toujours mortelle ; les nègres préten-
dent être garantis contre le venin des serpents par

LA GUYANE.
293
une inoculation aux chevilles et aux poignets, et par
l'absorption d'un breuvage dont la composition est
inconnue. Cette inoculation se nomme le lavage pour
le serpent. Est-ce vraiment un préservatif? On ne sau-
rait le dire, car, parmi les noirs qui succombent m o r -
dus par les serpents, beaucoup sont lavée. Par contre,
on en cite d'autres qui, ayant pris cette précaution, ont
été mordus impunément.
Les Bonis disent que, selon les saisons, les serpents
sont plus ou moins dangereux : ils sont plus venimeux,
disent-ils, quand les pléiades (sebita) ont disparu du
ciel au mois de mai.
Les serpents non venimeux sont le liane, et le devin
ou boa que les Guyanais appellent la couleuvre. Ce
boa atteint ordinairement quinze à dix-huit pieds de
long ; on en a vu dépassant quarante pieds et mesu-
rant soixante centimètres de circonférence :des géants
de l'espèce. Ce monstre s'en prend rarement à
l'homme ; on a cependant des exemples de gens atta-
qués par la couleuvre ; témoin le récit fait au capitaine
Bouyer par le brigadier de gendarmerie de Macouria.
Ce brigadier s'était rendu de grand matin sur le bord
d'un pripri pour tirer des canards. Il attendait les
premières lueurs du jour pour distinguer le gibier,
lorsqu'il se sentit saisi brusquement à l'épaule.
— Je tournai la tête et j e vis, à deux pouces de mon
visage, la gueule d'un énorme serpent. U n m o u v e -
ment de côté me dégagea de la bête, qui m'arracha
un morceau de ma chemise de laine.
— Vous dûtes avoir une fière peur ?
— Je n'avais pas le temps d'avoir peur, il fallait
agir. La couleuvre, après m'avoir manqué du premier
coup, me ressauta dessus. Cette fois elle me prit à la

294
NOS GRANDES COLONIES.
cuisse. Ses dents m'entrèrent dans la chair et me
causèrent une affreuse douleur ; je sentais ma cuisse
serrée comme dans un étau. Je ne perdis cependant
pas courage : avec la crosse de mon fusil je frappai
tellement la tête de la couleuvre qu'elle lâcha prise.
Elle prit alors du champ pour m'attaquer de nouveau
et m'enserrer dans ses anneaux. Heureusement je ne
lui en laissai pas le temps : d'une seule main, vu le peu
de distance qui nous séparait, je lui lâchai mes deux
coups de fusil : elle tomba mortellement frappée.
Quant à moi, je fis quelques pas et sortis du pripri.
J'ignorais si mon ennemi était mort. Je cherchai à
fuir, mais les forces me trahirent, je tombai évanoui.
Quand je revins à moi, le soleil était déjà haut à l'ho-
rizon. Ma blessure me faisait affreusement souffrir. Je
rassemblai tout mon courage, et moitié marchant,
moitié rampant, j'arrivai le soir chez Zagala. De là
on me porta à l'hôpital. J ' y restai six semaines ; j'eus
la fièvre, le délire ; on faillit me couper la jambe ;
finalement j e guéris, mais je suis resté boiteux ( 1 ) .
Les autres reptiles, caïmans, iguanes, lézards de
toutes sortes, sont nombreux à la Guyane. Les caïmans
se rencontrent surtout aux endroits où les rives sont
envahies par les palétuviers : les vases qui s'amoncel-
lent autour des racines sont leur retraite favorite. Là
aussi, on trouve une grande variété de tortues ;la plus
curieuse est la tortue mata-mata. Sa couleur est ter-
reuse ; son dos est surmonté d'une série de bosses lon-
gitudinales disposées sur plusieurs rangs ; son c o u ,
trop long pour rentrer sous sa carapace, est mince et
garni de rugosités ; la tête, fine, se termine par un nez
(1) Bouyer, déjà cité.

LA GUYANE.
295
pointu semblable à une trompe ; sous ce nez s'ouvre
une bouche énorme. Tapie dans la vase, dont elle a
presque la couleur, la tortue mata-mata guette sa
proie et m o r d , dit-on, indistinctement tout ce qui passe
à sa portée. Li mauvais passé serpent, passé caïman,
disent les nègres.
L'époque de la ponte des tortues est généralement
entre le 15 août et le 1 septembre. Elles déposent
e r
leurs œufs sur une plage sablonneuse ; elles se réunis-
sent, pour cette opération, en bandes nombreuses et
débarquent, une belle nuit, sur la berge qu'elles ont
choisie. A u sortir de l'eau, elles creusent avec leurs
pattes de devant une longue tranchée, large d'environ
quatre pieds et profonde de deux. L'ardeur qu'elles
mettent à cette besogne est telle, que le sable vole
autour d'elles et les enveloppe comme d'un brouillard.
Quand la fosse leur paraît suffisante, chacune d'elles,
remontant sur le bord, laisse choir au fond une
provision d'oeufs à coquilles molles ; chaque tortue en
dépose quarante au moins, soixante au plus. Puis,
les pieds de derrière renouvellent la besogne de ceux
de devant, et l'excavation est bientôt comblée. Les
tortues reprennent alors le chemin de la rivière.
Avant de quitter les bords vaseux du littoral, citons
l'araignée-crabe. « La création n'offre rien de plus
repoussant et de plus hideux que cette horrible
bête Son corps est composé de deux parties dis-
tinctes, également couvertes de poils, d'où partent cinq
paires de pattes à quatre articulations. Le tout est
velu, noirâtre, semblable à une réunion de chenilles.
Chaque jambe est armée d'une griffe jaune et crochue.
De la tête sortent deux pinces recourbées en dedans
comme celles d'un crabe et qui lui servent à déchirer

296
NOS GRANDES COLONIES.
sa proie. La toile que tend cette monstrueuse araignée
est étroite, mais forte ; elle peut y prendre les plus
gros insectes. E n dehors de la douleur locale, sa mor-
sure cause la fièvre et amène une partie des accidents
produits par la dent des reptiles. Le seul contact de
ses poils occasionne à la peau une brûlure pareille à
celle de l'ortie. J'ai vu une araignée crabe qui, les
pattes étendues, mesurait près de huit pouces de
diamètre ( 1 ) . »
Jamais pays ne fut peuplé de plus d'insectes que la
Guyane : le fulgore porte-croix, le fulgore porte-lan-
terne, le charançon bleu pointé de noir, l'arlequin,
dont le nom indique l'habit, la mouche-éléphant,
les moustiques, le pou d'agouti, le ver macaque, le
scolopendre, le yule, la chique, la tique, la fourmi
manioc, le scorpion, la lucilia hominivore, etc. P l u -
sieurs de ces bêtes ne sont que désagréables, d'autres
sont dangereuses ; le contact de quelques-unes est
mortel.
Les moustiques, dans certains quartiers, deviennent
une vraie calamité ; ils sont si nombreux que, même
avec une moustiquaire, on a peine à éviter leurs piqûres.
La chique est un petit insecte qui s'introduit entre
cuir et chair et y dépose ses œufs ; bientôt toute une
famille s'engraisse à vos dépens.
La fourmi manioc est un véritable fléau ; elle dévore
tous les fruits de la campagne dans leur première vé-
gétation. Pour se préserver de leurs ravages, les habi-
tants les nourrissent plutôt que de les chasser, ce
qu'ils tenteraient en vain.
Le scorpion est énorme, il atteint la taille d'une
(1) Bouyer. déjà cité.

LA GUYANE.
297
écrevisse ; sa piqûre cause rarement la mort ; elle est
accompagnée de douleurs cuisantes, et souvent amène
de sérieux désordres. Quoi qu'en aient dit certains
voyageurs et bon nombre d'auteurs, le scorpion, placé
au centre d'un cercle de charbons ardents, se tue.
Nous en avons maintes fois fait l'expérience.
La lucilia hominivore est une mouche ordinaire, qui
n'a ni dard ni venin, et cependant tue aussi certaine-
ment que le serpent le plus venimeux. Elle ressemble
absolument à la mouche de nos climats connue sous le
nom de mouche à viande. Elle s'introduit dans les
narines ou dans l'oreille de l'homme pendant son
sommeil, y dépose ses œufs et se retire. Les désor-
dres occasionnés par ces milliers de larves qui se dé-
veloppent et subissent toutes leurs transformations
aux abords du cerveau, amènent une méningo-cépha-
lite qui emporte le malade au bout de quelques jours,
après des souffrances atroces.
Parmi les habitants des fleuves, nous ne citerons
que le piraï, poisson excessivement vorace, servi par
une puissante mâchoire garnie de dents aiguës et
tranchantes. L e piraï est redoutable,il s'attaque de pré-
férence aux extrémités, et bien des imprudents ont
eu les orteils tranchés.
La gymnote, ou anguille électrique, jouit des mêmes
propriétés que la torpille. Les secousses électriques
que donne la gymnote sont des plus violentes et peu-
vent renverser un homme.
Une sorte de raie, porte sur son épine dorsale un
crochet dont la piqûre est très venimeuse. On ren-
contre surtout ce poisson dans le haut Oyapock, près
de la crique qui lui doit son n o m .
Les oiseaux de la Guyane sont les mêmes que ceux
9*

298
NOS GRANDES COLONIES.
do l'Amérique du Sud, ces privilégiés auxquels la
nature a prodigué les couleurs les plus riches et les
plus variées. Passereaux de plusieurs espèces : papes,
évèques, cardinaux au plumage rouge, oiseaux-mou-
ches, colibris topazes., émeraudes, fourmillent dans les
jardins et dans les bois. Dans les forêts, près des
rivières et des criques, sont les perroquets, les aras, les
toucans, les hoccos. Près des pripris et des marais, le
secrétaire ou serpentaire, l'aigrette, l'ibis r o u g e , le
flamand rose ; les petits échassiers, bécasses, bécas-
sines, puis toute la famille des canards sauvages, sar-
celles, pluviers.
Dans l'intérieur des bois, on rencontre le grand
aigle, le faucon, le vautour noir, l'urubu guyanensis
et la harpie féroce.

LA GUYANE.
299
C H A P I T R E X I I .
La, déportation. — 18 fructidor. — La transportation. — 1852. —
Création et suppression d'établissements. — Les îles du Salut.
— L'ilet la Mère. — Saint-Laurent du Maroni. — Les femmes.
— Les ménages. — Les enfants. —Evasions. — Les forçats
anthropophages.
La déportation a été introduite dans la législation
française le 25 septembre 1 7 9 1 . E n vertu de cette
loi, la Convention décréta, le 1 avril 1 7 9 5 , la d é p o r -
e r
tation de Vadier, Barrère, Collot d'Herbois et Bil-
laud-Varennes. Les deux premiers s'échappèrent ; les
deux autres furent transportés à la Guyane et internés
sur les rives du Sinnamary.
Collot d'Herbois, déjà malade, affaibli par la tra-
versée, fut pris de fièvres presque aussitôt son débar-
quement. Le 8 janvier 1 7 9 0 , on le porta à l'hôpital de
Sinnamary ; il y mourut en arrivant. Billaud était
encore en Guyane quand les déportés du 18 fructidor
y arrivèrent ; depuis lors on a perdu sa trace ; on ne
sait au juste s'il obtint sa grâce ou s'il s'évada.
Du 18 fructidor au 18 brumaire, la déportation
devint l'arme de prédilection du Directoire. Les
députés, entre autres M M . Bailleul, Boulay (de la
Meurthe), Merlin (de Douai), employaient, pour pros-
crire leurs collègues, la même élégance d'expressions
qu'ils auraient mise dans un discours académique :
« La déportation, disait M . Boulay, doit être désor-
mais le grand moyen de salut pour la chose publique.
Cette mesure est avouée par l'humanité. » Puis,

300
NOS GRANDES COLONIES.
c o m m e tous les pouvoirs faibles sont cruels et despo-
tiques, le Directoire proscrivait sans compter : sous
prétexte de conspiration contre la république, on
déportait en masse des nobles, des gens d'Eglise, des
sens de lettres, des artisans.
Carnot, Barthélemy, Tronçon-Ducoudray, P i c h e -
g r u , cinquante-trois députés et cinq cent seize per-
sonnes appartenant à toutes les classes de la société,
se virent condamnés à la déportation. U n grand
nombre s'évadèrent ; trois cent trente seulement
furent dirigés sur la Guyane et débarqués sans
secours, presque sans vivres, sur les bords du Sinna-
mary, du K o u r o u et de la Counamana.
Parmi ces prisonniers, il y avait des coupables,
mais il y avait aussi des victimes: on les traita tous,
sans distinction, comme des criminels. A leur départ
de Rochefort, on les entassa dans l'entrepont des
navires ; pendant la traversée, ils subirent les souf-
rances de la faim, de la soif, et les duretés de certains
officiers que des instructions mal comprises ren-
daient cruels.
« On nous refusait, écrit Ramel, les plus vils
secours, les ustensiles les plus indispensables ; nous,
quatre prisonniers de la fosse aux lions (Ramel ,
Tronçon-Ducoudray , Pichegru , Lavilleheurnois) ,
demandâmes au moins un peu de paille ou quelque
moyen de nous défendre des meurtrissures dans le
roulis du bâtiment : « Ils se moquent de moi,
« s'écriait le capitaine ; le plancher est trop doux
« pour ces brigands ; je voudrais pouvoir faire paver
« la place qu'ils occupent ( 1 ) . »
(1) Journal de Ramel. adjudant général, p. 197.

LA GUYANE.
301
Débarqués on Guyane, ces malheureux, âgés pour
la plupart, arrachés brutalement à leurs familles, à
leurs affections, à la vie civilisée, se virent abandonnés
sur une terre déserte, à peine nourris et forcés, pour
vivre, de se faire bûcherons, charpentiers,laboureurs.
Faut-il s'étonner, après cela, si la mortalité fut grandi;
parmi eux ?
« Sur trois cent vingt-neuf 'déportés, huit moururent
pendant la traversée, par suite de privations, do mau-
vais traitements ou de maladies contractées pendant une
longue et cruelle détention. Trois cent vingt et un ar-
rivèrent à la Guyane dans un état de santé dont on se
fera une idée quand on saura que des quatre-vingt-
treize
déportés qui se trouvaient à bord de la Charente
au moment o ù elle jeta l'ancre devant ('avenue, cin-
quante-cinq furent débarqués d'urgence pour cause
de maladie Si quelque chose doit surprendre
après tout cela, n'est-ce pas que la moitié de ces in-
fortunés aient pu résister si longtemps à un sort si
misérable (1) ? »
Aussi, quand, en juillet 1851,1a commission char-
gée de désigner un lieu de transportation s'arrêta à
la Guyane, ce choix fut l'objet d'une réprobation
générale; quelques journalistes ne craignirent pas
d'écrire que faire de Cayenne le centre de la transpor-
tation, c'était trouver un moyen honnête de se débar-
rasser des condamnés.
E n décidant la création des pénitenciers coloniaux, le
gouvernement obéissait à deux motifs : remplacer par des
transportés les bras que l'émancipation des esclaves
(1) Nouvion, Eu-trait des auteurs qui ont écrit sur la Guyane.
p. 33.

302
NOS GRANDES COLONIES.
venait d'enlever à nos colonies ; et diminuer les charges
du budget, tout en améliorant le sort des forçats.
« Six mille condamnés renfermés dans nos bagnes de
Toulon, de Brest et de Rochefort, grèvent notre bud-
get d'une charge énorme, se dépravent de plus en plus
et menacent incessamment la société ; il a semblé pos-
sible de rendre la peine des travaux forcés plus effi-
cace, plus moralisatrice, moins dispendieuse, et en
même temps plus humaine, en l'utilisant aux progrès
de la colonisation française ( 1 ) . »
L e rapport déposé par la commission nommée pour
étudier le projet de loi concluait, ainsi que nous l'a-
vons v u , au choix de la Guyane, désignait les îles du
Salut comme port d'arrivée et indiquait les quartiers
où devaient être crées des établissements : « Deux
points principaux ont fixé mon attention, disait le
ministre : 1° la zone connue sous le nom de quartier
de Macouria ; 2° la région de la montagne d'Argent ( 2 ) . »
Pendant que l'on élaborait le texte de la loi fixant
le mode de transportation, les règlements relatifs au
régime alimentaire, au couchage, au vêtement des
condamnés, qui ne devaient plus porter» la livrée de
la honte et de l'infamie » , éclatèrent les troubles de
décembre 1851. U n décret-loi du 8 décembre donnait
au gouvernement le droit de transporter à la Guyane
ou en Algérie tout individu placé sous la surveillance
de la haute police, en rupture de ban, ou affilié à une
société secrète.
L e 27 mars 1852, les condamnés subissant leur
(1) Message du Président Je la République à l'Assemblée, —
12 novembre 1850.
(2) Rapport du 20 février 1852.

LA GUYANE.
303
peine dans un bagne de France furent autorises par
décret à se faire diriger sur Cayenne. Plus de trois
mille forçats demandèrent à partir.
Un autre décret, en date du 20 août 1853, auto-
risait les colonies à transférer à la Guyane les indi-
vidus de races asiatique ou africaine condamnés aux
travaux forcés ou à la détention.
Enfin, la loi du 30 mai 1854 vint réglementer d'une
façon définitive les pénitenciers coloniaux. Cette
loi, tout en reproduisant la majeure partie des dis-
positions du décret de 1 8 5 2 , y apportait quelques
modifications : elle donnait au gouvernement la f a -
culté de créer des établissements pénitentiaires dans
d'autres colonies que la Guyane, et supprimait les tra-
vaux forcés pour les individus âgés de plus de soixante
ans. L'article V I décidait en outre que tout condamné
à une peine inférieure à huit ans serait tenu de résider
dans la colonie, après sa libération, pendant un temps
égal à la durée de sa peine ; une condamnation de
huit années et au-dessus obligeait le transporté à
séjourner toute sa vie à la Guyane.
La durée du temps d'épreuve pour l'obtention d'une
concession était supprimée, mais la concession ne
pouvait devenir définitive qu'à l'expiration de la
peine.
Tels sont les décrets qui réglementent la transpor-
tation.
Dès le début de 1852, on était prêt à recevoir les
transportés ; ils arrivaient aux îles du Salut le 2 mars.
Comme les convois devaient se succéder à intervalles
rapprochés, on se hâta, pour éviter l'encombrement,
de créer d'autres établissements.
En octobre 1852, 320 condamnés étaient installés à

304
NOS GRANDES COLONIES.
la Montagne d ' A r g e n t ; six mois plus tard, 105 indi-
vidus avaient succombé aux fièvres paludéennes.
A u mois d'avril 1 8 5 3 , on établissait 250 transpor-
tés à Saint-Georges, sur la rive gauche de l'Oyapock,
près du confluent du Gabaret ; on voulait créer là une
sucrerie d'après les plans laissés par Malouet. Un an
s'était à peine écoulé que l'on comptait 102 décès. Les
Français évacuèrent Saint-Georges ; ils y furent rem-
placés par des noirs transportés qui restèrent jusqu'en
1863, époque où cette station fut complètement
abandonnée.
En 1854 et 1 8 5 5 , o n fondait successivement Sainte-
Marie, Saint-Augustin et Saint-Philippe sur les bords
de la Comté, puis les chantiers de K o u r o u , Bourda,
Baduel, Mont-Joly, Saint-Louis et Saint-Laurent du
Maroni.
A l'exception de Saint-Laurent, on dut, en raison
de la mortalité, évacuer tous ces pénitenciers ; les
trois pontons la Chimère, le Grondeur et la Pro-
serpine, ancrés dans la rade de Cayenne, furent rem-
placés par une caserne dominant la mer, exposée aux
vents alizés et attenant aux Jardins militaires à l'ouest
de Cayenne.
Cependant, en présence de l'insalubrité des établis-
sements fondés par l'autorité supérieure, il fallut
prendre des mesures pour éviter l'encombrement du
pénitencier ; aussi, en 1 8 6 7 , on décida que les c o n -
damnés arabes seraient seuls désormais dirigés sur la
G u y a n e , et on désigna la Nouvelle-Calédonie comme
lieu de transportation pour les autres condamnés.
Il ne reste plus aujourd'hui que les îles du Salut,
l'îlot la Mère, K o u r g u , Baduel, Cayenne et Saint-
Laurent du Maroni.

LA GUYANE.
305
Ainsi que nous l'avons indiqué, les îles du Salut
sont situées à neuf lieues au nord-ouest de Cayenne
et à trois lieues en face l'embouchure du K o u r o u ;
elles se composent de trois îlots ; l'île R o y a l e , l'île du
Diable et l'île Saint-Joseph. C'est là qu'est le dépôt
du bagne, et que débarquent tous les condamnés ; on
les classe par catégories .puis ils sont répartis sur une
des trois îles et plus tard dirigés sur un des péniten-
ciers continentaux, comme libérés ou employés aux
travaux publics.
L'île Royale est le siège du commandement, là sont
les forçats proprement dits ; les récidivistes sont in-
ternés dans l'île Saint-Joseph. Autrefois l'île du
Diable était réservée aux détenus politiques.
Le sol de l'île Royale, assez élevé au-dessus desflots,
est rocailleux, accidenté et recouvert d'une couche
déterre végétale très mince. Quand l'administration
en prit possession, elle la fit déboiser complètement :
sur sa surface restreinte, on édifia de nombreuses
constructions : église, baraques pour les condamnés,
maisons du commandant et des surveillants, magasins,
ateliers ; dans la partie inférieure de l'île, on installa
un quai, un dépôt de charbons et des ateliers pour
la réparation des navires de l'Etat.
Quand tous ces travaux furent terminés, il ne resta
plus de place pour le cimetière. C'est donc l'Océan qui
est le cimetière des transportés.
Quand un détenu meurt, son corps, cousu dans une
toile à voile lestée avec quelques pierres, est déposé
dans un cercueil, le même pour tous : il n'y en a qu'un.
La cloche de la petite église tinte le glas funèbre, et une
embarcation vient, sur la plage, prendre la bière, qu'elle
conduit au large ; arrivé à une certaine distance, le

306
NOS GRANDES COLONIES.
cadavre est retiré et jeté à la mer. A peine a-t-il dis-
paru sous les flots, que d'énormes requins, qui ne
manquent jamais de suivre la barque, s'en emparent,
se l'arrachent et se disputent ses lambeaux. On pré-
tend, aux îles, que les requins connaissent le son de la
cloche et qu'ils ne manquent pas d'accourir à son
premier appel.
Sur les îles, les transportés travaillent aux routes,
déchargent les navires qui approvisionnent le dépôt
de charbon de l'État ; ils sont menuisiers, charrons,
forgerons. Leur costume se compose d'un pantalon et
d'une chemise de toile grise ; ils sont coiffés d'un
énorme chapeau de paille.
Sur l'îlot la Mère est installé l'hôpital ; c'est là
que sont internés les transportés vieux ou infirmes
qui ont gagné leurs invalides.
Le pénitencier agricole de Saint-Laurent est situé
sur la rive droite du Maroni, à 18 milles de son
embouchure ; l'amiral Baudin choisit cet endroit
pour y fonder un établissement destiné à l'augmenta-
tion des produits de la colonie, et surtout à la réhabi-
litation du condamné par la famille et par le travail.
Commencés aussitôt, les travaux d'installation
étaient terminés à la fin de 1 8 5 8 . Dans un laps de
temps aussi court, on n'avait pu faire que du provi-
soire ; depuis on a donné aux constructions un carac-
tère définitif, et, instruits par l'expérience, les chefs
ont pu diriger les colons dans le choix de cultures
productives.
On a réuni les concessionnaires par groupe de
vingt ; à chacun on a fourni un terrain, des outils
pour édifier sa demeure, des instruments pour cultiver
son champ. Chaque propriété rurale a cent mètres de

LA GUYANE.
307
large sur deux cents de profondeur ; les maisons font
face à la route, qui divise en deux parties la conces-
sion totale d'un groupe. Le plan des habitations a été
fourni par l'Etat : elles sont disposées de façon à ne
jamais se faire vis-à-vis.
Aujourd'hui, le pénitencier de Saint-Laurent c o m -
prend une centaine de maisons, une église, un hôpital,
une justice de paix, deux écoles pouvant recevoir cent
élèves, deux casernes, un abattoir, et de vastes maga-
sins.
A u confluent de la crique Saint-Laurent et du
Maroni, s'élève une briqueterie.
Citons encore une bouverie ou ménagerie contenant
quelques têtes de gros bétail, une scierie mécanique,
et enfin l'usine à sucre de Saint-Maurice.
Des routes de vingt mètres de large sillonnent le
pénitencier et se développent sur une longueur de 50
kilomètres ; elles ont été faites par les concessionnaires
riverains.
Comme on le voit, le pénitencier possède tous les
éléments matériels nécessaires à la vie.
Ces résultats obtenus, on songea à compléter
l'œuvre moralisatrice de l'amiral Baudin, à créer une
famille à ceux qui voudraient peupler leur solitude.
A cet effet, on fit venir de Francs 34 détenues recru-
tées dans les maisons centrales ; elles arrivèrent à la
fin de 1859. Ce premier essai ne fut pas heureux ;
sept mois après, 19 seulement avaient résisté au cli-
mat. En 1 8 6 1 , on amena un nouveau convoi ; les n o u -
v e l l e s venues, choisies parmi des femmes de constitu-
tion plus robuste, résistèrent mieux. Toutes furent
alliées à des transportés ; après un certain temps on
n'avait que 6 naissances à enregistrer.

308
NOS GRANDES COLONIES.
Le condamné qui désire se marier, doit justifier de
la possession d'une maison habitable et de deux hec-
tares de terres bien cultivées. L'Etat fournit à la
femme un trousseau complet, une dot de deux cents
francs et soutient le nouveau ménage pendant trois
ans.
V o y o n s maintenant quels résultats ont donné ces
mariages.
Beaucoup de femmes sont stériles ; on ne peut
attribuer ce fait qu'au climat de la Guyane qui agit
puissamment sur l'organisme de l'Européenne, l'affai-
blit et modifie sa constitution ; en F r a n c e , ces mêmes
femmes étaient fécondes, puisqu'elles ont presque toutes
été condamnées pour infanticide. Leur conduite, sans
être absolument mauvaise, n'est cependant pas exempte
de reproches ; elles sont en butte aux obsessions conti-
nuelles d'un millier d'individus, soldats, libérés,
transportés, etc. ; faut-il s'étonner si beaucoup suc-
combent?
A de bien rares exceptions près, les hommes sont
tous adonnés à l'ivrognerie ; ils abusent du rhum, et
beaucoup sont alcooliques.
Quels enfants ont pu naître de pareilles alliances ?
N'en déplaise à certains auteurs qui nous représentent
les fils de transportés comme des enfants bien consti-
tués, destinés à peupler la Guyane d'une génération
de travailleurs robustes et laborieux, ces enfants sont
pour la plupart chétifs, malingres et rachitiques ; s'ils
tiraient au sort, les garçons seraient réformés pour
insuffisance de taille ou faiblesse de constitution. D'un
père usé par le travail, le vice et les privations ; d'une
mère affaiblie par la détention, anémiée par le climat,
pouvait-on espérer voir naître des hommes vigoureux ?

LA GUYANE.
309
Leurs qualités morales sont étouffées par les
exemples qu'ils ont devant les yeux ; les garçons se
livrent à l'ivrognerie et les filles sont perdues dès l'en-
fance.
On se demande quel sort est réservé dans l'avenir
aux fils des transportés. Sont-ils destinés à passer
leur existence dans la colonie où ils sont nés, et où
leur père était forçat ? Viendront-ils en France ? Qui
les y recevrait : ne sont-ce pas des fils de condamnés ?
Qu'y viendraient-ils faire, sinon grossir le chiffre de
la population qui fournit au bagne et à la transpor-
tation son principal élément ? Non, ces enfants ne
sont pas les citoyens de demain ; peut-être, s'ils font
souche, leurs fils donneront-ils le jour à une lignée
d'hommes sobres, honnêtes, laborieux, qui feront la
fortune de notre colonie; mais, qu'on ne l'oublie pas,
on ne colonise pas avec des convicts, ni avec leurs fils :
il faut plus d'une génération pour refaire un sang
vicié et moraliser la descendance d'un bandit allié à
une voleuse ou à une fille perdue.
L'effectif, à la Guyane, comprend 3.430 transportés
de différentes catégories.
H O M M E S .
Européens,
450
Condamnés aux travaux
Arabes,
1.242
forcés :
Créoles,
452
— à la réclusion :
Créoles,
85
Européens,
534
Libérés astreints à la résidenc
Arabes,
e :
322
Créoles,
203
3.288

3 10 NOS GRANDES COLONIES.
FEMMES.
Condamnées aux travaux
Européennes,
45
Arabes,
forcés :
13
Créoles,
13
Européennes;
4
— à la réclusion :
Créoles,
4
— à l'emprisonnement
Européennes,
5
Européennes,
44
Libérées :
Arabes,
2
Créoles,
12
142
Sous le nom de créoles on comprend les noirs et
les individus de race asiatique.
Le budget de la transportation s'est élevé en 1883,
à la Guyane, à 2 . 0 7 6 . 3 4 6 francs ; il faut y ajouter les
frais d'entretien de la garnison et ceux de transport
des condamnés. On peut estimer à 250 fr. en
moyenne le prix de transport d'un condamné, et à
830 fr. son revient annuel (sans compter la gar-
nison) ( 1 ) .
Une loi récemment votée vient de désigner la
Guyane comme lieu de transportation pour les récidi-
vistes ; cette loi n'a pas encore reçu de c o m m e n c e -
ment d'exécution.
(1) Notice statistique sur les colonies françaises. Ministère de la
marine, p. 283.

LA GUYANE.
311
Peut-on parler de bagnes et de pénitenciers sans
évoquer aussitôt l'idée d'évasion? En effet, les éva-
sions sont nombreuses. Elles se font simplement : le
condamné trouve moyen de franchir le Maroni, aborde
sur la rive hollandaise, et le voilà sauvé. Cependant
les histoires d'évasions curieuses ne manquent pas à
la Guyane, depuis celle de ce forçat qui tenta de s'en-
fuir en transformant en chaloupe le cercueil qui sert à
porteries cadavres des condamnés dans l'Océan, j u s -
qu'à celle du fameux Gâtebourse qui fut, dit-on, en-
lizé dans une tourbière et dévoré vivant par les arai-
gnées-crabes.
Nous ne raconterons qu'un fait de ce genre, connu
à Cayenne sous le nom d'histoire des forçats anthropo-
phages :
Huit forçats s'évadèrent du pénitencier de la Comté
le 16 décembre 1855, et six autres le 29 du même
mois.
La première bande, remontant le cours de la Comté,
s'avança dans l'intérieur. Brisés par plusieurs jours
de marche forcée , par les privations de toutes
sortes, deux des fugitifs étaient restés en arrière, se
demandant s'il ne valait pas mieux rentrer au péni-
tencier et subir le châtiment habituel, que de persis-
ter dans une tentative rendue impraticable par le
manque de provisions. Ils en étaient là de leurs
réflexions, quand un des hommes de l'avant-garde
apparut, haletant, épouvanté, et leur annonça que
trois des évadés venaient d'assassiner un de leurs c o m -
pagnons : il l'avait vu égorger, dépecer ; les lam-
beaux saignants de la victime avaient été triés, les uns
pour être m a n g é s , les autres pour être enfouis.
Après ce récit, il demanda à ses auditeurs terrifiés

312
NOS GRANDES COLONIES.
de se joindre à lui et de faire cause commune contre
les cannibales. Mais quand ces monstres arrivèrent,
telle était l'influence qu'ils exerçaient sur leurs c o m -
pagnons, que ceux-ci non seulement les aidèrent
dans leurs préparatifs, mais encore prirent part à
l'épouvantable festin. La nuit ils s'enfuirent ; deux
d'entre eux parvinrent au pénitencier pour raconter
les faits dont ils avaient été témoins : le troisième dis-
parut, on ne sut jamais ce qu'il était devenu.
Les six évadés du 29 décembre, trouvant la piste
de la première bande, se mirent à sa recherche et la
rejoignirent le 4 janvier 1856, près des sources de la
Comté. A leur tête se trouvait un n o m m é Raissé-
guier, qui remplissait au pénitencier l'office de bour-
reau, homme d'une énergie et d'une vigueur peu
communes ; ses compagnons étaient deux Français et
trois Arabes.
Aussitôt réunis, les hommes de la première bande
proposèrent à Raisséguier de s'entendre avec eux
pour tuer et m a n g e r les trois Arabes. A cette p r o p o -
sition l'ancien justicier bondit d'indignation et déclara
que, loin de prêter son concours à une action aussi
monstrueuse, il défendrait ses camarades au péril de
sa vie.
Malheureusement, les deux Français goûtaient fort
l'horrible proposition de leurs nouveaux compagnons,
et la mort de Raisséguier fut décidée d'un commun
accord.
A dix heures du soir, pendant son sommeil, il est
attaqué, reçoit un coup de couteau à la g o r g e , un
coup de sabre à la tête, et un coup de bâton lui brise
le bras droit. Réunissant tout ce qui lui reste de
forces, il renverse les assassins qui l'étreignent et

LA. GUYANE.
313
prend la fuite. La nuit était noire ; Raisséguier, c o u -
rant droit devant lui, roule au fond d'un ravin profond :
cette chute le dérobe aux recherches des ennemis
lancés à sa poursuite. Le lendemain, à l'aube, il se
traîne au bord de la rivière et voit s'avancer dans le
courant un de ces amas flottants d'arbres, de branches
et de lianes que les cours d'eau conduisent périodi-
quement à l'Océan. S'aidant du bras resté valide, il
se hisse sur un arbre à demi déraciné, et de là se
laisse choir sur le radeau qui, suivant sa route, le
conduit dans la soirée à l'habitation Bellane.
Là on le ranime, on lui donne les premiers soins,
puis on le ramène au pénitencier.
Grâce aux indications de Raisséguier, les troupes
envoyées à la poursuite des cannibales les arrêtèrent
au moment où ils dévoraient un de leurs camarades.
Ils avaient fait griller la langue, le foie, les chairs
des deux jambes et des deux bras de leur victime.
De ces quatorze évadés, deux ont été mangés et
deux ont disparu. Les trois principaux coupables ont
été exécutés au pénitencier de Sainte-Marie ; les
autres ont été condamnés à diverses peines.
Prenant en considération le courage et l'énergie
dont Raisséguier avait fait preuve, l'administration
lui fit remise de la peine qu'il avait encourue.
9**
NOS G R A N D E S C O L O N I E S .


APPENDICE


LA MARTINIQUE.
317
C H A P I T R E I V .
LA MARTINIQUE.
Gouvernement et administration. — La Martini-
que est représentée en France par un sénateur et
deux députés.
L'administration est confiée à un gouverneur. Deux
chefs d'administration, le directeur de l'intérieur et le
procureur général, dirigent la plus grande partie des
services. Des chefs de service sont chargés en outre
des diverses branches de l'administration sous les
ordres du gouverneur.
Le Conseil général est composé de 36 membres élus
par le suffrage universel. Les cantons de F o r t - d e -
France, du Marin,du Fort-Saint-Pierre, du Mouil-
lage-Saint-Pierre , de la Basse-Pointe , nomment
chacun 4 conseillers ; le canton de la Trinité élit
6 conseillers ; celui du Saint-Esprit, 5 ; celui du
Lamentin, 3, et celui du Diamant, 2.
Justice. — Les différentes juridictions sont orga-
nisées comme suit :
Cour d'appel. — 1 procureur général, 1 premier
substitut, 1 deuxième substitut, 1 président, 7 c o n -
seillers, 1 conseiller auditeur, .1 greffier en chef.
Tribunal de Fort-de-France (2 classe). — 1 prési-
e
dent, 1 juge d'instruction, 2 juges, 1 procureur de la
république, 1 substitut, 1 greffier.
Tribunal de Saint-Pierre ( l classe). — 1 prési-
r e

3 1 8 NOS GRANDES COLONIES.
dent, 1 juge d'instruction, 2 jugea, 1 procureur de la
république, 1 premier substitut, 1 deuxième substitut,
1 greffier.
Justice de paix. — N e u f juges de paix rendent la
justice dans les cantons.
Cour d'assises. — La cour d'assises siège à Saint-
Pierre. Les règles qui présidente sa formation et à la
composition de la liste des jurés sont les mêmes qu'en
France.
Les avoués sont nommés par le gouverneur et ap-
prouvés par le ministre ; les huissiers sont nommés par
le gouverneur.
Les notaires sont nommes par décrets : les condi-
tions d'âge et d'aptitudes sont les mêmes qu'en France.
Instruction publique. - Le service de l'enseigne-
ment est placé sous l'autorité d'un vice-recteur.
Depuis la fin de l'année 1 8 8 1 , l'enseignement pri-
maire, autrefois confié aux Frères de Ploërmel pour
les garçons, et aux Sœurs de Saint-Joseph, pour les
filles, a été laïcisé ; 60 instituteurs non congréganistes
ont été envoyés dans la colonie au début de l'année
1882.
Une école normale pour les hommes et une pour
les femmes ont été créées pour former des instituteurs
et des institutrices.
Par décision locale du 6 décembre 1880, le sémi-
naire-collège OÙ était donnée l'instruction secondaire a
été remplacé par un collège, érigé le 2 mai 1881 en
lycée de 2 classe.
e
L'enseignement supérieur n'existe qu'en ce qui con-
cerne l'étude du droit ; une école préparatoire à cet
enseignement a été créée par décret du 20 janvier 1 8 8 3 .

APPENDICE.
319
Enfin, l'enseignement professionnel est représenté
par une école des arts et métiers, établie à Fort-de-
France, et placée sous la direction du chef du service
de l'artillerie.
Culte. — Le culte est placé sous la direction d'un
évêque dont le siège est à Saint-Pierre. Les paroisses
de la colonie sont desservies par 2 vicaires généraux
et 7 t prêtres.
Service postal. — La Martinique est reliée à la
métropole par des services français et anglais.
Le service français est fait par la Compagnie géné-
rale transatlantique, qui fait partir chaque mois deux
paquebots de Saint-Nazaire et un de Bordeaux. Les
départs de Saint-Nazaire ont lieu le 5 et le 20 de
chaque mois, et de Bordeaux le 25.
Le service anglais part de Southampton le 1 et le
e r
16 de chaque mois.
Services financiers. — Les services financiers de la
Martinique sont répartis entre le budget de l'Etat
et le budget local. Sur les 2 4 . 0 0 0 . 0 0 0 fr. applicables
aux colonies, 2.526.000 sont appliqués à la Martini-
que. A ces dépenses il faut ajouter la solde des t r o u -
pes, leur passage et celui d'un certain nombre de
fonctionnaires.
Le budget local s'est élevé, en recettes et dépenses
pour l'année 1883, à 4.036.265 fr.
Etablissements de crédit. — Le mouvement géné-
ral des escomptes, prêts et avances consentis par
la banque pendant l'exercice 1881-1882, s'élève à
2 7 . 0 8 7 . 3 9 1 fr. 19 c.
Les bénéfices encaissés, déduction faite des prélè-

320
NOS GRANDES COLONIES.
vements statutaires, ont permis de distribuer un divi-
dende de 74 fr. 95 c., soit14,99 O/O du capital social.
Services militaires. — La garnison se compose de
6 compagnies d'infanterie de marine, une batterie
d'artillerie, une compagnie de gendarmerie et une
compagnie disciplinaire.

APPENDICE.
321
CHAPITRE V.
LA G U A D E L O U P E .
Gouvernement et administration. — La G u a d e -
loupe est représentée par un sénateur et deux députés.
Le Conseil général est composé de 36 membres
élus par le suffrage universel.
Les cantons de la Basse-Terre, de la Capesterre,
du Lamentin, du Moule et de Marie-Galante élisent
chacun 4 conseillers : celui de la Pointe-à-Pitre en
élit 8 ; celui du P o r t - L o u i s , 3 ; celui de la Pointe-
Noire, 2 ; et ceux de Saint-François, de Saint-Mar-
tin et de Saint-Barthélemy, 1. La commission colo-
niale est composée de 7 membres.
Le service de rémigration est représenté par un
protecteur d'émigration chef du service, par deux
inspecteurs et un certain nombre de syndics. U n
comité d'émigration est chargé de surveiller le bon
fonctionnement de ce service. Les dépenses de l'émi-
gration figurent au budget pour une somme de
495,000 francs.
La police générale est représentée par des commis-
saires de police cantonaux et coûte environ 105,000 fr.
Justice. — L'organisation judiciaire de la colonie
comprenait, au début, un Conseil supérieur, juridic-
tion d'appel, et des sénéchaussées chargées de j u g e r
en première instance les procès, tant civils que c r i -

3 2 2 N o s GRANDES COLONIES.
minois. Cette organisation fut maintenue jusqu'en
1 8 2 8 .
L'ordonnance du 2 1 septembre 1 8 2 8 , puis le d é -
cret du 16 août 1 8 5 4 , modifieront profondément cet
ordre de choses, on décidant que la justice serait ad-
ministrée par des tribunaux de paix, des tribunaux de
première instance, une cour royale et des cours d'as-
sises.
L e décret du 16 août 1 8 5 4 et les décrets subsé-
quents du 31 août 1878 et du 8 janvier 1879 ont fixé
ainsi qu'il suit la composition de la cour et d e s tri-
bunaux :
Cour d'appel. — 1 procureur général, 1 premier
substitut, 1 deuxième substitut, 1 président, 7 conseil-
lers, 1 conseiller auditeur, 1 greffier en chef.
Tribunal de la Basse-Terre. — 1 président, 1 juge
d'instruction, l j u g e , 1 procureur de le République,
1 substitut, 1 greffier.
Tribunal de la Pointe-à-Pitre. — 1 président, 1
juge d'instruction, 2 juges, 1 procureur de la R é p u -
blique, 2 substituts, 1 greffier.
Tribunal de Marie-Galante. — 1 juge-président,
1 lieutenant de j u g e , 1 procureur de la République, 1
greffier.
Tribunaux de Saint-Barthélemy et de Suint-Martin.
— 1 juge-président, 1 commissaire du gouvernement,
1 greffier.
N e u f justices de paix rendent la justice dans les
différents cantons de l'île.
Cour d'assises. — L'organisation de la justice crimi-
nelle a subi en 1880 une profonde modification ; la loi

APPENDICE.
323
du 27 juillet 1880a institué le j u r y dans la colonie.
Elle a supprimé la cour d'assises de la Basse-Terre
pour transporter à la Pointe-à-Pitre le siège de la
juridiction criminelle. Les règles qui président à la
formation de la liste annuelle et de la liste de j u g e m e n t
sont les mêmes qu'en France.
L'ordonnance de 1828 a organisé, auprès de
la cour et des tribunaux, des huissiers. Quant au
notariat, il est réglé par le décret du 14 juin 1 8 6 4 .
Instruction publique.— Le directeur de l'intérieur
remplit les fonctions de recteur et d i r i g e le service de
l'instruction publique.
L'enseignement primaire, à part l'école de la Basse-
Terre, est confié aux Frères des Écoles chrétiennes
pour les garçons, et aux Sœurs de Saint Joseph de
Cluny pour les filles. Dans la dépendance de Saint-
Martin, les écoles sont dirigées par des laïques.
Les écoles sont surveillées par deux inspecteurs
primaires. Elles reçoivent 11.667 enfants.
Jusqu'à ce jour , l'instruction secondaire n'était
donnée que dans un collège diocésain dirigé par les
Frères du Saint-Esprit ; la création d'un Lycée a été
récemment décidée.
Cultes. — La colonie est administrée par un é v ê -
que ; le siège épiscopal est à la Basse-Terre.
Deux pasteurs protestants assurent le service du
culte à Saint-Martin et à Saint-Barthélemy.
Service postal. — Les départs ont lieu aux mêmes
ports et aux mêmes dates que pour la Martinique ;
le service postal est régi par les mêmes règlements que
dans la métropole.

324
NOS G R A N D E S C O L O N I E S .
Finances. — L e service financier de la Guadeloupe
est alimente par deux budgets : l ° l e budget de l'Etat,
dans lequel la colonie figure pour une somme de
2 . 2 6 5 . 1 4 8 fr., non compris les dépenses de solde et de
frais de passage de la garnison : 2° le budget local,
se soldant en recettes et dépenses pour 1883 à
4 . 5 7 4 . 2 1 3 fr.
Etablissements de crédit. — L e total des opérations
de prêt et d'escompte réalisées pendant l'exercice
1 8 8 1 - 8 2 par la banque de la Guadeloupe s'élève au
chiffre de 16. 5 3 5 . 3 5 4 fr. 97.
Les bénéfices réalisés, déduction faite des prélè-
vements statutaires, ont donné un dividende de 77 fr.
50 0[0 par action, soit 15 fr. 50 0[0 du capital social.
Service militaire. — La garnison est composée de
cinq compagnies d'infanterie de marine, d'une bat-
terie d'artillerie, de la compagnie de discipline de la
marine et d'une compagnie de gendarmerie.

APPENDICE,
325
C H A P I T R E X I I I .
LA GUYANE.
Gouvernement et administration. — La Guyane est
représentée en France par un député.
Le commandement et la haute administration de
la colonie appartiennent au gouverneur. Il est assisté
de deux chefs d'administration : le directeur de l ' i n -
térieur et le procureur général. L'officier le plus
élevé en grade a le commandement des troupes. Le
chef du service administratif, celui du service de santé
et l'inspecteur des services administratifs font partie
du conseil privé,ainsi que le directeur de la transpor-
tation.
Le Conseil général se compose de 16 membres
élus par le suffrage universel ; l'élection des conseil-
lers généraux a lieu par circonscription. La première,
comprenant les communes d'Oyapock, Approuague
et K a w , ainsi que la troisième comprenant T o n n e -
grande, Montrinéry et Macouria, nomment chacune
deux conseillers. La deuxième circonscription, c o m -
prenant le Tour de l'Isle, l'île de Cayenne et Roura,
nomme trois conseillers : la quatrième : K o u r o u et
Sinnamary, et la cinquième : Iracoubo et Mana. élisent
chacune un conseiller. La sixième circonscription,
ville de Cayenne, en nomme sept.
Justice. — Le service de la justice est organisé de
la manière suivante :
NOS GRANDES COLONIES 10

326
NOS GRANDES COLONIES.
Cour d'appel. — 1 président, 3 conseillers, 1 con-
seiller auditeur, 1 procureur général, chef de service
judiciaire, 1 substitut, 1 greffier.
Tribunal de première instance. — 1 j u g e président,
1 procureur de la République, 1 lieutenant de j u g e ,
1 substitut, 2 juges suppléants, 1 greffier.
Justice de paix. — La justice est rendue dans les
quartiers par huit juges de paix.
Justice criminelle. — U n e cour d'assises siège à
Cayenne; elle est composée de 3 membres de la cour,
et de 4 assesseurs tirés au sort sur une liste dressée
par le gouverneur en conseil privé, et approuvée par
décret.
Instruction publique. — L'enseignement primaire
est gratuit ; il est confié aux Frères de Ploërmel pour
les garçons, et aux Soeurs de Saint-Joseph de Cluny
pour les filles. Les six écoles de la colonie reçoivent
1.188 enfants.
L'enseignement secondaire, laïcisé par arrêté local
du 7 février 1 8 8 2 , est donné par un personnel déta-
ché de l'Université de France.
La colonie entretient dans les lycées de la métro-
pole deux boursiers et six demi-boursiers ; deux
bourses sont en outre données dans les écoles des
arts et métiers de F r a n c e , et une bourse dans une
école vétérinaire.
Culte. — Le service du culte est placé sous la di-
rection d'un préfet apostolique.
Service postal et télégraphique. — L a G u y a n e est
reliée à la France par des services anglais et français.
Depuis 1865, les relations de la colonie avec la

APPENDICE.
327
métropole sont assurées au moyen d'un service de
bateaux à vapeur français confié à la Compagnie trans-
atlantique. U n e fois par mois, et coïncidant avec le
passage à F o r t - d e - F r a n c e (Martinique) des grands
paquebots qui vont de Saint-Nazaire à Colon (Aspin-
wall), au fond du golfe de Honduras, un vapeur de la
Compagnie dessert, entre Fort-de-France et Cayenne,
une ligne dont les escales sont S a i n t e - L u c i e , la
Trinité, Démérara ( G u y a n e anglaise) et Surinam.
Ce courrier est attendu à Cayenne le 28 de chaque
mois, avec les passagers et les dépêches pris soit
le 6 à Saint-Xazaire, soit le 21 à F o r t - d e - F r a n c e . Son
départ est fixé au 3 du mois suivant, et le 9 il doit
être de retour à la Martinique pour effectuer le trans-
bordement des provenances de la ligne intercoloniale
sur le grand paquebot qui part le lendemain, 1 0 ,
pour Saint-Nazaire, où il doit être rendu le 24.
La Guyane a encore une autre occasion mensuelle
pour entretenir des relations avec l'Europe, grâce à
une série de combinaisons qui la mettent en c o m m u -
nication avec le paquebot anglais partant, le 17 de
chaque mois, de Southampton pour Saint-Thomas.
Services financiers. — Les recettes et les dépenses
de la colonie sont réparties entre le budget de l'Etat
et le budget local.
L e budget de la marine et des colonies (service
colonial) comprend, sur une dépense de 2 4 . 0 0 0 . 0 0 0 ,
déduction faite des services pénitentiaires, une somme
de 2 . 2 6 5 . 0 0 0 fr., à laquelle il faut ajouter la solde de la
garnison, les frais de passage de celle-ci et d'un c e r -
tain nombre de fonctionnaires. Ces dépenses sont
payées par le budget de la marine.

328
NOS GRANDES COLONIES.
L e budget local s'est élevé, pour l'année 1883, en
recettes et dépenses, à 1.642.331 fr.
Les contributions directes figurent pour une somme
de 111.836 fr., et les contributions indirectes pour
1.312.140 fr.
Etablissements de crédit. — Le mouvement général
des opérations d'escompte et de prêts consentis par
la Banque de la Guyane s'est élevé, pour l'exercice
1 8 8 1 - 1 8 8 2 , à 3 . 4 9 3 . 2 4 3 . fr. 7 0 c .
Les bénéfices réalisés, déduction faite des prélève-
ments statutaires, ont donné 81 fr. 05 par action, soit
16.217 % du capital social.
Services militaires. — La garnison est composée
de six compagnies d'infanterie de marine, une d e m i -
batterie d'artillerie et d'un détachement de g e n d a r -
merie coloniale.

FABLE CRÉOLE
L E s F E M M E S E T L E S E C R E T .
Pas ni engnien qui Ka p e s é
Corn yon parole ou doué gardé.
Y o dit négresse faibe côté là,
Ça voué ; mais poutant pou pale,
Y o pas faibe passé femme béké.
E t moin Kalé fé zolt voué ça.
Yon jou té ni yon négociant,
(Moins ka pale zott gens long-temps,
Faut pas pessonne prend ça pou yo),
Qui v l é voué en badinant
Si femme li té ainein c a n c a n . . . .
S i mouche-à-miel aimein sirop!...
Dans la nuit, quand y o couché,
Nhomme coumencé ka crié,
f e m m e là levé, — « Pas dit pessonne,
N h o m m e dit l i , ça qui rivé,
Gadé, machè, tein'mi yon zé
T o u t à - l h è nhomme ou sôti ponne. »
I faudrait femme té pli savant
P a s s é yo yé, pou voué, la dans
Yon chose com ça, yon cabonia.
Tala dit : « Moin ka fè sément
Pas dit. Ou pé ba moin boucan

Si moin palé quequin de ça. »

330
NOS GRANDES COLONIES.
Pas moins, ani li té levé,
Femme pas ni engnien pli pressé,
Allé la case macoumè li,
l'on conté ça qui rivé :
Dit nhomme li ponne yon gros zé,
Soulagé khè li et pati.
Ma coumè là té fè sèment
Pas pale ça pou yon vivant.
Mais, ani femme là té pati,
Li conté ça pou toutt parent.
Pou toutt zami li. A présent.
A u lié li dit yon zé, dit dix.
A la fin la jounein, n'homme là
Té ponno yon pagnien samboura.
Chose yo ka pale, ka longé :
Yonne dit li té ponne zé lé/.a.
Lautt zé codeinne. lautt zé cana :
Té tini toutt sôte qualité

Femme ranne nhomme li malhéré.
Làdans zoreille nèg ça tombé ;

Ça té fini ! pas ni pessonne
Qui de ça pas tanne yo pale.
Et toutt ti mamaille pouend chanté :
C'est yon zé codeinne nhomme là p o n n e ! . .

Quand zott ni que chose pou pale,
Fè attention ça qu'a conté,
Si zott pas vlé toutt moune save li.
Zott save toutt moune aimein causé,
c'est pou ça i faut pas blié
Zoreille pas tini couvèti.

APPENDICE.
331
Nos lecteurs européens n'ont peut-être pas pris
grand goût à ce petit chef-d'œuvre, qu'ils ne peuvent
apprécier;mais nous n'écrivons pas pour eux seuls, et
comme le livre de Mai-bot est devenu fort rare, nous
sommes bien certain d'avoir t'ait plaisir à celles de nos
jolies compatriotes qui n'ont pas oublié le doux parler
de notre enfance.


B I B L I O G R A P H I E
LES A N T I L L E S .
P. J acque s B O U T O N . — R e l a t i o n de rétablissement des
Français, depuis l'an Ib35, en l'ile de la Martini-
que, etc. — Paris, 1640, S. Cramoisy, in-8°.
P. D u t e h t r e . — Histoire générale des îles de Saint-
Christophe, la Guadeloupe, la Martinique et autres
dans l'Amérique, 1654.
X — Réflexions sur le code noir et dénonciation
d'un crime affreux commis à Saint-Domingue,
adressées à l'Assemblée nationale par la société des
amis des n o i r s . — Paris. 1790, Imprimerie du Pa-
triote Français, in-8°.
V. S c h o e l c h e r . — De l'esclavage des noirs et de la lé-
gislation coloniale. — P a r i s , 1833, Paulin. in-8°.
ANDRÉ de LaCHARRIÈRE. — L e tremblement de terre de
la Guadeloupe. — Paris, 1843. P. Prière, in-8°.
X — Le tremblement de terre de la Guadeloupe. —
Paris, A . Le Gallois, i n 12.
SIDNEY Laney. - - H i s t o i r e de la Martinique depuis sa
colonisation jusqu'en 1815. — Fort-Royal, 1846,
in-8°.
Comtesse D r O H O J O W S K A . — Histoire des Colonies fran-
çaises. — Lyon et Paris, 1853, Périsse frères, 2 vol.
in-8°
10*

334
APPENDICE.
J . - J . - E . R o y . — Histoire des Colonies françaises et des
établissements français en Amérique, en Afrique,
en Asie et en Océanie, depuis leur fondation j u s -
qu'à nos jours, — Tours, 1855, A . Mame, in-12.
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de la Société, 1, rue Le Pelletier, 1.


NOS GRANDES COLONIES.
335
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de la Charmeuse), roman de mœurs coloniales. —
Pointe-à-Pitre, 1883, imprimerie du
Courrier de la
Guadeloupe.

G E O R G E S H a u r i g o t . — D o c u m e n t s personnels inédits.—
Ces notes ont été prises par nous pendant notre séjour
à la Guadeloupe et à la .Martinique, et complétées par

nos parents et nos amis q u i habitent encore ces
colonies.


BIBLIOGRAPHIE
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Relation de ce qui s'est passe dans les îles et terres
fermes de l'Amérique pendant la dernière guerre
avec l'Angleterre et depuis, en exécution du traité
de Bréda, a v e c un journal du s de la Barre
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APPENDICE.
339
SAGOT. — Généralités sur la Guyane française. —
Cluny, in-8°, 1874.
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Guyane française, suivie de contes et fables en
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vince du Para. — Revue maritime et coloniale, mai
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t. L X V I .

SAGOT. — Exploitation des forêts de la Guyane. —
Revue maritime et coloniale, août-septembre-octo-
bre 1869.

340
NOS GRANDES COLONIES.
VIDAL.. — V o y a g e d'exploration dans le haut Maroni-
— Revue maritime et coloniale, 1862.
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J. C r e v a u x . — • V o y a g e d exploration dans l'intérieur
de la Guyane française. — Tour du monde I s e m .
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C O C H U T . — Colonisation de la Guyane. — Revue des
Deux-Mondes, 1 août 1845.
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deux-Mondes, 15 septembre 1861.
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rienne et coloniale, septembre 1860.
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Société de Géographie, novembre 1856.
X . — Les coolies à la Guyane française. — Revue scien-
tifique, 21 juillet 1877.
DELTEIL. — V o y a g e chez les Indiens de la Guyane. —
Bulletin de la Société des sciences et des arts de la
Réunion, 1870.
HENRI BaILLET, ingénieur. — Notes et documents iné-
dits. —Notre ami M. Baillet a bien voulu nous c o m -
muniquer les notes qu'il a prises pendant son séjour
à la Guyane, où il dirigeait une exploitation fores-
tière. Il nous a fourni de précieux documents sur les
coutumes
des Bénis au milieu desquels il a vécu, sur
les bois de la Guyane et sur les établissements péni-
tentiaires.

APPENDICE.
341
FERNAND HUE. — N o t e s et d o c u m e n t s p e r s o n n e l s . —
Quelques-unes d e c e s n o t e s o n t ét é p r i s e s p a r n o u s
a u p r è s d ' u n d e n o s c a m a r a d e s q u i p e n d a n t d i x a n s a
été t o u r à t o u r p r o s p e c t e u r et d i r e c t e u r d e p l a c e r .
Nous d e v o n s les a u t r e s à u n d e n o s a m i s q u i d e p u i s
p l u s i e u r s a n n é e s h a b i t e C a y e n n e .


TABLE DES MATIÈRES
L E S A N T I L L E S
C H A P I T R E I. — Position, énumération I
C H A P I T R E II. — Histoire générale des Antilles fran-
çaises depuis la prise de possession jusqu'à
nos jours ?
§ I. — De 1625-1668. — Le berceau de la c o -
lonisation aux Antilles. — Richelieu. — Sin-
guliers bienfaits. — Un lieutenaut infidèle.
— Trop de s e r p e n t s . — L'Olive le Cruel. —
Guerres avec les Caraïbes. — Boisseret. —
Ce que nous devons aux Hollandais. — Les
Compagnies; leurs fautes 3

§ 2. — De 1668 à 1793. — Aide-toi, le Ciel .. —
Dicton élogieux. — Les Saintes; Pulion; un
Te Douta bien payé. — Le rhum sauveur. —
Invasion de la Guadeloupe ; Codrington père
est repoussé. — Son fils a le même succès.
— Une capitulation honorable. — La Guade-

loupe affranchie. — G é n é r e u s e folie. . . . 8
§ 3. — De 1793 à nos jours. — Précipitation r e -
grettable — Prodiges de valeur. — Chré-
tien et Victor Hugues. — Guerre c i v i l e . —
Perdues jusqu'en 1816.— Révoltes diverses.
1848. — La vérité sur l'émancipation. . . 17

3 4 4
T A B L E D E S M A T I È R E S .
LA MARTINIQUE.
CHAPITRE I. — Aspect général de l'ile. — Situa-
tion géographique. — Découverte. — M o n -
tagnes. — Rivières —Descentes. — Les deux
saisons. — L'hivernage: maladies; p h é n o -

mènes du ciel, des eaux et de la terre. —
Température. — L e s nuits. — Le drap m o r -
tuaire 23
C H A P I T R E I I . — La population et les mœurs. —
Une rectification. — Types originaux. Le
Créole — Question de couleurs. Hier et
aujourd'hui. — Un bal. — La vie à la Marti-
nique. — Une singulière habitude. — Zombis
et soucougnans.
— Le langage créole. — Les

linmbous 4 3
C H A P I T R E III. — Le règne animal. — L e s ser-
pents. — Renvoi à la Guadeloupe. — His-
toire du café. — Une réputation usurpée. . 61
LA GUADELOUPE.
CHAPITRE I . — Découverte. — Trois étymologies
pour une. — Situation. - structure. — Confi-
guration; côtes, anses, pointes, etc. —Monta-
gnes. — Rivières. — Produits minéraux et
sources. — Le tremblement de terre de 1 8 4 3 . 7 3

C H A P I T R E I I . — La Basse-Terre. — La Pointe-à-
pitre. — Les îlots. — Une ascension à la S o u -
frière 82
C H A P I T R E m. — Le règne végétal. — Habitations
vivrières; le manioc. — L e paradis des gour-
mands. — Les forêts vierge». — Le mance-

nilier; Millevoye et l'Africaine. — Grandes
habitations. — Hier et aujourd'hui. — Le

TABLE DES MATIÈRES.
345
s u c r e . — Le rhum. — Autres produits. —
Triste constatation. — Les travailleurs : l'é-

migration; 92
CHAPITRE IV. — Dépendances de la Guadeloupe. 118
Marie-Galante 118
Les Saintes 122
La Désirade 125
Saint-Martin 128

Saint-Barthélemy 131
L A G U Y A N E
CHAPITRE I — Découverte.— Christophe C o l o m b .
— Vincent Pinçon. — Gonzalo Bizarre. —
El Dorado. — Les aventuriers anglais. — La
Ravardière. — La Compagnie de Rouen. —
Brétigny. — Fondation de Cayenne. — Les
douze seigneurs. — Occupation de Cayenne
par les Hollandais 141
CHAPITRE II. — De la Barre. — Expulsion des
Hollandais.— La France équinoxiale. — Prise
de Cayenne par les Anglais. — Paix de Bréda.
— Prise de la Guyane par les Hollandais. —
Suppression des compagnies. — Reprise de
Cayenne. — De Jeunes. — Les Pères Lombard

et Rainette. — Pierre Barrère 153
C H A P I T R E III. — Expédition de Kourou. — Essais
de colonisation de Bessner. — Malouet et
Guisan. — Villeboi. — Révoltes à Cayenne

en 1793. — Emancipation des noirs. — R é q u i -
sition forcée. — Victor H u g u e s . — Prise de
Cayenne par les Portugais. — Traité de 1814.
— Colonisation de la Mana. — M Javouhey.

me
— 1848. — Abolition de l'esclavage. —•
Situation actuelle 160

346 TABLE DES MATIÈRES.
C H A P I T R E I V . — Situation. — Limites ancien -
nes. — Limites actuelles. — Le territoire
contesté. — Aspect général. — Montagnes.
— F l e u v e s . — Les grands bois. — Le littoral.

— Les îles. — Division administrative. —
Cayenne. — La Mana. — Approuague.
— Population. — Climat. — Moyenne de

la mortalité 182
CHAPITRE V . — Les explorateurs de la Guyane.
— Les PP. Grillet et Béchamel. — D'Orvillers.
— Le P. Fauque et M. Duvillard. — Patris.

— Mentcllc. — Le Blond. — Leprieur. —
Vidal. — J. Crevaux . 206
C H A P I T R E V I . — Immigrants et aborigènes. —
Créoles. — Noirs et mulâtres. — Bonis. —
Bosch. — Paramakas. — Poligoudoux. —
Coolies hindous 212

C H A P I T R E V I I . — Les aborigènes. — Races dispa-
rues. — Le dernier des Arami chaux — Galibis.
— Oyacoulets. — O y a m p i s . — Emérillons. —
Roucouyennes 232

C H A P I T R E V I I I . — Culture. — Commerce. —
Sous marqués. — La propriété foncière. —
Industrie 247
C H A P I T R E IX. — Les essences forestières. —
Leurs usages. — Exploitation d'une forêt. —
Les résines 254

CHAPITRE X . — Constitution géologique. — Le
prospecteur. — La battée. — Le longtom. —
Le sluice. — Etablissement d'une exploitation. 267
C H A P I T R E X L — A n i m a u x des forêts. — Jaguars.
— Vampires. — Serpents. — Les tortues. —
Les insectes. — La mouche anthropophage.

— L e s poissons. — Les oiseaux 291
C H A P I T R E X I I . — La déportation. — 18 fructidor.
— La transportation. — 1852. — Création et
suppression d'établissements. — Les îles du

T A B L E D E S M A T I È R E S .
347
Salut. — L'ilot la Mère. — Saint-Laurent du
Maroni. — Les femmes. — Les ménages. —

Les enfants. — Evasions. — Les forçats a n -
thropophages
299
A P P E N D I C E .
Gouvernement de la Martinique
317
Gouvernement de la Guadeloupe
321
Gouvernement de la Guyane
325
Fable en patois créole
329
Bibliographie des Antilles
332
Bibliographie de la Guyane
335


T A B L E DES G R A V U R E S
ET D E S C A R T E S
Pages.
Vue du littoral de Saint-Pierre, à la Martinique. . . Front.
(Jase et groupe de Caraïbes 5
Rivière Madame, à Fort-de-France 25
Kort-de-France 29
La Place Bertin, à Saint-Pierre 33
Jardin botanique de Saint-Pierre 37
Groupe de cases de cultivateurs 48
Indienne 48
Mulâtresse 50
Négresse 53
Vieille Négresse 57
Pointe du Carbet, près Saint-Pierre
La Pointe-à-Pitre. après l'incendie de 1871 86
Plant de Manioc 94
Arbre à pain 96
Mulâtresse de la Guadeloupe 99
Habitation sucrière pendant la recolle 107
Usine Darbousier, à l'entrée du port, à la Pointe-à-Pitre. 111
Cayenne. — La place du Gouvernement 140
Entrée d'une crique 188
Colliers 238
Ornement de pied 239
Jarretières , . . . 240
Coiffure de Roucouyenne 241
Ornement de ceinture. • • • 242-
Autre coiffure de Roucouyenne , . . . . 243
Poteries indigènes 244
Forêts de la Guyane 261
Outils servant à l'exraction de For 265
NOS GRANDES COLONIES. 10**

350
TABLE DES GRAVURES.
Pages.
Fragments de poteries trouvés sous la couche aurifère. 269
Prospecteur voyageant avec un noir porteur d u pagara. 271
Prospecteur faisant un lavage d'aissai à la battée. . . 275
Mines d'or de la G u y a n e . Le Sluice 279
Logement des ouvriers aux mines de Saint-Elie. . . 283
Costume d u dimanche des ouvriers employés aux mines
d'or de la Guyanne 287
Carte de la Martinique 23
Carte de la Guadeloupe 73
Carte de la Guyane 141
P O I T I E R S . — T Y P O G R A P H I E O U D I N .





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