LA GUYANE
AU PAYS DE L'OR
DES FORÇATS
ET DES PEAUX-ROUGES
PAR
LE DOCTEUR J. TRIPOT
MEMBRE DE LA SOCIÉTÉ DE GEOGRAPHIE DE PARIS
Avec vingt-six gravures hors texte
Troisième édition
PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE — 6e
Tous droits réservés
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AU PAYS DE L'OR, DES FORÇATS
ET DES PEAUX-ROUGES
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LE DOCTEUR TRIPOT
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LA GUYANE
AU PAYS DE L'OR
DES FORÇATS
ET DES PEAUX-ROUGES
PAR
LE DOCTEUR J. TRIPOT
MEMBRE DE LA SOCIÉTÉ DE GÉOGRAPHIE DE PARIS
Avec vingt-six gravures hors texte
Troisième édition
PARIS
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PLON-NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
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Tous droits de reproduction et de traduction
réservés pour tous pays.
Copyright 1910 by Plon-Nourrit et Cie.

AU LECTEUR
Le 11 juin 1907, une mission d'études scien-
tifiques organisée sous le patronage de la Société
de Géographie de Paris, et avec l'approbation du
Ministère des Colonies, prenait passage à Saint-
Nazaire à bord du paquebot la Normandie.
Cette mission, dite « de la haute Guyane »,
devait agir dans le haut Maroni. Son programme
comportait spécialement l'exploration des deux
rivières l'Itany et l'Araoua, qui se jettent dans le
Maroni, et prennent, croit-on, l'une et l'autre,
leur source dans une chaîne de montagnes encore
peu connue, les Tumuc-Humac.
Composée de cinq membres, deux lieutenants
de vaisseau : MM. Dutertre et Delteil, et trois
docteurs : MM. Caron, Tripot et Saillard, l'expé-
dition devait se scinder en deux groupes; l'un
remonterait le cours de l'Araoua, l'autre se diri-
gerait vers les sources de l'Itany. Chacun des
« missionnaires » se confinerait, se spécialiserait
dans les études et observations s'accordant avec
ses aptitudes professionnelles. Les marins assume-
a

II
AU PAYS DE L'OR
raient la tâche des relevés topographiques, de
la géodésie et de la cartographie. Aux médecins
seraient dévolues les recherches ayant trait à la
faune, à la flore, à la minéralogie et à l'ethnologie
des régions parcourues.
Mais nous avions compté sans la fièvre qui,
fatalement, atteint l'Européen dans ces contrées
malsaines. Dès les premières semaines du voyage,
elle vint détruire l'ordonnance de ce plan d'études
où chacun avait un rôle approprié à ses connais-
sances particulières. Gravement atteints dans leur
santé, MM. Delteil et Caron durent aller se réta-
blir sous un climat moins inclément et abandonner
le champ de l'exploration. Il fallait remédier au
vide occasionné par leur départ. Comme nous
avions, les uns et les autres, une instruction géné-
rale nous permettant de faire face, à peu près, à
toutes les éventualités, il fut décidé que la répar-
tition du travail cesserait désormais d'être limitée
et individuelle, et que chacun se livrerait doré-
navant à toutes les investigations et constatations
intéressantes qui découleraient des événements et
incidents de route.
... Nous débarquons à Cayenne, dont l'estacade
mutilée et le port envasé sont du plus attristant
aspect, le 30 juin, à la tombée delà nuit. Sans trop
tarder, nous montons à bord d'une goélette, une
« tapouille » selon l'expression consacrée ici, qui
est en partance pour Saint-Laurent. Elle s'appelle

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
III
la Volante, mais ne répond guère au qualificatif
dont on l'a baptisé. Enfin, malgré sa lenteur,
elle nous dépose au but, après cinq jours de mer
où roulis et tangage furent ce qui manqua le moins.
Nos approvisionnements, le recrutement de
nos hommes et le conditionnement de nos piro-
gues étant effectués, nous quittons Saint-Laurent
le mercredi 24 juillet, avec une flottille de huit
canots. Une moitié sera pilotée par des Boschs
que, sur l'injonction du commandant hollandais
d'Albina, nous amène leur chef, leur grand Man,
Osséissé « van Oterloo » (1) en personne, orné de
son hausse-col en cuivre argenté où font relief
deux têtes de nègre; l'autre moitié est montée
par des Bonis (2).
Nos chargements de vivres et de munitions
diverses ne sont pas répartis d'une façon com-
plètement satisfaisante. Qu'importe : dans ce pays
où tout se fait à coup de fièvre, la perfection
n'existe point et nous partons quand même,
quitte à souffrir en cours de route de l'organisa-
tion quelque peu défectueuse qui préside au dé-
part.
Nous faisons, vers le 10 août, une halte de quel-
ques jours à Pomofou, village de notre guide,
(1) Titre que lui ont octroyé les Hollandais.
(2) Bonis et Boschs sont des nègres de même race et de mêmes

mœurs. Les Boschs reconnaissent l'influence hollandaise, les
Bonis sont sous la protection française : c'est là tout ce qui les
différencie.


IV
AU PAYS DE L'OR
le capitaine boni, Aponchy. Nous profiions de
cette halte sur le Maroni, pour aller visiter le grand
Man des nègres Bonis qui habite un village presque
adjacent à celui d'Aponchy. Ce grand Man, ce chef
suprême des Bonis, est une manière de sauvage
malpropre et peu intéressant. Cet... énorme (!?)...
personnage est mécontent de n'avoir pas été
prévenu à l'avance du passage de notre mission :
Il aurait voulu nous recevoir officiellement..., avec
tout l'apparat dont il peut disposer... Au fond il
est surtout furieux de la nomination de « capi-
taine » que nous avons obtenue du gouverneur
pour Aponchy. Il pressent que c'est là une puis-
sance qui contrebalancera la sienne..., et, comme
c'est notre œuvre, il nous en a mauvais gré et
nous gardera rancune...
Le 20 août, nous sommes enfin au confluent de
l'Ouaqui et de l'Araoua. C'est là que nous éta-
blissons notre quartier général, notre point de
ralliement, notre centre d'approvisionnement. Nos
nègres, en quelques jours, défrichent cet endroit,
y font un abatis convenable, y élèvent des carbets
qui nous serviront de logements provisoires et
de magasins où remiser notre matériel et nos
provisions.
Pendant qu'une partie de nos hommes se livre
à ces travaux de débroussaillement et de cons-
truction, nous remontons, avec les autres, le
cours de l'Ouaqui. Nous y rencontrons quelques

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
V
rares chercheurs d'or; point d'Indiens. Nous ral-
lions notre abatis au bout d'une semaine.
Enfin, tout est paré. L'on décide que notre
compagnon, le lieutenant de vaisseau Dutertre,
explorera l'Araoua avec une équipe de huit
hommes, dont quatre Cayennais rompus à la vie
des bois, et quatre Guadeloupiens. Deux de nos
gens, le martiniquais Saint-Just, un des rares
survivants de la catastrophe de Saint-Pierre, et
Aimable Dezir, un nègre anglais de Sainte-Lucie,
demeureront affectés à la garde du dépôt de
vivres.
Le docteur Saillard et moi partirons, avec deux
pirogues et des subsistances pour plusieurs mois,
dans la rivière Itany, que nous parcourrons, si
faire se peut, jusqu'à ses origines, c'est-à-dire
jusqu'à la chaîne des Tumuc-Humac, massif de
montagnes jeté comme une immense borne-fron-
tière entre les Guyanes française et hollandaise
et le Brésil.
Sur les rives de l'Itany sont cantonnées des
tribus indiennes, descendant des antiques Ca-
raïbes et de mœurs encore primitives et sauvages,
que l'on désigne sous le nom de Roucouyennes.
C'est la description de mon voyage parmi eux,
le récit d'événements où je fus mêlé, et l'énoncé
d'impressions essentiellement personnelles que j'ai
consignés, avec toute la sincérité possible, dans
les notes qui vont suivre.

VI
AU PAYS DE L'OR
Il existe, en plus du Peau-Rouge, deux autres
types d'hommes qui contribuent à l'originalité
de la Guyane : ce sont les Boschs et Bonis, race
de piroguiers qui vivent au bord des fleuves, sur
la lisière des forêts vierges, et qui sont les descen-
dants de nègres marrons qui s'évadèrent au temps
de l'esclavage; puis les chercheurs d'or dont le
prototype se condense de la façon la plus expres-
sive dans les « Maraudeurs », ces noirs de Cayenne
et des Antilles qui, à trois ou quatre, au prix de
fatigues et de dangers inimaginables s'en vont,
au fond des bois, à la découverte des criques qui
recèlent l'or. J'ai eu, pendant la montée du Maroni,
des rapports fréquents et des frottements répétés
avec les uns et les autres, qui me mettent à même
de tracer avec exactitude leur âpre silhouette,
bien digne du cadre merveilleux et rude où s'agite
leur existence aventureuse.
Il y a enfin une quatrième espèce d'individus,
d'importation celle-là, dont on ne peut se dis-
penser d'ébaucher l'inquiétant et attristant profil,
quand on traite des choses de Guyane : c'est le
forçat. Triste cadeau que nous fîmes à notre pos-
session américaine, car, avec les bagnes, ce fut le
discrédit et aussi la ruine que nous importâmes
dans la colonie. Je me garderai bien, n'ayant pas
la compétence d'un spécialiste en la matière, de
porter un jugement quelconque sur le fonction-
nement de nos administrations pénitentiaires,

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
VII
mais, soit dit en passant, il est navrant de cons-
tater qu'avec notre mode de répression, le ba-
gnard, cet être qui a déjà lésé la collectivité au
temps fâcheux de sa liberté, continue, après sa
déportation, à être à charge à l'élément honnête
de la nation. Un transporté — pourquoi ne pas
l'appeler plutôt un... pensionné — coûte, le
fait bien que scandaleux est notoire, plusieurs
francs par jour à la métropole. Or, à la Guyane, ils
sont six mille déportés : c'est là, on est obligé d'en
convenir, une façon singulière et bien impropre
de faire payer à un criminel ce qu'on appelle...
sa dette envers la société.
Mais mon but n'est point la récrimination. Je
relaterai simplement quelques épisodes, quelques
scènes du bagne où se puisse révéler dans sa
crudité, la fauve, brutale et sinistre mentalité de
cette race de réprouvés dont la révolte, toujours
incessante et indomptée, se courbe et plie, quand
même dominée, sous le regard inexorable et l'at-
titude résolue et décisive du surveillant.
Je terminerai cet ouvrage par l'adjonction de
quelques légendes qui m'ont paru de nature à
intéresser le lecteur : ces légendes, je les ai re-
cueillies dans un village d'Indiens Emerillons où je
vécus quelques semaines avant de redescendre le
Maroni et d'effectuer mon retour chez les civilisés...
... Je n'ai point voulu, — il est bon qu'on le
sache, — faire au cours de ces pages de la tech-

VIII
AU PAYS DE L'OR, DES FORÇATS ET PEAUX-ROUGES
nique aride, de la sèche didactique (1) : mon but,
très simple, sera pleinement atteint et mon ambi-
tion, très discrète, entièrement satisfaite si, après
avoir parcouru ces feuillets, le voyageur, que les
hasards de son existence porteront au pays de
l'or, des forçats et des Peaux-Rouges, s'y peut
comporter, à l'arrivée, non en dépaysé qui ignore
et s'inquiète, mais en initié qui, dès le premier
pas, se sentira en terrain déjà pressenti et entrevu.
D J. T.
r
(1) Je me réserve do consigner, dans un ouvrage spécial qui
paraîtra dans la suite, le résumé d'observations et d'expérimen-
tations professionnelles ayant trait aux remèdes et procédés
curatifs, qu'empruntent à la flore de leur pays les indigènes des
contrées que j'ai parcourues.




AU
PAYS DE L'OR, DES FORÇATS
ET DÉS PEAUX-ROUGES
CHAPITRE PREMIER
Les Iles du Salut. — Types de forçats et types de surveillants. —
Le bourreau des Iles et sa guillotine perfectionnée. — Drames
et crimes passionnels au bagne. — Les évadés et la fin qui les

attend. — Gomment on vit à Saint-Laurent.
Les toiles de la Volante qui, de Cayenne, se diri-
geait sur Saint-Laurent, pendaient flasques, molles
et dégonflées. Après d'inutiles bordées pour retrouver
une brise qui n'existait, plus, le capitaine, un homme
de couleur, fit jeter l'ancre. Nous étions immobilisés,
proche des îles du Salut, pour plusieurs heures au
dire du pilote coutumier de ces parages où la navi-
gation à voile est, plus que partout ailleurs, tribu-
taire du caprice des vents. Complaisamment, le
commandant de la goëlette nous proposa de pro-
fiter de cette accalmie pour aller jusqu'à l'île Royale.
Le canot mis à l'eau, j'y embarquai en compagnie
d'un négociant très estimé dans toute la Guyane,
M. Lalande, qui possède un comptoir des plus impor-
tants à Saint-Laurent. Cet homme, de relation char-
1

2
AU PAYS DE L'OR
mante, et connaissant de longue date le personnel
dirigeant des îles, s'engageait à nous faciliter la visite
des établissements pénitentiaires. La « Royale »,
où sont cantonnés les criminels de marque et les
« incorrigibles », la « Saint-Joseph » dite l'île du
Silence (1), et l'île du Diable (2), de désavantageuse
mémoire, forment un archipel minuscule qui serait,
pour la population de Cayenne, une station de villé-
giature des plus attrayantes et des plus saines, si
le gouvernement n'eût accaparé ces trois îlots comme
centre de déportation (3). Un lieutenant de vaisseau,
dont je tairai le nom par discrétion, s'était joint à
nous. Il revoyait, avec une certaine satisfaction, ces
lieux dont les habitations pittoresques et légères,
(1) On désigne ainsi L'île Saint-Joseph, parce qu'elle renferme
un édifice spécial, où dans l'isolement et le silence sont encellulés
des déportés qui ont commis des crimes au bagne. Les surveil-

lants ne doivent communiquer avec ces prisonniers que par
geste ou par écrit, jamais par la parole : la voix humaine est
inexorablement proscrite de ce lieu de détresse et de châtiment.

(2) L'Ile du Diable sert actuellement de résidence à l'espion
Ulmo, qui y fut amené en août 1908, par le Loire, spécialement
affrétée et aménagée pour le transport des condamnés.

(3) Aux Iles du Salut sont spécialement cantonnés les vir-
tuoses du crime, les héros de cours d'assises, ceux dont la presse
est encore susceptible de s'occuper de temps à autre. Placés direc-
tement sous l'œil de la haute administration pénitentiaire, ceux-là
ne sont pas des plus malheureux : sainement nourris, conforta-
blement logés, bien soignés en cas de maladie, ce sont des privi-
légiés!

Tout autre est le sort de ceux qui ne furent que des rôles secon-
daires et dont la condamnation passa inaperçue. Les sujets de
cette tourbe anonyme qui n'excitèrent jamais ni intérêt ni cu-
riosité, sont répartis dans les différentes stations agricoles et
forestières, la plupart fort insalubres, mal approvisionnées et où

la mortalité les fauche en grand sans que cela tire à conséquence,
puisque nul journaliste ne s'en préoccupera.
En somme, quelque illogique et injuste que cela paraisse, cette
constatation s'impose que, tant qu'à être au bagne, mieux vaut
que ce soit pour un forfait retentissant que pour un méfait banal!

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
3
aux couleurs vives se détachant sur les verdures de
la végétation tropicale, évoquaient chez moi le sou-
venir des plages gaies et ensoleillées des côtes de
Bretagne et do Normandie.
« Ce n'est pas la première fois que je passe par
ces endroits, me dit le lieutenant; j'y stationnai lors
de la détention de Dreyfus. J'étais à bord de l'aviso
le Jouffroy, un antique bateau à palettes, aujour-
d'hui bien démodé et qui sera sous peu mis au ran-
cart pour cause de vétusté irréparable (1). Ah! ce
que je les ai vues et revues, ces îles autour desquelles
nous croisâmes pendant des mois pour surveiller les
agissements d'embarcations problématiques qui au-
raient pu tenter l'enlèvement de celui qu'on appelait
le « traître »!... Voyez cette espèce d'édifice en forme
de pylone qui s'élève à la pointe de l'île du Diable :
à son faîte, sur un pivot mobile, était disposé un
canon-revolver qui évoluait dans toutes les direc-
tions. Jour et nuit, un canonier était préposé à sa
manœuvre avec ordre de tirer sur tout bateau qui
dépasserait la zone permise. Bien des précautions
superflues, bien des hommes mobilisés pour rien,
car une évasion de l'île du Diable n'eût réellement
pu s'effectuer qu'avec la complicité de l'administra-
tion intérieure. Toute tentative de provenance exté-
rieure ne pouvait être que vaine et stérile. Et puis,
(1) C'est chose faite : le Jouffroy est mis au rancart, sans avoir
été d'ailleurs remplacé, et en dehors des gendarmes coloniaux,
il n'existe plus aujourd'hui en Guyane que quelques escouades
d'infanterie de marine recrutées parmi les noirs des Antilles et

absolument incapables d'assurer l'ordre : si bien que les forçats,
s'ils savaient s'entendre, pourraient sans grandes difficultés ni
grands sacrifices d'hommes devenir les maîtres sinon de la colonie
entière, du moins dos îles isolées du Salut, le jour où ils le vou-

draient.

4
AU PAYS DE L'OR
les requins ne sont-ils pas là qui constituent la garde
la plus effective. A moins de chercher une mort iné-
vitable sous la mâchoire terrible des squales, qui
foisonnent en ces parages, jamais un condamné ne
se risquera dans ces eaux : un homme à la mer, un
homme à la nage, est un homme perdu, dévoré. Il
faut les voir ces bandes de carnivores quand survient
un décès!... Le cadavre, mis pour la forme dans une
bière entr'ouverte sur le côté, est conduit en mer à
quelques mètres du rivage. Le gardien agite une
sonnette pendant cette sortie funèbre. A peine ce
signal lugubre se fait-il entendre que des ailerons
noirs apparaissent et émergent de toutes parts aux
alentours de la barque. Ce sont les requins, les croque-
morts de la mer, dont l'éducation n'est plus à faire :
avertis par le son traditionnel de la cloche, ils accourent
à la curée et, à peine le corps a-t-il glissé du cercueil
à l'eau, qu'il est déchiqueté, dépecé, dégluti par le
troupeau vorace. Les condamnés, d'ailleurs, avec une
bravade qui sent sa geôle, ont tiré, de ces funérailles
spéciales aux îles, une industrie macabre et quel-
ques-uns ne manqueront pas de vous offrir, en échange
de paquets do tabac ou de menues pièces de mon-
naie, des mâchoires de requins sur lesquelles ils ont
gravé à la pointe du couteau ces simples mots suffi-
samment expressifs dans leur concision : « Le tombeau
du forçat. »
Donc, le requin est le plus sûr policier de ces
parages maudits. Je me souviens toujours, continua le
lieutenant, d'un évadé qui fut repris après vingt-
quatre heures de mer et réintégra la prison à demi
mort d'effroi. Le misérable avait réussi à fuir dans le
cercueil des morts qu'il avait au préalable quelque
peu calfaté. A peine en mer, il n'avait cessé d'être

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
5
escorté par une demi-douzaine d'énormes squales qui
n'attendaient que le naufrage de son instable et
frêle refuge, pour s'en repaître tout vivant. Celui-là
fut un des rares fugitifs qui accueillit avec un soupir
de soulagement les gardes qui, en opérant sa capture,
le délivrèrent de ses redoutables acolytes. »
... Etrange est l'impression première que l'on res-
sent, quand on pénètre dans ces milieux de rélégation :
ces hommes au visage rasé qui vont, viennent, cir-
culent sans hâte, silencieux, uniformes sous la livrée
honteuse, produisent l'effet de moines qui marche-
raient plongés dans de mystiques méditations. On se
croirait, sans grand effort d'imagination, dans une
trappe, un couvent, une sorte de thébaïde, un asile de
repos, de calme, de paix : apparence trompeuse, car
sous ces crânes tondus, ce n'est pas précisément la rési-
gnation qui domine, mais la révolte qui règne et fer-
mente. Et si, durant le jour, les condamnés parais-
sent soumis, dociles et convenables sous les yeux
vigilants et le poing armé des gardiens, il en est tout
différemment la nuit, quand, après l'appel du soir, ils
sont parqués, livrés à eux-mêmes jusqu'au lendemain,
sous clef mais sans surveillance aucune, dans les
cachots-dortoirs. C'est alors que le rut des instincts
pernicieux s'étale dans toute sa perversité et il est
nombre de déportés dont la gangrène morale n'est pas
encore telle, qu'elle puisse s'accommoder sans dégoût,
sans nausée, de cette révoltante promiscuité. Dans ces
nocturnes bacchanales, le bandit le plus fort donne
le ton, fait la loi, et d'écœurants personnages im-
posent à leurs voisins le spectacle et l'exemple des
ignominies les plus honteuses. C'est là, dans ces
chambrées vicieuses, qu'existe le véritable foyer, le réel
« contage » de la dépravation reprochée au bagne. Plutôt

6
AU PAYS DE L'OR
que de subir ce véritable supplice des nuits en com-
mun, il n'est pas rare de trouver certains coupables
d'ordre passionnel ayant encore quelque souci de
leur dignité, qui réclament comme une grâce la
laveur d'être soumis au dur régime de la cellule soli-
taire.
... Au centre de l'île s'élève un vaste établissement
avec une cour centrale, tout autour de laquelle sont
disposées des séries de cellules juxtaposées. C'est là
que sont enfermés les incorrigibles, les irréductibles,
dont quelques-uns, à travers leurs barreaux, tels que
des fauves enragés, déversaient, sans nul souci des
châtiments, à l'adresse du fonctionnaire qui nous
servait de guide, les épithètes les plus injurieuses.
Devant l'un des cachots nous fîmes halte.
— Ouvrez, dit notre cicérone à un gardien; voyez,
voici le seul instrument dont ces forcenés ont encore
une crainte salutaire. Le jour où l'on supprimera
cet outil, ce sera l'anarchie dans les bagnes et, décu-
plerions-nous nos gardiens, cela n'empêchera pas la
discipline d'avoir vécue, la répression d'être impos-
sible.
Je regardai. Au fond, là, dans la pénombre, se
profilait la guillotine dont le couteau brillait haut
perché sur le squelette de sa charpente...
Nous quittâmes angoissés, ce lieu de malédiction.
Le lieutenant de vaisseau rompit le silence :
— Qu'est donc devenu le père Chaumié, le bour-
reau? demanda-t-il.
— Il est à l'hôpital, malade, atteint de lèpre, lui
fut-il répondu.
— Gomment, lépreux, M. Chaumié, ma vieille
connaissance! s'exclama l'officier. J'avais toujours
cru que seuls les indigènes de la colonie étaient sujets

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
7
à cette affection, mais que la race blanche y échap-
pait (1).
— Capitaine, dis-je à l'officier de marine, vous
savez sûrement quelque histoire sur le bourreau des
îles. Je ne vous en fais pas grâce.
— Comptez sur moi, répondit mon compagnon.
Quand nous aurons réintégré la Volante, je vous
conterai, pour abréger la fin de la route, l'épisode
très macabre dans lequel Chaumié et moi fûmes
acteurs, à des titres différents, s'entend.
A ce moment, un adolescent s'avança, la mine
embarrassée, l'attitude craintive, l'œil suppliant. Il
expliqua qu'il faisait partie d'un convoi de condamnés
qu'on allait entasser le soir même, dans l'entrepont
du Fagersand, un vapeur en rade qui déchargeait une
cargaison de bœufs provenant du Vénézuéla et devait
de suite la remplacer par une soixantaine de forçats
destinés à Saint-Laurent : de là, ces hommes seraient
répartis dans les camps forestiers et les postes agri-
coles. Ce garçon, à ce qu'il prétendait, avait peine à
se tenir debout, il souffrait de douleurs dans les jambes
et, en fin de compte, suppliait qu'on ajournât son dé-
part.
— Avez-vous passé à la visite du médecin et vous
a-t-il reconnu incapable de faire ce voyage? ... Non?
Eh bien vous partirez, trancha le fonctionnaire.
— Pauvre diable, prononçai-je malgré moi.
— Ne vous apitoyez pas sur le sort de ce néophyte
du crime, fit notre guide; s'il redoute d'aller à Saint-
Laurent où la discipline est moins serrée et les éva-
sions commodes, c'est pour un tout autre motif,
(1) Chaumié est mort à la léproserie de Kourou : plusieurs
coups de couteau que lui octroyèrent des forçats lépreux comme
lui contribuèrent plus que la maladie à amener sa fin.


8
AU PAYS DE L'OR
croyez-m'en, que celui qu'il invoque (1). Considérez
l'individu. Examinez la blancheur de ses mains,
voyez ses allures efféminées : il fait partie de cette
catégorie équivoque que nous appelons ici des «demoi-
selles ». Cette sorte de pensionnaires travaillent peu :
ils allient leur sort à celui d'un compagnon de ser-
vitude plus rustique, plus apte aux rudes besognes
et tout disposé à faciliter la mollesse du camarade,
en prenant pour son compte, et à sa seule charge,
les tâches qui effraient la nonchalance de l'autre.
En échange, la... « demoiselle » se prête à certaines
complaisances sur la nature desquelles je me gar-
derai bien d'insister.
(1) Les forçats sont passés maîtres dans l'art de simuler les
maladies. Voici une anecdote piquante dont je fus témoin qui le
démontre et prouve aussi combien dans certains cas la vie est
dure pour le condamné :

Une tapouille chargée de couac, à destination de Cayenne,
descendant de l'Oyapock, longeait la côte. D'un poste agricole
on lui fit des appels de détresse. Il s'agissait de trois hommes
presque agonisants que le gardien-chef désirait rapatrier sur
Cayenne et que le capitaine n'accepta à son bord qu'après de
vives hésitations et à son corps défendant : « Que voulez-vous
que je m'embarrasse de ce trio de cadavres? arguait-il, ce sont là
gens à toute extrémité; avant deux heures ils seront morts et il

me faudra les jeter à l'eau!... » Enfin, abrités sous une toile, les
trois moribonds furent étendus côte à côte sur le pont... Lorsqu'on

eut repris le large, l'un d'eux, soulevé sur son coude, roula une
cigarette, l'alluma sans bruit et se mit à fumer en tapinois; ses
deux compagnons l'imitèrent. A bord, la compassion fit place
à la stupéfaction. On interviewa les ressuscités : « Nous étions si

misérablement nourris, expliquèrent-ils, que littéralement la
faim nous faisait périr à petit feu. Pour sortir de ce lieu de famine,
nous avons résolu de nous priver totalement de nourriture jus-
qu'à tomber d'inanition : nous escomptions d'ailleurs le prochain
passage de votre bateau et le désir qu'auraient nos surveillants

de se débarrasser de nos inutiles carcasses en vous les confiant.
Notre projet a pleinement réussi puisque nous voilà à votre bord
et en route pour l'hôpital où nous pourrons enfin manger à peu
près à notre faim... »


DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
9
« Le bagne enfante de ces intimités... (les Alle-
mands ont trouvé le mot qui sied pour les qualifier)
qui surexcitent parfois la passion jusqu'au meurtre :
ainsi, il y a quelques mois, nous eûmes à juger, dit
notre conducteur, un vieux déporté qui avait occis
un jeune camarade confident de sa malsaine amitié.
Le jeune forçat, empoigné par le spleen de la liberté,
avait pris la résolution de s'évader. « Ne me laisse
point, ne me quitte point, ne m'abandonne point »,
avait supplié l' « ancien ». L'autre était demeuré
inébranlable. Le vieux avait paru se résigner. Il
avait même confectionné pour le fuyard un paquet
do provisions prélevées sur sa maigre ration quo-
tidienne. Il lui avait également fait don de son unique
paire de chaussures. « Prends-les, avait-il insisté, ils
« valent mieux que tes mauvais souliers qui ne te tien-
« dront plus aux pieds au bout de deux jours de brousse.»
Le moment de la séparation venu, ils se donnèrent
l'accolade; mais, en cet instant, une jalousie inexpli-
cable et monstrueuse affola le vieux qui touchait
à fin de bagne et ne pouvait songer à suivre le jeune
homme dans sa fuite.
« — Tu vas à la mort, dit-il, ou à une aggravation
« de peine. Il n'y a pas de milieu, tu le sais. Sur cent
« évadés, quatre-vingt-dix-neuf meurent de faim dans
« les bois ou sont repincés par la chiourme. Dans les
« deux cas, c'est la séparation inévitable entre nous...
« Reste... Il en est encore temps... Ton éloignement
« me tuera, reste si tu as quelque affection pour ton
« vieux compagnon.
« — Tes pleurnicheries n'y feront rien... Je pars,
« dit l'autre. »
« — C'est ton dernier mot? »
« — Oui. »

10
AU PAYS DE L'OR
« — Eh bien meurs donc, hurla le vieil homme
« en lui plantant son couteau sous les côtes. »
« On accourut. L'assassin tenait étroitement enlacé
sa victime et sanglotait éperdu sur le corps de l'ago-
nisant.
« Comme explication de son acte, le meurtrier se
contenta de dire : « Je tenais à lui plus qu'à moi-
« même. C'est le seul être que j'ai jamais aimé et je
« l'aimais au delà de tout; mais je préfère encore qu'il
« soit mort que de le savoir vivant autre part qu'avec
« moi. »
« Le héros de ce déconcertant roman passionnel
trouva des circonstances atténuantes dans la pitié
des juges. On lui fit grâce de la guillotine, qu'il no
cessa d'ailleurs de réclamer au cours des débats comme
un terme normal, tout indiqué, de son désespoir. »
... Cependant, une brise tiède et chargée de sen-
teurs marines commençait à se faire sentir. Il était
urgent de regagner notre embarcation, et nous nous
acheminâmes, mélancoliques, vers la jetée. Les sur-
veillants procédaient à l'appel du soir. J'entendis
des noms qui furent des célébrités d'assises. L'un
d'eux, qui sonna connu à mon oreille, était celui d'un
jeune homme (1) d'excellente origine, devenu empoi-
sonneur par amour. Je regardais son titulaire, un
grand garçon d'aspect plutôt sympathique.
— C'est un sujet maniable, me dit notre guide.
D'ailleurs vous voyez d'après les insignes épinglés
au devant de son bourgeron, qu'il est porte-clefs.
C'est une distinction et une preuve de bonne conduite.
Nous l'avons gratifié d'un poste de confiance : de cet
(1) Ulbach.

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
11
empoisonneur, ne vous étonnez point, ni ne vous
récriez, docteur — on est très paradoxal dans notre
milieu bizarre — de cet empoisonneur donc, nous
avons fait un... pharmacien. C'est lui qui manipule
les remèdes, prépare les potions et fabrique les pilules
pour l'infirmerie. Cet autre à côté, cet homme blond
qui porte binocle et conserve sous sa blouse une
arrière-élégance de boulevardier, est l'escroc fameux (1)
qui sut mener de front le vol et l'amour avec une
maëstria peu banale. Son idyllique randonnée sur
les océans fut célébrée à l'égale d'une épopée des
mille et une nuits dans les gazettes des deux mondes;
j'en ai fait mon secrétaire et mon comptable. Dans
ses moments de loisir, il versifie dans le genre élé-
giaque, ce qu'il appelle... ses malheurs. Outre ceux-là
qui constituent notre aristocratie, nous possédons
de la quintessence d'« apaches ». Cet individu cour-
taud et taillé en force, au col de taureau, est Manda.
Il nous sert de maçon (2). Ce n'est pas une nature
foncièrement mauvaise et il vaut mieux que son
émule et rival dans les bonnes grâces de Casque d'Or,
que Leca. Ce dernier est un gringalet absolument
réfractaire à tout travail régulier. Il accepte de pêcher
des crevettes et des langoustes le long des rochers.
Il prétend que cet exercice seul l'empêche de trop
regretter les fortifs de la capitale. Nous avons dû,
pour le séparer de Manda, le séquestrer dans l'île
Saint-Joseph; car, chose étrange, sous ce climat qui
déprime les volontés, atténue les regrets et débilite
en même temps les haines, ces deux hommes, Leca
et Manda, ne peuvent s'apercevoir, se rencontrer,
(1) Il s'agit de Gallay, qui fut depuis rapatrié en France, sur
la Normandie.
(2) Il fut ensuite nanti de la fonction d'infirmier.

12
AU PAYS DE L'OR
sans foncer do suite comme deux brutes l'un sur
l'autre dans une réciproque et irrésistible poussée
de destruction : en une vision de meurtre, la femme
aux cheveux d'or est toujours entre eux, qui se dresse
implacable et exigeant du sang!...
Cette figure à part, là-bas, dénuée, semble-t-il, de
malice et de méchanceté et toute en résignation, est
celle du paysan Brierre, assassin de ses enfants!... C'est
un solitaire se refusant à toute camaraderie, un taci-
turne qui ne rompt son mutisme accoutumé que pour
proclamer et affirmer son innocence!... Qui jamais
devinera le mystère non déchiffré de cette conscience
de rustre? Qui jamais saura saisir à travers la cornée
morne et sans éclat de ces yeux ronds et effarés de
bovin, le secret du forfait épouvantable dont cet
homme est réputé l'auteur?
... La nuit s'était faite. Sur le pont do la goélette
et sous la lueur des étoiles, je m'assis au côté du
lieutenant qui, de très bonne grâce, après avoir
allumé un cigare, se mit en frais de satisfaire ma
curiosité.
« J'ai connu Chaumié, le bourreau, commença-t-il,
alors qu'enseigne de vaisseau, je me trouvais affecté
par mon service à de fréquents séjours dans les îles.
Cet homme m'intéressa, au début, par les dehors
bourgeois et la bonhomie qu'il affectait : « La fatalité,
« monsieur, répétait-il presque toujours au début de
« chaque entretien; la fatalité, nul n'y échappe. J'en
« sais quelque chose, car je suis un brave homme,
« moi, monsieur, tout condamné que je sois... Je
« fus, à mon sens, victime d'un tribunal qui ne sut
« point comprendre mon cas... » Et la litanie des récri-
minations commençait : « On fait le métier qu'on

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
13
« peut, n'est-il pas vrai? J'étais lutteur, moi, et un
« honorable lutteur, correct dans mes coups, loyal
« dans mes prises de corps. Nul dans le Dijonnais,
« où je me suis produit et où j'ai exercé brillament,
« n'oserait prétendre le contraire. J'avais une femme
« qui faisait la quête et maniait assez bien le fleuret.
« Sous son maillot de parade, aussi bien le jour que
« le soir à la clarté des torches, elle produisait bel
« effet. Elle eut des admirateurs, c'est obligatoire
« dans le métier de banquiste. Je suis un être sociable :
« je n'y attachais point plus d'importance qu'il ne
« faut. Malheureusement, un jour, une nuit plutôt,
« que j'avais bu peut-être un peu plus qu'il convient,
« — on n'habite pas impunément un pays où le
« vignoble est supérieur, — j'aperçus, en rentrant
« dans ma roulotte, étendu sur ma couche auprès
« de ma fautive compagne, un jeune godelureau,
« un bourgeois, qui eût mieux fait de se trouver
« ailleurs, l'imprudent! Je n'étais pas allé le chercher
« et je n'avais pas ma tête à moi. J'oubliai ma dou-
« ceur accoutumée et, sans réfléchir aux conséquences,
« j'eus... un geste malheureux : j'octroyai au pauvre
« diable un regrettable coup de couteau dont il
« mourut. Il y a de ça longtemps déjà, monsieur.
«Je passai aux assises et je fus condamné alors qu'à
« l'époque d'aujourd'hui, n'importe quel jury de
« France et de Navarre m'acquitterait haut la main,
« car je n'avais fait que venger mon honneur, achevait
« M. Chaumié sur un ton déclamatoire et avec un
« geste théâtral : Et pourtant, voilà pourquoi je suis
« devenu bagnard, monsieur. »
« En ce point de son récit, M. Chaumié émettait un
profond soupir, puis humait une vaste prise de tabac.
« Il n'ajoutait pas, le paterne et débonnaire M. Chau-

14
AU PAYS DE L'OR
mié, mais je m'étais informé et je le savais, que
l'homme étant trépassé, il avait réfléchi qu'il n'y
a pas de petit bénéfice à dédaigner et, — comme
l'argent n'est plus d'aucune utilité à un mort, —
il avait complété ce qu'il appelait avec beaucoup d'eu-
phémisme et de décence « son geste malheureux »,
par la subtilisation à son profit de la montre et du
portemonnaie de l'importun cadavre.
« Cette narration se renouvelait invariablement à
chacune de nos entrevues et non moins invariable-
ment, quand c'était fini, je m'exclamais pour ma
part en manière de consolation :
« — Que voulez-vous, monsieur Chaumié, il faut
« savoir s'incliner et nul n'évite sa destinée.
« Ma phrase compatissante satisfaisait et calmait
M. Chaumié qui reprenait son histoire : « Mais j'étais
« un bon sujet, doux comme un agneau et on sut
« vite m'apprécier dans ma nouvelle position. Au
« bout de peu de temps, j'eus l'honneur d'être avan-
« tagé d'un office de confiance. J'ai omis de vous
« dire que j'avais été garçon boucher avant d'exercer
« la lutte : L'administration me nomma exécuteur.
«Je n'étais plus un vulgaire condamné, j'étais presque
« réhabilité, je devenais un fonctionnaire. J'aime
« mon métier, monsieur, — un homme doit tou-
« jours aimer sa profession — et, j'ose le dire, j'ai
« perfectionné mon art. J'ai une méthode à moi
« pour trancher une tête qu'ignorera toujours votre
« Deibler de France, un pusillanime, un exécuteur
« sans doigté, sans imagination, un piètre confrère
« en somme, et qui, sans aides, serait incapable de se
« tirer d'affaire. Moi, je travaille seul, sans l'assistance
« de personne grâce à mon procédé dont je reven-
« dique hautement l'invention et que j'ai appelé le

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
15
« coup du Gaviot (sic) (1). Voilà : quand un sujet a
« le cou dans la lunette, presque toujours il se montre
« indocile, impatient; il se rebiffe avec inquiétude, il
« ratatine son torse, ramasse ses reins, rentre sa tête
« dans les épaules... Qu'arrive-t-il? que le couperet en
« tombant fait une vilaine section qui entaille trop
« haut sur la nuque. Souvent l'occiput est incisé et
« presque toujours la mâchoire abîmée... l'ouvrage
« est mal fait... le fil de l'outil ébréché... Or j'évite,
« moi, tous ces inconvénients de la façon la plus simple
« du monde, mais encore fallait-il y songer : j'installe
« un poids d'un demi-kilo, — ni plus ni moins, — au
« haut de la machine. Au moment psychologique —
« vous suivez mon explication — je déclanche mon
« poids. Il tombe à pic sur la tête de l'opéré. Etonné
« par le coup — c'était l'expression de M. Chaumié,
« — le patient se détend instantanément, il cesse de
« se roidir, son cou revient à la normale, le couteau
« s'abat et j'obtiens une de ces coupures nettes, admi-
« rables, devant laquelle on ne peut que s'extasier
« quand on est connaisseur. »
« ... A quelque temps do là, continua l'officier, je
me trouvai à même de juger, en toute connaissance
de cause, du mode opératoire de Chaumié. Mais n'an-
ticipons pas : la succession des faits se présente à
moi avec une précision qui m'impressionne encore.
Un soir — inoubliable — nous fêtions entre cama-
rades l'anniversaire des vingt-cinq ans d'un jeune mé-
decin major de l'île. Il s'appelait Acquarone. C'était un
Corse doux comme une fille, très humain pour sa clien-
tèle spéciale. Après avoir sablé le Champagne en son
honneur, nous l'avions laissé sur l'heure de minuit
(1) Gaviot — on dit aussi Gavion — est un terme d'argot qui
signifie gosier, cou.

16
AU PAYS DE L'OR
en lui souhaitant vie longue et prospère, ainsi que
prompt et heureux mariage avec la fiancée qui l'at-
tendait en son pays. Hélas! le lendemain, un sinistre
gredin d'une vingtaine d'années, un assassin nommé
Abbémon, se présentait pour la troisième fois à
la visite. Il était le honteux porteur d'une affec-
tion plus simulée que vraie et réclamait, sur un ton
inadmissible en sa situation, du lait. Le major Acqua-
rone ne jugea pas à propos d'obtempérer à sa
demande.
« — Je veux du lait. »
« — Vous n'en aurez point. »
« — Vous me donnerez du lait. »
« — Non. »
« Le docteur, le front appuyé sur la main et la
tête légèrement inclinée, présentait le cou. Le bandit,
qui dissimulait dans sa manche une mauvaise lame
fixée entre deux morceaux de bois maintenus par
une ficelle, détendit le bras et l'arme grossière entra
en plein cou, tranchant net la carotide : un jet de
sang! Acquarone était mort! Le surveillant n'avait
pas eu le temps d'intervenir.
« Le Jouffroy, sur lequel j'étais de service, partit
de suite chercher les autorités compétentes à Cayenne.
L'homme fut jugé incontinent. L'exécution se fit
sans retard...
« — Soyez là, » m'avait recommandé Chaumié, qui
procédait aux préparatifs de l'expiation.
« Abbémon mourut cyniquement, vociférant contre
Dieu, le prêtre et l'assistance : « — Voyez, me dit
« le bourreau en ramassant la tête... Examinez si ça
« n'est pas là ce qu'on peut appeler... du bel ouvrage?... »
« M. Chaumié, décidément, excédait les bornes per-
mises de l'amour-propre professionnel!...

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
17
« ... Le soir, j'étais de quart et surveillais, do la
passerelle, la manœuvre de départ. Nous devions
reconduire à Cayenne le procureur et les officiers de
gendarmerie venus pour la funèbre cérémonie. Un
surveillant m'apporta, de la part du directeur du
pénitencier, une caissette — elle avait précédem-
ment contenu des biscuits, — avec un mot me priant
de veiller soigneusement sur ce colis très fragile et
de le remettre dès mon arrivée au major-chef de
l'hôpital. Je portai ce dépôt dans ma cabine et
l'installai intelligemment calé, pour qu'il n'eût pas à
souffrir des coups de roulis, entre mon oreiller et la
cloison de ma couchette — une couchette sur laquelle
je devais être plus tard des semaines à mal dormir,
car soupçonnez-vous ce que contenait le... paquet,
confié à mes bons soins?... la tête du décapité!...
« À la suite de ces événements, j'eus horreur
de Chaumié.
« Il se rendit compte de ma répulsion, d'ailleurs
insurmontable.
« — Que voulez-vous, me disait-il en manière
« d'excuse, le métier a ses inconvénients, c'est évi-
te dent; mais il a du bon aussi... et puis on est bour-
« reau ou on ne l'est pas! Veuillez songer qu'à
« chaque exécution, je touche une boîte de sardines,
« un litre de vin, un pain et deux paquets de tabac,
« plus une gratification de
cent francs... C'est
« pourtant à considérer tout cela!... »
Quand nous parvînmes en vue de Saint-Laurent
du Maroni, nous remarquâmes qu'une foule inaccou-
tumée se pressait sur l'estacade.
— Il se passe quelque chose d'anormal dans le
pays, opina M. Lalande, car ce n'est pas pour fêter
2

18
AU PAYS DE L'OR
notre arrivée que tout ce monde s'est donné rendez-
vous au débarcadère.
Nous sûmes vite à quoi nous en tenir à la vue d'un
canot dont on sortait avec d'infinies et lentes pré-
cautions, deux hommes, ou plutôt deux cadavres
ensanglantés. C'était le corps d'un sous-officier de
gendarmerie et d'un libéré lui servant de domestique :
la veille, au cours d'une partie de chasse en forêt,
ils étaient tombés dans un parti de forçats évadés et
s'étaient trouvés fusillés à bout portant sans avoir eu
le temps de se reconnaître. Le commissaire de police
de Saint-Laurent, qui les accompagnait, avait pu,
lui, échapper à la mort. Bien qu'atteint à la jambe
d'un coup de feu, il avait réussi à fuir, non sans avoir
au préalable déchargé les deux canons de son arme
sur l'un des assaillants qui s'était effondré sérieu-
sement touché, sur le terrain de l'agression.
Le commissaire, après mille détours, pour dépister
les assassins et après de surhumains efforts pour
surmonter sa douleur et la faiblesse que lui causait
l'hémorragie de sa blessure, put enfin regagner Saint-
Laurent à la faveur de la nuit et donner l'alerte. Dès
le lever du jour on s'était mis à la recherche des vic-
times que je venais de voir débarquer au milieu de
la consternation générale.
\\ L'évadé blessé, que ses complices avaient lâche-
ment abandonné sur place, fut porté à l'hôpital. Il
avait assez de lucidité, malgré la gravité de son état,
pour ne pas s'abuser sur le sort qu'on lui réservait.
Froidement, il résolut de devancer la justice des
hommes. Il avait perdu la partie, l'enjeu était redou-
table : il paya. Le lendemain de son hospitalisation,
on le trouva, sur son lit, inerte, suicidé. Malgré la
surveillance dont il était l'objet, malgré ses reins

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
19
brisés, son bras déchiqueté, le tragique criminel avait
réussi, sans bruit, sans tapage, à s'étrangler avec les
bandages qui ligaturaient ses plaies (1). Il lui avait fallu,
pour arriver à ses fins, déployer une dose de volonté
effrayante, faire une dépense de courage inconcevable.
— Eh bien, me dit M. Lalande en me fixant dans
les yeux, que pensez,-vous, après un tel drame, de
ce calme que vous étiez tenté d'admirer à notre arrêt
dans les îles? Bien trompeur, n'est-ce pas? Il faut,
voyez-vous, dans ce pays, être toujours en éveil, sans
toutefois pousser la défiance à l'excès, car alors
l'existence, telle qu'elle se présente à nous dans un
tel milieu, deviendrait totalement intenable : Nous vi-
vons entourés de forçats qui encombrent la place et
circulent sans entrave dans nos rues, de libérés qui
nous servent de domestiques dans nos foyers, d'em-
ployés dans nos bureaux et magasins. Pour mon
compte, j'ai comme caissier un faussaire, comme
précepteur de mes enfants un ancien moine qui ne
fut pas toujours un exemple de sainteté, et comme
commis des assassins auxquels, en toute quiétude
(1) Il fut d'ailleurs victime d'un calcul erroné, ayant omis
d'escompter la clémence présidentielle qui alors battait son
plein : même au bagne on ne guillotinait plus. Et le chef de cette
bande d'évadés assassins, capturé à son tour, à quelques jours de
là, fut lui-même gracié de la peine de mort. Mis en cellule, il
assomma au bout d'un mois, avec son baquet, le gardien chargé
de son entretien. De nouveau et pour la troisième fois condamné
à mort, et de nouveau encore soustrait au couperet, puisque telles
étaient les instructions du chef de l'Etat, il se livrait derechef à
une nouvelle tentative de meurtre sur son récent surveillant
quand celui-ci le prévint et l'abattit d'un coup de revolver. Ce
gardien justicier, que l'on ne put que féliciter de son acte, était un
homme jeune, à visage de Christ, blond, émacié, très doux de
caractère et d'apparence, incapable de faire le mal pour le mal :
je l'ai connu à bord du paquebot qui nous ramenait l'un et
l'autre en France,

20
AU PAYS DE L'OR
d'ailleurs, je confie, quand je m'absente, la garde de
ma maison et souvent le transport de valeurs impor-
tantes... Et — dussé-je vous étonner, vous qui êtes
encore tributaire des idées qui ont cours en France,
— je vous avouerai pourtant que je leur accorde
plus volontiers peut-être mon crédit qu'à beau-
coup de prétendus honnêtes gens dont le casier
judiciaire est intact. C'est que ces gens-là, les libérés,
ont tâté, voyez-vous, d'une école où l'on n'est pas
précisément tendre pour les pensionnaires, et où l'on
ne retourne point de gaîté de cœur, quand le stage
est terminé : Il y règne en effet une de ces disciplines
dont la rudesse mate les plus rebelles et dont la crainte
suffît à refaire une vertu !
— Quelle est exactement la règle pénale qui régit
le sort du libéré; et, en somme, qu'est-ce qu'un
« libéré »? demandai-je.
— Le libéré, expliqua mon interlocuteur, est un
coupable qui a terminé le temps de bagne auquel le
condamnèrent les tribunaux; mais, chose qu'on
ignore généralement en France, sa rélégation ne prend
pas fin pour cela. Il doit « doubler » sa peine, c'est-à-dire
qu'il est astreint encore à un séjour dans la colonie de
même durée que la condamnation qu'il avait encourue.
Et, si cette condamnation dépassait huit ans, il de-
vient du fait un exilé à perpétuité, car, il lui est
interdit, dans son cas, de jamais songer à quitter
la Guyane. La plupart des jurés n'ont point con-
naissance de cette coutume, de cette importante
aggravation de leur verdict, et, quand ils infligent à
un inculpé huit années de travaux forcés, ils ne se
doutent point qu'ils prononcent la relégation à vie.
Cette clause nous est à nous Guyanais, des plus préju-
diciables, car elle nous dote d'un surcroît de bouches

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
21
que la colonie est impropre à nourrir. Nous ne pou-
vons pas, en effet, prendre tous les libérés comme
domestiques ou employés, et les maigres places dans
lesquelles, parcimonieusement, l'administration en
confine quelques-uns, ne sont pas toujours suffisam-
ment rémunératrices pour assurer leur stricte exis-
tence. Aussi, n'est-il point rare de voir un libéré qui
mourant de faim et à bout d'efforts, en arrive, malgré
son désir de se refaire une honnêteté, à commettre
un délit — vol ou injure à une « autorité », — qui lui
rouvre les portes du bagne : là, du moins, il trouvera
la pitance nécessaire.
— Triste, dis-je.
— Oui, triste et impolitique, car l'homme affamé
et désespéré cesse d'avoir une conscience, surtout dans
la catégorie qui nous occupe, et peut parfois se livrer
à des attentats dangereux pour notre population.
Plus à craindre toutefois est la classe des « rélé-
gués », c'est-à-dire ces gens qu'en France vous appelez
des récidivistes : on nous les envoie à Saint-Laurent,
érigé d'ailleurs en camp de rélégation. Sans être de
terribles criminels, ceux-là sont des coupables invé-
térés, des professionnels, des habitués du vice, que des
crapuleries répétées, que des rixes, des ivresses, des
escroqueries sans cesse renouvelées ont conduits ici.
La France qui les sait irrémédiablement corrompus
et les apprécie à leur triste valeur, s'en débarrasse à
notre détriment. De ceux-là on ne saurait jamais trop
se défier. Gomme ils jouissent d'une liberté relative, il
y a toujours à redouter de la part de ces dépourvus
de conscience quelques mauvaises tentatives, sinon
contre les personnes, du moins contre la propriété.
Ah! tout n'est pas pour le mieux dans la localité
dont j'ai l'avantage de vous faire aujourd'hui les hon-

22
AU PAYS DE L'OR
neurs, conclut philosophiquement l'aimable narrateur.
— Maintenant, il est bon de reconnaître, pour notre
tranquillité, que s'il y a de fortes têtes dans l'armée
du crime, la contrepartie existe : il se trouve do
fameux caractères dans le rang des surveillants. La
majorité de ces humbles du fonctionnarisme ignorent
la crainte et j'en sais qui se sont élancés en pleine
mutinerie avec la crânerie et la témérité d'un bel-
luaire qui accourt au milieu des fauves. Il en fut un
dont je puis parler, nous dit M. Lalande, car je l'ai
particulièrement connu, qui réalisait de façon par-
faite le type du véritable dompteur d'hommes. Casa-
longa était son nom. D'origine corse, comme la majo-
rité de ses collègues, grand, svelte, souple, fin d'at-
taches, racé de la tête aux pieds, il était d'une endu-
rance incomparable. Il avait de l'éducation, quelque
instruction et une distinction native, qui fait géné-
ralement défaut à ceux do son métier. Son regard
tranchait comme l'acier et quand il fixait quelqu'un,
do gré ou de force, il fallait baisser les yeux. Je me
suis longtemps demandé à la suite de quels avatars,
de quels incidents, ce merveilleux type d'homme était
venu s'échouer dans une chiourme. Il ne s'ouvrait
pas sur son passé. En tout cas, celui-là avait la voca-
tion, si par vocation se doit entendre cette sorte de
faculté toute d'impulsion qui le faisait se complaire
comme en son élément au milieu de la lutte et du
péril. Ses prouesses sont restées légendaires.
— J'en puis citer une pour ma part, dont je ga-
rantis l'authenticité, car j'y étais :
« Un jour, un dimanche, j'étais allé en promenade
à Charvein, à quelques heures de pirogue de Saint-
Laurent, sur le Maroni. Il y a là un camp fores-
tier de correction où plusieurs centaines de con-

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
23
damnés sont confiés à la seule garde de quelques
surveillants isolés, cinq ou six au plus. Dans ces
camps on fait des abatages d'arbres et on en débite
le bois qu'utilisent ensuite l'administration et la
colonie. C'est vous dire que les forçats affectés à
ce genre de travail sont armés de haches et de cou-
telas (1), ce qui augmente encore l'insécurité des
quelques gardiens détachés parmi eux. »
— Quelle insuffisance, remarquai-je, et comment,
dans de telles conditions, les condamnés ne se débar-
rassent-ils point plus souvent de leurs surveillants?
— Tout simplement, expliqua M. Lalande, parce
que les forçats sont eux-mêmes les meilleurs auxi-
liaires de l'autorité. L'égoïsme le plus effréné, la
défiance réciproque et la délation existent dans les
bagnes à l'état d'endémie et les projets d'évasion
ou de soulèvement les mieux conçus avortent presque
toujours parce que l'un des complices, pour s'attirer
les bonnes grâces du pouvoir et quelques adoucisse-
ments de peine, s'empresse de « manger le morceau »
(c'est l'expression consacrée).
« De plus, entre les condamnés français et les dépor-
tés musulmans très nombreux en Guyane, il existe
un antagonisme de race et do religion, dont très habi-
lement sait profiter l'administration. Généralement,
l'Arabe, fataliste et résigné par nature, se plie assez
aisément à sa nouvelle et triste condition et, bien noté,
au bout de peu de temps, devient, de la façon sui-
vante, l'un des rouages les plus précieux de la répres-
sion : On lui commet la garde de quelques condamnés
européens, assez souvent de fortes têtes, et il se char-
gera, tout condamné qu'il soit aussi, de les mater
(1) Sabres d'abatis.

24
AU PAYS DE L'OR
plus sûrement que n'importe quel surveillant régu-
lier. Car, mener et éduquer des Roumis à coups de
matraque, constitue, pour cette conscience fruste et
fanatique, une joie et une revanche. Féroce et inexo-
rable, le dur africain déchargera, faute de mieux,
sur les malheureux relevant de son bâton, toutes
les haines et le mépris qu'il a accumulés, lui Musul-
man, contre ces chiens de chrétiens qui, après lui avoir
ravi son pays, l'ont encore envoyé au bagne!...
« Et puis, enfin, principalement dans les postes
isolés, le gardien a une poigne inflexible. Il le faut.
Si, après les trois sommations d'usage, un fugitif
ne s'arrête point, un révolté ne s'incline point, de
suite le revolver parle et il a toujours le dernier mot...
Les forçats le savent bien et c'est ce qui assure,
jusqu'à un certain point, la sécurité des fonction-
naires affectés à ces gardes éloignées et périlleuses.
« Mais je reprends mon histoire : j'étais donc à
Charvein. Ma femme m'avait accompagné. Casalonga,
avec une cordialité et une simplicité du meilleur ton,
nous avait accueillis et conviés à son frugal repas. A
un moment donné, sur quelques bruits provenant
du dehors, notre hôte s'interrompit de parler. Il écouta,
se leva de table, nous pria do l'excuser s'il s'absen-
tait quelques instants, et sortit...
« Il revint au bout d'un quart d'heure et sans que
rien sur sa physionomie dénotât qu'il se fût passé
quelque chose d'extraordinaire, il reprit la conver-
sation où nous en étions restés.
«— Que vous est-il arrivé, s'exclama ma femme au
moment où Casalonga lui offrait une coupe de fruits,
votre manche est ensanglantée, vous êtes blessé? Qu'y
a-t-il?
« — Il n'y a, rien, madame. Je vous assure, affirma



DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
25
celui-ci, rien qui doive vous inquiéter : acceptez cette
mangue, prenez cette pomme-liane et goûtez ces
fruits sans trouble; tout est calme et tranquille ici,
je vous le certifie.
« J'avais saisi et découvert son poignet. Une mor-
sure — les dents avaient marqué leur empreinte —
entaillait profondément la chair et un filet de sang
s'était fait jour au travers du mouchoir noué à la
hâte autour de la plaie pour nous en dérober la vue.
« — Que s'est-il donc passé?
«— Rien de grave, me répondit-il, j'ai été mettre
la paix au milieu d'une bande de vauriens qui mal-
menaient un de mes collègues... En tout cas, c'est
terminé, tout est dans l'ordre. N'ayez aucune crainte.
« Ce qu'il omettait d'ajouter, mais je le sus bientôt,
c'est que ces « quelques vauriens » se chiffraient par
cinquante et qu'ils s'étaient groupés et cantonnés
dans leur case après avoir désarmé leur gardien,
qu'ils auraient fini d'assommer sans la providentielle
intervention de Casalonga. D'un coup d'épaule,
Casalonga s'était ouvert une trouée à travers les
lattes de la muraille, heureusement pou résistante;
d'un geste vigoureux et précis, il avait jeté au dehors
et ainsi délivré son collègue déjà ligotté, non sans
avoir au premier contact donné et reçu lui-même
quelques horions. Cela fait, avec la décision qui
caractérisait son genre d'audace, il s'était élancé d'un
bond au fond de la salle, et là, revolver au poing
et face aux émeutiers sidérés par tant de hardiesse
et de sang-froid :
« — A genoux tous, bandits, et face à terre, avait-il
ordonné.
« Le ton de l'ordre était sans réplique. On ne déso-
béissait point à Casalonga : tous s'inclinèrent. Et lui,

26
AU PAYS DE L'OR
qui avait pris son arme par la gueule, avait, dans une
apothéose de triomphe et un enivrement de puis-
sance, regagné l'issue à pas lents, non sans avoir
crossé au passage, de la poignée de son pistolet, l'en-
geance dominée et tremblante qui rampait à ses pieds.
« De tels actes peignent un homme. Mais on s'use à
pareil métier. Un arc toujours tendu finit par se
rompre. Casalonga repose maintenant, signalé par
une simple petite croix de bois, dans le cimetière de
Saint-Laurent. Il s'éteignit triste, en pleine jeunesse,
méconnu de ses chefs, disgracié presque, découragé.
On n'aime pas en haut lieu les incidents qui provo-
quent des enquêtes :
« Or, Casalonga — il était le premier à le reconnaître
et à le déplorer — avait le coup de revolver « malheu-
« reux ».
« — C'est vraiment une fatalité, disait-il vers la fin de
sa vie — et non sans regret, — mais quand je tire
sur un fuyard ou un émeutier, même lorsque je ne
veux que l'effrayer, mon coup porte. Tant que je serai
en service, je ne puis point pourtant ne pas exécuter
la consigne? Je ne vois qu'un moyen d'en sortir,
c'est de démissionner.
Il démissionna... parla grande porte :... il mourut! »
... Si la pluralité des surveillants mérite considéra-
tion et égard pour la réserve dont ils usent dans l'ap-
plication de leur ingrate et difficile fonction, il faut
cependant avouer qu'il y en eut qui furent sans scru-
pule, n'eurent aucun souci de la vie humaine, se com-
portèrent en véritables tortionnaires. J'ai vu — on
me les a montrés dans Cayenne — deux de ces hon-
teux individus, dont l'habileté comme tireurs est pro-
verbiale, et qui, avec une inconscience de monstres, ne
craignent point de se vanter que leur précision, leur

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
27
justesse de coup d'œil, ils l'ont acquise sur des cibles
vivantes.
L'un d'eux — je tais son nom pour ne pas dis-
créditer les siens — mettait une joie cynique, non
pas à prévenir, mais à provoquer les évasions. Ren-
seigné par ses délateurs, il allait se poster à l'endroit
propice à son révoltant dessein et là, sans danger,
en toute sécurité, l'un après l'autre, à coups de revolver,
il abattait les fuyards. Celui-là ne sut jamais faire
grâce. L'administration, enfin édifiée, a fini par se
débarrasser du zèle sanguinaire de cette brute à
traits humains.
Qu'on no l'oublie pas d'ailleurs, ces tristes spéci-
mens ne sont que des exceptions qui n'infirment
nullement l'excellence du corps dont ils firent partie.
Il n'est guère de condamnés que n'agite le désir
de s'évader. Plus que partout ailleurs l'occasion s'offre
si facile à Saint-Laurent et dans les postes forestiers
et agricoles, que bien des détenus se laissent tenter.
De toutes parts la forêt est là qui les sollicite. Un
beau jour, ils s'y enfoncent. Mais la plus grande partie
recule devant les aléas de ces coups de tête qui se
terminent presque toujours piteusement; soit qu'exté-
nué par les privations de toutes sortes, le fugitif
revienne de lui-même à sa prison, soit qu'il y soit
ramené par les colons échelonnés le long des fleuves,
qui, pour prix de leur capture, touchent une prime
assez importante.
Sauf quelques rares privilégiés qui réussissent à
rencontrer une âme assez charitable pour fermer les
yeux sur leur passé et leur accorder du travail et la
nourriture, la plupart de ceux que ne revoit plus la
geôle, disparaissent de la façon la plus tragique. Après

28
AU PAYS DE L'OR
avoir erré misérablement, égarés dans la brousse
immense et marâtre, ils finissent par s'abattre vaincus
par la misère et la faim, au bord d'une crique où
leurs restes serviront de pâture aux millions d'ani-
maux et d'insectes qui peuplent la sylve équatoriale.
C'est ce qui, sans nul doute, était advenu à trois
pitoyables squelettes qu'un placérien, nommé July,
qui fut mon compagnon dans la forêt, rencontra
dans les bois voisins du chantier Maripa, dans l'Orapu.
Les cadavres étaient assis et rangés côte à côte, sou-
tenus et tassés entre les cloisons aplaties et avançantes
de ces espèces de niches ou de « boxes » nommées
« arcabas » que forment en se redressant le long du tronc
et en s'y accolant de façon intime, les immenses
racines des grands arbres d'Amérique : vision d'épou-
vante et de terreur lorsqu'on évoque les affres et
désespoirs qui étreignirent de telles agonies!
Les profondeurs de la forêt recèlent, dans leur
mystère, une multitude de ces drames ignorés et
terribles dont les évadés firent les frais : il y en eut
qui se dévorèrent entre eux! Les annales judiciaires
de la Guyane sont là qui en font foi. Mais pour une
scène d'antropophagie que nous connaissons, com-
bien d'actes de cannibalisme à jamais ensevelis avec
les os blanchis de ceux qui y furent acteurs, dans ces
bois impénétrables et homicides!
Un de mes excellents amis, une énergique figure
comme le sont les rares Français qui osent s'adonner
au rude métier de prospecteurs d'or, M. Olivier (1),
a rencontré au cours de ses multiples pérégrinations,
(1) J'ai appris avec tristesse, depuis mon retour en France, la
mort de ce brave garçon qui m'avait offert une fraternelle hos-
pitalité sous la case qu'il habitait dans le haut Sinnamary, sur
la rive de la crique Tigre.


DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
29
nombre de ces misérables fuyant le bagne. Mon
compatriote, venu très jeune dans la contrée pour
tenter fortune, — c'était aux beaux jours où le Car-
sewène attirait à lui les chercheurs d'or du monde
entier, — a, en dix ans de colonie, sillonné le pays
des placers en tous sens. Il connaît sa Guyane à fond
et je n'omets jamais l'occasion de l'interroger :
« Le dernier de ces malheureux que j'ai vu,
raconta-t-il, était un Arabe. Je descendais l'Approua-
gue en pirogue; le courant se faisait des plus rapides,
nous approchions d'un saut terrible, l'Athana, dont
nos oreilles percevaient le grondement qui grossis-
sait de minutes en minutes. L'évadé, l'Arabe — ce
fui une apparition lamentable — qui guettait de la
rive le passage d'humains, s'était jeté à genoux.
Hâve, défait, d'une maigreur de squelette, il levait
désespérément ses bras décharnés et, les mains
jointes et tordues, je l'entendis qui prononçait
comme une prière, dans son misérable jargon :
« — Pour amour du bon Dié, arrête, arrête, bon
mossié. Donne à manger. Moi mouri, mouri de faim.
« Le patron du canot, un Martiniquais impitoyable,
malgré les injonctions de son passager blanc, ne voulut
rien entendre :
« — Non, je n'arrêterai point, fit-il, c'est un évadé.
Mauvaise race... S'il meurt, c'est son affaire... Son
sort ne me regarde pas. »
La barque filait vertigineuse. Ce n'était pas l'ins-
tant de parlementer. Mon ami Olivier lança à l'affamé,
à la volée, deux ou trois boîtes de conserves qui se
trouvaient à portée de sa main. Une compatissante
et jeune mulâtresse qui l'accompagnait, jeta un pain.
Le spectre, rassemblant le peu de force qui lui
restait, s'était précipité à la rencontre de cette manne

30
AU PAYS DE L'OR
si désirée et si nécessaire et, dès qu'il l'eut saisie, tout
en dévorant à pleine bouche, il criait à ses bienfai-
teurs, pleurant de reconnaissance :
« — Merci, merci, merci. »
« Ah! je le revois toujours, le pauvre « crève-de-faim »!
J'ai d'ailleurs payé assez cher, continuait le hardi
prospecteur, pour me souvenir de cet incident pénible,
car moins de cinq minutes après, notre embarcation
se perdait, chavirait, brisée en mille morceaux au
beau milieu du saut et j'y perdais ma boîte de pro-
duction qui contenait toute ma récolte, toute mon
épargne, deux kilos d'or.
« Le patron — fut-ce un châtiment du ciel? je le
croirais assez volontiers — y perdit, lui, davantage :
il y laissa la vie. »
— Mais cet homme, ce spectre de famine, de-
mandai-je, avez-vous su ce qu'il était devenu?
— Oui, me dit Olivier, j'ai pu savoir. Ecoutez :
« Un nommé Imérola, un Européen, un brave homme,
qui exploite un petit placer dans ces parages de
l'Approuague, s'aperçut à quelque temps de là qu'un
voleur, très discret d'ailleurs, lui dérobait chaque
nuit quelque provision, peu à la fois. C'était une
boîte de sardines, deux ignames, une patate, un
morceau de pain, une poignée de couac, en somme
à peine, à chaque fois, ce qu'il fallait à un homme
pour ne pas mourir de faim.
« Intrigué de ces larcins successifs, il voulut en avoir
le cœur net et se mit, une nuit, en faction. Une ombre
pénétra dans son magasin. Quand elle en sortit :
«— Halte, cria Imérola, halte!
« Son voleur ne s'arrêtant point et courant de plus
belle, il lui décocha, dans le bas des jambes, une dé-
charge de petits plombs. Le fuyard s'arrêta enfin.

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
31
« — Qui es-tu? questionna Imérola.
« Le blessé expliqua qu'il mourait d'inanition. Il
s'excusa de ses rapts. Il avoua qu'il s'était enfui du
bagne avec cinq Européens; que, sans armes pour se
procurer du gibier, ils avaient, dans cette forêt où
l'on ne trouve aucun fruit à se mettre sous la dent,
souffert atrocement de la faim; qu'il s'était aperçu
à temps que les blancs avaient décidé de le sacrifier
pour s'en servir comme pâture et qu'il avait pu,
transi d'effroi, réussir à se dérober à la faveur de la
nuit. Depuis, il avait marché, marché sans trêve ni
répit, talonné par la peur, torturé par son estomac
vide et s'il avait volé, il méritait bien quelque excuse,
puisque c'était pour ne pas mourir.
« Imérola qui n'était pas un insensible, en avait eu
pitié. Il soigna son blessé, qui n'était autre que l'Arabe
du saut Athana, et s'en fit un serviteur fidèle, mieux
même que cela : un chien dévoué jusqu'à la mort. »
Et Olivier, en véritable enfant de Paris qui, sous
la latitude la plus déprimante, ne saurait abdiquer
le mot qui fait rire, concluait plaisamment en s'adres-
sant à moi : « Voilà qui prouve surabondamment, doc-
teur, qu'un coup do fusil savamment et à point
appliqué peut avoir parfois, quoi qu'on dise, du bon
pour tout le monde. »
Si les évasions par terre sont l'enfance de l'art,
il n'en est pas de même de celles qui s'exécutent par
mer. Pour ces dernières, il faut une dépense d'ingé-
niosité, de ruse, de patience et d'efforts dont seuls
sont capables les fanatiques de liberté. Partir des
îles du Salut est une entreprise qui comporte les plus
grands risques et d'extrêmes difficultés. Il y eut cepen-
dant des « disparitions » qui firent date dans les fastes

32
AU PAYS DE L'OR
du bagne; celle-ci, par exemple, qui se classe au rang
des plus célèbres et demeure toujours, malgré son
ancienneté, présente à tous les souvenirs en Guyane :
Un capitaine de goélette, de « tapouille », comme
on dit ici — il s'appelait Villier Pierre : aujourd'hui
que les années se sont accumulées sur son front et
ont blanchi sa tête, on le nomme le père Piérre dans
le port de Cayenne où il fait encore du cabotage,—
fut chargé de transporter dans l'Approuague, à la
Montagne d'Argent, un convoi de condamnés des-
tinés à la culture du café. Il en prit livraison à l'île
Royale. Il y en avait un demi-cent environ. Le vent
était propice. Deux jours s'écoulèrent sans incident.
Tout allait pour le mieux à bord. Tout faisait prévoir
une heureuse issue au voyage. Les surveillants s'étaient
quelque peu relâchés de leur sévérité... à quoi bon
exagérer le rôle de cerbères : on ne décampe pas en
pleine mer. La nuit vint. Allongés côte à côte à
l'arrière, les condamnés paraissaient dormir. La tran-
quillité semblait absolue. L'homme de garde fumait
en toute quiétude sa pipe en considérant les étoiles,
quand, soudain, sans qu'il pût crier gare, sans qu'il
pût donner l'alerte, il fut saisi, désarmé, bâillonné,
mis hors de défense. La révolte était à bord. Les
autres gardiens, ses collègues et le commandant,
appréhendés en plein sommeil, furent à leur tour
entravés, enlevés et remisés, sans violence d'ailleurs,
à fond de cale où, ils en convinrent plus tard, ils ne
manquèrent ni de nourriture, ni d'égards.
Ce premier exploit perpétré, un ancien officier de
marine — on trouve de tout dans les rangs des ba-
gnards, c'est comme à la légion étrangère — prit
la direction du navire et le Delta, citait le nom du
bateau, fit, sans désemparer, route pour le Brésil»



DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
33
L'équipage — les matelots — furent priés, sous
menace de mort d'ailleurs, de continuer le service,
d'assurer le soin des manœuvres et le plus naturel-
lement du monde, dans d'excellentes conditions de
navigation, sans encombre, la tapouille du capitaine
Pierre arriva à Sainte-Marie de Belem.
Dans ce port, en ce temps-là, on acceptait tous les
arrivants, sans s'inquiéter outre mesure de leur ori-
gine, sans s'occuper par trop de leur provenance.
Le capitaine improvisé — il avait d'ailleurs plus grand
air que son collègue Pierre — prit contact avec les
commerçants du Para, vendit au mieux sa cargai-
son, en partagea le prix avec ses acolytes puis, après
avoir souhaité bon voyage au vrai capitaine, il le
remit, non sans s'être excusé de sa liberté grande,
en possession de son bateau. Gomme il n'y avait
aucune arme à bord, rien à craindre par conséquent,
très paisiblement il regagna, avec les quelques com-
pagnons d'évasion qui l'avaient escorté dans cette
visite finale, la terre ferme... le Brésil où, sans nul
doute, sa bande augmenta le nombre des « frères de
la Côte », ramassis de gens sans aveu et de déclassés
de toutes les nations qui infestent le littoral brésilien.
Quant à Pierre, le commandant, refait et honteux,
il regagna Cayenne avec sa demi-douzaine de surveil-
lants non moins confus que lui : là, du moins, en guise
de consolation, lui restait l'ultime ressource de conter
à qui de droit sa cruelle mésaventure...
Très élastique — élastique autant que les cravaches
de balata dont elle use encore impitoyablement
envers les délinquants de chez elle — la police du
Brésil ferme volontairement et obstinément les yeux
sur l'état civil et l'extraction de tous les gredins de sac
et de corde, rebuts de tous les peuples, qui s'y don-
3

34
AU PAYS DE L'OR
nent rendez-vous comme en pays d'élection; quitte,
le cas échéant, et si nécessaire, à recourir à l'habi-
tuelle et nationale matraque, pour inculquer à ce
gibier d'adoption la politesse et la réserve qui lui
font souvent défaut.
La Guyane hollandaise, elle, est moins aveuglé-
ment hospitalière; elle garde les évadés qui peuvent
se suffire à eux-mêmes, ceux qui ont quelques res-
sources, ceux qui ont un métier utilisable; les autres,
les non-valeurs, ceux dont elle ne peut tirer profit,
ceux dont elle redoute le vagabondage ou les dépré-
dations, elle les restitue à sa voisine française.
Lorsque je remontais le Maroni, je vis un jour un
groupe de forçats qui atterrissaient sur cette rive hol-
landaise un peu en aval du saut Hermina. C'étaient
des échappés de la station agricole la « Forestière ».
Ils étaient au nombre de six. Ils avaient traversé le
fleuve sur un radeau hâtivement et à peu de frais
confectionné avec des bûches de « Bois-Canon » :
arbre naturellement creux à l'intérieur, — d'où son
nom, — et l'une des rares essences du pays qui soit
susceptible de flotter. Ils avaient assujetti entre
eux, au moyen de lianes, les différents tronçons qui
concouraient à la formation de leur rudimentaire
embarcation. Des branchages-, coupés sur place et
dont l'extrémité fourchue était entourée d'une bande
de toile fortement tendue et serrée faisaient office
de rames. Ils leur avaient fallu à peine quelques
heures pour improviser ce rustique appareil d'évasion
qui, malgré son apparente grossièreté, les avait quand
même conduits à leur but, à la rive étrangère, à la
liberté. De là, ces hommes, je le sus plus tard, avaient
gagné par terre la bourgade d'Albina. Ils ne furent
point inquiétés.

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
35
Il y en a de moins délicats qui ne craignent point,
pour « filer », d'emprunter le matériel même de l'admi-
nistration. Un beau matin, il y eut grand émoi dans
Saint-Laurent et dans la petite ville de Saint-Jean,
sa succursale. Le canot à vapeur, le canot adminis-
tratif s'était éclipsé, avait disparu pendant la nuit.
On le trouva à quelque temps de là, abandonné dans
les vases de Surinam, avec un mot de « remercie-
ment » épinglé bien en vue sur le coffre à provisions.
Voici ce qui s'était passé :
Chaque soir le préposé à la garde de l'embarcation
dévissait et emportait avec lui l'un des organes essen-
tiels do la chaudière, rendant ainsi la machine inu-
tilisable jusqu'à son retour.
Un des deux forçats affectés au service de bord
était un mécanicien émérite : il le fit voir en la cir-
constance. Il s'efforça de reproduire la pièce que le
surveillant supprimait chaque nuit. Ne pouvant la
confectionner en métal, il la façonna dans du bois
très dur : l'imitation fut parfaite. La copie était mer-
veilleusement identique au modèle! Fier de son
œuvre, l'homme se frotta les mains, puis... vogue la
galère!
En compagnie
de quelques compagnons
résolus, il était parti respirer un air plus salubre,
à son avis, que celui du pénitencier, l'air de la
Guyane hollandaise. Pas plus que les précédents,
ceux-ci ne furent extradés. L'un d'eux, le mécanicien,
a su même se créer une situation avantageuse à
Paramaribo et caresse, m'a-t-on dit, le dangereux
espoir de pouvoir revenir un jour, possesseur d'un
petit pécule, vivre sous un nom d'emprunt, dans la
région de Lille, son lieu d'origine.
... Je crois avoir, au cours de ces anecdotes, à

36
AU PAYS DE L'OR
peu près silhouetté tous les différents genres de type
qui singularisent le monde du bagne. Et le lecteur,
je l'espère, finira d'être documenté comme il convient
sur ce milieu étrange, impressionnant et presque
ignoré, quand je lui aurai montré, en terminant,
comment s'organise la vie d'un « non-bagnard »,
d'un voyageur qui, comme moi, séjourne momentané-
ment dans un camp de déportation.
Donc à Saint-Laurent, où je reçus l'hospitalité
dans un immeuble de l'administration, j'avais comme
garçon de chambre, comme domestique affecté à
mon service, un vieux condamné — soixante-dix ans
au moins — nommé Pompiani. C'était un Corse qui
en avait tué un autre, en son jeune temps. Il avait
d'abord pris le « maquis», puis, lassé de sa vie errante,
il était venu de lui-même au bout de quatre ans, se
constituer prisonnier, comptant sur la clémence d'un
jury qui trompa son attente, car on lui octroya la
perpétuité.
Je prenais mes repas chez un compatriote fort
complaisant, un colonial fatigué par vingt-cinq ans
de Guyane. Officier d'académie, correspondant hono-
raire de la Société de Géographie — et cabaretier
par surcroît — M. Jean-François Lavaux me mon-
trait parfois d'un air consterné ses deux diplômes
accrochés au mur entre une « règle du jeu de billard »
et une « loi sur l'ivresse » et il me disait d'un ton de
voix de désabusé :
— Si vous en trouvez l'occasion, en France, appre-
nez donc, docteur, à ceux qui me connurent au temps
où j'étais le compagnon et l'ami de l'explorateur
Coudreau, que si je suis lassé, exténué, découragé.,,
je suis quand même encore en vie.
Cet homme qui, au seuil de la jeunesse, avait eu

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
37
les honneurs de la presse et du livre de voyage, souf-
frait grandement — cela se sentait — de l'oubli de
tous ceux qui le fêtaient jadis au retour de ses incur-
sions lointaines.
... Chez Lavaux, la viande était apportée chaque
malin par un boucher qui, il y a une vingtaine d'an-
nées, avait fait passer de vie à trépas sa vieille tante,
sa nièce et leur domestique.
... Le pain nous était fourni par un boulanger dont
le nom avait une désinence italienne et qui, dans des
temps presque oubliés, fit à moitié calciner dans son
four, le cadavre d'un camarade qu'il avait cru l'amant
de sa femme. Celui-là était libéré... définitivement.
Il avait même fait un voyage en France du côté des
Alpes-Maritimes, vers la côte d'Azur, puis était
revenu, au bout d'une année, reprendre son métier
plus fructueux pour lui à Saint-Laurent que dans
son pays natal.
... J'avais pour barbier un monsieur qui, promis
à la guillotine, n'avait dû son salut qu'à l'inter-
vention d'un évêque nouvellement promu, lequel avait
imploré sa grâce comme don d'avènement. Ce coiffeur,
d'un coup de rasoir, avait ouvert la gorge d'un
vieux client pour lui voler deux cents francs. Cet
inquiétant « figaro » avait la main légère et rasait
agréablement.
Enfin, pour compléter la collection par une figure
moins tragique, j'étais servi à table par un relégué,
un jeune gars blond, bas sur jambes et long de buste.
Il était de Lyon et s'appelait André.
Un jour, criant à tue-tête, André morigénait et
fouaillait à outrance le chien de l'établissement, lequel
avait dérobé un reste de viande pris au buffet :
— Voleur! Mauvaise bête! clamait-il. Attends un

38
AU PAYS DE L'OR
pou que je te donne une de ces corrections qui t'enlè-
vera pour longtemps le goût de recommencer... Ah!
tu te permets de voler? Eh bien, je vais t'apprendre,
moi, à voler (sic)\\
Et, sur ce, le chien, chapitré de plus belle à coups
de houssine, redoublait de hurlements.
— Assez, commanda le patron. Toi et le chien,
taisez-vous. On le sait bien parbleu que tu as toute
l'autorité requise et la maîtrise nécessaire pour lui
apprendre à voler, à lui et à d'autres. Ce n'est pas
la peine de le crier si fort, tu ne nous apprends rien
de nouveau.
André se tut.
Il aurait eu d'ailleurs mauvaise grâce à récriminer
car, s'il était au bagne, lui, c'était en qualité de voleur,
de voleur récidiviste, irréductible et endurci; aussi,
venant de lui, cette façon de moraliser le chien et
d'enseigner la probité ne manquait pas d'une certaine
saveur... : la comédie côtoyant le drame!
... Les impressions que l'on emporte quand on
a cheminé par les sentiers du bagne, sont à. la fois
aiguës, profondes, mais malaisées à définir.
Toutes ces figures que l'on a vues sur sa route,
présentent un masque si accentué, des reliefs si accu-
sés que leur contemplation pénètre l'œil comme une
souffrance. Tous ces visages à façade impénétrable
laissent supposer le recel d'énigmes si troublantes,
qu'une sorte d'effroi, de vertige, saisit et tenaille
l'âme angoissée de l'inhabitué qui passe et voudrait
savoir.
Une fatigue morale invincible, un malaise inexpri-
mable auxquelles on ne peut se soustraire, concourent
à créer autour du visiteur accidentel, une atmosphère

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
39
d'inquiétude, une ambiance d'appréhension qui l'ac-
cablent comme s'il avait forcé le seuil d'un charnier
où fermenterait une pourriture redoutable!
Et, c'est avec une sensation do soulagement que
l'on sort d'une telle zone de misères, que l'on quitte
ces nécropoles malsaines où la civilisation moderne
cherche vainement à enterrer le vice, le crime, toutes
les gangrènes, toutes les sanies malheureusement
indestructibles qui la déshonorent et la ruinent (1).
Après ce coup d'œil d'ensemble sur le bagne, je
transporterai de suite mon récit dans l'Itany, chez les
Indiens Roucouyennes où devait s'effectuer notre mis-
sion. Chronologiquement, je devrais d'abord parler
des Boschs et des Bonis dont les villages échelonnés
sur les rives du Maroni s'offrirent les premiers à ma
vue; mais, comme leur histoire se lie à nombre d'inci-
dents do notre voyage, je ne leur consacrerai point
un chapitre spécial de début.
(1) J'ai dû, au cours de ce chapitre, pour des motifs que le
lecteur comprendra sans que j'insiste, changer quelque peu
l'orthographe de certains noms.

CHAPITRE II
Au seuil du pays Roucouyenne. — Les chercheurs d'or en fête. —
Notre entrée dans l'Itany. — Passage de « sauts ». — Mes com-
pagnons d'expédition.

Un samedi, le 7 septembre 1907, nous nous arrê-
tons, à cinq heures du soir, et bivouaquons après une
brûlante journée de navigation, sur un îlot de sable
situé en pleine rivière Awa, à une demi-heure environ
de pirogue de l'embouchure de l'Itany.
Fatigué par quatre jours de fièvre et de diète, j'ai
besoin de repos. Ce campement me séduit par son
isolement et je décline l'offre qui m'est faite d'aller
passer la nuit dans une sorte de magasin situé en
face, sur la rive, et où des mineurs, des chercheurs
d'or venus des bois pour s'y approvisionner, se livrent
à de multiples libations qu'ils paient en poudre d'or
et, déjà mènent à grand renfort d'accordéons, un
tapage infernal.
Sur notre emplacement que les eaux recouvrent et
ratissent à chaque saison pluvieuse, il n'y a que des
arbustes et de jeunes pousses incapables de porter
le poids d'un hamac. Mes pagayeurs remédient vite
à cet inconvénient et ils édifient en moins de dix
minutes ce qu'ils appellent un « patawa ».
Voici comment ils procèdent :
Trois de leurs takaris — ces longues perches qui
leur servent à appuyer la marche des pirogues —

AU PAYS DE L'OR, DES FORÇATS ET PEAUX-ROUGES
41
sont d'abord fortement amarrés ensemble par leurs
sommets. Gela fait, trois hommes prennent chacun une
des trois branches du faisceau et, s'écartant, l'implante
dans le sol par la base, à trois mètres environ de ses
voisines. Ainsi distantes et séparées par le pied, ces
trois hampes qui restent unies par la tête, constituent
une installation très légère, mais suffisante pour sup-
porter, sans risque de chute pour les dormeurs, jus-
qu'à quatre hamacs répartis entre les montants.
Paisiblement étendu à l'abri de ma moustiquaire,
je regardai, jusqu'à une heure très avancée de la nuit,
s'ébattre ces grands enfants que sont les mineurs de
Guyane. La sarabande, sur la rive d'en face, était
effrénée et les mouvements désordonnés de la troupe
démoniaque et noire qui se désarticulait à la clarté
fumeuse d'un fanal, produisait un effet fantastique.
Le tapage avait redoublé : l'accordéon s'était adjoint
le concours d'un triangle et de la « chacha » — une
boîte en fer-blanc dans laquelle on agite avec frénésie
des grains de plomb. — Un tambour, fait avec une
peau de biche desséchée, tendue sur l'ouverture d'un
baril vide, ponctuait la mesure de son bruit de tam-
tam assourdissant.
L'on dansa, l'on mima serait plus exact, les diffé-
rentes phases de l' « Aguia », cette image de bataille
si prisée des Antillais et où les acteurs, au son d'un
répertoire excitant, exécutent des passes de lutte
en cadençant leur marche et leurs mouvements.
Commencés de façon courtoise, ces engagements ne
demeurent pas toujours pacifiques : les combattants
se défient, s'échauffent et les assistants, maintes fois,
doivent s'interposer pour empêcher le sang de couler.
Quelques femmes, affectées au service du comptoir,
se produisirent ensuite et, guidées par des danseurs

42
AU PAYS DE L'OR
cayennais, elles s'essayèrent aux déhanchements len-
tement rythmés, mais extrêmement voluptueux qui
caractérisent le Casséco (traduisez : casse-corps), la
danse favorite des Guyanais. Puis elles sautèrent
la « Moulala » martiniquaise qui s'accompagne de
chants improvisés dans lesquels chaque ballerine
célèbre ses mérites et avantages personnels et dé-
précie ses rivales dans l'art de Terpsichore.
Je finis par m'endormir, mais, selon l'usage, la bac-
chanale endiablée ne prit fin qu'avec le lever du jour.
... Le lendemain, dimanche, dès la première heure
nous atteignons l'entrée de l'Itany. Là, sous une
case très simple se trouve, extrême échelon de la
civilisation, un poste hollandais composé de deux
douaniers nègres à demi oubliés dans ce pays perdu.
Ils attendaient depuis plusieurs semaines un canot
de ravitaillement qui n'apparaissait point. Nous leur
laissâmes quelques vivres et des munitions de chasse.
Gomme remerciement, eux-mêmes débouchèrent une
vieille et unique bouteille de bordeaux soigneuse-
ment conservée au fond d'une cantine. Ces hommes
ont pour consigne de surveiller et de préserver contre
les rapines des maraudeurs de vastes terrains doma-
niaux signalés pour leur richesse aurifère.
Nous leur laissons notre signature pour dénoter notre
passage et nous pénétrons, en franchissant un premier
« saut », le Pouloukoumarou, dans l'Itany. Ce fleuve,
affluent du Maroni, est peuplé dans sa région haute
par des tribus d'Indiens que nous devons visiter.
L'Itany est officiellement considéré, depuis l'arbi-
trage de 1882 auquel présida le czar des Russies,
comme la continuation du Maroni. En conséquence,
il sert de délimitation entre la Hollande et la France
et, de même que pour le Maroni, sa rive droite est

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
43
possession française, tandis que les forêts de la rive
gauche appartiennent à la Hollande. Cette déli-
mitation, désavantageuse pour nous, est très contes-
table. Géographiquement, de l'avis d'experts auto-
risés, le Tapanahoni est indubitablement la rivière
source et mère du Maroni et c'est elle, pour trancher
le litige, qui légitimement aurait dû servir de démar-
cation entre les doux nations. De plus et à l'appui de
cette thèse, « Tapanahoni » est une altération du mot
indigène « Tapamahoni » qui, dans l'idiome bosch,
veut dire haut Maroni, Maroni supérieur. On sait,
en effet, que les créoles et les noirs élident les « R »
dans la prononciation. Ils remplacent cette lettre
par une sorte d'aspiration qui peut s'exprimer dans
l'écriture par un « H » aspiré. Ils disent ainsi Ma'h'oni
pour Maroni et Tapama'h'oni au lieu de Tapamaroni.
Donc, dans l'idée des habitants immédiats, le procès
était jugé depuis longtemps : le Tapanahoni était sans
conteste la prolongation du Maroni, et l'Itany qui, par
l'intermédiaire de l'Awa, vient se jeter dans le Maroni,
n'en était, toujours à leur avis, qu'un simple affluent.
Ces explications pourront paraître spécieuses, elles
sont néanmoins nécessaires. Il est grand temps en
effet de s'opposer à de nouveaux empiétements sur
notre territoire. Et qui oserait affirmer que mise en
goût par un premier arbitrage si désinvolte, la Hol-
lande ne convoitera pas un jour le morceau de terri-
toire compris entre l'Itany et le « Marouini » et ne
prétendra pas que « Marouini » n'étant qu'une légère
modification du mot « Maroni », ce n'est pas jusqu'à
l'Itany, mais jusqu'à cette rivière, plus lointaine, que
devrait s'étendre ses possessions (1)?
(1) J'ai entendu un jour un Hollandais émettre cette singu-
lière et excessive prétention.

44
AU PAYS DE L'OR
Et ce, en vertu du principe qui servit de base à
la transaction russe et qui spécifie que les « Pays-
Bas » doivent être maîtres de toutes les terres qui
sont sises sur la rive gauche du Maroni d'abord et
aussi, cela s'ensuit, de la rivière qui est censée, en
l'occurence, engendrer ledit Maroni?...
En résumé, il n'est pas hors de propos de rappeler
que toute cette zone, dont la partie abandonnée par
nous en 1882 renfermait le fructueux placer de l'Awa,
passe aux yeux des prospecteurs pour être une des
plus riches en filons et alluvions d'or.
Plus qu'aucun autre fleuve guyanais, le lit de l'Itany,
surtout dans la partie basse, présente l'aspect chao-
tique et apparaît parsemé de « sauts » qu'on ne fran-
chit qu'au prix d'efforts prodigieux qui décourage-
raient l'intrépidité des bateliers européens les plus
aventureux. Cette région a été convulsionnée de fond
en comble à l'époque des bouleversements qui ont
présidé à la formation du monde. Ce ne sont qu'entas-
sements et amoncellements de rocs par-dessus et
à travers lesquels le fleuve se fraye une route irré-
gulière et tourmentée.
A chaque moment se rencontrent des cascades, des
chutes d'eau, des « sauts » entraînant parfois des
différences de niveau do plus de cinq mètres sur des
parcours n'excédant souvent point vingt mètres.
A plusieurs reprises, nous dûmes décharger notre
canot. Après l'avoir hissé à force de bras et d'audace
par-dessus des rochers rendant toute navigation nor-
male impossible, on le rechargeait un peu plus loin.
On recommençait alors à faire avancer péniblement
la pirogue, soit en la poussant avec la longue perche
appelée « takari », soit en pagayant, puis un autre
obstacle se dressant derechef, on procédait à un

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
45
nouveau déchargement partiel ou total, selon la
difficulté de la passe.
C'est par la répétition de ces manœuvres, qui néces-
sitèrent une dépense de force considérable, que notre
équipe, après plusieurs longues journées de labeur,
put enfin triompher des sauts Aouara-Soula, Conitiki
et Grand-Khôn, qui se succèdent presque sans inter-
ruption et gardent les portes du pays indien. Lors-
qu'on a placé entre soi et le monde civilisé une aussi
formidable barrière — qui peut, avec la sécheresse
ou l'excès de pluie, devenir, dans ce fleuve exces-
sivement capricieux, réellement infranchissable pen-
dant des mois entiers, — on ne peut se défendre,
si résolu soit-on, d'une impression d'angoisse.
En cas de maladie, la retraite est coupée; le retour
est trop long en effet, trop pénible, trop difficultueux,
pour ne pas être impossible à qui n'est plus en bonne
santé.
Comme toutes les pirogues de Boschs, de Bonis
et d'Indiens, celle qui nous véhiculait sous la direction
de notre guide, le Boni Aponchy, était taillée d'une
seule pièce dans un tronc d'arbre. Il en résulte une
solidité à toute épreuve qui permet à ces embar-
cations de subir, sans fléchir, des chocs qui ouvri-
raient tout autre bateau non confectionné de même
manière. Il faut à un Bosch environ une semaine
pour construire un de ces canots. L'arbre étant choisi
et abattu, — on accorde la préférence au bois d'angé-
lique ou de bagasse qui est à la fois imperméable
et léger, — on l'équarrit et on lui donne la forme
convenable avec la hache et le sabre. Puis l'intérieur
est évidé à l'herminette. Cela fait, la pièce est ren-
versée, l'ouverture en bas et exposée au-dessus d'un
brasier fumant. C'est le moment où se révèle l'habileté

46
AU PAYS DE L'OR
de l'artisan. Il doit savoir diriger l'action de son
foyer de façon à obtenir une courbe élégante dont
l'évasement ne soit ni insuffisant, ni non plus exagéré
en largeur. Les Boschs sont passés maîtres en ce tra-
vail. Les pirogues qui sortent de leurs mains ont dix à
douze mètres de long et un mètre environ de distance
entre les bords dans la partie la plus élargie : — telles
étaient les dimensions de la nôtre. — Elle était sur-
chargée d'approvisionnements, sans compter les six
hommes qui la montaient. Aussi, avions-nous hâte d'ar-
river au premier village indien pour nous alléger, en
louant quelques embarcations indigènes qui nous
accompagneraient et nous aideraient dans la suite du
parcours.
Notre équipe était d'ailleurs exténuée. Elle se
compose du Boni Aponchy, homme vigoureux et
rompu à la pratique de cette navigation qui néces-
site, en plus de l'habileté, une sorte d'instinct, dont
les Boschs et les Bonis ont le privilège. Ces noirs,
ont le monopole des transports par voie fluviale dans
tout le bassin du Maroni : ils savent d'un coup
d'œil reconnaître la passe où s'engagera leur canot
et utiliser, à la seconde précise, des contrecourants
et des courants doublés qui les aident à vaincre la
rapidité de chutes qu'il serait plus que téméraire
d'affronter directement.
Aponchy donc patronne notre pirogue. Il a comme
second, comme « takari », comme bosseman, pour
employer les expressions consacrées, un métis qui
tient de l'Indien et du noir, Léopold Martin Joseph.
Ce mulâtre, quoique sujet français, habite Albina,
la blanche bourgade hollandaise qui fait vis-à-vis
à Saint-Laurent, mais sur la rive opposée du Maroni.
Martin, bien que vêtu du simple kalimbé et ignorant

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
47
l'usage des chaussures, possède une certaine culture
Il sait lire, écrire et dans ses moments de loisirs, il
aime, étendu sur le dos, face au ciel, à chanter des
cantiques et des airs liturgiques. Il a été enfant de
chœur. Il est catholique romain, ne comprend pas
qu'on soit d'une autre confession et dédaigne pro-
fondément les protestants hollandais. En outre —
chose très appréciable — il parle fort bien le taki-
taki, patois des Bonis et des Boschs et passablement
le mauvais hollandais de la colonie. C'est un homme
dans la fleur de l'âge, de première solidité et qui
peut à l'occasion fournir un apport de force consi-
dérable.
Nos deux autres compagnons sont des Cayennais :
Jeannette, plus connu sous le nom de Yo-Yo, et
Tanglera. Le premier est un quarteron presque blanc,
un « chabin », le second est d'un noir d'ébène. Le
vieux coureur des bois Jeannette, dit Yo-Yo, a cin-
quante-six ans. Il est maigre, sec comme le bois dont
on fait les pagaies, jamais fatigué, apte à toutes les
besognes. Il sait prospecter, ramer, cuisiner, laver
le linge, pêcher le poisson, chasser le gibier et au
besoin fabriquer des tisanes et s'improviser garde-
malade. Du matin au soir — et même la nuit —
Yo-Yo fume. Sa pipe a un très long tuyau, ce qui le
différencie de Tanglera, qui fume autant de tabac
en feuilles que son compère Jeannette, mais, lui, avec
une pipe toujours si courtement amputée que le four-
neau lui brûle les lèvres.
Yo-Yo Jeannette a la parole douce et toujours est
de bonne humeur; alors que Tanglera, qui a une voix
de stentor, ne sait rien dire sans tonner, ni rien faire
sans maugréer. En dehors de leur commune passion
pour le tabac, ces deux hommes qui, bien que bons

48
AU PAYS DE L'OR, DES FORÇATS ET PEAUX-ROUGES
amis au fond, vivent pourtant en perpétuelle contra-
diction, s'entendent encore sur un point : leur faible
pour le « tafia ». Tout compte fait, ce sont quand
même de braves gens.
Tels étaient les quelques hommes qui nous accom-
pagnaient, le docteur Saillard et moi.
Dans notre esprit, la faiblesse de cette escorte mieux
que nos « Winchester » à répétition, devait assurer
notre sauvegarde en montrant clairement aux Indiens
que nous sommes des « pénétrateurs » pacifiques
et que nous venons à eux en toute confiance et sans
peur.



CHAPITRE III
Les terribles Oyaricoulets existent-ils? — Ceux qu'on appelle
des « Maraudeurs » en Guyane. — Prédictions peu rassurantes.
Nos hommes nous suivaient sans appréhension
chez les Roucouyennes. Cette tribu ne les effrayait
point, mais ils avaient une peur atroce, entretenue
par les légendes en cours, d'une certaine peuplade
indienne cantonnée au fond des bois, sur la rive
hollandaise, principalement dans les parages que
baigne la rivière Oulé-Mary.
Ces Indiens sauvages, insociables, sont désignés
sous les noms d'Arycoulets, d'Oyacoulets ou d'Oyari-
coulets. La tradition veut qu'ils aient de grandes
oreilles, semblables à celles des ânes, des pieds
d'une longueur démesurée, une musculature surhu-
maine, des arcs gros comme le bras et d'une portée
inconcevable, un caractère des plus féroces. Tout
voyageur qui s'égare ou s'aventure parmi eux va
au-devant de la mort, car les Oyaricoulets ont la haine
de l'étranger et le sacrifient sans pitié. Ils s'élève-
raient, dit-on, dans les arbres avec une agilité de qua-
drumanes, seraient totalement nus et extrêmement
velus par nature, contrairement aux autres Indiens
qui ont le système pileux très peu développé. Ils
dédaignent de se peindre au roucou et paraissent
avoir la peau blanche. Leur regard a la fixité du
vautour et leur nez est long et crochu comme le bec
4

50
AU PAYS DE L'OR
des gros aras. Enfin des cheveux et des barbes hir-
sutes et roussâtres compléteraient la physionomie
rien moins que rassurante de ces terribles individus.
La vérité est beaucoup plus simple que ces fic-
tions engendrés par l'imagination en travail des noirs
bonis ou créoles (1).
Les Oyaricoulets sont des Peaux-Rouges
de
même race et do même corpulence que les autres;
seulement ces Indiens, qu'on a trouvé bon de doter
sans leur assentiment, sans qu'ils y soient pour rien,
d'une réputation si peu engageante, évitent le bord
des grandes rivières, se confinent à l'intérieur des
bois, sont complètement réfractaires à la civilisation
et ne veulent à aucun prix se laisser pénétrer par les
autres races. Ils ignorent le luxe des perles, dédaignent
l'ivresse du tafia, rejettent toutes les importations
qui abâtardissent et veulent à tout prix rester ce
qu'ils sont : des sauvages soit, mais des sauvages se
suffisant à eux-mêmes, sans le concours des hommes
d'autres couleurs et d'autres contrées.
Je dois dire que le docteur Saillard et moi avons
tenté quelques incursions sur le territoire où sont
censés habiter les Oyaricoulets de la légende, sans avoir
pu, malgré notre désir, parvenir à en rencontrer,
ne fût-ce qu'un seul.
M. Lavaux, de Saint-Laurent, qui passa dans ces
parages en compagnie de l'explorateur Coudreau,
n'en a jamais entrevu non plus et il nie leur existence
sans restriction. Nul d'ailleurs de ceux qui leur prêtent
d'aussi fantastiques qualités ou défauts ne les a aper-
çus et aucun des Roucouyennes — que nous inter-
(1) Il est utile que le lecteur sache que les noirs des Antilles
et de la Guyane se parent du qualificatif de « créoles » du moment
qu'ils sont citoyens français...


DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
51
rogerons durant le voyage — ne pourra certifier avoir
vu de ses yeux un Oyaricoulet.
Le vieux tamouchi (chef) du village appelé Ya-
maïké, que j'interviewai longuement sur ce point,
est arrivé à sa vieillesse actuelle sans en avoir jamais
vu un seul non plus. Mais il croit à leur existence
comme tout le monde autour de lui y croit. L'assise
sur laquelle il étaye sa croyance manque absolument
de consistance. Qu'importe? Il lui suffît pour croire aux
Oyaricoulets qu'on ait, il y a quelques années, capturé
un énorme poisson aï-mara qui portait au travers
du corps, le tronçon d'une flèche inconnue des chas-
seurs Roucouyennes.
— Donc, conclut-il, avec une naïveté et une cré-
dulité qui désarment, ce ne pouvait être qu'une
flèche d'Oyaricoulet.
De plus, un guerrier de son village s'étant un jour
enfoncé dans l'intérieur de la forêt, y remarqua une
empreinte, une seule d'ailleurs, qui devait appartenir
à un pied démesuré, donc... d'Oyaricoulet.
Voilà les preuves sur lesquelles on s'appuie; il n'y
en a pas d'autres. C'est tout, c'est peu, c'est rien;
mais il n'y a pas de pires sourds que ceux qui ne
veulent pas entendre, et les Indiens comme les Créoles
et les noirs continueront à accorder créance à ce
roman de l' « Indien à grandes oreilles », sans jamais
convenir d'ailleurs qu'eux-mêmes l'ont forgé de toutes
pièces.
Les Oyaricoulets, tels que les imagine la tradition,
sont admis sans l'ombre d'un doute par le cerveau
d'Aponchy, et, lorsque nous atteindrons l'embouchure
de l'Oulé-Mary, il ne manquera pas, bien que trem-
blant de peur, de s'aventurer jusqu'à une roche qui

52
AU PAYS DE L'OR
s'érige, comme un monument de sinistre mémoire,
à l'entrée de cette rivière. Là, il commencera par
cracher deux fois, et le plus loin possible, vers les
sources de la crique, pour neutraliser les sorts mal-
faisants et les pièges que pourrait tramer l'ennemi,
puis, plus tranquille après cette première et immu-
nisante cérémonie, il rompra une galette de cassave et
en jettera les morceaux dans le fleuve, ainsi qu'une
large rasade de tafia, pour apaiser les mânes d'un
aïeul occis traîtreusement en cet endroit par les
Oyaricoulets féroces, il y a longtemps, quatre-vingts
ans peut-être.
... Ces idées préconçues et erronées ont été cause,
l'an dernier, d'un conflit sanglant et regrettable,
car il retardera, pendant de longues années encore,
l'apprivoisement de ces pauvres Indiens de la brousse
qualifiés à leur insu d'Oyaricoulets et auxquels vrai-
semblablement nous inspirons une frayeur qui ne
le cède en rien à la crainte que nous avons d'eux.
Voici ce fait déplorable tel qu'en substance me l'a
conté et décrit un Martiniquais, chercheur d'or, le
noir Emilien Le Mol (1) qui, en haut de l'Awa, gère
un magasin de vivres pour mineurs :
« — Nous étions, dit-il, huit hommes, huit Antil-
lais qui étions entrés dans l'Oulé-Mary. Nous pros-
pections depuis une semaine quand, un jour, un
dimanche vers midi, nous apercevons en plein bois les
cases d'un village. « Là ne peuvent habiter que des
« Oyaricoulets » fut l'idée qui nous vint à tous. Nous
(1) Il est davantage connu, dans la région de l'Awa, sous le
nom d'Emilien « Lotion » : ce surnom provient de ce que, comme
beaucoup de noirs, il est très soigneux de sa personne et aime à
se parfumer avec des « lotions » d'odeur, de fabrication pari-
sienne.


DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
53
chargeâmes nos armes, et, le fusil en arrêt, nous nous
avançons avec prudence et précautions. En nous
voyant, les Indiens s'étaient réfugiés sous leurs car-
bets. Ils ne vinrent point au-devant de nous : c'était
mauvais signe. Un jeune Guadeloupien de dix-neuf
ans, de nature nerveuse, ayant remarqué un des
Peaux-Rouges qui se dissimulait derrière le tronc
d'un wacapou, épaula son fusil, prêt à faire feu. Ce
voyant, un Indien, un chef probablement, se précipita
et saisit le canon de l'arme pour détourner le coup; en
même temps, une femme s'élançait vers nous, tenant
dans ses bras levés son tout jeune enfant, qu'elle nous
présentait comme pour dire : « Ne tirez pas. »
« Le malheur, la fatalité voulut qu'un des prétendus
Oyaricoulets, croyant sans doute à ce moment à la
nécessité d'une défense, prit en main son arc qu'il
tendit, après y avoir disposé son trait.
« — On va nous « flécher », défendons-nous, cria
quelqu'un.
« A cette invitation, perdant son reste de sang-
froid, le jeune compagnon dont j'ai parlé, entailla d'un
coup de sabre d'abatis le cuir chevelu de l'Indien qui
cherchait à le désarmer. Ce fut le signal d'une décharge
sur le village et d'un affolement général. Les malheu-
reux habitants s'enfuirent éperdus et notre groupe,
lui, en toute hâte, reprit le chemin de son canot. Toute
la nuit nous marchâmes à travers bois; le matin seu-
lement nous atteignîmes l'embarcation. Nous étions
démarrés et déjà au beau milieu de la crique quand des
flèches s'abattirent sur la pirogue. L'homme qui pa-
tronnait (1) à l'arrière eut l'épaule transpercée. Nous
quittâmes sans regret cette région inhospitalière où,
(1) Patronner signifie diriger l'embarcation en se servant de
la pagaye comme d'un gouvernail.

54
AU PAYS DE L'OR
pour mon compte, vous pouvez m'en croire, affirmait
Emilien, je ne remettrai jamais les pieds. »
En résumé, le beau rôle dans cette affaire n'in-
combe pas précisément aux Antillais et les « ter-
ribles Oyaricoulets », bien inconscients du drame qu'ils
provoquèrent, me font l'effet de pauvres gens crain-
tifs qui, attaqués à l'improviste, à armes inégales,
doivent se dire en se remémorant cette agression in-
justifiée, que les hommes qui viennent de loin sont à
éviter, à l'égal d'un fléau : ne sont-ils pas, en effet,
porteurs d'engins inconnus et terribles avec lesquels,
sans avertissement préalable, ils fusillent les inof-
fensifs et malheureux Peaux-Rouges qui se rencon-
trent sur leur route?
... Qu'on m'excuse d'avoir insisté avec tant de
détails sur ce qui a trait à la tribu des Oyaricoulets :
mais n'est-ce point notre rôle, à nous qui passons des
premiers par des pays inexplorés, n'est-ce point môme
un devoir que de réduire à leur juste limite, des
légendes dont l'exagération peut entraver la marche et
retarder les investigations de ceux qui, sur nos pas,
viendront dans la suite?
... Un fait plus digne d'attirer notre attention était
la présence signalée dans l'Itany, où il faisait des acqui-
sitions de flèches, arcs et hamacs, de Couachi, le seul
Boni qui, avec Aponchy, ose se risquer chez les In-
diens. Cet individu qui, paraît-il, a le coup de flèche
facile pour son semblable, est proche parent du grand
Man actuel, dont, par intérêt, il endosse les façons
de voir et dont il accepte, en toute occasion, le mot
d'ordre.
Or, Aponchy, ayant par nos soins reçu du gouver-
neur de la Guyane le titre de « capitaine de village »

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
55
avec diplôme à l'appui et autorisation de porter un
« costume approprié à sa nouvelle fonction », — c'est
l'expression du parchemin officiel de nomination, — il
est arrivé ce qui fatalement devait advenir : le grand
Man des Bonis, majesté qui marche les pieds nus et se
passe de mouchoir, a pris ombrage de la dignité con-
férée à notre protégé. Et malgré que la hauteur du
plumet qu'il arbore comme marque honorifique sur
un vieux képi de commandant de spahis africains
défie toute concurrence, ses jours et ses nuits n'en
sont pas moins hantés par le cauchemar obsédant de
ce « costume approprié » que son riche voisin Aponchy
fera sans nul doute chamarrer et galonner à profusion.
Il pressent que cette puissance nouvelle va contre-ba-
lancer la sienne déjà fortement ébranlée, — car les
traditions et les dieux s'en vont, même en pays boni,
— et il cherche et cherchera à nous susciter des dif-
ficultés : entraver la marche de notre mission et l'ac-
complissement de notre programme serait évidem-
ment le plus sûr moyen de diminuer l'importance et le
prestige d'Aponchy qui nous sert de guide.
... Un Cayennais que connaît Jeannette, un nommé
Jean-Baptiste Balame, qui est manchot, ayant eu la
main et une partie do l'avant-bras arrachés par une
cartouche de dynamite, nous conseille de nous méfier.
Il nous avertit que le grand Man est venu jusqu'à
l'entrée de l'Itany, il y a quelques jours, pour conférer
avec son parent Couachi. Il était mécontent, et le
disait ouvertement, de ne pas avoir été prévenu préa-
lablement du passage de la mission : il imputait ce
manque d'égard à Aponchy et déjà avait donné l'ordre
aux piroguiers bonis, ses subordonnés, de ne pas tra-
vailler pour nous.
— Il pourrait bien se faire, ajoutait Balame, qu'il eût

56
AU PAYS DE L'OR
donné consigne à Couachi, son émissaire, d'indisposer
contre vous les Indiens chez qui vous allez séjourner.
Un Indien émerillon, Palaoua, qui, avec sa femme
amaigrie et deux enfants rachitiques, est venu planter
ses pénates sous la protection et dans l'orbe du poste
hollandais dont j'ai parlé, appuie les dires du nègre
Balame :
— N'acceptez rien, insiste-t-il, des Roucouyennes,
rien qui se mange, rien qui se boive : ils ne sont pas
honnêtes, ils sont faux, ils savent les « piayes » (secrets
magiques) qui empoisonnent.
La sorcellerie des Roucouyennes nous importait
peu, moins, à coup sûr, que les embûches que Couachi,
homme à tout faire, pouvait dresser plus spécialement
sous les pas de notre guide Aponchy : la disparition
d'un homme est chose si facile dans ces parages où
nulle protection n'exista jamais.
Trouve-t-on un cadavre traversé d'une flèche,
comme cette flèche, dans le cas de guet-apens, est
toujours anonyme, c'est-à-dire dépourvue de la signa-
ture particulière à chaque Indien qui marque ses
traits, près de l'extrémité empennée, d'un minuscule
bouquet de plumes de couleurs réservées à lui seul,
on vide rapidement la question en disant que c'est un
piaye, un sorcier, parfois lointain qui, sans souci de la
distance et à travers l'espace, a décoché la flèche
meurtrière... et, ici, cette explication satisfait tout le
monde, jusqu'aux noirs de Cayenne qui admettent
eux-mêmes parfaitement les incantations qui font
mourir de loin.
Mais Aponchy est un brave. S'il redoute effroyable-
ment les Oyaricoulets, en revanche Couachi ne lui
inspire aucune frayeur.
— Moi jamais peur, fait-il, en caressant la batterie

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
57
de la carabine qui lui pend à l'épaule; et, pour remercier
Jean-Baptiste Balame de son avertissement, il lui
serre la main qui lui reste.
Un drôle de corps que ce Balame, ancien prospec-
teur. C'est en riant de toute sa face noire et avec la
mimique d'un grand enfant, qu'il nous raconte son
accident, son « malheur » comme il l'appelle : « Poum »
la mèche a brûlé trop vite, la cartouche a explosé trop
tôt et la dynamite a emporté sa main à quinze
mètres de là. Il a retrouvé ses doigts, mais n'a jamais
revu une bague en or vierge de douze grammes
qui ornait son index. Ce détail l'amuse énormément
et il s'en délecte comme d'une chose très plaisante.
Il nous narre sa descente à Albina où il trouva enfin
un chirurgien pour régulariser l'amputation. Il lui
avait fallu neuf jours pour descendre le Maroni et ces
terribles sauts qui ont noms Boni-Doro, Lensi-Dédé,
Abounasounga, Polygoudoux, Koumarounyamnyam,
Loca-Loca... neuf jours de canotage, neuf jours d'épou-
vantable fièvre où il n'avait pu clore l'œil, d'abord à
cause de la douleur atroce qui tenaillait son bras
gonflé à pleine peau, et aussi à cause du sang qui jail-
lissait dès qu'il cessait de surveiller sa ligature et son
pansement plutôt sommaire.
Pendant ce récit, Jeannette avait abaissé sa pipe et
s'était immobilisé dans une attitude qu'il jugeait digne
et douloureuse... Il attendait une question :
— Qu'avez-vous? demanda Balame, qui n'avait
pas un seul instant supposé que son affaire pût à ce
point affecter Yo-Yo.
— Je pense à Charles, à mon malheureux frère...
— Comment « li fika »? Comment va-t-il? questionna
Balame avec intérêt.
— Il est mort, répondit Yo-Yo.

58
AU PAYS DE L'OR
Et il expliqua comment il s'était fait sauter le bras
droit et les deux yeux en manipulant, lui aussi, une
cartouche de dynamite. Il était dans l'Oyapock et
se disposait à pêcher (1) un plat de « pimentade »—
poissons et piments, la pimentade est un mets clas-
sique en Guyane. — Sa mèche également était trop
courte, et à peine l'avait-il approchée du feu de sa
cigarette que la dynamite éclata.
— C'est un malheur, affirma Balame qui, par poli-
tesse, s'était fait un air consterné.
Yo-Yo, après une pose et un soupir, ajouta, à la fois
funèbre et fier de l'effet qu'il produisait :
— Charles avait la vie dure. Il ne mourut pas tout
de suite. Mais quand il fut cicatrisé, le médecin eut
beau lui dire qu'il était guéri, il ne le crut pas. Il se
trouvait trop abîmé pour vivre, il s'acheva lui-même.
Il y a huit semaines aujourd'hui, pendant la nuit,
pendant qu'on dormait, il s'est détruit... avec une
corde.
J'avais moi-même, à Cayenne, vu ce Charles Jean-
nette, prospecteur de valeur, l'aîné et le chef do la
famille, quelques jours avant son trépas, alors qu'avec
Yo-Yo, son frère, nous pressions nos préparatifs do
départ.
Je l'avais félicité sur sa guérison :
— Après un tel accident, c'est une chance que vous
(1) La dynamite fait partie du bagage de tout prospecteur;
elle lui sert à se procurer rapidement et aisément du poisson. Il
allume la « mèche » au feu de sa pipe ou de sa cigarette et jette
à l'eau la cartouche, le plus loin possible. Sitôt l'explosion, une
quantité de poissons étourdis ou assommés par le choc, viennent
flotter à la surface et se laissent cueillir à la main. Presque tous

les accidents proviennent de ce que, par esprit d'économie, les
noirs adaptent

aux cartouches des mèches beaucoup trop
courtes.

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
59
soyez encore vivant, avais-je insinué en guise de con-
solation.
— Vous appelez cela une chance? s'était-il exclamé,
et, enlevant ses lunettes noires, il avait découvert ses
orbites effrayantes et vides. Vous appelez cela guéri,
Mais mes yeux, où sont-ils? me les a-t-on rendus? Non,
je ne suis pas guéri, avait-il ajouté avec une résolution
farouche, je suis même bien malade et dans quelques
jours, je puis l'affirmer, je prendrai, au milieu de bien
d'autres, ma place au champ des « Bambous » — c'est
le nom du cimetière de Cayenne.
Il tint parole... Et n'est-il point excusable l'acte de
ce désespéré énergique dont la vie s'était passée dans
la lumière, l'action et la liberté et qui, brusquement,
s'était trouvé plongé dans les affres de la cécité et
emprisonné dans la carcasse d'un infirme!
D'étonnantes natures, en somme, que l'estropié
Balame, que le suicidé Jeannette! Et si j'ai quelque
peu insisté sur leur double aventure, c'est qu'ils ne
sont pas les seuls de leur espèce. Ce sont « les types »
sur lesquels sont modelés la plupart des chercheurs
d'or, ceux surtout qu'on appelle les « maraudeurs ».
Ces hommes, excessivement durs à leur corps, acquiè-
rent, en fréquentant les bois, une philosophie dont la
rudesse finit bientôt par défier l'âpreté des événements,
par narguer la mort elle-même.
Le terme « maraudeur » nécessite un explication :
on appelle maraudeurs en Guyane, des mineurs, des
chercheurs d'or qui agissent isolément, en dehors des
placers connus et organisés, et travaillent secrète-
ment pour leur compte, sans s'être mis en règle avec
la loi qui exige pour les recherches et prospections de
l'or une inscription au « service des mines », un « permis
d'exploration » qui coûte 50 francs l'an. Le maraudeur

60
AU PAYS DE L'OR, DES FORÇATS ET PEAUX-ROUGES
risque, lorsqu'il est surpris par la douane, de se voir
confisquer le fruit de son labeur, sa récolte d'or (1).
En somme, c'est un contrebandier, dont le métier
n'implique rien de déshonorant, malgré son appella-
tion : on est maraudeur comme on est boulanger,
charpentier, cordonnier. C'est une profession comme
une autre. Les maraudeurs sont d'ailleurs légion
dans les bois de la Guyane. On les désigne encore sous
le nom de « bricoleurs ». Ce sont eux qui ont fait toutes
les découvertes aurifères importantes : l'Awa, le
Carsewène, l'Inini, découvertes dont ils ne profitent
généralement que fort peu, car, avec la voracité d'oi-
seaux de proie, dès qu'ils savent que des maraudeurs
ont rencontré une crique qui « paie », c'est-à-dire qui
donne de l'or, des financiers s'abattent sur la « décou-
verte ». Et, après en avoir pris possession dans les
règles légales, ils en font expulser sans pitié les infor-
tunés maraudeurs, même... manu militari... par la
main des gendarmes, si ceux-ci choqués à juste
titre du procédé, s'insurgent contre un congé qu'ils
considèrent, non sans raison, comme une flagrante
injustice.
(1) Un adoucissement a été apporté à cette loi : les maraudeurs,
bricoleurs, ceux qui travaillent moyennant une légère rétribution
hebdomadaire sur certains placers peu fructueux et qu'on nomme
des « permissionnaires » n'ont plus maintenant à redouter la
confiscation. On leur réclame une dîme de 16 francs par kilogramme
d'or.


CHAPITRE IV
Arrivée au premier village indien. — Le « tamouchi » (chef) Cala-
mou. — Comment il pratique l'hospitalité. — Usages et mœurs
des Peaux-Rouges.

Ce jour-là, le 11 septembre, un mercredi de la saison
sèche, la chaleur est plus forte que jamais. Le soleil
à pic au-dessus de nos têtes déverse du feu. Le fleuve
reflète de la flamme. Des deux rives surchargées de
verdure s'élève en rafale aiguë, puis s'éteint progres-
sivement, la stridence du chant des cigales. Par ail-
leurs, du fond des bois, certains lézards à tête aplatie,
les agamans, émettent des sifflements prolongés très
comparables à ceux de locomotives lointaines. Dans
la demi-somnolence dont on se défend difficilement
au milieu de cette atmosphère surchauffée, nous
sommes presque tentés de croire qu'à peu de distance
doit se trouver une gare où de nombreux trains signa-
leraient leur présence. Accroupi, plutôt qu'assis, sur
l'avant étroit de la pirogue, Martin pagaye avec une
régularité d'automate, en esquissant à mi-voix un
chant très doux et très langoureux comme tous les
airs créoles. A l'arrière, Aponchy, silencieux, patronne,
dirige. Mais le voici qui étend le bras vers un coin du
rivage, où se remarque une éclaircie au milieu de la
végétation partout ailleurs dense et touffue :
— Là, dit-il, est l'abatis, le village de Calamou. Nous
allons nous y arrêter et nous y dormirons cette nuit*

62
AU PAYS DE L'OR
On va donc pouvoir sortir de la fournaise où nous
sommes plongés depuis plusieurs heures.
Nous abordons au dégrad (débarcadère) encombré
de troncs d'arbres et d'approche malaisée, comme tous
les dégrads de villages indiens.
Notre arrivée a été signalée par les femmes, et Cala-
mou, jeune chef d'une trentaine d'années environ, est
déjà là qui nous accueille, la main loyalement tendue.
Cet homme, superbe dans sa nudité presque com-
plète, se dressant au bord du fleuve dans une apo-
théose de soleil et se détachant en rouge sur les ver-
dures de la forêt, me fut une subite révélation du
véritable rang de l'homme parmi les êtres créés : le
primitif offre une harmonie de formes, une aisance et
une majesté d'allures, une beauté générale qui, sans
conteste, le consacre roi du monde vivant.
Les yeux de Calamou, dénués de cils et sans sour-
cils, — les Indiens s'épilent complètement le visage,
— expriment la sincérité et le contentement.
En quelques mots Aponchy lui a dit qui nous
sommes et, quand nous débarquons, Calamou nous
accueille par ces mots :
— Arikito, yépé panakiri (salut, amis blancs).
Nous répondons :
— Arikito, tamouchi calina (salut, chef indien).
Puis nous suivons Calamou sur la colline toute pro-
che où son village s'élève. Comme tous les autres vil-
lages indiens que nous rencontrerons sur notre par-
cours, le village de Calamou contient simplement
quelques cases et peu d'habitants. Sa propre habita-
tion révèle un certain goût. Elle est ronde; un toit
pointu, très élevé, supporté par des piquets disposés de
façon à permettre l'accrochage de nombreux hamacs,
la constitue.

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
63
Point de clôture à cette maison. Quand on y dort
on y fait de la cure en plein air. D'ailleurs, aucun
Peau-Rouge n'a jamais songé à s'abriter derrière un
entourage quelconque. Tous les actes de son existence
s'effectuent au grand jour, à l'air libre.
Et s'il n'y avait point, dans son pays, dos averses
véritablement torrentielles et qui surviennent à l'im-
proviste, jamais un Indien, roucouyenne ou autre,
n'aurait songé à s'imposer le modeste effort que ré-
clame la construction d'une toiture. Pourtant ce tra-
vail s'exécute aisément et vite, puisque partout et à
portée de la main se trouvent des feuilles de palmiers
macoupi, counana ou pataoua, — ce dernier le plus
répandu mais le moins durable, — et qu'il suffit de
les disposer en séries imbriquées l'une sur l'autre pour
obtenir un abri de résistance parfaite contre les pluies
équatoriales dont la chute lourde et dense est toujours
perpendiculaire.
Les averses, les « grains », comme on dit en Guyane,
sont annoncés quelques minutes à l'avance par le
vent qui souffle en tempête et passe en mugissant à
travers les arbres de la forêt qui tressaillent, s'agitent,
se courbent et parfois se brisent, non sans danger pour
le voyageur, sous le choc de l'ouragan. Puis la rafale
cesse et l'eau tombe, et elle tombe avec une générosité,
une ampleur, une surabondance qu'on ne soupçonne
pas en Europe. Si l'on ne trouve point dès l'annonce,
dès le début du grain, un refuge suffisamment protec-
teur, en moins d'une minute les vêtements sont trans-
percés, transformés en éponge et, de la tête aux pieds,
c'est un ruissellement sur la peau, comme au sortir
d'une douche bien appliquée.
... Comme chez tous les polygames, la femme, chez les
Roucouyennes, est réduite à un état marqué d'infériorité.

64
AU PAYS DE L'OR
Lorsque nous pénétrons sous la case de Calamou,
sa jeune épouse, immobile, nous considère avec l'im-
passibilité d'une statue de marbre rouge. Sur un signe
du maître, elle apporte et pose à terre, devant les
bancs très bas, les « cololos », sur lesquels nous sommes
assis, une sorte de galette blanche faite avec de la
farine de manioc : c'est la « cassave » de l'hospitalité.
Nous en détachons une parcelle et la portons à notre
bouche après l'avoir trempée dans une écœurante
bouillie qui contient un excès de piments en macéra-
tion.
Cette purée épaisse, qui résulte de farine de manioc
délayée, puis concentrée dans un bain d'eau, sert aux
Indiens de ragoût pour assaisonner tous leurs ali-
ments, viandes ou poissons : c'est le « couabiou »,
sorte de condiment national.
... Calamou, qui tient à se montrer très hospitalier,
fabrique avec des feuilles de tabac desséchées au soleil,
de longues cigarettes enroulées dans une écorce mince
comme du papier, dénommée tamouï (1). A mesure
qu'il les confectionne, il les loge entre ses orteils trans-
formés en porte-cigarettes; puis, quand il juge qu'il y
en a suffisamment, il nous les distribue.
Pendant ce temps, Aponchy a satisfait la curiosité
de Calamou qui, comme tous les Indiens, tient à con-
naître le nom de chacune des personnes qui pénètrent
dans sa case.
Ici, il n'est pas de bonne réception sans « cachiri »
ou « sagoula ». Calamou en fait apporter deux cale-
basses qu'il nous offre pour boire à la ronde.
Je me garde bien d'y porter même les lèvres. Il
faudrait ignorer le mode de fabrication de ces liqueurs
(1) On dit aussi taouari.

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
65
fermentées pour en absorber. Leur préparation in-
combe aux femmes, aux vieilles de préférence. Ran-
gées autour du vase où doit s'opérer la fermentation,
elles mâchent et mastiquent du manioc et de l'igname
qu'elles crachent ensuite avec leur salive (1) dans le
récipient placé devant elles. Aponchy fait honneur à
ces liquides... répugnants : il les trouve délectables.
La jeune femme de notre hôte s'appelle Mikalou.
Elle a à peine seize ans. C'est la fille du chef d'un vil-
lage situé plus haut, à quelques jours de pirogue. Son
père s'appelle Panapi. Sur un signe de Calamou, qui
la convie à prendre sa part à la dégustation du cachiri,
Mikalou s'approche. Elle prend place à côté du maître,
lui enlace le cou de son bras, incline sa tête sur la
robuste épaule du chef et, dans cette pose d'abandon
conjugal, nous regarde enfin, curieuse et enhardie.
De mon côté, je l'examine et détaille avec un vif
intérêt les particularités de sa personne.
Comme Calamou et tous leurs congénères, Mikalou
n'éprouve aucun besoin de recouvrir son corps d'inu-
tiles vêtements. Un « kalimbé », un simple pagne, si
l'on préfère, appendu à un cordon noué autour de la
taille, constitue l'unique pièce d'habillement de Ca-
lamou. Et cela est d'une exiguïté telle que ce ne serait
pas, je crois, en France, reconnu suffisant pour éviter
au porteur un délit d'outrage aux bonnes mœurs.
Mikalou, elle, est encore plus sommairement vêtue :
la femme indienne n'emploie d'habitude pour se cou-
vrir qu'un tout petit tablier carré, le « couyous »,
n'excédant pas trois fois la largeur de la main comme
(1) De même que M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir,
les Indiens font de la chimie : la salive, en effet, contient un fer-
ment, la ptyaline, qui jouit de la propriété de transformer rapi-
dement en alcool les amidons et fécules, comme le manioc.

5

66
AU PAYS DE L'OR
dimension. Ce minuscule vêtement se confectionne
avec des perles bleues et blanches, juxtaposées avec
méthode et disposées de façon à former un dessin à la
« grecque ».
Ce tablier ornemental s'attache au bas de la taille.
Il ne cache que le devant du corps et ne tombe que
jusqu'à mi-cuisses : tel quel, il suffit, sans plus, au
bonheur et... à la pudeur des dames roucouyennes.
... S'ils ne portent pour ainsi dire aucune étoffe, par
contre les Peaux-Rouges se surchargent de verroteries.
Calamou et sa femme, qui sont des opulents, des élé-
gants et des jeunes mariés, sont couverts de colliers
superposés venant s'étager sur la poitrine; de bracelets
s'échelonnant le long des bras et des jambes; d'écharpes
portées en sautoir ou ceignant, chez la femme, la
taille au-dessus du tablier; do pendants d'oreilles.
Ni l'or, ni l'argent, monnayés ou non, ne sont en
faveur chez les Indiens et toutes ces parures sont fa-
briquées avec des perles communes, petites, invaria-
blement blanches, bleues ou mauves, qu'ils assemblent
avec du fil de coton tissé par eux. Entre les perles ils
intercalent des séries de petits boutons de porcelaine :
les plus vulgaires, — ceux dont usent encore nos cam-
pagnards, — sont les plus appréciés. Ils assortissent
toutes ces couleurs et tous ces objets avec une cer-
taine symétrie et un certain sens artistique, et ces
parures rustiques et rudes, qui détonneraient dans
toute autre région, s'harmonisent parfaitement avec
la teinte rouge des corps qui les supportent. Ils pro-
duisent une chaleur de tons, une netteté d'éclat dont
l'exagération s'atténue, disparaît même, sous le fol
éclairage du soleil équatorial.
Hommes et femmes, chez les Indiens, portent la
chevelure longue tombant sur la nuque jusqu'à la

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
67
naissance du cou. Elle est séparée par une raie mé-
diane et rognée sur le devant du front de façon à ne
pas dépasser le niveau des sourcils absents. Leurs
cheveux sont d'un noir de jais, épais, brillants, com-
parables, mais en plus fin cependant, aux crins du
cheval. Les élégants les maintiennent en place au
moyen d'un bandeau, d'une couronne plutôt, n'excé-
dant pas la largeur du doigt comme diamètre et
résultant de l'assemblage de plumes petites et fines
autour d'un cordon central. Le jaune y domine,
entrecoupé par places de segments noirs et rouges.
L'ensemble a un certain cachet et dénote du goût.
C'est sur cette simple couronne comme base, qu'aux
jours de fêtes, les Indiens, lorsqu'ils revêtent leur cos-
tume à danser, dressent plusieurs étages de plumes
diversement colorées. Le tout est surmonté par de
longues aigrettes qui s'agitent pendant les évolutions
du danseur.
Le costume d'apparat pour danse qui s'ajoute aux
habituels ornements de perles, est spécialement em-
prunté aux oiseaux, de préférence aux aras, les plus
resplendissants des perroquets. Ils consistent en plu-
mets vivement colorés qui se dressent sur les épaules
et s'élancent de chaque côté de la tête : Au sommet
de ces panaches sont appendus des élythres de coléop-
tères appeler par les Indiens « drapo-drapo », lesquels
au moindre mouvement, s'ébranlent, tremblent, bruis-
sent et étincellent d'une infinité de reflets mordorés.
Au jour de gala, les danseurs rehaussent encore
l'originalité de ce brillant accoutrement, par l'adjonc-
tion d'un large collier multicolore fait do plumages
superposés. De plus ils ornent leur dos d'une sorte de
mantelet très réduit, rigide comme une chasuble sacer-
dotale et marqueté très habilement de dessins bizarres,

68
AU PAYS DE L'OR
formés par des duvets de nuances variées. Comme
franges, ils y adaptent une rangée d'ailes d'insectes
desséchées, brillantes et sonores.
Ils s'entourent les chevilles, au-dessus du cou-de-
pied, de chaînettes de couayes : ce sont de grosses
graines parcheminées, sèches, dures, anguleuses, avec
un noyau ballottant dans une cavité centrale, y faisant
office de battant de grelot et engendrant un tapage
assourdissant lorsque les jambes entrent en mouve-
ment.
Ces costumes sont de mise dans les deux danses
classiques, — nationales pourrait-on dire, si, au lieu
de quelques tribus éparses et insignifiantes comme
chiffre, les Indiens constituaient encore de nos jours
une race unie et nombreuse, — les deux danses de
l'Acomeu et du Toulé, qui s'exécutent de nuit, aux
feux des brasiers et des torches imprégnées de résine
d'encens.
La danse du Toulé s'accompagne d'un grand renfort
de musique : les flûtistes aux instruments de bambou
ou d'os de biche percés de trous s'en donnent à cœur
joie.
L'Acomeu se mime, un bouquet de feuilles vertes
à la main : quand la fête est près de s'achever, mes-
sieurs les Indiens permettent au sexe faible d'y prendre
part; c'est une des très rares danses où la femme soit
admise.
Il existe une troisième danse, la danse du « Pono »,
la danse du Fouet, vieille comme la race. Elle se dé-
veloppe en plein jour et avec un attirail spécial. Les
danseurs sont de jeunes hommes des villages voisins.
Un carbet leur est réservé sur l'emplacement de la
fête : ils y pénètrent, débusquant de la forêt envi-
ronnante, l'un après l'autre et demeurent masqués

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
69
pendant les premiers jours de réjouissances : le but
est de rester inconnu et impénétrable, et d'intriguer
ainsi la curiosité des hôtes le plus longtemps possible.
Le danseur du Pono est claquemuré dans son vête-
ment de danse comme dans une geôle qui l'alourdit,
l'enferme et le dérobe de toutes parts : il a d'abord le
chef surmonté d'une haute coiffure ayant comme
charpente une écorce noirâtre d'où pendent des la-
nières juxtaposées, suffisamment proches et assez
longues pour masquer son visage et dissimuler ses
traits. Cette coiffure ressemble assez à une toque
géante de juge. Pour compléter le déguisement, du
cou jusqu'aux pieds tombe un manteau vaste et roide,
également confectionné avec dos lanières d'une écorce
tannique que l'on rend brunâtre grâce à une macé-
ration préalable dans le courant d'une crique ferru-
gineuse. Toutes ces lanières assemblées et unies au
moyen de fibres végétales, forment une sorte de longue
et roide pèlerine assez semblable comme aspect d'en-
semble à ces immenses et grossières « limousines «dont
se servent encore, aux jours de pluie, les charretiers et
bergers de nos pays.
Dans cette manière de petit monument portatif est
ménagé, à hauteur d'épaulo, un orifice pour la sortie
du bras... lequel bras est nanti du Pono, c'est-à-dire
d'un immense fouet tressé de fibres d'aloès, dont la
longueur souvent excède trois ou quatre mètres. Un
danseur de Pono est d'autant plus considéré qu'il
excelle à manœuvrer cette corde, — ce « câble » serait
plus juste, — dont le claquement formidable peut se
répercuter sous bois à plusieurs kilomètres.
Primitivement le Pono était une danse consécutive
à un deuil et pendant qu'elle s'exécutait, les acteurs,
pour s'exciter à la douleur, se fouaillaient réciproque-

70
AU PAYS DE L'OR
ment de leurs longues et cinglantes lanières. Cet
exercice, jadis sanglant, a perdu, on le voit, de sa bar-
barie première.
Toutes ces fêtes s'accompagnent et se terminent
inévitablement par des orgies de victuailles et de li-
quides. On mange jusqu'à plus faim, on boit jusqu'à
plus soif. Un danseur qui se pique de politesse et pré-
tend aux belles façons, ne manquera pas, dans ces
réunions joyeuses, de manifester l'état de sa satis-
faction et l'ampleur de son contentement en restituant
dans le giron de ses hôtes le trop-plein des « cachiris »
ingurgités. De la part de l'invité, ce genre de remercie-
ment constitue une flatterie des plus savoureuses qui
va droit au cœur d'un Roucouyenne...
... On rencontre, dans presque tous les villages, des
jeunes gens qui ont l'air, comme l'âne de la fable,
d'être surchargés de reliques : en plus de la couronne
de plumes où domine le jaune, ils ont le cou et les
épaules encombrés de tout un matériel de boutons et
de perles qui doivent peser plusieurs kilos. Sur le
devant do la poitrine, un peigne en bois indigène, un
miroir comme en ont les soldats brésiliens, un minus-
cule flacon de teinture de génipa qui sert à se barioler
de noir aux jours d'importance, s'étalent en guise de
pendentifs entre les rangées do colliers. Quelques
autres objets portatifs, des flûtes, des casse-têtes me-
nus en bois de fer, — ces derniers appendus aux poi-
gnets, — complètent ce déploiement de luxe inaccou-
tumé. Enfin de lourdes et épaisses tresses en poils
de singe koata, telles qu'en portent les « Calina » (In-
diens) qui viennent de la rivière Marouini, achèvent,
en ceinturant et élargissant leur taille, ainsi que l'exige
la mode, de parfaire cette toilette raffinée et de haut ton.

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
71
Mais quels sont ces jeunes « arbitres de l'élégance
locale »? Simplement des visiteurs, des Indiens de
passage, des adolescents dont la jeunesse se forme en
voyageant, qui viennent souvent de loin tendre leur
hamac sous le carbet des voyageurs et qui sont tenus,
pour faire honneur à leurs hôtes du moment, à exhiber
sur leur personne toutes les richesses qu'ils possèdent.
Les Peaux-Rouges se plaisent infiniment aux visites
et ils excellent à les faire au moment où ils savent
trouver chez leurs amis bonne chère et bon cachiri.
Ils ne se déplaceront jamais pour relever le moral de
voisins dépourvus de provisions et réduits à la por-
tion congrue. Us savent flairer le moment propice.
La plupart des Indiens relèvent la simplicité du
pagne par l'adjonction de ceintures en coton tissées
par leurs femmes, qu'ils portent bas sur les hanches.
Avoir le ventre gros et la taille épaisse leur semble un
signe de noblesse, une marque d'élégance. Aussi, pour
atteindre ce résultat, quelques-uns superposent jus-
qu'à trois ou quatre de ces ceintures, l'une sur l'autre.
Presque tous les jeunes gens s'ornent encore de jar-
retières fixées au-dessous du genou, d'où pendillent
jusqu'à mi-jambe de ténues et multiples franges qui
sont d'un effet très caractéristique. Les femmes, elles,
n'ont droit comme jarretière qu'à un simple ruban
non effiloché qu'elles serrent jusqu'à étrangler le
mollet, jusqu'à y imprimer une rainure.
Toutes les pièces d'habillement d'un Indien — et
son hamac lui-même — deviennent rouges par suite
du continuel contact avec son corps enduit de roucou :
les Roucouyennes, il faut qu'on le sache, ne pos-
sèdent pas naturellement cette magnifique et ardente
coloration rouge que nous leur connaissons : la cou-
leur normale de leur peau est d'un brun rougeâtre,

72
AU PAYS DE L'OR, DES FORÇATS ET PEAUX-ROUGES
de ton un peu passé, assez semblable à la teinte des
feuilles mortes ou de la terre cuite. Contrairement à
l'opinion qui a généralement cours en Europe, ce
n'est qu'artificiellement qu'ils deviennent vraiment
des « Peaux-Rouges », dans toute l'acception du
terme : et c'est en s'oignant 1'épiderme, de la cime des
cheveux à la plante des pieds, avec le « roucou » (1),
qu'ils acquièrent leur aspect pourpré. Ils allient cette
substance tinctoriale à de la graisse de palmier, à de
l'huile de carapa, d'odeur chaude et pénétrante, et
obtiennent, en malaxant le tout ensemble, une sorte
d'onguent avec lequel je vis, le soir même de mon
arrivée, Calamou et sa jeune femme se frotter et se
peindre mutuellement le corps en toute sa surface.
A notre requête, Calamou dépêche un jeune homme
de passage, un jeune visiteur, nommé Alacamouïs,
avec mission de recruter dans un petit village voisin,
des barques et des hommes acceptant de nous accom-
pagner dans la suite de l'expédition. Pendant ce
temps, lui-même, nanti de mon fusil dont il saisit
sans peine le maniement, disparaît, pourvu de quatre
cartouches, dans la forêt : il s'est engagé à rapporter
du gibier pour le repas du soir.
(1) On sait que le rouge est asolaire : ces sauvages, par simple
intuition, ont donc trouvé pour teindre leur corps et le préserver
des coups de soleil, le produit colorant que leur eussent indiqué

nos physiciens et chimistes.

CHAPITRE V
Le deuil de l'Indien Commissé. — Comment il pleure la mort de
sa femme. — Les Peaux-Rouges sont les premiers chasseurs
du monde. — La nuit équatoriale.
Alacamouïs revint après une heure d'absence. Il
ramène quatre canots chargés d'hommes, de femmes
et d'enfants. Le coup d'oeil est magique pour un
inhabitué. Ces pirogues avec leurs rouges pagayeurs,
glissant sur l'eau baignée de soleil, c'est pour moi
l'apparition de tout un monde bizarre, inconnu,
nouveau, presque insoupçonné jusqu'ici.
... Les Indiens sont d'une curiosité illimitée. Les
femmes surtout sont bien d'indéniables et authen-
tiques descendantes d'Eve. Comme ils obéissent à
leurs impulsions sans être tributaires de ces hontes
conventionnelles qui résultent chez nous de l'édu-
cation, tous, indistinctement, se précipitent sur nos
cantines, nos caisses, nos « pagaras » (malles guya-
naises en fibres d'arouman) et, les couvercles ouverts,
se repaissent les yeux avec des mimiques interro-
gatives, des stupéfactions d'enfants contemplant
dans les galeries d'un bazar des jouets surprenantes
et tentateurs.
Cette curiosité peut aller jusqu'à l'indiscrétion la
plus complète. Je ne tardai pas à m'en apercevoir.
Au sortir d'un bain que je venais de prendre dans le
fleuve, la foule intriguée se précipita vers moi et là,

74
AU PAYS DE L'OR
avec des réflexions que dans l'incertitude je préférais
croire flatteuses pour mon individu, on me tiraillait
la peau pour voir si elle adhérait au corps, si ce
n'était pas une enveloppe superposée, si elle était
froide ou chaude et quelques-uns la comparaient à la
leur en juxtaposant leurs bras à côté des miens. Enfin,
je puis me vanter d'avoir eu là une minute de célébrité
foraine, d'avoir été en cet instant de mon existence
un numéro sensationnel, un homme phénomène. Je
profitai de leurs heureuses dispositions pour mettre
une bonne fois pour toutes le comble à leurs étonne-
ments : j'actionnai le mécanisme d'un phonographe
et quand, stupéfaits d'admiration, ils eurent ouï
les airs de Faust et de la Juive qui sortirent de la
boîte enchantée, ils s'écartèrent à distance respec-
tueuse et me proclamèrent le plus puissant des piayes
(sorciers) de la terre.
... Je traitai de suite avec trois des nouveaux
venus, les chefs de famille Epouïn, Talaman et
Touampé. Il fut convenu qu'ils se mettraient à ma dis-
position jusqu'au village de Panapi, situé à mi-route
des Tumuc-Humac. On les paya d'avance avec des
articles de traite. Quelques colliers de perles blanches
et bleues qu'ils affectionnent, dos peignes en os, de
petits miroirs de poche, du fil, des aiguilles, des»
épingles dites de nourrice dont ils ornent leurs col-
liers et leur chevelure, ne pouvant les fixer sur des
vêtements absents, firent les frais de cette transaction.
... Sur ces entrefaites des voyageurs descendant
du haut Marouini, ceux-là ceinturés de largos bandes
noires de poils de « koala », nous fournirent deux
nouvelles recrues : Alepto, homme au regard toujours
inquiet et en éveil, et Commissé qui, avec sa tête
rasée jusqu'au cuir, semble un pauvre hère rapetissé

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
75
et ratatiné au milieu de ses congénères chevelus. Ce
Commissé est un type.
A peine débarqué chez Calamou, il appréhende
tous ceux qui veulent Lien se laisser faire, passe
un bras par-dessus l'épaule à l'un, un bras autour du
cou à l'autre et ceux-ci répétant la même manœuvre
à l'égard des voisins, bientôt se forme un cercle de
gens accroupis et mutuellement enchaînés par les
bras. Tous alors, les yeux fixés à terre, entonnent,
sous la direction de Commissé le tondu qui dirige le
chœur avec une gravité d'officiant, un hymne lent,
lugubre, funèbre : c'est la « Chanson des larmes »
dont les strophes s'enchaînent aux strophes et qui
ne cessera que lorsque Commissé aphone se reconnaîtra
à bout d'haleine... A la fin de chaque stance revenait,
sangloté comme un appel douloureux, comme un
cri de désespoir, le nom de « Galatha! Galatha! Ga-
latha! »
Que signifie cette litanie lacrymatoire et lamentable?
Elle signifie que Commissé est veuf, qu'il a perdu sa
femme décédée en cours de route et que c'est en signe
do deuil qu'il s'est rasé la tête. A en juger par les
regrets qu'elle inspire à Commissé, n'étant plus, je
suppose que de son vivant cette Galatha, si bruyam-
ment regrettée, devait être une incomparable épouse.
Le lendemain, le surlendemain, les jours suivants,
l'assourdissante cérémonie ne cessa de se répéter
à tout propos et... hors de propos. Nous nous aper-
çûmes que Commissé sacrifiait plutôt à une coutume
obligatoire qu'à une affliction véritablement sincère.
Cet homme, avec son deuil indiscret et tapageur,
devenait réellement agaçant, encombrant. Il usait
et abusait de son état de veuf inconsolable pour nous
rompre les oreilles, sans aucun souci des bornes per-

76
AU PAYS DE L'OR
mises. Même en plein fleuve, il accostait les canots
de rencontre, s'accrochait à eux et y allait de sa
mélopée à la défunte.
Au début, nous avions plaint Commissé — ce
pauvre Commisse — qui avait perdu sa Galatha,
mais, à la fin, quand il s'accroupissait à nouveau
pour recommencer sa sempiternelle complainte, le
pied nous démangeait et nous étions fortement
tentés de mettre un terme à sa douleur d'âme en lui
en provoquant une autre d'ordre moins immaté-
rielle... et plus effective... au bas de l'échiné.
Commissé nous quitta après trois jours de voyage.
Il s'arrêta et se fixa au village de Yamaïké. Il était
temps qu'il s'en allât, car nous n'aurions pu supporter
plus longtemps les jérémiades de ce pauvre être qui
se complaisait dans son rôle de veuf, comme un acteur
dans une scène à succès...
Il nous laisssa quelque chose de plus intéressant
que sa personne : sa pirogue, jolie, légère et de bonne
coupe. Nous la lui payâmes par un collier de perles
bleues, un peigne et une petite glace. Le tout pouvait
avoir une valeur de cinq francs d'argent français;
or, un canot comme le sien eût bien valu cent cin-
quante francs à Saint-Laurent ou chez les Bonis.
Je donne ce détail pour montrer que jusqu'ici les
Indiens ne sont pas exigeants et que le commerce
serait, avec de tels procédés d'acquisition, très rému-
nérateur chez eux, si commerce possible il y avait...
Mais avec des gens qui ne possèdent que le strict
indispensable, qui n'ont rien à échanger, rien à vendre...
il ne saurait y avoir l'ombre d'un marché.
Il n'y a, chez eux, qu'une industrie, le tissage,
très primitif d'ailleurs, du coton que les femmes
opèrent avec quelques instruments très rudimen-

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
77
taires, bobines,
crochets, fuseaux, grossièrement
taillés au couteau dans du bois. C'est avec ce coton
qu'ils fabriquent leurs jarretières, leurs ceintures et
leurs hamacs.
Mais encore, quand ils ont personnellement le
hamac nécessaire, il ne leur viendrait pas à l'idée
d'en confectionner un second — de réserve — qu'ils
auraient pu vendre le cas échéant. Le Roucouyenne
est trop insoucieux, et trop paresseux aussi, pour se
livrer à l'exécution d'un travail qui ne soit indis-
pensable, ni pressant au premier chef. Avec une
semblable psychologie et avec des gens qui n'ont
aucun besoin et qui sont trop indolents pour songer
à s'en créer, jamais aucun trafic ne s'établira... on
peut l'affirmer...
Une heure avant la nuit, vers cinq heures, Calamou
réapparaît, débouchant de la brousse. Il s'avance,
toujours impassible, à pas comptés. En ne lui voyant
entre les mains rien autre chose que son arme, j'augure
que sa chasse a été infructueuse. Cependant, de son
cou, il détache une liane supportant une feuille de
balisier, repliée plusieurs fois sur elle-même, et de
ce sachet improvisé, emprunté à la forêt, il sort une
perdrix grosse comme un poulet de notre pays. Puis
avec la froide indifférence d'un homme qui n'a rien
fait que d'ordinaire, il explique que dans la montagne
là-haut, il a tué un maïpouri, un tapir. Comme preuve
de ce que je considère comme une prouesse, car
le tapir de la grosseur d'un poney constitue un beau
coup de fusil, il envoie Mikalou chercher la cri-
nière de l'animal qu'il a laissée à l'orée du bois.
Un chasseur indien qui se respecte se contente
d'abattre le gros gibier, mais sa dignité lui interdit

78
AU PAYS DE L'OR
de rapporter lui-même ce fardeau. Ainsi d'ailleurs
que tous les labeurs et charrois pénibles, ce soin
incombe aux femmes qui ont vite fait, sur les indi-
cations du maître, de retrouver l'endroit où gît la
pièce mise à mal.
Le tapir est un animal bizarre d'aspect. Il a le cou
et les oreilles d'un âne, le corps et les jambes courtes
du porc, des pieds de rhinocéros; le museau, qui
s'allonge en une trompe très raccourcie, termine une
tête trop petite par rapport au reste du corps, avec
des yeux si minuscules et étroits qu'ils semblent à
leur tour déplacés sur cette tête pourtant réduite.
Sa chair est une des rares viandes rouges que l'on
trouve dans ces bois pleins d'ombre où les bêtes ont
en général les tissus très anémiés.
Grâce à ce tapir, dont Tanglera et Jeannette
iront demain, en fumant leur inséparable pipe, pré-
lever les meilleurs morceaux que nous ferons bou-
caner d'abord, puis sécher au grand soleil, nous
allons être approvisionnés de « chair » pour plusieurs
jours.
Calamou n'a dépensé que deux cartouches, une
de « double zéro » pour le maïpouri et l'autre do
« numéro six » pour la perdrix. On ne peut demander
mieux à un chasseur. Je l'étonné en le félicitant...
car Calamou ne procède jamais autrement : en chasse,
aucun de ses coups — flèches ou plombs — n'est perdu.
Les Indiens ont, comme chasseurs, un flair spécial
que ne possédera jamais un blanc, pas même un
noir. Gela tient à ce que leur éducation essentiellement,
exclusivement physique, tend uniquement à déve-
lopper leurs aptitudes héréditaires pour la chasse
et la pêche.
Dès qu'ils commencent à marcher, on leur met en

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
79
mains un arc adapté à leur petite taille et une pagaie
enfantine. J'ai vu dans le dernier des villages où je
passai dans l'Itany, un tout petit garçon qui n'avait
pas certes trois ans et qui, à la grande satisfaction
de ses parents flattés dans leur amour-propre, fléchait
déjà avec une certaine adresse un énorme ara rouge
apprivoisé qui se laissait faire.
Les Roucouyennes, — et ils ne sont pas les seuls,
les Oyampis, les Yacopoyes, les Comayanas, les Trios,
leur sont de dignes émules en ce point — imitent à
la perfection tous les cris d'animaux, tous les chants
d'oiseaux. Ceux-ci s'y trompent et, victimes de leur
illusion, accourent d'eux-mêmes s'exposer aux coups
du chasseur, le prenant pour un congénère. J'ai vu
des singes noirs, d'intelligents koatas, tomber dans
le piège et venir se faire tuer sans le moindre soupçon...
Il faut dire encore à l'actif du chasseur indien
qu'il procède et se faufile sans le moindre bruit au
travers dos lianes les plus enchevêtrées et des four-
rés les plus inextricables. Son pied, qui est condi-
tionné pour le bois et la rivière, s'adapte, se colle,
se moule pour mieux dire sur le plan qu'il foule :
arbres en travers des ruisseaux ou roches au fond
des rivières. Le gros orteil, sensiblement écarté des
autres doigts, a des phalanges très mobiles et est
préhenseur : la femme roucouyenne s'en sert à
tout moment pour ramasser à terre de menus objets
qu'elle élève en pliant le genou et transmet ainsi
à sa main. Mais cette faculté, spéciale à la race, per-
met surtout à ces hommes do garder un équilibre
parfait dans des « passes » à peu près impossibles
pour d'autres. L'Indien, en outre, marche en portant
les jambes en dedans, de sorte que son pied droit et
son pied gauche se posent alternativement sur une

80
AU PAYS DE L'OR
seule et même ligne droite, au lieu d'imprimer à
terre un tracé de deux lignes distinctes et paral-
lèles, comme c'est notre cas à nous qui appliquons
les pieds au sol avec un certain écart.
En résumé, le Peau-Rouge est bien né, doué et
éduqué pour le genre d'existence qui doit être son
partage...
... Calamou — nous sommes décidément une paire
d'amis — m'entraîne par le bras et me conduit vers
un « boucan », sorte de gril grossier, composé de
pieux fichés en terre et dont les extrémités four-
chues supportent des branches entre-croisées. Sous
ce léger, rustique et bas édifice, un feu flambe et fume,
rôtissant doucement un gigantesque lézard, un sau-
rien, un caïman tué la veille. Calamou tire de sa cein-
ture son couteau à lame de poignard, découpe une
tranche de l'animal étalé et me la présentant :
— Ça bon, m'explique-t-il dans son idiome peu
compliqué, prends, goûte, mange.
La chair est blanche, rappelant quelque peu la
saveur du poulet. Mieux préparé, ce serait parfaite-
ment mangeable.
En ce moment, Aponchy qui m'avait rejoint, dit
en levant le doigt :
— Ecoute la perdrix ayonne. Tous les jours que
fait Gadou (le bon Dieu), elle chante, sans jamais
se tromper d'une minute, la première fois à cinq
heures un quart, la deuxième fois à six heures.
Encore une journée qui va finir.
Sous l'équateur, les jours sont invariables. Toute
l'année, vers six heures du matin le soleil se lève.
A six heures du soir, il se couche. Il n'y a, pour ainsi
dire, ni aurore, ni crépuscule. Le jour apparaît dans

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
81
son ampleur dès les premiers moments et la nuit se
fait complète en quelques minutes.
Comme des horloges bien réglées, les crapauds
donnent, dès ce moment, le signal des nocturnes
concerts. Ils jettent dans l'espace une note, une seule,
presque toujours attristante et variant, selon l'indi-
vidu, du ton le plus grave au son le plus aigu. Et pen-
dant que les lucioles, —les mouches de feu, — allument
dans l'obscurité qui commence des milliers de zébrures
lumineuses, on perçoit, arrivant de la forêt, des hur-
lements effroyables plus terrifiants, lorsqu'on ignore
leur provenance, que les rugissements du lion ou les
rauques aboiements du tigre. C'est le singe rouge, c'est
le singe hurleur, qui entre en scène et comme il pos-
sède deux larynx avec une sorte de poche de réso-
nance, il en profite pour faire un vacarme infernal.
Les sons qu'il émet ressemblent en très amplifié aux
râles d'agonie d'un porc qu'on égorge et, réper-
cutés à travers la brousse et la nuit, ils produisent
une impression extrêmement lugubre qui glace et
énerve...
... Jusqu'au lendemain, la nature appartient aux
êtres nocturnes : fauves, reptiles, vampires, insectes
de toutes sortes, qui vont, viennent, se meuvent dans
les ténèbres... et les hommes dorment, cessent d'agir,
se confinent sous leurs cases ou sous des abris impro-
visés jusqu'au retour de la lumière...
Calamou, voyant s'éteindre le soleil, nous indique
l'emplacement de nos hamacs dans sa demeure :
— Là, me dit-il, en me montrant le sol au-dessus
duquel se balance ma couche mobile, là est « Marna »
et là se trouve « Pitani » (mon petit)... Tiniksé...
Philipi... (bonne nuit, bonsoir).
6

82
AU PAYS DE L'OR, DES FORÇATS ET PEAUX-ROUGES
Il nous quitte et Aponchy m'explique ces dernières
paroles :
« Là est enterrée maman... Là est enterré mon
petit. »
En somme, je vais avoir des compagnons de som-
meil dont mon insomnie ne troublera pas le repos...
Je vais dormir sur un cimetière...
Au-dessous de moi, sous une mince couche de terre,
reposent enfermées dans des calebasses, les cendres
de la mère de Calamou, de même que les restes d'un
enfant né d'une précédente épouse, elle aussi décédée,
mais, celle-là, inhumée ailleurs, sous la case de sa
famille, en son village natal.

CHAPITRE VI
Les Indiens ignorent le « dégoût ». — Le piaye (sorcier) Alepto. —
Comment il traite ses malades. — Les incantations au diable.—
Départ de chez Calamou. — La cuisine roucouyenne. — Les
lézards iguanes et leurs œufs. — Le sommeil dans la brousse.

... Les Indiens brûlent leurs morts. Ils recueillent
les débris mortuaires dans une calebasse ou un vase
d'argile et les enterrent sous l'aire de leurs cases.
Quand ils désertent un village, ce qui arrive encore
assez fréquemment — il suffît pour cela qu'une épi-
démie ait fait des ravages dans la population ou
même simplement que le chef ait été averti en songe
qu'il doit changer de résidence — ils emportent pieu-
sement, dans l'émigration, les reliques des défunts
qui suivent la fortune des vivants.
Un Indien décède-t-il en cours de voyage, ses
cendres sont toujours et fidèlement rapportées par
ses compagnons de route à son village et enfouies
sous sa demeure, selon la coutume.
J'ai interrogé des Roucouyennes et vainement
essayé de savoir si leur culte pour les morts provenait
d'une croyance en une survie quelconque : je n'ai
pu de nul d'entre eux — leur cerveau est d'ailleurs
fermé et réfractaire à toute idée abstraite et spé-
culative — obtenir une réponse satisfaisante. D'une
façon obscure cependant, ils admettraient un « au-
delà », puisque le rejet qu'ils font de certaines chairs,

84
AU PAYS DE L'OR
pour l'alimentation résulte de ce qu'ils supposent
que les morts peuvent s'incarner dans quelques ani-
maux supérieurs.
Je crois au surplus que les Roucouyennes obéissent
aveuglément à des traditions séculaires, mais qu'ils
n'ont jamais essayé de comprendre le « pourquoi »,
la cause ou le but de leurs coutumes, usages et croyan-
ces. Dans leur cas, le développement excessif des
sens physiques, extérieurs, a tué la faculté de penser
et étouffé le travail de l'idée, le processus du rai-
sonnement... et cela à un degré incroyable. C'est
ainsi qu'une photographie leur est totalement incom-
préhensible. J'ai fait maintes fois l'expérience. Ils
n'y distinguent rien de plus que du blanc et du noir...
Et ils la tiennent indifféremment la tête en bas ou de
côté, sans aucunement percevoir l'image que la juxta-
position des teintes représente...
... Les Roucouyennes affectionnent particulière-
ment leur progéniture. Lorsque au jour je m'éveillai,
je vis Calamou qui, ayant pris dans son hamac un
fils tout jeune, — deux ans à peine, — né de sa pré-
cédente femme, le câlinait et le caressait tendrement.
Le petit se laissait faire, heureux. Puis le père pro-
céda à une toilette matinale : avec le fil de son cou-
teau, il lui rasa les sourcils, lui coupa et enleva les
cils. Ensuite, il inspecta le corps, les pieds surtout où
des « chiques » s'étaient insinuées sous l'épiderme,
et avaient indûment élu domicile, puis ce fut le tour
de la tête dont la population intempestive fut expulsée
avec mise à mort.
Etendu sur les genoux du père, l'enfant se laissait
faire avec la docilité d'un petit cadavre, et à la fin il
s'endormit.
Malgré mon désir de l'admirer à tout prix, Calamou,

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
85
dans l'accomplissement de ce devoir, m'a quelque peu
choqué. Je lui trouve la fibre paternelle par trop dé-
veloppée : il ne se contente pas seulement d'affection-
ner son fils, il aime même les minuscules parasites
cueillis sur l'enfant... et il les aime... jusqu'à se les
mettre sous la dent. C'est un réel désenchantement :
j'aurais voulu que mon ami Calamou fût plus éclec-
tique que ses pareils, qui, eux, je le sais pour les avoir
vus à l'œuvre maintes et maintes fois, profitent de
tous leurs moments de loisir pour s'asseoir ou plutôt
s'accroupir à la file, les uns derrière les autres, et se
livrer avec une charitable réciprocité à une chasse,
d'ailleurs profitable au chasseur... puisqu'il croque
séance tenante le... gibier... capturé dans l'épaisse
chevelure livrée à son investigation.
On est attristé en constatant que ces gens, dont la
distinction corporelle est indéniable et séduisante,
sont affligés, dans les actes usuels de la vie, d'une si
totale ignorance de la propreté, que leur commerce
devient vite pénible, impossible même pour un Euro-
péen. Car nous avons, nous, les blancs, un sens qui,
bien que non catalogué, n'en existe pas moins : le sens
du « dégoût ». Eux, les Indiens, l'ignorent...
... Le mouchoir... le mouchoir, cette véritable pierre
de touche de la civilisation leur est, bien entendu, in-
connu. On aurait mauvaise grâce à leur en faire re-
proche; mais ce qu'on ne peut tolérer sans nausée,
c'est de leur voir affecter au même usage la peau de
leur poitrine, de leurs bras et de leurs jambes sur la-
quelle ils essuient avec une sérénité parfaite, leurs
doigts devenus malpropres : car le sauvage, même le
plus expert, ne saurait se moucher... à la façon du
premier homme..., impunément... : il en reste toujours
quelque chose...

86
AU PAYS DE L'OR
Cette seconde journée chez le tamouchi Calamou se
passa sans incident; il n'en fut pas de même de la nuit.
Vers le soir arriva une famille avec un jeune enfant
malade. Ces gens venaient de loin : c'étaient des
Indiens du haut Yari. L'enfant, la nuit précédente,
avait pris froid. Il était abattu, avait une toux rauque.
Dès que son hamac fut installé, la mère y déposa son
nourrisson, puis commença une incantation très douce,
très triste, très mélancolique, entrecoupée de sanglots.
Elle adjurait le diable, le démon qui s'était introduit
dans le corps de son fils d'avoir pitié et de cesser ses
maléfices... Son chant suppliant dura longtemps.
Dans la nuit, vers minuit, je fus réveillé par cette
mère affligée qui, de nouveau, reprenait avec plus
d'insistance dans la voix, son chant plus douloureux
encore.
Qu'y avait-il?
Calamou, qui passait ayant à la main une torche
confectionnée, selon la mode indienne, avec un
bâton de résine d'encens, me dit :
— Pitani apsic natati (son enfant est presque mort).
Impérieuse, une voix d'homme s'éleva alors dans
l'ombre : cette voix, forte comme une tempête, rapide
comme un vent d'ouragan, exprimait la fureur, le re-
proche et le commandement. C'était Alepto, le piaye,
l'homme au regard toujours inquiet et mobile qui,
se frappant la poitrine et le ventre à coups redoublés
et heurtant avec rage le sol de son talon nu, intimait
au diable Yoloch d'avoir à sortir du corps de l'enfant
malade.
Après avoir, avec des éclats de colère, injurié l' « Es-
prit malin », il finit par entrer en composition avec le
« Malfaisant ». Et je compris que, pour cesser de tour-
menter l'enfant, Yoloch, le diable, exigeait un collier

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
87
de perles bleues de deux tours de cou. Les parents du
malade acquiescèrent et Yolocli, satisfait, passa, ainsi
que le proclamèrent les assistants, du corps de l'en-
fant dans celui du piaye exténué do fatigue, ruisselant
de sueur.
... Le lendemain, à la suite du rude labeur de la
nuit, Alepto le sorcier guérisseur était aphone, mais
il avait autour du cou deux rangées de perles bleues
que je ne lui connaissais point la veille : c'est au piaye,
en effet, incarnation de Yoloch, que se paie le tribut
réclamé dans ces circonstances. L'enfant, d'ailleurs,
allait mieux. Il avait eu simplement de la laryngite
striduleuse, ce que nous appelons le faux croup, ma-
ladie qui inspire beaucoup d'effroi, mais n'est générale-
ment pas dangereuse.
Alepto — que je félicitai — compléta le lendemain
sa cure par une sorte d'exorcisme beaucoup moins
dramatique, au cours duquel il répétait, avec une volu-
bilité extrême, les trois mots : « Saponett, Croisett,
Alimi », qui sont, paraît-il, les noms de démons infé-
rieurs, moins importants que Yoloch.
Il termina sa « conjuration » en soufflant et crachant
trois fois sur le cou, siège de la souffrance du petit
malade...
... Cet Alepto est un homme intelligent. Son œil
est toujours en éveil et, à première vue, l'on devine
que chez lui le cerveau s'est départi de l'inertie qui
immobilise la pensée et le travail de l'intellect chez
ceux qui l'entourent...
... Les Indiens ne savent pas traiter leurs malades
autrement que par ces « piayeries ». Toute maladie,
selon leur croyance, est due à un démon qui s'est logé
dans le corps. Le « piaye » a seul autorité pour l'en
chasser. Les incantations consacrées se font toujours

88
AU PAYS DE L'OR
la nuit, pendant le règne de la lune : à la clarté qui
s'en dégage est attribuée une action des plus néces-
saires dans ces cérémonies d'exorcisme. Les sorcelleries
du piaye, de même que les chants expiatoires si plain-
tifs qui précèdent, accompagnent ou suivent son
entrée en scène, doivent rituellement commencer au
moment où la lune touche une étoile déterminée,
pour ne cesser qu'au moment où elle disparaît, mas-
quée derrière des nuages de contour spécial ou noyée
dans la vague aurore du pays indien.
Alepto, pour apparaître dans son rôle, choisissait,
lui, l'instant où l'astre lunaire venait mêler la lueur
de son disque aux rayons pâles et indécis d'une étoile
qu'il appelait « Cébita » (?)
Presque quotidiennement, pendant notre voyage,
de semblables concerts s'élèveront, semant dans la
nuit des sanglots et des gémissements qui, lentement,
s'en iront, avec une mélancolie impressionnante, se
perdre au loin sur la surface argentée du fleuve ou
s'éteindre dans les profondeurs obscures des bois...
Il n'existe point, chez les Indiens, de chants qui
ne soient une manifestation de souffrance et de dé-
tresse : jamais je n'ai entendu le rythme heureux et
enthousiaste d'un Te Deum de triomphe ou d'un Allé-
luia d'allégresse. Cela tient à ce qu'ils ignorent la
Divinité bienfaisante : d'où l'inutilité des remercie-
ments célébrant la reconnaissance ou la joie. Le dieu
auquel ils sacrifient est d'essence malfaisante. Il sème
le malheur à pleines mains sur la race rouge : leur
chants liturgiques seront donc fatalement, nécessaire-
ment, des expressions de crainte profonde, des repro-
ches pleins d'amertume, parfois même des menaces
ancrées sur le désespoir. C'est le cas lorsqu'on vient de
voir mourir un des siens : Yoloch n'est plus ménagé

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
89
et les insultes les plus blessantes lui sont octroyées
avec largesse...
En dehors de leurs incantations, les piayes, qui sont
à la fois prêtres et médecins dans les tribus, recourent
à quelques procédés curatifs plus efficaces : sur les
plaies, ils disposent des onguents de résines reconnues
comme siccatives et font des tisanes de plantes médi-
cinales dont ils savent les propriétés. Sur les lésions
inflammatoires, ils remplacent nos classiques et popu-
laires cataplasmes par des tiges de plantes très aqueu-
ses — le moucoumoucou par exemple, roseau très
juteux des marécages — qu'ils font chauffer au-dessus
d'un brasier et appliquent brûlantes après les avoir
quelque peu triturées et écrasées, sur la région dou-
loureuse. Toutes ces interventions pratiques ne se
font pas, bien entendu, sans l'adjonction de paroles
et signes cabalistiques...
Jadis, n'était pas piaye qui voulait. Le néophyte
devait subir, avant l'initiation finale, des épreuves
terribles pour les forces et la volonté humaines. Beau-
coup ne pouvaient résister jusqu'au bout aux multiples
tortures qu'on leur infligeait et succombaient terrassés
avant d'arriver au but. Ils mouraient, mais jamais,
affirment les anciens qui ont assisté autrefois à ces
« consécrations », jamais l'énergie du postulant ne
sombrait dans la lutte.
Quand le récipiendaire avait triomphé des horreurs
de la faim et des poisons de toutes sortes qu'on lui
introduisait dans l'organisme, depuis l'infusion de
tabac jusqu'aux liquides les plus répugnants emprun-
tés à des cadavres en putréfaction, il était alors enfin
sacré piaye et sorcier, guérisseur et pontife. Son auto-
rité prévalait sur celle des chefs les plus réputés. Il

90
AU PAYS DE L'OR
devenait un oracle indiscuté et redoutable. Dans les
jugements, sa voix conférait la vie ou la mort...
Aujourd'hui le temps de ces épreuves atroces et
barbares est passé, du moins chez les Roucouyennes...
mais bien amoindrie, sinon passée est, elle aussi, la
puissance des piayes actuels... dont j'ai va discuter
entre Indiens le plus ou moins de valeur comme gué-
risseurs. Partout, décidément, même en pays sauvage,
les dieux s'en vont..., le prestige disparaît...
Après un séjour de près d'une semaine, nous quit-
tâmes le village de Calamou : lui, sa femme et sa sœur
Tachy, dont le mari voyageait plus haut en quête
d'un nouvel abatis, nous accompagnèrent, grossis-
sant le chiffre de la petite flottille de pirogues indi-
gènes qui devaient faire route avec nous. Alacamouïs
me pria de l'admettre à nous suivre. Bien que nom-
breuses, ces petites embarcations ne nous étaient,
à considérer chacune en particulier, que d'un concours
utilitaire très réduit : lorsque l'Indien, qui ne se dé-
place jamais sans son matériel et sa famille, a entassé
dans son canot son arc, ses flèches, son hamac, une mar-
mite, ses femmes et ses enfants et la boîte en fibres
végétales — le tollompo — où il remise ses parures, il
ne reste plus guère de place disponible. Quelques-uns,
les plus serviables, purent nous prendre une caisse,
d'autres à peine un régime de bananes... et certains...
rien du tout. En tout cas la rétribution de leur office
nous était si peu coûteuse qu'il eût été impolitique
de nous priver de cette escorte volontaire qui rehaus-
sait notre prestige. De plus, il eût été cruel de frustrer
ces grands enfants du plaisir qu'ils ressentaient en la
compagnie des blancs.
Nous visitâmes, le jour même du départ, le petit

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
91
village d'Olipou, qui n'offre rien de particulier : même
espèce de cases, même genre d'habitants, même ma-
nière de vivre que chez Calamou.
Les quelques renseignements recueillis sur l'empla-
cement géographique des villages indiens deviennent
fatalement inexacts au bout de quelques années. Nous
nous en aperçûmes en consultant les très sommaires
et rares cartes qui traitent de cette contrée. Il est
impossible en effet de dresser un plan définitif de la
situation des centres où se groupent, sous la rubrique
de village, ces Roucouyennes plutôt nomades que sta-
tionnaires... Certaines bourgades, comme Ochi, Apoïké,
ont changé de rive plusieurs fois en une douzaine d'an-
nées.
La proximité d'un lieu habité nous est toujours
révélée d'avance par le chant du coq dont le cri clai-
ronnant porto loin. C'est d'ailleurs une particularité
à noter : tous les villages indiens possèdent des coqs,
beaucoup de coqs, et fort peu de poules, juste ce
qu'il faut de poules pour ne pas laisser dépérir d'ennui
messeigneurs les coqs... A noter encore que ces coqs
sont tous tout blancs. On sacrifie inexorablement
ceux qui se permettent d'être autrement que d'une
blancheur indiscutable. La raison de cette coutume,
qui paraît singulière de prime abord, s'explique du fait
que les oiseaux du pays ont la plupart des plumages
merveilleusement riches, mais dépourvus de « blanc », et
c'est pour remédier à cette disette, à cette pénurie
préjudiciables au fini de leurs costumes de danse et
de fête, que les Roucouyennes élèvent cette sorte de
coqs, dont les plumes immaculées, par contraste avec
les teintes plus vives, sont du meilleur effet dans les
parures...
Quant aux poules elles n'ont aucune raison d'être

92
AU PAYS DE L'OR
prisées puisque les Indiens dédaignent leurs œufs et
les rejettent de l'alimentation comme pouvant être une
cause de stérilité. Il est quantité de gibiers que les
Peaux-Rouges excluent encore de leur nourriture : le
maïpouri, par exemple, abattu par Calamou, nous fut
laissé pour compte. Les Roucouyennes n'en voulurent
point manger.
Les animaux dépassant une certaine grosseur sont
interdits aux jeunes gens n'ayant pas atteint un âge
déterminé.
En règle générale, l'enfant, comme aussi l'adoles-
cent qui n'a pas encore subi les épreuves d'homme fait,
« de peito », ne doit satisfaire sa faim qu'avec des
pièces de petite taille, les seules d'ailleurs, qu'en
raison de son inexpérience ou de sa faiblesse il soit
autorisé à flécher.
J'eus comme compagnon de route un jeune garçon
d'une quinzaine d'années, originaire de la rivière Yari,
nommé Atalia, qui serait mort de faim plutôt que de
partager notre ordinaire dont tour à tour faisaient les
frais le hocco à face de dindon, la maraye aux ailes
ardoisées, l'agami aux plumes cendrées, soyeuses et
frisées, le toucan carnavalesque avec son bec énorme et
ridicule, l'ara resplendissant, dont la chair dégage un
parfum pénétrant de persil; à plus fortes raisons n'eût-
il point touché aux animaux à poil tels que le patira
ou pécari qui ressemble en petit et en plus foncé à
notre sanglier; le kariacou, sorte de biche dont la chair
rappelle celle du mouton; l'acouchi, rongeur fluet,
roux et gracile qui fait, comme forme et grosseur,
l'intermédiaire entre l'écureuil et le rat; l'agouti qui
remplace le lièvre en Amérique; le pack, dont la chair
fait prime et qui vit dans des terriers proches des ri-
vières; le cabiaï, rongeur géant aux pattes à demi

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
93
palmées et qui excelle à nager : j'ai tué de ces derniers
dans l'Itany qui présentaient la dimension d'un porc.
Le cabiaï âgé est à peine mangeable à cause de l'odeur
forte et écœurante qui envahit ses graisses à mesure
qu'il vieillit.
Notre table, ainsi alimentée au jour le jour par la
chasse, fut des plus variées et des mieux pourvues
pendant notre parcours en ce pays où toutes les espèces
do gibier abondent. Dans nos casseroles affluèrent les
produits les plus étranges et les plus disparates de la
création : depuis l'aigrette immaculée en sa blancheur
de neige, jusqu'aux perroquets et perruches les plus
rares; depuis la lente tortue et le tatou impur et écail-
leux, jusqu'aux singes les plus bizarres : petits tama-
rins à tête de lion, macaques à grimaces de juge,
sagouins malicieux et malpropres, aïs et unaus au poil
laineux et à la lenteur proverbiale, d'où le nom de
« moutons paresseux » sous lequel on désigne encore
ces primates singuliers aux longs bras indolents et
griffus, au masque stupide d'idiots figés dans un per-
pétuel étonnement, et qui, pour s'éviter la fatigue
d'une émigration, passent leur vie agrippés à un arbre
unique, un bois-canon, dont ils dévorent le feuillage
d'un côté pendant qu'il repousse de l'autre.
Mais entre toutes ces variétés, l'atèle-koata aux
poils longs, rudes et noirs, est le plus estimé des indi-
gènes. Ils considèrent ce singe comme le mets le plus
délicieux; un vieil Indien, Oyampis, égaré chez les
Roucouyennes, me donna la clef de cette préférence :
La chair du koata rappelle de très près, paraît-il,
le souvenir et le goût de la viande humaine : c'est
du moins ce que m'expliqua le Peau-Rouge en décou-
vrant des incisives de carnassier, acérées et limées en
pointe, qui ont dû fort probablement, dans le temps

94
AU PAYS DE L'OR
passé, s'exercer sur une nourriture plus choisie et plus
noble que celle fournie par les gibiers à quatre pieds
ou quatre mains...
... Les Indiens sont encore très friands d'un gros
lézard vert végétarien, qui vit dans les feuillages des
arbres inclinés sur la rivière où, comme une masse, il
se laisse choir en cas d'alerte. Ces sauriens effectuent
leur ponte en ce mois de septembre, où nous sommes,
très justement appelé par nos compagnons rouges
« ouanouaye », ce qui signifie « lune (ou mois) des
lézards ». Ces lézards, ces iguanes sont en tel nombre
sur notre parcours qu'on croirait pour un peu qu'ils
s'y sont donné rendez-vous. Nos piroguiers vont pou-
voir s'en repaître à bouche que veux-tu. Très prisé
dans toute la Guyane, l'iguane vert, qui présente sur
le dos et la queue une crête médiane, épineuse et sail-
lante, mesure aisément un mètre de longueur. Il pond
de trente à soixante œufs en une ou deux fois, dans des
trous qu'il creuse sous le sable qui borde les rivières.
Chaque jour, nos Indiens tueront plusieurs de ces lé-
zards, dont quelques-uns, n'ayant pas encore effectué
leur ponte, se métamorphoseront, quand on leur ou-
vrira le corps, en de véritables « garde-manger » rem-
plis d'œufs.
Le soir, au gîte d'étape, on aperçoit d'invraisem-
blables approvisionnements de ces œufs que les Indiens
ont découverts et déterrés avec un flair et une sûreté
de coup d'œil qui n'appartiennent qu'à eux, sur tous
les bancs de sable rencontrés dans la journée. L'iguane
a goût de grenouille. C'est un aliment délicat. Les
œufs, qui ont la dimension d'œufs de petites poules
naines, sont surtout constitués par le jaune. On les
fait cuire comme des œufs à la coque et on les hume
après avoir incisé l'enveloppe qui n'est ni solide, ni

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
95
rigide, mais a une consistance de parchemin résistant
et difficile à déchirer.
Je crois que cet aliment cèle une forte proportion
de phosphore et, pour mon compte personnel, j'ai
constaté une sorte d'excitation cérébrale avec insom-
nie, toutes les fois que j'en ai absorbé au repas du soir.
A défaut des animaux de la forêt, le fleuve est tou-
jours là avec ses incroyables réserves de poissons.
Y a-t-il pénurie de vivres? Il suffit d'une cartouche de
dynamite lancée à l'eau pour produire une véritable
hécatombe. Les Indiens, d'ailleurs, nous évitent le
plus souvent de recourir à ce procédé brutal. Il n'y a
qu'à leur manifester en temps utile le désir do manger
une friture ou la commune et classique pimentade
des Cayennais, pour que, à coups de flèches ou de tri-
dent, ils nous fassent une ample récolte de poissons :
munis de leur arc, ils se font un jeu de flécher au pas-
sage le large et savoureux koumarou, lorsqu'il tra-
verse en zigzaguant l'eau jaillissante des sauts, l'aï-
mara à bouche énorme et acérée qui aime à se reposer
de ses chasses nocturnes sur les fonds de sable exposés
au soleil et le piraï, véritable malfaiteur du fleuve qui,
de ses dents voraces, détache un doigt aux imprudents
avec une dextérité de chirurgien et une rapidité d'es-
camoteur...
À la chasse ou à la pêche, un Indien perd rarement
une flèche : lorsque, par malheur, il manque son but,
il s'en châtie de suite lui-même en se frappant du
poing la poitrine avec de sourdes imprécations.
Cependant, sentant l'approche de la nuit, deux des
pirogues indiennes qui nous précédaient, celles d'Alepto
et de Touampé, s'arrêtèrent à un endroit de la rive
d'accès facile. Nous suivîmes nous-mêmes l'exemple.

96
AU PAYS DE L'OR
Il y avait là quelques vieux carbets en mauvais état
dont s'accommodèrent tant bien que mal les Peaux-
Rouges. Quant à nous, nous nous éloignâmes au plus
vite et avec dégoût de ces gîtes en délabre où foison-
naient et pullulaient une infinité de puces et de chi-
ques. Nous préférâmes aller en plein bois amarrer
nos hamacs... Et nous donnâmes une fois pour toutes
à Aponchy, l'ordre de ne plus s'arrêter désormais aux
endroits, aux étapes où fréquentent les indigènes : ce
sont en effet presque toujours des foyers d'infection et
des nids à parasites où seuls peuvent se complaire des
Peaux-Rouges.
La nuit, on le sait, se fait sous la latitude où nous
sommes entre six heures et six heures et demie au
plus tard, selon les saisons. Vers cinq heures, chaque
jour, nous nous arrêtions, choisissant un abord aisé
et pratique. Le premier soin de nos hommes, en débar-
quant, était d'allumer du feu. C'était vite fait : quel-
ques bûches de bois mort étaient arrosées de schiste,
on approchait une allumette et la flamme brillait. On
cuisait rapidement les aliments destinés au repas du
soir. On mangeait la plupart du temps presque à
tâtons dans la nuit commençante, puis on s'octroyait,
jusqu'au retour du soleil, ce que mon camarade de
route, Saillard, appelait expressivement une séance de
hamac.
On se garde des maringouins et moustiques innom-
brables des tropiques en abritant le hamac par une
moustiquaire qui l'enveloppe et le protège de toutes
parts.
La moustiquaire consiste en une vaste pièce d'étoffe
très légère, tendue sur une corde au-dessus du hamac
qu'elle recouvre dans toute sa longueur et de chaque
côté duquel elle retombe. Ce dispositif revêt l'appa-

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
97
rence des catafalques que l'on voit dans les églises aux
cérémonies funéraires.
Pour mon compte personnel, j'ai toujours mal re-
posé sous cette enveloppe qui me semblait m'empri-
sonner, m'étreindre, m'étouffer et souvent je l'ai
supprimée, préférant presque la visite des marin-
gouins, des moustiques et des macs dont l'aiguillon
rigide et droit traverse hamac et vêtement, à l'into-
lérable sensation d'asphyxie qui m'envahissait sous
cet appareil.
Une des précautions qu'il faut encore prendre lors-
qu'on couche en plein bois, c'est d'isoler du sol ses
vêtements et ses chaussures : autrement, on risquerait
fort, au réveil, de trouver dans les plis des uns et
l'intérieur des autres toute une population dont les
crapauds, scolopendres, scorpions et fourmis forment
le contingent le plus habituel.
La nuit, lorsqu'on descend du hamac, il est indis-
pensable de faire de la lumière et de ne poser le pied
à terre qu'après avoir constaté que la place est nette
de tout reptile : il nous est arrivé d'entendre plu-
sieurs fois siffler sous nos hamacs des serpents qui,
dans l'obscurité, rampaient à la poursuite des cra-
pauds. Gomme en Guyane, on a affaire, dans la plu-
part des cas, au « grage », il serait d'une imprudence
suprême de s'exposer à marcher dessus; ce serait
fatalement s'attirer une morsure presque toujours
mortelle.
Il est d'ailleurs de règle et de nécessité d'avoir tou-
jours dans ces stationnements nocturnes, un fanal
allumé à proximité de la couche. Son éclat, s'il attire
quelques insectes, éloigne du moins les bêtes dange-
reuses et surtout préserve du contact des vampires et
chauve-souris qui profitent des ténèbres pour s'ap-
7

98
AU PAYS DE L'OR, DES FORÇATS ET PEAUX-ROUGES
pliquer soit au cou soit aux orteils du dormeur et le
saigner, sans qu'il s'éveille, d'une manière souvent
dangereuse.
... Malgré ces quelques ennuis, la vie des bois, avec
l'imprévu et la multiplicité de ses aventures, avec sa
totale et pleine liberté d'action, offre un attrait qui
captive, retient et rappelle tous ceux qui ont appendu
leur hamac aux grands arbres des forêts, et ont connu
le charme des sommeils, où nul toit n'empêche le rêve
de se hausser jusqu'aux lointaines étoiles.

CHAPITRE VII
Une idylle au pays rouge. — Alacamouïs aime Mikalou. — Cala-
mou jaloux s'interpose. — Traqué par les sortilèges, Alaca-
mouïs se résout à nous quitter.
La nature humaine, avec son essentielle passion
— l'amour — est la même sous toutes les latitudes,
et le long des rives surchauffées de l'Itany, de même
que sous nos cieux plus tempérés, l'hommage imma-
nent de l'homme va naturellement à la femme... et
elle... à travers des subtilités variables dans l'art de
plaire, ne se montre nulle part insensible au culte
qu'elle inspire...
Malgré son apparente abdication d'elle-même et
son extrême infériorité sociale, la « rouge enfant »
de la grande Sylve américaine, est quand même —
et non moins que nos blanches riveraines de la Seine
— l'idole souveraine et rafraîchissante aux pieds de
laquelle l'homme dépose, avec son cœur altéré, la
flamme de son désir... et l'encens de sa prière.
... Sous les vastes frondaisons des immenses forêts
vierges, comme dans les salons les plus moder-
nisés de nos villes, la femme est partout conforme
à la femme comme doivent l'être des jumelles de
même origine... Et à toutes, sans distinction de
couleur et de race, Eve, l'aïeule commune et loin-
taine, a légué, dans toute leur intégrité, ces imper-
fections traditionnelles, nécessaires et adorablement

100
AU PAYS DE L'OR
troublantes qui la poétisèrent dans les siècles et
assurent son immortelle suprématie... Imperfections
qui sans doute furent fatales au premier père, mais
qui, en retour et en compensation, l'exacerbèrent
jusqu'en ses moelles intimes et lui révélèrent en un
éclair providentiel, les âpres et éblouissantes jouis-
sances de l'acte d'aimer..., mystère impérieux qui
rapproche et heurte les êtres, torture et vivifie, tue
et engendre et finalement en octroyant à l'homme
la toute-puissance créatrice, lui confère une infinie
et accablante responsabilité qui anoblit, exalte, et
divinise.
... Dans cette chaude atmosphère tropicale où
je vivais une vie de rêve, une ébauche d'idylle se
déroulait sous mes yeux.
Alacamouïs, ce jeune étranger paré de verroteries,
cherchait, à n'en point douter, à plaire à l'épouse de
son hôte Calamou, et l'enfantine et volupteuse M'kalou
n'était pas insensible à ce tendre manège. Ses pauses
plus alanguies lorsque Alacamouïs concentrait sur
elle ses regards chauds de passion; ses paroles dont
elle exagérait avec complaisance le chantonncment
et le zézaiement de mode chez les femmes de sa race,
quand son admirateur écoutait sa voix; ses paupières,
qu'alourdissait et fermait à demi la joie de se sentir
désirée avec ferveur, démontraient surabondam-
ment que le chemin de son cœur s'était ouvert.
Cependant Calamou allait, venait, vaquait à ses
occupations habituelles, montrant la plus parfaite
sérénité et paraissant dans l'ignorance complète de
ces agissements. Pendant sa présence en sa case,
Alacamouïs d'ailleurs évitait les visites. Il se tenait
paresseusement allongé dans son hamac de coton et
restait confiné dans la hutte voisine où l'hébergeait

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
101
une femme qui allait être mère, Tachy, l'épouse de
l'Indien Polé qui se trouvait momentanément absent :
il y avait en effet plusieurs semaines que Calamou
avait dépêché ce sujet chez Panapi, son beau-père,
pour y glaner des plants de manioc et ensemencer
dans ces parages un nouvel abatis dont les hommes
du village avaient décidé la création...
Mais souvent, chaque jour, Calamou s'absentait,
soit qu'il partît, armé de son arc ou de mon fusil,
chasser, à travers les sentiers lointains de la forêt,
le gibier nécessaire à notre subsistance, soit que dans
sa rapide pirogue il s'allât perdre dans les méandres
de criques où abondent les poissons dont nous étions
friands... et dès que le chef avait disparu sous bois
ou que le bruit de sa pagaie s'éteignait dans l'éloi-
gnement, Alacamouïs apparaissait... Mikalou chan-
tait alors des rondes de son enfance à mi-voix et
pour se donner une contenance, elle lissait, de ses
doigts gentiment écartés, les cheveux noirs et épais
qui encadraient son jeune visage et retombaient
lourdement sur ses rondes épaules; ou bien, assise
à terre sur une natte d'aloès, elle manœuvrait con-
curremment de sa main agile et de son pied industrieux,
le jeu des fuseaux qui servent à filer le coton. Et à
l'angle du carbet, assis sur un cololo (banc) très bas,
Alacamouïs, son adorateur, la contemplait, silencieux
et ravi, pendant des heures.
Parfois, alors, nonchalamment, il agitait le mon-
ceau des colliers qui s'étageaient et se superposaient
autour de son col et, en guise d'amusement, dirigeait
le petit miroir qui, à côté du peigne de bois obliga-
toire, pendait au milieu de ces verroteries, de façon
à envoyer des reflets de soleil dans les yeux surpris de
Mikalou.

102
AU PAYS DE L'OR
Aussitôt celle-ci cessait son travail et levait vive-
ment les mains comme un écran pour protéger son
regard : elle riait et récriminait pour la l'orme.
J'entendis Alepto, le piaye, qui, debout, adossé
à un palmier voisin, observait ces innocentes espiè-
gleries, dire un jour :
— Mikalou, prends garde... Prends garde, Mikalou...
Le rayon de soleil qui pénètre ainsi dans l'œil éblouit,
trouble les esprits, affole... et une femme affolée ne
sait plus les égards qu'elle doit à son chef.
A cette admonestation, Mikalou eut une moue de
désapprobation et reprit avec nervosité le travail
des fuseaux.
Alacamouïs, lui, lentement, se leva de son banc
et à regret, sans mot dire, s'éloigna...
Après ces paroles, Alepto frappa trois fois du pied
la terre, puis sortant son couteau de sa ceinture, trois
fois il entailla jusqu'au cœur l'écorce vive du palmier.
— Que fais-tu? lui dis-je.
— Je conjure les mauvais sorts, répondit-il, et
ce fut tout l'éclaircissement que je pus tirer de lui.
— Que penses-tu de tout cela? demandai-je à
Aponchy qui avait assisté à la scène.
Avec gravité, Aponchy prononça ces seules paroles :
— Toi, ne vois rien, n'entends rien, ne dis rien...
Laisse faire et n'oublie point que rien n'échappe à
l'œil perçant du Peau-Rouge. Et il s'éloigna pour
n'en point dire davantage...
Décidément la situation se dramatisait. Qu'allait-il
advenir? Et pourtant je n'avais rien vu que de bien
innocent.
... Ce soir-là, Calamou rentra avec une venai-
son superbe. Il rapportait notamment, non dans
ses bras, ce qui l'eût déshonoré en tant qu'Indien,

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
103
mais passé autour de son épaule, un pack de belle taille,
dont les pieds d'avant, liés par une liane aux jambes
d'arrière, faisaient l'office de bandoulière. Il jeta le pack
à terre, puis tendit à Mikalou une gerbe de plumes
d'ara de la plus magnifique espèce; celle-ci les reçut
en souriant, les lustra du dos de sa main légère et les
disposa avec soin dans le coffre en vannerie où les
Indiens rangent leurs parures et objets précieux.
Tout respirait le calme, la paix, la confiance, dans
le milieu où nous vivions; je m'efforçai moi-même
d'oublier les inquiétantes paroles du sorcier.
... Le pack est un gibier permis aux Indiens. En
un clin d'œil, l'animal fut dépecé et mis à cuire dans
une vaste chaudière. Lorsqu'il fut ébouillanté, les
femmes en grattèrent le poil, — on ne sait point
dépouiller un animal chez les Roucouyennes, — puis
nous y ajoutâmes du sel. Les Indiens y jetèrent une
poignée de piments et l'on festina en commun, blancs,
rouges et noirs, fraternellement assis autour de la
marmite. Mikalou, pour remplacer le pain, nous
offrit d'excellentes galettes de cassave... gracieuseté à
laquelle nous répondîmes en débouchant un litre de
rhum de Mana. Ce liquide, forcément, produisit une cha-
leur qui, bien que moins communicative sans doute que
dans les banquets de France, n'en délia pas moins
quelque peu les langues. On parla de chasse, de pêche, de
fêtes, de danses, de « Marakè », mais sans éclats de voix,
sans intonations bruyantes, posément, doucement, en
termes brefs, comme il convient à des Roucouyennes.
Nous fumâmes d'abord quelques-unes des longues
cigarettes indiennes enroulées dans l'écorce de ma-
hot, de tamouï (1), puis j'en fabriquai à mon tour
(1) Cette écorce se désigne aussi sous le nom de taouari.

104
AU PAYS DE L'OR
pour l'assistance avec mon tabac et mon papier
habituels.
On fit alors imiter à un jeune garçon le chant de
divers oiseaux, le cri de différents quadrupèdes. On
rectifia et on critiqua certaines intonations qui pa-
rurent imparfaites... puis on le félicita.
Tout le monde paraissait à l'aise. Il ne semblait
point qu'il y eût gêne, ni contrainte. Calamou ordonna
à Mikalou d'apporter du cachiri et alors, pendant
que les convives s'abreuvaient à tour de rôle à la
calebasse (carapi), Calamou, les yeux baissés à terre,
sans regarder personne particulièrement, se mit à
dire d'une voix pâle, très peu accentuée, d'un ton
indifférent comme s'il s'agissait d une réflexion sans
importance, les étranges paroles que voici. Je les
relate d'après Aponchy qui, en cet instant, me toucha
du coude pour appeler mon attention et me les tra-
duisit dans la suite :
« Il y eut un jour, prononçait Calamou, dans un
pays très éloigné dont je ne sais pas le nom, un homme
qui vint visiter un autre homme. Et cet autre homme
avait une femme, je ne sais point si elle était jeune
ou vieille, belle ou laide, mais je sais que le visiteur,
violant les règles de l'hospitalité, voulut se faire
accepter d'elle. Il n'y réussit point, paraît-il. Ce
n'était pas bien agir et le suborneur méritait d'être
puni. Yoloch le « piaya » (1), le destin fut contre lui
et il lui arriva malheur. Quel malheur? Je n'en sais
rien et ne le saurai jamais, car cola se passait bien
loin d'ici... et il y a longtemps, je crois, des siècles
peut-être. ... Chez nous, d'ailleurs, pareille chose
n'arrive jamais. Les hommes sont loyaux et ils res-
(1) En fit une victime des « piayes », des sortilèges.

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
105
pectent la propriété des autres : Buvons, Yépé (1),
buvons, camarades. Accepte encore une dose de
cachiri, Alacamouïs, mon hôte. »
Calamou s'était déchargé le cœur, sans apostrophe
directe, à la coutume indienne, sans fracas, sans bruit.
Mikalou, devenue subitement soucieuse, baissait
le front.
Alacamouïs, lui, en écoutant les réflexions de
Calamou, avait tressailli imperceptiblement; l'inté-
ressé, d'ailleurs, qui toujours affecte de n'avoir point
compris l'allusion dont il fait les frais, ne se méprend
jamais à ces sortes d'avertissements et, sur-le-champ,
se tient en garde, prêt à toute éventualité...
La soirée se termina sans autre incident... L'heure
était venue de se reposer. Les Indiens se retirèrent
et regagnèrent leur case respective en brandissant
des tisons enflammés qu'ils agitaient dans la nuit
pour en activer la combustion et le pouvoir éclai-
rant, mais, avant de s'éloigner, Alepto avait glissé
dans l'oreille d'Alacamouïs : « Prends garde. »
... Le lendemain, nous devions reprendre le cours
de nos pérégrinations et quitter le village. Dès la pre-
mière heure, tout le monde fut debout et l'on se mit
à faire les préparatifs de départ. Je vis Alacamouïs
qui roulait son hamac. Puis il ouvrit un coffret et
commençait d'y ranger avec soin et méthode ses orne-
ments de perles quand, tout à coup, étouffant un cri,
il fit un bond en arrière et secouant son bras droit à
toute volée, se débarrassa vivement d'une magnifique
et effrayante couleuvre dont les anneaux cerclaient sa
main et son poignet. C'est un principe chez les Peaux-
Rouges de ne laisser jamais fuir un être nuisible.
(1) Yépé signifie ami, compagnon, camarade.

106
AU PAYS DE L'OR
Alacamouïs se précipita sur le reptile qui dressait
la tête en défense et d'un coup sec de son talon nu,
lui brisa l'ossature. L'animal à terre eut de dernières
ondulations de détresse et d'agonie. C'était un ser-
pent Jacquot dont la couleur d'émeraude se confond
avec la fraîcheur des herbes et rivalise de splendeur
avec le coloris des perroquets les plus brillamment
verts.
Ses crochets sont venimeux, sa morsure donne la
mort... Le jeune Indien l'avait échappé belle.
Quand, pour embarquer, il passa près d'Alepto,
le sorcier lui jeta ces paroles :
— Alacamouïs, les mauvais sorts sont sur toi...
Eloigne-toi... Pars... Retourne au pays des Oyampis.
Regagne la case de ton père; c'est un piaye puissant,
il saura préserver son fils et détourner le malheur.
Mais les sages conseils glissent à l'oreille des amou-
reux. Alacamouïs passa, feignant de ne pas entendre...
Il sauta dans son esquif et aussitôt se dirigea dans
le sillage de Calamou. Il se trouvait ainsi tout proche
de son aimée Mikalou qui, assise et pagayant à l'ar-
rière de l'embarcation conjugale, récompensait son
assiduité en lui adressant discrètement, de temps en
temps, un regard de sympathie, une parole d'encou-
ragement.
Un copayer au tronc énorme, incliné sur la rivière,
étalait comme un immense et bas parasol ses bran-
chages au-dessus de l'eau. Calamou côtoyant le bord
passa sans encombre sous cette voûte de verdure.
Mais à peine Alacamouïs s'y était-il engagé à sa
suite qu'il porta, avec un cri aigu, ses deux mains
crispées devant sa face et se précipita tête première
dans le courant profond...

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
107
— Les mouches... les mouches (1), tel fut le cri
d'effroi qui s'éleva des pirogues environnantes...
Ces « mouches », que les noirs du Maroni et les
Peaux-Rouges do l'Itany redoutent à l'égal d'un
fléau, sont en réalité des guêpes terribles à cause de
leur dard venimeux et de leur caractère irascible.
Les indigènes, dans leur langage imagé, les appellent
mouches « sans-raison », faisant ainsi allusion à l'élan
de rage et de folie avec lequel elles se ruent sur l'im-
prudent qui heurte l'espèce de poche à parois bis-
cornues et tourmentées, minces et cartonnées, qui
leur sert de résidence.
Le seul voisinage que tolèrent ces belliqueux
hyménoptères, ce sont les « caciques », perroquets
grimpeurs au corps enrobé d'or comme les anciens
chefs caraïbes, et ceux-ci profitent de cette disposition
pacifique à leur seul égard, pour établir sur les arbres
où séjournent et dominent les « guêpes à dague »,
ces innombrables nids qui, avec leurs formes allongées,
ballonnées et pendantes, ressemblent de loin à des
centaines de lampions grisâtres qui seraient accrochés
aux branchages d'un gigantesque arbre de Noël.
Et là, en toute confiance, le cacique vit, pond et
se reproduit sans redouter l'approche et les dépré-
dations de l'homme... La « sans-raison » est sa sauve-
garde la plus efficace.
Alacamouïs, en se dérobant sous l'eau, avait recouru
au seul moyen pratique de se soustraire à l'agression
sauvage de ces guêpes acariâtres.
Lorsque, après sa plongée, il réapparut à la surface
(1) Sans aucun doute, et volontairement, on peut le supposer,
Calamou avait dû en passant donner l'éveil à ces guêpes « sans
raison)...

108
AU PAYS DE L'OR
de l'eau, son front commença de suite à se bour-
soufler et son visage fut bientôt à demi défiguré par
de cuisantes et douloureuses ampoules. Alepto, le
sorcier, lui enduisit la face avec un onguent de beurre
de Maripa et fil des conjurations pour enrayer l'effet
vénéneux des aiguillons implantés dans sa chair...
puis, derechef, pour la troisième fois, il dit au patient :
— Pars, pars, pars, si tu tiens à retourner autre-
ment qu'en poussière et en cendres dans le pays
où t'attendent tes frères...
... Le soir, après avoir absorbé un breuvage de
guérison que la compatissante Mikalou avait préparé
au malade, en émulsionnant les semences chocolatées
du Pataoua dans du jus de canne à sucre, Alaca-
mouïs s'approcha de moi :
— Le « Calina » (l'Indien) n'a jamais eu peur des
coups qui viennent du bras de l'homme... mais que
peut-il contre les sorcelleries : rien, que fermer les
yeux, se coucher et mourir... Mais toi qui es mon
ami, toi qui es un piaye blanc et puissant, détourne
donc les malheurs qui me guettent... indique à Alaca-
mouïs ce qu'il doit faire?...
Il fallait, dans son intérêt, frapper l'imagination
du naïf Alacamouïs :
— Laisse s'achever la nuit, lui dis-je, je vais
plonger mon regard dans les ténèbres et scruter les
nuages qui s'amoncellent sous les étoiles. Reviens
demain à pareille heure, je te dirai ce que j'aurai su,
tu apprendras ton sort. Mais, demandai-je, obéiras-tu
à mon conseil?
— Oui, dit Alacamouïs.
— Même s'il fallait te séparer de nous?
Alacamouïs, à cette dernière question, s'éloigna
sans avoir répondu.

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
109
... Le lendemain, notre caravane, après une acca-
blante navigation dans une chaleur d'incendie, s'arrêta
pour stationner de meilleure heure que de coutume :
il était trois heures environ. Les Indiens se dispersè-
rent ; les uns s'éloignèrent pour pêcher, les autres
— Alacamouïs était du nombre — s'en furent sous
bois pour chasser.
Le premier qui revint au campement fut Alaca-
mouïs. Il était défait, inquiet, troublé en face du
persistant mystère qui pesait sur lui et le pressait
maintenant de toute part et sans répit.
— Qu'as-tu, Alacamouïs? Qu'est-il arrivé? lui de-
mandèrent les femmes.
Il abaissa légèrement la ceinture de coton qui
soutenait son kalimbé et, à gauche, sur sa hanche,
découvrit une éraflure qui avait entaillé l'épiderme
sur une longueur de dix centimètres environ. La péné-
tration en profondeur était insignifiante; le trait qui
l'avait touché n'était probablement pas destiné à
le tuer. Il l'avait rapporté et nous le fit voir. C'était
une flèche anonyme, de provenance inconnue...
Mikalou, honteuse comme si elle était fautive,
s'était enfuie et, accroupie derrière un buisson de
lianes, elle y dérobait ses larmes, sa douleur et aussi sa
vue que maintenant elle jugeait funeste et fatale au
malheureux Alacamouïs...
Il ne fallait plus hésiter, il était temps d'agir, de
prévenir un drame qui s'annonçait imminent. J'em-
paquetai une large ceinture dont le rouge ardent
avait bien souvent excité la convoitise d''Alacamouïs,
et je mandai le blessé. Prenant alors un air sibyllin,
faisant appel à toute ma gravité, je parlai :
— As-tu des sœurs, demandai-je, qui égayent la
case de ton père?

110
AU PAYS DE L'OR
— Oui, trois.
— Eh bien écoute, Alacamouïs, et exécute immé-
diatement ce que ma bouche va te dire, car c'est le
Grand Esprit, le Dieu des blancs qui m'inspire et
qui veut te soustraire à la colère de Yoloch. Prends
cette écharpe rouge. Ne la déploie point, ne me re-
mercie point, mais cache-la immédiatement au fond
de ta boîte à parure, et de suite, sans perdre une mi-
nute, sans faire d'adieux, sans regarder en arrière,
monte en ta pirogue, reprends le fleuve et retourne en
ton pays. Dès ton entrée sous la case familiale, tu
diras à ta plus jeune sœur de te nouer autour des
reins l'écharpe sacrée que je te confie... Cela fait, tu
pourras te réjouir et boire le cachiri des Oyampis...
Les maléfices n'auront plus jamais prise sur toi et
tu trouveras en ton pays une fille, plus belle encore
que Mikalou, qui sèmera l'oubli du passé et la joie
du présent dans ton cœur apaisé.
Alacamouïs me plaça ses deux mains sur les épaules,
je fis de même à son égard, et face à face, ainsi enlacés,
nous nous inclinâmes ensemble de gauche à droite
et de droite à gauche, en nous nommant « frère et
ami ».
C'est l'accolade indienne.
Cinq minutes à peine après ce réciproque adieu,
Alacamouïs, fidèle au programme imposé, avait
repris le fleuve et s'éloignait impassible et résigné,
pour toujours sans doute.
Mikalou demeura une semaine triste, préoccupée,
pensive, puis un sourire s'esquissa sur sa lèvre et le
rire à nouveau revint s'égrener plus frais et joyeux
que jamais entre la nacre de ses jeunes dents...

PAGAYEURS BOSCHS REVÊTUS
DE
LA
« PAGA
»


DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
111
Alacamouïs était parti..
Alacamouïs était loin...
Alacamouïs était oublié.
... Blanche ou rouge, sauvage ou civilisée, toujours
et partout la femme est la même.

CHAPITRE VIII
Une fête indienne au village de Yamaïké. — Mort de Yacoulo.—
Incinération de sa dépouille. — La « Maraké ». — Epreuves et
tortures.
Je ne relaterai pas jour par jour les incidents de
notre voyage. Je m'arrêterai seulement aux épisodes
et événements qui m'ont le plus intéressé, soit en cours
do route, soit pendant nos arrêts dans des lieux
habités.
Tout village porte habituellement le nom du chef
qui le commande. Nous arrivâmes au village de
Yamaïké quelques jours après qu'Alacamouïs nous
eut quittés. Yamaïké, le tamouchi est un des rares
vieillards que j'ai vus chez les Indiens. Il est quelque
peu corpulent, chose exceptionnelle chez les Peaux-
Rouges, et sa large face aux traits qu'accentuent
des rides fortement imprimées, reflète une bienveil-
lance et une placidité de patriarche.
J'ai trouvé très peu de Roucouyennes âgés; je n'en
ai pas rencontré d'infirmes. Les doyens paraissent
ne pas dépasser la cinquantaine et sont d'aspect
solide. Cette sélection s'explique. Tout être qui mène
une existence de primitif ne peut triompher des diffi-
cultés que la nature sauvage multiplie sous ses pas
qu'à la condition de jouir dans leur plénitude et leur
intégrité, de ses aptitudes et fonctions corporelles.
Tout sujet donc qui a subi une dépréciation, une



AU PAYS DE L'OR, DES FORÇATS ET PEAUX-ROUGES
113
déchéance de ses moyens physiques, est condamné
à disparaître : les vieux, les maladifs, les estropiés
sont fauchés sans miséricorde.
C'est surtout à la tuberculose que la race des Indiens
paie un tribut de mortalité énorme. Comme ces peu-
plades n'ont aucune idée de l'hygiène préventive,
aucune notion de la contagion familiale, ils boivent,
sains ou malades, à la même calebasse; plongent leurs
mains infectées dans le même plat d'aliment, couchent
à plusieurs dans le même hamac, font, en un mot,
tout ce qu'il faut pour se contaminer réciproquement.
Par ce système, la maladie se propage avec une
effrayante facilité et des villages sont parfois décimés
avec une rapidité incroyable. C'est alors que les der-
niers survivants, terrorisés par ces ravages inexpli-
cables pour eux, fuient leurs demeures devenues des
foyers de mort et transportent au loin leurs pénates.
Je suppose que cette endémie de tuberculose est
préparée et entretenue, dans une large part, par le
manque de sel. La plupart des tribus indiennes igno-
rent l'usage de ce condiment vital. Elles en masquent
l'absence par l'emploi du piment et autres excitants
qui ne sauraient suppléer au chlorure de sodium,
indispensable à la vie physiologique et à l'entretien
de l'organisme.
Certains auteurs ont en outre invoqué, comme
cause de ces dépeuplements foudroyants, de bru-
tales épidémies de variole qui, en quelques jours,
fauchent un village. Le fait est exact. Toutefois,
comme je n'ai en aucune rencontre, trouvé le visage
d'un Roucouyenne grêlé par les stigmates, les cica-
trices que laissent après eux les boutons de la variole,
à moins de supposer que jamais, même exception-
nellement, la mort ne fait grâce en ce cas, il est
8

114
AU PAYS DE L'OR
permis de se demander si la peinture au roucou ne
serait point un préservatif contre les ravages cutanés
de cette maladie? Je laisse le soin d'élucider la
question aux médecins qui, depuis plusieurs années,
ont préconisé l'influence de la lumière rouge dans cer-
taines éruptions fébriles.
Une preuve directe et vivante de cette effroyable
mortalité qui s'abat parfois sur certains clans d'In-
diens, nous est fourni par le chef Yamaïké lui-même.
Dans son enfance, il faisait partie d'une tribu pros-
père, cruelle et redoutée, les Comayanas, établis sur
la crique Aloué, affluent de l'Itany. Actuellement,
de ses compagnons d'origine, il ne connaît que huit
représentants. Tous les autres Comayanas ont dis-
parus, fauchés ou dispersés par de successives épi-
démies. Les quelques rares survivants ont fait comme
lui : ils se sont alliés et fondus soit avec les Rou-
couyennes, leurs voisins, soit avec d'autres tribus
et y ont fait souche, oubliant leur nationalité pre-
mière.
... La résistance vitale individuelle de cette race
est pourtant remarquable. Jusqu'aux derniers mo-
ments, un Roucouyenne, si malade soit-il, marche,
agit, continue son système de vie habituel. Pour
qu'il s'arrête avant l'approche immédiate de la mort,
il faut qu'un stigmate extérieur de maladie appa-
raisse sur son corps. Mais l'affection chronique,
l'affection interne, dont le foyer n'est pas directement
visible ne saurait l'effrayer, ni l'entraver dans ses
occupations quotidiennes.
Ce fut le cas d'un Indien du Yari, nommé Yakoulo,
que je trouvai agonisant dans une case du village.
Cet homme, atteint de laryngite tuberculeuse, d'une
maigreur de squelette, naviguait quand même dans

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
115
l'Itany. En face de Yamaïké, le souffle lui manquant,
il s'arrêta et, avec l'aide de ses trois femmes, vint
enfin suspendre son hamac sous le carbet des voya-
geurs. Il s'y coucha pour y mourir. L'eût-il voulu,
le malheureux ne pouvait se méprendre sur son sort.
En effet, avec un empressement rare, tous les hommes
du village faisaient dans les parages voisins, une ample
récolte de bois bien sec et choisi parmi les espèces
les plus combustibles, et ils venaient l'entasser à deux
pas du hamac mortuaire, sous les yeux fixes et déjà
à demi vitreux du moribond. Et pendant que les
trois femmes psalmodiaient à l'unisson la chanson
des larmes et des lamentations variées, de tout ce
bois aligné avec méthode, s'élevait un léger édifice
qui prit vite la forme d'un... bûcher. C'est là que le
mourant qui, — selon la coutume — devait être flatté
de l'attention suprême et délicate dont il était l'objet,
serait incinéré aussitôt son dernier soupir.
... Dès que Yakoulo fut mort, ses femmes cessèrent
leurs chants suppliants et se répandirent en impré-
cations et injures à l'adresse du Diable, de Yoloch
qui n'avait point su ou point voulu guérir leur mari.
Elles se tondirent la tête en signe de deuil. Puis le
cadavre revêtu des objets d'habillements et d'orne-
mentation qu'il possédait de son vivant fut, son
hamac lui servant de linceul, pieusement installé
dans un emplacement vide ménagé pour lui au centre
du bûcher.
Son arc, ses flèches, sa pagaie coutumière furent
disposés à portée de son bras et Yamaïké — le vieux
chef aux dix robustes fils, — muni d'une torche de
résine d'encens, enflamma l'amoncellement des bûches.
Ce fut vite un brasier au milieu duquel Yakoulo

116
AU PAYS DE L'OR
se contractura, se fendilla, se fissura et, par d'innom-
brables craquelures, laissa suinter des graisses qui
s'enflammèrent et le dérobèrent sous un nuage de
fumée d'une âcreté à faire mal.
Quand cette vapeur épaisse et nauséabonde se
fut dissipée, le cadavre n'était plus qu'une masse
charbonneuse qui conservait quand même la vague
et horrifique apparence d'une structure humaine.
Un guerrier Roucouyenne alors s'avança et d'un
coup de massue heurta le lamentable débris. Ce fut
la fin, et ce qui s'appelait encore, il y a quelques
instants à peine, l'indien Yakoulo, s'effondra à
jamais dans la cendre de l'anéantissement.
... Lors de notre arrivée chez Yamaïké, le village
était en réjouissances : la fête de la Marakè y battait
son plein. Des pavillons bizarres, confectionnés en
vannerie, appendus à la cime de longs et minces bam-
bous, balançaient leur silhouette de cerfs-volants
au-dessus des cases. C'étaient des « piayes », des
fétiches destinés à assurer la bonne récolte du coton.
Sur le fond rouge de la peau, hommes, femmes et
enfants portaient des dessins étranges tracés en noir
à l'huile de génipa, dont la puissance colorante riva-
lise avec l'encre de Chine.
Un jeune guerrier, aux dents blanches et acérées,
détenait sans conteste le record de cette toilette de
fête. Il se nommait Toko. Il semblait, des pieds à
la tête, habillé d'une dentelle à jour où, côte à côte
réunies, apparaissaient toutes les figures géométriques,
depuis le carré et le losange, jusqu'aux spirales et
arabesques les plus excentriques.
Des musiciens tiraient, de flûtes rudimentaires
faites avec des tibias de biches ou des roseaux percés

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
117
de trous, quelques notes dont l'assemblage et la
constante répétition produisaient une harmonie sau-
vage; ils y soufflaient alternativement avec la bouche
et les narines et tâchaient de se conformer à la ca-
dence que leur imprimait un vieil Indien frénétique.
Ce chef d'orchestre endiablé émettait une tambou-
rinade assourdissante en agitant et secouant avec
furie une grande calebasse desséchée au soleil contre
les parois de laquelle venaient se heurter, se choquer,
frapper et résonner en tourbillonnant, une infinité
de galets minuscules emprisonnés à l'intérieur.
Partout, sous les logis, des groupes d'hommes du
pays ou d'invités des villages d'alentour, buvaient
le cachiri, ou le sagoula qui s'obtient en laissant fer-
menter le jus de canne à sucre : les uns s'abreuvant
silencieux, les autres palabrant avec rumeur.
Des jeunes gens, la tête empanachée de plumes et
le corps recouvert des ornements d'usage, s'exer-
çaient à des danses symboliques sous les yeux char-
més des femmes.
Aux quatre coins du bourg, des éphèbes aux abdo-
mens déjà distendus par les incalculables victuailles
qu'ils avaient engloutis pour se rénumérer de leur
vigilance, entretenaient des foyers perpétuels et
affalés sur leurs talons surveillaient les « boucans »,
sorte de grils grossiers où s'entassaient et s'étalaient
pêle-mêle pour la cuisson, les produits les plus dis-
parates de la pêche et de la venaison : des tranches
énormes de viande de patira, de kariakou, de maïpouri
y côtoyaient la chair blanche et ferme des caïmans,
des iguanes et des poissons aï-mara et coumarou que
l'on capture en masse, à la main, après les avoir eni-
vrés, dans leur crique, avec les sucs de diverses
lianes.

118
AU PAYS DE L'OR
A toute heure de jour et de nuit, musiciens, dan-
seurs et buveurs, venaient s'y restaurer.
... Assis sur son siège en forme de caïman et une
calebasse pleine de cachiri à portée de la main, Ya-
maïké, le vieux et respecté chef, présidait avec un
bon sourire attendri et fier, à cette joie universelle
des siens, à ce triomphe de son village.
Les Marakè, on le voit, sont l'occasion de beuve-
ries et de ripailles pantagruéliques, mais leur but
véritable et plus élevé est de conférer aux jeunes
gens, après épreuves probatoires, des sortes de grades
qui les élèvent d'un échelon dans l'ordre social.
Chez les Indiens, on n'est pas un homme parce
que l'on en possède l'âge et le développement physique;
on n'est considéré comme tel et admis à participer
aux privilèges attribués à la virilité qu'après avoir
démontré aux juges réunis dans les Marakè, qu'en
plus de l'apparence corporelle, on possède les qualités
d'endurance musculaire et morale ainsi que les apti-
tudes professionnelles requises pour être un citoyen,
un chasseur, un « Peïto » parfait.
Les épreuves varient selon l'âge des néophytes :
la première subie est celle de la « piayerie » qui coïn-
cide avec l'âge de la puberté. C'est aux enfants de
quatorze à quinze ans qu'elle incombe; ils doivent
démontrer qu'ils ont emmagasiné dans leur mémoire
et savent psalmodier les chants consacrés qu'on se
transmet d'âge en âge pour la célébration des ancêtres,
la guérison des maladies, la commémoration des morts,
l'apaisement des démons courroucés. Cette épreuve
subie, ils auront désormais le droit qui leur était
dénié jusque-là, de prendre part aux cérémonies où les
chants rituels sont de rigueur; ils pourront « piayer »
avec leurs aînés et faire tailler au niveau de la nuque

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
119
leur chevelure que le tranchant du couteau n'avait
point entamée encore.
Plus tard et toujours devant des jurys composés
de maîtres en chant liturgique, en danses, en pêche
ou en chasse, ils démontreront, comme les apprentis
de jadis devant les maîtres des corporations, qu'ils
sont dignes du rang qu'ils sollicitent comme chas-
seurs, pêcheurs, guerriers.
On ne permet d'abord à l'enfant indien, que de
flécher de petits poissons et de menu gibier. Puis,
plus âgé, adolescent et plus habile, le droit de s'atta-
quer à de plus grosses proies lui est accordé. En
général, l'Indien ne doit manger que le poisson ou
gibier dont il est susceptible de s'emparer lui-même.
C'est d'ailleurs en vertu de ce principe que les tout
jeunes enfants ne sont nourris que de poisson plutôt
minuscules comme grosseur. Des oiseaux de taille
restreinte pourront être adjoints à cette alimenta-
tion réduite comme volume. Et ce ne sera que plus
tard, quand ils sauront manier leur arc très convena-
blement, qu'ils pourront enfin faire figurer au menu
de leur subsistance des quadrupèdes et des... qua-
drumanes, mais toujours cependant en débutant
par les petites espèces.
Aucun acte de la vie indienne ne va sans un chapitre
consacré à la souffrance, et toutes ces initiations sacra-
mentelles conférées dans les Marakè, se compliquent
réglementairement du supplice des fourmis et des
guêpes.
En France, lors d'un examen heureux, l'élu reçoit
un diplôme sur parchemin. Le jeune Indien, lui, se
voit imprimer sur son propre épiderme son nouveau
grade et ce n'est point un recteur d'académie qui lui
paraphe son brevet..., mais les mandibules de fourmis

120
AU PAYS DE L'OR
de la plus méchante espèce. Ces fourmis sont enclavées,
enchatonnées à mi-corps dans chacun des très fins
losanges d'une claie, d'un tamis tressé en fibres d'aloès
ou d'arouman. Toutes les têtes sont alignées et dé-
passent du même côté de cet appareil, le Manaré...
Surexcitées par la faim, exaspérées par la coercition,
ces milliers de têtes et de mandibules se prennent
à mordre, à pincer à la fois, dès qu'on les applique
sur la peau du patient. Elles produisent une vési-
cation immédiate excessivement irritante et qui
devient vite intolérable lorsque le réceptacle à fourmis,
le Manaré, est promené par tout le corps. Le néophyte
s'efforce de se comporter stoïquement et de prouver
par son attitude courageuse que son indifférence à
la douleur s'est perfectionnée au même degré que sa
valeur physique. Il peut se trouver mal — cela lui
est permis — mais il lui est interdit, sous peine de
disqualification, de manifester sa souffrance par un
cri, un gémissement, une parole, un geste... Jamais
d'ailleurs le patient n'émet la moindre plainte, mais
fréquemment, vaincu par la torture, il s'évanouit.
Les deux amis sur l'épaule desquels il s'appuyait
pendant l'épreuve, emportent alors l' « inanimé »
dans son hamac et l'y couche en l'attachant avec des
lianes, car les mouvements désordonnés que la fièvre
et la brûlure des morsures impriment à son corps,
pourraient le jeter à bas de sa couche. On fait un grand
feu à proximité qui, en activant la sudation, aidera
le supplicié à se débarrasser au plus vite de l'intoxi-
cation injectée par les fourmis et aussi par les guêpes
qui souvent sont adjointes aux premières dans les
mailles du Manaré. Pendant huit à dix jours, on le
soumet en outre à une diète presque absolue : une
insignifiante parcelle de cassave délayée dans de l'eau

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
121
— juste ce qu'il faut pour ne point le laisser périr
d'inanition — sera toute la nourriture accordée au
malade. Ce délai écoulé, il prend un grand bain. Le
piaye le frotte par tout le corps avec un baume spécial
qui lui débarrasse l'épiderme des dernières irrita-
tions, et l' « éprouvé » reprend le cours de sa vie habi-
tuelle...
... Tout comme les hommes, les femmes sont sou-
mises aux épreuves de la Marakè; si bien douée soit-
elle naturellement, une fille, d'après les Roucouyennes,
ne saurait faire une épouse parfaite, une ménagère
émérite, travailleuse, sobre, ordonnée, infatigable,
si on ne prend le soin d'accroître et de confirmer ses
qualités natives par quelques opportunes applica-
tions de Manaré.
En résumé, cette institution ancestrale des Indiens
a pour avantage indéniable d'opérer une sélection
parmi la race et d'éliminer les non-valeurs de la vie
sociale. Tout Peau-Rouge ayant subi victorieusement
le supplice de la Marakè ne sera jamais à charge
aux autres; il saura affronter le danger sans sour-
ciller, endurer la douleur sans faiblir, supporter des
privations de toutes sortes sans murmurer. La Marakè
est en définitive, une sorte de sacrement confirmatoire,
qui inspire selon eux, au récipiendaire, courage, force,
volonté, vaillance et vertu.
On eût pu craindre que le trépas de Yakoulo ne
troublât la fête. Il n'en fut rien. L'Indien accepte
le fait accompli avec une soumission, une résigna-
tion qui frisent l'insouciance. L'incinération du
défunt ne fut qu'un numéro sensationnel surajouté
au programme. Et après quelques calebasses vidées
à la mémoire du disparu, les différentes phases des

122
AU PAYS DE L'OR, DES FORÇATS ET PEAUX-ROUGES
réjouissances reprirent leur cours comme si rien
d'anormal ne se fût passé.
Nous quittâmes le village de Yamaïké, un matin,
avant le lever du jour. Presque toute la population
mâle nous accompagna jusqu'au saut très rocailleux
— le Véréverelepou-icholi — qui sert de gîte et de
refuge à d'énormes aï-mara et coumarou-capitaines,
à ventre rouge. Ces hommes qui se trompent rare-
ment dans leur pronostic de pêche, comptaient faire
en cet endroit une râfle remarquable. J'en doutais
d'autant moins qu'ils avaient employé une partie
do la nuit à fabriquer avec les sucs pilés de la liane
robinia-nicou, une drogue qui enivre le poisson et
le livre sans défense aux engins du pêcheur. Ils
auraient voulu nous conserver comme spectateurs
de cette récolte miraculeuse destinée à assurer la
continuation de la fête — qui généralement ne cesse
que faute de vivres — mais le temps nous pressait;
nous avions hâte de voir de nouveaux visages et de
nouveaux parages. Nous déclinâmes donc l'invitation,
et nos pirogues, après les adieux, accolades et serre-
ments de mains d'usage, prirent la direction du
village de Pinsa.

CHAPITRE IX
La maladie sévit parmi nous. — Le village du chef Panapi. —
Types d'Indiens de notre escorte : Yapané et son fils Atalia. —
Yalou et Kouni son épouse.

Nous atteignîmes le village du chef Pinsa vers le
milieu du jour. Cette insignifiante et toute petite
localité n'offre rien de remarquable. La femme du
chef est gravement malade, incapable de se tenir
debout. Son fils Aliapo qui s'est attaché à nous en
cours de route et qui nous sert de « takari », se coupe
les cheveux en signe de détresse, et les offre en hom-
mage expiatoire au diable, à Yoloch qui cause le mal
de sa mère.
Un pressoir très primitif, en bois, consistant en un
levier qui vient presser sur un billot, nous permet
d'écraser de la canne à sucre et de nous désaltérer.
Je fais quelque échange avec Pinsa et le quitte en
emportant un arc, des flèches, quelques ananas et
deux ou trois régimes de « bacôves » ou bananes
douces qui nous serviront de dessert.
Notre arrêt chez lui avait duré à peine une heure;
nous regagnons nos pirogues, reprenons nos pagaies,
et malgré la chaleur, continuons notre course dans
la direction de l'important village de Panapi; nous
devrons l'apercevoir campé sur le flanc d'une colline
appelé Pono, dont la base vient se fondre avec la
rive de l'Itany.

124
AU PAYS DE L'OR
Nous pensions y arriver en quelques jours : trois
ou quatre au plus. Nous avions compté sans la fièvre
qui, dans ces parages malsains, guette l'Européen,
le « Blanc », à chaque pas et le happe au passage avec
une soudaineté déconcertante.
Mon compagnon de route et collègue Saillard,
foudroyé pour ainsi dire par une attaque de paludisme,
fut, malgré son énergie, contraint de cesser notre
navigation en plein soleil. Son état s'aggrava rapide-
ment et, jugeant que dans ces conditions la conti-
nuation de la route ne serait pour lui possible qu'après
un repos de plusieurs jours, nous procédâmes à une
installation rapide en plein bois.
Les Indiens, en moins de vingt minutes, édifièrent
un carbet confortable, un carbet d'émerillon, pour
le malade et quelques installations plus sommaires,
des « ajoupas », pour nous servir d'abris en cas de
pluie et do chaleur excessive.
Nous accrochâmes nos hamacs aux arbres voisins
et... nous attendîmes que la santé du voyageur s'amé-
liorât. Il n'en fut rien. Un jour, deux jours, trois jours
se passèrent. Notre malheureux ami allait de mal
en pis. Lorsqu'il cherchait à mettre le pied hors de
son hamac, sa vue se troublait, son cœur faiblissait
et il était obligé de s'allonger à terre pour éviter d'y
être précipité par une syncope.
Je lisais l'inquiétude et la consternation sur le
visage de nos gens. Aponchy, le premier, parla :
— Chef, me dit-il, qu'allons-nous faire? Va-t-on
le laisser mourir là?
— Je crois qu'on devrait descendre au plus vite
et le conduire à Saint-Laurent, à l'hôpital, ajouta
Jeannette, qui depuis notre halte forcée ne fumait
plus que la tête basse et le front soucieux.

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
125
— Vous savez, dis-je aux deux hommes, notre
éloignement et vous n'ignorez pas les mille obstacles
qui nous attendent au retour. Les surmonter sera
déjà dur pour des hommes valides. Imposer un tel
effort à quelqu'un d'aussi déprimé que notre malade,
serait réellement inhumain... Attendons encore.
Je consultai d'ailleurs l'intéressé lui-même. Dès
les premiers mots il m'interrompit :
— La mission n'est pas achevée, je ne descendrai
pas.
-Qu'à cela ne tienne, lui dis-je. Je terminerai
seul notre programme. La santé, — je n'osais dire
la « vie », — doit passer avant tout.
Il me regarda fixement :
— Vous savez aussi bien que moi, prononça-t-il
gravement, que si la crise que je subis continue,
dans deux jours je n'y serai plus. Alors à quoi bon
me remuer. Mieux vaut encore mourir tranquille et
à l'ombre sous ce carbet, qu'au milieu des heurts et
de la chaleur d'une inutile descente en pirogue.
... La crise heureusement se dénoua en faveur de
la robuste constitution du malade, et au bout de
quelques jours, en étendant avec mille précautions
notre compagnon sous un parasol improvisé tant bien
que mal à bord, avec de larges feuilles de bananier, nous
pûmes reprendre le fleuve. Nous naviguions pendant
les heures les moins chaudes de la matinée et n'effec-
tuions avec lenteur qu'un court trajet, le reste de
la journée étant consacrée au repos du malade toujours
très fatigué, que nous installions dès l'arrêt, aussi
commodément que possible, sous un carbet de fortune.
C'est ainsi, par toutes petites étapes et dans ces
conditions attristantes, que nous atteignîmes péni-
blement le village de Panapi dont l'approche nous

126
AU PAYS DE L'OR
fut révélée par des coups de fusil. C'était Calamou et
les Indiens de notre escorte qui nous y avaient pré-
cédés et s'y livraient à la chasse, avec les quelques
armes à feu que nous leur avions confiées.
... Le village était vide d'habitants. Tous, le chef
Panapi en tête, étaient partis procéder à la récolte
du manioc dans un abatis situé plus haut, à plusieurs
journées de canot. Nous décidâmes de séjourner à
Panapi jusqu'à complet rétablissement du malade.
Aponchy, aidé des noirs et de l'Indien Yapané,
aménagea, en moins de deux jours, une case qui, pour
si peu confortable qu'elle fût, valait encore mieux
que les habitations du village, toutes souillées d'une
grouillante vermine.
Nous y rangeâmes nos provisions et marchan-
dises et en fîmes notre résidence.
L'Itany coulait devant nos yeux, nous procurant
quelque fraîcheur le soir et la nuit; les prélarts et
les bâches goudronnées de nos canots, tendus autour
do la case nous servaient de préservatifs contre le
soleil; en somme, nous pûmes vivre là une quinzaine
de jours sans trop souffrir de la chaleur.
Les provisions ayant été mises à terre, nous eûmes
la possibilité de confectionner une meilleure cuisine
que lorsque nous vivions en camp volant.
Calamou avec sa femme nous avait quitté pour
aller rejoindre Panapi, son beau-père, et l'avertir de
la présence des blancs dans son village; mais il nous
restait quand même d'excellents chasseurs : d'abord
Alepto, le piaye, qui tua un cougouar, un puma,
dès le premier jour de notre arrivée, et deux autres
Indiens qui surent approvisionner copieusement notre
table de gibier de poils et de plumes.
L'un était Yapané, l'autre Yalou.

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
127
C'était deux types formant un contraste complet,
tant au physique qu'au moral.
Yapané, vrai type de l'Indien de race, avait l'œil
immobile, le nez recourbé en bec d'aigle pagani, les
lèvres minces, le menton réduit, le visage aminci,
l'air toujours anxieux. C'était le mutisme fait homme :
il ne s'exprimait que par monosyllabes et encore les
articulait-il à peine. Il marchait sans froisser les
feuilles, sans presser les brindilles qui jonchent le
sol et subitement se dressait à votre côté, sans que
le moindre bruit eût décelé sa venue.
Nous l'avions surnommé Gringoire, parce qu'il
était maigre de figure et de corps et qu'il avait l'aspect
lamentable du héros de la pièce de Théodore de Ban-
ville; on eût dit une créature souffrant d'une faim
perpétuelle.
Malgré cette apparence délabrée, c'était un être
des plus résistants, un chasseur infatigable qui nous
revenait toujours avec une venaison superbe. Yapané
avait comme second un enfant de quatorze ans envi-
ron, son fils Atalia qui déjà maniait le takari comme
un adulte et qui, entraîné comme il l'était à tous
les exercices physiques, promettait de devenir à
l'école du père, un Indien d'une habileté exception-
nelle.
Le jeune Atalia était intelligent et sympathique.
Nous causions souvent ensemble :
— Ice amolé malé you, ita pati Parachichi? (Veux-tu
venir avec moi dans le village des Français), lui
demandai-je parfois.
A cette question, sa réponse était invariable :
— Ouà, ouà, Yépe (non, non, ami).
Et il avait raison, le pauvre petit Peau-Rouge, de
décliner ma proposition. N'eût-ce pas été un véri-

128
AU PAYS DE L'OR
table meurtre que de transporter cette jeune pousse
des tropiques grandissant dans le soleil et l'espace,
en nos climats incolores où le froid et l'emprisonne-
ment dans des maisons l'eussent atrophiée et détruite
en peu do temps.
... Yalou, lui, avait le type d'un Mongol, type
assez fréquent dans les régions que nous visitions,
la figure large, les pommettes saillantes, les yeux
bridés aux tempes, obliques à la chinoise et toujours
en mouvement. La mobilité presque simiesque de
sa physionomie contrastait du tout au tout avec
l'inaltérable gravité de Yapané.
Yalou est curieux, bavard, indiscret, quémandeur
et a vite fait de s'assimiler les quelques mots les
moins distingués, cela va de soi, mais par contre les
plus expressifs (?) du langage créole. Sa femme l'ac-
compagne. Elle s'appelle Kouni, ce qui signifie « née
pendant la vieillesse de sa mère ».
Yalou qui eût certainement, s'il eût été Parisien,
fait non pas un Roucouyenne mais un « apache », était
descendu du dernier village situé en haut de l'Itany,
un peu avant les sources, d'Apoïké où devait d'ailleurs
nous conduire dans la suite notre itinéraire... Il allait
dans sa pirogue, errant un peu à l'aventure, avec son
hamac, sa femme, son arc et son chaudron, heureux
de vagabonder, sans nul souci, s'arrêtant chez les
uns, stationnant chez les autres, vivant en somme
sur le commun. Il nous rencontra et du même coup
s'attacha à nous comme le vampire à la veine qu'il
suce. Il s'était dit, avec son flair d'Indien madré,
qu'en compagnie de gens pourvus comme nous de
ressources, il y aurait à un moment ou l'autre quelques
perles blanches ou bleues à glaner. Ses prévisions,

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
129
d'ailleurs, se confirmèrent sans larder, car, dès le
lendemain de notre départ de chez Panapi, nous l'uti-
lisions comme guide pour l'ascension du « Piton
Vidal »... Piton Vidal? N'est-ce point un crime, un
sacrilège contre le goût, que de désigner avec autant
de vulgarité et de débaptiser une montagne dont
l'appellation indienne est infiniment gracieuse et
poétique; les indigènes la nomment Knopoiamoé,
ce qui veut dire : « Joli bouton de fleur ».
9

CHAPITRE X
Nos veillées dans la forêt vierge. — Contes créoles. — La biche
et la tortue.
Cependant, dans ce village désert de Panapi, les
journées s'écoulaient monotones et moroses dans
l'inactivité. Nos hommes, pour qui ce farniente était
une aubaine, s'en donnaient à cœur joie et se livraient,
à longueur de jour, aux douceurs de la sieste. Le
soir, dès les premières ombres, ils s'allongeaient
derechef dans leur hamac et là, fumant pipes ou ciga-
rettes, ils écoutaient, recueillis et silencieux, l'un
d'eux dont la voix, s'élevant dans la nuit, contait
avec des inflexions appropriées aux situations des
personnages, les exploits fantastiques de héros invrai-
semblables, tels que seule peut en inventer l'imagi-
nation noire.
C'était un mélange bizarre et affolant de macaques
amoureux de princesses, de tigres ravisseurs de filles
de rois, de tortues se transformant en personnages
remplis de sapience ; c'était des apparitions de « mas-
quilili », sortes de nains effrayants, de gnomes à pieds
tournés en arrière qui égorgent les mineurs égarés
au fond des bois; de « zombis » ou fantômes évadés des
sépulcres dont la vue est toujours fatale à qui les
aperçoit...; puis des interventions merveilleuses autant
qu'inexplicables de saints et de saintes, de diables et
de diablotins de toutes variétés et qualités, tout cela,

AU PAYS DE L'OR, DES FORÇATS ET PEAUX-ROUGES
131
tout ce monde, tous ces êtres réels et irréels, s'entraî-
nant, se mouvant, s'enchaînant, se pourchassant et
se débattant dans des scènes tenant à la fois du
rêve de féerie ou du plus affreux des cauchemars...
Et très souvent ces récits se prolongeaient fort
avant dans la nuit, chacun des auditeurs se faisant
conteur à son tour.
Voici un de ces contes que j'ai pu écouter et tra-
duire. Notre bon fabuliste La Fontaine n'en eût désap-
prouvé ni la saveur de l'action, ni le jeu des acteurs.
Il peut s'intituler : « La Biche et la Tortue ».
... « En ce temps-là, c'était pendant la saison
sèche, la pluie manquait depuis longtemps et la
brûlure du soleil avait rôti les plantes qui naissent
à terre et les feuilles qui vivent dans les arbres. La
disette régnait dans les bois, c'était la désolation.
« La tortue qui est sagace, inventive et rusée
comme un notaire, n'était pas plus heureuse que les
autres animaux et elle allait cahin-caha, fatiguée,
lente et soucieuse le long du sentier, en se disant en
elle-même : « Que va-t-on devenir si la terre ne fournit
« plus de verdure? Faudra-t-il mourir de faim? » Et
elle continuait quand même à cheminer, espérant que
sur le couchant de la colline, Dieu aurait été moins
dur pour le pauvre monde et y aurait peut-être laissé
quelques pousses d'herbe à grignoter.
« Tout à coup, elle se trouva face à face avec un
tigre qui se glissait hors du fourré. « Ah! comme il
« est maigre », remarqua la tortue, et, pour ne point
l'irriter, elle se fit toute petite, toute dolente et elle
prit une pauvre voix souffreteuse pour lui dire :
« — Bonjour, seigneur Tigre, couma ou fika?
(Comment allez-vous).
« — Mal, répondit celui-ci. Vois mes côtes, elles

132
AU PAYS DE L'OR
se touchent. Depuis six jours mon ventre est vide.
Mes petits crient famine. Je t'aime bien ma bonne
tortue, mais il va falloir que je te mange, c'est
de toute nécessité.
« — Mais regarde-moi donc, soupira la tortue; je
ne vaux pas la peine d'un coup de gueule, je n'ai
que ma peau et ma carapace sur les os... puis songe
que j'étais tellement tiraillée par la faim que ce
tantôt j'ai avalé de dangereuses feuilles de « vlovlo »
et de mauvaises racines de « sinapou ». Déjà je sens
des coliques me tordre, le poison agit; ah! tu ferais
une bien mauvaise spéculation en me croquant;
il est vrai que si tu es malheureux, ce serait peut-
être, pauvre seigneur Tigre, une ressource pour toi
de mourir à ton tour empoisonné par ma maigre
et pitoyable carcasse. Mais j'y pense, si tu as encore
quelque jarret, cours donc vite : là-bas, dans le
sentier, à gauche, tu vas rencontrer notre com-
père Kariakou que j'y ai laissé il y a à peine vingt
minutes... Il est encore gras, lui!... »
« Le tigre n'en écouta pas davantage. Et de toutes
ses forces, il s'élança dans la direction indiquée.
« — Ah! soupira la tortue, je l'ai échappé belle. »
« Et elle se prit à courir de toute la longueur et
de toute la vitesse de ses malheureuses petites jambes
de trotte-menu.
« Elle arriva le soir dans une contrée qu'elle n'avait
encore jamais vue et aux abords d'un immense jardin
où il y avait de la verdure à foison : « Je suis sauvée, »
pensa Mme Tortue, et elle remercia le bon Dieu.
Puis elle se mit à brouter et toute la nuit elle ne fit
que manger...; elle mangea jusqu'à éclater.
« Or, ce magnifique jardin, ce paradis terrestre*
était la propriété d'un roi très grand et très puissant.

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
133
« Le lendemain, en constatant la disparition de ses
salades les plus belles et de ses choux les mieux venus,
celui-ci entra en fureur. Il fit pendre ses jardiniers
et mit cent hommes de garde autour de son verger.
« La tortue, patiemment, attendit la nuit. Puis
elle se glissa sans bruit entre les jambes des gen-
darmes et fit un nouveau festin des plus succulents.
« Au su de ce nouveau méfait, la colère du roi fut
sans borne. Il fit pendre dix capitaines et promit
le même sort au reste de la troupe si le voleur n'était
pas appréhendé sous vingt-quatre heures.
« Mais prendre la tortue n'est point chose facile.
Le jour, elle se terrait dans un ravin et n'en sortait
qu'aux ténèbres pour recommencer ses déprédations.
« Le roi ne pouvait pourtant point décimer toute
une armée et mettre toute sa garde à mort.
« Il s'en fut, suivi de sa cour, consulter un devin
des plus célèbres.
« — Voici mon conseil, dit le magicien; fais entourer
tes jardins et ton palais d'une épaisse palissade
de quatre mètres de hauteur, n'y ménage qu'une
unique et seule ouverture de la largeur d'un homme,
et, dans ce passage, dépose secrètement un piège,
une trappe. »
« — Tu as bien parlé », dit le roi qui laissa une
bourse pleine d'or.
« ... La tortue ne fut pas contente quand elle
trouva enclose de planches la propriété qu'elle consi-
dérait comme sienne. Elle se prit à maugréer d'abord...
puis en fit le tour ensuite... et enfin elle arriva au
passage prescrit par l'habile devin. A peine y eut-elle
posé le pied qu'un déclic fit jouer une branche inclinée
vers le sol, laquelle se redressa brusquement, enlevant
dans l'espace la pauvre tortue qui se trouva prise par

134
AU PAYS DE L'OR
une patte et balancée dans l'air au bout d'une corde.
« — Cette fois, c'est la fin », dit la tortue et elle
se mit à sangloter. Elle faisait déjà son acte de con-
trition quand, à la lueur incertaine de la lune, elle
crut voir passer la niaise Mine la Biche... C'était le
salut possible.
« — Bonjour, ma chère madame Biche », cria la
tortue de sa voix la plus joyeuse et, avec ardeur,
elle se balançait à grands coups de reins au bout de
sa corde qui décrivait des courbes de plus en plus
rapides, de plus en plus amples, de plus en plus
longues. Surprise et étonnée, la biche s'informa :
« — Mais que faites-vous donc là? madame Tortue.
« — Eh mais, tu ne vois donc point, commère, dit
la tortue, je m'amuse. Ah! c'est délicieux, c'est
rafraîchissant, cet exercice est merveilleux, c'est
de l'hygiène, c'est du plaisir. Il me semble que l'air
que je frôle me chatouille agréablement tout le
corps. Ah! j'ai fait une affaire d'or... Cette balan-
çoire est sans pareille... Je l'ai payée bon, par
exemple... J'y ai mis le prix... Cinquante grammes
d'or, cent cinquante francs... Madame la Biche...
mais vrai, en conscience, j'en ai pour mon argent;
je ne la donnerais pas pour le double. »
« Et pendant ce monologue, la tortue se balançait
de plus en plus, elle se balançait fébrilement, elle se
balançait follement, avec rage, à perte de souffle,
à perte d'haleine.
« La biche s'était assise sur son train d'arrière et
regardait avec ses gros yeux ronds remplis d'envie,
cette gymnastique effrénée.
« — Ah! que c'est bon! que c'est bon! » criait la
tortue qui ponctuait son balancement d'exclamations
d'aise...

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
135
« — Ah! je ne suis pas une nigaude comme toi, la
Biche, moi je sais à propos dépenser mon argent...
Au lieu de boire des liqueurs fortes et de faire des
folies en compagnie des hommes, tu ferais bien
mieux, si tu étais intelligente, — mais tu es trop
bête pour ça — de te commander une belle et bonne
escarpolette comme celle-ci...
« — Ça doit être bien agréable, osa dire la biche,
mais c'est trop coûteux pour moi... et elle regardait
avec admiration la tortue qui se donnait un mal
fou pour augmenter l'amplitude de sa voltige aérienne.
« — Veux-tu essayer mon appareil? demanda la
tortue qui sentait sa biche à point.
« — Oh! oui, fit celle-ci.
« — Eh bien approche donc... Appuie ferme ton
menton sur le montant et abaisse-le que je puisse
descendre... Bien, relâche un peu ce nœud que
j'en retire le pied... et à ton tour maintenant,
mets-y ta jambe à ma place...
« La biche, pas malicieuse pour un « sou marqué » (1)
exécuta l'ordre. Prestement, la tortue dégagea sa
patte... et la biche soulevée de terre à son tour, s'en
fut dans l'espace essayer de la balançoire de Mme Tor-
tue...
« Celle-ci ne perdit pas son temps à remercier la
pauvre bête.
« Elle lui jeta pourtant, en se sauvant à toutes
jambes, ce proverbe créole qui en dit bien plus en
quelques mots, qu'un discours à n'en plus finir :
« — Zafé quiou mêrle qui prend plomb. (Tant
pis pour... la queue (?)... du merle qui s'expose au
plomb !
(1) Vieille monnaie française encore en usage en Guyane. Le
sou marqué vaut un décime.

CHAPITRE XI
Aponchy nous dit les exploits fie Tata-Boni, le héros des légendes
guerrières du haut Maroni.
Aponchy, lui, qui ne voulait pas être en reste,
disait les prouesses demeurées légendaires, des héros
de son pays.
Un soir il narra, à sa façon bien entendu, l'histoire
de Tata (capitaine, chef) Boni, le créateur de la liberté,
le fondateur de la tribu, le père de cette vaillante race
de piroguiers, la plus intrépide qui soit, la seule qui
ait osé affronter et vaincre, sans jamais se décon-
certer, la furieuse et perfide impétuosité de ce Maroni
si fréquemment homicide.
J'écoutai. Voici ce que j'entendis :
« Tata-Boni — la grand'mère de ma mère était
sa sœur — vivait il y a loin, plus de cent ans (1780).
Un jour, il sauva la vie à son maître que roulaient
les eaux violentes d'un torrent irrésistible. Sous le
coup de l'émotion et de la reconnaissance immé-
diates, le blanc, un Hollandais, dit au noir :
« — Que désires-tu? Que veux-tu en récompense?
« — La liberté, répondit l'esclave.
« — Tu l'auras.
« Mais le danger passé, le maître oublia la pro-
messe. Tata-Boni, lui, n'oubliait point et, un matin,
celui dont il avait précédemment préservé les jours
au péril do sa vie, ne se réveilla pas. Sur sa couche



AU PAYS DE L'OR, DES FORÇATS ET PEAUX-ROUGES
137
ensanglantée, son corps gisait décapité. Un grand
sabre de cavalerie, long, lourd, bien coupant, avait
disparu. Au crochet qui soutenait l'arme, au chevet
du mort, le meurtrier avait fixé un écriteau sur
lequel étaient écrits des caractères grossièrement
tracés, qui signifiaient ceci :
« — L'œuvre de la vengeance est commencée.
Malheur aux blancs.
« Après ce fait, Tata-Boni prit la brousse, suivi
d'une centaine de nègres marrons (évadés) dont il
fit ses compagnons de révolte. En plus de l'arc et
des casse-têtes accoutumés, il les arma de fusils, de
haches, de couteaux, de sabres d'abatis dérobés aux
habitations dont ils massacraient impitoyablement
la population blanche. Les maîtres morts, les esclaves
avaient le choix entre le suivre, lui Tata-Boni, ou
mourir. Hésitaient-ils à se ranger dans sa suite,
l'affaire était vite tranchée. D'un revers de son grand
sabre — le sabre de la première victime — il leur
détachait la tête et les expédiait dans le royaume
de Gadou (le bon Dieu des Bonis) retrouver leurs
anciens patrons terrestres.
« Il tint le bois où il fut maître et roi pendant des
années et des années, guerroyant continuellement,
se tirant avec un rare bonheur qu'on qualifiait de
magique, des guots-apens les mieux organisés. Tou-
jours triomphant, jamais vaincu, il battait et exter-
minait tour à tour et les soldats d'Europe dépêchés
à sa poursuite et les multiples et incessantes expé-
ditions de nègres Boschs que les Hollandais, devenus
sur le tard économes de leur propre sang, dirigeaient,
sans répit ni trêve, sur Cottica, sa résidence et son
centre d'action.
« Cependant les lunes succédaient aux lunes, les

138
AU PAYS DE L'OR
mois aux mois, les années aux années et les luttes
aux luîtes. Tata-Boni et son sabre, l'un et l'autre,
vieillissaient : le bras se levait moins rapide, le sabre
s'abattait moins vif. Cela n'empêchait quand même
point le terrible et rusé capitaine de conserver intacte
et de garder ferme sur ses solides épaules, sa rude
tête depuis si longtemps mise à prix. Et il l'aurait
gardée longtemps..., toujours..., si son cœur, au lieu
de demeurer jeune, eût vieilli à l'unisson du reste
de son corps.
« Mais Tata-Boni, malgré ses cheveux devenus
blancs comme la bourre duvetée et floconneuse des
cotonniers fructifiants, se prit à aimer, avec la fougue
de sa nature indomptée, une superbe fille de la rive
opposée dont le regard avait le doux et captivant
éclat des étoiles de la nuit et dont le corps en fleur
exhalait un parfum de jeunesse qui affola le vieux
vainqueur.
« Abéniba (1) — c'était le nom de la troublante
enfant du Maroni — avait pour père un capitaine
Bosch, un Youka, serviteur des Hollandais, irréductible
et personnel ennemi de Tata-Boni. Elle s'en fut le
trouver :
« — Père, dit-elle, Tata-Boni l'infâme a massacré
nos frères par milliers. Je veux les venger. Je veux
tuer Boni. Cela sera, je le jure.
« — Comment feras-tu, ma fille?
« — Il désire mon corps et me veut en possession.
Je serai, conclut Abéniba, le prix du secret qui le
rend invulnérable... Je vous le livrerai sans défense
et ce sera ton propre bras, ô père, qui abattra enfin
cette tête maudite et quand tu la lui apporteras,
(1) Abéniba veut dire « mardi ».

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
139
le grand chef Hollandais le la paiera en pièces d'or
que j'intercalerai entre les perles de mes colliers et
les anneaux de mes bracelets.
« ... Cependant, sans bruit, la pirogue de Tata-
Roni glissait sur l'eau dans la nuit. Il traversa le
fleuve. Il aborda sur la rive ennemie où, son insé-
parable sabre au poing, il scruta avec soin les ténèbres :
très vague et indécise, une silhouette de femme
apparut, se dessinant sous la pâle lueur de la lune...
C'était l'attendue, c'était Abéniba, celle qui apportait
l'amour... et la mort.
« Tata-Boni, sans mot dire, l'enleva dans ses
bras avides et, tel un fauve ravissant une proie,
l'emporta dans un mystérieux repaire connu de lui
seul...
« — Oui, chef redoutable, je t'aime et serai tienne
proclamait la fatale amoureuse, parce que tu es
brave, parce que tu es tout puissant, parce que
Gadou ou Yoloch (1) ont fait de toi le seul Etre
invincible. Mais pour prix de mon abandon, je
veux savoir la cause de ta force. La confidence
d'un tel secret sera mon orgueil et ma joie. Ap-
prends-moi quel piaye, quel talisman t'ont rendu
invulnérable?
« L'amour d'un vieillard pour une enfant est une
démence. Le vieux Tata-Boni devint fou et la jeune
Abéniba, la Dalila noire, entendit la révélation du
secret tant convoité...
« Elle se glissa sans bruit, hors du hamac du
vieil amant, sauta légère dans la propre pirogue du
chef Boni et pagayant avec l'ardeur du serment à
(1) Les Bonis appellent aussi le diable « Dibidi ».

140
AU PAYS DE L'OR
accomplir, elle parvint vite an campement des siens.
« — Père et maître, dit-elle, le vieux Tata-Boni
est à nous. Je sais son secret. Il dort et la fatigue
le tiendra cloué en sommeil pendant plusieurs
heures encore. Vite, broyez le fer d'un marteau;
ce fer, faites-le fondre; avec ce fer fondu, coulez
une balle... Cette balle glissez-la dans votre fusil...
et avec le fusil ajustez Tata-Boni au sommet du
crâne, à l'endroit exact d'où partent les cheveux
pour se répartir sur la tête... Faites feu... Il mourra
cette fois.
« Le lingot de fer fracassa les os do Boni, surpris
dans son sommeil. Mais les hommes de sa trempe
ne se tuent pas d'un seul coup. Quoique mortelle-
ment atteint, il se jeta, bondissant, hors do sa couche
et avec une frénésie centuplée par le spasme formi-
dable de sa puissante agonie, il se mit à faire tour-
noyer, en rugissant au massacre, comme un jaguar
aux abois, la vaste et lourde lame de son glaive. Et
avec une rapidité d'éclair, son bras faucha l'espace
tout alentour et pendant quelques secondes des théories
de têtes s'abattirent, séparées du tronc comme des
fruits trop mûrs, et des corps s'affaissèrent ainsi que
des ajoncs pourris rompus par la tempête.
« Ce fut son trophée suprême.
« Quand le sol, jonché do cadavres, fut devenu
semblable à un effrayant tapis rouge, le tragique
sabreur s'y laissa choir. Il embrassa d'un regard de
regret et d'adieu son arme sûre et fidèle, déplora
l'acte de faiblesse et d'amour qui l'avait conduit à
sa perte;... puis tournant face à ses lâches agresseurs
son visage héroïque et ravagé, il jeta aux Boschs
avec son dernier souffle, l'expression suprême de son

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
141
éternel mépris. Il s'éteignit enfin, laissant à son fils
Atopa le soin de venger sa mort. »
Telle fut la fin inoubliable de Tata-Boni, l'ancêtre
légendaire et victorieux, le promoteur de la liberté
des Bonis, dont on s'enorgueillit encore sous les cases
de Cottica, d'Assissi, Coromontibo et autres villages
du haut Maroni.

CHAPITRE XII
Les nègres des bois, Boschs et Bonis. — Ce sont des pagayeurs
incomparables. — Cultes. — Mœurs. — Funérailles. — Chez
les Paramakas : une séance de conjuration.

Aponchy, flatté de l'attention que j'accordais à
ses paroles et de l'intérêt que je prenais à ses récits,
m'initiait aux mœurs et coutumes des gens de sa
race. J'appris par lui bien des choses ignorées.
... Les Bonis sont polygames, mais il est rare
qu'ils vivent avec deux femmes sous le même toit;
leurs épouses sont généralement réparties, échelon-
nées dans différents villages. Ils les visitent lors de
leur passage en canot.
Quand un Boni désire acquérir une femme, il
s'adresse au chef de la famille, soit au père, soit au
frère aîné, et demande à celui-ci l'autorisation de
coopérer à l'accroissement de sa maison. S'il est
agréé, à la suite d'un festin où sont conviés les parents,
les amis et les notables du village, il devient l'époux
de celle qu'il a convoitée.
Les charges que lui impose sa prérogative conju-
gale sont légères au possible et il s'acquitte aisément
de ses obligations en laissant de temps en temps à
son logis de passage, quelques morceaux d'étoffe,
dont l'épouse se fera une camisa, ou quelques usten-
siles de ménage et articles d'alimentation de pre-
mière nécessité.

AU PAYS DE L'OR, DES FORÇATS ET PEAUX-ROUGES
143
Toutefois, lorsque la femme enfante, le chef de
village lui-même — s'il l'oubliait — lui rappelle en
personne que durant trois mois au moins, il doit
— c'est l'usage établi — aide et protection à la mère
et au nourrisson. L'enfant reçoit le nom du jour de
la semaine où il est né; j'eus comme pagayeurs un
nommé Couachi (dimanche), un Koudio (lundi), un
Couamina (samedi); et... à ce réglementaire et indis-
pensable prénom, on ajoute souvent un surnom,
moins rigoureux où la fantaisie peut se donner car-
rière et qui servira seul, pour éviter d'inévitables con-
fusions, à désigner dans la suite le nouveau-né. C'est
le cas d'Aponchy, notre guide, dont le nom signifie :
homme bien doué, bien doté, bien pourvu sous tous
rapports... En un mot, quelque chose comme : For-
tuné, mais avec un sens plus étendu, si nous le bapti-
sions dans notre langue...
L'enfant, quel que soit son sexe, n'appartient pas
au père selon la nature. Il est la propriété de la lignée
maternelle et devient la possession soit du grand-
père, soit de l'un de ses oncles à commencer par l'aîné.
Ces derniers, d'ailleurs, le considèrent comme leur fils
légal et il sera, c'est l'usage, leur successeur et héritier.
Le grand Man actuel, suivant cette tradition,
est le fils de la sœur de son prédécesseur Anato, et
il aura pour successeur, non pas le bambin nu et mali-
cieux qui, pendant que je palabrais avec son père,
m'arrachait furtivement des boutons de dolman pour
s'orner les cheveux, mais le fils d'une sœur aînée
qui vit sous une autre case : la transmission du pouvoir
se fait par les femmes.
Ce mode de filiation spécial au Boschs et aux
Bonis, m'explique pourquoi Aponchy confie pendant
ses absences, la direction de sa maison et de ses

144
AU PAYS DE L'OR
intérêts à Adam, son neveu, né du commerce de sa
sœur avec Apatou, l'ancien et célèbre guide du malheu-
reux docteur Crevaux, tué par les Indiens Tobas
en 1882.
Aponchy a cependant trois ou quatre fils qui,
d'ailleurs, selon les usages, n'ont pas été élevés par
lui et auxquels, toujours selon la coutume, il n'accorde
que fort peu d'intérêt bien qu'issus de son propre sang.
J'ai pu me convaincre de cette indifférence paternelle
— que je suppose plus conventionnelle que réelle —
lors du passage à Pomofou, où réside son père, de l'un
d'eux, le jeune Moco, qui sert d'aide-takari à un patron
de pirogue d'Assissi. Il n'y eut aucune effusion de
part ni d'autre, aucune manifestation de tendresse
et c'est à peine si Aponchy, qui est pourtant supé-
rieur à la plupart de ses congénères et très largement
hospitalier, prit garde à son enfant. Il ne songea
même pas à lui offrir le fameux punch créole (une
pellicule de citron, eau sucrée et tafia), aujourd'hui
d'un usage courant chez les Bonis, comme chez tous
les Guyanais...
— Quel était ce jeune homme d'air intelligent
qui est parti sans que tu lui aies rien donné, pas
même à sucer une des oranges de l'arbre qui nous
abrite? demandai-je.
— C'est un fils à moi...
— Comment s'appelle-t-il?
— Moco..., me répondit Aponchy.
Et ce fut là toute la réponse que ma question put
tirer des lèvres... je n'ose dire du cœur... de ce père
Boni; j'espérais mieux, moins de sécheresse. Il paraît
d'ailleurs que cette froideur était, en la circonstance,
de règle et de bon ton.
Grâce à ce système d'éducation, où l'action et

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
145
l'ingérence paternelle sont réduites au minimum, à
néant pour mieux dire, le jeune Boni acquiert vite
entre les mains de l'oncle chargé de le façonner une
virilité d'esprit et une habileté professionnelle que
lui inculquerait moins promptement et moins sûre-
ment l'auteur de ses jours forcément plus débonnaire.
Qu'ils soient fils de chefs ou de gueux, les enfants
débutent dans la vie sur un même pied d'égalité, et
commencent tous par devenir d'abord d'habiles chas-
seurs et de courageux piroguiers.
Par suite d'une telle méthode dans la formation
des enfants, on ne voit jamais chez les Bonis, de ces
êtres inactifs et inutiles qui se targuent de la richesse
ou de la réputation paternelle, pour vivre dans la
mollesse et constituer la légion de ces non-valeurs
qui sont une des tares de la civilisation...
... Les Boschs et les Bonis, qui sont de même
race, habitant les uns la rive hollandaise, les autres
la rive française du Maroni, jouissent, contrairement
aux Indiens, d'une rare longévité.
Ainsi Aponchy qui, pendant notre voyage, fit montre
d'une activité, d'une souplesse et d'une robustesse
d'homme en pleine possession de sa vigueur, ne saurait
avoir moins de soixante-dix ans. Quand fut promulgué
l'abolition de l'esclavage, il était déjà un adolescent
et se souvient fort bien de la bruyante allégresse
que suscita dans les cases l'annonce de la liberté
nouvelle; or, c'était en 1848..., nous sommes en 1908.
En supposant Aponchy septuagénaire, nous ne sommes
pas loin de compte.
Il y a mieux. Aponchy, tout âgé qu'il soit sans le
paraître, possède des oncles et des tantes centenaires
ou candidats centenaires, qui sont encore très vivaces
et très droits. L'un d'eux, le vieil Aguidé, était à
10

146
AU PAYS DE L'OR
coup sûr le plus antique do cette lignée d'ancêtre.
Sec de peau, plissé et ratatiné de visage, il restait
quand même dressé sur ses longs et maigres os, et
chaque jour, pendant notre présence à Pomofou, il
ne manqua pas de venir d'un village voisin, absorber
la dose de tafia que des blancs d'importance comme
nous, ne pouvaient se dispenser de mettre à sa dis-
position. Il pagayait encore proprement et seul, à
l'aller comme au retour, dirigeait son canot. Il se
présentait souriant, sans trop d'apparence de fatigue
et pour nous faire honneur, toujours drapé dans une
espèce de grand sûroit qu'il avait taillé dans un tapis
de table en toile cirée. Ce vêtement peu banal repré-
sentait une carte de France et des vues d'une expo-
sition universelle déjà vieille d'un demi-siècle. Il
en était très fier.
En dehors de ceux-ci, j'ai vu, de mes propres yeux,
beaucoup d'autres encore de ces spécimens de résis-
tance humaine, et je ne trouve nullement téméraire
de présumer que la plupart de ces vieillards devaient
avoir bien près, sinon plus, d'un siècle d'existence.
Malgré tout, les nègres des bois ne sont pas immor-
tels.
Lorsque l'un d'eux meurt, on le met dans une bière
faite de planches grossières et mal jointes et on le
conserve pendant une semaine au moins dans sa
case. Tous les jours, vers midi, les hommes du voisi-
nage viennent, prennent sur leurs épaules le mort
dans sa châsse de bois et le promènent par les rues
du village. De leur porte, les habitants saluent au
passage la procession du décédé... dont le cercueil
tour à tour s'incline et se redresse pour répondre
aux politesses qui lui sont faites. Un piaye guide la
promenade funèbre et il est de tradition que le défunt,

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
147
lorsqu'il a enfoui de son vivant quelque trésor sous
terre, doive s'arrêter sur remplacement de la cachette.
Le mort, dans son enveloppe de bois, devient alors
lourd comme une roche du Maroni, une pesanteur
insolite cloue au sol les pieds des porteurs, le trépassé
se refuse obstinément à laisser cheminer plus avant
son cortège.
Quand le corps entre en pleine décomposition, que
les liquides coulent par les fissures du cercueil et
empuantissent l'atmosphère, on se décide enfin à
enfouir le cadavre... On l'enterre dans des cimetières,
établis en dehors des villages, dans une fosse sur la-
quelle on érige un carbet protecteur. Les Bonis du
haut Maroni ont un cimetière commun à Cottica.
Ils y transportent leurs morts par pirogues après les
huit ou dix jours de cérémonies nécessaires. Ces
longues funérailles sont motifs à réunions de familles.
Et si l'on consacre le jour au souvenir, aux regrets
et aux lamentations en commun, par contre la nuit
sera toute à la joie : on chante, on boit, on danse,
on rit..., on oublie la misère humaine, on oublie celui
qui n'est plus.
Lorsqu'un Boni décède au loin, pendant un voyage,
ses compagnons rapportent au pays natal ses ongles
et ses cheveux, qui sont exactement l'objet du même
culte et donnent lieu au même cérémonial que le
corps complet.
C'est ce qui advint pour Coppy, un frère d'Aponchy,
qui mourut à l'hôpital de Saint-Laurent quelques
jours avant le départ de nos pirogues pour le haut
Maroni. Sa chevelure et ses ongles furent pieusement
rapportés à sa veuve et ces reliques reçurent tous
les devoirs et tous les honneurs qui sont dévolus aux

148
AU PAYS DE L'OR
morts. Les Bonis, hommes et femmes, portent le
deuil en se ceignant le front d'un bandeau d'étoffe
blanche qui fait le tour de la tête. Ils ont, de même
que les Indiens, une « chanson des pleurs » et toute
une série de lamentations prévues, traditionnelles,
pour exprimer leurs regrets qui d'ailleurs ne sont
nullement éternels. Au bout de six mois, en effet,
on clôt le deuil par une fête en l'honneur du défunt.
Tous ceux qui furent des funérailles peuvent y parti-
ciper. Cette fête ressemble à toutes les réjouissances
de ce pays où « boire » et « danser » priment le reste.
Aponchy, lui, qui devient d'un modernisme stupé-
fiant, nous supplia de lui céder des fusées, pétards,
feux de Bengale et autres articles d'artifice, apportés
de France, pour donner plus de lustre et do relief à
la fin de deuil de feu Coppy, son frère...
Au lendemain de cet ultime cérémonie payée à
la mémoire du disparu, chacun se réveille ayant
définitivement oublié la perte de celui qui fut très
correctement regretté et pleuré pendant les six mois
réglementaires.
Les funérailles ont donné lieu, chez certaines peu-
plades Boschs, à des scènes d'un réalisme tel, en son
horreur, que l'imagination ose à peine y croire. C'est
ainsi que les Saramacas — dont une horde que j'ai
visitée, se trouve cantonnée dans le Sinnamary, aux
abords de la crique Tigre — se refusaient encore, il y
a quelques années à peine, à enterrer leurs morts
de marque.
Le cadavre était conservé dans sa case, à l'air
libre et, lorsque travaillé par les germes cadavériques,
il commençait à s'épandre, liquéfié par la putréfaction,
les hommes de la tribu, par ordre d'âge et de dignité,
s'approchaient alors et chacun d'eux, à tour de rôle,

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
149
faisait provision du plus de purulence et de sanie qu'il
pouvait, pour s'en frotter, s'en oindre, s'en impré-
gner le corps.
Selon leur croyance, cette opération immonde
devait faire pénétrer en leur propre chair, les vertus
et les qualités du défunt, qui, sous la terre, se seraient
dissipées sans profit pour les survivants.
Il fallut qu'à plusieurs reprises, les colons d'alen-
tour, alarmés par ces pestilences, intervinssent fusil
au poing, pour faire cesser ces abominables, dange-
reuses et répugnantes pratiques de sauvages...
Comme tous les primitifs en contact avec les blancs,
les Bonis sont enclins à s'assimiler de la civilisation,
surtout ce qu'elle a de néfaste et de mauvais. Us
ne nous empruntent aucune de nos qualités, mais
ils se hâtent par contre de perdre celles qui, jusque-là,
les mettaient en valeur. Actuellement la passion du
tafia sévit partout chez les noirs. L'alcoolisme y
fait de nombreuses victimes et y exerce des ravages
sur la descendance qui deviendra forcément chétive
et ignorera la vaillance et la vigueur des générations
passées. Des preuves de cette décadence physique
se rencontreront fréquemment sur ma route :
Un peu avant d'arriver aux sauts Langatapiqui,
Gondo-campo (riche maison) et Hermina, se trouve
la tribu des Paramakas qui a pour chef un vieux
Bosch nommé Apinsa.
Nous nous étions arrêtés un peu au-dessus de son
village pour laisser souffler nos hommes, dans un
magasin à la façade duquel flottaient les couleurs
nationales et où un jeune homme de trente ans à
peine, un Français, un Parisien aux bras ornés de
nombreux tatouages, nous avait reçus avec empres-

150
AU PAYS DE L'OR
sement, mettant sa case et son contenu à notre dis-
position. Ce garçon qui, avec une réserve, une discré-
tion significatives... n'avait pas osé nous tendre la
main à l'arrivée, était sans aucun doute un évadé du
bagne. J'en eus d'ailleurs dans la suite la certitude.
Il vivait là, sur la rive française, depuis plusieurs
années, faisant du commerce avec une clientèle de
maraudeurs, sans d'ailleurs être autrement inquiété.
Le soir, après un rapide et très frugal repas, il nous
donna, avec la joie naïve d'un exilé pouvant enfin
parler la langue maternelle à des gens la compre-
nant, lecture de journaux français : le Petit Parisien
et l'Intransigeant. Ces feuilles dataient de cinq mois...
et le malheureux les avait tellement lues et relues
qu'il en connaissait le texte par cœur.
Il fut interrompu dans son exercice vocal par la
venue de deux Boschs Paramakas qui, ayant su
qu'un docteur était arrivé dans ces parages, venaient
me prendre en pirogue pour me conduire auprès
d'Apinsa leur chef, malade, ainsi que son fils et sa fille.
J'accédai à leur désir et je me rendis à leur village.
J'examinai Apinsa : il souffrait d'une maladie
de la vessie, d'un cancer probablement. Sa fille Acouba,
Mlle « Mercredi », était atteinte d'eczéma de la face.
Son fils, vingt ans environ, vêtu à l'européenne,
était un pauvre être malingre, souffreteux, rachi-
tique, loti d'une maladie de cœur et nanti d'une jambe
atrophiée dès l'enfance et plus courte que l'autre;
un spécimen enfin d'une tare héréditaire que très
décemment en France, nous appelons maintenant
avec Brieux, l' « avarie ».
Plusieurs enfants me furent présentés qui avaient
le ventre gonflé, distendu par le carreau : l'hydro-
pisie est fréquente chez beaucoup de petits Bonis.

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
151
Cette visite chez Apinsa me corrobora dans l'idée
déjà énoncée, que la déchéance corporelle s'accentue
chez ces sauvages, proportionnellement à ce qu'on
appelle le degré de civilisation. Ce village est en effet
le mieux organisé que je vis chez les Boschs ou Bonis,
celui où l'intervention de l'Européen apparaît le plus.
Les Hollandais, avec un sens pratique qui nous
fait défaut, y ont établi une sorte d'église-école
réformiste, qui est en même temps un comptoir com-
mercial. Un instituteur, à la fois pasteur, médecin et
trafiquant, y débite en même temps que la bonne
parole, des denrées rémunératrices et des médicaments
homéopathiques...
Je libellai, pour Apinsa et ses deux enfants, une
ordonnance où j'apposai ma signature et je le quittai,
enchanté de l'incident, mais me demandant quel
pharmacien exécuterait jamais les prescriptions de
cette singulière consultation médicale.
... Les piroguiers abusent, plutôt qu'ils n'usent,
d'une sorte de macération noirâtre et épaisse de
feuille de tabac dans de l'eau salée. Ils reniflent à
tout propos et hors de propos, ce jus de nicotine qu'ils
conservent sur eux, dans un pli du kalimbé, enfermé
dans un petit pot approprié.
Us ne fument point ou peu et ont en général une
dentition fort blanche et magnifique dont ils prennent
grand soin : jamais un pagayeur ne boit ou ne mange
sans s'être au préalable lavé la bouche et les dents
à grande eau.
Les Bonis sont peu empressés auprès de l'Européen;
on ne peut pas dire qu'ils soient hostiles au blanc
qu'ils transportent dans leur pirogue, mais ils se
montrent d'une indifférence parfois pénible pour
le voyageur. C'est ainsi que, sans nécessité aucune,

152
AU PAYS DE L'OR
ils vous laisseront exposé en plein soleil pendant des
heures entières. Si vous êtes malade et n'avez point
la force de l'exiger, jamais de lui-même, spontané-
ment, un Bosch ne vous rendra le service de dresser
au milieu de son canot, les trois ou quatre arceaux
supportant une toiture de feuilles de palmier — ce
qu'on appelle un pomakari — où vous pourriez tant
bien que mal vous allonger à l'ombre. Si vous êtes
très fatigué ou agonisant, c'est encore pis : plutôt
que de voir son passager mourir dans sa pirogue, le
patron Boni l'abandonnera sans hésitation et sans
scrupule, n'importe en quel endroit. Si vous le taxez
d'inhumanité, il vous répondra qu'il y a trop d'incon-
vénients pour lui à ramener un cadavre de blanc à
Saint-Laurent pour qu'il veuille s'y exposer.
Il serait désirable que l'administration judiciaire
tînt compte de cet état d'esprit des noirs, pour sim-
plifier le plus possible l'enquête obligatoire qu'entraîne
un décès dans ces circonstances et ne pas effaroucher,
par la longueur ou la sévérité de sa procédure, ces
Bonis et ces Boschs qui, sortis de leur fleuve et hors
de leur pirogue, sont des craintifs, des timorés, ayant
frayeur de tout en général, mais surtout de la justice
en particulier.
Ce « doigté » administratif éviterait peut-être à
d'autres dans l'avenir, la mésaventure survenue à
notre compagnon Delteil qui, excessivement malmené
par la fièvre et rapatrié sur Saint-Laurent, fut aban-
donné trois jours durant, sous un carbet de passage,
par son patron de canot qui redoutait de le voir
mourir à son bord et par suite d'être lui-même soumis
aux tribulations de l'enquête.
... J'ai remarqué que les adultes — pas tous, car
j'ai vu une équipe de canotiers Saramakas s'épar-

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
153
piller et s'enfuir comme une bande d'oiseaux effrayés
devant l'objectif — se laissent parfois photographier
sans trop de difficultés. Mais ils ne voient jamais sans
appréhension l'appareil se braquer sur leur progé-
niture : aussitôt les mères cachent contre leurs seins
la face du nourrisson et se détournent sans perdre
un instant. Dans leur idée, photographier un tout
petit, un nouveau-né, c'est lui porter malheur. Je
crois d'ailleurs que pour déjouer pareille tentative,
on inspire aux enfants qui commencent à comprendre,
une crainte telle de l'Européen que môme devenus
grandelets, quelques-uns de ces petits noirs nous
fuient comme si nous étions des croquemitaines.
C'est ainsi qu'à Assissi, une jeune négrillonne de cinq
à six ans, qui s'avançait placidement au dégrad pour
nettoyer à l'eau une chaudière ayant servi à la cuisson
du riz, laissa rouler du haut en bas de la berge son
ustensile de cuisine en m'apercevant dans ma pirogue,
et s'enfuit en poussant de véritables hurlements
d'effroi.
... Les Bonis croient en un Dieu qui est bon : c'est
Gadou, qu'ils laissent volontiers de côté puisqu'ils
n'ont rien à redouter de lui. Il n'en est pas de même
de l'autre, le Dieu du mal, Dibidi. A celui-là vont tous
leurs sacrifices, prières, supplications. En dehors de
ces deux divinités principales, il y a une infinité de
petits diables de toute variété. Chaque rocher dan-
gereux ayant provoqué des naufrages, chaque passe
dans un saut où se sont perdus des marchandises,
des barques et des hommes, sont le repaire, l'habi-
tation d'un démon nuisible que l'on tâche de fléchir au
moyen de libations et d'offrandes de toutes natures...
Dans les villages se dressent encore des fétiches
que les Bonis honorent do leurs dévotions : ce sont

154
AU PAYS DE L'OR
généralement des piquets de bois, parfois ornés de
sculptures grossières et se terminant en haut par un
bras transversal, ce qui donne à l'ensemble un faux
air de croix ou de gibet. On y enroule et on y fixe
fréquemment des bandes d'étoffes : ce sont des ka-
limbés de gens morts en odeur de vertu et de sainteté
et dont l'intercession auprès des Esprits infernaux
peut être de quelque poids et efficacité.
Devant l'habitation du grand Man des Boni, au
centre d'une circonférence de terre battue, limitée
par des galets, se dresse le buste obèse d'une femme
aux mamelles vastes et pendantes. Cette grossière
sculpture est façonnée en argile et représenterait,
d'après l'explication qui m'a été donnée, la déesse
de la Terre. Cette espèce de Cérès des Boschs, de-
meure dans la famille du grand Man comme un des
attributs du pouvoir.
Je vis également, au fond d'une pièce sombre,
où je ne pus pénétrer, un entassement de monstres
en bois de formes bizarres que je suppose être égale-
ment des figurations divines que l'on exhibe en cer-
taines circonstances et en certains moments. J'essayai
bien de savoir quand et comment on utilisait cette
réserve de divinités, mais mon interlocuteur, le grand
Man, fut loin de se montrer prolixe sur ce sujet. Il
éluda ma question qui, sans doute, lui parut sacrilège
et profanatrice.
Boschs et Bonis sont très superstitieux. Je m'en
aperçus à la montée du Maroni. Les Boschs de notre
équipe avaient, à l'instigation d'un des leurs, nommé
Couamina, concerté de faire exécuter au village des
Paramakas, où se trouve un piaye, un sorcier de
grande réputation, une cérémonie de conjuration
pour assurer l'heureuse issue de leur voyage au pays

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
155
indien. Plutôt que do nous prévenir de leur intention,
ce qui eût, paraît-il, détruit le charme de la piayerie,
ils jouèrent la comédie de la maladie, refusèrent de
se mettre en route, obtinrent ainsi deux jours de
repos et de répit dont ils profitèrent pour l'accom-
plissement de leur projet.
Nous avions failli nous fâcher ensemble, nous les
avions incriminés de fainéantise, nous les avions
traités de faux malades, peu leur importait : ils étaient
parvenus à leurs fins et le lendemain de l'exorcisme,
persuadés désormais que tout danger pour leur personne
était écarté, ils repartirent le cœur léger et jamais
plus, durant le reste de la route, ne s'arrêtèrent sous
de faux prétextes.
Ce n'était que très incidemment et contre leur
gré que je m'étais rendu compte de leur jeu en la
circonstance : j'étais en effet tombé, sans m'en douter
et sans qu'ils s'y attendissent, au milieu de leurs
exercices cultuels, lors de la consultation que j'allais
donner à Apinsa. Voici ce que je vis :
Devant une case d'aspect bizarre et mystérieux, — un
temple local, — trois vieillards, trois augures, assis sur
des bancs élevés, présidaient à une danse symbolique et
sacrée que rythmaient deux jeunes gens, nus comme des
piroguiers en travail. Ces deux hommes supportaient
chacun sur une épaule, l'extrémité d'une pagaie. Ils
gardaient leurs bras accolés au corps et mettaient toute
leur attention et leur ingéniosité à maintenir en équi-
libre sur le milieu de la pagaie, un léger « bagage » (1)
(1) Bagage est un mot qui revient fréquemment dans la con-
versation créole : il signifie objet, chose, avec en plus un sens
très vague très varié, très élastique quand on l'accole à certains
adjectifs : Ex. : je vous aime « petit bagage », signifie : je vous
aime un peu.


156
AU PAYS DE L'OR
qu'un des assistants m'apprit être une chevelure, un
scalpe prélevé sur un mort, sur un capitaine réputé de
son vivant pour son audace et son habileté; la chute
de cette relique eût été du plus mauvais présage.
Une heure durant, les porteurs, sans discontinuer,
se livrèrent sur place à des évolutions ou systémati-
quement revenaient deux pas en avant, deux pas
en arrière, deux pas à droite et deux pas à gauche.
Pendant une heure également les trois officiants,
avec une gravité de pontifes, psalmodièrent des
incantations pendant que Couamina et sa bande,
accroupis sur leurs talons, le front et les joues bar-
bouillés d'une argile blanchâtre, les yeux dévote-
ment fixés à terre, marmottaient consciencieusement
des prières aux divinités. Sur un signe du sorcier
principal, qui se leva et s'en fut en poussant un grand
cri, l'original exercice prit fin.
... Je m'étais tenu discrètement à l'écart pour ne
pas contrarier par ma présence étrangère et intem-
pestive la réussite de l'invocation. Couamina vint
à moi, l'air radieux, et me dit en me montrant un
gros anneau de fer enroulé comme un serpent autour
de son biceps :
— Maintenant nous pouvons t'accompagner. Ni
les flèches des mauvais Indiens, ni le venin des rep-
tiles, ni la mâchoire du tigre ou des caïmans n'auront
prise sur nous. Toi et nous, nous sommes garantis;
la piayerie est propice...
... Ce qui ne l'empêcha point pourtant, lui et ses
acolytes Boschs, de faire de telles difficultés au mo-
ment de franchir les premiers sauts de l'Itany, que
nous préférâmes les laisser aller plutôt que d'em-
mener des gens non point disposés, non point enthou-
siastes,... mais rébarbatifs et récalcitrants.

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
157
... Les Bonis ont encore le culte d'un démon
familier qui est spécialement préposé à leur case.
J'ai vu Kadio, l'un de mes pagayeurs pénétrer chez
lui après une longue absence, lors de notre passage
à Coromontibo. Il commença par dire une sorte de
litanie à mi-voix à l'adresse de son dieu-lare. Puis,
sur son seuil, il versa un liquide précieux sans aucun
doute, à en juger par la parcimonie qu'il mettait à
le répandre. Il prit ensuite un peu de la terre ainsi
mouillée et détrempée, la malaxa dans le creux de
sa main gauche et de la main droite s'en appliqua
des traces au front, sur les paupières, sur la poitrine,
les pieds et les bras... Gela fait, il daigna s'occuper
enfin de moi qui attendais sous la porte, — unique
ouverture de ces habitations murées de toutes parts,
— la terminaison de sa série de patenôtre.
Cette onction avec la terre est fondamentale et
accompagne tous les exercices cultuels; les Bonis ne
l'omettent jamais lorsqu'ils doivent franchir un saut
dangereux. Lorsqu'on affronte un passage difficile,
le passager ne doit jamais demander au pagayeur le
nom que porte cet endroit : c'est attirer le malheur
sur soi. Les noirs de la Guyane et des Antilles sont
imbus do la même crainte superstitieuse et nombre
de chutes sont désignées sous le nom do : saut « finie-
parole », saut « où l'on ne doit plus ouvrir la bouche,
plus parler», ce qui, par extension, revient à dire « saut
excessivement périlleux ».
Pour en terminer avec les coutumes religieuses,
hygiéniques ou traditionnelles, j'ajouterai qu'en plus
de la case qui sert à remiser les fétiches, idoles ou
autres objets vénérés, il existe dans chaque village
une sorte de carbet de purification où les femmes
se confinent et dorment lorsqu'elles subissent cer-

158
AU PAYS DE L'OR
taines vicissitudes inhérentes à leur constitution
féminine...
... Un dernier mot sur l'extérieur de ces nègres
anciennement marrons, c'est-à-dire révoltés, évadés.
Ils portent leurs cheveux tressés par petits paquets,
et chacune de ces tresses se dressant en l'air comme
autant de cornes, leur communique un aspect hérissé et
diabolique qu'accentuent encore les tatouages étranges
dont sont couturés leurs visages et leurs corps.
Ces tatouages, qui donnent à la peau l'apparence
d'un cuir repoussé, résultent d'un dessin très en
relief qu'on obtient en saupoudrant d'un charbon
spécial des cicatrices faites avec la pointe très tran-
chante d'un couteau. Les places d'élection pour cette
ornementation sont l'ombilic, presque toujours entouré
d'un soleil aux rayons irradiés en tous sens, le front,
les tempes, le coin des lèvres d'où s'échappent des
spirales symétriques qui, élargissant et retroussant
l'arc de la bouche comme en un rire perpétuel, donnent
à la physionomie un ensemble piquant et comique.
Aponchy m'apprit que cette gravure sur peau
humaine et vivante, ne s'opère pas sans souffrance
et grincement de dents. Aussi, choisit-on de pré-
férence les fins de fête où les jeunes gens, garçons et
filles sont alors grisés, hypnotisés, insensibilisés par
les bruits, les chants, la danse et le tafia, pour se livrer
sur eux à la délicate et douloureuse opération du
tatouage. Ensuite il ne s'agira plus que de retarder
le plus possible la guérison des cicatrices : plus en effet
elle sera tardive et mieux cela vaudra pour la réussite
du dessin qui y gagnera en netteté et en beauté.
En plus du kalimbé, du pagne ou de la camisa,
tous ces indigènes, aux jours de gala, arborent la
« paga » : c'est un morceau d'étoffe carré, un foulard

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
159
aux couleurs vives qui passe sous le bras gauche et
se noue sur l'épaule droite, laissant les bras libres et
recouvrant plus spécialement la poitrine et une partie
du ventre...
Les noirs du Maroni sont peu loquaces et les assem-
blées où ils discutent des choses sérieuses sont peu
bruyantes. Posément, sans cris ni gestes exagérés,
l'orateur expose son idée sans que jamais l'auditoire
l'interrompe : celui-ci se contente de manifester l'at-
tention qu'il prête au discours en émettant avec dou-
ceur et discrétion l'exclamation maintes fois répétée
au cours du débit de : « î... ya! î... ya! î... ya! » mot
qui répond à nos interjections : « Oui! oui! parfaite-
ment! » et qui selon l'intonation, aura la valeur
d'un assentiment ou l'allure d'une désapprobation...
... Cette race des Boschs passe sa vie dans l'eau
comme en son élément préféré. Dès le plus jeune
âge, dès la naissance même, les enfants vivent sur la
rivière et se familiarisent avec elle. En grandissant,
filles comme garçons, deviennent des nageurs émé-
rites et d'experts pagayeurs; il ne faut pas oublier
que la pirogue est à peu près leur unique moyen de
communication entre villages.
— Veux-tu, me demanda un jour Aponchy,
venir au village voisin visiter une vieille tante à moi
qui est presque aveugle et va mourir?
— Oui, répondis-je.
Et je fus m'embarquer, avec mille précautions pour
ne point la faire chavirer, dans une petite pirogue au
bordage dépassant à peine le niveau de l'eau, d'une
légèreté et d'une instabilité qui me rappelaient les
périssoires de mon pays. Le moindre mouvement de
buste à droite ou à gauche, déterminait des oscilla-
tions inquiétantes.

160
AU PAYS DE L'OR
— Pourquoi ne pars-tu pas? demandai-je à Aponchy
qui avait pris place à l'arrière.
— Omé va venir.
Omé, c'était sa fille.
Omé s'avançait en effet avec un bébé de deux mois
à peine, qu'elle portait à la mode du pays, à cheval
sur la hanche.
Je pensais tout d'abord qu'Orné apportait à son
père quelque objet nécessaire au voyage. Point. Elle
sauta légère et souriante dans la frêle embarcation,
s'installa à l'avant, coucha son enfant en travers de
ses genoux et se mit à manœuvrer la pagaie avec
l'habileté d'un homme.
Je m'étais d'abord récrié :
— Mais Aponchy, ne crains-tu pas que ta fille et son
« petit monde (1) » ne tombent à l'eau et ne se noient...
A l'énoncée de cette crainte chimérique, Aponchy
s'était contenté de rire sans répondre. D'ailleurs
l'attitude d'Omé valait mieux pour me rassurer
qu'aucune explication : elle ramait, elle chantait, elle
allaitait, s'interrompant seulement de temps en temps
pour immerger pendant quelques secondes au fil de
l'eau, son nourrisson qui ne faisait nullement mine de
trouver ce traitement hydrothérapique plus désa-
gréable qu'autre chose...
Elevés de la sorte, il est tout naturel que les Boschs
et les Bonis aient acquis, sans que nul ne songe à le
leur contester et pour cause, le monopole de la navi-
gation fluviale en Guyane : partout où les rivières sont
impétueuses et violentes, se voient leurs rustiques
embarcations.
(1) Le mot « monde », que les noirs prononcent» moun », signifie
« personne » : un petit moun, un enfant — un grand moun, une
grande personne.


DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
161
Quand deux pirogues de Boschs ou de Bonis se
croisent en cours de route, de l'une à l'autre, immédia-
tement, s'établit un échange de politesses dont les
formules invariables se prononcent, quelle que soit
la distance, à voix presque basse et avec des intona-
tions traînantes, très douces et très chantantes :
— Hodio (bonjour), dit l'un des piroguiers.
— Akousso, Feï-dé-ba (merci, comment êtes-vous?),
répond l'autre.
— Mi vacca bouilléba (mon voyage est heureux,
grâce au ciel), répond le premier.
— Diaffousso! (Tant mieux, bonne continuation!)...
formule le second qui, sur ce souhait, clôt le dialogue
et s'éloigne.
Ces pagayeurs sont d'une habileté et d'une intré-
pidité uniques au monde. Nul ne sait comme eux
franchir les sauts les plus redoutables et affronter les
passes les plus terribles en utilisant, à la seconde pré-
cise et propice, des courants dédoublés et des contre-
courants qui leur font vaincre la violence des tor-
rents.
Ils ont charge d'approvisionner les placers de tous
les grands fleuves et ils s'acquittent avec scrupule et
fidélité de cet office pour lequel ils sont d'ailleurs
argement rétribués. Ils perçoivent par « baril »,
c'est-à-dire soixante-quinze kilogrammes de cargaison,
un prix qui varie avec l'éloignement du placer ou du
point destinataire et les difficultés du parcours. Le
voyageur qu'ils véhiculent à leur bord paie le prix
d'un « baril »... Les canots Boschs peuvent porter de
quinze à vingt barils.
Ils gagnent à ce travail d'assez fortes sommes, et
généralement, ils en exigent le paiement en écus d'ar-
gent, dont la nationalité leur importe peu, pourvu
H

162
AU PAYS DE L'OR, DES FORÇATS ET PEAUX-ROUGES
que le module soit conforme à celui de notre pièce
de cinq francs.
Que devient ce numéraire entre les mains de ces
sauvages?
Autrefois, il n'y a pas bien longtemps, vingt ans à
peine, les grands Mans collectionnaient les gains et
les entassaient dans des futailles qu'ils prenaient
plaisir et orgueil à montrer aux rares explorateurs
qui s'aventuraient jusqu'à leur case.
Aujourd'hui que, le modernisme aidant, chaque
sujet perçoit personnellement son dû, une petite, une
minime portion de ces pièces nous revient, tranf-
formée par leurs possesseurs en tafia et objets de
première nécessité : chandelles, clous, armes et outils...
Mais le reste, — la très grande part, — disparaît à
jamais de la circulation et de la clarté du soleil... Aussi,
sans être grand prophète, peut-on présumer et prédire
qu'un jour — lointain, sans doute, dans des siècles,
si l'on veut, lorsque les mineurs de la Guyane auront
vidé la dernière crique de son dernier or — peut-être
arrivera-t-il cette chose prodigieuse, que des fouilleurs
plus avisés et plus heureux que les autres finiront par
découvrir, sur les emplacements où jadis stationnèrent
des sauvages qui s'appelaient Youkas, Paramakas,
Poligoudoux, Saramakas et Bonis, des mines d'argent
inespérées et... toutes monnayées : monnayées, collec-
tionnées et frappées à la marque de tous les peuples
de l'univers!... Ce sera le trésor des Boschs mis à jour,
la cachette des sauvages rouverte aux civilisés, la
fortune des morts restituée aux vivants...

CHAPITRE XIII
Blessé au pied par une « raie », Calamou tombe malade. — Fabri-
cation du « couac » et do la « cassave ». — Le feu dans l'abatis.
— L'état de Calamou empire. — Attitude inquiétante des

Indiens. — Comédie du Peau-Rouge Polé lors de la naissance
d'un fils. — Nous quittons Panapi.

Noire séjour au village de Panapi se chiffrait déjà
par une dizaine de jours, quand un matin, de très
bonne heure, nous entendîmes un bruit de pagaies
et vîmes un canot qui s'arrêta au dégrad. Un homme,
que nous ne reconnûmes pas tout d'abord, en sortit
avec l'aide de sa femme et, appuyé sur elle, se dirigea
péniblement vers nous, traînant une de ses jambes
avec difficultés et sautillant sur l'autre avec des airs
de grand échassier blessé. C'était Calamou qui nous
revenait, précédent Panapi de quelques heures, dans
ce piteux état.
Le malheureux nous expliqua, par l'intermédiaire
d'Aponchy, l'origine de son mal. En poussant sa
pirogue échouée sur un banc de sable, il avait mis le
pied sur une raie dont il n'avait pas remarqué la pré-
sence au fond de l'eau et avait été blessé au talon par
le squale irrité.
A la collection des poissons nuisibles qui peuplent
le Maroni, il faut ajouter et en première place, la raie.
La raie d'eau douce est excessivement dangereuse.
Il y en a d'énormes. J'en ai vu mesurant un mètre
de largeur et plus de deux mètres de longueur, en

164
AU PAYS DE L'OR
tenant compte de l'appendice caudal. Ce sélacien est
en tout semblable à son congénère qui vit dans la mer.
Mais sa queue est hérissée de tubercules, de sortes
d'aiguillons crochus dont l'animal se sert comme
moyen de défense. La raie est-elle foulée ou simple-
ment heurtée par un pied imprudent, aussitôt sa
queue se relève, se redresse, se projette avec force et
ses piquants viennent frapper, déchirer et percer la
peau sous laquelle ils instillent un poison dont les
effets sont non moins nocifs, au dire des Indiens
et des nègres, que le venin des serpents à crochets.
En dehors de Calamou, j'ai vu deux noirs piqués
par des raies. L'un, un Saint-Lucien nommé Etienne,
le fut en péchant le coumarou dans le premier grand
saut de l'Araoua; l'autre appelé Racon, fut touché
au cou-de-pied, en se mettant à l'eau pour dégager
notre canot envasé sur un point presque à sec de la
rivière Ouaqui. Ils n'en moururent point, mais furent,
l'un et l'autre, très malades. Leur jambe enfla, fut
contracturée par des crampes insoutenables, et atteinte
d'une lymphangite qui les condamna à l'inaction et
les fit cruellement souffrir pendant plusieurs semaines.
Calamou, lui, avait été blessé à la jambe gauche.
Malgré les onguents de résines diverses et les conju-
rations employées par le piaye, sa jambe était gonflée
à pleine peau, et dans l'aine, un énorme abcès soule-
vait et menaçait de crever l'épiderme. Les douleurs
qu'il endurait étaient intolérables.
Dès son arrivée, il s'étendit dans son hamac et
Mikalou, sa femme, appliqua sur la région enflammée
des morceaux de tiges de palmier pinot, de comou-
comou, dont la substance juteuse et molle chauffée
au-dessus d'un brasier, faisait l'office de nos cata-
plasmes. Cette chaude application adoucissait bien

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
165
pendant un moment la souffrance de Calamou, mais
n'entravait nullement l'évolution du phlegmon.
Devant l'assurance des indigènes, qui tous pré-
tendent posséder le remède végétal infaillible en pareil
cas, je n'ai pas cru devoir essayer du sérum anti-
venimeux de Calmette contre les piqûres de raies :
il amoindrirait très probablement la durée et l'inten-
sité des accidents.
En tout cas, au village de Pomofou, j'avais eu l'occa-
sion de l' expérimenter contre une morsure de serpent.
Acado, un négrillon de huit à dix ans, en fouillant
les lianes enchevêtrées au bord d'une crique où s'était
réfugié un poisson, un « parassi » qu'il venait de flécher,
avait été profondément mordu au poignet par un
grage. Le venin de ce reptile, au dire des Bonis, tue
en vingt-quatre heures. Avec le sens pratique des êtres
qui vivent proches de la nature, les petits camarades
d'Acado avaient commencé par occire le serpent dont,
comme pièce à conviction, ils apportaient la tête
enfourchée au bout d'une baguette, puis avec une
liane, ils avaient solidement garotté le bras du blessé,
au-dessus de la plaie.
L'accident s'était produit il y avait à peine une
demi-heure quand l'enfant accourut à nous. Je lui
injectai environ huit centimètres cubes de sérum
Calmette. Sa main et son bras, jusqu'au coude, étaient
déjà enflés à éclater. La nuit fut mauvaise. Il y eût des
troubles du cœur et de la circulation, la langue et les
muqueuses de la bouche laissèrent suinter du sang...
mais il ne succomba pas. Il se rétablit.
Etant donné la rapidité de l'enflure et l'intensité
des désordres circulatoires, il est à présumer qu'il eût,
selon la règle, trépassé dans la nuit, sans notre pro-
videntielle « intervention au sérum ».

166
AU PAYS DE L'OR
Panapi, le chef, enfin arriva et du même coup le
village reprit vie et animation. Les survenants étaient
joyeux, car la récolte avait dépassé leurs espérances.
Après les lamentations obligatoires en l'honneur
de leurs morts, dont les mânes, sous le sol des cases,
avaient été pendant l'absence des vivants, privés des
chants du souvenir, la population toute entière accou-
rut contempler nos personnes, inspecter le contenu
de nos cantines et admirer le lot de nos marchandises.
Ce fut un assaut de curiosité, la répétition de ce qui
s'était passé chez Calamou.
J'achetai pour une ceinture rouge, qu'il s'empressa
de nouer autour de sa tête, un arc et des flèches à un
jeune chasseur intrépide et vigoureux nommé Ourata.
J'aurais voulu me procurer de ces hamacs à grandes
mailles en fils de coton que tissent les Indiennes, mais
cette race est tellement indolente, imprévoyante,
insoucieuse du lendemain, qu'en dehors du hamac en
service, ils ne songent point à s'en fabriquer même
un seul de rechange. Ce n'est que plus tard, au retour,
chez Yamaïké, où nous nous arrêtâmes quelques
heures, que je pus, en prodiguant les perles, acquérir
deux hamacs roucouyennes, d'ailleurs usagés, et des
parures de danse que le propriétaire me céda en
échange d'une casquette de voyage, d'une chemise
de couleur et d'un sifflet en métal nickelé qu'il s'atta-
cha de suite au cou comme un objet des plus précieux.
... Le manioc étant abondant dans les abatis de
Panapi, nous renouvelâmes chez lui notre provision
de couac. Le couac, sorte de tapioca grossier, est le
vade-mecum, le pain des Cayennais. On le fabrique
en « grageant », c'est-à-dire en frottant et désagrégeant
sur une rape grossière qu'on appelle « grage », les ra-
cines de manioc, dont une partie, un tiers environ,

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
167
est au préalabe mise à macérer, à rouir dans l'eau.
Le grage des Indiens est simplement constitué par
une planche hérissée de pointes de bois très dur ou
d'arrêtés de silex, maintenues grâce à un mucilage
de gommes très adhésives. Cette opération première
donne une pâte ayant la consistance d'une bouillie
passablement épaisse. On exprime l'eau de cette pâte
en la pressant, la comprimant, dans l'appareil appelé
couleuvre, en raison de sa forme.
La couleuvre est un article de vannerie en fibres
d'arouman ayant l'aspect d'un long cylindre d'un
mètre et demi de longueur et de quinze centimètres
environ de diamètre au repos.
On bourre l'intérieur de la couleuvre avec la pâte
de manioc, puis on l'étiré par en haut et par en bas.
Par l'effet de ce tiraillement en directions inverses,
le cylindre s'allonge dans le sens vertical, mais il se
rétrécit comme diamètre et opère sur la bouillie y
contenue, une compression telle que presque toute
l'eau se trouve exprimée, suinte et s'échappe par les
mailles, les losanges de la paroi en vannerie.
La pâte ainsi privée d'eau est mise à cuire en couche
mince sur un plateau en terre ou en fonte appelé
« platine », disposé au-dessus d'un feu très doux.
Pendant la cuisson, on a soin d'agiter continuelle-
ment avec une palette en bois, la préparation qui se
dessèche peu à peu et prend l'aspect d'une masse
grumeleuse semblable au tapioca, lequel n'est, d'ail-
leurs au fond, qu'un couac d'exportation très raffiné.
Les Bonis et les Roucouyennes, eux, terminent
l'opération un peu différemment.
La pâte extraite de la couleuvre est d'abord dessé-
chée, puis finement triturée et tamisée au travers d'un
manaré. Cette farine est ensuite humectée et étendue

168
AU PAYS DE L'OR
en couche mince sur la platine chauffée par un brasier.
Ils obtiennent ainsi ces galettes rondes, minces et
plates qu'on nomme cassave. Cette cassave a l'avan-
tage d'être d'un transport facile et d'une conservation
aisée. Son goût est agréable et mieux que les grains
de couac que l'on ramollit d'abord avec un peu d'eau
avant de les manger, la cassave donne l'illusion du
pain.
Les Cayennais qui voyagent dans les bois ou sont
employés sur les placers, ont droit à un litre de
couac par jour. Les Bonis en usent également, mais
ils préfèrent un riz très blanc qu'ils récoltent eux-
mêmes et qui s'accommode fort bien avec le poisson
bouilli qui fait le fond de leur nourriture.
Du manioc, je l'ai déjà dit, on tire la liqueur natio-
nale des Peaux-Rouges, le cachiri.
Cette fabrication donne lieu à une cérémonie sym-
bolique à laquelle j'assistai chez Panapi.
Les Indiens font d'abord une provision de cassave
épaisse et grossière. Puis tout le village, hommes et
femmes, jeunes et vieux, s'assemblent à l'entour d'une
pirogue halée à terre, dans laquelle on a mis l'eau
nécessaire à la quantité de boisson qu'on désire obte-
nir, la cassave rompue en morceaux et de la pulpe de
patate douce.
Le piaye et le chef débitent alors une sorte de can-
tilène, puis toute l'assistance s'empare d'une tranche
do cassave, la mastique d'abord avec conscience et la
rejette ensuite avec la salive dans la pirogue servant
de récipient.
Calamou qui, tout estropié qu'il était, avait tenu
à faire preuve de bonne volonté masticatrice en la
circonstance, me démontra que j'avais grand tort
d'incriminer et de désapprouver un usage dont je ne

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
169
saisissais point la portée morale. Cette opération
signifie, m'apprit-il, que tous les hommes sont égaux
et frères, que la salive de l'un vaut celle de l'autre et
que nul n'a le droit d'être dégoûté de son prochain.
En cas d'urgence, dès le lendemain de sa prépara-
tion à la rigueur, on peut boire le cachiri, mais si faire
se peut, il vaut mieux le laisser fermenter pendant
plusieurs jours : le produit sera plus alcoolique et plus
savoureux, surtout si on a pris soin de continuer à
l'additionner de salive. La ptyaline que renferment
les glandes de la bouche, active en effet la transfor-
mation de l'amidon (c'est-à-dire dans le cas actuel
du manioc) en alcool, et en augmente le pouvoir eni-
vrant... ce que ne sauraient dédaigner les Peaux-
Rouges.
Les Indiens font encore usage d'une autre liqueur
spiritueuse, le sagoula, moins apprécié que le cachiri
et qui provient de la canne à sucre écrasée et aban-
donnée à une vague fermentation. Cela ressemble de
très loin à du mauvais punch très dilué.
... Cependant, malgré les supplications à Yoloch,
malgré les exorcismes et les piayeries du sorcier Alepto,
Calamou allait de mal en pis. Le piaye y était pourtant
allé de son grand jeu, de la grande incantation qui
toujours devrait réussir. Une nuit, enfermé avec le
malade dans une hutte étroite et clôturée de toutes
parts qu'on avait édifiée pour cette exceptionnelle
séance sur la place centrale du village, il ne cessa,
jusqu'au matin, d'objurguer le diable qui torturait
Calamou, et de lui intimer l'ordre de quitter le corps du
malade. De temps en temps, le chant nocturne du
piaye s'interrompait et un cri d'affreuse douleur
déchirait l'espace.

170
AU PAYS DE L'OR
Le piaye demandait alors avec des intonations dé-
sespérées à des acolytes qui se tenaient dehors, s'ils
n'avaient point vu s'enfuir le démon Yoloch.
— Non, nous n'avons point encore aperçu la fuite
de Yoloch, répondaient les interpellés.
Et sur cette réponse négative, la séance de piayerie
reprenait son cours, entrecoupé des mêmes inter-
jections douloureuses déjà entendues.
Le lendemain, en visitant Calarnou, de plus en plus
fiévreux, de plus en plus défait, j'eus l'explication de
ces exclamations de souffrance qui m'avaient si fort
intrigué et ému pendant la nuit. Le malheureux,
de la gorge aux mollets, avait tout son corps meurtri
de morsures. Les dents du piaye avaient imprimé
leur empreinte dans la chair couverte d'ecchymoses
du patient.
Il fallait vraiment que Calamou fût la proie d'un
diable bien tenace pour qu'une médication aussi éner-
gique n'en eût point libéré son pauvre corps.
Ces morsures, suivies de succion que le sorcier
effectue avec sa bouche, reviennent fréquemment dans
la médication indienne : cela équivaut en somme,
avec la barbarie du procédé en plus, à une application
de ventouses scarifiées chez nous.
Dans la journée, je constatai que le pouls de Cala-
mou s'affaiblissait. Sa fièvre était excessive, sa respi-
ration rapide et haletante. Je fus trouver Panapi, son
beau-père :
— Calamou apsic natati — Calamou est bien
mal — il est presque mort, lui dis-je.
Avec l'indifférence de sa race, il haussa les épaules,
éleva les bras, joignit les mains, fit une mimique enfin
qui voulait dire : « Que voulez-vous que j'y fasse?... »
puis esquissant ce sourire muet qui voile la face des

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
171
Indiens comme une énigme jamais déchiffrable, il
s'éloigna et je l'entendis qui donnait des ordres.
... Un vaste abatis d'arbres de toutes dimensions
et de toutes essences, s'étendait à perte de vue sur
un des flancs du village. Depuis des mois que la hache
les avait couchés à terre, ces arbres, sous l'ardente
influence de la saison estivale, étaient à point dessé-
chés pour devenir une proie facile à la flamme. Panapi
avait décidé de nettoyer ce champ et de remplacer
cette inutile, encombrante et excessive jonchée de
bois mort par le manioc vivace et nourrissant. Depuis
une semaine, on entretenait sur différents points des
foyers permanents. Ce jour-là, Panapi qui avait in-
terrogé le ciel, avait reconnu que le vent soufflait dans
une direction opposée aux cases. Il était suffisamment
vif, sans être violent ni capricieux. C'était l'instant
propice : il donna le signal d'incendier.
Rapidement, ce fut un brasier magnifique et ter-
rible, épouvantable et grandiose.
Une nuée dense de fumée blanchâtre, floconneuse,
avec des lueurs intermittentes et rougeâtres, s'éleva,
dérobant sous son épaisseur le ciel et l'espace.
Alors se fit entendre un grondement formidable et
continu résultant du ronflement sourd et sinistre de l'in-
cendie, des craquements et éclatements du bois, des hur-
lements terribles des animaux brûlés vifs et gémissants...
Puis, supportant le nuage lumineux et brûlant,
apparurent des volutes de flammes qui se roulaient
à terre et très vite se transformèrent en vagues de feu
qui s'avançaient irrésistibles, et de cet embrasement,
se détachèrent avec des frémissements et des flam-
boiements d'éclairs, comme des milliers de langues
ardentes qui léchaient, hapaient, consumaient, anéan-
tissaient tout sur leur passage.

172
AU PAYS DE L'OR
Par moment, une saute de vent faisait osciller sur
sa base enflammée cette masse incandescente dont
le faîte venait alors s'incliner en tremblant sur les
cases du village, y secouant une infinité d'étincelles
et de flammèches, y déversant une température
d'enfer.
Enfin, une trouée vomissait par intervalle des ani-
maux de toutes variétés qui, précipités dans une ruée
d'épouvante, passaient devant nos yeux, roussis, fris-
sonnants et rapides, en une vision de cauchemar.
... Et à la vocifération du feu dévorant, se mêlaient
les modulations douloureuses des litanies plaintives
que les parents et amis de Calamou psalmodiaient
près de sa couche fatale.
Ce fut là, peut-être, la minute la plus impression-
nante et la plus angoissante que je vécus dans ce
voyage.
Presque seul, loin de ma patrie et des amis, égaré
dans un pays inconnu, peuplé de sauvages au cerveau
autrement conformé que le mien, je me sentais isolé,
perdu, et attristé jusqu'au fond de l'âme, face à face
que j'étais avec ces deux fléaux, ces deux agents de
destruction : l'incendie et la mort; la fournaise, d'un
côté, l'agonie de l'Indien, de l'autre.
Cependant, la flamme diminuait de violence... le
feu s'abattait, se traînait, rampait au ras du sol...
la nuit s'annonçait. Un malaise inexprimable, auquel
n'échappait point mes noirs eux-mêmes, planait dans
l'air, s'alourdissait sur nous. Je percevais comme
une contrainte dans les rapports avec les Indiens.
L'état de Galamou empirait. J'étais inquiet, anxieux
et non sans motif. Je me demandais si le médicastre
Alepto, ennuyé de son échec, ne laissait pas supposer,
n'insinuait pas même que notre présence, la présence

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
173
des « blancs », contrecarrait l'efficacité de ses médica-
tions et créait un obstacle à la guérison de son client.
Avant que le jour s'éteignit, je fis aligner des bou-
teilles vides fichées sur des fourches implantées au
bord de la rivière et, à cinquante mètres environ,
successivement et hâtivement, je les brisai à coups
de Winchester. Les Peaux-Rouges s'étaient assemblés
et considéraient mon... exploit..., avec l'admiration que
leur inspire toute manœuvre d'arme à feu. Cet exer-
cice eut l'avantage, c'était dans mon programme, de
leur démontrer que nous possédions des fusils à tir
rapide, puissants et précis, et qu'il serait téméraire
de leur part de s'exposer à nous servir de cibles.
L'obscurité s'était faite : Autour de Calamou sans
connaissance, les femmes sans cesse ni répit conti-
nuaient de psalmodier leurs invocations funéraires.
Je passai la nuit, l'oreille aux aguets, redoutant à
chaque instant d'entendre Panapi donner l'ordre de
procéder à la récolte du bois, le bois funèbre, le bois
du bûcher, ce qui eût signifié que la mort avait fait
son œuvre.
Enfin, le jour vint. Le moribond vivait toujours.
Jeannette m'avait annoncé que son couac était ter-
miné et réussi. Rien ne nous retenait plus au village
de Panapi; nous décidâmes d'en partir sur-le-champ.
D'ailleurs, nos gens, comme nous, en avaient assez de ces
nuits remplies de tristesse, où du crépuscule à l'aube,
nos oreilles étaient déchirées par les chants gémissants
des femmes du village qui venaient prêter l'assistance
de leurs voix à la jeune et sanglotante Mikalou.
Nos bateaux chargés et prêts à prendre le fleuve,
j'allai serrer le bras de Calamou et lui donner quel-
ques encouragements. Il demanda qu'on lui laissât
du tafia. Nous lui donnâmes un litre de rhum.

174
AU PAYS DE L'OR
Je dois dire dès maintenant que, grâce à sa jeunesse
et à sa robuste nature, Calamou triompha de la mau-
vaise passe où l'avaient acculé et la maladie et les
bizarres interventions du piaye.
J'éprouvai dans la suite une véritable joie, un réel
soulagement quand, revenant des Tumuc-Humac et
repassant par Panapi, je vis do mes yeux mon bon ami
Calamou vivant d'abord et de plus en bonne voie de
guérison.
Je fus encore avant le départ visiter un autre ma-
lade... mais, celui-ci d'une catégorie toute différente.
Tachy, la sœur de Calamou, venait d'enfanter et
selon la coutume, pratiquée cependant bien plus
discrètement que jadis, Polé, son mari, s'était, dès
les premières douleurs de la parturiente, alité dans son
propre hamac et il y recevait les soins des commères
voisines qui lui apportaient des tisanes et autres
breuvages réconfortants.
Selon la règle séculaire établie chez les Rou-
couyennes, Polé devait demeurer malade et au repos
jusqu'à ce que le nombril du nouveau-né se fût
desséché et détaché de lui-même...
Il me reçut avec les airs dolents d'un convalescent
qui vient de subir une opération douloureuse et malgré
mon sourire railleur et ironique, ne se départit pas
un seul instant de son rôle de « récente accouchée ».
Pendant ce temps, Tachy — elle — les jambes pen-
dantes hors de son hamac, nettoyait et allaitait le
nouveau-né.
Cette coutume ridicule du mari geignant, alors que
la femme, réléguée sous un mauvais carbet à la li-
sière du bois, souffre en silence, était autrefois suivie
avec une ponctualité qui frisait la barbarie : la mère
n'avait le droit ni de se plaindre, ni de réclamer le

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
175
moindre soin; le père seul était l'objet avant, pendant
et après la naissance, des attentions de tous, même
de sa malheureuse conjointe qui, après avoir présenté
son fruit et offert à son mari une calebasse pour qu'il
pût se faire à lui-même et à l'enfant les ablutions pres-
crites, reprenait avec résignation, malgré sa fatigue
extraordinaire, ses occupations et son service habi-
tuels.
Aujourd'hui, on apporte à ce... jeu plus de réserve
et quelques formes : le père du nourrisson accapare
un peu moins l'intérêt général. Il se contente de se
reposer, sans pousser la comédie aussi loin qu'autre-
fois et la mère n'est plus livrée à elle seule et laissée
sans secours en ces moments difficiles. Les parentes
et amies se font une obligation de lui apporter leur
aide en la circonstance...
...Ces devoirs accomplis, nous quittâmes enfin
Panapi. C'était un mercredi. Il était huit heures du
matin. En nous éloignant de ce lieu où nous avions
connu des instants vraiment pénibles, nous admi-
râmes une dernière fois la situation de ce village dont
l'abatis, rasé net et noirci par le feu, s'étageait, admi-
rablement placé, au flanc de la colline appelé Pono.
Pono signifie « fouet » en indien. Yalou m'apprit
que c'était de cette hauteur que dévalaient les dan-
seurs de Pono, quand il y avait fête au village et
que c'était la raison pour laquelle on désignait cette
éminence sous le nom de Pono, de fouet...
L'explication est plausible.

CHAPITRE XIV
Ascension du Knopoïamoé. — Yalou s'enivre. — Les insectes
sont plus à redouter que les fauves. — La Guyane est une
vaste fourmilière.
... Tout étant paré de la veille, de fort bonne
heure nous quittâmes la roche sur laquelle nous avions,
au sortir de chez Panapi, établi notre premier campe-
ment de nuit, et laissant nos pirogues chargées de
provisions à la garde de Yapané, nous partîmes
tenter l'ascension du Piton Vidal : cette montagne au
sommet dénudé, se trouve à quelques lieues dans l'in-
térieur des bois, sur la rive hollandaise.
Yalou, l'Indien à face de Chinois, guidait notre
expédition.
Après plusieurs heures do marche en file indienne,
après avoir escaladé et franchi plusieurs collines éle-
vées, nous parvenons enfin, malgré la fatigue, la cha-
leur accablante et les embroussaillements de toutes
sortes que nous ouvrons à coups de sabres d'abatis,
au pied de la montagne, objet de l'excursion.
Dans le courant d'une crique, qui nous parut fraîche
et limpide, nous puisons un plein seau d'eau. On
enclava ce seau dans un « cathouri », sorte de hotte que
les Indiens fabriquent séance tenante avec des feuilles
de palmiers entrelacées, et ce fardeau fut confié aux
épaules du jeune Atalia.
Le cathouri est nanti de deux bretelles dans les-

AU PAYS DE L'OR, DES FORÇATS ET PEAUX-ROUGES
177
quelles on peut passer les bras, mais les Peaux-Rouges
en supportent surtout le poids au moyen d'une lanière
en écorce de mahot qui prend son point d'appui sur
le front : aussitôt qu'Atelia, ainsi harnaché, se fut
déclaré prêt à marcher, l'ascension commença.
A midi, nous étions sur le sommet du pic, du Kno-
poïamoé, « bouton joli », comme l'appellent en leur
langue imagée les Roucouyennes.
Ce fut une véritable joie, un enchantement et un
repos pour nos yeux de pouvoir enfin, sans entraves,
embrasser et contempler de vastes espaces libres.
Nos regards planaient au-dessus de l'effrayante masse
de verdures qui, pour l'homme voyageant à terre dans
les conditions ordinaires, borne, limite et voile de
toutes parts l'horizon, de son épaisseur impénétrable.
Nous prîmes, le soleil de midi ne nous contrariant
point, des photographies multiples du merveilleux
panorama qui s'offrait à nos regards. Yalou et Apon-
chy nous dénommèrent les nombreux pics et monts
qui, de tous les points cardinaux, émergeaient et
semblaient trouer comme autant de têtes géantes
l'immense et fabuleux tapis de verdure que nous
voyions se déroulant à nos pieds à l'infini, à perte de
vue : tapis vert, toujours vert, inexorablement vert,
avec çà et là pourtant des coupures, des sillons, des
lignes luisantes, des espèces de lames d'acier à re-
flets étincelants qui ne sont autre chose que des
criques, des rivières, des fleuves qui brillent au soleil...
L'homme ne vit pas seulement d'idéal : mon esto-
mac, talonné par la faim, me rappela que même un
médiocre déjeuner serait le bienvenu. Cette sensation
et la question qui s'ensuivit : « Quelles provisions
as-tu apportées, qu'allons-nous avoir pour déjeuner,
12

178
AU PAYS DE L'OR
ami Aponchy? » donna lieu à un épisode qui démontre
bien l'incurie, l'imprévoyance, la foncière insuffisance,
en certains cas, de la race noire (1).
Aponchy ne se hâtait point de répondre et pour
cause. Il avait totalement oublié que tous, lui comme
nous, nous avions la mauvaise habitude de manger
deux fois par jour, et même trois si l'on tient compte
du québé-quior (tiens bon ton cœur), ce tue-ver, ce
casse-croûte matinal dont pour rien au monde ne se
départiraient les créoles...
Je procédai à l'inventaire de ce que nous pouvions
posséder à nous tous. J'avais dans ma musette un
morceau de biscuit de mer, deux bacôves (bananes
douces) et une boîte de dix sardines. Jeannette avait
également apporté sa boîte de sardines : les autres
n'avaient rien. Récapitulation faite, c'était bien tout :
un biscuit de mer, deux bananes, deux demi-conserves
de sardines... et cela pour huit hommes affamés.
Je tançai Aponchy vertement :
— Gomment, le docteur Saillard sort d'être ma-
lade, je suis moi-même à peine bien portant, nous te
faisons l'honneur de nous reposer sur toi pour l'orga-
nisation de l'excursion de ce jour... Nous avons peiné
pour parvenir jusqu'à ce pic, nous sommes fatigués,
nous avons faim et, pour tout réconfort, tu n'as que
ton sac vide à nous offrir... Es-tu mécontent que nous
soyons venus?... Peut-être t'avons-nous dérangé dans
des projets de chasse aux koatas? ou au coq de ro-
ches? cet oiseau si rare dont la crête et le plumage
rouge et orange hantent tes rêves et dont tu te plai-
gnais de no plus rencontrer l'espèce merveilleuse
(1) Ce n'est là qu'une critique d'ordre général, et personnel-
lement moins qu'à tout autre applicable à Aponchy dont j'ap-
précie sans réserve le courage, le dévouement et l'intelligence.

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
179
depuis plusieurs années? As-tu voulu, en nous con-
traignant à la disette, nous enlever le désir de t'ac-
compagner dans de semblables promenades à l'avenir?
En tout cas, comme je ne tiens nullement à jeûner,
je retourne, pour ma part, de suite au campement.
... Je me mis en route incontinent, à l'extrême con-
fusion d'Aponchy : Jeannette et Atalia m'accompa-
gnèrent.
La vacuité de nos estomacs et le mécontentement
aidant, nous mîmes à peine deux heures pour rega-
gner nos pirogues.
Tangléra avait tué la veille une biche, nous en ti-
râmes quelques côtelettes et je bus, avec une véritable
satisfaction, une mauvaise « piquette » fabriquée avec
des pelures d'ananas mises à fermenter dans de l'eau.
Cette boisson, toute fadasse qu'elle était, nous aidait
quand même mieux que de l'eau, à supporter le man-
que de vin (1).
Le reste de la caravane nous rejoignit vers le soir.
Aponchy avait la tête basse : mes reproches lui pe-
saient lourdement sur le cœur.
Après un rapide repas en commun, chacun s'em-
pressa de s'installer dans son hamac, pour y oublier
les fatigues et les déceptions de la journée.
... La nuit s'annonçait mauvaise : ce ne fut que
tempête de pluie et tempête de vent jusqu'au matin.
Sous peine de voir nos hamacs transformés en bai-
gnoires, nous dûmes, déjà trempés par un premier
« grain », les accrocher à la charpente d'un mauvais
carbet rempli de vermines et hanté de vampires, qui
se trouvait à proximité.
(1) Nous avions épuisé notre provision de vin dès les premiers
jours de notre arrêt au village de Panapi.

180
AU PAYS DE L'OR
Aux plaintes géantes de la rafale qui secouait les
gros arbres comme de simples arbustes, se mêlait la
voix avinée — alcoolisée serait plus exact — du ma-
landrin Yalou qui s'était enivré dès l'arrivée avec du
tafia prélevé en notre absence, sur nos dames-jeannes,
par l'austère Yapané préposé à leur garde.
En entendant l'habituellement frigide Yapané ac-
cueillir d'un rire épais les facéties et les bribes de chan-
sons indiennes que Yalou, avec l'accent traînard et
hoquetant des ivrognes, clamait sans relâche ni répit,
je compris que l'intégrité d'un Peau-Rouge — ce
Peau-Rouge fût-il exemplaire — s'arrête et cesse au
bord d'une cruche de tafia...
Kouni, la conjointe de Yalou, qui, dans la journée
était demeurée au campement en compagnie de Ya-
pané, était, elle aussi, en état d'ébriété avancée et
donnait la réplique à son digne époux.
A un moment, j'osai espérer que la pluie allait re-
froidir et éteindre leur excitation bruyante. Malheu-
reusement, ils allumèrent un grand feu, y séchèrent
leur épiderme et recommencèrent le tapage. Je dus
intervenir lorsque je vis Yalou, dont la silhouette se
détachait titubante devant la flamme, gesticuler
comme un dément en agitant follement un fusil que
je lui avais confié le matin au départ pour tuer le
gibier qui eût pu se présenter pendant la route.
Je réussis à lui arracher l'arme, mais ce ne fut pas
sans peine. Le forcené déraisonnait et il voulait absolu-
ment et de suite, sans perdre un moment, aller
fusiller un jaguar qui rôdait en quête de pâture dans
notre voisinage.
Avec l'obstination de l'ivresse, il prétendait que
les trois aboiements rauques, que les trois coups de
gueule successifs et rapprochés que le fauve en chasse

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
181
émet à intervalles assez réguliers pour effrayer et
dégîter le gibier qui deviendra sa proie, étaient autant
d'insultes à son adresse, à lui, Yalou : « Le carnassier,
soutenait-il, jaloux de son talent de chanteur, em-
ployait ce procédé pour dénigrer sa voix et critiquer
ses improvisations... »
Le tigre, il y en a de plusieurs variétés, depuis le
petit chat-tigre jusqu'au jaguar, en passant par
l'ocelot et le couguar ou tigre rouge encore appelé
puma, n'attaque jamais le premier, assure-t-on,
l'homme debout, éveillé. On peut donc à la rigueur
vivre en termes supportables avec un tigre ayant élu
son repaire dans le voisinage d'une case... à condition
toutefois d'avoir la prudence d'entretenir toute la
nuit un feu ou un fanal allumé : car le carnassier, s'il
vous trouvait endormi et dans l'obscurité, ne se ferait
point scrupule de vous découdre l'épiderme à coups
de crocs. C'est ce qui advint à un mineur de l'Ap-
prouague.
Ce malheureux faisait partie d'une équipe de pros-
pecteurs d'or. Ses compagnons venaient de s'enfoncer
sous bois pour une dizaine de jours et l'avaient laissé
lui, seul à la garde du gros de leurs provisions. Quand
ils revinrent rallier leur petit magasin pour s'y ravi-
tailler, ils constatèrent que le hamac de l'infortuné
gardien était souillé de sang coagulé : l'homme avait
disparu. Il avait été emporté par morceaux dans la
forêt par un fauve, par un jaguar dont les griffes
avaient laissé sur le sol, autour du carbet où s'était
déroulé le drame, des empreintes, des traces très
apparentes.
Le fanal dont l'huile n'était pas encore entièrement
consumée, s'était éteint accidentellement pendant la
nuit et le félin avait profité des ténèbres pour sur-

182
AU PAYS DE L'OR
prendre et égorger traîtreusement le dormeur. Les
faits semblables sont rares et exceptionnels.
La lutte contre les gros fauves se termine générale-
ment à l'avantage de l'homme. Un carnassier comme
le jaguar, par exemple, exécute-t-il vos chiens les uns
après les autres, ravit-il les volailles de votre habi-
tation, il suffît d'une balle bien adressée pour mettre
un terme à ses rapines et vous en débarrasser.
Mais que peut-on contre l'invasion des milliards
de fourmis qui viennent ronger vos cultures, piller vos
plantations?... Rien, absolument rien.
J'ai assisté, un soir, à un passage, à un exode de
fourmis dites « manioc », qui quittaient une région
évidemment mise à sac pour aller se fixer dans une
autre à saccager de même. Il y en avait des milliers
et des milliers qui s'avançaient en colonnes serrées et
ordonnées, sur une longueur de cent mètres pour le
moins. Elles firent route par le village que nous habi-
tions ce jour-là et par la case même où nous avions
fixé nos hamacs. Leur marche était irrésistible : ni le
fer, ni le feu, ni l'eau bouillante, ni le schiste enflammé
ne purent en avoir raison... Rien ne les arrête, rien
ne les fait dévier. Le seul parti à prendre est de leur
laisser le champ libre pendant les quelques heures que
dure leur migration.
... La Guyane entière n'est qu'une vaste et immense
fourmilière. Innombrables sont les diverses espèces
de fourmis qui s'agitent en son sol. Il y en a d'imper-
ceptibles, il y en a de grosses comme des abeilles.
Il y en a de rouges et d'autres qui sont noires. Il y en
a de pacifiques, il y en a de belligérantes dont les
mandibules mordent et tenaillent avec une violence
et une ténacité inconcevables de la part d'êtres aussi
peu volumineux.

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
183
Certains Indiens émerillons mettent à profit cette
particularité : avant de se lancer dans les grandes
chasses, ils s'appliquent aux tempes et au-dessus des
sourcils, une rangée de ces insectes dont la piqûre,
prétendent-ils, accentue leur acuité visuelle et aug-
mente leurs facultés de chasseurs.
Quelques fourmis sont venimeuses : les flamandes,
par exemple, déterminent une assez forte fièvre.
... La fourmi est la vraie dominatrice des régions
tropicales. Tout cède, tout s'écroule, tout finit par
s'anéantir sous ses procédés de destruction : la flore
rongée disparaît, les arbres géants, troués jusqu'au
cœur, s'abattent impuissants, les terrains sapés et
minés, s'affaissent bouleversés; et en cas de rencontre
avec la fourmi, les animaux de toutes sortes et de
toutes tailles, les hommes de toutes races et de toutes
couleurs sont obligés de céder le pas et de déserter le
combat.
Le conflit avec les « excessivement petits » est désas-
treux, la lutte contre eux inégale, impossible en ces
contrées équatoriales où l'homme est assailli encore
parles moustiques, maringouins, chiques, poux d'agou-
tis, tiques des bois, qui s'accrochent à la peau, s'y
soudent, s'y gonflent de sang, et cent autres insectes
dont l'énumération serait trop longue. Contre ces
ennemis insaisissables souvent presque invisibles, la
vaillance n'a que faire et devant leurs attaques per-
pétuellement et incessamment répétées, j'ai vu s'user
les volontés les mieux trempées et se fondre les énergies
les plus solides...

CHAPITRE XV
La chute des arbres constitue l'un des périls les plus redoutables.
— Comment on établit un abatis. — Construction d'une piro-
gue. — Ivresse et révolte du nègre Louisa. — On ne devrait
jamais confier d'arme ni aux enfants, ni aux sauvages. — Aux

approches des sources de l'Itany, la navigation cesse d'être
possible.

Un danger, selon moi, bien autrement redoutable
que la férocité de tous les fauves réunis et avec lequel
je n'ai jamais pu me familiariser, c'est la chute des
grands arbres de la forêt.
Presque toutes les nuits, on entend, comme un coup
de tonnerre prolongé, comme une décharge d'artil-
lerie qui déchire tout à coup le silence relatif des bois,
se répercute et s'amplifie d'abord, avant de s'assoupir
à travers les espaces parcourus... : c'est un arbre qui
tombe, c'est un arbre qui s'abat miné par sa base. Et,
comme presque toujours, c'est un géant qui fléchit
sous la pesanteur de sa propre masse, il fracasse, écrase,
émiette et entraîne dans son effondrement une quan-
tité d'autres arbres qu'en tombant il touche et brise
de son faix.
Malheur au carbet et surtout malheur à l'homme
qui se trouve dans l'axe d'une telle chute... Le frêle
logis est pulvérisé et, du même coup, son habitant broyé.
Mieux vaut d'ailleurs pour celui-ci qu'il soit tué sur-
le-champ que mutilé comme j'ai vu l'être deux jeunes
gens, deux jeunes époux nègres, Ovide et Palmyre,

AU PAYS DE L'OR, DES FORÇATS ET PEAUX-ROUGES
185
qui, la seconde nuit de leur union, furent à demi mas-
sacrés sur la rive de la crique Sparouine par la chute
d'un wacapou de forte taille. L'un et l'autre eurent les
jambes rompues, déchiquetées, aplaties, presque com-
plètement détachées des cuisses, sans compter toutes
les blessures et meurtrissures du reste du corps.
Jamais, je le répète, je n'ai pu me familiariser,
m'habituer à ce péril plus fréquent encore sur les
bords des fleuves où nous établissions nos campe-
ments pour dormir, que dans l'intérieur même des
bois.
Les berges des rivières sont en effet ravinées par le
régime inconstant et capricieux des eaux.
Après une période de sécheresse qui désagrège le
sol végétal, survient une crue qui, en très peu de temps,
peut élever le niveau des criques de sept, huit, neuf
mètres, et le courant détache de la rive et emporte
alors dans son impétuosité de véritables monceaux de
terre : Bientôt un arbre, faiblissant par la base, s'in-
cline,
toujours du côté de la rivière, — finalement il
tombe, et quand il est tombé, l'arbre voisin dont la
racine cesse d'être calée par le précédent est bien près
de le suivre et de tomber à son tour.
Ce sont d'ailleurs ces arrachements d'arbres et ces
disparitions des parois des berges qui expliquent
l'élargissement rapide et imprévu de certaines passes
des rivières de Guyane et aussi la formation de maints
îlots qui en quelques mois apparaissent comme des
nouveau-nés dans le lit des criques :
... La terre et le gravier arrachés à la rive se sont
rencontrés et accumulés autour d'une tête de roc ou
d'un gros tronc d'arbre arrêté au milieu du courant;
une végétation presque immédiate et intensive y a
pris naissance et toutes ces racines végétales nouvelles,

186
AU PAYS DE L'OR
vivantes et vivaces, ont réuni, agglutiné, cousu en
quelque sorte ensemble ces parcelles de sol juxtapo-
sées sans cohésion; elles les ont unifiées en une masse
consistante, elles ont enfin rendu solide et définitive
une agglomération de hasard...
... Donc, je craignais plus que tout le reste la chute
possible des arbres. Le soir, à l'arrivée au gîte d'étape,
avant de désigner l'emplacement où je dormirais,
j'inspectais les arbres d'alentour et ne laissais amarrer
mon hamac que lorsque je m'étais assuré par moi-
même qu'aucun d'eux ne se penchait de manière
inquiétante dans ma direction. Plusieurs fois j'en fis
abattre dont l'inclinaison me paraissait peu rassurante,
passant outre à l'avis de nos nègres qui toujours d'ail-
leurs, avec l'insouciance invétérée de leur race, m'af-
firmaient qu'aucun danger n'était à craindre pour
l'instant.
Dans ce cas, Indiens et Cayennais s'attelaient à la
besogne supplémentaire sans trop de mauvais gré, car
ces gens aiment avec passion à planter le tranchant
de leur fer dans le corps des troncs séculaires. A les
voir s'acharnant à ce labeur de destruction, on dirait
qu'ils y goûtent la joie d'une revanche sur la forêt qui
leur est parfois aussi marâtre que la mer aux marins.
Ils frappent sans relâche, ils frappent en scandant
chaque coup d'un chant bref et guttural qui vient en
aide à l'effort des muscles : « Bâille papa, bâille ma-
man, bâille « tite sœu », etc... (tape pour papa, tape
pour maman, tape pour petite sœur, etc...); ils frap-
pent avec la joie de sauvages accomplissant une véri-
table œuvre de vengeance.
Aucun bûcheron de France ne pourrait rivaliser
avec eux, nègres guyanais, antillais, ou Peaux-
Rouges, pour la célérité avec laquelle ils exécutent les

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
187
souches les plus volumineuses, ni pour la précision et
la sûreté mathémathiques avec lesquelles ils savent
coucher à bas le géant choisi pour victime, dans la
direction déterminée, voulue. L'Indien, qui jamais,
sous aucun prétexte, ne porterait dans ses mains ou
sur ses bras même le plus léger fardeau, ne croit pas
déroger dans ces travaux de force qui exigent le viril
maniement de la hache... : c'est dans son idée une sorte
de combat qu'il livre à la nature, combat qu'il con-
sidère comme ennoblissant.
... Mais revenons à Yalou et au moment où, non
sans difficulté, je pus rentrer en possession du fusil
qu'il agitait tout chargé, avec la déplorable inconscience
d'un homme ivre.
A ce propos, j'ai constaté de mes yeux et expéri-
menté par moi-même dans plusieurs circonstances,
que c'est une inconséquence souvent regrettable que
de laisser, jour et nuit, sans aucun contrôle, des armes
à feu entre les mains de certains noirs, gens de menta-
lité mal établie et mal définie. Sous ces climats où la
maladie nous débilite et où la fièvre nous rend sou-
vent incapables de nous suffire à nous-mêmes, nous
sommes, nous, les Européens (c'est le terme que dans
la Guyane on applique aux blancs, qu'ils viennent de
France ou de toute autre contrée du vieux continent)
obligés d'être en maintes occasions tributaires de nos
compagnons indigènes et d'accepter leur aide, leurs
bons soins, presque leur protection. Or, même dans
les moments où ils nous paraissent les plus dévoués et
les plus empressés, nous ne devrions point commettre
l'imprudence de laisser ces « à peine civilisés » armés,
après le travail et les chasses de la journée.
Il suffit en effet d'un rien, de fort peu de chose, d'un

188
AU PAYS DE L'OR
« boujaron » supplémentaire de tafia, d'un léger grat-
tage de l'épiderme en un mot, pour voir réapparaître
le primitif dans toute sa primitivité, le sauvage dans
toute sa sauvagerie.
De ce que j'avance, j'avais, à notre résidence do
l'Ouaqui, fait par moi-même la très désagréable
expérience dans les jours qui précédèrent notre départ
pour l'Itany :
C'était un dimanche, jour de repos. Le lieutenant de
vaisseau Delteil, notre compagnon, très gravement
malade, avait été embarqué la veille sur une de nos
pirogues pour être dirigé sur l'hôpital de Saint-Lau-
rent. Le docteur Caron, miné lui-même par des fièvres
incessantes, l'accompagnait dans la descente du Ma-
roni, et Dutertre était allé avec eux jusqu'au poste de
douane de l'Inini, pour recruter à bon escient une équipe
de Boschs sérieuse et capable d'avoir pour nos ma-
lades les égards nécessaires pendant le reste du par-
cours.
Saillard et moi restions donc seuls au dépôt : Sail-
lard, d'ailleurs, en proie à un accès de paludisme et
obligé au repos.
Nous avions parmi nos nègres un nommé Louisa,
un Cayennais, homme véritablement précieux dans
les bois, travailleur, industrieux, serviteur respectueux
à jeun, sachant se tirer de tous les mauvais pas et
contourner, comme pas un, tous les obstacles. Ce
« phénix » n'avait qu'un défaut, mais un défaut...
rédhibiloire. Lorsqu'il avait bu, sa raison chavirait
totalement, en lui renaissait la brute... et malheureu-
sement il buvait quelquefois.
C'est ce qui advint ce dimanche-là.
Il venait de terminer son canot, taillé, creusé d'une
seule pièce dans un tronc d'arbre qu'on évase et élargit

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
189
finalement au moyen de la chaleur que dégage un
foyer sous-jacent.
Enchanté, à juste titre d'ailleurs, de son travail, il
était parti, muni de la pagaie cayennaise qui s'arron-
dit à l'extrémité battant l'eau, en forme de bassinoire,
essayer dans les environs cette pirogue baptisée par
lui : la Créole. Il s'était adjoint comme pagayeurs,
Ogoula le bègue et Ladine, un jeune hercule noir de
la Guadeloupe dont les lèvres larges et lippues, entr'ou-
vertes sur des dents d'une longueur et d'une blancheur
exagérées laissaient à tout propos filtrer un rire, un
gloussement plutôt, si ténu, si suraigu, si enfantin
qu'on ne l'eût jamais supposé provenir de ce grand
corps. Au cours de leur promenade, nos trois compa-
gnons rencontrèrent des maraudeurs travaillant dans
l'Ouaqui et pour arroser la première sortie de la pi-
rogue, on but force tafia, on but plus que de coutume,
plus que de raison : finalement, tous trois rappliquè-
rent complètement ivres.
Ladine et Ogoula se couchèrent.
Louisa, lui, commença le désordre : il injuria les uns
et les autres, donna quelques coups de poing, en reçut
en échange, finalement parla de tuer ses adversaires
qui eurent toutes les peines du monde à le maîtriser.
Il ne faut jamais se mêler des querelles de nègres
à nègres; quand je vis cependant que les choses n'en
finissaient pas et menaçaient de tourner au tragique,
je tâchai de mettre le « holà ». Il y eut un instant d'ac-
calmie, mais bientôt le tapage reprit de plus belle.
Saillard, de son hamac, réclama en ce moment le
silence. Louisa lui répondit par une grossièreté.
— Nous réglerons cette affaire-là demain, person-
nage malpoli, quand tu seras dégrisé, répliqua le doc-
teur Saillard.

190
AU PAYS DE L'OR
— Ce n'est pas demain, mais tout de suite qu'on va
la régler, cette affaire-là, répartit l'insensé; j'ai pas peur
des blancs, moi, et tu vas faire connaissance avec le
tranchant de ma hache et les cartouches de mon fusil.
Et ce disant, il faisait tournoyer la hache d'une
main et de l'autre brandissait son arme do chasse.
Il était près de minuit. Je m'étais chaussé sans
bruit et les jambes pendantes hors du hamac, je me
tenais, revolver en main, prêt à parer à toute éven-
tualité, prêt à intervenir en cas d'urgence absolue,
résolu à abattre le forcené comme suprême argumen-
tation.
Et pourtant, je n'osai me résoudre à cette ef-
froyable nécessité d'exécuter un être humain, sans
essayer encore d'un dernier moyen d'apaisement,
sans tenter d'une dernière chance de salut pour lui.
La menace, il n'y fallait point songer. Dans l'état
d'excitation où il se trouvait, cela n'eût servi qu'à
exaspérer davantage le misérable inconscient.
— Voyons, Louisa, lui dis-je, toi un homme intel-
ligent, comment ne comprends-tu pas qu'il est tard,
qu'il est minuit, que le docteur Saillard est malade,
qu'il a besoin de repos et que tout le monde devrait,
à pareille heure, dormir?
— Comment? minuit? fit l'ivrogne. Fais voir?
— Viens, lui dis-je, et à la lueur d'une allumette,
je lui présentai ma montre...
La constatation de l'heure détourna le cours de ses
dées homicides et silencieusement, tant bien que
mal, il alla s'étendre dans son hamac où il ne tarda
pas à s'assoupir.
... Le lendemain, il jura que tant qu'il serait dans
les bois avec nous, il ne prendrait jamais rien de plus
que sa ration de tafia. Il tint parole et ne nous donna

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
191
point de réédition de l'exécrable scène que je viens de
décrire.
... Après la nuit d'humidité due à la pluie et d'in-
somnie due à l'ivresse de Yalou dont j'ai parlée plus
haut, nous levâmes le camp de très bonne heure et
nous nous mîmes en route pour le dernier village in-
dien de l'Itany, pour Apoïké.
Nous dûmes l'aller chercher beaucoup plus loin
que nous ne pensions.
Apoïké s'est, en effet, déplacé au moins trois fois
depuis dix années. Un autre village, Ochi, qu'on nous
avait signalé comme devant se trouver sur notre par-
cours, n'existe plus, lui. On distingue toujours son
emplacement, la brousse n'ayant pas encore entière-
ment submergé son ancien abatis. Ochi a dû, selon nos
remarques, être déserté il y a cinq ou six ans.
Nous rencontrâmes ensuite deux autres abatis
également abandonnés, qui furent dans leur temps,
Yalou et Yapané nous l'expliquèrent, d'anciens vil-
lages d'Apoïké. L'un de ces derniers abatis, situé en
territoire hollandais, se trouve en face d'une mon-
tagne sur rive française, qu'on appelle la montagne
des Koatas. Elle est bien dénommée, car à la cime
d'arbres qui atteignent dos proportions gigantesques, je
vis évoluer plusieurs familles de ces intéressants singes
noirs. Je les honorai de plusieurs coups de Winchester.
Ils parurent étonnés de ces explosions insolites et
continuèrent à gambader comme si de rien n'était,
sans plus d'ailleurs se soucier de ma carabine...
Soit dit en passant, le koata est peut-être le plus
intelligent de tous les singes, qui d'ailleurs le sont... ou
le paraissent tous. C'est un giber que je n'ai jamais
pris plaisir à tirer. Tour rien au monde je n'aurais

192
AU PAYS DE L'OR
adressé un coup de feu à une mère cheminant dans les
branches avec son petit cramponné comme un enfant
autour de son cou. J'ai vu des chasseurs, n'ayant pas
cette sorte de sensibilité, essayer de tuer la mère pour
capturer le jeune singe. Il m'a toujours semblé qu'ils
accomplissaient un demi-crime, et la vue du petit
macaque orphelin, qui restait enlacé au cadavre ma-
ternel, me troublait à l'égal d'un remords.
... Nous vîmes, dans cette partie supérieure de
l'Itany, toute une population d'oiseaux qui se trou-
vent rarement plus bas : des espèces de hérons d'im-
mense envergure que les noirs dénomment grands-
blancs ou grands-gris, selon leur plumage, des ibis, des
grands gosiers ou pélicans, plusieurs sortes d'aigles,
des condors et des urubus de grande taille : tous d'ail-
leurs excessivement prudents et avisés, s'envolaient
dès notre approche et se maintenaient pour la plupart
hors de portée.
Fréquemment aussi un spectacle extrêmement gra-
cieux s'offrait à notre vue : certains bancs de sable
dont les contours émergeaient humides de la rivière,
semblaient à distance de véritables parterres couverts
de fleurettes. Et de ces fleurettes dont la nuance de
crème variait du blanc laiteux au jaune pâle, il y
avait des centaines et des centaines... Nous appro-
chions : tout d'un coup, le tapis de fleurs s'animait,
les corolles devenaient des ailes, et les ailes frémissantes
des papillons qui, par bandes, se déracinaient du sol-
et décrivaient, légers et fous dans l'éclairage ardent
du soleil, les courbes les plus fantaisistes et les orbes
les plus imprévues... La vision de ces papillons-fleurs
qui semblaient éclore sous nos yeux, était, bien que
fugitive, d'une fraîcheur exquise et ravissante...



DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
193
Cependant la navigation devenait de plus en plus
pénible et difficile. La rivière approchait de sa source,
se rétrécissait et les arbres tombés au travers de son lit
la barrait d'une rive à l'autre.
Aponchy, aidé de tout son monde, nègres et In-
diens, se livrait alors à des travaux véritablement
herculéens pour dégager et libérer le passage. A chaque
instant, il fallait couper à grand renfort de coups de
haches le tronc ou les branches de ces obstacles accu-
mulés devant nos pas. Lorsque l'arbre était vraiment
trop massif pour qu'on pût espérer le scinder en deux
tronçons qu'on s'efforçait ensuite d'écarter l'un de
l'autre jusqu'à passage de la pirogue, on prenait un
autre parti, mais non moins rude, ni moins long que
l'attaque directe. Nos gens, à coups de pioches, à
coups de piques, à coups de pelles, à coups de sabres,
élargissaient ou créaient, s'il n'existait point, entre la
souche de l'arbre et la rive, un chenal suffisant pour y
faufiler le canot.
Quand le barrage existait au ras de l'eau, mais sans
en dépasser le niveau, on lançait l'embarcation à toute
vitesse : emportée par l'élan, parfois elle triomphait
d'un seul coup de l'obstacle qu'elle franchissait en
craquant de la coque; mais souvent aussi elle restait à
mi-route et pour ainsi dire à cheval sur la malencon-
treuse barrière. On se mettait alors en quête d'un arbre
à l'écorce blanchâtre et onctueuse comme du savon,
qui facilite le glissement et qu'on appelle bois-canot.
Aponchy en extirpait des lanières qu'il introduisait
entre la quille et l'arbre gêneur puis, chacun s'attelant
pour l'effort, les uns tirant de l'avant, les autres pous-
sant à l'arrière, on arrivait enfin à faire avancer et
à transporter de l'autre côté, la pirogue attardée.
Par deux fois nous dûmes nous résoudre à décharger
13

194
AU PAYS DE L'OR, DES FORÇATS ET PEAUX-ROUGES
entièrement nos bateaux... et ensuite à les couler à
fond, pour les faire flotter comme une épave, entre
deux eaux, et passer ainsi sous des fûts d'arbre émer-
geant trop à la surface pour qu'on pût songer à pro-
céder autrement
Avec de semblables manœuvres exécutées sous un
soleil des plus ardents, qui exigeaient non seulement
une excessive dépense de force et de volonté, mais du
temps, beaucoup trop de temps, nous ne progressions
que lentement, très lentement, lentement à déses-
pérer...
... Enfin, un dimanche de la fin d'octobre, Yalou
nous signala une crique sur la gauche :
— C'est là, dit-il en tendant le bras, que se trouve
maintenant Apoïké, mon village... On y sera bientôt...
et bien avant la nuit, ajouta-t-il en regardant au
ciel où le soleil en était de sa course...

CHAPITRE XVI
Au village d'Apoïké. — Couita victime des sortilèges. — Un
mariage chez les Peaux-Rouges. — Pièges et trappes de chasse
et de pêche. — Le ventre d'un boa. — Le crapaud-bœuf.

... Il était temps que nous arrivions chez ces der-
niers Roucouyennes, car s'acharner à continuer plus
longtemps la voie fluviale devenait de la folie. C'eût
été d'ailleurs chose impossible. Les hommes avaient
donné leur dernier effort, ils étaient à bout de vi-
gueur, exténués; puis la rivière réellement s'offrait
impraticable. Ce n'était plus à chaque pas qu'am-
moncellements de troncs d'arbres, enchevêtrements
de branchages, partout des encombrements infran-
chissables en pirogue.
... La crique où nous nous engageons sur les indi-
cations de Yalou, est réellement délicieuse. Elle est,
pour le genre de voyageurs que nous sommes, ce
qu'est l'oasis aux nomades du désert. Des branches
d'arbres s'inclinent au-dessus du cours d'eau, y des-
sinent parfois des arceaux et nous procurent une
sensation de fraîcheur inconnue sur l'Itany.
Il nous faut à peine une heure pour parvenir au
dégrad d'Apoïké. Nous débarquons et prenons pied
dans un terrain bas, inondé aux époques de crues :
à cause de cela les arbres n'y sont ni serrés, ni denses,
ni très touffus. On a l'impression de se trouver dans
un parc de France qui serait mal entretenu,

196
AU PAYS DE L'OR
Avant de nous installer en cet endroit sur lequel
nous jettons de suite notre dévolu, nous nous empres-
sons, sous la conduite de Yalou, d'aller chercher le
droit à l'hospitalité près du chef du village. Les
habitations où nous sommes accueillis par les aboie-
ments brefs d'une bande de roquets chétifs et ras
de poils, se trouve à cinq ou six cents mètres du
débarcadère. Le chef se nomme Couita. Il s'avance
au-devant de nous. C'est un homme d'environ qua-
rante ans qui tousse à tout moment et peut à peine
respirer. Il est asthmatique. Les piayes, c'est Yalou
qui nous l'explique, ne peuvent rien à sa maladie
qui a dû lui être transmise sur le chemin des airs
par un sorcier résidant trop loin pour qu'on pût
s'interposer efficacement et détourner les maléfices.
... Les Indiens admettent très volontiers qu'à
travers l'espace, un piaye, même inconnu de sa vic-
time, puisse susciter une maladie, un empoisonne-
ment, un malheur quelconque. Il suffît, s'il est doué
d'une grande puissance professionnelle, qu'il souffle
dans le vent une dose de poison et ordonne à ce
vent d'aller pénétrer dans les voies respiratoires d'un
ennemi, pour que ce dernier soit, suivant la dose
du toxique, ou malade, ou tué sur-le-champ.
Ce même piaye déléguera, aussi facilement, comme
émissaire d'une vengeance à accomplir, soit un
caïman qui vous débite en plusieurs tronçons, soit
un serpent qui vous étouffe ou vous injecte son venin
mortel, soit un fauve qui vous dévore.
Les nègres créoles qui m'accompagnent croient
eux-mêmes, presque autant que les Indiens, à la
puissance, au pouvoir des piayes. Et peut-être en
cela n'ont-ils pas tout à fait tort?
Ces sorciers, en effet, qui depuis les temps les plus

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
197
illimités ont attentivement et patiemment scruté les
forces de la nature et les instincts, coutumes et fan-
taisies des animaux, se sont fidèlement transmis de
l'un à l'autre, à travers la chaîne ininterrompue
des siècles, des secrets millénaires qu'ignore et igno-
rera toujours le vulgaire troupeau des profanes.
Par des procédés physiques et purement naturels
dont ils gardent jalousement, pour leur secte seule,
le mystère inviolé, ils peuvent parvenir à provoquer
des faits, des incidents tels qu'intervention spon-
tanée de bêtes nuisibles, empoisonnements, maladies
ou morts subites qui, aux yeux des non-initiés,
tiennent du prodige. Ils ont soin d'ailleurs pour
déconcerter la sagacité des spectateurs et dérouter
leur pénétration, d'accompagner ces opérations nul-
lement surnaturelles, de pratiques et mimiques caba-
listiques destinées à satisfaire la crédulité de la race
aveuglement superstitieuse dont ils sont les maîtres...
et les guides...
Mais je ferme cette parenthèse — que je com-
pléterai dans un prochain chapitre consacré aux
superstitions créoles — pour revenir au chef d'Apoïké.
... Donc, Couita est asthmatique, ce qui ne l'em-
pêche nullement de prendre copieusement sa part
d'une pleine calebasse de cachiri que sa femme vient
nous offrir.
Le village que commande Couita est d'apparence
misérable; ses habitants ont l'aspect à la fois souffre-
teux et sordide. Ils ont l'air timide et sont dépourvus
de cette aisance remarquée jusqu'ici chez leurs
congénères. Comparés avec les Indiens déjà vus, ils font
l'effet, ces malheureux habitants d'un coin perdu,
ces pauvres hères, de paysans rustauds et lourds.
Couita me fait visiter les quelques cases qui com-

198
AU PAYS DE L'OR
posent son domaine. Je le félicite sur la quantité et
la diversité des volatils apprivoisés qui circulent un
peu partout en liberté : aras étincelants, perdrix,
hoccos, perroquets et agamis. Ces derniers se domes-
tiquent avec la plus grande facilité, et, au bout de
très peu de temps, ils mettent même leur point d'hon-
neur à inculquer de la discipline au reste de la basse-
cour. Les noirs n'ignorent point cette aptitude poli-
cière et il n'est point de magasin dans les bois qui
n'ait son agami, haut sur pattes, le « gendarme du
poulailler » comme l'appellent les créoles... Et la
désignation est juste, car de lui-même, spontané-
ment, l'agami s'érige en surveillant; il conduit aux
champs ou au bois les poules et les poulets et le soir ne
manque point de ramener leur troupe au poulailler...
sur le toit duquel il s'installe, continuant jusque dans
la nuit son rôle de protecteur instinctif et scrupuleux.
Nous passons devant une fosse entourée de pieux :
Je regarde. C'est un dépôt de tortues de toutes gros-
seurs, que l'on entretient précieusement comme
réserve de conservation facile, pour les jours de disette
où manquent le gibier et le poisson. La chair des tor-
tues est d'ailleurs délicate et très prisée des Guyanais.
C'est un met qui fait prime en ces contrées.
... Nous pénétrons ensuite dans une case où deux
hamacs sont suspendus, chacun à l'une des extré-
mités du logis qui est assez spacieux.
Au milieu du carbet, un brasier fumant émet une
forte et indisposante chaleur...
— De quelles affections souffrent-ils? De quoi
sont-ils malades? demandai-je en désignant les deux
individus couchés dans les hamacs.
— Ce sont des gens qui se marient; l'homme
s'appelle Palakélé, la femme a nom Lia...

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
199
Très étonné, très intrigué, je fais demander des
éclaircissements sur cette singulière façon de con-
voler et d'organiser une noce.
— Ils ont enduré, continua Couita, l'épreuve de
la Maraké il y a trois jours. On leur a appliqué le
« manaré » garni de fourmis très vivaces et entremêlées
de quelques guêpes, des pieds à la tête : ils sont donc
nécessairement malades et le seront encore... Couita
nous montra sept de ses doigts... ce qui voulait dire
sept jours.
— A cette date ils se lèveront, nous les conduirons
à la crique prendre un grand bain, nous les oindrons
de rocou et ils pourront alors cesser la diète à laquelle
ils sont astreints actuellement et... rapprocher leurs
hamacs autant qu'il leur plaira.
— C'est bien des cérémonies et des difficultés
pour peu de chose, opina Martin le mulâtre, qui
écoutait la traduction d'Aponchy. Nous, on se marie
à Saint-Laurent ou à Albina plus vite et sans tant
de façons.
— C'est heureux pour toi, bon apôtre, lui dis-je,
car si tu marches sur les traces de ton père qui prit
femme et procréa dans tous les villages bonis où il
passait, et qu'il te fallût subir le contact des fourmis
à chaque mariage, ton corps ne serait plus bientôt
que cicatrices et piquetures fâcheuses pour ton
esthétique!
Le père de Martin, mort il y a une dizaine d'an-
nées, s'appelait le capitaine Joseph. Venu du Brésil
à l'époque de l'abolition de l'esclavage pour prêcher
aux riverains marrons du Maroni une soumission
qui les rendait bénéficiaires des avantages de l'éman-
cipation, il s'implanta dans la région parcourue,
vécut de la vie des Boschs et s'en accomoda si bien

200
AU PAYS DE L'OR
qu'il eut, à la mode du pays, de nombreuses femmes
et laissa à Martin une quantité de frères et de sœurs
éparpillés dans tous les villages du Maroni.
Le père Joseph, on le nommait ainsi dans ses
dernières années, mourut respecté de tous et sa mé-
moire continue d'être vénérée par ces populations
naïves qui lui surent gré d'avoir adopté leurs mœurs
et leur genre de vie...
... Mais finissons-en avec les formalités du mariage
chez les diverses tribus indiennes de la Guyane fran-
çaise; les Emerillons procèdent sensiblement comme
les Roucouyennes.
Il en est différemment chez les Galibis qui ont
quelque peu modifié l'épreuve et diminué sa rigueur :
ce sont des Peaux-Rouges plus rapprochés de la civi-
lisation. Ils habitent à proximité des villes d'Albina,
de Saint-Laurent, de Mana, d'Iracoubo où ils en-
voient des poteries de formes gracieuses et artistiques.
Chez eux, les nouveaux époux sont enfermés dans
un vaste hamac en tissu serré, dont on referme hermé-
tiquement les bords sur eux... mais au préalable
le piaye qui préside à l'union, y a introduit un boisseau
de fourmis bien mandibulées.
Pendant un quart d'heure environ, les conjoints
y sont livrés à la voracité de leurs minuscules bour-
reaux.
Pendant cette torture, les invités en chantant des
épithalames mènent une ronde effrénée autour de
la couche nuptiale.
Les mariés sont enfin délivrés. On entr'ouvre leur
prison et de l'assaut subi en commun, de l'agression
repoussée à deux, ils sortent alliés, unis, intimes
comme s'ils s'étaient toujours connus, comme s'ils
ne faisaient qu'un.



DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
201
Il n'est point, affirment les vieux Galibis, de moyen
plus efficace pour fondre la gêne, pour dissiper l'ap-
préhension de la fiancée qui va devenir épouse, que
cette gymnastique conjugale et défensive... dont
je signale les avantages sans vouloir toutefois en
préconiser l'exercice... ailleurs que chez les Peaux-
Rouges...
... Guidés par Yalou et Chaponi, un jeune homme
d'Apoïké, le seul qui manifesta quelque élégance, (il
portait autour des mollets ces jambières indiennes
dont les franges effilées retombent gracieusement
jusqu'au bas des jambes), nous fîmes de nombreuses
excursions dans les parages d'alentour.
La contrée est parsemée de collines très boisées,
implantées dans des marécages et des vasières héris-
sées de palmiers-pinots petits et nombreux, où je
m'enlisais parfois jusqu'au-dessus du genoux.
Cheminer à travers ces bois et ces sites vierges
de toute intrusion humaine, n'a rien d'une prome-
nade sentimentale... On y avance grâce à une gym-
nastique de tous les membres et de tous les instants.
Il faut sauter par-dessus les arbres allongés à terre,
se courber, ramper presque, pour se glisser au travers
des fouillis de lianes et de racines enchevêtrées;
s'aider des bras arc-boutés aux troncs, aux montées,
pour se hisser plus aisément... aux descentes, pour
tempérer par contre l'excès de vitesse qui vous
entraîne malgré vous...
Ajoutez à cela qu'il est nécessaire de manœuvrer
continuellement son sabre d'abatis soit pour suppri-
mer les entrelacements de broussailles qui gênent
le passage, soit, souvent encore, pour improviser
des ponts en abattant de jeunes arbres que l'on

202
AU PAYS DE L'OR
couche par-dessus les ruisseaux qui se rencontrent
à chaque instant.
D'après ces quelques détails, on conçoit qu'un
exercice de ce genre constitue la plus efficace des
cures contre l'obésité, surtout dans un pays où déjà
par elle seule, la chaleur perpétuelle contribue à
la sudation et à l'amaigrissement, non moins que la
marche et le mouvement.
Au cours d'une de ces sorties, Yalou me fit voir
des tokaï. Ce sont des huttes, des niches tapissées
de feuilles de palmiers et affectant la hauteur et
la circonférence d'un énorme tronc d'arbre dont le
faîte serait abattu. Dans le haut, sont ménagées
quelques ouvertures pour le passage de la flèche.
L'Indien s'introduit dans cet édicule, s'y poste à
l'affût et l'arc à la main, la flèche prête, il appelle
à lui en imitant leur cri, les animaux dont il a décidé
de s'approvisionner... Ceux-ci, sans nulle défiance,
répondent des alentours à l'invite du chasseur; ils
s'approchent croyant joindre un des leurs et viennent,
victimes du stratagème, se faire immoler, se faire
flécher à quelques pas du tokaï... toujours édifié
d'ailleurs dans un endroit giboyeux.
Ces populations indiennes, dont la chasse et la
pêche sont les principales préoccupations, ont ima-
giné, pour s'assurer la subsistance quotidienne, des
appareils vraiment ingénieux. Pour capturer le gros
poisson, ils emploient la « trappe » et le « piège ».
Le piège consiste en une gaule flexible que l'on
enfonce solidement au bord de la rivière. Le bout
libre porte un hameçon au bout d'une cordelette.
Le soir on incline la gaule, on la plie jusqu'à ce que
l'appât fixé à l'hameçon vienne baigner dans l'eau.
Cette courbure forcée est maintenue grâce à un pieu

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
203
planté un peu en avant, et présentant sur le côté une
encoche, sous laquelle est engagée la tige fléchie, qui
se trouve ainsi empêchée de se redresser...
Les choses étant ainsi agencées, supposez qu'un
aï-mara se jette voracement, selon sa méthode, sur
l'appât : il imprime une secousse à toute la combi-
naison et du même coup la gaule se dégage de l'en-
coche; elle se redresse instantanément et le pois-
son se trouve à la fois harponné par l'hameçon
et extirpé hors de son élément; le pêcheur n'a plus
qu'à le cueillir, au matin, pendant au bout de sa
ligne... automatique.
Les trappes, les « camina » (en langage indigène),
sont des paniers de forme oblongue, ovoïde, assez
semblables à nos nasses, où le poisson en mordant à
l'appât, fait jouer un déclanchement qui redresse
un couvercle obturant la sortie.
Les pièges pour gibier abondent dans ces contrées où
l'homme est obligé de vivre des produits de la forêt.
En dehors des lacs et nœuds coulants les plus
variés, les noirs qui m'accompagnent excellent à
installer, avec un flair et une habileté remarquables,
ce qu'ils appellent un fusil-trappe. Ont-ils relevé
la trace d'un animal qui passe depuis plusieurs jours
par un même sentier, voici ce qu'ils font. A l'endroit
le plus resserré du parcours, sur deux fourches éri-
gées à la hauteur du poitrail du quadrupède qui
doit se présenter, ils couchent un fusil chargé, puis
face au canon, ils créent un dispositif spécial : une
cordelette tendue barre l'étroit chemin et est relié
à la gâchette par une série de petits leviers, de telle
façon que la victime qui vient à s'y heurter, s'impro-
vise son propre meurtrier en actionnant la décharge,
et tombe foudroyée à bout portant.

204
AU PAYS DE L'OR
La « trappe-by », la « trappe assomoir », exige pour
son établissement des apprêts plus compliqués. Je vis,
près d'un camp de punition forestier, une instal-
lation de ce genre à laquelle étaient préposés deux
condamnés arabes. Les animaux, la nuit, descendent
en grand nombre de l'intérieur des bois et se dirigent
pour boire ou trouver pâture vers les criques, par
des sentes toutes frayées qu'ils finissent pas adopter.
Lorsqu'on a reconnu une de ces voies de déambu-
lation nocturne, on la mure de chaque côté, sur des
centaines de mètres de long, par une double rangée
de pieux qui, formant une haie infranchissable,
l'isole du reste de la forêt. Il arrive alors ceci : l'ani-
mal qui s'y engage, à moins de revenir en arrière,
de volter sur ses pas, ne trouvera plus ni à droite
ni à gauche, aucun orifice lui permettant de retourner
sous bois. Ou plutôt, si, il en rencontrera quelques-uns
mais très étroits, justes suffisants pour son passage, mé-
nagés à dessein et surtout machinés de toutes pièces :
Sur une longueur de huit à dix mètres, une poutre,
maintenue dressée en l'air par son avant que soulève
et soutient un solide madrier, surplombe en hauteur
cette issue latérale qui est également palissadée sur
quelques pas et dont l'entrée, sous un plancher fac-
tice, dissimule une trappe qui commande l'engin tout
entier. Dès qu'un gibier y met le pied, tout l'écha-
faudage s'écroule d'un seul coup, la pièce de bois,
la « bille » tombe comme une masse, assommant et
écrasant sans rémission possible, tout ce qui se trouve
exposé dans l'aire de sa chute.
La trappe-by qui peut fonctionner indéfiniment —
il suffit de replacer chaque jour la poutre sur son sup-
port — peut servir à alimenter toute une collectivité;
les pièces ainsi capturées doivent être consommées

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
205
de suite, car le broiement des chairs en empêche la
conservation..., la décomposition, si hâtive dans ce
climat où la chaleur et l'humidité l'activent tour
à tour, intervient dans ces viandes contusionnées
et écrasées, plus rapidement que dans la mort par
armes à feu.
... La contrée regorge de gibier. La faune y montre
d'étranges représentants. Nous fîmes des chasses
merveilleuses et des rencontres originales... et sensa-
tionnelles.
Au bord d'une large crique, nous fusillâmes un
jour, sans respect de la béatitude où l'avait plongé
une laborieuse digestion, un boa qui résista longtemps
à nos coups. Il était gros comme une forte cuisse
dans sa parlie médiane et mesurait environ six mètres
de long.
— Il est quand même moins beau, moins fort et
moins long, opina Tangléra, que la « couleuvre »
que nous avons mise à mort, il y a quelque temps,
dans la rivière Ouaqui.
Cette couleuvre — les nègres appellent couleuvre
tout reptile non venimeux — était, lorsqu'on fit sa
rencontre, endormie, et gisait allongée, partie dans
la rivière, peu profonde en cet endroit, partie sur la
pente doucement inclinée de la berge.
De loin, comme une portion de son corps très
dilatée, émergeait de l'eau, on avait pris cela tout
d'abord pour une carapace de tortue fluviale... Gêné
par cette dilatation énorme qui lui donnait, sur une
longueur d'au moins soixante centimètres, la dimen-
sion d'un véritable baril, le reptile ne pouvait ni
plonger pour se soustraire à notre approche, ni nager
avec assez de rapidité, ou ramper à terre avec assez
de prestesse, pour fuir nos coups.

206
AU PAYS DE L'OR
Après avoir reçu dans le corps deux décharges de
chevrotines qui le tirèrent de sa torpeur et de son
apparente indécision, il fit mine de venir sur notre
pirogue et nous dûmes l'achever de près à coups de
sabres et de hache. Je crois qu'au fond, le pauvre
animal n'avait aucune intention agressive, mais que
sa malencontreuse boursouflure faisait l'office de
bouée et le maintenait malgré lui à la surface de l'eau.
Ce fut bien involontairement et contre son gré, je
pense, que ballotté et poussé par le courant, il fut
contraint d'entrer en collision immédiate avec nous,
ses meurtriers.
Intrigué par cette inexplicable enflûre, nos gens
lui ouvrirent le corps sur-le-champ : la tumeur était
constituée par une... biche, une biche entière, intacte
de peau et de forme, mais dont les os et les chairs
étaient cependant brisés, broyés, ramollis et réduits
en une espèce de consistance gélatineuse, déter-
minée par les efforts de la déglutition et les sucs de
la digestion. Nous laissâmes sur la rive serpent et
biche : cette dernière ne fut pas abandonnée sans
regrets par nos nègres qui tout d'abord la croyaient
fraîchement ingérée et avaient espéré pouvoir s'en
régaler. Ce fut une bande de flammants et d'urubus
qui eurent cette satisfaction.
... A quelques jours de là, à la suite d'une longue
course, je m'étais assis harrassé sur un tronc d'arbre
et m'épongeais le front quand m'apparut, proche
à la toucher de la main, la vision la plus horrifiante
qu'on puisse imaginer. Deux yeux d'une intensité
d'expression presque humaine, me regardaient et ce
regard appartenait à un être d'épouvante, à une
boule sans contexture assurée, à une outre de peau
flasque, vert-de-grisée, immonde à donner des nausées.

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
207
C'était un crapaud-bœuf.
Je ne pus supporter l'antithèse affolante qui existait
entre cette paire d'yeux doux et limpides et la chose
ignoble et assombrissante sur laquelle étaient serties
ces deux échappées de lumière, d'intelligence et de
vie... et je m'enfuis pour me soustraire à la solution
du problème angoissant qui m'étreignait devant
cette créature d'ombre et d'énigme...
Le crapaud-bœuf... volumineux... est toujours une
femelle qui généralement porte accroché aux plis de
son dos, un satellite, un crapaud de même configu-
ration, mais beaucoup plus petit.
Ce nain n'est pas l'enfant du géant, comme naïve-
ment on le crut longtemps... mais un mâle qui, cava-
lièrement, a su s'imposer, si bien que la femelle le
véhicule et l'entretient avec sollicitude et soumission.
Il serait donc suranné aujourd'hui de citer le
crapaud-bœuf comme un exemple d'amour maternel.
Tout au plus son image pourrait-elle servir d'em-
blème sur une bannière symbolique, si la préfecture
de police en exigeait une, d'une certaine corporation...
de dames... affligées, elles aussi, de... compagnons...
non moins douteux que tyranniques?...

CHAPITRE XVII
Comment les piayes se servent comme auxiliaires, dans leurs
vengeances, des tigres et des serpents.
J'ai dit que Couita, le tamouchi d'Apoïké, était,
de même que tous les Indiens de son entourage,
persuadé que son mauvais état de santé était le
résultat d'une vengeance et avait pour cause une
piayerie dont il ignorait la provenance et l'auteur.
Dans ce même ordre d'idées, je vais raconter,
— sans commentaires — deux histoires, consistant
en menaces suivies d'exécution dont l'authenticité
assise sur des témoignages nombreux, ne saurait être
mise en doute : le lecteur en tirera la conclusion que
bon lui semblera. Je n'ai ni l'intention, ni la pré-
tention de peser sur son appréciation... Y a-t-il eu
simplement coïncidence?... Y a-t-il eu au contraire
un enchaînement prémédité et voulu dans la succes-
sion des faits? Je laisse à chacun le soin de se faire
une opinion personnelle sur ce sujet... et je borne
exclusivement mon rôle à celui de narrateur.
Je ferai d'abord le récit de la mort tragique de
Pointu et conterai ensuite comment le piaye Pol,
dans l'Oyapock, fit dévorer un enfant par un tigre.
... Pointu — l'aîné, — nègre cayennais, était un
prospecteur d'or — un prospecteur de race on peut
le dire — qui eut son heure de succès, en même temps

AU PAYS DE L'OR, DES FORÇATS ET PEAUX-ROUGES
209
que les Vittalo, les Clément Tamba et autres, il
y a trente à quarante ans. Grisé par la chance de
quelques heureuses découvertes, il excéda vite,
comme tous les primitifs, les bornes du bon sens et,
de la saine mesure. Il devint difficile, capricieux,
arrogant et despotique.
Vers 1876, il opérait des fouilles et faisait des
recherches dans l'Approuague, en des parages habités
par des Indiens Emerillons qu'il terrorisait par ses
exigences brutales et pressurait à la façon d'un pro-
consul en pays conquis.
Il s'emparait des objets à sa convenance dont il
fixait lui-même le prix, à son gré, sans souffrir d'ob-
jection... et faisait travailler ces Indiens, hommes et
femmes, sans presque les rétribuer.
Il devait quitter l'Approuague — il était temps
d'ailleurs, car lassés de ses exactions, les Emerillons
malgré leur apparente docilité, commençaient à
murmurer — et il faisait construire en vue du départ
une pirogue dans un village que commandait un
chef nommé Jarré.
Pointu, qui avait hâte de rallier Cayenne pour
y jouir de sa récolte d'or, avait attelé trois Indiens
à cette besogne; il les surveillait lui-même et stimulait
leur activité au moyen d'invectives et d'injures... :
de cette monnaie-la, le nègre Pointu n'était point
parcimonieux.
Sur ces entrefaites, arriva Zéphy, un Indien chas-
seur, qui rapportait trois patiras tués dans la mon-
tagne voisine.
Jarré, toujours hospitalier, en abandonna un à
Pointu et à son équipe.
— Ton patira sera pour mes hommes, dit Pointu.
Moi, je veux cette poule.
14

210
AU PAYS DE L'OR
— Impossible, dit Jarré. Tu as déjà mangé toutes
les autres. Celle-ci est ma dernière et c'est une « cou-
veuse ». Tu ne l'auras pas.
— Tu ne veux point me la céder?
— Non, ni contre « perles », ni contre menaces,
affirma Jarré.
— C'est ton dernier mot?
— Oui.
— Soit... Je l'aurai quand même.
Et le nègre d'un coup de feu abattit le volatil.
— Maïpouri (porc noir, tapir), gémit Jarré. Et
il frappa du pied et il dit, enfin révolté par cet excès
de tyrannie :
— N'en laisse point perdre une parcelle, Pointu.
Dévore-la jusqu'au moindre de ses os, car moi, Jarré,
chef et piaye des Emerillons, je te le jure : c'est la
dernière volaille que tu auras goûtée en ce monde.
Et il appela :— Huit hommes ici? Que huit hommes
aient achevé ce canot avant qu'il soit deux heures...
et j'exige, Pointu, homme malfaisant, que dans
trois heures tu aies quitté ce lieu... Adieu, mauvais
nègre, jamais plus — tu l'as voulu et les Dieux le
veulent — jamais plus nous ne nous reverrons en ce
monde... Jamais plus tu ne reviendras aux rives de
l'Approuague... Les serpents t'attendent... Je les vois
qui s'apprêtent... Ils sont là... Ils te guettent... Ils
t'abatteront comme tu as abattu cette poule... J'ai
dit : tu n'entendras plus le son de ma voix.
Après ces mots, Jarré se détourna et s'éloigna.
Superstitieux comme tous ceux de sa race, Pointu
devint inquiet. Aussitôt la pirogue en état, il la mit
à l'eau et s'en fut...
Il arriva, la nuit tombante, en une crique pois-
sonneuse, voisine du saut Machicou, et s'empressa

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
211
de tendre lui-même des trappes pour aï-maras : c'est
en se livrant à ce travail qu'il fut piqué au pied par
un grage énorme.
Or, le prospecteur Pointu était par surcroît char-
meur de serpents; il savait les plantes qui éloignent
les reptiles et aussi les breuvages qui neutralisent
leur venin. Il fit ouvrir son pagara et immédiatement
le bouleversa de fond en comble pour s'emparer du
médicament qui préserve... Fatalité, la bouteille y
était, mais fendue, cassée, vide : le remède n'existait
plus.
Et Pointu enfla, vomit du sang et mourut...
Le piaye était vengé. Sa prédiction était accom-
plie, sa menace exécutée.
L'homme, l'assistant qui me raconta cet épisode
dramatique et qui depuis avait épousé la fille de
la victime, m'apprit, longuement et curieusement
interrogé par moi sur les circonstances qui avaient
précédé et accompagné le dénouement tragique,
que, au moment de partir, Pointu avait endossé,
pour pagayer, un vêtement de travail composé d'une
veste usagée et d'un kalimbé. Ces deux pièces d'ha-
billement avaient été lavées et séchées par la propre
femme de l'Indien Jarré, entre la discussion et l'achè-
vement de la pirogue???
J'y ai maintes fois songé depuis, ajoutait mon
interviewé : ces habits, ces étoffes, quand on dépouilla
le mort, épandaient une forte odeur aromatique et
rien ne m'enlèvera de l'idée qu'ils étaient piayés,
préparés, imprégnés avec des plantes ou des muscs
qui attirent le serpent. Ce flacon brisé, ce contre-poison
supprimé, ce parfum... insolite que tous nous per-
çûmes..., tout cela, nul n'oserait le nier, achevait avec
conviction le mineur, tout cela dénotait à n'en point

212
AU PAYS DE L'OR
douter, l'intervention fatale du Peau-Rouge, tout cela
sentait la vengeance voulue de l'Indien...
... Les piayes qui suscitent les serpents pour en
faire les mandataires de leur ressentiment, savent
également actionner les tigres pour le besoin de
leurs causes.
Dans l'Oyapock, à Cachipour, habitait un métis
brésilien, vif, énergique et résolu, comme les hommes
d'une race ou une pinte de sang indien rajeunit et
échauffe le vieux sang portugais. Il s'appelait Miguel
Vidal.
A peu de distance, sur le territoire de Ouassa,
célèbre par la multitude de crocrodiles qui vivent
dans ses marécages, un piaye nommé Pôl, comman-
dait une tribu d'Indiens Palikours.
A plusieurs reprises, Miguel et Pôl avaient eu
maille à partir.
Emporté, mais plein de franchise et primesautier,
le métis Miguel avait menacé le piaye de le corriger
d'importance au premier méfait de sa part. Ce dernier
avait dévoré l'affront sans rien dire, mais avec la
dissimulation patiente de ceux de son origine, il
attendait l'heure de se venger.
... Les choses en étaient là, quand une nuit, un
de nos compatriotes de passage à Ouassa, entend
sur la place du village, des cris de terreur et de lutte.
Il accourt.
Deux hommes, l'un portant un fanal, l'autre bran-
dissant un sabre, en maintenait un troisième aplati
contre le sol. L'homme à terre était le piaye, l'homme
au sabre était Miguel qui s'apprêtait à couper le cou
de l'Indien.
— Animal nuisible et lâche, vociférait le Brésilien,

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
213
meurs. Tu ne t'attaqueras plus désormais aux enfants :
la mort d'Antonio aura été ton dernier forfait.
Le Français s'interposa.
— Puisque vous l'exigez, consentit Miguel, je
laisse encore vivre cette vermine. Mais pour moi,
pour vous, pour tous, c'est un tort et un malheur :
il faut écraser les bêtes malfaisantes.
Et Miguel Vidal dit le motif de sa fureur meurtrière :
Dans la journée, il s'était absenté de sa case pour
s'approvisionner de feuilles de « vaï », destinées à
réparer et à renforcer son toit que traversaient les
fortes pluies.
Il rentrait sa récolte faite, et sa pirogue n'était plus
qu'à deux cents mètres de son logis à peine quand,
entre le bois et le perron de sa demeure où jouait un
bambin de cinq ans, il aperçut un tigre qui s'avançait
par bonds, s'arrêtant tous les dix mètres pour humer
et flairer le sol.
L'enfant, c'était Antonio son filleul et l'on sait
qu'en ce pays de catholicisme ardent, le filleul, pupille
spirituel, vaut, aux yeux du parrain, autant qu'un
fils véritable.
Sans chercher à s'expliquer l'allure étrange et
inusitée du félin, Miguel, avec la promptitude des
hommes de ce pays qui sont tout d'action, bondit hors
du canot et s'élança sans perdre une seconde, sans
même se munir d'une arme, à la défense de l'enfant...
Malgré toute sa diligence, il n'arriva pas à temps :
le fauve s'était rué sur Antonio.
Quand Miguel qui, tout en se précipitant, avait
saisi un énorme galet, eût fait lâcher prise à la bête
en lui martelant le mufle à coups répétés, l'enfant
respirait encore, mais il avait les reins brisés, le flanc
ouvert : il mourut presque sur-le-champ...

214
AU PAYS DE L'OR
Cependant Miguel, près du petit cadavre entouré
de lumières, tout en faisant la veillée du mort, ne
cessait de se demander obstinément comment, en
plein jour, un jaguar avait bien pu se risquer ainsi
en terrain découvert, jusqu'à une habitation... et
s'en approcher aussi ostensiblement... allant droit au
but, sans détour, sans aucune des ruses et précau-
tions habituelles?
Et il n'arrivait point à la solution de ce problème.
Quelqu'un la lui apporta. C'était un vieux Peau-
Rouge Palikour, auquel il avait rendu des services.
— Je suis inquiet, dit ce visiteur nocturne, et je
viens savoir s'il n'y a pas un malheur sous ton toit?
— Et pourquoi ton inquiétude, dis vite? questionna
Miguel avide de savoir.
— Par ce que la nuit passée, à l'instant qu'apparut
la lune, Pôl, du fond de son hamac, s'est mis à chanter,
et sa chanson, que tout le village entendit, disait ceci :
« Yoloch est Yoloch, les piayes sont puissants. Le
tigre est en marche. Il va, il va. Et où va-t-il ainsi,
gueule ouverte et griffes en avant? Chez Miguel Vidal.
Prends garde, Miguel, prends garde. Quand on a des
dettes, il faut les payer. La mort vient te voir : paie
avec du sang. Yoloch est Yoloch, les piayes sont
puissants. »
Miguel n'eut pas besoin d'en entendre davantage :
il avait saisi son sabre et son fusil et, malgré la nuit,
s'en était allé droit à la case du sorcier avec l'intention
bien arrêtée de lui faire passer pour jamais le goût de
la piayerie... et l'on peut être persuadé qu'avec un tel
homme, un tel dénouement ne se fût pas fait attendre,
sans l'intervention imprévue de l'étranger, du Fran-
çais...
... Mais comment un animal aussi réfractaire peut-

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
215
il être mû de la sorte par un piaye ? et se conformer
pour ainsi dire mécaniquement au programme que
l'on veut , qu'il exécute?
L'explication m'en fut donnée par un fils de sor-
cier indien, dont je tairai le pays et le nom, car la
divulgation de pareils secrets entraîne, en son milieu,
les représailles les plus terribles :
A l'époque où le tigre entre en ardeur, son flair, son
odorat déjà très subtils acquièrent une acuité incom-
parable et il perçoit de très loin certaines odeurs, même
très vagues...
Il en est une notamment dont il est avide, qui l'ex-
cite et le fait accourir des points les plus éloignés :
c'est l'émanation que dégage le sang féminin.
Si l'on parsème un sentier de boulettes de coton
imprégnées de ce sang spécial, on peut être assuré
que si dans le canton il existe un tigre, si distant que
soit ce tigre, il ne tardera pas, dès que la brise souf-
flant dans son sens lui apportera les arômes prélevés
au passage, à accourir en toute hâte et à suivre, comme
magnétisé, sans songer à s'en écarter... le tracé san-
glant jusqu'au bout.
C'est, sans nul doute, à ce procédé qu'avait dû re-
courir Pôl, le piaye Palikour, pour s'assurer le con-
cours du fauve qui dévora l'infortuné filleul du métis
Miguel.

CHAPITRE XVIII
Les pratiques superstitieuses des Peaux-Rouges et des Créoles
noirs sont innombrables. — Les reptiles de la Guyane. — Les
remèdes pour serpents. — Singulière vaccination antiveni-
meuse. — Avantage d'être « lavé ». — Comment on prépare,
on « débouche » un chien pour la chasse. — Les « piayes » (se-

crets) qui font tuer du giber et capturer du poisson. — Tout
le monde en pays nègre est « piayeur » ou « piayé ».

Les nègres Antillais et Guyanais ne le cèdent en
rien aux Peaux-Rouges pour la foi au merveilleux et
le penchant aux superstitions.
Leurs remèdes contre la maladie ou l'atteinte des
bêtes sont toujours doublés d'une « piayerie », d'un
secret, de formules et de gestes mystiques dont ils
considèrent l'adjonction comme indispensable à la
valeur du produit.
Mais c'est surtout contre les serpents, qui foison-
nent en certains parages de la Guyane, que la fantaisie
des guérisseurs 'est donnée libre carrière.
Il n'est pas un « Pagara » de brousse qui ne renferme
en un coin la bouteille à base de tafia où macèrent des
plantes dont leur possesseur est seul à savoir les qua-
lités : chacun se targue d'avoir le monopole du médica-
ment infaillible. Le cas échéant, d'ailleurs le « Noir » (1),
(1) En Guyane comme aux Antilles, le Blanc doit supprimer
le mot « nègre » de son vocabulaire. Dans l'esprit des indigènes
« nègre » synonyme d'« esclave » est une désignation humiliante :
« noir » par contre est un terme fort bien admis.


AU PAYS DE L'OR, DES FORÇATS ET PEAUX-ROUGES
217
n'hésite point à s'en servir avec la plus entière con-
fiance — intus et extra — en breuvages et en lotions,
soit pour lui, soit pour d'autres, mais sans jamais
en dévoiler le secret; car du moment qu'un étranger
en soupçonne ou devine la composition, la préparation
cesse d'avoir de l'action : elle perd toute vertu, toute
propriété, ne peut plus guérir.
Il y a dans toutes ces pratiques un mélange de vrai
et de faux, de médecine et de jongleries :
Je me contenterai de citer, au fil du souvenir et à la
fortune de la plume, quelques-uns des procédés pré-
servatifs et curatifs employés contre les morsures des
serpents, sans chercher à mettre de l'ordre ou de la
logique dans un fouillis où il ne saurait y en avoir.
... Le serpent constitue l'un des fléaux dont l'homme
a le plus à souffrir, à la Guyane et aux Antilles. Il faut
excepter cependant la Guadeloupe qui, bien qu'à
quelques heures seulement de la Martinique, ne con-
naît point de reptile dangereux sur son sol privilégié.
La race ophidienne martiniquaise est combative,
dès lors plus à craindre que celle de la Guyane, qui
n'attaque jamais la première sans y être incitée par
un heurt, un contact direct... Mais si on le touche,
si on le frôle par mégarde ou volontairement, immédia-
tement le serpent se met en défense, la tête dressée
et en avant; puis, comme un trait au bout d'un res-
sort, cette tête se projette avec une partie du corps
et implante dans les chairs de l'imprudent ou de
l'agresseur deux crochets recourbés en forme d'hame-
çon et qui, à l'instar d'un harpon, retiennent l'objet
qu'elles ont saisi et pénétré.
Ces crochets, très fins, sont aiguisés de la pointe
comme une aiguille et percés dans toute leur longueur
d'un canal microscopique qui secrète et injecte le

218
AU PAYS DE L'OR
venin dans les tissus, à la façon d'une véritable se-
ringue hypodermique : ce venin provient d'une glande
qui se trouve comprimée et fonctionne instantanément
quand l'animal mord sa victime.
Les indigènes classent sommairement et pratique-
ment les reptiles en deux catégories, deux « qualités »
comme ils disent :
Les reptiles « à crochets », ce sont les venimeux, les
dangereux; et les reptiles « sans crochets » qui sont
inoffensifs en tant que venin, mais peuvent cependant
fort bien vous faire passer de vie à trépas par le broie-
ment et l'écrasement des os, quand ils ont la force du
boa.
Ces derniers serpents, les « non venimeux », qu'ils
aient dix centimètres ou dix mètres de long, sont
indistinctement désignés par les créoles sous le nom
générique de « couleuvres ».
Les « grages », ainsi nommés parce que leur bouche
a la rudesse et la rugosité de l'instrument (le grage)
qui sert à éventrer, déchirer et pulper le manioc, sont
une variété de trigonocéphales, ayant de nombreux
représentants dans les forêts guyanaises.
On en distingue plusieurs sortes :
Le grage « raï-raï », encore appelé aï-aï, parce que
son venin, dit-on, est tellement actif que la victime
n'a que le temps de pousser ce cri : « aï-aï », puis de
mourir.
Le grage rouge, grand et long, est de couleur foncée,
presque noire, avec des reflets losangiques rougeâtres
qui lui donnent un superbe aspect.
Le grage « jacquot », ainsi nommé parce que d'une
extrémité à l'autre il est vert comme un perroquet.
Il y a encore le serpent chasseur, toujours en chasse
et à l'affût; le serpent « agouti », dont la robe à reflets

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
219
d'acajou ressemble comme coloration aux poils du
lièvre d'Amérique, de l'agouti.
Le serpent-liane, long, grêle, flexible et qui, appendu
aux branches des arbres, ne se distingue point de la
verdure environnante.
Le « dos-de-couteau », dont l'épine dorsale troue la
peau et forme une arête vive sur toute la longueur
du dos.
Le serpent à sonnette ou serpent-grelot : les noirs
prétendent qui si c'est un mâle et qu'il voit venir un
homme, il l'avertira de sa présence en agitant les
étuis cornés de sa queue, et si c'est une femelle, elle
produira ce bruit sec et sourd de castagnettes pour
prévenir les femmes et les mettre en garde contre sa
présence.
Il y a encore enfin le magnifique serpent-corail,
parsemé dans toute sa longueur de segments noirs,
jaunes et rouge corail, qui marient avec une grande
régularité les alternances et la richesse de leurs coloris
éclatants et merveilleux. J'ai entendu soutenir, par
des prospecteurs connaissant pourtant leur bois et
ses habitants, que le « corail » n'est point dangereux,
car il serait sans crochets... C'est une illusion, une
erreur de leur part qu'il est nécessaire de dissiper
entièrement : les crochets du corail sont minus-
cules, c'est vrai, très peu apparents, mais ils
existent. Il n'y a qu'à examiner de près l'arrière-
palais de l'animal pour s'en convaincre. Donc il serait
périlleux de décerner un brevet d'innocuité au corail,
car sous sa splendeur se distille et circule un poison
des plus subtils.
... Je fis connaissance avec mon premier ophidien,
un grage de forte prestance, quelques jours après

220
AU PAYS DE L'OR
notre départ de Saint-Laurent, au début de l'expédi-
tion.
Il était midi, l'heure de déjeuner. Assis côte à côte
avec le docteur Caron, sur l'étroite planche qui sert
de banc aux canots boschs, nous commencions le
partage du repas, arrêtés près de la rive, sous l'om-
brage d'un énorme copahier, quand le pagayeur
d'avant nous fit un signe impératif qui signifiait : « Ne
bougez pas. » Et il nous montra une chose longue,
noirâtre et lustrée, mi-enroulée autour d'une branche
flexible et mi-pendante à un pied au-dessus de nos
têtes : c'était un grage en train de digérer et qui
heureusement était dans une sorte de somnolence.
Caron et moi nous nous baissâmes le plus possible,
nous faisant immobiles, pendant que le boni Koudio,
ayant épaulé son fusil à broche, faisait du reptile
trois tronçons, et ces tronçons, restés suspendus, s'agi-
taient et nous aspergeaient de sang, pendant que la
bouche mutilée en laquelle s'agitait la langue frêle,
longue et sagittée, s'ouvrait et se fermait, menaçante
jusqu'au bout.
Un nègre anglais de Sainte-Lucie, nous pria de lui
abandonner cette tête. Il l'écrasa avec les feuilles de
la « mimosa pudica », légumineuse appelée « baille-
honte » par les créoles, dont les pétioles s'agitent, fré-
missent et se referment au moindre attouchement :
— Et maintenant, dit cet homme, je ne craindrai
plus ni la dent des serpents, ni la griffe des tigres. La
gueule des uns et les pattes des autres se refermeront
de même que la plante que j'emploie, sans pouvoir
s'ouvrir à mon approche, lorsque j'aurai imprégné
mon corps de cette composition...
... Les combats entre reptiles ne sont pas rares.
J'assistai un jour à une lutte entre un serpent chas-

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
221
seur et un grage rouge. Ils s'étreignaient, entrelacés
l'un à l'autre, avec une fureur telle qu'ils paraissaient
en oublier notre présence et que nous pûmes les
fusiller à bout portant, les unissant dans un trépas
commun.
Les Bonis m'affirmèrent qu'après de tels conflits,
le vainqueur s'éloigne et se met à la recherche d'une
herbe qu'il mange en toute hâte, avec avidité, pour
neutraliser le venin do ses propres blessures... puis,
généreux dans la victoire, il revient auprès du vaincu
et bave sur les plaies de son adversaire mis à mal, le
suc mastiqué de ces mêmes plantes, le ranimant et le
ressuscitant tout d'abord... quitte à lui infliger de
nouvelles avaries par la suite.
On le voit, comme les loups de chez nous, les ser-
pents de Guyane ne se mangent pas entre eux...
C'est justement en examinant les péripéties de tels
combats et en suivant, sans en rien perdre, les faits et
gestes des combattants, que les Indiens et quelques
noirs auraient trouvé la plante que les reptiles em-
ploient eux-mêmes comme panacée pour tous leurs
venins.
Malheureusement, à aucun prix, ceux qui se pré-
tendent détenteurs de ce secret ne veulent le divul-
guer, imbus qu'ils sont de cette croyance néfaste et
ridicule, mais très ancrée dans leur cerveau, que la
révélation en détruirait du même coup, la vertu cura-
tive et le charme.
Et, cependant, il est indubitable que certains
créoles eurent en mains des remèdes efficaces : ce fut
le cas, à n'en point douter, du prospecteur Olétard,
qui eut son moment de vogue dans la colonie. Il pra-
tiquait ce qu'il appelait des « vaccinations » préven-
tives contre les venins, en opérant de la façon suivante :

222
AU PAYS DE L'OR
A celui qui se présentait, homme, femme ou enfant,
il disait au cours de la conversation et le plus négli-
gemment du monde :
— Ah! allez donc prendre dans mon sac tel petit
bagage (objet) dont je me fais besoin... et l'objet qu'il
énonçait était quelque chose de bien innocent : une
brosse, une boîte d'allummettes, une fiole de ta-
fia, etc...
Sans défiance, on allait au fameux sac, on y
plongeait la main, le bras parfois, car le sac était pro-
fond; mais, avec un cri de douleur et d'effroi, on en
retirait bien vite le membre ensanglanté, piqué, mor-
du... par un grage qui s'y trouvait caché.
— Ne gémis point et n'aie pas peur, disait Olétard
au blessé. Ce ne sera rien... mais bois immédiatement
cette tisane... et sois heureux et content, ajoutait-il,
car, à partir de ce jour, le poison du serpent le plus
mauvais ne saurait avoir prise sur ton sang...
Et l'opéré, en effet, non seulement ne se ressentait
point de la morsure du moment, mais il devenait ré-
fractaire aux venins et immunisé contre leur action,
pour un certain temps dans la suite.
Olétard est mort sans avoir donné son secret.
Un Cayennais, Monrose Farlou, que connut inti-
mement un créole blanc nommé July, avec qui je fis
une exploration de plusieurs mois dans la tête des
montagnes d'Iracoubo et les sources de la crique
Tigre, affluent du Sinnamary, n'avait aucune ap-
préhension des reptiles. Un jour, il s'amusa toute
une matinée avec un grage rouge... et ne se décida à
le mettre à mort qu'après l'avoir lutiné de toutes les
façons et retourné dans tous les sens, comme un chat
fait d'une souris.
Ce Monrose était « lavé ». C'est l'expression consa-

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
223
crée, usitée ici pour désigner un homme qui s'enduit
d'une infusion de plantes, lesquelles dégagent un par-
fum qui le met à l'abri des velléités d'attaques des
serpents et autres animaux.
Il n'est point de chasseur nègre ou indien qui ne
« lave » ses chiens pour les préserver contre l'atteinte
des serpents ou des tigres... et qui n'ait lui-même des
piayes, des secrets, des amulettes, sachets de plantes
ou de poudres, pour attirer les différents gibiers ou les
divers poissons.
Ces gens-là, qui peuvent être parfois quelque peu
incrédules au début, finissent par se prendre eux-
mêmes à leurs propres mômeries.
J'ai connu un noir de la Dominique et un autre de
la Barbade qui étaient chasseurs sur un placer. Leur
office était de fournir de chair fraîche les hommes
employés à l'exploitation aurifère. Tous deux me
firent un jour une confidence : l'un ne prenait plus de
poissons comme aux beaux jours de son entrée en
fonction, l'autre ne rencontrait plus de gibier. Et tous
deux navrés m'affirmèrent : « C'est que nos piayes
sont finis, usés, il devient nécessaire de les renou-
veler... » Or, pour les renouveler, il leur fallait retourner
le premier à la Dominique... le second à la Bar-
bade, pour y recevoir, avec des recommandations caba-
listiques, des sachets nouveaux émanant d'une vieille
sorcière dont la prescience se paie en poudre d'or...
et ils se préparaient à ce pèlerinage, réunissant, au
prix de sacrifices multiples, le montant de leur voyage
et de la consultation lointaine qu'ils devaient aller
quérir.
... Dans toutes ces pratiques, qu'obscurcissent et
détériorent à dessein les trafiquants de sortilèges, on

224
AU PAYS DE L'OR
est étonné de rencontrer, quand on peut les pénétrer
et se les expliquer à fond, dos méthodes qui n'ont rien
d'illogique, ni d'absurde.
Une chose, par exemple, qui étonne à un degré dont
on ne peut se faire une idée, celui qui passe chez les
Indiens, c'est le flair et les aptitudes incomparables de
certains de leurs chiens pour diverses chasses.
Et cependant ce dressage qui émerveille s'obtient
de la façon la plus simple.
On « débouche » le chien, c'est le terme employé.
Et voici comment :
Il faut d'abord savoir que chaque giber, dans ce
pays qui ne ressemble à aucun autre, porte sous la
peau un musc qui lui est spécial et lui communique
une odeur propre et caractéristique. Ce musc est con-
tenu dans une ou plusieurs glandes ou poches.
Veut-on dresser un chien pour la chasse au patira :
on se procure du musc de patira, on l'écrase en con-
sistance d'onguent, on y adjoint du piment, du poivre
de Cayenne, puis on en bourre les narines de l'animal.
Le malheureux hurle de douleur... mais après deux
ou trois séances de ce genre, il est tellement hanté par
l'odeur de l'animal dont il a subi le musc que, de très
loin, il en percevra les émanations les plus faibles et
se précipitera à sa poursuite sans jamais se tromper
ni se laisser dépister do la trace.
C'est par ce procédé très ingénieux, qui n'a rien
de surnaturel, que les Indiens s'entourent de chiens
merveilleusement doués pour une chasse exclusive et
unique, qui sera, selon le « débouchage », celle de la
tortue, du tapir, du kariakou, de l'agouti ou de tout
autre quadrupède...
... En somme, pour en terminer, on peut dire que
comme tous les pays nègres, la Guyane ne comprend

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
225
que dos piayeurs et des piayés, des féticheurs et des
fétichés, des gens qui distribuent et vendent des se-
crets et d'autres qui les achètent et les reçoivent.
Il y a des piayes, des sortilèges pour tout et pour tous :
il y a ceux qui guérissent et ceux qui rendent malade,
ceux qui font aimer et ceux qui font mourir, ceux qui
enrichissent et ceux qui détournent les fortunes.
Tout émetteur de piaye est un toxicologue, souvent
un empoisonneur; mais, de tout ce fatras de faux et
de vrai, de savoir et d'ignorance, il serait à souhaiter
que certains médecins nés dans le pays et y exerçant,
s'efforçassent de trier le meilleur...
Il y a là un champ vaste, fécond et fertile, dont il
serait nécessaire et urgent d'éclairer les ténèbres pour
en tirer profit...
N'est-ce point des obscurités de l'alchimie moyen-
nageuse qu'est sortie, armée de toutes pièces, notre
lumineuse et décisive chimie contemporaine?
Et n'est-ce point aussi des rusticités de l'empirisme
que nous avons tiré les puissantes ressources de notre
arsenal de thérapeutique actuelle?

CHAPITRE XIX
L'araignée-crabe. — Comment on improvise du feu à la mode
sauvage. — Les montagnes Tumuc-Humac. — Départ d'Apoïké
et retour en arrière.
... Nous ne pouvions cependant point nous éter-
niser dans Apoïké, ce village final de l'Itany, dont les
habitants pourtant, maintenant que je les examinais
de près, me paraissaient mériter plus d'attention et
d'intérêt qu'au début.
Je m'étais mêlé à leur vie et je pus pénétrer quelque
peu dans l'intimité de Couita.
Il éprouvait une joie et une fierté d'enfant à me
voir prendre au même plat les mêmes aliments que
liu : lézards de terres, macaques, caïmans, tortues. Je
m'accommodais de tout, mais... je m'empressai de
décliner l'honneur d'être plus longtemps son com-
mensal, du jour où je m'aperçus du procédé par trop
réaliste qu'employait sa cuisinière... pour... lier ses
sauces. Elle aspirait une très forte gorgée d'eau, ne
l'avalait point, mais la gardait entre ses joues gonflées,
puis, accroupie près du chaudron dont elle surveillait
la cuisson, elle y envoyait toutes les cinq minutes,
pour en compenser l'évaporation, un filet du liquide
en réserve dans sa bouche.
... Ces Indiens étaient très friands de grenouilles,
plutôt terrestres qu'aquatiques, et dans les derniers
temps de mon séjour parmi eux, chaque nuit, entre

AU PAYS DE L'OR, DES FORÇATS ET PEAUX-ROUGES 227
onze heures et minuit, munis de torches d'encens, ils
allaient, agitant leurs clartés dans les ténèbres, et se
livraient, dans les mares et les vasières, à la recherche
de ces énormes batraciens, qui me répugnaient à
cause de leur trop grande similitude avec les crapauds.
Cette promenade lumineuse et silencieuse à tra-
vers la nuit, ne manquait pas d'un certain pittoresque,
et, de mon hamac je prenais plaisir à suivre, entre les
arbres, la marche mouvementée et tremblottante de
ces grands luminaires me faisant l'effet de gigan-
tesques feux follets... qui voltigeaient en vacillant au
souffle de l'air.
... Avant de quitter Couita et ses administrés,
toujours conduits par Yalou et munis de vivres pour
une semaine, nous avançâmes par terre en suivant
une marche sensiblement parallèle au fleuve, jusqu'au
delà du pied des premières collines, monts et mon-
tagnes, dont la vaste et longue agglomération cons-
titue la chaîne des Tumuc-Humac. Cette immense
muraille, dont l'altitude moyenne n'excède guère
quatre cents mètres, se trouve jetée là par la nature,
comme une borne massive et indiscutable, entre le
Brésil et les Guyanes hollandaise et française.
Nous avions traversé, pendant cette expédition, de
nombreuses « pinotières » marécageuses et bour-
beuses d'où émergeaient fréquemment des collines
qui devenaient de plus en plus élevées. Ce sont les
contreforts immédiats des montagnes Tumuc-Humac,
dont le nom dérive du mot indien « moucou-moucou »,
végétal de deux à trois mètres de hauteur, ami des
terrains humides, et qui croît en abondance en ces
parages.
L'Itany, que nous ne perdions pas de vue durant le
trajet, s'amoindrissait à chaque étape, devenant ruis-

228
AU PAYS DE L'OR
seau, ruisselet, et, après avoir contourné quelques
monticules, finissait par s'éteindre, par disparaître
en des champs de vases que leur manque de consis-
tance rendait inaccessibles, inexplorables.
A la saison pluvieuse, ces vasières très étendues
devaient, grâce aux centaines de torrents qui s'y
déversent en dévalant des montagnes, s'emplir, s'enfler
avec rapidité et engendrer un immense réservoir
capable do fournir avec usure et abondance l'eau
nécessaire au régime de l'Itany.
Notre but était atteint : nous étions aux Tumuc-
Humac, soulèvement dont l'existence est due à une
roche noire, d'aspect balsatique, la diabase; nous
avions sous les yeux l'origine du fleuve dont nous nous
étions promis de rechercher les sources. Il ne nous
restait donc plus qu'à reprendre, avec la satisfaction
du programme réalisé, du devoir accompli, le cours
de nos périgrinations, mais cette fois en sens in-
verse.
Pendant cette incursion dans la montagne, nous
eûmes une alerte qui mérite d'être signalée.
Le jeune Peau-Rouge Atalia, en mettant, pour le
franchir, son pied sur un arbre étendu à terre, pourri
intérieurement et miné par les fourmis, y enfonça
jusqu'à mi-corps.
Il poussa un cri de détresse, car, au même instant,
une très grosse araignée-crabe, volumineuse comme
une tête de nouveau-né, dérangée dans son repaire,
s'était précipitée sur sa jambe et l'y mordait cruelle-
ment. La morsure de cet arachnide gigantesque passe
pour être venimeuse et redoutable à l'égard de celle
des serpents.
Hérissée d'aspérités répugnantes, cette effrayante
araignée séjourne dans une toile à tissus résistants,

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
229
en forme de cylindre, qu'elle agglutine et fixe entre les
parois des pierres ou les fentes des écorces.
Jeannette, qui ne saurait être pris au dépourvu,
désinfecta immédiatement la plaie avec son indispen-
sable viatique, son universel remède à serpent; puis
il fit enfouir, pendant deux heures consécutives, la
jambe de l'enfant dans un trou creusé dans le sol
humide, en vertu de cet axiome que nous dûmes ad-
mettre comme irréfutable : « Le poison qui vient de
la terre doit être repris par la terre ».
Soumis à un traitement si rationnel, le jeune Atalia
ne pouvait décemment ne point se déclarer soulagé :
c'est ce qu'il fit et il nous donna des preuves de sa
validité en se montrant, dès le soir même, ingambe
presque autant qu'à l'ordinaire.
... Yapané, pendant cette visite dans les Tumuc-
Humac, me démontra, avec expérience à l'appui,
comment s'y prennent ses congénères pour improviser
du feu, sans ustensile approprié.
J'avais cru jusque-là, sur la foi de certaines lectures,
qu'on arrivait à ce résultat en frottant l'un contre
l'autre, avec célérité, deux bâtonnets actionnés
chacun par une main.
Ce n'est point ainsi que procéda l'Indien.
Il choisit une bûche de bois, la plus sèche possible
et la mit à ses pieds. A la pointe du couteau, il y
sculpta un trou, puis, dans cette concavité, il introdui-
sit la tête arrondie d'un bâton maintenu perpendu-
culaire dont il se mit à faire évoluer et rouler entre ses
paumes étendues et parallèles, et avec une rapidité
incroyable, l'extrémité supérieure demeurée libre...
Par cette rotation accélérée et ininterrompue, le bâton
finit par échauffer la bûche : un soupçon de fumée
apparut d'abord, puis un léger point d'ignition et

230
AU PAYS DE L'OR
enfin une flamme qui s'accrut vite, car il avait eu soin
au préalable de se munir, pour alimenter le feu, de
feuilles et de lamelles d'écorces excessivement des-
séchées et inflammables.
C'est une rude besogne que de procréer du feu...
une vraie besogne de sauvage, qui n'est pas toujours
suivie de réussite... mais qui inonde de sueur et met
infailliblement en nage à chaque essai l'opérateur,
tant sont excessives l'attention, la prestesse et l'acti-
vité qu'il lui faut déployer pour mener une telle tâche
à bonne fin.
... Dès notre retour à Apoïké, nous nous empres-
sâmes de faire nos paquets, de charger nos pirogues,
de nous préparer au départ.
Couita et Yalou vinrent nous faire leurs adieux.
Ils étaient accompagnés de femmes qui portaient des
présents : régimes de bananes, papayes, ananas et
autres produits du cru.
Une gracieuseté en appelle une autre. Je leur fis
remettre en échange des boutons, des perles, des allu-
mettes, des aiguilles, du fil et des hameçons. A Yalou,
qui avait pu apprécier, pendant qu'il nous suivait,
les effets de la dynamite, je laissai, sur sa demande,
quelques cartouches qu'il conserverait pour les cas
d'absolue urgence où il faudrait, coûte que coûte, se
procurer du poisson.
Deux jeunes femmes s'avancèrent alors.
Chacune d'elles portait, soutenu dans un minuscule
hamac passé en bandoulière autour du torse, un nour-
risson dont le buste aux jambes pendantes était
appuyé comme à califourchon sur la hanche mater-
nelle : c'étaient deux jeunes mères qui venaient me
présenter leur progéniture. Je tapotai la joue des pe-
tits et leur souhaitai tout le bonheur possible.

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
231
Les Indiennes se retirèrent radieuses, car elles
étaient persuadées que les caresses et les vœux du
piaye blanc devaient assurer à leur enfant une exis-
tence exempte d'infortune et féconde en joies de toutes
sortes...
Enfin nous nous embarquâmes... et la proue cette
fois non plus orientée vers la source, mais tournée vers
l'embouchure de l'Itany; nous nous éloignâmes, sui-
vant le fil de l'eau, redescendant le courant, retour-
nant au point de départ... commençant enfin à nous
rapprocher de nos amis si lointains.
Et pourtant j'avais le cœur serré, en pensant que
jamais plus durant ma vie humaine, je ne reverrai
Apoïké, ni Couita, son pauvre tamouchi, qui, de loin,
les bras levés, m'adressaient le suprême adieu du sau-
vage au civilisé...

CHAPITRE XX
Comment s'organise une prospection d'or. — La « battée ». —
Le « sluice ». — Les « placera ». — Condition actuelle et genre
d'existence des mineurs et chercheurs d'or. — Ce que dit l'oi-

seau « voyons-voyons ».
Pendant les incursions que nous fîmes dans les
Tumuc-Humac, Jeannette creusa, aidé de son équipe,
plusieurs trous de prospection.
Les résultats de ces recherches furent négatifs. En
aucun point nous ne décelâmes la présence de l'or en
quantité suffisante pour mériter d'être exploité.
Cette non-réussite de notre part ne doit point ce-
pendant constituer un jugement sans appel et irré-
vocable, car il est de notoriété que les placers les plus
riches ont, pour la plupart, été explorés par des pros-
pecteurs connus pour leur habileté, qui passèrent tout
d'abord sans les soupçonner à côté de leurs trésors;
alors que des inconnus, des mineurs plus chanceux
que réputés, surent, eux, mettre la main sur la fortune
enfouie dans le sol...
En tout cas, Jeannette — en sa qualité de chef de
prospection — affirma que la couche de terre de cette
contrée, dépourvue de tout quartz et dont les sous-
sols n'offraient aucune résistance, constituait un
terrain des plus défavorables et qu'y chercher de l'or
était perdre son temps.
Comme nous avions mission de nous rendre compte

UNE RUE DE PLACER
U N « SLUÏCE » POUR LE LAVAGE DE L'OR


AU PAYS DE L'OR, DES FORÇATS ET PEAUX-ROUGES 233
de la valeur minière des endroits parcourus, nous fîmes
malgré tout, à plusieurs reprises, pendant le retour,
arrêter nos pirogues à l'embouchure de criques qui
venaient grossir l'Itany.
La recherche de l'or d'alluvion se limite aux criques,
en vertu d'une théorie indiscutable d'ailleurs, qui peut
se formuler ainsi : « L'or désagrégé que déplacent et
roulent les torrents et les pluies, se trouve, en raison
de son poids, nécessairement entraîné vers les bas-
fonds, les parties les plus déclives des vallées, les
rivières, par conséquent ».
... Jeannette prenait alors sous son bras la « battée »,
large plat en bois ou en fer, affectant la forme d'un
cône, d'un abat-jour, si l'on préfère, très évasé, très
peu profond. Cet instrument est l'apanage du chef
qui dirige la prospection. Martin, Tangléra et Aponchy
se partageaient les pics, les pelles « criminelles » et « à
vase », les seaux et les couïs et l'on s'avançait sous
bois, le sabre d'abatis en main, traçant, chacun pour
sa part, un sentier de chasseur où nous nous engagions
en file indienne.
Jeannette, tout en marchant, coupait une baguette
longue de deux mètres qui, sur les bords des criques,
lui servait à sonder la profondeur du sol mou, péné-
trable, et à rechercher la couche résistante, le bed-rock,
la glaise qui sert d'assiette, de plateau d'arrêt à l'or,
lequel, en raison de sa densité, traverse l'humus, le
sable et vient se collecter sur ce plan solide...
Si sa baguette s'enfonçait sans rencontrer d'obs-
tacle dans le sol : « Allons plus loin, disait Jeannette,
le terrain est mauvais, il n'a pas de fond. »
Si, au contraire, la baguette se butait contre une
résistance, ayant rencontré la glaise durcie : « Halte,
commandait-il, et à l'ouvrage. »

234
AU PAYS DE L'OR
Chacun alors se mettait à l'œuvre, s'acquittant du
rôle qui lui était attribué.
Aponchy défonçait la surface du sol à coups de pic,
y dessinait un rectangle de deux à trois mètres de long
sur soixante-quinze centimètres à un mètre de large;
Martin et Tangléra, armés chacun d'une pelle, creu-
saient le trou en profondeur, s'arrêtant fréquemment
de bêcher pour vider l'eau qui s'infiltrait de toutes
parts par les parois et envahissait la tranchée. Le jeune
Atalia sautait alors dans le trou et aidait les hommes
à déterger la fosse; il utilisait d'abord le seau pour
rejeter le plus gros de l'eau, puis terminait l'assèche-
ment en se servant du couï, récipient mince, en fer,
affectant la forme d'une moitié de calebasse, d'une
calotte demi-sphérique, avec laquelle on racle la cavité,
comme on raclerait le fond d'un canot pour en vider
la couche liquide...
Enfin, à un moment donné, les terrassiers hélaient
Jeannette : « Apporte ta battée, disaient-ils, nous
sommes au fond, au bon endroit. » Et sur le large
ustensile, ils entassaient la couche en contact immédiat
avec le bed-rock, un volume de sept litres environ de
terre et de pierres friables, à moitié blanchâtres, ver-
dâtres ou noirâtres... qui devaient renfermer l'or, si
or il y avait.
C'était alors au tour de Jeannette d'opérer, d'agir :
Il avait le dernier mot, il était l'oracle qui déclarait
sans appel si le terrain de la sorte examiné, contenait
ou non le métal précieux...
Il « lavait » sa battée. Accroupi sur le bord du ruis-
seau voisin, il exposait son plat, contenant et contenu,
au fil du courant. Et pendant que l'eau passait, il
délayait la terre à essayer, il la pétrissait de sa main
droite et en éliminait, les rejetant au loin, tous les

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
235
cailloux qui s'y trouvaient mélangés à la vase allu-
vionnaire. En même temps, sa main gauche habile
à cet exercice du lavage de la battée, imprimait à
l'appareil un mouvement de rotation, un tournoie-
ment sur l'eau, qui, par la force centrifuge, en chassait,
en expulsait tous les éléments plus légers que l'or :
parcelles de terreau, grains de sable, graviers, minerais
de toutes sortes. Et seul, le métal d'or, poudre ou
pépite, y demeurait, quand à la fin, d'un coup sec que
seul peut posséder un vieux et véritable prospecteur,
Jeannette expulsait enfin les derniers résidus de sable
très fin et noir qui persistent en la battée et y semblent
attendre cette violence finale, pour cesser de s'attacher
à l'or.
Venait alors la minute solennelle : celle où le chef
de prospection, après avoir fait virer la battée en
tous sens pour bien l'éclairer sous tous les angles, et
faire miroiter l'or qui, spécialement au point central,
y demeure collecté, rend enfin son verdict :
S'il n'y a rien ou qu'un « eille », c'est-à-dire un
simple tout petit « point » d'or, ou simplement la
« couleur », ce qui n'indique rien do brillant, il l'an-
nonce d'un ton dépité. Mais s'il s'y trouve une bonne
couleur, c'est-à-dire du métal en quantité suffisante
pour compenser les frais d'exploitation, alors sa voix
se fait triomphante, et c'est avec l'emphase d'un
vainqueur qu'il fait savoir aux intéressés, que la
« crique » qu'on vient d'essayer est bonne, qu'elle est
aurifère, qu'elle « paie » pour employer l'expression
des placériens.
... La battée n'est qu'un moyen d'essai et quand
on décide que la teneur en or d'une crique mérite qu'on
l'exploite, on s'empresse alors d'installer, d'impro-
viser un sluice, grâce à la scie de long et au paquet de

236
AU PAYS DE L'OR
« clous à dalles » dont se munit toujours une équipe
prévoyante.
Le sluice guyanais est un long canal en bois, com-
posé de plusieurs pièces appelées dalles, qui s'em-
boîtent les unes dans les autres, et vont en se rétré-
cissant chacune de plus en plus. Chaque dalle formée
par trois planches, la plus large au fond, les autres
sur les côtés, a environ quarante centimètres de lar-
geur, trente centimètres de profondeur et quatre
mètres de longueur : un des bouts a plus d'écart, est
plus ouvert que l'autre.
Le sluice, installé sur des piquets, doit avoir une
pente modérée : il ne faut pas que l'eau qu'on y fait
couler, qu'on y amène de la crique, y passe avec trop
de rapidité, autrement les terres aurifères, dont on
nourrit l'intérieur du sluice, seraient trop vite entraî-
nées et insuffisamment ramollies, désagrégées et
délayées pour abandonner tout leur or.
Pour retarder le courant et prolonger son contact
avec les pelletées de terre, on dispose dans les dernières
dalles, à trois centimètres du fond et appuyées sur
des tasseaux de bois placés en travers du courant, des
« grilles » : (ce sont des plaques de fer perforées de
nombreux trous). Cette disposition produit un remou,
un temps d'arrêt qui facilite la sortie de l'or de la
gangue qui l'emprisonne et sa chute au fond du
sluice où il s'amalgamme avec le mercure semé et
retenu au-devant des tasseaux, des grilles et des
élévations produites par l'emboîtement d'une dalle
dans l'autre.
... On peut admettre que presque dans toute son
étendue la Guyane est aurifère; mais elle ne l'est point
partout de façon rémunératrice. De plus, dans ce pays
de communication parfois impossible, il faut tenir

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
237
compte, dans les prévisions d'exploitation, des frais
de ravitaillement et de transport.
Telle teneur d'or qui sera productive et enrichira
son placérien à Kourou, Bief ou Maripa, c'est-à-dire
à peu de distance d'un centre de ravitaillement comme
Cayenne, deviendra insuffisante et ruineuse pour
l'entrepreneur, s'il faut faire monter vivres et ouvriers
jusque dans le haut Maroni, par exemple.
Tout est relatif. A quoi servirait de produire un
kilogramme d'or par jour, soit deux mille sept cents
francs environ, si le chantier producteur exige pour son
entretien une dépense quotidienne de trois mille francs
d'argent?... Cet état de chose s'est vu et se voit encore.
Une découverte n'enrichit donc pas infailliblement
son possesseur.
Parfois, à ce propos, je démontrais à Jeannette que
les gens qui peuvent se targuer d'avoir trouvé la for-
tune dans l'exploitation directe des mines d'or, sont
en nombre restreint : aussi restreint, toute proportion
gardée, que celui des heureux gagnants d'un gros lot
dans les loteries d'argent.
— Effectivement, opinait Jeannette, qu'il ne suffit
pas de chercher pour trouver, et, que pour un mineur
que favorise la veine, il en reste mille qui ne cessent
point d'être gueux... Ainsi, moi, qui cours les bois la
battée sous le bras, depuis plus de quarante ans, je
n'ai pas encore rencontré et je commence à croire que
je ne rencontrerai jamais la fameuse « crique » qui me
« paiera » le million.
— Vous parlez comme un sage qui veut s'éviter
des déceptions, Jeannette, mon ami, car il faut ad-
mettre en effet que, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent,
le trou de prospection est bien réellement une fosse,
— une fosse de cimetière, — où le prospecteur enfouit

238
AU PAYS DE L'OR
ainsi que l'on fait des cadavres, ses espoirs et ses
illusions...
— « Effectivement », réopinait Yoyo — qui décidé-
ment, affectionnait cette affirmation sentencieuse, —
« effectivement », et, si j'avais vingt ans de moins,
sachant ce que je sais, j'orienterais ma vie autrement...
— Ah! Et que savez-vous? Et que feriez-vou?
— Ce que je sais, c'est que nous tous, les mineurs,
les ouvriers de l'or qui suons, peinons, nous exténuons
sur les criques et dans les forêts, nous sommes les
macaques qui faisons manger les tortues. Vous savez
le proverbe : « Gand mêci, macaque qui fait toti
manger balata » (Grand merci, macaque qui secoues
les fruits du balata et me les donnes en pâture à moi,
la tortue).
— Je comprends, votre proverbe se traduit libre-
ment chez nous par un refrain de café-concert : « C'est
pas celui qui gagne le foin qui le mange »; mais quelle
est... la tortue... qui profite de votre travail et s'en-
graisse à votre dépens?
— Mais ce sont les mercantis, les marchands, les
magasiniers, tous les trafiquants qui, sous prétexte
de « vendre » leurs produits au maraudeur ou au bri-
coleur, lui drainent et soutirent son or jusqu'au der-
nier gramme.
Cette constatation plutôt acerbe du prospecteur
Jeannette, résume assez bien, malgré un peu d'exa-
gération, la situation actuelle en Guyane.
Les placers importants, les grandes découvertes
se sont à la longue épuisés. L'or n'est pas comme un
champ d'herbe qui se renouvelle, l'or s'épuise par la
récolte, l'or enlevé ne revient plus et les directeurs
de certains grands et anciens placers s'en sont aperçus,
si bien que ceux qui recueillent encore aujourd'hui

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
239
quelque bénéfice de ces établissements jadis prospères,
y arrivent non plus grâce à l'extraction du métal, mais
au moyen de fournitures en tous genres faites aux
ouvriers du placer.
Les ingénieurs sont devenus commerçants, four-
nisseurs de vivres, épiciers : leurs placers ont été mis
en bricole, trouvaille heureuse, productive et profi-
table. Ils ont dit aux ouvriers : « Vous pouvez désor-
mais venir travailler dans toute l'étendue de notre
domaine, et l'or que vous récolterez sera vôtre;
seulement, chaque mois, vous nous verserez une rede-
vance de quelques grammes, comme loyer du droit
au travail que nous vous accordons et, surtout, vous
vous fournirez de vivres et des objets de première
nécessité, exclusivement à nos magasins... »
Ingénieuse combinaison qui permet quelques années
de survie à des entreprises dont la seule exploitation
minière serait incapable de couvrir les frais...
— La Guyane est dans le marasme. Et si cette
année (1908) s'achève sans une grande découverte
d'or qui nous revivifie et nous garnisse les poches,
nous sommes des gens finis dans un pays perdu; car
la Guyane, malgré son or, manque d'argent, affirmait
en se lamentant Jeannette.
C'est en la colonie un article de foi que tous les sept
ans doit se faire une trouvaille des plus importantes.
En 1873, Vitalo découvre Saint-Elie, Adieu-Vat où la
ténacité humaine s'est, à travers les rocs, acharnée à
la poursuite d'un filon jusqu'àcent trente mètres de pro-
fondeur (1), et tout le groupe des placers du Sinnamary.
(1) J'ai pu descendre au fond de cet intéressant puits de mine
en compagnie d'un ami rencontré à la Guyane, M. Brierre de
Boismont, auquel je suis redevable de plusieurs photographies
insérées dans ce livrée


240
AU PAYS DE L'OR
En 1880, on trouve l'Elysée et autres exploitations
de la Mana.
En 1887, l'Awa, le plus rémunérateur de nos grands
établissements actuels, fait son apparition.
1894... C'est l'âge épique, c'est l'âge d'or, c'est la
fébrile épopée du Carsewène : meurtres, orgies, incen-
dies, ruisseaux de sang et monceaux d'or... Pas besoin
de sluices : le fusil d'une main, la battée de l'autre,
des audacieux s'enrichissent en quelques heures...
L'or circule, l'or ruisselle, on le méprise autant que
la vie humaine. Il passe d'une main à une autre, des
fortunes se bâtissent et s'effondrent en quelques
minutes, à coups de dés... Des vies se suppriment sans
compter, à coups de couteau... : des drames, du ban-
ditisme, de la jouissance et du crime! Puis, tel un
météore funeste et fatal, dans une flambée de feu, dans
un acte de rapine le Carsewène disparaît, le Contesté
n'est plus : De ses doigts crochus et jaloux, le Brésil
l'agrippe et le garde.
En 1901, les maraudeurs découvrent les gisements
de l'Inini qui profiteront surtout à un homme, un
créole do couleur connaissant la mine et mieux encore
les mineurs, qui sut les organiser à sa façon et en
user pour son meilleur profit.
Et maintenant enfin, en 1908, que nous réservent les
mois qui restent à courir avant la fin de l'année? C'est
l'aléa? Sera-ce une découverte nouvelle et la renais-
sance? Ou pour la Guyane, la définitive déchéance
si rien ne point à l'horizon...
— Ah! gémissaient Jeannette et ses hommes, de l'or,
de l'or... Il nous en faut à nous les Cayennais, non
pour le mettre de côté et n'y plus toucher, comme font
tous ces noirs anglais qui nous viennent de Sainte-
Lucie, de la Barbade, de la Dominique, de partout.,,

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
241
il nous en faut parce que nous savons le dépenser,
nous, notre or.
« Quand nous en possédons, nous, les mineurs guya-
nais, tout le monde par contre-coup en possède. »
— Ah! non, reprenait Jeannette, exprimant l'opi-
nion de tous, nous n'agissons pas à l'anglaise, nous.
Tant qu'il y a de la poudre dorée dans nos poches,
il y en a dans le creux de nos mains, et nos mains
sont toujours ouvertes...
« Tandis que ces sujets anglais, voyez-les au retour
des bois : ils traversent piteusement nos villes, ca-
chant leur récolte d'or comme s'ils étaient honteux,
comme s'ils avaient conscience de l'avoir volé aux
entrailles d'un sol qui n'est pas le leur... et sans avoir
le plus souvent franchi le seuil d'un seul magasin, sans
avoir choqué leurs verres dans nos cabarets, sans avoir
osé laisser même un simple « sou marqué » entre les
mains de nos filles... ils s'empressent de grimper sur
le premier voilier qui s'en va et ne se décident à
dénouer le cordon de leur bourse que lorsqu'ils com-
mencent à voir poindre la rive de leur territoire
anglais. » Et Jeannette concluait dédaigneusement :
— Des clients de cette sorte, il peut en venir des
milliers et des milliers... ce ne sont pas eux qui
donneront du mouvement aux affaires et de la pros-
périté au pays.
Et en cela Jeannette a raison.
Autant le nègre anglais ou hollandais — sans
omettre le Martiniquais et le Guadeloupien, — autant
l' « étranger » qui vient travailler aux mines, est éco-
nome et peu dépensier..., autant l'indigène guyanais,
qui est un ouvrier incomparable pour l'endurance et
l'énergie, est prodigue de son or et le sème à tous les
vents.
16

242
AU PAYS DE L'OR, DES FORÇATS ET PEAUX-ROUGES
Ces chercheurs d'or, fils du pays, quand la fortune
ne leur est point trop marâtre, se comportent quand
ils revoient Cayenne, en véritables matelots qui dé-
barqueraient dans un port. C'est à poignée pleine que
glorieusement ils dépensent leur précieuse « produc-
tion ». Il y en a pour tous et pour tout : pour les pa-
rents, pour les amis, les marchands, les cabaretiers
et les femmes. Puis, quand sa poche est vide — la
chose est vite faite — avec l'insouciance et la philo-
sophie du marin, dont la bordée à terre a pris fin, le
prospecteur regagne la route du bois... et stoïquement
réendosse pour des mois, son harnais de travail, de
privations et de misère...
Et, courbé sur sa nouvelle tranchée, à nouveau il
sue, peine et s'exténue, pendant que sur sa tête, l'oi-
seau des criques, le « voyons-voyons », comme l'ap-
pellent les mineurs à cause de son cri, l'encourage, le
stimule au travail et ressemble, avec son chant obsé-
dant, à un patron exigeant qui morigénerait son
équipe et crierait à longueur do jour des choses que
le « bricoleur » interprète ainsi :
« Voyons-voyons !... l'ouvrier, il ne s'agit point de
mollir.
« Voyons-voyons!... il ne faudrait pas s'endormir.
«Voyons-voyons!... piochons plus dur, piochons
plus ferme.
« Voyons-voyons!... travaille, exclave de l'or, tra-
vaille, travaille sans trêve, sans répit, sans merci, et...
souvent aussi : sans profit. »

CHAPITRE XXI
La descente de l'Itany. — Rencontre d'un compatriote. — La
hauteur des arbres. — La liane à eau. — Les nègres sont fata-
listes : Si Dieu veut, disent-ils. — Bizarres conceptions poli-
tiques des Cayennais.

Notre desconte s'effectuait plutôt lentement et diffi-
cilement. Nous étions en pleine saison sèche avancée
et, en certains endroits, le lit de l'Itany se montrait
presque à nu. Il nous fallait alors abandonner takaris
et pagaies, nous atteler nous-mêmes aux pirogues et
à grands efforts de bras, les contraindre, par nos vi-
gueurs combinées, à glisser sur des bancs de vase ou
des fonds de sable à peine recouverts de quelques
centimètres d'eau. Nous dûmes même, à plusieurs
reprises, alléger les embarcations d'une partie du
matériel et les faire rouler, pour cheminer, sur des
cylindres de bois que les hommes disposaient sous
la quille.
Mais ces inconvénients, résultant de la sécheresse,
n'empêchaient qu'à d'autres moments l'eau était
excessivement profonde et se précipitait, surtout aux
emplacements des sauts, avec une rapidité vertigi-
neuse, emportant, dans une sorte de course à l'abîme,
nos canots lancés comme des flèches. Dans de telles
passes, le moindre coup de pagaie malencontreux, en
imprimant une déviation même légère, eût inévita-
blement causé la perte et l'anéantissement de la barque

244
AU PAYS DE L'OR
qui se fût brisée en mille pièces sur les rocs partout
menaçants.
Aponchy, d'ailleurs, notre maître de navigation,
ne procédait qu'avec une extrême prudence, ne li-
vrait rien au hasard. Grâce à ses soins et à son habi-
leté, nous évitâmes toute catastrophe. Lorsque le
courant se montrait par trop violent, sur son com-
mandement, nous recourions à l'emploi de la « cor-
delle » : arc-boutés au pied de la berge ou sur les
aspérités d'un rocher, nous réagissions de toute la
puissance de nos muscles contre la vitesse de l'eau, et
ne laissions dévider le cordage confié à nos mains
et retenant l'arrière du canot, qu'autant qu'il fallait
pour qu'Aponchy, demeuré seul sur la pirogue, pût
la piloter sans danger à travers les écueils.
Dans ces manœuvres nautiques, chacun se mettait
à l'eau, sans aucunement se soucier de l'heure du der-
nier repas. Les Bonis s'élancent à la rivière, immé-
diatement au sortir de manger, sans plus de précaution
que s'ils se trouvaient à jeun. Ils n'ont aucune crainte
de ces congestions que nous redoutons si fort chez
nous, pour les estomacs en exercice de digestion. Nous
les imitions, non toutefois sans quelque appréhension
au début, puis nous nous étions faits à cette coutume
malgré sa réputation antihygiénique, vite rassurés,
d'ailleurs, il faut le dire, par la complète innocuité
de nos premiers essais. Jamais, chez les indigènes du
Maroni, je n'ai vu se produire ou entendu citer un
accident du fait de ces baignades intempestives.
... Nous longeâmes des séries de collines où s'éta-
geaient des milliers d'arbre de hauteur insoupçonnée
en Europe, et, sur ces champs aériens dont l'uniforme
verdure se perdait dans les lointains du ciel, çà et là,
grâce à la saison, des ébéniers à la hampe élancée,

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
245
étalaient, égayant à propos la monotonie du décor,
la vive et claire tache d'or des parasols garnis de fleurs
qui s'épanouissaient à leur faîte.
Dans ce pays singulier, où l'on se meut au milieu
de proportions dépassant les moyennes admises, on
finit par perdre, faute de points de comparaison,
l'optique vrai et la notion juste des mesures :
Il me fallut la rencontre d'un Français, d'un Pari-
sien qui se rendait aux mines d'or de l'Awa, pour que
je me fisse enfin une idée juste de la hauteur de tous
ces arbres, qui depuis des mois constituaient mon seul
horizon.
Cette entrevue ne manqua point d'une certaine
originalité.
Je descendais le Maroni, mission finie, en compa-
gnie de Dutertre malade. Nous nous dirigions sur
Saint-Laurent et nous venions de traverser sans acci-
dent le long et périlleux saut Poligoudou, quand,
venant en sens inverse, apparut une pirogue pilotée
par des Boschs, et luxueusement aménagée, compa-
rativement aux nôtres qui sortaient d'une dure cam-
pagne. Quand cette pirogue fut à notre hauteur, quel-
qu'un s'y dressa qui, après m'avoir observé quelque
instants, se décida à m'interpeller :
— Vous êtes blanc, n'est-ce pas? Je ne me trompe
pas?
— Je l'ai toujours cru jusqu'ici, repartis-je en
riant... Il est toutefois possible qu'étant devenu à
moitié sauvage, je sois devenu de même à mon insu,
à moitié noir ou rouge...
— Très bien. Vous êtes le docteur « un tel »?... et le
lieutenant de vaisseau Dutertre est avec vous?
— Oui.
— Arrêtez! cria l'homme à ses pagayeurs. Je vous

246
AU PAYS DE L'OR
savais dans le Maroni... Je suis enchanté de vous ren-
contrer, continua-t-il, et si vous le voulez bien, nous
passerons cette soirée ensemble...
Et là, à la marge de la forêt vierge, au bruit du
grondement formidable que profère le fleuve en se
meurtrissant sur les rocs dont se hérisse le Poligoudou,
M. Maurice Geoffroy (1), qui a parcouru le Maroni à
plusieurs reprises et a pu réconcilier dans un banquet,
dont la date demeurera célèbre dans les fastes du pays,
le grand Man des Boschs et le grand Man des Bonis...
nous raconta les faits les plus récents d'Europe;...
puis, nous parlâmes de Paris, des hommes en vue, des
connaissances et des amis communs.
Avant le dîner, qui fut arrosé de vins de France,
dont Dutertre et moi ne savions plus la saveur depuis
longtemps, nous nous fîmes conduire, pour y prendre
le bain du soir, sur une roche qui émergeait, lisse et
polie, au milieu du Maroni.
De ce point central et suffisamment éloigné, nous
embrassions aisément la végétation luxuriante qui
surcharge les deux rives, et entre deux plongeons,
nous devisions de choses ayant trait à la situation :
— Ceux de France ne se doutent guère, disait Geof-
froy, qu'aujourd'hui, en fin décembre, en plein hiver
et à neuf heures du soir—car s'il est cinq heures ici, il
est bien neuf heures à Paris — nous tirons la coupe
et nous octroyons la plus délicieuse baignade qui se
puisse. Quels merveilleux panoramas, mais aussi quel
pays impénétrable...
— A propos, m'interrogeait-il, avez-vous jamais
supputé quelle peut être exactement, ou à peu près,
(1) M. M. Geoffroy est l'auteur d'une carte de la Guyane que
l'on doit considérer comme la plus complète à ce jour.

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
247
la taille de tous ces arbres aux pieds desquels vous
vivez depuis des mois? Combien pensez-vous qu'ils
mesurent de haut? Croyez-vous qu'ils se puissent com-
parer aux maisons de Paris? Seraient-ils, d'après vous,
plus ou moins élevés que ces dernières?
— Je suppose, répondis-je, qu'ils doivent ou peu
s'en faut, atteindre au même niveau...
— Je m'attendais à votre réponse. Elle est clas-
sique et tous les Européens à qui j'ai pu adresser, dans
ces parages, pareille question m'ont, à peu de variante
près, répliqué comme vous... On dirait que la vue finit
par se fausser à force de contempler ces perpétuelles
et incessantes énormités de verdure. Eh bien, sachez
donc, sauvage qui n'appréciez même pas votre cadre,
me dit en riant Geoffroy, que ces arbres varient entre
une élévation moyenne de quarante à cinquante
mètres... Quelques-uns vont jusqu'à soixante mètres!...
Tandis que les immeubles de la capitale, et je n'en-
visage pas les moindres, atteignent rarement vingt-
huit mètres de hauteur... : des nains en comparaison!
Et sur cette nappe élevée de verdure, quelle admira-
ble intensité de vie, y avez-vous jamais songé, nous
découvrirons le jour où la navigation aérienne nous
permettra d'y surplaner? Car le sol des forêts, avec
ses espaces inférieurs où l'air et la lumière sont raré-
fiés et viciés, n'est habitable que comme pis aller et il
n'y a que les êtres mal doués, dépourvus d'ailes et
d'agilité qui s'en accommodent, obligés qu'ils sont
de par leur lourdeur, d'y rester confinés.
Mais la faune brillante, la faune heureuse et libre,
la faune des oiseaux, des singes, de tout ce qui peut
grimper et s'élever, c'est là-haut, à cinquante mètres,
dans ces régions supérieures qu'il faut aller les cher-
cher : c'est, juchés là, que se trouve le véritable lieu

248
AU PAYS DE L'OR
d'élection, les véritables domiciles de la majorité des
hôtes de la forêt...
... Nous nous arrêtions assez fréquemment et, lais-
sant le canot pour plusieurs heures, nous nous enfon-
cions sous bois. J'en profitai pour parfaire mon édu-
cation de chasseur et augmenter ma connaissance
de la forêt.
J'appris à distinguer le chant des différents oiseaux
et le cri particulier des animaux considérés comme
mangeables. Je m'exerçai à reconnaître au bord des
criques, où ils viennent se désaltérer, les empreintes
qu'y laissent les grosses pièces : maïpouris, cerfs,
capiaï, patira. Je sus relever la trace des griffes du
tigre et la foulée qu'imprime au bord humide des
berges, le poids des caïmans.
Je fus assez heureux, au cours de ces randonnées
dans la brousse, pour contempler un spectacle qui,
au dire des chasseurs, se fait de plus en plus rare en
Guyane : le passage d'une troupe décochons marrons.
Ce fut d'abord comme un bruit de grêle, un bruis-
sement un peu lointain produit par le claquement des
mâchoires d'une centaine do bêtes, dont les dents
s'entrechoquaient et s'entrefrottaient sans interrup-
tion. Puis, devant nous (j'étais avec Martin, le mû-
lâtre), toute une zone de terrain parut s'agiter comme
si les arbustes et les jeunes arbres y étaient secoués
par des mains invisibles. Ce frémissement était pro-
duit par la poussée delà bande,qui s'avance toujours
en rangs serrés, et qui ne se désagrège et ne se disperse,
qu'après avoir senti le plomb et laissé un certain
nombre de cadavres sur place.
Ces porcs sauvages, d'espèce assez semblable au
patira, vivent en collectivité et foisonnaient autrefois

PROCESSION DE CAYENNAISES FÊTANT L'ÉLECTION
DU CANDIDAT PRÉFÉRÉ
SUR LES QUAIS DE CAYENNE
FORÇATS TRAVAILLANT (?!)
AU DÉCHARGEMENT D'UN CHALAND


DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
249
en Guyane. Ils ont dû reculer devant la pénétration
de l'homme et émigrer très profondément dans l'in-
térieur, car aujourd'hui, ce n'est que très acciden-
tellement, que l'on rencontre quelques échantillons
des vastes troupeaux de jadis...
... Je me faisais expliquer le nom des choses et
j'admirais les désignations à la fois puériles, imagées
et savoureuses que savent trouver les créoles. Leur
langage renferme beaucoup d'expressions et de termes
vieillots, qui devaient avoir cours chez nous, vers
l'époque de la Révolution : L'oiseau « mon-père » est
ainsi nommé parce qu'il a le sommet du crâne dénudé,
tondu, comme celui d'un révérend père capucin.
Une petite mésange est gratifiée du nom héroïque
et bien garde-française d' « épaulette-ma-chimère »,
parce que la nature lui a « baillé », à l'attache de l'aile
aux épaules, une touffe de duvet jaune qui ressemble
à l'épaulette. Le classique Fanfan la Tulipe, naïf,
sentimental et cocardier, eut accepté avec empresse-
ment, pareille dénomination...
Les bois possèdent des ressources invisibles pour
le profane, dont seuls savent tirer parti les vieux initiés.
J'exprimais, un matin, que l'atmosphère était des
plus lourdes, le regret de ne point rencontrer une
crique où pouvoir se désaltérer.
Tangléra, qui frayait le chemin devant moi, n'avait
point soufflé mot, mais au bout de quelques pas, il
s'était arrêté et, saisissant de la main gauche une liane,
il en sectionnait de sa droite armée du sabre, un tron-
çon d'à peu près quarante centimètres.
— Tiens, patron, bois, dit-il en m'offrant cette tige
fraîchement coupée. Bois sans crainte l'eau qui s'écoule
par en bas. Elle est fraîche, limpide, meilleure que
celle des ruisseaux.

250
AU PAYS DE L'OR
— Comment nommes-tu ce végétal?
— C'est la « liane-chasseur », patron. On l'appelle
encore liane rouge à cause de sa teinte, liane-à-eau...
Cette liane providentielle est parcourue dans sa
longueur par des canaux juxtaposés et parallèles qui
sont gorgés d'un suc aqueux très désaltérant et de
saveur agréable. On en peut activer ou diminuer
l'écoulement, grâce à un tour de main bien connu des
Indiens qui coiffent de leur paume, faisant office de
couvercle, la section de la partie supérieure. Ils ap-
pliquent leurs lèvres à l'autre extrémité et selon qu'ils
soulèvent plus ou moins la main obturatrice, la pression
atmosphérique se fait plus ou moins sentir, détermi-
nant la sortie plus ou moins abondante et rapide du
liquide intérieur.
— Te serait-il possible de me procurer, chaque jour,
une bonne tranche de cette excellente liane chasseur.
— Oui, patron, « si Dieu veut ».
« Si Dieu veut », est une phrase qui revient cons-
tamment dans la conversation des noirs antillais et
guyanais. C'est l'expression presque obligatoire que
le nègre accole à sa réponse quand il répond à un
ordre :
« Tu vas aller à la chasse, dit-on à son domestique,
« tâche de rapporter un bon gibier? » — « Si Dieu
veut, » répond infailliblement le chasseur...
« Te crois-tu capable de parvenir avant la nuit à
tel endroit où je désire coucher? » demande-t-on à son
patron pagayeur. — « Si Dieu veut, » répond imper-
turbablement le batelier.
« Tiens, voici un hocco, dit-on à son cuisinier, et
tâche d'en faire un bon plat?... » — « Si Dieu veut. »
— « Si Dieu veut, » la réponse encore est la même,
toujours invariable...

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
251
... Tangléra qui appelle ses compagnons « collègues »
et non « compères », comme c'est l'habitude, on l'a
remarqué peut-être, me qualifie, moi, de « patron ».
Il évite, contrairement à ses autres camarades, de se
servir du mot « chef ». Et cela parce que Tangléra a
des opinions politiques, parce qu'il est quelque chose
comme un démocrate, parce que lui, Tangléra, de
Cayenne, est un Zambo, un « œilliste », c'est-à-dire
un partisan de Y Œil, feuille hebdomadaire locale à
tendance révolutionnaire et internationaliste. Du mot
« patron », la dignité de Tangléra, citoyen-électeur de
la troisième république, s'accommode sans trop de
révolte : c'est moins hiérarchique, moins rétrograde
et plus mitigé que « chef ».
Comme tout parti politique se respectant, les
« œillistes » ont des adversaires : ce sont les « bon-
«droitistes, qui eux aussi ont leur organe, leur journal
le Bon-Droit.
Œil et Bon-Droit s'affublent d'épithètes et ru-
briques politiques dont la longueur et la résonnance
compensent en partie la foncière inanité. Les uns, les
œillistes, s'intituleront des socialo-démocratico-inter-
nationalistes?... les autres, les bon-droitistes, plus
modérés, plus bourgeois et plus modestes, se conten-
teront d'être des radico-socialo-républicains.
En somme, ni les uns, ni les autres ne sont rien
de ce qu'ils disent. Leur programme véritable est
beaucoup plus simplifié, bien moins compliqué, bien
moins désastreux pour leurs méninges : c'est, réduit
à son extrême simplicité, l'exclusive recherche de
l'assiette au beurre.
Sur ce programme commun aux deux camps, se
greffe cependant une variante, légère, il est vrai, mais
non dénuée d'intérêt. C'est que le parti qui détient

252
AU PAYS DE L'OR
l'assiette au beurre, c'est-à-dire les rênes du gouver-
nement communal, s'en constitue le « défenseur »,
alors que l'autre, celui qui momentanément s'en
trouve éloigné, s'hypnotise du désir d'y mettre à
son tour... la patte, et s'érige en assaillant, en agres-
seur irréductible et... perpétuel.
Perpétuel? entendons-nous... jusqu'au jour seule-
ment où de nouveaux bulletins de vote s'entassant
sur les plateaux de la balance consultative populaire,
viendront changer les situations précédentes, inter-
vertir les rôles et faire de l'assaillant, de l'affamé
d'hier, le conservateur, le « digérant » de demain...
Et ce jour-là, c'est l'exode en masse des vaincus.
Ce ne sont pas uniquement, pour employer l'expres-
sion chère à Tangléra, les « patrons » du parti battu
qui cèdent la place, mais tout, tout depuis le plus
important d'entre les « plumitifs » jusqu'au plus infime
des ratisseurs de parquets, tout disparaît, chassé par
les vainqueurs qui s'implantent à leur tour, eux et
les leurs, dans tous les emplois et fonctions rétribués
par la ville.
On a beau être électeur et Français, on en est pas
moins en Guyane quelque peu Américain et... les
Américains sont... pratiques.
Cette comédie — jouée par ces pauvres grands
enfants nouveau-nés à la vie publique, et qui ap-
portent dans leurs exercices do voltige politique,
une ardeur, un entrain d'écoliers se disputant aux
jeux de barres la possession du meilleur coin, — est
habituellement ridicule et grotesque, plate et attris-
tante.
Pourtant, parfois, cela se complique de tragique,
cela prend une allure de drame.
Le sang de cette race, fouetté par l'âpre jouissance

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
253
d'une liberté toute récente, récèle une jeunesse, un
enthousiasme, une fougue d'impulsion, qui maintes
fois s'extériorise en un beau geste, et leur permet de
clore la bouffonnerie ou l'ineptie de certaines polé-
miques, par un paraphe qui vaut qu'on le consi-
dère : car il se trace avec une épée pour plume, et pour
encre, avec du sang!
Les Cayennais n'ont pas peur d'une entaille dans
la peau; ils sont convaincus qu'une saignée, faite à
propos, rafraîchit les idées et fait plus pour convaincre
que l'argument le plus spécieux.
Quand il s'agit de luttes politiques, quand il s'agit
d'assurer le succès d'un vote ou le triomphe d'un
candidat, les noirs ne seront pas avares de leur sang :
ils sacrifieront tout pour une élection, leur vie même
le cas échéant.
Ce sacrifice suprême leur semble d'ailleurs peut-être
moins pénible qu'en nos vieilles contrées d'Europe,
car, eux, ont au moins en trépassant la consolation de
se dire que leurs correligionnaires politiques sauront
bien, au grand jour de la consultation populaire, les...
ressusciter... suffisamment de temps pour que leur
bulletin de vote fasse encore figure dans l'urne. Le
fait est fréquent et incontestable, que bien des gens,
à la Guyane et aux Antilles, continuent à voter...
même après leur mort?...

CHAPITRE XXII
Le lait des balatas. — La saignée des arbres qui fournissent ce
caoutchouc. — Comment on procède à la récolte de la gomme
balata.

Nous rencontrâmes dans la région de l'Itany, des
balatas, mais isolés comme ils le sont d'ailleurs par-
tout en Guyane, et non groupés en famille, comme à
tort, on l'a prétendu longtemps.
J'entaillai le premier échantillon que je vis, et au
bas de la plaie linéaire faite, par incision avec le tran-
chant du sabre, dans la partie superficielle de l'écorce,
j'adaptai une calebasse pour y recueillir le suc laiteux
et épais qui s'écoulait goutte à goutte de la blessure.
Puis, quand je jugeai suffisante la dose recueillie,
je portai le récipient à ma bouche.
Jeannette se précipita sur mon bras qu'il retint :
— Que faites-vous? s'exclama-t-il.
— Vous le voyez bien, je bois.
— Vous voulez donc vous empoisonner?
— Non, je veux simplement me rendre compte
par moi-même et expérimentalement de ce que j'ai
lu dernièrement dans un roman. L'auteur prétendait
que la gomme liquide du balata est, au sortir de
l'arbre, exquise et semblable au vrai lait que nous
buvons en France.
— Mais c'est fou d'imprimer des choses pareilles,
cria Jeannette. Mais le lait du balata accole et soude

AU PAYS DE L'OR, DES FORÇATS ET PEAUX-ROUGES
255
les entrailles; mais il bouche l'estomac, il entraîne
la mort.
— Cependant, Jeannette, j'ai entendu dire que
des ouvriers balatiers en absorbaient pour se désal-
térer?
— Eh oui, par forfanterie, pour satisfaire la curiosité
de ceux qui le leur demande et les étonner... Mais
en ce cas, ils commencent par noyer sous une grande
proportion d'eau, le suc primitif. Ils obtiennent de
la sorte une émulsion très étendue, où les particules
gommeuses sont très divisées, très disséminées, et
par suite, dans l'impossibilité de s'agglutiner... Encore,
ceux qui de ce singulier régime se sont trouvés plutôt
mal que bien, ne sont pas toujours venus s'en vanter.
Je puis vous parler de tout ça savamment puisque,
concluait Jeannette, j'ai travaillé le balata pendant
plusieurs années dans les communes de Mont-Sinéry
et d'Iracoubo.
... Si le lait du balata n'est point prêt de détrôner
le lait de vache, il n'en reste pas moins acquis que le
« Mimusops Balata » de la famille des sapotacées, est
vivement apprécié par l'industrie européenne et que
sa gomme, non moins prisée que la gutta-percha de
Malaisie, trouve son utilisation dans la fabrication
de nombreux instruments de chirurgie, de physique,
de galvanoplastie, et, surtout et avant tout, dans la
confection des cables télégraphiques sous-marins et
des enveloppes pour « pneumatiques » d'automobiles.
L'exploitation des balatas, qui se fait déjà sur une
certaine échelle en Guyane, sera, pour cette colonie,
dans un avenir prochain, une source de revenus plus
sûrs et plus durables que la mine aurifère. L'or arraché
aux entrailles du sol n'y revient plus, la récolte épuise
le placer; le végétal, lui, le balata a l'avantage incom-

256
AU PAYS DE L'OR
parable d'être un laboratoire vivant qui effectue et
paie son tribut annuel, sans pour cela s'épuiser, sans
pour cela cesser d'exister, ni cesser de se reproduire...
L'Etat accorde, pour les exploitations de balatas,
des concessions individuelles de vingt-cinq mille hec-
tares.
Les concessions actuelles se trouvent pour la plu-
part réparties dans la région d'Iracoubo comme
point central, mais avec des ailes empiétant sur
les communes avoisinantes de Mana et de Sinnamary.
Avant de procéder à la mise en chantier, il faut
d'abord explorer, prospecter son terrain.
Pour cela on trace, à la boussole, une ligne, un
chemin suivant une direction déterminée.
Sur cette ligne droite, en certains points dont la
distance est fixée d'avance, on s'arrête, on établit
une sorte de carrefour; et de là, comme les rais d'une
roue qui partent du moyeu, on improvise de très
petits et rapides sentiers qui s'irradient dans tous
les sens à l'alentour. De cette façon, avec des hommes
avisés et attentifs, on a chance de rencontrer et de
noter tous les balatas disséminés dans la zone par-
courue.
Six à dix arbres à l'hectare sont d'un suffisant rap-
port et constitue une bonne entreprise.
Après la prospection, vient le tour de la mise en
chantier, de l'exploitation proprement dite.
L'ouvrier balatier doit être audacieux. Selon l'ex-
pression consacrée par eux, et que j'entendis de leur
bouche en parcourant les forêts d'Iracoubo, dans
leur métier il faut avant tout « n'avoir point peur
do sa mort ».
Pour saigner les arbres, et l'incision monte jusqu'à
quinze mètres de haut, ils emploient, en effet, des

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
257
échelles d'une légèreté, d'une flexibilité, d'une ténuité
telles que tout autre homme qu'un balatier, même
un acrobate, n'oserait s'y aventurer, ne voudrait
y monter.
Un bon ouvrier peut entailler dix à douze arbres
dans sa journée.
L'entaille commence par le pied et se continue
par une série de blessures, faites à coups de sabre
dans l'écorce, et s'arrêtant à l'aubier : ces blessures —
n'entamant point la dernière» robe» (1) comme on dit
dans la partie, — qui se coupent de droite à gauche
et de gauche à droite les unes les autres, forment
ainsi une ligne brisée qui s'élève en hauteur jusqu'à
dix ou quinze mètres.
Au bas de l'arbre, la « rigole » par où suinte et
s'écoule le lait, aboutit à une encoche dans laquelle
se fixe un coui ou une callebasse : là se collecte la
gomme exsudée.
Le contenu de ces récipients est chaque jour
recueilli dans un seau, et les seaux sont apportés
au chantier, et là, versés dans les « tams », petites
cuves carrées, peu profondes où le produit subit
momentanément un commencement d'évaporation et
de concentration. Enfin, en dernier lieu, les solutions
gommeuses sont transvasées des tams dans la « dabrée ».
Cette dabrée est une auge de grande dimension :
deux mètres cinquante sur un mètre quatre-vingts.
Elle est fabriquée sur place avec des morceaux de
pinots et cette carcasse de bois est enduite, cimentée
de glaise à l'intérieur. Quand cette glaise est des-
séchée, on y verse une couche légère de lait de balata
(1) Le liber, c'est-à-dire la couche la plus interne, la plus pro-
fonde de l'écorce.
17

258
AU PAYS DE L'OR
qui très vite s'évapore, comble les interstices et
dépose sur toute la surface une couche de vernis résis-
tante et polie.
Au-dessus de la dabrée, on dispose un toit mobile
qu'on soulèvera quand il y a du soleil, pour hâter
la dessication du lait, mais qu'on abaissera pour
abriter la cuve contre l'humidité ou la pluie.
Chaque jour,l'évaporation aidant, la partie supérieure
de la solution se coagule, se dessèche, se solidifie
comme la crème sur le lait, et forme une plaque épaisse
de deux à trois centimètres que l'on attire hors de
l'auge, et que l'on appuie, que l'on étend par son mi-
lieu, sur une perche horizontale où elle achève de
s'égoutter et de sécher.
Et le lendemain, dans la dabrée, une nouvelle
couche à la partie supérieure se sera à son tour soli-
difiée, que l'on traitera de même que sa devancière.
Ce sont ces plaques qui constituent définitivement
la gomme balata livrée au commerce, qui se paie à
raison de cinq francs environ le kilogramme.
Un arbre traité méthodiquement, intelligemment,
non pressuré en un mot, peut donner chaque année
un rendement de deux kilos en moyenne. On pour-
rait, cela s'est fait et se fait malheureusement encore
trop souvent, en soumettant le balata à un régime
intense et préjudiciable, en tirer annuellement jus-
qu'à cinq kilos de gomme, mais ce sera au détriment
de l'avenir, car l'arbre est désormais touché dans
sa sève et sa longévité, par la multiplicité et la pro-
fondeur de ses blessures.
Les ouvriers balatiers sont rares et d'un recru-
tement malaisé parmi les Guyanais. Les noirs anglais
et hollandais, de Demerara ou de Surinam, sont
plus aptes à cette besogne spéciale.

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
259
Les engagements s'opèrent dans les conditions
suivantes : on donne à l'homme qui consent à tra-
vailler pour vous cinq cents ou six cents francs.
C'est une avance qui doit lui servir à se fournir de
vivres pour toute sa campagne.
Un ouvrier non paresseux et sachant son affaire,
doit fournir un minimum de cinq cents kilos par
an. Quelques-uns, des habiles, des chanceux, qui
sont tombés sur des lots de balatas bien groupés,
peuvent aller jusqu'à sept cents, huit cents, par-
faire même les mille kilos.
Le balatier doit toute sa récolte au patron qui
lui a fourni les outils et l'avance pour vivres. Le
règlement s'effectue entre eux de la façon la plus
simple du monde. Son balata est acheté à l'ouvrier,
à raison de deux francs le kilogramme, c'est une
clause du contrat. Bien entendu, avant de payer son
employé, l'entrepreneur commence par rentrer dans
son avance de vivres... Il ne verse que le sur-
plus...
Le travail du balata exige de l'expérience et un
certain doigté.
Il faut d'abord bien savoir différencier le balata
vrai d'avec une foule d'essences, qui donnent égale-
ment du lait, comme le coumier, la zagasse, le bois-
lettre, etc... Le lait véritable seul donne une gomme
qui, très rapidement, se dessèche, lorsqu'on la malaxe
entre les doigts, sans cesser d'être tenace : elle ne
doit être ni trop élastique, ni cassante...
Ajoutons, pour en finir avec les balatas, que des
mesures de protection ont été prises dans notre
colonie pour sauvegarder ces arbres précieux contre
les déprédations des maraudeurs qui, tout récemment
encore, poussaient le vandalisme jusqu'à abattre

260
AU PAYS DE L'OR, DES FORÇATS ET PEAUX-ROUGES
l'arbre pour lui ravir, lui voler plus aisément d'un
seul coup, toute sa gomme.
Souhaitons, dans l'intérêt des colons français, que
la loi contre ces massacreurs presque toujours étran-
gers, soit appliquée dans toute sa rigueur, car plus
et mieux que le reste, plus et mieux que l'or surtout,
dont les apparitions sont capricieuses et imprécises
comme des éclairs d'orage, le balata c'est, dans
notre
siècle
de découvertes intensives, l'avenir
assuré de la Guyane.

CHAPITRE XXIII
L'oiseau siffleur. — Egaré en forêt vierge. — L'oiseau-mouche. —
La chasse aux « aigrettes ».
Un jour, un après-midi que j'étais allé seul, sous
prétexte de chasser, promener mes rêveries dans la
brousse, je m'égarai. Si je relate cet incident, ce n'est
pas qu'il offre un bien grand intérêt, mais il m'est une
occasion pour donner aux blancs qui excursionnent
dans les grands bois, le conseil de ne jamais s'y aven-
turer sans un compagnon. Et que ce compagnon,
ce cicerone, soit noir ou rouge — peu importe, —
pourvu que ce soit un homme du pays. Avec lui vous
aurez chance, d'abord de ne point sortir de la bonne
piste, et, en admettant que vous dériviez quelque
peu de la stricte direction, l'indigène saura, grâce
à ce flair, à cet instinct de la brousse qui le caracté-
rise, retrouver la voie, sans trop longtemps tâtonner.
Je suivais donc pas à pas un sentier où prudem-
ment, tous les dix mètres à peu près, je marquais les
arbres d'une encoche qui devait me servir de repère
pour le retour, et j'avançais, grâce à cette manœuvre,
en toute sécurité et tranquillité, quand, à très peu
de distance, par delà un épais fourré, j'entendis
quelqu'un qui sifflait.
J'écoutai, m'attendant à voir apparaître le siffleur
ou tout au moins à percevoir le bruit de son pas-
sage... Le sifflement, — une ritournelle dont l'air ne

262
AU PAYS DE L'OR
me semblait point chose inconnue, — reprit de nou-
veau; mais l'homme (?) ne se montrait toujours pas :
— Martin? Tangléra? Aponchy? Ohé! qui de vous
est là, m'écriai-je.
Rien. Nulle réponse à mon apostrophe.
Un Indien... ce doit être un Indien : telle fut la
pensée qui me vint, et, intrigué et désireux de con-
naître le mystérieux siffleur je m'élançai, exclusi-
vement absorbé par ma curiosité, dans la direction
où je le supposais.
Je ne rencontrai personne... mais j'avais perdu
ma route.
J'eus beau faire, j'eus beau tourner et virer sur
moi-même dans tous les sens et de tous les bords, il
me fut impossible de retrouver le tracé par où j'étais
venu. Je me sentais de plus, absolument incapable
même d'oser supposer que ce pouvait être plutôt
de tel côté que de tel autre, que se trouvait la rivière
où j'avais laissé les pirogues.
Pareille aventure est des plus fréquentes dans les
forêts de la Guyane. Il suffît d'un moment d'inatten-
tion pour perdre le nord, et, comme de tous côtés,
autour de vous, c'est la muraille immense des arbres
séculaires qui se dresse, vous enclôt et vous enserre,
comme au-dessus de votre tête, les feuilles et les
branches forment une voûte épaisse et profonde que
ne perce qu'une vague lueur de ciel à travers de
rares déchirures, l'horizon se trouve ainsi supprimé
de toutes parts; et, non seulement vous vous recon-
naissez égaré et perdu, mais encore et de plus, vous
subissez l'angoissante sensation d'être emprisonné,
écrasé, étouffé!...
Dans de semblables conditions (de nombreux cas,
avec trépas à l'appui, pourraient être cités comme

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
263
preuves), il arrive qu'un homme s'égare aussi défini-
tivement et dangereusement quant aux suites,... à
un quart d'heure d'un campement ou d'une habi-
tation, que s'il s'en trouvait éloigné de plusieurs
lieues. Il aura, au moment où il s'apercevra qu'il
ne sait plus sa route, une crise d'affolement et il
prendra, neuf fois sur dix, une mauvaise direction,
s'y jettera à corps perdu, et talonné par la peur et
l'anxiété, il ira, il ira, toujours marchant... toujours
s'éloignant... pour, sauf des exceptions très rares,...
ne jamais plus reparaître.
Pour mon compte, après avoir vainement cherché
de toutes les façons à reconstituer mon itinéraire,
je pris, de guerre lasse, le parti de m'asseoir et d'at-
tendre.
Il n'était pas loin de six heures, c'est-à-dire de la fin
du jour, quand enfin j'entendis des coups de fusil.
C'était évidemment un signal, un appel.
C'était mes hommes en effet qui, voyant la nuit
proche, commençaient à s'inquiéter de mon absence,
et se décidaient à m'indiquer l'emplacement de notre
campement en brûlant des cartouches.
Je fis moi-même parler la poudre pour leur indiquer
ma direction, tout en cheminant dans leur sens.
Guidés par nos salves réciproques, je les rencontrai
après trente minutes de marche environ, qui ve-
naient en groupe à mon avance...
Je leur racontai la cause de mon infortune, l'inci-
dent bizarre qui m'avait fait perdre ma route, et
leur demandai quel pouvait bien être, d'après eux,
cet insaisissable siffleur.
— Mais c'est l'arada... et si, au lieu de crier et
de l'interpeller, vous lui aviez donné la réplique en

264
AU PAYS DE L'OR
sifflant vous-même, c'est lui, de son plein gré, qui
serait venu à vous, car il n'est nullement farouche.
— Mais encore qui ça, l'arada?
— Mais un oiseau, un tout petit oiseau à peine
gros comme le poing avec ses plumes, ce qui ne
l'empêche point de siffler tout comme un homme.
Ah! il y en a bien d'autres que vous, et des malins,
et moi-même, monologua Martin, qui s'y sont trompés
et s'y trompent encore. Ce n'est qu'après coup qu'on
se dit : « Tiens, c'est pas un homme qui se distrait
en sifflant, c'est simplement un oiseau arada... »
... Le lendemain, au réveil, tout de mon long
étendu, je me remémorais les événements de la veille
quand, au-dessus de mon hamac, j'entendis un bruis-
sement très doux, musical et léger, ressemblant
quelque peu au ronflement, mais très atténué et
harmonieux, d'un ventilateur dont les hélices tour-
neraient à toute vitesse, ou d'une toupie actionnée
par un habile bras d'écolier.
Je regardai :
Ce son était produit par l'excessive rapidité du
jeu qu'imprimait à ses ailes une toute petite mi-
niature d'oiseau qui voletait autour d'une grappe
de fleurs. C'était un merveilleux et minuscule oiseau-
mouche. Par moment il s'arrêtait et, tout frissonnant
dans le vide, s'immobilisait une seconde pour humer
la rosée parfumée qui scintille au matin, sur la gorge
fraîche des corolles.
J'admirais de tous mes yeux ce ravissant joyau
animé, qui évoluait et se baignait dans un rayon de
soleil levant, y déterminant des chatoiements de
satin et des étincellements de pierres précieuses, et,
désireux de prolonger cette gracieuse vision, j'évitais
tout mouvement et retenais jusqu'à mon souffle

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
265
pour ne point effrayer ni faire fuir le resplendissant
oiselet...
Mais, sans respect pour la contemplation où je
m'absorbais, Aponchy s'était approché et me tendait
la coutumière tasse de café noir du matin. Il me priait
de me lever au plus vite, afin qu'il pût paqueter mon
hamac et apprêter les pirogues pour le départ.
— Je voudrais, m'expliqua-t-il, parvenir ce soir
jusqu'aux grands sauts de l'embouchûre, et il nous
faudrait ne point perdre de temps...
Nos embarcations, vigoureusement propulsées par
les bras des pagayeurs, étaient déjà loin du point
de départ, quand, sur un banc de vase émergeant en
pleine rivière, à cent mètres environ de nous, j'aperçus
une douzaine d'oiseaux de blancheur éblouissante
qui becquetaient le sol.
Je saisis mon fusil qui, dans la pirogue, se trouve
toujours à portée de ma main :
— Mettez-y des cartouches numéro six, me dit
Jeannette qui pagayait à l'avant, et passez-moi
l'arme. Ce gibier-là et moi sommes de vieilles con-
naissances.
Une double détonation retentit : trois des volatils,
pelotonnés comme des boules de neige et immobilisés
par la mort, restèrent sur place.
— Beau coup de fusil! Bravo! criai-je à Jean-
nette qui déjà s'était mis à l'eau pour aller ramasser
le butin.
— Ce sont des aigrettes panachées, dit-il en reve-
nant au bateau. Voyez, docteur, comme c'est joli,
comme c'est gracieux, comme c'est immaculé, comme
c'est léger. Ce duvet-là, ces panaches-là, ça se vend
des prix exhorbitants, jusqu'à trois mille francs le

266
AU PAYS DE L'OR
kilogramme, au Brésil. Ça sert à confectionner des
plumets de colonels et des coiffures de Parisiennes.
Je parie qu'aucune des jolies Européennes qui portent
ces plumes amarrées gentiment dans leurs chapeaux,
ne se doutent guère que la chasse aux inoffensives et
pauvres bestioles que voici dans nos mains, constitue
un des métiers les plus meurtriers.
C'est su et connu : chaque année, la chasse aux
aigrettes fait plus de victimes que toutes les mâchoires
associées de tous nos animaux féroces !
— Calmez-vous, Jeannette, lui dis-je, et gardez-vous
des coups de soleil qui font déménager la raison.
Vous exagérez vraiment d'une façon inquiétante.
— Pas du tout. Je sais ce que je dis, je n'exagère
po nt. Je l'ai été, chasseur d'aigrettes..., deux ans...
Oui, deux longues années. J'étais jeune, j'avais vingt-
quatre ans. J'étais dans ce temps-là un gars solide,
pas peureux, pouvant regarder n'importe qui dans le
blanc des yeux. J'avais un tempérament à faire cre-
ver de fatigue un cheval qu'on aurait attelé à la
même besogne que moi. Eh bien, au bout de ces
vingt-quatre mois, j'étais fourbu, vidé, à bout, et
j'ai bien failli laisser ma peau dans les vasières de
Surinam. Pour être chasseur d'aigrettes, mais il faut,
monsieur, avoir tué père et mère, ne croire ni à Dieu
ni à diable, être un échappé de bagne ou d'enfer!...
— Donnez-moi au moins des explications, inter-
vinsse; ce sera préférable à vos exclamations qui
ne nous apprennent rien.
Il continua :
— L'aigrette se chasse au milieu des vases et des
boues accumulées par les courants sur certains points
de la côte. Les trois points principaux que je sais les
meilleurs pour opérer, sont l'Oyapock, où le gibier

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
267
pourchassé inintelligemment, détruit jusqu'en ses
nids et ses œufs par les Indiens Palikours, a beaucoup
diminué; la région de Counani au Brésil; et la rivière
de Surinam.
« Une équipe de chasse se compose de quatre ou
cinq hommes. Leur domicile est un canot, où tout
le monde se retrouve le soir après la besogne du jour,
après le coucher des aigrettes. Et c'est là que l'on dort,
sur des lits qui manquent de moelleux : on les impro-
vise en effet pour chaque nuit, avec des planches
disposées en travers du bateau.
« Un des hommes reste spécialement attaché au
bord. Il fait la cuisine et sur une coque, une barquette
très légère, il a charge d'aller ravitailler, s'il le faut,
ses compagnons pendant leurs heures de travail et
de venir le soir les relever de leur poste d'affût. En
dehors de ces allées et venues, il emploie le reste de
son temps à écorcher rapidement et grossièrement
les oiseaux occis la veille, et il fait sécher ces dé-
pouilles intérieurement saupoudrées de cendres, en
les exposant simplement aux rayons ardents du soleil.
« Le chasseur d'aigrettes ne peut opérer qu'au
milieu de la boue, et à demi-agenouillé sur une planche
de trente-trois centimètres de largeur environ et de
deux mètres à deux mètres et demi de long, qui lui
sert à se véhiculer. Sur ce support très réduit, se
trouvent deux taquets : l'un, à l'avant, servant de
point d'appui à la main et l'autre, à l'arrière, consti-
tuant une calle pour la pointe du pied. Un homme
du métier manœuvre ce rudiment d'embarcation le
plus facilement du monde : simplement en battant
d'une de ses jambes l'élément vaseux où il se meut,
il fait avancer ou reculer l'esquif avec aisance et
rapidité.

268
AU PAYS DE L'OR
C'est en évoluant ainsi, qu'il se met à la recherche
du « champ d'aigrettes » où il doit accomplir son
exploit de chaque jour.
« Cette découverte ne comporte guère de difficulté
car, de très loin, le chasseur se trouve averti de l'em-
placement qu'au milieu des palétuviers les aigrettes
ont choisi pour apposer leurs nids, par un vacarme
effroyable, un piaillement infernal. Il faut dire, à
la décharge des aigrettes blanches, qu'elles ne sont
point responsables seules, d'un tel tapage. Tous les
hérons et échassiers de la création se sont en effet
donnés rendez-vous dans ces champs de ponte com-
mune : aigrettes endeuillées de noir, spatules au long
bec s'élargissant à son extrémité, flammants roses dont
le plumage magnifique rivalise d'éclat avec la pourpre
atténuée des spatules, honorés divins qui montrent
des ailes d'acier mordoré, savacous grisâtres et lustrés
avec des reflets de soieries, et... encore d'autres,
beaucoup d'autres, viennent en troupes étaler leurs
splendeurs dans ces champs de palétuviers, dans ces
cloaques qui, de loin, donnent, en dépit de la vase,
l'illusion d'un parterre de fleurs de toutes nuances
où malgré tout domine la blancheur des aigrettes.
« Les deux moments les plus favorables pour sur-
prendre ces oiseaux et en faire une hécatombe, c'est
le matin à l'aube et le soir au crépuscule. A l'aube,
avant qu'ils se lèvent et ne quittent leur gîte boueux
pour aller en mer chercher leur pâture quotidienne,
et le soir, au crépuscule, quand ils ont déjà regagné
leur rendez-vous terrestre et repris possession de leur
« couchoir » habituel.
« Dans la journée, pour ne pas demeurer inactif,
le chasseur fixe à portée de fusil, des « masques »,
des trompe-l'œil. Ce sont des branches de palétuviers

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
269
implantées dans le limon du rivage et auxquelles sont
suspendues des aigrettes empaillées qui, malfaitrices
posthumes, servent à attirer à la mort, leurs congé-
nères vivantes. Bien entendu, ce sont les mâles dont la
parure est la plus riche qu'il faut de préférence viser.
« Un bon chasseur peut, à la suite d'une expé-
dition fructueuse de deux à trois mois, (labonne saison
va de la fin de mai au commencement d'août),
revenir avec plusieurs milliers de francs de gain.
« Mais, encore! au prix de quels sacrifices, de
quelles vicissitudes, de quelles épreuves!...
« C'est le soleil, dont ne peut se défendre le patient
cloué sur sa planche ou à son poste d'affût, qui des-
sèche l'épiderme, fendille la peau, brûle le crâne,
incendie le cerveau, frappe et tue par l'insolation!
C'est la pluie qui survient, dense et lourde : la froi-
dure après la chaleur! le refroidissement après la
brûlure! puis, le frisson fatal qui prélude aux pneumo-
nies mortelles!
Ce sont aussi les miasmes et les pestilences qui in-
cessamment fermentent, s'élaborent dans ces fanges
surchauffées et engendrent des fièvres pernicieuses
dont les accès foudroient avec une inflexibilité de
flèches empoisonnées.
Et plus que tout, ce sont enfin, toujours, en tout
lieu, en tout temps, partout, sans cesse, sans trêve,
sans repos, sans répit ni merci, des milliers et des mil-
liers de moustiques et de maringouins. Ils forment une
nuée épaisse, infernale, agressive, envahissante, qui
s'agite, vole, bourdonne, se pose, pique, blesse, suce,
énerve, torture, supplicie, affole la malheureuse vic-
time. A grand'peine en équilibre sur les instables
soutiens que lui procurent soit sa planche, soit les
branches des grêles palétuviers auxquelles il s'accroche >

270
AU PAYS DE L'OR
l'homme, le patient sent son corps fouillé, son sang
aspiré, sa chair martyrisée sans oser esquisser le moin-
dre geste, le moindre mouvement de défense. Ses in-
nombrables, incalculables et impitoyables bourreaux
peuvent s'acharner sur lui, le transpercer sans miséri-
corde, il ne bougera pas, il ne remuera pas, car, rompre
l'immobilité, essayer un mouvement trop prompt, ce
serait peut-être un malencontreux plongeon dans les
vases, ce serait les cartouches endommagées, ce serait
le fusil encrassé, hors de service, ce serait la journée
compromise, le salaire quotidien perdu...
« Je vous le jure, docteur, affirmait Jeannette, être
chasseur d'aigrettes, c'est faire un métier terrible,
atroce, inimaginable. Il faut avoir l'âme chevillée au
corps pour n'en pas trépasser, et le cerveau rudement
bien conditionné sous son crâne, pour n'en point
devenir fou.
« J'ai connu trois pensionnaires de l'hôpital de
Cayenne qui étaient tombés en démence, en se livrant
à cette chasse.
« L'un d'eux, — il s'appelait Buchor, c'était pour-
tant un courageux petit mulâtre, — surpris par une
marée plus forte que d'habitude, fut obligé, pour
échapper à la mer montante, de se hisser dans les bran-
ches maigres et frêles d'un palétuvier peu solide. Il
dut y passer la nuit : sans doute que, du canot, on
avait perdu sa trace. Il n'osait essayer le moindre
changement de position, de crainte de rompre son
débile appui et non seulement il fut harcelé et dévoré
par les moustiques dont la rage redouble avec les
ténèbres, mais de plus, jusqu'au jour, il fut guetté
par un jaguar affamé : le félin, à quelques vingt pas,
rôdait par les palétuviers, sautant de souche en sou-
che, grondant et attendant sans doute que la mer

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
271
commençât à baisser, pour venir, après la gent des
maringouins, prendre à son tour sa part du naufragé.
« ... Moi, je m'en suis tiré... pas trop mal, grâce
peut-être aux pleines bonbonnes de schiste dont j'ai
fait dépense pour m'enduire le corps de pétrole, plu-
sieurs fois par jour, et des pieds à la tête : c'est le seul
ingrédient, le schiste, qui, à ma connaissance, éloigne
quelque peu les moustiques...
« C'est vieux d'ailleurs, tout çà, pas grandement
intéressant pour vous et je ferais beaucoup mieux de
n'y plus jamais penser », conclut philosophiquement
Yo-Yo, qui ralluma sa pipe, reprit sa pagaie et, jus-
qu'à l'arrêt du soir, s'efforça de fumer, sans plus des-
serrer les dents.

CHAPITRE XXIV
Retour à notre quartier central de l'Ouaqui. — Un séjour chez
les Indiens Emerillons de l'Awa. — Arrivée à Saint-Laurent. —
Nous rallions Cayenne. — Singularité de cette ville.

Nous arrivâmes avec la nuit aux abords de ces
mêmes sauts, qui s'échelonnent en sentinelles indé-
racinables à l'embouchure de l'Itany, et que nous
avions eu tant de mal à franchir, en venant.
Nous nous endormîmes au bruit de la menace con-
tinue que leur terrible voix profère contre les téméraires
qui s'apprêtent à passer malgré leur fureur.
Pour être tout autre qu'à la montée, le danger, à la
descente, n'est pas moindre :
Il réside surtout dans la rapidité terrifiante avec
laquelle vous emporte et vous secoue le courant qui
se précipite avec l'irritation d'un coursier affolé de
vitesse et de colère.
... En quittant ces eaux de l'Itany, je ne pouvais me
défendre d'une indéfinissable tristesse en pensant
qu'en amont des barrières de rocs que nous venions de
traverser sans encombre, de pauvres sauvages, chez
qui pendant plusieurs mois j'avais rompu la cassave
de l'hospitalité, vivraient et mourraient désormais
dans leur monde inaccessible au mien, sans que plus
jamais rien d'eux ne puisse parvenir jusqu'à moi...
... Enfin, après une dernière nuit passée sur une roche
qui borde l'Awa et que les Indiens avaient utilisée

CARBETS D'ÉMERILLONS
GROUPE D'INDIENS ÉMERILLONS ET LE DOCTEUR TRIPOT


AU PAYS DE L'OR, DES FORÇATS ET PEAUX-ROUGES
273
jadis comme polissoir, (on y voit encore les usures indé-
lébiles qu'y creusait dans la pierre le frottement des
armes à aiguiser), nous abordâmes en décembre à notre
abatis de l'Ouaqui.
Mon collègue Saillard était toujours tenaillé par la
fièvre et s'affaiblissait de plus en plus. Malgré son
énergie et son désir de persister jusqu'au bout, il dut
enfin se résigner à quitter le haut Maroni. Je le confiai
aux bons soins et à la diligence de notre dévoué guide
Aponchy, qui lui fit descendre le fleuve dans sa propre
pirogue, et ne le quitta qu'après l'avoir confié aux
médecins de l'hôpital de Saint-Laurent.
...Cependant, Dutertre, qui explorait dans l'Araoua,
ne rentrait point. Son absence se prolongeait au delà
de nos prévisions : vraisemblablement il devait man-
quer de vivres, n'ayant emporté de provisions que
pour deux mois à peine... Que devenait-il? Que lui
était-il arrivé, dans ces régions de l'Araoua, dont nul
pied humain n'avait foulé le sol avant lui? Nos in-
quiétudes sur son sort croissaient de jour en jour et
je me préparais à partir à sa recherche et à tâcher de
retrouver ses traces avec les quelques hommes qui me
restaient sous la main, quand enfin, un soir, nous
entendîmes sur l'eau un bruit de pagaies et un mur-
mure de voix... Bientôt deux pirogues apparurent :
c'était Dutertre avec ses huit hommes, tous amaigris,
défaits, exténués, en loques (1).
Dutertre était fatigué au delà de toute expression :
il avait souffert de fièvres excessives. Ses noirs le
ramenaient presque de force, car avec sa ténacité de
Breton et sa discipline de marin, il aurait voulu pro-
(1) Quelques-uns étaient atteints d'ulcérations appelées Pian,
sortes de dartres qui se localisent surtout aux jambes, et aux-
quelles prédispose l'anémie contractée sous bois.

18

274
AU PAYS DE L'OR
longer son incursion dans la direction des Tumuc-
Humac, pendant quelques semaines encore...
Pendant que ces nouveaux arrivés se reposaient
des fatigues de la dure campagne qu'ils venaient
d'achever, je fus vivre quelque temps au milieu d'une
tribu d'Indiens émerillons pas très éloignée de notre
installation, et beaucoup moins sauvages que les Rou-
couyennes : c'était la seconde visite que je leur fai-
sais, car, après le départ de Saillard, j'étais déjà allé
leur demander l'hospitalité une première fois.
Ces Emerillons se sont fixés sur l'Awa, mais ils
descendent de l'Approuague, qu'ils ont déserté, il y a
un an à peine, après y avoir perdu, au cours d'une
épidémie terrible, plus de la moitié de leur monde.
Ces Peaux-Rouges ont eu quelques frottements avec
les noirs qui vont à la recherche de l'or dans ces ré-
gions, et leur tamouchi (chef) Pachiolo comprend
quelque peu le créole. J'en profitai pour tirer de lui
des éclaircissements sur la façon dont les Indiens in-
terprètent la création du monde et des hommes. Je
me fis expliquer leurs coutumes, leurs légendes et
leurs traditions.
Voici, d'après Pachiolo, l'origine des colorations
différentes de la race humaine :
« Dans un très grand chaudron, Dieu fit bouillir
de l'eau. Il y laissa tomber un de ces gros cancrelats
qu'on appelle drapo-drapo. Il l'en retira presque aus-
sitôt : sous l'action de la cuisson, la carapace noire et
luisante de l'animal s'était détachée du corps. Dieu dit :
« C'est à point. » Il fit alors signe à trois hommes de
couleur indécise qui se tenaient immobiles et alignés à
quelque distance. « Accourez et sautez « là dedans »,
leur dit Dieu, en désignant le liquide en ébullition.
« Le premier n'hésita point. Tête baissée il se pré-

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
275
cipita avec résolution dans la chaudière. Il en émergea
ébouillanté, dépouillé, mais blanchi. Ce fut un homme
blanc, un homme supérieur.
« Enhardi par l'exemple, le second s'approcha,
mais lentement, et, sans grand enthousiasme, exécuta
sa plongée dans le bain fatal. Il en sortit rouge, em-
pourpré des pieds à la tête par le sang du précédent.
Ce fut un Peau-Rouge.
« Le troisième cependant s'épouvantait de l'épreuve
et ne pouvait se résoudre à effectuer le nécessaire
plongeon. Il fallut que Dieu le morigénât. Tout cela
prit du temps : l'eau s'était évaporée, réduite et con-
centrée. Elle était devenue épaisse, crasseuse et noi-
râtre. Aussi, de son bain trop différé, ce dernier
patient se tira moins net qu'il n'était entré : son épi-
derme devint sombre, sale et noir. Ce fut le premier
des nègres. »
Avant mon départ de son village, Pachiolo vint à
moi : ses yeux étaient suppliants, son attitude énig-
matique.
— Que désires-tu? lui demandai-je.
Il me tendit une calebasse où, dans du tafia et du
jus de canne à sucre, flottaient des filaments blanchâ-
tres que j'appris être des langues de « caciques ». Le
cacique est un oiseau noir et or qui jacasse à longueur
de journée et imite aisément la parole humaine.
— Je désire, dit-il, que le chef blanc fasse boire ce
liquide à son frère rouge et pendant que je boirai, tu
prononceras ces paroles : « Moi, piaye (sorcier) du
pays des Français (Parachichi), je veux que Pachiolo,
lorsqu'il aura bu ce breuvage, parle et comprenne
aussi facilement que moi le français et toutes les lan-
gues que je sais. »
Je cite cet épisode pour montrer jusqu'à quel point

276
AU PAYS DE L'OR
sont grandes la crédulité et la naïveté de ces peuplades
indiennes.
...Cependant 1907 s'éclipsait devant 1908. Notre mis-
sion était terminée. Dutertre avait repris quelques
forces. Nous décidâmes donc de revenir prendre place
chez les civilisés. Nos noirs aménagèrent à bord d'une
pirogue un abri en feuilles de palmiers appelé « po-
makari », sous lequel mon compagnon Dutertre put
s'étendre et voyager avec un semblant de confortable.
Deux jours après notre départ de l'Ouaqui, nous
passâmes la nuit chez un excellent homme, très hos-
pitalier, à la mémoire duquel je dois un hommage
mérité : c'était un blanc de la Martinique. Il se nom-
mait Despointes. Il accrocha lui-même nos hamacs
aux poutres de sa demeure et tint à nous préparer
de ses propres mains un excellent repas.
Quand le lendemain, à la première heure, nous
quittâmes son habitation de Coromontibo en lui sou-
haitant joie et santé, nous ne supposions pas que la
fièvre et la mort étaient là, à son côté, se préparant
à le coucher dans la tombe quelques jours à peine
après notre départ.
... Je pus, par expérience personnelle, constater à
notre retour dans Saint-Laurent, la cité du bagne, que
la police n'y plaisante point. Pour profiter du jusant,
nous avions par exception navigué de nuit, et, il
était trois heures du matin quand notre pirogue
accosta l'escalier du quai.
J'avais pris terre aussitôt et je pérégrinais dans les
rues désertes en quête d'un logis pour Dutertre tou-
jours très fatigué, quand deux agents de police, deux
noirs, m'appréhendèrent d'abord et m'interpellèrent
ensuite :

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
277
— D'où sortez-vous? Qui êtes-vous? Que faites-
vou ?
Je m'aperçus qu'on me prenait tout simplement
pour un évadé du bagne.-
C'était d'ailleurs presque un honneur me faire, car,
déplorablement vêtu comme j'étais, avec des cheveux
et une barbe non rasés depuis six mois, j'étais certai-
nement beaucoup plus inélégant et d'aspect plus in-
quiétant que ne peut l'être un forçat en cours de peine,
dont le crâne et la face sont toujours tondus de frais.
... De Saint-Laurent nous ralliâmes enfin Cayenne
sur le Fagersand, un vapeur norwégien, commandé
par un capitaine anglais, et utilisé par un subrécargue
vénézuélien qui fait le commerce de bœufs entre les
côtes du Brésil et les Guyanes.
Cayenne : la ville où les urubus, ces rapaces au plu-
mage métallique et funèbre, mi-corbeaux, mi-vautours,
se sont institués agents répurgateurs de la voierie...,
Gayenne : que dire de Cayenne que je quittai en
février sur le Saint-Domingue, mais où je devais re-
venir, après un court séjour en France, pour y com-
pléter mes notes et observations de voyage et y par-
faire cette étude de la Guyane?
Rien, à vrai dire, ne caractérise particulièrement
Cayenne, et c'est justement cette absence de caractère
qui la singularise au point de lui constituer une physio-
nomie toute spéciale et un attrait des plus exclusifs :
Cayenne est une ville bizarre, une cité étrange, un
gros village hétéroclite et incompréhensible qui dé-
route le jugement et désappointe l'opinion qu'on vou-
drait s'en faire.
Cayenne : c'est une incohérence de races, une con-
fusion de couleurs, une tour de Babel des langues,
une Babylone de vices d'importation, un capharnaum

278
AU PAYS DE L'OR
de la famille, un imbroglio de la parenté, et c'est encore
un repaire de placériens et de forçats, un gîte do puis-
sance et d'avilissement, de resplendissement et de
ténèbres, d'or et d'ordure !
Et dans ce grouillement de tous les spécimens
humains, et dans ce charivari de tous les idiomes du
monde, s'entreheurtent les figures et s'entrechoquent
les voix de la multitude infinie et disparate que la
condamnation au bagne ou la soif de l'or ont amassée et
collectionnée dans ce lieu unique : Français, Anglais,
Hollandais; Indiens, Hindous, Malgaches, Arabes, et
Marocains; Turcs, Arméniens, et Syriens; Chinois,
Sénégalais et Annamites : tous les peuples, toutes les
civilisations et toutes les sauvageries, toutes les reli-
gions et les irréligions y ont des représentants.
... La parenté et ses divers degrés devient à Cayenne
pour l'Européen qui cherche à en démêler le lien, une
énigme laborieuse. L'union libre étant la règle, la
fille-mère y abonde, et c'est de là que proviennent ces
noms à désinences féminines dont sont accoutrés fré-
quemment des gaillards qui sont tout autres que des
femmes. Louisa, Jeannette, pour ne citer que deux
hommes connus de nos lecteurs, se trouvent avec
beaucoup d'autres dans ce cas : comme nom patro-
nymique, ils ont dû se contenter du prénom maternel,
le père approximatif ayant fait défaut lors de l'enre-
gistrement à l'état civil...
La constitution, très fantaisiste, de la famille guyan-
naise est vraiment faite pour déconcerter notre con-
cept, à nous Français. Tout ce que je pourrais d'ail-
leurs ajouter à ce sujet n'aurait pas la valeur des
quelques anecdotes que voici :
... A mon retour à Cayenne, je fus admis chez un
vieux nègre habitant d'une des calles populeuses qui

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
279
longent le canal Laussat. Ce brave homme me pré-
senta son fils et la compagne de celui-ci, — deux per-
sonnes de couleur — unies de par leur seule volonté,
sans l'assentiment du maire, en la forme de politesse
alambiquée dont on use en ces milieux : « Monsieur
mon fils et mademoiselle sa femme. »
A la « gaule », à la jupe de « mademoiselle sa
femme » étaient accrochées les menottes de trois
enfants en bas âge. Je m'extasiai sur la gentillesse
de la plus jeune : une fillette, petite tête frisée, presque
blonde avec des yeux presque bleus. La mère se crut
obligée à des explications et, sans la moindre gêne, —
à son sens d'ailleurs il n'y avait rien dans ce qu'elle
m'apprenait qui fût désobligeant pour sa fierté, —
elle me confia que sa grande fille était née d'une géné-
reux Martiniquais qui l'avait reconnue et la pension-
nait mensuellement. « Mon garçon, ajoutait-elle, je
l'ai « gagné » en « bêtisant » avec un négociant de
Cayenne, et la dernière, la toute petite, Tilia, c'est la
fille d'un officier, d'un Français. »
Je considérais cette dernière et mignonne pauvrette
et je ne pouvais me défendre contre une tristesse en-
vahissante, en songeant à la destinée qui serait la
sienne dans le milieu hétéroclite où l'avait jetée,
comme une épave à l'aventure, la brutalité d'un enla-
cement de hasard...
... Cette naïve et sincère impudeur se retrouve
entière et la même dans la classe enrichie et passant
pour éduquée.
Un placérien fortuné, sortant de nos écoles de
France, très européanisé, ne voit aucun inconvénient,
lorsqu'il vous met en présence de la mère de sa femme,
une noire, à vous l'annoncer ainsi : « Mademoiselle
Dorinne, ma belle-mère. »

280
AU PAYS DE L'OR
Enfin, j'ai encore dans ma mémoire le texte d'un
certificat légalisé qu'avait délivré un maire d'une
petite commune à une servante que nous avions gagée
à Saint-Laurent, comme lavandière : « Je certifie, y
disait l'officier ministériel, que mademoiselle Nounoune
est d'une honnêteté et d'une moralité parfaites. C'est
une « jeune fille » de conduite exemplaire, très travail-
leuse, très méritante et qui élève au mieux ses quatre
enfants... » (!...?...)
... Jamais il ne viendra à l'esprit d'un Guyanais
d'incriminer sa mère de n'avoir point su lui octroyer
de père. Les enfants d'une même femme, malgré leurs
origines paternelles différentes, vivent dans l'union la
plus fraternelle, et la mère, pour un noir, quels que
soient ses avatars conjugaux, demeure quand même
l'être le plus sacré qui soit. Vous pouvez parfois in-
jurier, rudoyer, frapper même certains nègres sans
qu'ils se révoltent; mais gardez-vous d'insulter leur
mère, car alors l'agneau se transforme : instantané-
ment il se fait enragé et c'est alors lui qui tape,
griffe, mord et ensanglante... sans plus vouloir s'ar-
rêter...
... Malgré toutes ces imperfections, toutes ces ano-
malies, toutes ces contradictions, tous ces « déséquili-
bres », — peut-être même grâce à tout cela, — il existe
entre tous ces ramassis de peuples entassés dans
Cayenne, et du haut en bas de l'échelle sociale, une
espèce d'égalité d'essence bien locale, qui ne va pas
jusqu'à la fraternité, mais qui encore ne se retrouve
nulle part ailleurs aux Amériques.
A Cayenne, on suppute, on jauge un homme, sans
tenir compte de sa couleur, de sa nationalité, ni même,
il faut le dire, do son honorabilité : il n'y a qu'une

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
281
mesure, qu'un étalon qui serve à peser un individu,
à apprécier sa valeur, et cette unité de comparaison,
ce poids seul admis... c'est l'or!... l'or!... : l'or éclatant
qui hypnotise les yeux et interdit de critiquer la cou-
leur des doigts qui le détiennent, de suspecter l'ori-
gine de qui le possède, d'incriminer la conscience de
qui en dispose....; l'or, levier souvent criminel, tou-
jours puissant et superbe, qui avilit et abaisse, mais
qui aussi anoblit et grandit...; l'or, enfin, métal fatal
que l'on bénit ou qu'on maudit, selon le geste de la
main qui le sème à travers la route...

CHAPITRE XXV
Légendes recueillies chez les Emerillons. — Pachiolo me raconte
la création du monde. — De quelle façon peu flatteuse les
« Emerillons » expliquent l'apparition des « Roucouyennes ».
Voici comment Pachiolo, chef et prêtre chez les
Emerillons, s'imagine la formation du monde et la
création de l'homme.
Je traduis tel qu'il me fut fait, sans rien y ajouter
ni retrancher, son récit qui n'offre d'ailleurs point
d'autre intérêt que d'avoir quelques points de simi-
litude avec les traditions bibliques.
Comme les livres hébraïques, la légende indienne
fait mention d'un serpent funeste et fatal et d'une
prohibition divine imposée comme épreuve à l'homme,
qui s'empresse d'ailleurs de l'enfreindre et s'attire
ainsi nécessairement, les foudres vengeresses de son
créateur...
« Dans les vastes espaces des airs, seul vivait
et régnait le Grand Esprit, le Dieu puissant qu'ho-
norent les piayes, Maître de la vie, Maître de la mort.
« Un jour qu'il s'ennuyait d'être isolé dans l'univers
immense, le Maître des choses décida de créer l'homme :
« Mes yeux, se dit Dieu à lui-même, le verront chasser,
« mes oreilles l'entendront prier, ma bouche goûtera
« ses offrandes... et cela me réjouira. »
« Dieu créa d'abord un domaine pour l'homme.

AU PAYS DE L'OR, DES FORÇATS ET PEAUX-ROUGES
283
Il cracha par l'espace et sa salive fut l'eau des criques
et des fleuves; il s'arracha du crâne un bouquet do
poils qu'il sema au vent et cela devint des herbes,
des arbrisseaux et des arbres. Puis il souffla sur son
oeuvre et son haleine, source de vie, féconda les eaux
qui engendrèrent des poissons, les arbres qui enfan-
tèrent des oiseaux et des singes; elle fertilisa aussi
les gazons qui produisirent les animaux qui vivent
à terre.
« Le grand Esprit ordonna alors à tous les vers
de vase de se réunir à ses pieds. Il étendit sur eux
ses mains redoutables, il prononça des incantations
sacrées, il les piaya et en fit des hommes.
« Et il leur dit : « Je veux que vous soyez heureux,
« tout est à vous, tout est pour vous, et l'eau des
« criques, et la verdure des végétaux. Buvez, mangez,
« pullulez, ne vous faites point la guerre. »
« Et ces hommes, qui étaient des vers, eussent été
d'heureuses créatures si une couleuvre aussi grosse
qu'elle était vorace et aussi longue qu'elle était cruelle,
ne leur eût chaque jour donné la chasse pour s'en
rassasier...
« ... Bon Dieu, s'écrièrent les hommes, tu nous
« avais promis le bonheur et nous sommes bien
« malheureux. Si tu nous veux de la joie, exter-
« mine au plus vite la « mauvaise bête (1) » qui nous
« torture et nous mange à longueur de jours... »
« Leur plainte était si forte qu'elle arriva jusqu'à
l'oreille de celui qui peut tout. Il mit la tête hors de
son nuage et dit à la race des hommes :
« Soit, j'exterminerai la couleuvre, mais malheur
(1) Ni les noirs, ni les Indiens ne désignent un serpent par son
nom spécial : cela porterait malheur. On se contente de dire :
une mauvaise bête.


284
AU PAYS DE L'OR
« à celui qui touchera à ses restes, malheur à ceux
« qui porteront la dent sur sa dépouille. J'ai dit.
« Et si vous enfreignez ma défense, les plus grandes
« calamités s'appesantiront sur vos cases, et, lourde
« comme une montagne d'effroi, ma vengeance s'alour-
« dira sur vos têtes... J'ai dit ! ... »
« La couleuvre se tenait à l'affût « lovée » (en-
roulée), prête à se détendre et à happer les hommes
au passage, quand un éclair issu du regard de Celui
qui est le Tonnerre, lui supprima d'un seul coup la
malfaisance et la vie.
« Et les hommes qui survivaient — ces hommes
étaient demeurés des vers — se mirent à danser et
à chanter des danses et des chants de guerre autour
de ce cadavre ennemi... Puis ils burent du cachiri,
puis ils s'enivrèrent et oublieux de la défense Divine,
ils se ruèrent sur le grand corps qui ne remuait plus
et ils s'en repurent et ils en dévorèrent même les os.
« Foudroyante comme une tempête, la colère du
Grand Esprit se déchaîna sur les coupables et tous,
empoisonnés par la pourriture de la bête immonde,
tous moururent..., tous, sauf un ver, un seul, l'unique
qui eût observé l'interdiction faite par Dieu.
« ... Mais ce survivant, ainsi qu'un voyageur qui
se sentirait perdu dans les profondeurs ignorées
d'une brousse insondable, se prit à se désespérer
et à gémir et à se lamenter sur lui-même et sur les
autres... et à implorer grâce et pardon pour le péché
de ses frères morts... :
« Esprit très clément et très bon, suppliait-il
« du jour à la nuit et de la nuit au jour, que veux-tu
« que je devienne maintenant tout seul dans le monde
« si vaste et si grand... sans frères, sans amis, sans
« père et sans fils?... Fais-moi plutôt périr moi aussi,...

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
285
« ou ressucite tous les miens qui sont morts?... »
« Et le pauvre ver, qui était un homme, pleurait
tant de larmes que Dieu eut pitié :
« Allume un bûcher, ordonna-t-il au pleureur,
« et dans ce bûcher fais brûler les corps de tes tré-
« passés... Et, quand le feu, qui purifie, aura fait de la
« cendre grise, collecte cette cendre dans une cale-
« basse vierge et vas, en plein air, l'exposer sous mon
« ciel et sur le passage d'un rayon de mon soleil. »
«... Dieu arrosa avec de la pluie les cendres chaudes
de la calebasse mortuaire et, au bout de quelques
minutes, il se fit une fermentation et un grouille-
ment de vie dans le récipient humide et ensoleillé...
et de la cendre ainsi fructifiée, renaquit une nouvelle
génération d'hommes rouges.
« Mais, pas plus que les précédents, ces derniers —
dont nous sommes — ne furent parfaits, ni heureux...
dit en terminant Pachiolo, le piaye Emerillon...
Dans les âges passées, les Roucouyennes durent
être d'inquiétants voisins et de terribles adversaires
pour les autres tribus indiennes. On peut en juger par
la légende suivante qui a cours chez les Emerillons
où je l'ai recueillie :
« En ce temps-là, il y a longtemps, bien long-
temps, — des lunes et encore des lunes se sont suc-
cédées depuis, — les Emerillons furent décimés par
des fléaux et des épidémies qui abattirent les hommes
comme la pluie d'orage abat les moustiques.
« On eut beau déplacer les villages, rien ne détour-
nait l'acharnement des mauvais sorts : les Emerillons
mouraient par masse. Guerriers, vieillards, enfants
et femmes, tous étaient fauchés sans miséricorde.
Et de tant de monde il ne resta bientôt plus qu'une

286
AU PAYS DE L'OR
famille, une pauvre famille dont le chef était un
vieux piaye très triste, très mélancolique et très
sombre.
« Tous ces décès accumulés autour de lui l'avaient
jeté dans une prostation profonde et un désespoir
sans borne. Il resta un mois sans boire, il resta deux
mois sans manger, mais quand même il ne mourut
point.
« Puisque le Grand Esprit, dit-il, après ces épreu-
« ves, ne veut point que j'entre dans les sentiers
« de la mort, je vivrai donc... »
« Et il se mit au travail.
« Aidé de ses fils et de ses filles, il entassa en un
bûcher immense, une énorme quantité de palmiers-
pinots récoltés dans les marécages d'alentour. Il y
mit le feu et obtint, grâce aux flammes dévorantes,
un véritable monticule de cendres; et ces cendres
sont considérées comme précieuses, à cause du sel qu'en-
gendrant les tiges incinérées dont elles proviennent.
Et dès lors, sur cette éminence, issue du brasier, le
vieux piaye s'étant accroupi, il y demeura aussi
longtemps que peut durer la moitié de la vie d'un
homme et pendant tout ce laps de temps, il pétrissait,
il malaxait, il façonnait, il sculptait avec cette terre,
cette cendre plutôt, des statues d'hommes et de
femmes... et, do ces statues, il fabriqua des milliers
et des milliers, il en fit autant qu'on peut compter
d'arbres sur les rives allongées des fleuves Oyapock
et Inini... et il les alignait, et cela ressemblait telle-
ment à des rangées d'hommes que de loin on eût cru
voir- une armée réelle de Peaux-Rouges.
« Mais, hélas, hélas, cela ne vivait point!
« Et l'antique et laborieux artiste se lamentait, et
il frappait sa vieille poitrine, et il clamait :

UNE MULATRESSE CAYENNAISE EN COSTUME LOCAL


DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
287
« Bon Dieu, bon Dieu, mais aie donc pitié de
« ton travailleur. J'ai composé avec la sueur de mes
« membres et avec la cendre salée des palmiers, des
« hommes merveilleux de formes, des hommes qui
« sont plus beaux que nature, des hommes qui
« feraient des guerriers superbes pour relever le pres-
« tige affaibli de la tribu. Mais, misère de moi, j'ai
« beau faire, j'ai beau vouloir, ils ne bougent point,
« ils ne parlent point, ils ne marchent point, ils ne
« sauront jamais vivre!
« Toi qui dispenses la vie, toi, Tout-Puissant, je
« t'en supplie, anime-les! Anime-les! Prends mon
« sang s'il le faut, et donne le leur. »
« ... Son désespoir était si grand que Dieu s'apitoya.
Il apparut nimbé de soleil et dit au vieil Emerillon :
« — Tu y tiens donc beaucoup à ce que tes statues
« vivent? »
« — Oui, je veux qu'elles vivent. »
« — Tu regretteras tôt ton vœu de les voir vi-
« vantes; mais il sera trop tard. »
« — Je veux qu'elles vivent... »
« — Réfléchis, pauvre et vieux brave homme;
« reviens sur ta décision. Quand ces statues qui sont
« ton œuvre seront vivantes, elles seront la torture
« de ton âme et le tourment de ta vie. Elles te sus-
« citeront ennuis sur ennuis, avanies sur avanies ! »
« Pour la troisième fois l'homme, avec entêtement,
répéta :
« — Je veux qu'elles vivent. »
« — Eh bien, soit, ô insensé, cria Dieu, donne
« tes mains. »
« Dieu lui fit passer dans les doigts tout une pro-
vision de son fluide vital et il lui dit :
« — Vas, cours à tes figures sacrilèges. Appose-leur

288
AU PAYS DE L'OR
« ton index sur le front, elles verront, parleront et
« s'agiteront... Vas, tu l'auras voulu, mais que dans
« l'avenir tu m'évites ta plainte. »
« ... Il advint ce qu'avait prédit le Grand-Esprit.
« Les oeuvres divines ne sont pas toujours par-
faites, mais l'œuvre de l'homme est de toute nécessité
maudite, et, toute cette génération créée par une
volonté humaine, fut une race criminelle et perverse.
« Ces nouveaux vivants furent barbares, libertins
et ivrognes; perfides, ingrats, sans foi ni loi. Ils em-
ployèrent toute leur intelligence à fabriquer des outils
de meurtre et à inventer des systèmes de pillage et
de vol.
« Ils n'eurent aucune qualité, mais par contre
tous les défauts tous les vices.
« Jamais leur oisiveté ne sut s'accomoder d'aucun
travail et quand ils eurent dévasté les abatis et
englouti les provisions des Emerillons leurs hôtes,
ils s'efforcèrent de les assassiner pour se repaître de
leur chair, et leur sauvagerie était telle qu'ils dévo-
rèrent même leurs propres enfants plutôt que de
s'astreindre à la chasse par les forêts, ou à la pêche
par les rivières.
« Les Emerillons durent les fuir comme on fuit
des bêtes féroces.
« Une nuit, leur imprudent créateur, le vieux
piaye statuaire, chargea sans bruit sur sa pirogue
les urnes où dorment la poussière des ancêtres, puis,
suivi par ses fils, il s'enfuit par le courant du fleuve,
en vouant à la malédiction de Dieu l'engeance
effrayante qu'il avait fabriquée de ses mains téméraires
et démentes...
« Et ces êtres infernaux continuèrent à s'entretuer
et à s'entre-dévorer entre eux, mais sans toutefois

UNE PIROGUE DE PEAUX-ROUGES ROUCOUYENNES
LE
« PIAYE » PACHIOLO ET SA FAMILLE


DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
289
jamais s'anéantir... Même ils se multiplièrent avec
l'abondance et la facilité des mauvaises herbes, et
ces adorateurs du diable, qui ignorent l'esprit de
bonté et ne connaissent que Yoloch, le Dieu du mal,
ce sont les Roucouyennes...; les Roucouyennes, pro-
géniture de brigands, qui, de nos jours, occupent les
rives des criques fertiles où vivaient autrefois nos
propres et honnêtes aïeux à nous...
Et si cette légende, qui n'est rien moins que flat-
teuse pour les Indiens de l'Itany, est vraiment le
reflet de l'opinion que les Emerillons professent à
l'endroit des Roucouyennes, il faut avouer que ces
derniers, s'ils la connaissent, n'ont pas lieu d'en être
très fiers ni très satisfaits...
19

CHAPITRE XXVI
Conclusion : Qu'attendre des Peaux-Rouges ? — Rien au point
de vue économique. — Laissons-les s'éteindre en paix.
Devant le déploiement insolite de magnificences
que perçurent mes yeux durant ce voyage inoubliable,
il m'est plusieurs fois advenu, pendant les lourdes
siestes des heures trop chaudes, de songer, de « rêver »
que cette région si tourmentée du globe, avait due
être le creuset d'essai où la Nature créatrice avait
primitivement mélangé, broyé, amalgammé ses plus
vives couleurs, et pétri, façonné et peint des ébauches
d'êtres excessifs de formes avant de les répandre, en
les atténuant, sur le reste du Monde.
Les insectes, les chenilles, les papillons et les
reptiles y ont des irradiations de pierre précieuse et
des fantaisies de structure inconcevables...
Le plumage des oiseaux y étincelle de reflets plus
radieux, plus riches et plus variés que les colorations
les plus pures des arcs-en-ciel...
Certains animaux y revêtent des étrangetés de
contours et des extravagances de conformation qui
sont de réelles réminiscences de la faune antédi-
luvienne...
La forêt équatoriale elle-même enfante en ses pro-
fondeurs , des essences merveilleusement nuancées
dont le bois jusqu'en ses moelles, se montre veiné
de mouchetures précieuses de toutes teintes, et dont

AU PAYS DE L'OR, DES FORÇATS ET PEAUX-ROUGES
291
la géante frondaison s'élance au ciel, empanachée de
multiples orchidées aux floraisons déconcertantes et
bizarres...
Tout, sur ce sol de mystère dont les flancs recèlent
à l'état natif le redoutable et précieux métal pour
la conquête duquel se passionnent et s'agitent les
masses humaines, tout, sur cette terre presque incon-
nue encore, dépasse les limites habituelles, tout
s'évade des proportions entrevues par ailleurs...,, tout
étonne, tout déroute et stupéfie...
Aussi les sensations perçues pendant le « rêve » peu-
vent-elles, sans grand effort ni grande difficulté, être
admises, à l'éveil, comme l'expression peut-être un
peu poétisée, peut-être un peu surfaite, mais quand
même sincère, de la manifeste et claire réalité.
... Au point de vue économique, il n'y a rien à
espérer, rien à attendre des Indiens, rien à glaner
dans le pays qu'ils habitent, du moins en l'état actuel
des choses.
Les civilisés pourraient peut-être y venir quérir des
produits d'échange. Ils n'y viendront point, ils n'y
viendront jamais, car les sauts qui hérissent l'entrée
de l'Itany — sans compter tous ceux qui, au préalable,
pavent le parcours du bas Maroni — constituent
une barrière infranchissable qui vite découragerait les
volontés les mieux trempées. Et puis l'Européen (1),
sous ces climats d'exagération, ne peut vivre long-
temps sans être terrassé par la fièvre et courir le
risque de mort s'il s'y obstine et s'y maintient.
Seule, la soif dévorante de l'or, auri sacra famés,
(1) Européen dans la bouche des noirs guyanais est l'épithète
qui s'applique au blanc, en général, sans trop se soucier s'il est
d'Europe ou d'Amérique.


292
AU PAYS DE L'OR
pourrait forcer de tels obstacles, mais il n'y a pas d'or
dans la partie haute de l'Itany, ou si peu, que l'exploi-
tation n'en donnerait aucune satisfaction.
De leur côté, les Indiens, eux, jamais ne descendront
leur fleuve pour venir apporter jusqu'à nous les pro-
ductions de leur sol ou de leur très réduite et pri-
mitive industrie. Ils sont trop insouciants pour
chercher à accroître leur bien-être en entreprenant
le négoce avec les blancs.
D'ailleurs, mieux vaut pour eux, en fin de compte,
qu'ils s'abstiennent de toute relation avec nous. Qu'y
gagneraient-ils? Tout simplement la perte de leur
indépendance actuelle, indépendance qui tient à ce
que le champ des choses et des objets nécessaires à
leur satisfaction est des plus restreints. Le jour où,
par suite de notre fréquentation, ils verraient s'aug-
menter le cercle de leurs désirs et de leurs appétits, ce
jour-là ils devraient le noter dans leurs archives de
sauvages, comme un jour noir et néfaste, comme une
date de malheur et de misère : car ce serait, avec le
tafia qu'ils réclameront en rémunération de leur tra-
vail ou de leur apport, la destruction qui pénétrera
sous leur case..., et, avec l'ivrognerie, ce sera de
plus la disparition rapide des quelques qualités qui
sont encore l'apanage de cette race, qui va s'éteignant
chaque jour, comme valeur et comme nombre.
Donc, en aucun cas, le Peau-Rouge ne saurait
gagner au contact du blanc. Il n'y aurait, dans un
tel commerce, que déficit pour lui, sans nul avan-
tage pour nous.
Laissons donc à leur pays, à leurs vieux us, à leurs
vieilles coutumes, ces derniers spécimens d'une race
qui va finir.
Il faut simplement considérer et se représenter ce

DES FORÇATS ET DES PEAUX-ROUGES
293
coin de terre, séparé du reste du globe par des bar-
rières matérielles et psychiques, comme un théâtre
des premiers temps du monde, parvenu jusqu'à nous
à travers les siècles accumulés, théâtre où quoti-
diennement encore, de nos jours, se reproduisent et
se jouent des scènes de la vie primitive, par des
acteurs émanant d'époques oubliées.
... Et seuls, quelques artistes curieux d'antiquités
humaines et évocateurs des âges disparus, oseront
venir, tels le Dante s'enfonçant aux Enfers, à travers
mille et mille difficultés, soulever, avec piété et avi-
dité, un coin du voile qui nous cache en leur cadre
de nature inviolée, ces hommes aux étranges épi-
dermes de pourpre.
... Et quand ces mystiques et rares explorateurs
seront de retour de leur lointain pèlerinage, avec au
front la tristesse qui sied au sortir des nécropoles,
ils diront, — j'en suis garant — à tous ceux qui, pour
« savoir », accoureront à leur rencontre, — nouvellistes
en quête d'informations ou marchands s'empressant
au trafic, — ils diront en baissant la voix :
« Parlez bas, vous tous, faites silence sur les morts,
silence sur les derniers Indiens. Laissez expirer en
paix, sans troubler leur heure dernière par des tirades
importunes ou des commerces illusoires, ces ultimes
fils de l'antique nature; ne troublez point l'agonie de
ceux qui, là-bas, sur la bordure des forêts vierges et
séculaires, achèvent, sans bruit, sans révolte et sans
plainte, de s'éteindre avec leur race!... »
FIN




ERRATA
Page 246, septième ligne, vingt-troisième ligne et première
ligne de la note ; page 247, quinzième ligne, au lieu de
GEOFFROY, lire GUFFROY.


TABLE DES GRAVURES
Pages.
Le Docteur J. Tripot
Frontispice
En vue des îles du Salut : la « Loire » décharge sa cargaison
de forçats
1
Une corvée de forçats longeant la place dos Palmistes, à
Cayenne
1
Au Maroni : l'appel dans un chantier pénitentiaire forestier.
25
Forçats nettoyant la rue
33
Pirogue remontant un « Saut »
49
Le « Tamouchi » Calamou, chef du premier village indien
de l'Itany
73
Le « piaye » Alepto et le Docteur Tripot
73
Pagageurs Boschs revêtus de la « paga »
111
Le vieux « tamouchi » (chef) Yamaïké
113
Intérieur d'une case de Peaux-Rouges
113
Types de piroguiers bonis, ravitailleurs des chercheurs d'or.
137
Les Boschs et Bonis sont polygames
137
Nègre boni se faisant tresser la chevelure en mèches séparées.
193
En un point rétréci du parcours : les hommes élargissant
la voie pour le passage de la pirogue
193
Un coin de forêt vierge
201
Indiens galibis
201
Une rue de Placer
233
Un « sluice » pour le lavage de l'or
233
Procession de Cayennaises fêtant l'élection du candidat pré-
féré
249
Sur les quais de Cayenne : forçats travaillant (? !) au déchar-
gement d'un chaland
249
Carbets d'Emerillons
273
Groupe d'Indiens Emerillons et le Docteur Tripot
273
Une mulâtresse cayennaise en costume local
287
Une pirogue de Peaux-Rouges Roucouyennes
289
Le « piaye » Pachiolo et sa famille
289


TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION
I
CHAPITRE PREMIER
Les Iles du Salut. — Types de forçats et types de surveillants. —
Le bourreau des Iles et sa guillotine. — Drames et crimes pas-
sionnels au bagne. — Les évadés et la fin qui les attend. —
Comment on vit à Saint-Laurent
1
CHAPITRE II
Au seuil du pays roucouyenne. — Les chercheurs d'or en fête. —
Notre entrée dans l'Itany. — Passage de « sauts ». — Mes com-
pagnons d'expédition
40
CHAPITRE III
Les terribles « Oyaricoulets » existent-ils ? — Ceux qu'on appelle les
« Maraudeurs » en Guyane. — Prédictions peu rassurantes.
49
CHAPITRE IV
Arrivée au premier village indien. — Le « tamouchi » (chef) Cala-
mou. — Comment il pratique l'hospitalité. — Usages et mœurs
des Peaux-Rouges
61
CHAPITRE V
Le deuil de l'Indien Commissè. — Comment il pleure la mort de

298
TABLE DES MATIÈRES
sa femme. — Les Peaux-Rouges sont les premiers chasseurs du
monde. — La nuit équatoriale
73
CHAPITRE VI
Les Indiens ignorent le dégoût. — Le piaye (sorcier) Alepto. —
Comment il traite ses malades. — Les incantations au diable. —
Les lézards iguanes et leurs œufs. — Le sommeil dans la

brousse
83
CHAPITRE VII
Une idylle au pays rouge. — Alacamouïs aime Mikalou. — Cala-
mou jaloux s'interpose. — Traqué par les sortilèges, Alacamouïs
se résout à nous quitter
99
CHAPITRE VIII
Une fête indienne au village de Yamaïké. — Mort de Yakoulo. —
Incinération de sa dépouille. — La « maraké ». — Epreuves et
tortures

112
CHAPITRE IX
La maladie sévit parmi nous. — Le village du chef Panapi. —
Types d'Indiens de notre escorte. — Yapané et son fils Atalia.—
Yalou et Kouni son épouse
123
CHAPITRE X
Nos veillées dans la forêt vierge. — Contes créoles. — La biche
et la tortue
130
CHAPITRE XI
Aponchy nous dit les exploits de Tata-Boni, le héros des légendes
guerrières des nègres du haut Maroni
136
CHAPITRE XII
Les nègres des bois : Boschs et Bonis. — Ce sont des pagayeurs
incomparables.— Cultes. — Mœurs. — Funérailles. — Chez
les Paramakas : une séance de conjuration

143

TABLE DES MATIÈRES
299
CHAPITRE XIII
Blessé au pied par une « raie », Calamou tombe malade. — Fabri-
cation du « couac » et de la « cassave ». — Le feu dans l'abatis. —
L'état de Calamou empire. — Attitude inquiétante des Indiens.
— Comédie du Peau-Rouge Polé lors de la naissance d'un fils.

— Nous quittons Panapi
163
CHAPITRE XIV
Ascension du Knopoïamoé. — Yalou s'enivre. — Les insectes
sont plus à redouter que les fauves. — La Guyane est une vaste
fourmilière
176
CHAPITRE XV
La chute des arbres constitue l'un des périls les plus redoutables.
— Comment on établit un abatis. — Construction d'une piro-
gue. — Ivresse et révolte du nègre Louisa. — On ne devrait
jamais confier d'armes aux enfants ni aux sauvages. — Aux

approches des sources de l'Itany la navigation cesse d'être
possible
184
CHAPITRE XVI
Au village d'Apoïké. — Couita victime des sortilèges. — Un ma-
riage chez les Peaux-Rouges. — Pièges et trappes de chasse et
de pêche. — Le ventre d'un boa. — Le crapaud-bœuf....
195
CHAPITRE XVII
Comment les « piayes » se servent comme auxiliaires, dans leurs
vengeances, des tigres et des serpents
208
CHAPITRE XVIII
Les pratiques superstitieuses des Peaux-Rouges et des Créoles
noirs sont innombrables. — Les reptiles de la Guyane. — Les
remèdes pour serpents. — Singulière vaccination antiveni-
meuse. — Avantage d'être « lavé ». — Comment on prépare, on


300
TABLE DES MATIÈRES
« débouche » un chien pour la chasse. — Les « piayes » (secrets)
qui font tuer du gibier et capturer du poisson. — Tout le monde
en pays nègre est « piayeur » ou « piayé »
216
CHAPITRE XIX
L'araignée-crabe. — Comment on improvise un feu à la mode
sauvage. — Les montagnes Tumuc-Humac. — Départ d'Apoïké
et retour en arrière
226
CHAPITRE XX
Comment s'organise une prospection d'or.— La « battée ». — Le
« sluice ». — Les placers. — Condition actuelle et genre d'exis-
tence des mineurs et chercheurs d'or. — Ce que dit l'oiseau
« Voyons-voyons »
232
CHAPITRE XXI
La descente de l'Itany. — Rencontre d'un compatriote. — La
hauteur des arbres. — La liane à eau. — Les nègres sont fata-
listes : Si Dieu veut, disent-ils. — Bizarres conceptions poli-
tiques des Cayennais
243
CHAPITRE XXII
Le lait des balatas. — La saignée des arbres qui fournissen le
caoutchouc. — Comment on procède à la récolte de la gomme
balata
254
CHAPITRE XXIII
L'oiseau siffleur. — Egaré en forêt vierge. — L'oiseau-mouche. —
La chasse aux « aigrettes »
261
CHAPITRE XXIV
Retour à notre quartier central de l'Ouaqui. — Un séjour chez
les Indiens Emerillons de l'Awa. — Arrivée à Saint-Laurent. —
Nous rallions Cayenne. — Singularité de cette ville
275

301
TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE XXV
Légendes recueillies chez les Emerillons. — Pachiolo me raconte
la création du monde. — De quelle façon peu flatteuse les
« Emerillons » expliquent l'apparition des « Roucouyen-
nes »
282
CHAPITRE XXVI
Conclusion : Qu'attendre des Peaux-Rouges ? Rien au point de
vue économique. — Laissons-les s'éteindre en paix
290
TABLE DES GRAVURES
295
TABLE DES MATIÈRES
297


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