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SAINT-DOMINGUE
A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
ET LA QUESTION
DE LA REPRÉSENTATION COLONIALE
AUX ÉTATS-GÉNÉRAUX
(Janvier 1788 — 7 Juillet 1789)
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SAINT-DOMINGUE
A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
ET LA QUESTION DE LA REPRÉSENTATION COLONIALE
AUX ÉTATS GÉNÉRAUX
(Janvier 1788 — 7 Juillet 1789)
AVANT-PROPOS
Une étude sur Saint-Domingue à la veille de la Révolution
et sur la question de la représentation coloniale aux Etats-
Généraux semble à première vue ne présenter que l'inté-
rêt qui s'attache à un problème de second ordre. Il n'en est
rien, et le travail auquel nous nous sommes livré paraît
démontrer le contraire. Les difficultés soulevées à ce sujet
par les colons et par leurs adversaires donnèrent le signal
d'une des crises les plus graves de l'histoire de la civili-
sation. L'initiative prise étourdiment par un groupe de
planteurs de Saint-Domingue attira l'attention sur une série
de problèmes politiques, économiques et sociaux de la plus
grande portée, et dont la Révolution ne put même esquisser
que des solutions provisoires. Elle provoqua la critique de
tout le système colonial de l'ancien régime, des relations éco-
nomiques entre la métropole et ses possessions. Elle mit à l'or-

SAINT-DOMINGUE
dre du jour, en quelque sorte, de l'opinion française la ques-
tion des droits de l'homme de race inférieure en regard de
ceux de l'homme de race supérieure. L'abolition de la traite
et de l'esclavage se trouva pour la première fois soumise
sons réticences à la générosité d'un grand peuple, et l'égalité
des races, ce problème inquiétant dont on entrevoit au-
jourd'hui à peine les multiples aspects, commença à préoc-
cuper l'esprit d'une génération qui, dans sa marche vers
la lumière et vers la justice, semblait anticiper sur l'avenir.

CHAPITRE PREMIER
Les Planteurs de Saint Domingue en 1788
et les Causes Politiques de leur agitation en
faveur de la représentation coloniale.
Au moment où la France entière, agitée jusque dans ses
profondeurs parle conflit aigu contre la monarchie absolue
et les privilégiés, croyait trouver dans la convocation des
Etats-Généraux l'universel remède aux maux dont elle souf-
frait, il semble que les colonies eussent dû échapper à cette
fièvre. Saint-Domingue, en particulier, avec sa population
d'un demi-million d'habitants, comptait à peine, d'après le
calcul du ministre de la marine La Luzerne, 25.000 blancs
« citoyens majeurs et domiciliés », par conséquent intéres-
sés au spectacle qu'offrait la mère-patrie (1). Le reste des
planteurs, plusieurs centaines, résidait dans la métropole,
dispersé entre les ports de mer, les provinces et la capitale.
Il était difficile d'assimiler une colonie, où la masse des
habitants se composait de mulâtres et d'esclaves noirs, à
une province française. Les institutions fondamentales et
les conditions de la vie y différaient profondément de celles
de la France. Il fallut donc tout un ensemble de circonstan-
ces d'ordre politique, économique et social, pour suggérer
(l) Mém. à l'Ass. Nat. (1790), Arch, parlem., XVI, 300.

6
SAINT-DOMINGUE
à une fraction des blancs l'idée de réclamer une repré-
sentation coloniale.
Une partie des planteurs, la minorité, semble-t-il, si l'on
en juge par l'effectif réduit des promoteurs de cette entre-
prise, 4.000 à peine (1), était alors mécontente du système
administratif dont Saint-Domingue était depuis longtemps
pourvu. La monarchie avait transporté aux Antilles dès
l'origine le régime centralisateur de la métropole. Elle l'avait
même aggravé en donnant, dans ces pays neufs, aux gouver-
neurs militaires une autorité dont ils ne jouissaient pas en
France. Peut-être, ce régime était-il d'ailleurs nécessaire en
un milieu turbulent, dans une société où se mêlaient tous les
éléments, même les pires, et dont la formation se trouvait loin
d'être achevée. L'autorité se partageait entre le gouverneur
général, ancien officier de terre et de mer, qui comman-
dait l'escadre et les milices, présidait le Conseil supérieur,
promulguait les lois, nommait à la plupart des emplois,exer-
çait la police, distribuait les concessions de terre, et un
intendant de justice, police et finances, qui avait dans ses
attributions l'administration financière et économique, avec
une partie de l'administration de la justice. Sous les ordres
du gouverneur général étaient placés les officiers et les
soldats des deux régiments d'infanterie et du régiment d'ar-
tillerie détachés dans l'île, ceux de la maréchaussée et des
milices, les commandants militaires et les majors dans les
villes, les commandants de quartier et aides-majors dans
les bourgs et les campagnes, et les lieutenants-généraux
de chacune des trois provinces. L'intendant avait sous sa
direction les ordonnateurs, ingénieurs, arpenteurs, voyers,
(1) Voir ci-dessus, chapitre IV

A LA VEILLE DE LA REVOLUTION
7
comptables et autres administrateurs civils. La prépondé-
rance appartenait au gouverneur général, qui ne restait pas
en fonctions plus de trois ans. En fait, depuis longtemps,
des tiraillements se manifestaient entre ce haut fonction-
naire et l'intendant.
Nulle part n'existaient des municipalités. Dans les
paroisses, des marguillers, comme nos collecteurs, assu-
maient seulement la levée des taxes locales. La Marti-
nique et la Guadeloupe avaient été dotées d'Assemblées
coloniales où figuraient les représentants des planteurs.
Saint-Domingue n'en possédait pas, bien qu'à l'époque de
Choiseul on eût tenté d'en accorder à cette colonie. Les
seuls corps qui parussent représenter les colons étaient
les Chambres mi-partie d'agriculture et de commerce insti-
tuées en 1759 et 1761 au Cap Français et à Port-au-Prince.
Cependant, malgré l'omnipotence du gouverneur général et
de l'intendant, l'autorité faiblissait souvent, soit que ces
deux délégués du roi entrassent en conflit, soit que l'esprit
frondeur des colons éludât la rigueur des ordonnances.
L'administration supérieure avait d'ailleurs beaucoup fait,
surtout depuis le milieu du XVIIIe siècle, pour améliorer le
régime économique de l'île, pour y stimuler la production,
pour y développer les moyens de circulation et d'échange,
pour y organiser une bonne police, pour y régulariser la
justice et l'administration des impôts. Dans les dernières
années de l'ancien régime particulièrement, elle se mon-
trait active et prévoyante, probe autant que paternelle (1).
Le ministre de la marine, chef suprême, après le roi, de
l'administration coloniale, était à ce moment un ancien gou-
(1) Ce tableau est le résumé d'études spéciales qui paraîtront ultérieure-
ment.

SAINT-DOMINGUE
verneur de l'île, M. de La Luzerne. Ce grand seigneur, qui
avait pour frères l'évêque-duc de Langres et l'ambassadeur
de France en Angleterre, était un esprit cultivé et libéral.
Neveu de Malesherbes, il passait, nu dire même de ceux
qui furent, deux ans plus tard, ses pires détracteurs, pour
un homme « sage, éclairé, ami de la justice». Lieutenant-
général depuis 1784, il était arrivé dans l'île en décembre
1785, et avait appris, en novembre 1787, à Port-au-Prince,
que le roi venait de le désigner deux mois auparavant poul-
ie ministère de la marine. Le public avait fait une détesta-
ble plaisanterie au sujet de sa nomination : « Il y a assez
« longtemps, disait-on, que les Français mangent du foin;
« on est allé leur chercher de la luzerne en Amérique. »
Mais on lui attribuait « infiniment de connaissances, et
« particulièrement sur le commerce ». Il devait montrer au
ministère,comme dans son gouvernement, de la mesure, de
la douceur, et, suivant l'expression du temps, des lumières,
mais aussi beaucoup d'irrésolulion et de faiblesse. Les plan-
teurs, mécontents de lui en 1790, firent sourire quand ils
l'accusèrent de tyrannie et prétendirent lui attribuer les traits
d'un dictateur. Il avait été présenté au roi à Versailles le
22 décembre 1788 et il prêta serment le lendemain (1). Son
successeur à Saint-Domingue était un brave soldat, dont
la candidature l'emporta sur celle de 15 concurrents, officiers
généraux ou brigadiers. Marie-Charles du Chilleau, le nou-
veau gouverneur-général, appartenait par ses origines au
(1) Almanack royal, 1790,
p. 224; Correspondance secrète,
pp.
Lescure, II, 185; Mém. de Malouet, 1,291 ; Mercure de France, 5 janv. 1788,
p. 26 ; Dénonc. de Gouy d'Arsy contre La Luzerne, 1790; Mém. justif. de
La Luzerne, Arch. Part.,XVI, 278-310; Arch. Nat., D. XXIX, 98, 101;
Discours des dép. des colons,
20 oct. 1790, p. 4; Voeu patriotique d'un Améri-
cain (1788), pp. 3 et 4, collection Carré.


A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
9
Poitou, où il possédait les marquisats du Chilleau et d'Air-
vault et la baronnie de Mons-en-Gâtine. Il avait épousé
successivement deux demoiselles nobles de sa province na-
tale : Jeanne Barton de Montbas (1761) et Floride de Mon-
tulé. Capitaine au régiment du roi-infanterie, guidon des
gendarmes de la garde du roi, puis colonel du régiment de
Guienne, il avait servi avec La Luzerne, pendant la guerre
d'Amérique, comme brigadier et maréchal de camp, tandis
que son frère le vicomte du Chilleau se distinguait par plu-
sieurs actions d'éclat dans l'escadre d'Estaing (1). Le mar-
quis de son côté participait à la victoire de la Dominique.
Nommé gouverneur de cette île (7 septembre 1777) conquise
sur les Anglais, il avait été chargé de conduire en France
le gouverneur anglais, lord Macartney prisonnier, en même
temps que d'y porter les drapeaux pris à la Grenade. Après
la guerre, on le nommait commandeur de Saint-Louis, puis
grand-croix. Le ministre de la marine le désignait au choix
du roi le 7 mars 1788 comme « le plus digne » d'occuper
les hautes fonctions de gouverneur général de Saint-Domin-
gue et des îles françaises d'Amérique sous-le-Vent (2).
Le 8 mars, il était présenté au roi et « avait l'honneur, sui-
« vant le cérémonial, de lui faire ses remerciements ». Mais
il n'arriva à Port-au-Prince qu'en décembre 1788; il s'était
embarqué à Rochefort dans l'avant-dernière semaine d'oc-
tobre ; sa frégate avait failli sombrer à la sortie du port (3).
Il semble avoir montré dans son gouvernement peu d'ap-
titudes ; il flotta irrésolu entre les conseils de l'intendant et
(1) B. Filleau, Dict. des Familles du Poitou, II, 466.— (2) Corresp.
secrète, I, 275-276; Copie du mémoire présenté au roi par La Luzerne,
7 mars 1788, dans le Mémoire de La Luzerne, 1790, Arch. Part., XVI, 348,
n° IX ; 324. — (3) Mercure de France, 31 mars 1788, p. 182 ; nov. 1788, p. 34.
2

10
SAINT-DOMINGUE
les inspirations des planteurs, et il ne parvint qu'à mécon-
tenter tour à tour les uns et les autres (1).
Le véritable maître de la colonie était alors depuis quatre
années l'intendant François Barbé de Marbois. Il avait 44
ans. Ce Lorrain de haute intelligence devait poursuivre, pen-
dant la Révolution, l'Empire et la Restauration,la plus bril-
lante carrière, successivement maire de Metz, ambassadeur,
député de la Moselle aux Anciens, conseiller d'Etat, Direc-
teur général du Trésor, 1er président de la Cour des Comptes,
sénateur, pair de France, ministre de la justice. Fils d'un
Directeur de la monnaie, Conseiller au Parlement des Trois-
Evêchés, il était devenu intendant de Saint-Domingue en
1785; il y faisait enregistrer ses pouvoirs le 9 novembre.
Administrateur actif, probe, rigide, il y avait fait exécuter
de grands travaux d'utilité publique, mis fin, comme prési-
dent du Conseil supérieur, à la lenteur des procès, sévi
rudement contre les magistrats négligents et les comptables
concussionnaires. La colonie avant son arrivée était endet-
tée; il l'avait entièrement libérée par l'ordre et l'économie
de son administration. Il avait mis fin au système des anti-
cipations, établi le régime des paiements au comptant,et il
avait même accumulé plus d'un million de réserve dans les
caisses publiques (2). Il s'était d'ailleurs attiré beaucoup
d'inimitiés parmi les solliciteurs de concessions évincés,
les fonctionnaires prévaricateurs ou incapables, la tourbe
des gens de loi qui vivaient des vices de la procédure. Cet
administrateur excellent et sévère pouvait mériter l'appro-
(1) Mém. justif de B. Marbois et de Du Chilleau, 1790. — (2) Mémoire
de La Luzerne (1790), Arch. Part., XV,
Mém. justif. de B. Marbois,
1790,
1, 22, 26, 27; Notice sur Barbé Marbois, 1834, in-8 ; Moreau de
Saint-Méry, Loix, VI, p. VII.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
11
bation du roi et des planteurs d'esprit rassis. Il apparaissait
aux yeux des autres comme une sorte de tyran qui méritait,
affirmaient-ils, l'exécration générale.
Au reste, la haine des colons, parfois clairvoyante, eût
dû s'adresser moins aux hommes qu'au système adminis-
tratif. En « aucun pays, déclaraient de bons observateurs,
« il n'y a autant d'abus qu'à Saint-Domingue ». Notre pays,
disaient les colons en 1790, « a constamment gémi sous le
« joug. Nulle loi fixe ne le régissait. Les ministres de la
« marine le considéraient comme leur patrimoine. Les
« généraux et les intendans s'y abandonnaient à tous leurs
« caprices ». Le gouverneur a « la faculté de faire des lois,
« de donner essor à sa volonté arbitraire et d'être avec le
« ministre le souverain arbitre » de l'île. Il exerce un pou-
voir « monstrueux », source de vexations infinies. « En
« môme temps chef de la justice et chef militaire », il tient
entre ses mains la vie et la fortune de tous. « Les conseils
« de guerre, s'écrient les colons, précipitent nos conci-
« toyens dans les prisons ». « Les états-majors se sont attri-
« bué des fonctions arbitraires. L'épée, dans les cas de
« contravention aux lois prohibitives, commence par se
« saisir du délinquant et presque toujours les officiers des
« amirautés ne font leurs poursuites que sur sa dénoncia-
« tion. » Les officiers de ces états-majors
ׂ
« sans moyens et
« sans industrie », préoccupés du désir de « faire fortune»,
trafiquent des concessions, des surséances, des questions
de propriété, d'usufruit ou de servitude, décident pour une
foule de délits, se servent enfin du service de la milice
comme d'un instrument de vexation pour les uns, de faveur
pour les autres. Aux riches habitants des paroisses on donne
le commandement des miliciens, avec la croix de Saint-

12
SAINT-DOMINGUE
Louis comme hochets. Aux officiers des régiments, on
réserve les places lucratives des états-majors et des conseils.
L'administration civile, d'après les planteurs et les gens
de loi, ne vaut pas mieux. Les fonctionnaires surabondent ;
ils volent, gaspillent et oppriment sans merci. L'intendant
et son nombreux cortège de commis, de chefs de bureau,
d'ordonnateurs, d'arpenteurs et de voyers, multiplie « les
attentats » contre le colon. Les « administrateurs interrom-
« pent le cours des lois les plus sacrées, exigent une obéis-
« sance aveugle pour le moindre de leurs caprices, trafi-
« quent des plus honteux privilèges, pillent le trésor public
« et les fortunes particulières ». « Pour quelques pièces
« (de monnaie), on fait faire un faux aux agents du fisc ».
Préposés civils et militaires « ont la toute-puissance des
« visirs » (1). Ainsi parlent les colons, et s'ils exagèrent
beaucoup, il faut convenir que sur bien des points les aveux
des intendants et des observateurs contemporains leur
donnent raison. La répression impitoyable dont l'énergique
Barbé-Marbois prit l'initiative montre la profondeur de la
corruption administrative et financière. Le régime des
concessions, de leur attribution et de leur retrait, l'organi-
sation de la police, de la milice et des finances ouvraient
la voie à une foule d'abus, aux plus graves de tous, ceux
qui portent atteinte à la personne et à la fortune (2). Malouet
ne convient-il pas qu'à Saint-Domingue l'administration
menace le droit de propriété « par ses ordres arbitraires »,
(1) Hilliard d'Auberteuil, II, 350; Raynal, V, 247; Relation authentique,
9 août 1790, p. 72; L'Ass. de la partie française de Saint-Domingue aux
Français
(17 sept. 1790), p. 4; Nouvel Examen du rapport Barnave, p. 85;
Grégoire, Mémoire sur les gens de couleur, p. 6; Discours, 2 octobre 1790,
p. 4. — (2) Résumé d'un tableau développé d'un ouvrage qui paraîtra ulté-
rieurement.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
13
le commerce et la culture « par son système de police mili-
« taire (1) »? « Des gouverneurs, des intendans, des états-
« majors et des milices nous ont désolés pendant un siècle,
« disaient les colons, et ces quatre fléaux réunis » éloignent
les planteurs de la colonie, quand ils ont fait fortune (2).
À ces vices trop réels du régime administratif et mili-
taire, les colons mécontents auraient pu ajouter ceux du
système judiciaire : à savoir le mauvais recrutement des
juges trop souvent pris parmi le rebut de la magistrature,
ou pis encore, choisis au hasard parmi des commis, des
marchands, des officiers réformés ; la vénalité des offices de
judicature qui valaient à Saint-Domingue 15 à 40.000fr. ;
les lenteurs et les frais infinis de la procédure (3). Mais
parmi les mécontents se trouvaient beaucoup de gens de
loi, avocats et procureurs, qui n'avaient garde de signaler
ces vices dont ils vivaient. Au contraire, ils s'insurgeaient
contre les décisions qui avaient frappé des magistrats
négligents et jetaient les hauts cris, parce que l'intendant
venait de demander la démission d'un membre du Conseil
supérieur coupable d'être resté 15 mois sans paraître à son
siège (4). Le grand grief invoqué contre les administrateurs
portait sur la réforme des tribunaux décrétée par Castries
en mai 1787. Elle accordait aux sénéchaussées et amirau-
tés de l'île le droit de juger en dernier ressort jusqu'à
6.000 l. et ordonnait la réunion en un seul des deux Con-
seils supérieurs du Cap-Français et de Port-au-Prince. Les
deux villes allaient être jointes par une grande route et un
service de messageries. L'utilité de deux Cours souveraines,
(1) Malouet, Mém., 1,38. — (2) Sources citées page précédente. — (3) Ma-
louet,IV,284,293. — [4) Sur cette affaire,voir le 6e chef de dénonciation contre
La Luzerne et le Mémoire du ministre, 1790, Arch. parlem., XIV, 282, 311.

14
SAINT-DOMINGUE
affirmée par une partie des colons, niée par l'intendant et le
gouverneur, était-elle incontestable? On ne peut guère s'en
rendre compte,à distance des événements (1). La mesure
lésait certainement des intérêts privés et la province du
Nord, qui perdait son Conseil supérieur siégeant au Cap,
tandis que celui de Port-au-Prince, dans la province de
l'Ouest, était maintenu et accru, se jugea lésée, protesta
avec véhémence, prétendit qu'on voulait punir l'esprit d'in-
dépendance de ses magistrats et assurer « à l'avenir l'exé-
cution des volontés despotiques». Le président du nouveau
Conseil supérieur, un Poitevin, Grellier du Fougerou, ne fut
point attaqué. Mais le procureur général, M. de Lamardelle,
fut accusé d'être le valet complaisant du ministre et des
administrateurs (2).
A côté de ce programme négatif, formé de critiques contre
l'administration, le parti des colons mécontents avait un
programme positif, formé de plans plus ou moins vagues de
réforme. Outre le rétablissement de deux Conseils supérieurs,
ce dernier contenait des vues dont les unes étaient légitimes
et les autres singulièrement dangereuses. En premier lieu,
le parti des planteurs opposants réclamait pour l'île l'au-
tonomie politique et administrative sous la suzeraineté de
la métropole. Saint-Domingue, d'après eux, n'est pas une
colonie, mais plutôt un pays d'Etat, auquel on pourrait
donner le nom de province franco-américaine (3). Elle doit
être assimilée aux provinces de France pourvues de ce
régime et avoir par conséquent le droit de se gouverner.
Aussi devrait-on créer des municipalités dans les paroisses et
(1) 6e chef de dénonc. contre La Luzerne, Arch. Part., XVI, 282 et suiv.
— Moreau de St-Méry, Considér., p. 16. — (2) Discours du marquis de Co-
cherel, 26 novembre (?) 1789, Arch. Part., X, 266. — (3) Vœu patriote
d'un Américain (1788), p. 4.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
15
des Assemblées provinciales dans chacune des trois grandes
divisions de l'île, le Nord, l'Ouest et le Sud. Ces assemblées
voleront l'impôt, discuteront et adopteront les lois qui
seront soumises à la sanction du roi. De même qu'en
France, les assemblées provinciales auront pour les repré-
senter auprès de l'administration des Commissions intermé-
diaires ; les corps analogues qui seront créés à Saint-Domin-
gue pourront être représentés à Paris par un Comité colonial.
Cette commission « toujours subsistante dans la capitale sera
« la caution du respect et de la fidélité » des colons « à
« remplir leurs engagements ». Nos « gouverneurs, nos
« intendants, dit une brochure de 1788, nos Conseils supé-
« rieurs n'en auront pas un caractère moins respectable;
« leur autorité ne perdra rien ». Le Comité colonial pré-
sentera à la sanction royale les décisions législatives des
Assemblées coloniales. Sur l'organisation du corps électo-
ral chargé de nommer ces assemblées, les colons formulent
divers projets. Les uns proposent de le composer des
« communes et juridictions des douze cités de chaque pro-
vince » sans distinction d'ordres. Les autres pensent qu'il
faut accorder l'égalité des suffrages à tous les blancs, parce
qu'à Saint-Domingue il n'y a pas de tiers état ni de peuple
libre, les « esclaves remplaçant cette classe laborieuse ».
« Il n'y a qu'un seul ordre de citoyens, les propriétaires
« planteurs, qui, sous ce rapport, sont égaux, tous soldats,
« tous officiers et tous appelés par conséquent à jouir des
« privilèges de la noblesse » .
De même, lorsque les Etats généraux seront convoqués,
les blancs seuls auront la faculté de déléguer leurs députés
à cette grande assemblée : « Nous y sommes, dira l'un
d'entre eux, M. de Cocherel, « en 1789, cela doit vous

16
SAINT-DOMINGUE
suffire». Prétention dangereuse, puisqu'elle soulevait le
problème des droits réciproques des races établies à Saint-
Domingue.
D'autre part, comme
les planteurs récla-
maient pour les propriétaires seuls les privilèges politi-
ques, ils risquaient de provoquer les réclamations des
petits blancs, c'est-à-dire des gens de métier, artisans,
commissionnaires, établis dans les villes et bourgs, sans
y posséder des droits de propriété. En dépit de vagues
formules de respect qui se trouvent encore en 1788 dans
les écrits des colons, ils songeaient aussi à réformer profon-
dément l'ancienne administration. La justice serait trans-
férée exclusivement aux tribunaux civils; quelques-uns
parlaient même de réorganiser l'ordre judiciaire encore très
informe à Saint-Domingue, où il n'y avait pas, à propre-
ment parler,de magistrature, disaient-ils. On créerait un Par-
lement sans inamovibilité à la place du Conseil supérieur.
Les pouvoirs civils seraient divisés; le pouvoir militaire
« toujours entreprenant » devra être « circonscrit ». Aux
colons on réserverait la plupart des fonctions administra-
tives dans l'île, avec droit à la noblesse après quinze ans
d'exercice. On éviterait ainsi à la fois le despotisme militaire
et la mobilité « continuelle de vues ou de conduite » dans
l'administration qui avait jusque-là caractérisé le gouver-
nement de la colonie (1). Enfin, parmi les planteurs rési-
dants à Saint-Domingue commençaient à se faire jour des
idées séparatistes. L'exemple des Etats-Unis voisins de l'île
n'avait pas été perdu. Une brochure parue en août 1788 crut
(1) Vues exposées dans le Vœu patriotique d'un Américain (août 1785),
pp. 4à 12 ; l'Essai sur l'Adm. des Colonies et partie d'une partie de celle de
Saint-Domingue, 1788, in-8°, pp. 68 et suiv.; le discours de Cocherel, Arch.
Part., X, 266 ; Moniteur, II, 262; le Plan d'une convoc. des planteurs de Saint-
Domingue (nov. 1788), les cahiers de Saint-Domingue, 1789, ci-dessous cités.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
17
devoir défendre les colons contre ce reproche (1). Il est
certain que les planteurs fixés en France ne pouvaient être
suspectés à cet égard. Mais les blancs établis dans l'île
n'étaient pas tous exempts de ces tendances. L'événement
devait prouver que des hommes aigris, de tempérament
irritable, comme les Larchevêque Thibaut, les Rouvray, les
Laborie, étaient tout à fait capables, quand ils se croiraient
lésés dans leurs intérêts, de songer à trancher les liens qui
unissaient la colonie à la mère-patrie (2).
Les griefs politiques avaient donc sans doute exercé une
certaine influence sur leur attitude. Mais ce furent surtout
des revendications d'ordre économique et social qui déter-
minèrent l'agitation au sujet de la députation coloniale.
Les premiers n'auraient pas suffi à donner à la campagne
des colons l'ardeur et la persévérance que leur inspirèrent
l'appréhension de leur fortune ou de leur caste menacées.
CHAPITRE II
L'Agitation en faveur de la Représentation
Coloniale et les Griefs Economiques
des Planteurs.
Les planteurs ne se jugeaient pas en effet seulement
lésés par le système politique et administratif que main-
tenait la métropole. Ils supportaient avec plus d'impatience
encore le régime économique qu'elle leur imposait, bien
que ce régime fût, sur beaucoup de points, moins oppressif
que celui des colonies anglaises.
(1) Vœu patriote d'un Américain, p. 12. — (2) Mémoire des députés de
Saint-Domingue, s. I. n. d. (fin 1789) Bibl. nat. Lk. 12/261.

18
SAINT-DOMINGUE
L'Etat avait conservé à Saint-Domingue la propriété émi-
nente du sol. Les colons auxquels des concessions étaient
accordées par le gouverneur et l'intendant se plaignaient
de l'arbitraire et du favoritisme qui inspiraient, prétendaient-
ils, les administrateurs. Ce fut l'un des chefs d'accusation les
plus violents formulés contre La Luzerne et Barbé-Marbois .
Leurs récriminations à cet égard semblent avoir été exa-
gérées, si l'on en juge parla réponse de ces derniers. Plus
fondés peut-être étaient les griefs auxquels donnaient lieu
les ordonnances relatives aux déchéances, aux limites, à L'é-
tendue, àl'irrigation desconcessions. Elles ouvraient en effet
la voie aux caprices et aux excès de zèle de l'administration,
aux procédures infinies et coûteuses devant les tribunaux (1).
Mais le motif le plus grave de dissentiments entre les colons
cl la métropole provenait du régime commercial appliqué à
Saint-Domingue. Les planteurs dominicains étaient fiers du
rôle capital que jouait le commerce de leur île dans l'ensem-
ble des échanges de la France. Ils se considéraient volontiers
comme les bienfaiteurs de la métropole, comme les auteurs
de sa fortune.Saint-Domingue, disait peu après 1789 un pam-
phlétaire à leur solde, Linguet, « entretient à la France mille
vaisseaux », lui procure « une circulation annuelle de 200
« millions, consomme pour 150 millions de productions
« territoriales françaises et nourrit dans le sein du royaume
« 6 millions de ses plus industrieux habitants ». Certains
planteurs, en veine d'hyperbole, allaient jusqu'à parler de
8 millions de Français qui vivaient des relations avec la
reine des Antilles. La réalité différait sans doute beaucoup
de ces calculs exagérés. Elle n'en était pas moins faite pour
(1) Voir les mémoires justificatifs de La Luzerne et de Barbé-Marbois,
ainsi que les chefs d'accusation contre La Luzerne, cités ci-dessus.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
19
donner aux planteurs une haute idée de l'influence écono-
mique qu'ils exerçaient.
Saint-Domingue devenu le plus grand producteur de sucre
du monde entier, l'un des principaux marchés d'appro-
visionnement pour le café, le coton, l'indigo, les bois de
teinture, les cuirs, importait vers 1788, en France, envi-
ron 140 millions de francs de ces divers produits, et ache-
tait à la métropole pour 52 millions environ d'objets fabri-
qués et de marchandises ou denrées de diverse nature.
Son commerce entrait pour un quart dans l'ensemble des
transactions de la métropole. Il paraissait d'autant plus
lucratif qu'il alimentait d'autres trafics très avantageux.
C'est ainsi qu'une bonne part des denrées coloniales en pro-
venance de Saint-Domingue étaient réexportées et vendues
à beaux bénéfices aux autres pays européens. Notre com-
merce fournissait ainsi de sucre, de café, de coton et d'in-
digo une partie des marchés d'Europe, notamment ceux du
Nord. On évaluait à plus de 150 millions la valeur de ces
réexportations pour l'ensemble des produits coloniaux, et
comme ces ventes étaient très supérieures aux achats faits
sur ces marchés, on considérait comme un fait capital la dif-
férence de 60 à 70 millions qui en résultait en notre faveur
et qui se soldait en argent. De cette manière la France avait
enlevé à ses rivaux commerciaux, notamment aux Anglais,
une source importante de trafic, et de plus la balance du
commerce nous devenait avantageuse. « Si nous n'avions
« pas une semblable masse à livrer aux Européens, disait
« un député à la Constituante, il arriverait que la valeur de
« nos exportations en articles du sol et de l'industrie de
« la France ne s'élèverait pas à plus de 200 millions. L'or-
« dre actuel des échanges subitement anéanti nous appau-

20
SAINT-DOMINGUE
« vrirait de plus en plus, tant par un écoulement conti-
« nuel de notre numéraire que par la suppression des bran-
« ches de travail qu'alimente le commerce des colonies ».
En effet, le trafic avec Saint-Domingue contribuait à faire
vivre bon nombre de producteurs et de fabricants français,
une foule de commerçants, de commissionnaires et de mate-
lots, 3 millions, disaient les uns, 8 millions, affirmaient
les colons. Les agriculteurs de la métropole approvision-
naient la colonie de produits alimentaires, farines de Mois-
sac, de Nérac, de la Mothe-Sainte-Héraye, vins et eaux-de-
vie de Guienne, de Languedoc, d'Angoumois, jambons de
Bayonne, lard, petit salé,bœuf salé,beurres de nos provinces
maritimes. La Provence lui expédiait ses huiles et ses savons.
Les armateurs de Dunkerque, de Saint-Malo, des Sables-
d'Olonne, de Saint-Jean-de-Luz et de Bayonne lui fournis-
saient la morue et le saumon salé. Saint-Domingue faisait
venir de France jusqu'à ses matériaux de construction : pier-
res, briques, carreaux, ses bois de charpente, ses bois mer-
rains. Le Poitou, par Bordeaux et la Rochelle, la Bretagne,
par Nantes, lui vendaient les feuillards et les cercles fournis
par les châtaigniers sauvages de leur sol. Du Mirebalais, les
planteurs liraient les beaux ânes reproducteurs nécessaires
pour maintenir leur troupeau de mulets. A nos centres
manufacturiers, ils demandaient les draps, les soieries, les
toiles, les cotonnades, les mousselines, les mouchoirs, la
lingerie, les chapeaux, les chaussures, les modes, la mer-
cerie, le papier, la cire et la vannerie, la chandelle, le brai,
les cordages, les voiles, la faïence, les cloux, la ferronne-
rie, la quincaillerie, l'argenterie, la bijouterie, jusqu'aux
« pipes à fumer », en un mot, tous les objets fabriqués
indispensables à la vie civilisée.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
21
Aux 50 millions provenant de ces ventes à Saint-Domingue,
on ajoutait d'ordinaire les bénéfices que procurait la traite
des noirs dont la grande île était le principal débouché, et
ceux que donnaient les transports par mer alimentés par les
diverses branches du commerce colonial. Pour subvenir à
la traite, la France vendait en 1788 10 millions 1/2 de
marchandises sur la côte d'Afrique auxquels il fallait ajou-
ter 6 millions 1/2 pour le fret. La traite elle-même, c'est-à
dire la vente des nègres, créait un mouvement de fonds
évalué à 43 ou 44 millions. Nos ports, Bordeaux en tête, puis
Marseille, Nantes, le Havre, Rouen, la Rochelle, Dunker-
que, Honfleur, Saint-Malo, les Sables, Bayonne ne vivaient-
ils pas de l'immense mouvement provoqué par ces divers
échanges? Sur 5500 navires français occupés au commerce
de longcours, 677 transportaient constamment aux Antilles
nos produits et en rapportaient ceux de nos colonies, tandis
que 105 autres faisaient la traite des nègres, et sur les 677
du premier groupe, 465 étaient employés au seul trafic avec
Saint-Domingue. Le prix du fret s'élevait alors entre 100 et
120 fr. par tonneau. Les bénéfices résultant du transport de
nos productions aux Antilles, de celles des Antilles en France
et de la traite des nègres s'élevaient,croyait-on, à 40 mil-
lions 1/2 de francs. Si on y joignait ceux du commerce de
circuit avec l'Afrique et des réexportations de denrées colo-
niales en Europe, on arrivait au total, énorme pour le temps,
de 76 millions. Ainsi vivaient 15.000 de nos marins et des
centaines d'armateurs. Ainsi s'expliquaient la prodigieuse
prospérité et le luxe de nos ports. Leur fortune était en
grande partie faite du magnifique essor de la production à
Saint-Domingue. Les planteurs jugeaient que le commerce
français jouissait en égoïste du fruit de leur travail, tandis

22
SAINT-DOMINGUE
que les fabricants et les négociants de la métropole regar-
daient les colons comme des brouillons et des ingrats (1).
Les principes du pacte colonial, appliqués d'ailleurs en
France avec moins de rigueur que dans les autres grands
Etats colonisateurs, semblaient encore, à ce moment, au-
dessus de toute atteinte. « Il convient, disait le député
« de Nantes Mosneron de l'Aunay, que la nation four-
« nisse exclusivement les colonies de tout ce qu'elle peut
« fournir et que les revenus de ces colonies lui appartien-
« nent. » « La destination de nos colonies, affirmait la
« Chambre de commerce de Bordeaux, est de consommer
« les produits de la métropole et de vendre à celle-ci exclu-
« sivement leurs produits. » « Le contrat qui lie les
« colonies à la métropole, déclarait la Chambre de com-
« merce de la Rochelle, les a mises dans une telle cor-
« respondance d'intérêts que, regardées comme provin-
« ces de la même monarchie, elles doivent être pro-
« tégées comme partie du tout, lui rendre en denrées ce
« qu'elles en reçoivent en moyens de cultures et enfin s'en-
« richir l'une par l'autre. » L'Etat admettait ces théories et
les appliquait: « Dans le royaume, disaient les instructions
« données aux gouverneurs de Saint-Domingue, le com-
« merce n'est encouragé qu'en faveur de la culture ; dans
« les colonies, au contraire, la culture n'est encouragée et
« établie qu'en faveur du commerce. » C'est pourquoi les
colons ne sont pas admis à créer des établissements indus-
triels,sauf des ateliers de poterie, des briqueteries, des fours
à chaux, des guildiveries, ces dernières pour l'utilisation des
mélasses et résidus sucriers. Pendant longtemps, il leur
(1) Ce tableau est le résumé d'une étude plus approfondie qui paraîtra ulté-
rieurement

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
23
a été interdit de raffiner les sucres bruts, et si depuis 1722
ils ont été autorisés à préparer dans leurs ateliers le sucre
terré ou cassonade, ce n'est pas sans de vives réclamations
des raffineurs métropolitains. Le privilège de fabrication des
sucres raffinés est encore, en 1788, réservé aux raffineries
de France. De même que les planteurs ne doivent pas entrer
en concurrence avec l'industrie de la métropole, de même
il ne leur est pas permis de nuire aux intérêts de l'agricul-
ture française. Aussi, l'introduction du rhum est-elle limi-
tée et celle du tafia interdite, pour éviter la rivalité de ces
produits avec les eaux-de-vie de France. Le fisc juge-t-il à
propos, pour empêcher la contrebande, de prohiber la cul-
ture du tabac dont la Ferme générale a le monopole de
vente? Saint-Domingue devra s'abstenir d'exporter le tabac
colonial, dont il avait fait autrefois un grand commerce.
Le trafic des denrées coloniales est réservé aux négo-
ciants français, ainsi que le transport des produits de
la métropole et de toutes sortes d'autres marchandises
dans la colonie. Il est vrai que peu-à-peu, par une série
d'arrêts ou d'ordonnances, les denrées coloniales, su-
cres, cafés, cacaos, indigos, cotons, etc., ont bénéficié du
régime de l'entrepôt en France et de faveurs douanières
importantes. De même, l'interdiction absolue du commerce
avec les étrangers n'existe plus. Elle n'avait eu pour effet
que de stimuler la contrebande. On avait donc créé un
port franc en 1766 au Môle Saint-Nicolas. Puis était inter-
venu l'arrêt du Conseil du 30 août 1784, qui avait autorisé
les étrangers à faire le commerce d'importation et d'expor-
tation limité à certains articles et à trois ports d'entrepôt :
le Cap français, les Cayes et Port-au-Prince. Il leur était
permis de vendre aux colons des bois de toute espèce, du

24
SAINT-DOMINGUE
charbon de terre, de la résine et du goudron, des cuirs
verts, en poil ou tannés, du bétail vivant, du bœuf salé,
mais non du porc, de la morue, du poisson salé, du riz, du
maïs et des légumes, bref des matières premières et des
produits d'alimentation, pourvu qu'ils n'entrassent pas en
concurrence avec ceux que la métropole fournissait abon-
damment. A leur tour, les colons pouvaient leur vendre des
rhums, des sirops et des tafias produits dans l'île, et des
marchandises d'origine française, vins, eaux-de-vie, huiles,
savons et draps. Les Anglais, les Américains, les Hollandais
et les Espagnols avaient profité de cette tolérance. Ils
avaient engagé avec Saint-Domingue un trafic ostensible
évalué, en 1788, à 7 millions pour les importations dans la
colonie, à 3.700.000 fr. pour les exportations, mais la
contrebande n'avait guère reçu de ces demi-mesures qu'un
nouvel encouragement.
Le gouvernement n'était parvenu ainsi qu'à mécontenter
le commerce métropolitain sans satisfaire les planteurs. Les
négociants défendaient leur monopole avec acharnement
depuis le début du XVIIIe siècle. « Admettre l'étranger dans
« nos colonies, disait la Chambre de commerce de la Ro-
« chelle, ce serait l'associer aux bénéfices qu'elles procu-
« rent; ce serait leur accorder une partie des produits d'é-
« tablissements auxquels ils n'ont pas contribué. » Admettre
les colons à introduire en France leurs tafias, déclarait la
Chambre de commerce de Toulouse, « serait ruiner le cré-
dit et la consommation des eaux-de-vie de France ». On a
voulu autoriser le terrage des sucres, observent les négociants
Rochelais. Qu'a-t-on obtenu ? « La destruction de plus de
40 raffineries françaises qui faisaient un mouvement annuel
de 40 millions. » Le trafic direct des colons de Saint-Do-

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
25
mingue avec les nations étrangères, même limité au sucre,
au café et au colon, n'aurait pour effet que d'enrichir Ams-
terdam, Rotterdam, Hambourg et Londres des bénéfices
de notre commerce de réexportation. Toute porte ouverte,
même restreinte à la franchise d'un port comme le Môle
Saint-Nicolas, permet aux étrangers de nous ravir le fruit
de nos efforts. « Il est indispensable, déclare nettement la
« Chambre de commerce de Bordeaux, d'interdire tout
« commerce étranger avec les îles. Les colonies appartien-
« nent à la France ; elles sont faites pour la métropole. »
Aussi, nos ports protestaient-ils avec véhémence contre
l'arrêt du 30 août 1784. C'est la Chambre de commerce du
Havre qui signale la perte ainsi causée à notre marine
marchande et qui ajoute : « Ce que la métropole ne produit
« pas, ne doit pas moins être l'objet de son commerce
direct » avec les colons. « L'arrêt qui a permis l'entrepôt aux
« colonies des marchandises étrangères, disent les négo-
« ciants de
Bordeaux (1788), frappe l'agriculture,
les
« manufactures, la navigation. On a sacrifié la France aux
« colonies ; il faut revenir aux principes et défendre le
« commerce aux étrangers. » La Chambre de commerce
de la Rochelle montre de son côté le préjudice que cette
mesure cause au commerce français. Les 50.000 barriques
de sucre que nous fournissions aux Etats-Unis y vont dé-
sormais en droiture sans passer par les ports de France. De
même les sucres blancs et les cafés passent directement à
Ostende et à Hambourg, l'indigo en Angleterre. Il ne reste
plus à nos armateurs que le transport peu rémunérateur des
sucres bruts. Ainsi, l'étranger s'approprie un bénéfice qui
devrait rester aux nationaux, la contrebande est encouragée,
la marine anglaise se développe aux dépens de la nôtre. Les
3

26
SAINT-DOMINGUE
colons se plaignent à tort des prétentions du commerce de
la métropole. Celui-ci invoque la légitime et exclusive
« possession où sont les Français d'exploiter » le trafic des
colonies. Vainement, les planteurs allégueraient-ils l'excès
du privilège. Les provinces françaises ne sont-elles pas
soumises de leur côté à des règlements et à des entraves ?
D'ailleurs, les colonies oublieraient-elles les devoirs de la
reconnaissance ? Le monopole commercial n'est que la juste
rançon « des frais de leur éducation et du maintien de
leur prospérité ». En résumé, auraient dit volontiers les
partisans du pacte colonial, périssent les colonies plutôt
que nos privilèges ! « Il vaudrait mieux pour la France,
avouaient en effet les armateurs de Bordeaux, abandonner
une partie » de notre Empire colonial, « que d'entretenir à
« grands frais des établissements qui ne serviraient qu'à
« l'avantage de nos rivaux. »
De leur côté, les planteurs supportaient avec impatience
le joug économique de la métropole, depuis que la produc-
tion et le commerce de Saint-Domingue s'étaient développés
avec tant de vigueur. Dès 1754, le magistrat dominicain
Saintard constatait cette rivalité et déclarait leurs intérêts
inconciliables. Depuis longtemps, les colons demandaient
l'autorisation de transporter les sucres blancs et terrés, les
cafés, l'indigo, les cotons filés, les sirops et les tafias (guil-
dives) à l'étranger, la faculté de commercer directement
avec la France, le droit d'importer les approvisionnements
en bois, farines, morues et poissons salés,bestiaux vivants,
et les nègres de provenance étrangère. Ils constataient avec
raison que le commerce métropolitain ne pouvait suffire à
fournir à la population et aux cultures grandissantes de la
colonie le bétail humain et les objets de première nécessité

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
27
qui leur étaient indispensables. Ils accusaient le négoce de
la métropole de routine et d'apathie : « Nous sommes mor-
« tifiés de vous dire, écrivaient les colons aux armateurs de
« France, que le commerce étranger fait au commerce
« national dans les colonies ce qu'un marteau fait à une
« cheville ou à un clou. » Ils taxaient nos négociants de
tyrannie. Le planteurs de Saint-Domingue n'étaient-ils pas
obligés de payer à un prix exorbitant toutes les marchan-
dises que leur fournissait la métropole? Les commerçants
français, maîtres exclusifs du marché, y font la loi, ven-
dent par exemple 1/6 de plus que les Anglais les nègres
de traite, fixent arbitrairement le prix des denrées, des
matières premières et des objets manufacturés qu'ils
importent. D'autre part, comme ils n'ont à la côte de
Saint-Domingue qu'un nombre insuffisant de provisions ou
de navires, la colonie se trouve souvent exposée à la di-
sette. Le commerce métropolitain spécule encore sur les
besoins des colons, laisse accumuler les denrées coloniales
pour les acheter à vil prix, au risque d'en amener la dépré-
ciation complète ou la perte. Il ne se préoccupe nullement
de proportionner l'envoi de navires marchands ou l'impor-
tance des achats à celle de la production, qui se trouve
ainsi parfois supérieure des deux tiers aux demandes des
négociants français. Les étrangers, au contraire, achètent
souvent à un prix élevé les denrées coloniales, sucres,
cafés, cotons, indigos, tafias.
Nos armateurs en viennent à considérer que le trafic
des colonies doit leur procurer les bénéfices les plus éle-
vés. Celui du Nord de l'Europe est méprisé; il ne donne
que 6 1/2 0/0. Combien plus profitable la traite des nègres,
qui donne 18 0/0, et le commerce des îles, qui donne en

28
SAINT-DOMINGUE
moyenne 10 0/0. Au reste, à côté du revenu normal du
commerce, n'y a-t-il pas celui du crédit? Le négociant
français et son commissionnaire jouent volontiers à Saint-
Domingue le rôle de fournisseurs à long terme et de ban-
quiers. Les planteurs, dont les procédés de culture sont
coûteux et dont les habitudes de vie large exigent de
grosses dépenses, pratiquent dans une mesure excessive
les ventes à terme. Ils traitent de préférence avec les maisons
de commerce qui leur ouvrent des comptes illimités, et peu
à peu le négociant leur fournit jusqu'à l'argent qu'ils dé-
pensent aux maisons de jeu et en débauches. Les colons,
confiants dans le développement de leurs plantations, escom-
ptant quelque belle récolte qui paiera en un an leurs dettes
accumulées, se trouvent ainsi peu à peu amenés à tomber
dans la dépendance étroite du négoce métropolitain. D'ail-
leurs, c'est en produits du sol qu'ils s'acquittent. Le trafic a
conservé la forme élémentaire du troc, soit parce que le
planteur préfère ce mode de paiement dont les propriétaires
fonciers ont gardé le goût, soit parce que la métropole elle-
même, dans l'intérêt de la balance de son commerce, pour
empêcher la sortie du numéraire, impose d'autorité, depuis
l'époque de Colbert, le système des échanges en denrées et
marchandises. Il s'ensuit que le négociant en même temps
créancier du planteur exige à l'avance au prix qu'il veut
la livraison de la récolte future. Comme il n'a, d'autre
part, aucun gage sérieux de
ses créances, puisque les
plantations sont dans la pratique insaisissables à cause de
la lenteur de la procédure, de l'impossibilité des saisies-
brandons et de la difficulté des actions en déguerpissement,
il se dédommage en n'accordant le crédit aux colons qu'à
des intérêts usuraires, qui vont jusqu'à 15 0/0, et sur lesquels

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
29
il fait un rabais d' 1/5 quand l'acheteur se décide à payer
comptant. Aussi les immenses fortunes qui se forment à
Saint-Domingue fondent-elles aussi rapidement qu'elles ont
été acquises. En 1788, les planteurs doivent, d'après les
uns, 300, d'après les autres, 500 millions aux négociants.
Certains ont engagé d'avance tout le produit de leurs plan-
tations pour plusieurs années ; d'autres ne pourraient s'ac-
quitter qu'en aliénant leur propriété tout entière.
Telle est la condition d'un grand nombre de colons, et
notamment des plus grands propriétaires. C'est pourquoi,
tandis que les négociants les accusent de mauvaise foi et
de friponnerie, les planteurs ripostent par les accusations
d'usure et de vol. « Partout, dit un contemporain, on n'en-
tend parler que de paroles fausses, que de gens qui plai-
dent contre leur signature. » Le commerce français venait
de prendre un parti héroïque : il avait restreint le crédit
et déchaîné de formidables colères. Plus que jamais les
planteurs purent se plaindre d'être « plutôt les fermiers »
des commerçants métropolitains « que les propriétaires
de leurs habitations ». Plus que jamais, ils purent préten-
dre que les négociants de France « voulaient recueillir sans
semer dans les colonies, sans s'occuper des moyens de les
faire subsister (1) ».
Les plus hardis d'entre eux crurent trouver dans la réu-
nion des Etats généraux les moyens de ruiner le monopole
ou du moins d'en atténuer les conditions onéreuses et de
donner à Saint-Domingue une certaine autonomie dans l'or-
dre économique comme dans l'ordre politique. De là leurs
efforts pour circonvenir le gouverneur Du Chilleau et pour
l'amener malgré l'intendant à ouvrir les ports de l'île aux
(1) Ce tableau est le résumé d'une étude spéciale en préparation.

30
SAINT-DOMINGUE
farines étrangères (1). De là aussi leur campagne pour s'ou-
vrir l'accès de la future assemblée.Est-il admissible, disent-
ils, qu'une colonie « qui verse des trésors immenses dans le
« sein de la France, qui vivifie la marine, dont les produc-
« tions réparent en peu d'années les pertes qu'entraîne la
« guerre, ne puisse faire entendre ses doléances par la voix
« de ceux qui ont de si puissants motifs pour la défendre?
« Que de sages règlements ne pourraient pas proposer les
« députés des colonies dans l'assemblée des Etats relative-
« ment au commerce, aux défrichements, à la salubrité des
« îles,... à l'approvisionnement des vivres, à la sûreté des
« retours, enfin pour arrêter les fraudes des acquéreurs et la
« mauvaise foi des gérants (2) »! Ainsi apparaissent claire-
ment les mobiles profonds qui provoquèrent l'agitation
parmi les colons mécontents, et les intérêts pratiques qui
les déterminèrent à tenter l'effort obstiné auquel ils durent
d'obtenir une représentation dans l'Assemblée Constituante.
CHAPITRE III
L'Agitation en faveur de la Représentation
Coloniale et les Craintes des Colons
de Saint-Domingue au sujet des plans
de Réforme sociale.
De toutes les causes qui provoquèrent la conduite des
planteurs de Saint-Domingue, la plus puissante toutefois
fut certainement la crainte qu'ils concevaient, non sans rai-
son, au sujet des plans de réforme sociale agités en France.
(1) Sur ces dissentiments, acte d'accus, contre La Luzerne et mém. just.
de celui-ci, de B. Marbois et de Du Chilleau, 1790.
— Opinion de Tracy
(1791), p. 7. — (2) Voeu
patriotique d'un Américain (1788), p. 13, 1 et 2.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
31
Les blancs ne formaient en effet dans l'île qu'une minorité
infime en présence des deux autres éléments de la popula-
tion, les mulâtres ou nègres libres et les nègres esclaves.
Ils étaient seulement au nombre de 33 à 40.000 individus
de tout âge, tandis que l'effectif des hommes de couleur
libres était évalué entre 20 et 25.000 et celui des nègres
entre 350.000 et 500.000. La race blanche manquait de
fécondité. On avait tenté, à diverses reprises, de hâter la
colonisation en introduisant dans l'île la main-d'œuvre
européenne (Acadiens, Allemands, journaliers Français
engagés). Mais ces essais n'avaient eu qu'un médiocre
succès. Dans la réalité,la population blanche,quoique com-
posée d'éléments actifs, ne maintenait son effectif que par
l'arrivée incessante de spéculateurs venus de la métropole
pour tenter la fortune aux Antilles. Ces éléments, d'ailleurs
souvent énergiques, hardis et entreprenants, manquaient
au fond de cohésion. De profondes divergences séparaient
les uns des autres les grands planteurs, dont beaucoup
résidaient à Paris ou dans les autres villes de la métro-
pole, et les petits planteurs, les négociants ou leurs
commissionnaires cantonnés dans les ports, les gens de loi,
procureurs, avocats, curateurs aux successions vacantes,
chirurgiens, médecins, entrepreneurs, gérants ou économes
de plantations, ouvriers ou petits commerçants, et enfin les
petits blancs, ramassis d'aventuriers vivant sur la côte de
toutes sortes de professions louches. Il y avait à Saint-Domin-
gue des représentants de toutes nos provinces, particuliè-
ment de celles de l'Ouest, Normandie, Bretagne, Guienne,
Gascogne, Béarn, pays Basque. Le Poitou et l'Angoumois
étaient représentés notamment dans l'aristocratie des plan-
teurs par les Rohan-Chabot, les Curzay, les Mondion, les

32
SAINT-DOMINGUE
Arnault de la Ménardière, les La Rochefoucauld-Bayers,
les Beauharnais, les du Chilleau, les Richard d'Abnour, les
Dexmier d'Olbreuse, les d'Autichamp, les Lescure, les
Perraud de Saint-Amand, les Saulnier de Pierre-Levée, les
Descravayat de Belat, les Corliet de Coursac, les Terrasson
de Verneuil, les Dupré de la Bourdonnaye, les Creuzé des
Châtelliers, les Arnauld de Marsilly, les Dumoutier de
La Fond. On rencontrait dans la bourgeoisie dominicaine
bien des noms de familles poitevines, angoumoisines,
saintongeaises, aunisiennes, comme ceux des Garesché,
armateurs de la Rochelle, des Piorry, des Ingrand, des
Rasseteau, des Polony, des Ducrocq. On en trouvait
jusque parmi les ouvriers et les domestiques. Les gran-
des fortunes réalisées en peu de temps aux Antilles
avaient valu aux familles des planteurs des alliances avec la
haute noblesse française. Les Ségur, les Noailles, les La-
meth, les Rohan-Montbazon, les Castellane, les Butler, les
Gallifet, les la Ferronnays, bien d'autres encore étaient
grands propriétaires à Saint-Domingue. Beaucoup de ces
planteurs d'occasion n'avaient jamais été aux colonies
ou n'y faisaient que de courts séjours.
Entre eux et les propriétaires résidants,anciens adminis-
trateurs, anciens officiers, cadets de famille qui dirigeaient
eux-mêmes leurs exploitations,il y avait une rivalité sourde,
de même qu'entre les planteurs et les 4000 négociants des
ports de l'île, les gens de loi, la moyenne, la petite bour-
geoisie locale et les aventuriers désignés sous le nom de
petits blancs,de même enfin qu'entre la population des villes
et gros bourgs et celle des plantations ou des campagnes.
Mais toutes ces divergences s'effaçaient devant la commu-
nauté d'intérêts créée par la situation d'infériorité numéri-

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
33
que où se trouvaient les blancs devant les mulâtres et les
nègres, ou devant la communauté de sentiments créée par
l'orgueil de race. On ne connaissait pas à Saint-Domingue la
distinction des trois ordres qui divisait les habitants de la
métropole. La noblesse n'avait pu former de caste privilé-
giée. Le clergé, composé de missionnaires appartenant à
diverses communautés religieuses, n'était pas assez nom-
breux ni assez riche pour songer à former une classe dis-
tincte. Rien qui rappelât les distinctions profondes qu'on
apercevait dans la mère-patrie entre la bourgeoisie, l'aris-
tocratie, le tiers-état et le peuple. Les nécessités sociales
avaient obligé les blancs à maintenir entre eux une sorte
d'égalité. Le blanc le plus misérable se sentait et était
jugé supérieur aux mulâtres ou aux nègres. Une distance
infinie séparait l'homme de race supérieure de l'homme de
race inférieure et élevait le premier non seulement au-
dessus du second, mais encore au-dessus de la condition
parfois humble et précaire à laquelle le blanc pouvait se
trouver placé.Aussin'y avait-il en réalité à Saint-Domingue
que deux classes ou deux castes, nettement séparées par
leur origine ethnique : d'un côté les blancs, de l'autre les
noirs.
Pour mieux maintenir la pureté et le prestige de la
race, les colons blancs avaient commis l'imprudence de
traiter les mulâtres en parias, au lieu de chercher en eux un
appui. Bien que le nombre des hommes de couleur s'ac-
crût rapidement, soit parle progrès des affranchissements,
soit par les unions clandestines de la caste supérieure avec
la caste servile, soit par la meilleure adaptation et l'aptitude
procréatrice des mulâtres; bien que ceux-ci possédassent
un quart de la propriété foncière et qu'ils rendissent à la

34
SAINT-DOMINGUE
colonie de grands services par leur industrie, leur activité,
leur participation à la mise en valeur du sol, au service de la
milice et de la maréchaussée ; bien qu'ils formassent en un
mot l'élément perfectible de la race inférieure et l'embryon
d'une future classe moyenne; depuis le premier tiers du
XVIIIe siècle, le gouvernement et surtout les colons blancs
avaient multiplié les mesures de défiance et de vexation
contre eux. On les parquait dans des quartiers spéciaux des
villes; on les avait exclus de toutes les charges civiles et
militaires; on leur avait interdit l'exercice des professions
libérales et d'un certain nombre de métiers; on leur avait
assigné dans les lieux publics des places distinctes; on
avait même essayé de les obliger au port d'un costume
spécial. Enfin, on avait prohibé les mariages entre eux et
les blancs. Les préjugés de ces derniers contre les mulâtres
étaient si enracinés que la moindre trace de sang noir était
relevée avec soin même parmi les descendants éloignés
des hommes de couleur. En toute occasion, on s'ingéniait
à blesser leur vanité ou à contrarier leurs vœux. On
commettait à leur égard sans scrupule toutes sortes de
dénis de justice ou d'usurpations. On ne perdait aucune
occasion de les traiter en ennemis. À ces hommes qui « por-
« taient encore sur leur front, disait un colon, l'empreinte
« de l'esclavage », il fallait rappeler sans cesse leur ori-
gine, « en appesantissant sur eux le mépris et l'opprobre,
« en brisant les ressorts de leur âme ». On leur refusait
le droit de légitime défense contre tout représentant de la
race supérieure, tandis qu'on réclamait pour celui-ci le droit
de se faire justice sans forme de procès. Un magistrat
au Conseil supérieur de l'île osa môme proposer de leur
enlever le droit de propriété.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
35
Si la force du préjugé était si monstrueuse contre les
hommes de couleur, on s'explique facilement les sentiments
de la plupart des blancs au sujet des nègres esclaves. Non
que leur condition à Saint-Domingue fût pire que dans les
autres colonies européennes. Elle était au contraire meil-
leure, et les planteurs Dominicains traitaient assurément
beaucoup mieux leur bétail humain que leurs voisins
de la Jamaïque. Une partie des colons montraient pour
leurs nègres une réelle humanité, si beaucoup d'autres ou-
bliaient trop, en présence de ces malheureux,le respect dû
à une fraction déshéritée de l'espèce humaine. Mais à peu
près tous les colons estimaient qu'il fallait considérer les
nègres comme des enfants paresseux, immorauxet vicieux.
Les meilleurs exerçaient sur eux une sorte de despotisme
patriarcal, et les pires en arrivaient à recourir contre ces
malheureux aux traitements les plus barbares que puissent
imaginer des tyrans domestiques. Tous regardaient l'es-
clave comme un instrument indispensable et légitime de
travail. Quelques-uns ménageaient ce capital humain ; beau-
coup d'autres, avides de réaliser une fortune en peu de
temps, spéculaient sur les privations du nègre, abusaient
de ses forces et le réduisaient en peu de temps à l'état de
déchet d'humanité: la perte annuelle en esclaves atteignait
ainsi jusqu'à 10 0/0. L'esclavage pratiqué par la France
comme par les autres nations Européennes était une des
plaies honteuses que l'antiquité avait léguées à la civilisa-
tion moderne et que le système colonial avait ravivées. Le
commerce des esclaves, s'il enrichissait les armateurs de
Liverpool et de Bristol, de Bordeaux, de Nantes, de la Ro-
chelle ou du Havre, dépeuplait prodigieusement l'Afrique à
laquelle, en deux siècles et demi, on avait enlevé 8 à 9 mil-

36
SAINT-DOMINGUE
lions de ses habitants. Le gouvernement français l'encoura-
geait pourtant par des primes pour plaire aux armateurs et
aux colons. Saint-Domingue recevait une part croissante de
ces cargaisons humaines ; près d'un million d'esclaves y
avaient été introduits et les planteurs se plaignaient pourtant,
soit de l'insuffisance de l'importation, soit du haut prix
qu'ils devaient payer pour les nègres, au reste les meilleurs de
tous, qu'ils achetaient tous les ans. L'habitude qui émousse
le sens moral et l'intérêt qui l'oblitère contribuaient à faire
illusion aux planteurs sur la légitimité de l'esclavage. Ils y
voyaient une institution justifiée par une tradition séculaire,
une nécessité économique et sociale résultant de l'inaptitude
des blancs au travail manuel dans les climats tropicaux.
Ils considéraient comme aussi légitime que la propriété
de leurs plantations ou de leurs comptoirs, celle du cheptel
d'esclaves dont ils évaluaient la valeur en capital à 1 mil-
liard sur les 3 milliards auxquels, non sans exagération,
s'élevait, disaient-ils, l'ensemble de la fortune de Saint-
Domingue.
Aussi peut-on aisément imaginer l'émoi profond que
produisit parmi eux la campagne menée en Angleterre et
en France contre la traite et contre l'esclavage des nègres.
Ce n'est pas que la servitude des noirs n'eût déjà été flétrie
par des moralistes ou des philosophes. Montesquieu dès
1748, Raynal dès 1775, Turgot dès 1776, Condorcet dès
1780, avaient signalé l'injustice de cette institution. Mais
on regardait volontiers ces attaques comme des paradoxes
de beaux esprits; elles n'avaient pas de portée pratique.
Elles n'agissaient que lentement sur l'opinion d'une élite,
sur l'esprit seulement des hommes éclairés que les gens
d'affaires placent volontiers au nombre des rêveurs qu'on

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
37
peut dédaigner. Mais, en 1788, le danger parut pour la pre-
mière fois réel, soit au commerce français, soit aux colons
de Saint-Domingue. Le mouvement philanthropique, en
faveur de l'émancipation des nègres, propagé aux Etats-
Unis par John Woolman, Benezet et Warner Miflin, ami
de Brissot, avait abouti, grâce aux quakers, à des mesures
contre l'importation des nègres dans neuf de ces Etats et à
l'émancipation de tous les nègres nés depuis 1776 en Penn-
sylvanie. Le fondateur de la Société française des Amis des
Noirs, Brissot, dès l'été de 1785, avait noué des relations
d'amitié avec les abolitionnistes américains, Miflin et Saint-
John-Crèvecœur, qu'il venait de défendre contre les raille-
ries de Chastellux. Pendant ses fréquents séjours à Londres,
le célèbre journaliste français s'était également lié avec les
philanthropes anglais, Ramsay, Grenville Sharp et surtout
Clarkson, le jeune et enthousiaste professeur de l'Univer-
sité de Cambridge. Une vigoureuse campagne commençait
dès la veille de la Révolution dans le monde anglo-saxon
en vue de la répression de la traite et de l'abolition gra-
duelle de l'esclavage. Aux Etats-Unis, était créée (en 1788)
la Société.philanthropique de Philadelphie. A Londres,
dès la fin de 1787, s'organisa la fameuse Société des Amis
des Noirs, modèle de toutes celles qui se formèrent ultérieu-
rement. Son premier président fut Grenville Sharp, son
publiciste Clarkson, son avocat au Parlement britannique
le célèbre ami de Pitt, Willberforce. Un grand nombre de
membres du clergé anglican, tels que l'évêque de Londres
et les rév. Ramsay, Gregory, Paley, Newton, Nicholls, se
firent ses auxiliaires. Manchester, Bristol, Yarmouth, Lei-
cester eurent à leur tour des sociétés filiales. Les associa-
tions des amis des Noirs étaient bientôt après au nombre

38
SAINT-DOMINGUE
de 50, soit en Angleterre, soit aux Etats-Unis. Elles avaient
recruté des milliers d'adhérents et de souscripteurs, surtout
parmi les quakers, jusque parmi les membres des deux
Chambres et parmi les ministres. Elles avaient répandu
une multitude de brochures, organisé un vaste pétitionne-
ment, agité l'opinion et obtenu que la question de la répres-
sion des abus de la traite fût discutée au Parlement dès
juin 1788.
C'est à la sollicitation du comité de Londres, comme
l'avoue Condorcet, que Brissot se résolut à tenter la fon-
dation de la Société parisienne des Amis des Noirs. Il était
alors dans toute la force de l'âge et dans le feu de l'en-
thousiasme pour les idées de liberté. Sa carrière errante
l'avait mis en rapport avec les publicistes des pays libres et
l'avait affranchi de bien des préjugés, sans rien lui enlever
de son ardeur et de ses illusions. Doué d'une puissance
d'assimilation peu commune, effleurant les sujets plus
qu'il ne les étudiait, écrivain improvisateur, réformateur
actif et plein d'entrain, désintéressé et probe, esprit plus
hardi que sûr, ce petit homme à la figure pâle, aux che-
veux longs et plats sans poudre ni queue, avait l'air
distrait d'un rêveur, s'éprenait de toutes les. causes géné-
reuses, et employait à les servir son infatigable activité
de polémiste et d'organisateur. En février 1788, il parvint
à former à Paris un premier groupement qui grandit
peu à peu, et qui recruta des adhérents parmi les philo-
sophes, les savants, les journalistes, les grands seigneurs,
les financiers. L'un des premiers et des plus ardents pro-
moteurs de l'association fut le Genevois Etienne Clavière,
ami et collaborateur de Brissot. Condorcet en rédigea les
statuts et mit au service de cette œuvre sa grande réputa-

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
39
tion, ses liaisons avec le monde officiel, sa verve de polé-
miste endiablé et cette préoccupation du bien de l'humanité
qui dégénérait chez lui en une véritable passion. La Société
des Amis des Noirs comptait quelques membres illustres
ou connus par leur grande situation : Lavoisier, La Fayette,
le maréchal prince de Beauvau, ami de Necker, le duc Alex-
andre de la Rochefoucauld, fils de la duchesse d'Anville,
protectrice de Turgot, âme généreuse et exquise de grand
seigneur philanthrope, Lacépède, Volney, Dietrich, Ponté-
coulant, l'abbé de Cournand, professeur au collège de
France, des publicistes déjà célèbres ou qui allaient le deve-
nir, Mirabeau, Bergasse, Siéyès, des parlementaires libé-
raux, comme Le Pelletier de Saint-Fargeau. La Société
siégea d'abord à l'hôtel de Lussan, rue Croix-des-Petits-
Champs ; ce n'est qu'en 1789, après la fondation du
Patriote français, qu'elle s'installa dans les bureaux de ce
journal, rue Fayart.
Son action fut d'abord assez discrète. On y voyait sur-
tout, assure Pétion, « des hommes isolés qui s'occupaient
du bien dans le silence et l'obscurité ». Son fondateur,
Brissot, était d'ailleurs parti en mai 1788 pour les Etats-
Unis et n'en revint que six mois après, à la nouvelle
de la convocation prochaine des Etats-Généraux. En son
absence, c'est Condorcet qui dirigea la campagne. Il publia
dans le courant de l'été de 1788,sous le pseudonyme du
docteur Schwartz, pasteur du saint Evangile à Bienne, un
opuscule qui eut un certain retentissement et où il faisait un
tableau effrayant de la traite et de l'esclavage dans nos colo-
nies. D'autres publicistes le secondaient, par exemple le
pasteur Frossard à Lyon, l'abbé Genty, professeur au col-
lège d'Orléans, secrétaire de l'Assemblée provinciale d'Or-

40
SAINT-DOMINGUE
léanais, le marquis de la Feuillade d'Aubusson. Les « gens
de bien, les esprits éclairés », déclare le Mercure, se pro-
nonçaient en faveur des Amis des Noirs. Le chevalier de
Boufflers se faisait applaudir à l'Académie française (29 dé-
cembre 1788) en insérant dans son discours de réception
un morceau à effet sur l'esclavage des nègres. Parmi les
journaux les plus répandus, le Mercure de France, dont le
rédacteur était un publiciste de grande valeur, Mallet-Dupan,
ne cachait pas ses sympathies pour les philanthropes, si le
Journal de Paris au contraire refusait d'insérer leurs com-
munications. Que les nègres puissent apprendre, disait
Mallet-Dupan, « que parmi les blancs ils ont aujourd'hui
« autant de défenseurs qu'il existe d'hommes vertueux.
« Puissent-ils être instruits que tous les dépositaires de
« l'autorité publique en Europe, que tous les hommes
« d'Etat se sont émus de leur infortune ! Qu'ils sachent enfin
« qu'un sentiment nouveau de bienveillance et de pitié
« anime tous les hommes ».
C'est précisément ce sentiment nouveau, cette propa-
gande naissante qui effrayaient au plus haut point les colons
de Saint-Domingue. Le programme de la Société des Amis
des Noirs n'allait pas jusqu'à l'abolition de l'esclavage. Les
associés convenaient que cette mesure eût ruiné les colo-
nies, sans améliorer la condition des nègres. Mais la So-
ciété demandait l'abolition de la traite, la suppression des
primes qui favorisaient cet horrible commerce, c'est-à-dire
qu'elle préconisait les moyens indirects qui auraient con-
duit graduellement à l'extinction de la servitude. Elle de-
mandait aussi au gouvernement de favoriser les affranchis-
sements et recommandait le recours à la main-d'œuvre libre.
La question de l'égalité des mulâtres et des blancs ne de-

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
41
vait être agitée que plus tard, en 1789. Cette polémique ne
semble pas avoir causé en France un émoi très profond.
Des questions d'un intérêt plus immédiat accaparaient alors
l'attention publique. Cependant, quelques publicistes se
firent les apologistes de la traite, notamment Duval-Sana-
don, et un haut fonctionnaire, Malouet. Celui-ci, alors
intendant de la marine à Toulon, étudiant le problème
esclavagiste en homme pratique, releva, non sans tomber lui-
même dans l'excès de l'optimisme, les exagérations commi-
ses par les Amis des noirs. Il mit en lumière les difficultés
d'ordre économique et social qui s'opposaient à l'abolition
de la traite et à la suppression de l'esclavage colonial, les
dangers de mesures qui porteraient atteinte au droit de
propriété des colons, l'impossibilité de substituer la main-
d'œuvre européenne à la main-d'œuvre nègre, le péril d'une
crise mortelle pour la production et pour le commerce des
Antilles qui résulterait de toute mesure précipitée (1).
La discussion avait gardé en France une tournure assez
calme. Mais dans nos colonies d'Amérique elle provoqua
une vive effervescence.Sur cette question, les colons français,
notamment ceux de Saint-Domingue, n'admettaient aucune
transaction. La peinture des maux de l'esclavage était,
d'après eux, de pure fantaisie.L'intérêt des maîtres se trou-
vait être la meilleure garantie du sort des esclaves; ces
derniers n'avaient qu'à se louer de l'administration pater-
nelle des planteurs.Abolir la traite ou la restreindre leur
paraissait une mesure destinée à consommer leur ruine, en
empêchant le recrutement des travailleurs nécessaires à la
mise en valeur des plantations. L'abolition de l'esclavage
porterait un coup irrémédiable à une propriété légitime.
(1) Résumé d'une étude spéciale en préparation.
4

42 SAINT-DOMINGUE
« La colonie ne souffrira jamais, disaient-ils un peu plus
« lard, que ce genre de propriété soit compromis ni qu'il
« puisse l'être... Elle le tient de la loi. » La propagande
de la Société des Amis dès Noirs apparut aux planteurs,
soit comme une manœuvre insidieuse des Anglais qui ten-
daient à ruiner nos colonies et notre commerce, soit comme
une invention de rêveurs utopistes ou de publicistes affamés
de réclame et assoiffés de vanité. L'exemple des colons de
la Jamaïque était invoqué dans l'île voisine. On craignait
de voir à Saint-Domingue « La fermentation » se propager
parmi les nègres quand ils apprendraient la campagne
menée en leur faveur. On s'exagérait le nombre et le crédit
des adhérents de la Société des Amis des Noirs. Moreau
de Saint-Méry atteste que les numéros du Mercure arrivés
au Cap français en mars et avril 1788, et où parurent les
premiers détails et réflexions sur les discussions relatives
à l'esclavage provoquées par les négrophiles, « produi-
« sirent une grande sensation ». Les premières alarmes,
dit-il, se « répandirent à cause d'une discussion dont l'avè-
« nement parut menacer la vie et la propriété des colons.
« Les Chambres d'agriculture (de l'île) s'occupèrent de
« mémoires dont le but était de conjurer cet orage mena-
« çant et qui prit un aspect encore plus sinistre, lorsqu'on
« apprit qu'il s'était formé une société des Amis des Noirs
« en France, à Paris même (1) ». Les planteurs de la
Jamaïque avaient énergiquement répondu à l'attaque en
envoyant à Londres des agents pour défendre leur cause
auprès du Parlement. Les planteurs de Saint-Domingue
s'inspirèrent,semble-t-il, de cette tactique,et les plus ardents
(1) Considérations présentées... par Moreau de Saint-Méry, Imp. nat.,
1791, pp. 4 et 17.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
43
crurent trouver, non dans un recours au gouvernement royal,
mais dans une participation efficace aux discussions des
futurs Etats Généraux les moyens d'écarter le grave péril
qui menaçait leur prépondérance économique et sociale.
CHAPITRE IV
La Question de la Représentation Coloniale
et les Divergences d'Opinion
parmi les Colons de Saint-Domingue
En effet, une partie restreinte des colons eut d'abord
seule l'idée d'obtenir une représentation particulière pour
Saint-Domingue aux Etats-Généraux. L'unanimité était loin
d'exister sur ce point entre les planteurs et les autres habi-
tants de la grande île. De profondes divergences d'opinion
existaient à cet égard non seulement parmi les grands
propriétaires, mais encore parmi les petits planteurs et
parmi les autres classes de la population libre de cette
colonie.
Les partisans d'une représentation aux Etats Généraux
ne furent qu'une minorité, recrutée surtout parmi les
grands propriétaires résidant en France, parmi leurs adhé-
rents à Saint- Domingue appartenant comme eux à l'aristo-
cratie, et enfin parmi les négociants ou colons placés dans
leur dépendance. Ce noyau se grossit des hommes de loi
et de leur clientèle, ainsi que d'un petit nombre d'habitants
des villes et bourgs de la colonie. Le premier acte de cette
minorité fut d'organiser un Comité colonial. L'initiative
vint-elle des planteurs de France ou de ceux de Saint-
Domingue? La question reste obscure. En tout cas, vrai-

44
SAINT-DOMINGUE
semblablement c'est aux premiers mois de 1788 que naquit
l'idée d'une agitation des planteurs en faveur de la repré-
sentation coloniale. A la fin de mai, on connaissait au Cap
Français les premières démarches faites pour cet objet par
un petit groupe de planteurs résidant en France (1). A
cette époque, la convocation des Ftats Généraux, demandée
par le Parlement de Paris le 15 juillet, avait été promise par
le roi dans le lit de justice du 19 novembre 1787, seulement
pour 1792, mais on pouvait dès lors prévoir,en présence de
l'opposition grandissante contre le ministère Brienne, que la
réunion serait avancée. D'après les membres du Comité
colonial de Paris, la création de ce groupement fut due à une
entente entre les planteurs fixés dans la métropole et les pro-
priétaires résidant à Saint-Domingue. « L'enthousiasme pa-
triotique » les aurait seuls animés. L'âpreté avec laquelle ils
défendirent les intérêts particuliers de laclasse dominante de
là colonie indique assez que les mobiles auxquels ils cédè-
rent furent d'un ordre plus pratique et moins désintéressé.
Les promoteurs de ce mouvement, à savoir les neuf com-
missaires dirigeants, provoquèrent des réunions ou des
signatures, parmi les grands propriétaires en résidence à
Paris, parmi les planteurs « de tous les ports et de toutes
les provinces ». Une assemblée générale eut lieu où se
trouvèrent « un grand nombre de ceux » de la capitale et
du reste de ia France. On y élut une commission de neuf
membres, « auxquels on donna pour instruction principale
de procurer à Saint-Domingue une admission » dans la
(1) Lettre des colons résidens à Saint-Domingue au Roi, 31 mai 1788
(la date fait supposer un intervalle de 2 mois, laps de temps nécessaire
pour recevoir à Saint-Domingueles nouvelles de France, dont on fait men-
tion dans ce document). Arch. Nat., M. Ill, 135, f«w 1 et suiv. — Bibl.
Nat.,
Lk. 12
I 223.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
45
prochaine Assemblée nationale (1). D'après la Chambre
d'Agriculture du Cap,ce sont les planteurs de l'île qui enjoi-
gnirent « à ceux de France » de se réunir et de nommer
parmi eux des commissaires « propres par leurs lumières
et leur rang à répondre à la mission flatteuse de représen-
ter toute la colonie (2) ».
Ces indications suffisent pour montrer la véritable na-
ture de la campagne organisée dès lors en vue d'obtenir
une députation spéciale à Saint-Domingue. Cette campagne
présente tous les caractères d'une œuvre de parti. Elle est le
fait d'une portion assez minime des colons. En France, le
Comité colonial rallia à ses vues quelques centaines d'adhé-
rents, soit à Paris (où se trouvaient parfois réunis jusqu'à
7 ou 800 planteurs) (3), soit dans les ports de mer, où cer-
tains négociants, comme les Nairac, les Journu, les Labedat
à Bordeaux, les Garesché à la Rochelle, étaient aussi pro-
priétaires, à Saint-Domingue, de grosses plantations. Ces
planteurs formaient une élite aristocratique. La plupart ne
connaissaient l'île que par les revenus qu'ils en tiraient ; ils
devaient leur fortune territoriale dans l'île à leurs alliances
matrimoniales ou à des successions. De « toutes les personnes
« qui composent le Comité colonial, dit un écrit de ce temps,
« aucune n'a habité de suite à Saint-Domingue, et les deux
« tiers n'y ont jamais été (4). » L'absentéisme sévissait en
effet parmi les grands planteurs. Telles paroisses, comme
(1) Même document et requêtes postérieures des colons. — En outre, Dé-
nonciation contre La Luzerne, 1790, Arch. Nat., D. XXIX,98. — (2) Let-
tre du 31 mai 1788, précitée, et autres requêtes. — (3) En effet, la lettre
du 31 mai indique 3.000 signatures recueillies dans la colonie ; la requête
du Comité colonial, 31 août 1788, nov. 1788, etc., et les Chefs d'accu-
sation contre La Luzerne en indiquent 4.000 ; la différence est représentée par
les 1.000 signatures réunies en France. — (4) Ex. en
1791 (mai), Cor-
resp. secrète, pp. Lescure, II, 527.

46
SAINT-DOMINGUE
celles de la Petite-Anse et du Quartier-Morin,n'avaient pas un
propriétaire résidant; tous étaient en France et se faisaient
représenter ou par des économes-gérants ou par les négo-
ciants du Cap (1). Les neuf dixièmes des blancs aspiraient
à les imiter, ne considérant la colonie que « comme une
« auberge » où ils ne faisaient que passer et où ils n'espé-
raient pas mourir. Les planteurs privilégiés qui respirent
l'air de la mère-patrie, et surtout celui de Paris et de Ver-
sailles, sont donc des heureux qui n'ont qu'à jouir de leurs
richesses. Ils forment à la cour la brillante cohorte du roi
ou des princes, avec les Ségur, les Noailles, les Lévis, les
La Rochefoucauld, les Rohan. Ils comptent même parmi
leurs amis « un prince auguste » (2), qui encourage les
efforts du Comité colonial. C'est le duc d'Orléans, Louis-
Philippe-Joseph, dont le nom figure dans la première liste
des membres du Comité.
Outre ces données générales, on a des renseignements
précis sur la formation et la composition du Comité colo-
nial de Paris. Il ne s'organisa officiellement et d'une
façon définitive qu'au mois de juillet 1788, bien que ses
promoteurs en eussent déjà auparavant groupé quelques élé-
ments et fussent entrés en relations avec les mécontents de
Saint-Domingue. A la tête du mouvement se trouvaient un
grand propriétaire, le marquis de Paroy, et un ancien gou-
verneur par intérim de la colonie, le comte de Reynaud.
Munis des lettres de la Chambre d'Agriculture du Cap et
du manifeste des colons qui leur parvinrent le 30 juin et le
10 juillet, ils se préoccupèrent de fonder une organisation
(1) Lettre d'un Ami des Noirs aux députés des trois ordres (1789), page
50, Bibl. Nat., Lk. 9
45 (2). — Nouvel Examen du rapport Barnave
(1791) (brochure coll. Carré), p. 8. —(3) Lettre d'un Ami des Noirs, pp.
46-52. — (4) Lettres du 31 mai, 7 nov., 10 déc. 1788, citées ci-dessous.


A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
47
stable, et ils trouvèrent dans un grand seigneur remuant,
le marquis de Gouy d'Arsy, un auxiliaire plein de zèle.
Désireux d'agir sur l'opinion publique, les trois meneurs
de l'agitation réunirent à Paris, le 15 juillet, une assemblée
à laquelle adhérèrent 56 planteurs, soit en leur nom, soit
comme fondés de pouvoirs. Le comte de Reynaud y exposa
les griefs du parti de la représentation coloniale et fit part
aux assistants des vœux des colons de Saint-Domingue.
Un plan de campagne fut adopté a l'unanimité, et la réu-
nion décida de confier le soin de poursuivre les mesures
propres à en assurer la réalisation à des délégués désignés
sous le nom de commissaires. Elle leur conféra des pouvoirs
en vue « de faire parvenir aux pieds du roi les différentes
« demandes des habitants et particulièrement leurs vœux,
« de substituer et de représenter » l'assemblée « des plan-
« teurs dans toutes les démarches que la prudence leur
« suggérerait, et môme de remplacer à la pluralité des voix
« entre eux par des propriétaires présents en France ceux
« qui ne pourraient pas accepter la dite commission ». Les
assistants adressèrent en même temps une lettre circulaire
aux planteurs absents pour les engager à adhérer par leur
signature au Comité colonial. En quinze jours, ils réussi-
rent ainsi à obtenir un certain nombre d'adhésions, et le
1er août les commissaires acceptaient la mission qui leur
avait été confiée (1).
La direction du Comité colonial appartint ainsi à de
grands seigneurs, qu'on avait choisis précisément en vue
de mettre à profit l'influence qu'ils exerçaient. Les 9 com-
(1) Journal historique de toutes les assemblées, etc., de la commission
nommée par les colons résidants à Paris (15 juillet, — 16 sept. 1788).—
Pouvoirs donnés par l'Ass. du 15 juillet, copies, Arch. Nat., B. III, 135
fos 77 à 94.

48
SAINT-DOMINGUE
missaires qui forment le bureau (l) appartiennent en effet à
La noblesse de cour ou à la noblesse parlementaire et ont été
pris habilement parmi les divers partis. C'est d'abord le duc
Louis-César de Choiseul-Praslin, lieutenant-général du roi
dans les évêchés de Bretagne, allié des Beauvau, des Tal-
leyrand-Périgord et des Damas. Il réside à Paris en son
hôtel de la rue de Bourbon, au faubourg Saint-Germain,
près de la rue du Bac, mais il possède aux Cayes, à Saint-
Domingue, une habitation et une sucrerie d'une valeur de
près de 1 million et demi. A côté de lui figure un des plus
vieux représentants de la noblesse provençale, le duc de
Brancas-Céreste, prince de Pizarre, comte de Forcalquier,
chef de la branche aînée de cette maison, lieutenant-géné-
ral des armées du roi depuis 1759, lieutenant-général du
pays et comte de Provence,gouverneur des ville et château
de Nantes, grand d'Espagne, qui a son logement au Louvre
et son hôtel rue Taitbout. C'est à sa femme Marie de
Grand'homme de Giseux, d'une vieille famille Angevine,
qu'appartient une des grandes sucreries de la Croix des
Bouquets, près de Port-au-Prince, celle de Bonrepos,
évaluée 1.282.000 francs. Parmi les commissaires se trou-
vent aussi le chevalier Dougé, probablement le même que
le maréchal de camp chevalier d'Ozé, de la promotion du
8 mars 1788, et le comte François de Reynaud de Villevert,
brigadier d'infanterie (peut-être celui qui figure à l'Alma-
nach royal sous le nom de chevalier dans la promotion des
maréchaux de camp de 1788). Celui-ci, lieutenant-général
aux îles françaises d'Amérique, et gouverneur général par
(1) Leurs signatures se trouvent au bas des requêtes des 31 août 1788,
27 janv. 1789, etc., citées ci-dessous. — Pouvoirs donnés par l'assemblée
des planteurs à Paris, 15 juillet, cités ci-dessus. — Journal historique des
assemblées, etc., id.


A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
49
intérim de Saint-Domingue du 25 avril 1780 au 28 juillet
1781, avait, assurent les planteurs, une expérience con-
sommée des affaires coloniales, un zèle et une activité
infatigables qu'il mit au service des revendications des
colons. Le comte Jean-Joseph de Peyrac, l'un des direc-
teurs du Comité, et sa femme, Louise Boisgautier-Desper-
rières,sont alliés aux familles de Gripière de Laval,des comtes
de Gouvelle, de Lalaing d'Audenarde et du marquis Lepel-
letier de Saint-Fargeau. Leur sucrerie, située au Cul de-Sac,
dans la province de l'Ouest, vaut 2.580.000 francs. Le
marquis de Magallon, qu'on rencontre au nombre des com-
missaires,est sans doute Pierre-Joseph-Gabriel de Magallon
Dumirail, de la famille provençale bien connue, dont une
héritière Aimée Caroillon des Tillières devint,sous la Restau-
ration,comtesse d'Osmond. Un planteur de ce nom possédait
avant 1789, aux Gonaïves, une cotonnerie et deux caféteries
d'une valeur de 191.000 francs. Charlotte Le Baillif de
Mesnager, comtesse de Magallon, avait de son côté une
caféterie, une cotonnerie, des places à vivres, des maisons
à Port-au-Prince et à Léogane (1).
Plus connu encore est un autre des commissaires, d'origine
bretonne, Guy le Gentil de Paroy (né en 1728), établi en Brie,
où il avait acheté, en 1752, pour 150.000 livres la terre de
Paroy, qu'il fit ériger en marquisat ( 1754). Il y avait élevé un
château, et était devenu grand bailli d'épée des villes et comtés
de Provins et de Montereau, lieutenant-général pour le roi
des provinces de Champagne et Brie, lieutnant-général des
(1) Ces renseignements sont tirés des dossiers relatifs aux colons de Saint-
Domingue résumés dans les 6 vol.in-4° des Etats d'indemnités (1828-1833);
des Nobiliaires de Saint-Allais et de La Chesnaye-des-Bois; —des Alma-
nachs royaux de 1788 à 1790 (in-8°) ; de l'Almanach de Paris 1785 et suiv.—

(in-32); de l'Etat militaire de Roussel (in-12 annuel 1785 et suiv.).

50
SAINT-DOMINGUE
armées navales et grand-croix de Saint-Louis. C'est ce
grand seigneur, dont on a des Souvenirs fort curieux, qui
montra un dévouement si touchant pour la famille royale
en 1789 et en 1792, et que la petite cour de Coblenz eut un
moment l'idée de nommer gouverneur de Saint-Domingue
(1791), en dehors du choix de Louis XVI. Il avait à Paris
un hôtel rue de Bourbon, 54, au faubourg Saint-Germain.
Par son mariage avec Louise-Élisabeth de Vaudreuil
(15 sept. 1749), alors âgée de 24 ans, fille du comte de
Vaudreuil, lieutenant-général des armées navales, il était
devenu grand propriétaire dans l'île. Il y plaidait en 1777
et 1778 contre un riche planteur son voisin, Leclavier de
Miniac, qui était assisté d'un avocat, l'historien bien connu
Moreau de Saint-Méry. Il y possédait deux sucreries et
caféteries dans la paroisse de Limonade, outre une café-
terie dans celle du Trou, le tout valant environ 3.145.000
francs. Il en en avait attribué une part à son fils, le comte
de Paroy, l'ami des Polignac et du comte d'Artois, dont
la vie aventureuse d'industriel, d'artiste amateur, de cons-
pirateur royaliste ingénieux est retracée dans les Mémoires
qu'il a écrits, l'un des documents de ce genre les plus
originaux qui existent pour l'époque révolutionnaire (1). Il
n'est pas étonnant que le marquis de Paroy ait pris place
dans ce Comité colonial chargé de la défense des intérêts
des grands planteurs.
Il y retrouvait d'ailleurs le comte Joseph-Hyacinthe-
François de Paule de Vaudreuil, fils de son beau-père, le
marquis de Vaudreuil, et l'un des favoris de la Reine, l'ami
(1) Mêmes sources et de plus Mémoires du comte de Paroiy, pp. H.
Charavay, in-8° 1895. Introduction et texte.— Souvenirs du marquis de
Paroy, pp. Chenevières, Rev. de la Rév., 1883.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
51
des Polignac et du comte d'Artois. Ce gentilhomme, ama-
teur d'art, spirituel, d'esprit fantasque, dont Besenval a
laissé un portrait peu flatté, devait mourir maréchal de
France, pair et gouverneur du Louvre. Il avait en 1788
près de 47 ans, partageait son temps entre Versailles,
Bagatelle et son hôtel de la rue Bourbon au noble faubourg,
tandis que son père le marquis et son fils le vicomte
avaient les leurs rue de Grenelle et rue Saint-Dominique.
Une bonne part de ses revenus provenait non seulement
de sa charge de grand fauconnier de France et des faveurs
de la cour, mais encore de ses propriétés de Saint-
Domingue. Il y était propriétaire, soit seul, soit avec sa
sœur Marie-Josèphe, comtesse de Durfort et de Duras, de
deux sucreries, l'une au Cap Français, l'autre à la Croix-
des-Bouquets, avec une hatte (pour les cultures vivrières)
et des bois debout d'une valeur globale de 2.231.000 fr.,
sans compter une troisième sucrerie dans la plaine du Cul-
de-Sac, au Figuier, près de la Rivière Blanche, estimée
352.000 francs. Vaudreuil pouvait donc passer pour un
des grands planteurs de Saint-Domingue (1).
Le marquis Charles-Léon de Taillevis de Perrigny avait les
mômes droits à cette qualité. Il détenait, avec sa femme Anne
de Lataste, de nombreuses propriétés dans l'île, caféteries,
cotonneries, indigoteries aux Cayes, aux Côteaux, dans le
quartier de Mirebalais, 3 sucreries au quartier du Fond de
l'Ile à Vache et à Torbeck dans la province du Sud, en tout
près de 3 millions de francs de plantations. Il est vrai qu'il
était pourvu d'une famille assez nombreuse, six enfants,
dont une fille, qui devint comtesse de Menou. La noblesse
(1) Sources indiquées plus haut. En outre, Mém. de Besenval, II, 333.
— Mém. du comte de Paroy, Introd., p. XL.

52
SAINT-DOMINGUE
parlementaire était représentée dans le bureau du Comité par
Martin Simon, baron de Duplàa, président au Parlement
de Navarre ou de Pau, dont la femme, Marie-Louise de
Charritte, appartenait à une famille basque connue, et dont
la fille était vicomtesse de Nay-Candau en Béarn. Ils
avaient au quartier Morin une plantation sucrière dont la
valeur n'était guère inférieure à 3 millions (I). Enfin, au
Comité directeur apparut plus tard (vers avril 1789) un
autre parlementaire plus connu, Bodkin de Fitz-Gerald,
conseiller en la 3e Chambre des Enquêtes du Parlement de
Paris, et qui avait son hôtel rue Saint-Dominique, près de
la rue d'Enfer. C'est peut-être à lui qu'appartenaient une
sucrerie à Léogane, un magasin et deux emplacements
avec constructions à Port-au-Prince, évalués 850.000 fr. (2).
De tous les membres de cette commission directrice, le
plus actif fut certainement le marquis Louis-Henri-Marthe
de Gouy d'Arsy. Appartenant à la noblesse de Picardie,
fils d'un lieutenant général, il avait eu le Dauphin pour
parrain. Après avoir fait ses études au collège d'Har-
court, à peine sorti de l'Ecole d'artillerie de Strasbourg,
il devenait à 27 ans chevalier de Saint-Louis et colonel
en second des dragons de la Reine. Il était, en 1788,
lieutenant-général des armées du Roi depuis sept ans,
colonel des cuirassiers du Roi à Aire, grand bailli d'épée
au bailliage de Melun, lieutenant-général de la province de
l'Ile de France. Possesseur d'une belle fortune, entamée
d'ailleurs en partie par des dettes, il l'avait encore accrue
(1) Sources indiquées plus haul. — (2) Outre ces mêmes sources, An-
nales de S'allier. — Aulard, Soc. des Jacobins, 1, p, XLIX (le personnage
Indiqué comme membre de la Société n'est pas, comme le pense M. Aulard
lord Edward Fitz-Gerald, niais bien le conseiller Bodkin Fitz-Gerald;
l'adresse donnée dans cette liste est celle du conseiller).

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION 53
en s'intéressant aux entreprises industrielles de son épo-
que. Il était, avec Périer et Dangirard, l'un des gros
actionnaires et des commissaires de la fameuse Compagnie
des Eaux. Par son mariage (1780) avec l'héritière d'im-
portantes plantations, Anne-Amable Hux de Bayeux, il prit
place parmi les grands propriétaires de Saint-Domingue.
Son beau-frère était le baron de Wurmser, Allemand au
service de France, et devenu plus tard au service d'Autriche
l'adversaire fameux et infortuné de Bonaparte. Les familles
Hux de Bayeux et Gouy d'Arsy, héritières d'un autre grand
planteur, Sébastien Lenormand de Mézy, détenaient, dans
la grande île, 4 sucreries au Limbé, à la Plaine du Nord,
au Port-Margot, une caféterie et une savane à Plaisance,
le tout d'une valeur supérieure à 3.100.000 francs. Le
marquis avait a Paris un hôtel au n° 57 de la Chaussée
d'Antin et un logement au Louvre. A la suite d'un procès
retentissant, où sa cause avait été soutenue par le célèbre
avocat Linguet, il était séparé de sa première femme, dont
l'hôtel particulier se trouvait au n° 25 de la rue Cassette. Il se
piquait d'écrire ; ses amis lui trouvaient môme le talent
d'un bon écrivain. Remuant et môme agité, spirituel, à la
recherche de la popularité, aimant le bruit et l'intrigue, il
s'était fait la réputation d'un orateur. « C'est en tout un
« des plus grands diseurs de rien que je connaisse, disait
« de lui le Lorrain Adrien Duquesnoy. » « Il va sans façon
jusqu'à l'importunité, ajoute l'auteur de la Galerie des
Etats Généraux: il persécute, il lasse, il excède, mais il
l'emporte. » Aussi devait-il jouer dans la campagne du
Comité colonial un rôle capital, écrivant des pamphlets,
rédigeant les requêtes,portant la parole au nom des plan-
teurs. Sa persévérance et son ingéniosité devaient finir

54
SAINT-DOMINGUE
par leur ouvrir les portes de l'Assemblée nationale (1).
La composition du Comité semble avoir été éclectique
comme celle du bureau. A côté de partisans fanatiques de
l'ancien régime, tels que les Vaudreuil et les Paroy, il com-
prenait un des amis des Fréteau et des Duport, Bodkin
Fitz-Gerald, déjà fort connu par la part qu'il avait prise
avec eux et auprès de Duval d'Esprémenil aux événements
de juillet et d'août 1787, et qui devait être en 1789 l'un des
premiers adhérents du club des Amis de la Constitution ou
des Jacobins. Le principal promoteur du Comité, Gouy
d'Arsy, passait pour l'un des adeptes des idées nouvelles.
On le disait mesmérien, franc-maçon, « bon citoyen et
patriote », grand admirateur de M. Necker. Montlosier
devait le classer bientôt avec les Lameth, les Luynes, les
Target, les Robespierre et les Saint-Fargeau parmi ceux
qu'il appelle « les démocrates enragés et anarchistes (2) ».
Sous les ordres de cet état-major se trouve groupée, par
la communauté des intérêts menacés et des moyens de
défense, l'aristocratie des grands propriétaires et des grands
négociants, leurs alliés, qui résidaient dans le royaume. On
a deux listes des adhérents du Comité colonial, dont l'une,
datée du 15 juillet, compte 56 noms y compris ceux des
neuf commissaires, et dont l'autre se compose de 186 noms.
Elles donnent la composition exacte de ce groupement, et
on y voit figurer l'élite des planteurs, les comtes de Noé,
de Butler, de Cesselès, d'Héricourt, de Poulpry, d'Auti-
(1) D'après les sources précédentes ; de plus, Mercure de France, 15 mars
1788, supplément. — Corda, Catalogue des Factums de la Bibl. nat., II,
390. — Galerie des Etats Généraux (1789), II, 72. — Mém. de Montlosier, II,
404 —Journal historique des assemblées du Comité cité ci-dessus.—

(2) Corresp. secrète pp. Lescure, II, 304.— Lettre de Linguet à Barnave,
10 mars 1791,in-8° (brochure coll. Carré) et Annales patr., p. 154. — Mont-
losier, II, 404.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
55
champ, de Charritte, de Vergennes, de Puysignieux, de
Bayeux, de Villeblanche, de Pardaillan, de Grandpré, à
côté des Walsh Serrant, des Macnemara, des vicomtes de
Léaumont, d'Allemans, du Tour, des marquis de Massiac
de Puymontbrun, de Chambellan, de Pomery et de la
Ferronnays. Le duc d'Orléans s'y trouve auprès de mem-
bres de la haute magistrature, tels que Duval d'Espréme-
nil, d'avocats au Conseil, comme d'Augy, d'anciens offi-
ciers des armées de terre et de mer, tels que les deux
Fournier de Bellevue et M. de Saint-Pol, de maîtres des
requêtes et de conseillers d'Etat, comme Poitevin de Mais-
semy et M. de Montholon. Un certain nombre de dames
de la haute noblesse ont adhéré; la marquise de Mondion
(née de Chavanne), les comtesses de Chambellan, de Par-
dieu, de Poulpry, la marquise de Pomery, la baronne de la
Ferronnays, la comtesse de Lentilhac de Sédiérès, la vicom-
tesse de Choiseul-Meuse, les marquises de Puymontbrun
et de Geoffre.
Un petit nombre de noms roturiers se rencontrent au
milieu de ces vocables aristocratiques qui font ressembler
les suscriptions finales des assemblées du Comité à des
pages détachées de l'armorial. Les grands propriétaires
résidant à Paris forment la majorité (114 sur 186) des mem-
bres de ce Comité, du moins à l'origine. Le reste (72 mem-
bres) se compose de planteurs résidant en province et de
négociants des ports en relations avec Saint-Domingue. Au
groupe des propriétaires provinciaux appartiennent, par
exemple, les comtes de Montigny, de Malet, de Grieu, de
Laugardière, le marquis de Lys, le chevalier de Minières,
le vicomte Turpin de Crissé, les Fournier de Varenne, Mme de
la Villesgris, née de Champigny et sa sœur, Mme Borne,

56
SAINT-DOMINGUE
la marquise de Castelmoron, la comtesse Astier de Voultron,
l'intendant de la marine à Toulon, Malouet, le capitaine de
vaisseau Buor de la Charoulière, l'avocat au Parlement
Condé fils, et l'abbé Vogluzan. Au second groupe se ratta-
chent les armateurs de nos grands ports de Marseille, de
Bayonne, de Bordeaux, de la Rochelle, de Nantes, de
Saint-Malo, du Hâvre et de Dunkerque, les Audibert, les
Hugues, les Sollier, les Van Berchem, les Bertrand Males-
pine, les Straforello, les Peragallo, les Abeille, les Ray-
mond, les Bortron, les Sicard, les Hermitte, les Albouy et
les Vence, les Labat et les Saint-Macary (1).
Le fonctionnement du Comité colonial parisien n'est
d'ailleurs connu que par un petit nombre de documents,
dont la majeure partie se trouve à l'état de transcriptions
aux Archives Nationales. Si les Assemblées générales y
étaient peu fréquentes, en revanche les réunions du bureau
furent nombreuses. Dans l'espace d'un mois et demi (août-
septembre 1788), il n'y en eut pas moins de neuf, où les
commissaires adoptèrent la tactique qu'il convenait de
suivre. Le bureau rédigea ou fit rédiger d'importants mé-
moires pour soutenir ses idées auprès du pouvoir, mit en
circulation des brochures pour rendre l'opinion favorable à
ses desseins, multiplia les démarches auprès des person-
nages influents (2), On ignore si les membres de ce grou-
pement s'étaient astreints à des cotisations, et on ne sait
sur quels fonds furent assignées les dépenses de cette
campagne forcément coûteuse. Il est probable que, pour ce
travail d'écritures et de correspondances, le Comité eut des
(1) Listes et signatures placées au bas des pouvoirs donnés aux commis-
saires du Comité colonial 15 juillet 1789, copies, Arch. Nat.,B. III, 135 bis
fos 94 et 270.— (2) Journal historique et autres pièces transcrites au registre
B. III, 135.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
57
employés et des secrétaires. Il lui fallait aussi un local pour
les Assemblées générales des adhérents, pour les réunions
particulières du bureau, pour le secrétariat et les archives.
Il est certain, d'après quelques détails épars au milieu des
pièces inédites, que le siège du Comité était fixé, au début de
1789, rue de Provence, au faubourg Montmartre (1). Les
commissaires directeurs étaient sans doute renouvelés par
tiers tous les trimestres ou semestres, suivant l'usage qu'on
retrouve en vigueur dans les autres sociétés politiques du
temps. Deux membres nouveaux figurent en effet, au mois
de janvier 1789 parmi eux. Vaudreuil et le président Du-
plàa y remplacent Brancas et Peyrac(2). Le commissaire-
rapporteur, sorte de secrétaire-général, chargé de la corres-
pondance, de la rédaction des requêtes et libelles, semble
avoir été seul inamovible. C'était naturellement le marquis
de Gouy d'Arsy (3). Le Comité avait ses archives et ses
registres, où il faisait transcrire les lettres et autres écrits
qu'il transmettait ou recevait. Son activité est attestée par
l'étendue même de ces registres qui formaient dès jan-
vier 1789 deux tomes, et par le nombre de pièces (333)
déposées à ce moment dans ses bureaux (4). Ces pièces
disparurent, semble-t-il, pour la plupart. Le Comité n'était
qu'un corps non officiel, bien qu'il eût pris le nom retentis-
sant de Comité colonial de France (5), et les seuls vestiges
qui restent de son activité sont les lettres et mémoires qu'il
jugea bon de communiquer aux Etats-Généraux en juin
1789.
(1) Lettre du 27 janvier 1789, Arch. Nat., Ba 38. (2) Lettres des membres
du bureau du Comité colonial, 31 août 1788, 21 janvier 1789. Arch. Nat.,
Ba 38
. — (3) Sa signature et son titre se trouvent au bas des diverses pièces
citées et ci-dessous. — (4) Mention au bas des lettres du 31 mai, 7 nov. 1788,
31 janv. 1789, et au bas des requêtes de la Chambre d'Agric. du Cap ci-
dessous citées. — (5) Titre qu'il prend dans ces lettres et requêtes.
5

58
SAINT-DOMINGUE
Dès le début, il s'était mis en relation avec les planteurs
mécontents de Saint-Domingue. Il leur adressait le journal
de ses démarches ; tous les quinze jours il leur envoyait
l'exposé de ses travaux et concertait avec eux ses plans de
campagne. La correspondance en partie secrète, échangée
entre eux, parvenait aux commissaires parisiens par l'entre-
mise de grands armateurs bordelais, Journu frères, qui
avaient des commis à Port-au-Prince (1). Il obtint aussi une
consultation de quatre avocats parisiens, Godard, Sanson,
de Blois et Lacroix en vertu de laquelle la colonie était
déclarée fondée à réclamer une représentation aux Etats-
Généraux. C'est lui encore qui provoqua le pétitionne-
ment parmi les planteurs résidant en France et qui fit
répandre « à profusion dans la colonie » divers imprimés
où on le représentait comme le mandataire officiel des
colons chargé de solliciter pour eux l'admission aux Etats-
Généraux (2). A la cour, il cherchait à gagner des appuis
auprès du roi et des ministres. La tactique ne manquait
pas d'habileté. Ces grands planteurs comptaient que l'in-
fluence de la haute noblesse « confondue dans l'opulence
américaine » rendrait le pouvoir complaisant à leurs vœux.
« Que ces hommes élevés en grades, en faveurs, disait une
« brochure d'août 1788, destinés par leur naissance à fart
« des négociations, que l'habitude des affaires importantes a
« rendus plus habiles dans la discussion des grands intérêts,
« se montrent reconnaissants aux îles » en mettant leurs
relations et leur autorité au service des colons (3).
(1) Mém. de Barré de Saint-Venant, membre de la Chambre d'Agric, du
Cap, l788, Arch. Min. Colonies, C. 9, série 2, carton 39. — Journal histo-
rique et autres pièces, Arch., Nat. B. III
135. — (2) Préambule de l'or-
donnance des administrateurs de Saint-Domingue (26 déc. 1788, récit des
faits antérieurs), ci-dessous citée. — (3) Requête des colons américains

31 mai 1788 ci-dessus citée.— Vœu patriotique d'un Américain (brochure

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
59
Cet aveu indique assez quels mobiles égoïstes guidaient
la fraction des propriétaires de Saint-Domingue, alliés du
Comité colonial de France. Comme l'observent tes adminis-
trateurs, Barbé-Marbois, La Luzerne, Peynier, l'agitation
dans l'île n'était provoquée que par une minorité. Xi la
formation des comités, ni les vœux émis au sujet de la repré-
sentation coloniale, ni la nomination des députés, affirment-
ils, ne rallièrent la majeure part de la population libre (1).
« Le concours général des habitants fit défaut », jusqu'aux
assemblées locales de la seconde moitié de 1789 (2). Si l'on
en croyait au contraire les assertions du Comité colonial ou
des députés de Saint-Domingue, dès le mois d'avril 1788,
les colons « avertis des dispositions annoncées par le roi de
« convoquer les Etats-Généraux avaient éprouvé un mouve-
« ment qui ne tarda pas à se propager dans la colonie. De
« bons citoyens s'assemblèrent, illicitement peut-être, non
« illégalement. Ils firent des réflexions sages sur leur posi-
« tion. Les réflexions circulèrent; des comités se formèrent,
« ils s'accrurent. Enfin, presque tous les propriétaires de la
« colonie réclamant l'union de leurs compatriotes résidant
« en France leur adressèrent des mémoires, des doléances
« et des pouvoirs très étendus à l'effet de nommer des
« commissaires qui pussent s'occuper efficacement de solli-
« citer le souvenir du monarque et des lettres de convocation
« pour les Etats-Généraux (3) ». L'exposé du ministre de
la marine La Luzerne est tout différent. D'après lui, bien
d'août 1788 probablement due à Gouy d'Arsy) (manque à la Bibl. Nat.)
(coll. Carré), p. 11. — (1) Mém. justif. de La Luzerne (1790) Arch. Nat.,
DXXIX 98-101. Arch. Parlem., XVI, 300 fig. — Mém. de Barbé-Marbois
(1790), p. 16 (coll. Carré). — (2) Rapport des administrateurs de Saint-

Domingue, 1er décembre 1789, Arch. Min. Colonies, C. 9, reg. 162. —
(3) Dénonciation contre La Luzerne par les députés de Saint-Domingue,
1er chef(1790). Arch. Nat., DXXIX, 98.

60
SAINT-DOMINGUE
que l'on eût appris aux Antilles la nouvelle de la convoca-
tion des Etats-Généraux, les colons n'avaient manifesté
aucunement l'intention d'y être représentés. Ni les Assem-
blées coloniales de la Martinique, de la Guadeloupe, de
Tabago réunies en janvier et février 1788, ni les Chambres
d'agriculture de Port-au-Prince et du Cap Français n'avaient
formulé le moindre vœu à ce sujet. La première démarche
faite auprès du Roi par les planteurs remonterait au 4 sep-
tembre de la môme année (1). De part et d'autre, il est permis
de relever des inexactitudes ou des exagérations. Qu'aucune
démarche officielle n'ait été faite auprès des administrateurs
avant ce moment, on peut l'admettre, mais que les planteurs
soient restés jusque-là inertes, c'est ce que les documents
démentent. Toutefois, la campagne en vue de la députation
provoquée par les adversaires de l'administration resta bor-
née à un cercle si étroit et fut tenue longtemps si secrète
qu'on n'en trouve pas trace avant le dernier trimestre de
1788 dans la correspondance de l'intendant Barbé-Mar-
bois (2). Enfin, la quasi-unanimité de l'adhésion des plan-
teurs invoquée par le Comité colonial est une pure légende.
Sans doute, ce Comité allègue fièrement en 1788, en 1789,
en 1790 le mandat qui lui a été conféré par 4.000 colons ;
mais de ces 4.000 signataires, il faut déduire celles des
quelques centaines de planteurs résidant en France qui
avaient donné leur consentement. Une lettre de la Chambre
d'Agriculture du Cap réduit en effet à 3000 le nombre des
adhérents résidants dans la colonie elle-même (3). L'inten-
(1) Mém. justif. de La Luzerne, ci-dessus cité, Arch. Parl.,XVI,300-301.
— (2) Voir ci-dessous chap. V, VI et VII. — (3) Lettres des membres du
Comité colonial 1788-89. — Dénonciation contre La Luzerne,1er chef (1790).
— Lettres etrequêtes de la Ch. d'Agric. et des colons de Saint-Domingue
(1788) ci-dessus et ci-dessous cités.

A LA VEILLE DE LA REVOLUTION
61
dant Barbé-Marbois assure qu'un tiers au plus des colons
s'était rangé du côté des promoteurs du mouvement (1). La
requête du Comité colonial n'émanait donc que de 4.000
blancs sur les 12.000 résidants ou non,majeurs, qui avaient
des intérêts dans l'île. Les signatures avaient même été
données, soit par complaisance,soit par intimidation. L'as-
surance avec laquelle les chefs du parti de la représentation
coloniale présentaient comme « vœux publics » des opinions
individuelles avait induit en erreur même « des personnages
recommandables par leur rang et leurs lumières ». Des signa-
tures avaient été sollicitées de toutes parts (2). Comme l'ob-
servait Brissot, il n'est pas étonnant que, dans un pays où
presque tous les blancs savaient signer, les grands planteurs
eussent entraîné « tous les gens qui avaient besoin d'eux,
«des négociants, des ouvriers, des gérants, une foule
«d'hommes qui voulaient l'être (3) ». A Saint-Domingue,
comme à Paris, c'était en effet la partie des grands proprié-
taires hostile à l'administration qui se plaça à la tête du
mouvement. Mais elle réussit à entraîner, outre sa clientèle,
les hommes de loi et une fraction des membres des profes-
sions libérales et du haut négoce.
Il n'est pas douteux que l'agitation dans l'île n'ait eu un
caractère aristocratique. Il suffit, pour s'en convaincre,
d'examiner quel est le corps qui ta dirige, et quels sont
les personnages qui composent, soit les Chambres d'agri-
culture, soit les Comités provinciaux. On y retrouve,
comme dans le Comité colonial de Paris, surtout de
riches planteurs. La Chambre d'Agriculture du Cap,
(1) Mém. justificatif de B. Marbois (1790), p. 16.— (2) Exposé des
administrateurs de Saint-Domingue dans le préambule de l'ordonnance du
26 septembre 1788, citée, ci-dessous, chap. VII. — (3) Lettre d'un Ami des
Noirs aux députés des trois ordres
(1789), p. 45.

62
SAINT-DOMINGUE
organisée en 1759, et qui se mit à la tète du parti d' opposi-
tion en 1788, comptait 8 membres, tous choisis parmi les
habitants, c'est-à-dire les propriétaires. De ces huit mem-
bres, il en est deux, Millot et Odelucq, dont on n'a pu
reconstituer l'état civil. Mais les cinq autres appartenaient
à la haute société dominicaine. Le président, M. de
Laborie, est un des futurs députés de le province du
Nord, et l'un des principaux avocats du Cap. Belin de
Villeneuve est chevalier de l'ordre de Saint-Michel. Guil-
laume-Timothée de Cockbrun et sa femme Marie de Lange
ont des propriétés, caféyères, fours a chaux, à Marmelade
et à Fort-Dauphin. M. de Lacombe est probablement le pro-
priétaire d'une importante caféterie à Jacmel, valant prés
de 200.000 fr. Le secrétaire de la Chambre peut être iden-
tifié avec Louis-Constantin d'Augy qui, par lui-même ou par
sa femme Julie Pigeot, détient à Plaisance une autre caféte-
rie d'importance encore supérieure,360.000 fr. de valeur.
Enfin, Aubert de Saint-Georges:du Petit-Thouars, qui ap-
partenait à la famille angevine et poitevine bien connue de
ce nom, peut passer pour un des grands propriétaires de
l'île avec ses deux sucreries du Trou et du Limbé,qui repré-
sentaient un capital de près de 1.700.000 francs.
Il a été également possible de reconstituer,au moyen des
documents, les noms des membres des Comités du Cap, de
Port-au-Prince et des Cayes, et ceux des délégués des
paroisses aux assemblées électorales de Ces trois villes.
Ceux du premier sont au nombre de 47. La liste du second
comprend 23 planteurs ; celle du troisième (incomplète) est
(1) D'après la correspondance, les requêtes de la Chambre d'agriculture
cité s ci-dessus et ci-dessous et les dossiers des anciens colons de Saint-
Domingue.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
63
formée de 10 noms. A l'assemblée du Cap figurent 47 repré-
sentants des colons ; à celle de Cayes 18; à celle de Port-au-
Prince 19 (1). On a là en quelque sorte l'état-major du parti
de la représentation coloniale à Saint-Domingue. A l'ex-
ception de quelques négociants, magistrats, avocats et
médecins,qui sont d'ailleurs aussi propriétaires,cette élite se
compose en majorité de grands planteurs, dont plusieurs
figureront parmi les membres de la députation, tels que
Lenoir de Rouvray, les comtes de Chabannes et O'Gorman,
le marquis de Cocherel, Vincendon du Tour (2).
D'autres noms plus obscurs semblent être ceux de per-
sonnages placés dans la dépendance de cette aristocratie
de propriétaires. Mais la plupart peuvent être classés au
milieu de celte galerie des « habitants » influents. Ce sont
notamment le comte de Buckley (oncle d'un Boisguillebert
descendant de l'économiste) et le comte de Beauney, ce der-
nier, copropriétaire, avec le comte de Bailleul, d'une impor-
tante sucrerie à l'Arcahaye, valant plus de 600.000 fr. Fran-
çoise Lebray, vicomtesse de Choiseul-Beaupré, membre
du Comité du Cap, possède au Quartier-Morin une sucrerie
plus considérable encore, d'une valeur de 712.000 fr. M. de
Caradeux aîné, qui appartient aussi à ce comité, passe avec
MM. de Saint-Martin et de Rocheblanche pour le plus grand
propriétaire de la plaine de Port-au Prince. Il y a laissé une
réputation légendaire. En lui se personnifie encore pour
les nègres et mulâtres d'aujourd'hui l'ancien planteur fran-
çais, fastueux, violent et dur. Il devait jouer un rôle capital
dans la Révolution comme capitaine général de la garde
nationale de Port-Républicain (l'ancien Port-au-Prince) et
(1) Actes, procès-verbaux, etc., relatifs à ces Çomités et assemblées cités
ci-dessus chapitres VII et VIII. —(2) Voir ci-dessous, chapitre VIII.

64
SAINT-DOMTNGUE
aller mourir à Philadelphie. Ce personnage, allié aux familles
aristocratiques de France, aux comtes de Sparre,de Mont-
chal, de Lastic Saint-Jal, aux marquis de Grave et Rocham-
beau, avait au quartier de Bellevue une magnifique sucrerie
valant 1.470.080 fr., une caféterie et une hatte à la Croix
des Bouquets représentant un capital de 210.000 francs.
Ses filles Ursule et Louise, mariées, l'une au marquis
Louis de Rocheblanche, l'autre à M. de Boissonnière de
Mornay, avaient reçu chacune une part de ses domaines
princiers; la première une sucrerie à la Croix des Bouquets,
d'une valeur de 3,800.000 fr. environ, outre une caféterie
peu importante, la seconde deux sucreries à Bellevue et
au Cul-de-Sac,part équivalente à près de 2.700.000 francs.
La famille Charrier de Bellevue, dont le chef participe au
mouvement du Cap, et dont l'une des filles est devenue
comtesse de Lyonne, a des caféteries, des briqueteries, des
places à vivres, à Limonade et à la Petite-Anse, pour une
valeur de près d'un million. Jean-Bte-Collas de Maigret,
un autre des promoteurs de l'agitation, allié aux familles
de Verteuil, de Mondenard, de la Case, a sept maisons
au Port-de-Paix, trois caféteries, deux indigoteries, des
hattes et bois-de-bout, des places à vivres au même
quartier, une habitation à l'île de la Tortue, et sa fortune
globale foncière approche de 4 millions 1/2. Au seul quartier
du Gros-Morne, Jean-Baptiste de Cressac, membre de l'as-
semblée du Cap, délient une indigoterie, deux caféteries,
une maison valant près de 600.000 fr. Le marquis Bernard-
Louis Dumesnil d'Aussigné,ancien commandant de dragons,
également délégué à cette assemblée, est propriétaire de
(1) Sources : dossiers des anciens colons,actes et procès-verbaux des comi-
tés et assemblées aux Archives Coloniales et Nationales.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
65
caféteries estimées 320.000 fr. dans les quartiers de Saint-
Louis et de Plaisance.A la veuve ou à la fille d'un autre dé-
légué, Guillaumeau de Flaville, appartiennent une caféterie
cl une cotonnerie au quartier de Baynet, dont le prix n'est
pas inférieur à 350.000 fr. M. de Léaumont, M. des Roua-
dières, M. de Laville, membres du Comité du Sud, Bru-
hier de Warvilliers, Rousseau de la Gautraie, délégués à
l'assemblée des Cayes, Hamon de Vaujoyeux, Garesché du
Rocher, M. de Mondion, le comte Marliani,membres du Co-
mité de Port-au-Prince,sont également de riches planteurs.
Nombre de roturiers dans cet état major du parti d'op-
position peuvent prendre place auprès ou non loin de cette
aristocratie du nom et de la fortune. Tels sont, au Cap, le
planteur Bonamy, habitant de la Grande-Rivière, qui, du
chef de sa femme, exploite une sucrerie et une caféterie
d'une valeur de près de 500.000 fr.; Conegut, dont la veuve,
alliée aux Vandenbreck de Châteaubriand et aux Damas, est
en possession d'une sucrerie,d'une caféterie et d'une coton-
nerie valant ensemble 545.000 fr. à Limonade ; Ch. Fr.
David, oncle d'un richissime planteur, Fournier de Belle-
vue, et lui-même propriétaire d'une sucrerie et d'une café-
terie, c'est-à-dire possesseur de près de 1 million de fortune
territoriale; Timoléon Grasset, dont les deux caféteries et
l'indigoterie à Saint-Louis ont plus de 600.000 fr.de valeur :
Pierre Collette, dont la fortune, consistant en 4 caféteries,
1 batte et 1 place à vivres,un magasin au quartier de Jean-
Rabel,deux maisons à Port-de-Paix, approche de 1 million ;
François Lavaud, allié des armateurs bordelais Nairac
et Ducos, détenteur d'une sucrerie, de 3 caféteries, de
maisons et de hattes à Port-de-Paix et au Borgne, pour un
total voisin de 2 millions ; Jean Lalanne, copropriétaire,

66
SAINT-DOMINGUE
avec Testard do Graval, de sucreries à Ouannminthe d'une
valeur voisine de 1.500.000fr. ; Armand-André Roberjot
Lartigue, dont la fille, devenue baronne Lallemand, après
avoir épousé le général de ce nom,l'un des compagnons de
Leclerc à Saint-Domingue en 1802, héritera des débris de
la grosse fortune paternelle, consistant en sucreries, café-
teries, maisons, d'une valeur supérieure à 2 millions 1/2 (1).
Au reste, la plupart de ces colons, membres des Comités
ou des assemblées qui dirigèrent le mouvement, ont rare-
ment moins d'un demi-million de biens, et les qualités
qu'ils prennent de capitaines ou commandants de milice
prouvent assez qu'ils figurent au nombre des notables aux-
quels étaient réservés ces titres enviés.
Un petit nombre de magistrats, d'avocats et de procu-
reurs mécontents les secondent et leur donnent l'appui de
la plèbe qui dépend d'eux. « Les sergens à appointemens
« et à gages du Cap Français, déclare en effet le gouverneur
« de Peynier, ont eu la plus grande influence sur ce qui s'est
« fait» (l),à l'instigation des gens de loi qui les font vivre.
On remarque sans surprise, parmi les chefs du mouve-
ment, les membres de l'ancien Conseil supérieur de la pro-
vince du Nord : Bernard de Saint-Martin, doyen de ce
corps ; Dalcours de Belzunce, conseiller honoraire ; Viau
de Thébaudières, ex-procureur général ; Labiche de Rei-
gnefort, aussi conseiller en cette ville, tous d'ailleurs en
même temps grands propriétaires et membres de l'aristo-
cratie des planteurs. Les Reignefort, par exemple, alliés des
familles de Pardieu, de Caradeuc, de Lestre,de Lavergne,
(1) Mêmes sources. — En plus, Souvenirs de la baronne Lallemand sur
l'expédition de Saint-Domingue (Nouv. Rev. Rétrosp., XVII, 1902). —
(2)
Rapport de Peynier précité, 12 nov.1789, Arch. Min, Colonies, C. 9,
reg. 163,

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
67
ont, soit à Cavaillon, soit au Gros-Morne, pour près de
1 million de fr. de plantations. M. de Belzunce, de son côté,
apparenté aux Flamen d'Assigny, aux Lemaire de Beau-
marchais, et gendre du comte de Broglie, se trouve copro
priétaire de sucreries et de caféteries d'une valeur globale
supérieure môme à ce chiffre. Les grands avocats du Cap,
d'Augy, Larchevêque-Thibaut, Arnauld de Marsilly, Labo-
rie, Moreau de Saint-Méry (1), aident aussi de toutes leurs
forces à cette campagne où ils sont suivis par leurs amis les
procureurs, tels que Jean Lormier-Lagrave à Fort-Dauphin,
et Bourgeois à Jacmel (2).
La grande majorité des habitants des villes ont été tenus
en dehors du mouvement. « Ils n'ont eu, dit l'avocat Cha-
« chereau, aucune part aux pouvoirs donnés aux électeurs
« et n'ont en aucune manière contribué à la nomination
« qui en a été faite. On n'a même pas interrogé ceux qui,
« par leurs propriétés, leur état, leurs lumières devaient
« être consultés (3). » On n'a fait exception que pour
quelques membres des professions libérales, comme les
médecins Polony et Gentillot, les chirurgiens Sollée et Cor-
réjolles, qui sont en même temps propriétaires. Le maître
en chirurgie François Corréjolles, par exemple,a une maison
à Fort-Dauphin, une caféterie et des bois debout à Vallière,
le tout dépassant en valeur 100.000 fr. Aux Cayes, le méde-
cin Jean Gentillot, dont la fillle épouse un gentilhomme poite-
vin, M. de la Fresselière, possède en emplacements, places
(I) Actes et procès-verbaux des Comités ét assemblées, décembre 1788,
janv.-oct. 1789 ci-dessous cités. —— Dossiers des liquidations des colons.
—Correspondance de B.-Morbois, 1788, ci-dessous citée. — (2) Lormier-
Lagrave possédait à Fort-Dauphin et à Ouanaminthe une sucrerie, 2 mai-
sons, etc., le tout valant 528.000 fr. — (3) Examen rapide duu cahier de
doléances de la colonie, etc., par M. Chachereau (1779). Bibl. Nat., Lk.
12 229, p. 5.

68
SAINT-DOMINGUE
à vivres, caféterie et plantation sucrière, un capital de plus
de 400.000 fr., et son confrère Polony, au Cap Français,n'a
pas moins de six maisons au cœur de la ville, rues Saint-
Pierre, Saint-Dominique,Conflans,Bourbon et Saint-Louis,
pour une valeur de plus de 250.000 francs (1).
Une dernière catégorie enfin d'auxiliaires des grands
planteurs mécontents est formée d'une partie des gros négo-
ciants, membres anciens ou en exercice de la Chambre de
Commerce du Cap, ou habitants des autres ports, comme
Gérard aux Cayes, Camfrancq à Port-au-Prince. Ils sont
d'ailleurs eux-mêmes propriétaires de plantations. Parmi
les membres des Comités et des assemblées électorales,
on voit donc figurer des commerçants, tels que Jean-
Baptiste Auvray et Etienne Lefèvre, retirés des affaires,et
qui sont,l'un planteur à la Petite-Anse, l'autre copropriétaire
d'une maison au Cap et d'une grande sucrerie au Terrier-
Rouge, le tout d'une valeur de 2.257.000 fr. environ. Un
autre, Pierre Bertrand, outre ses maisons du Cap, estimées
230.000 fr., a des propriétés au quartier de la Marmelade.
Jacques Aubert, comme lui négociant au Cap, et mêlé à ces
événements, possède au Quartier-Morin une caféterie de
830.000 fr. Un autre commerçant, qui joue à Port-au-Prince
un rôle actif, Jean-Baptiste Camfrancq, détient, soit seul,
soit avec ses associés les Thésan, des maisons et des em-
placements dans la capitale de l'île et une caféterie à la
Croix-des-Bouquets, le tout pour une valeur approximative
de 700.000 fr. Son émule, Jean-Daniel Chaudruc, outre ses
immeubles du Cap, est le maître de tout ou partie d'une
(1) Dossier des indemnités accordées aux colons. —Actes et procès-ver-
baux inédits des comités et ass. cités ci-dessous — Mss Moreau Sainl-Méry,
(fonds Advielle n°s I86-190. Bible d'Arras, Mss).

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
69
caféterie à l'Acul et d'une grande sucrerie à Ouanaminthe,
le tout valant près d'un million. Jean Lalanne, membre de
la Chambre de commerce du Cap, est sans doute le copro-
priétaire ou le seul possesseur de deux sucreries à Ouana-
minthe, de deux caféteries et d'une savane au quartier de
Rabel, d'une valeur globale de 1.600.000 fr. environ (1).
Telle était la composition du parti de la représentation
coloniale. Ces constatations suffisent pour montrer son véri-
table caractère. Composé d'éléments divers, unis par un
mécontentement commun contre les pratiques même utiles
de l'administration ou du pouvoir central, il n'avait nulle-
ment rallié la masse des planteurs ou des habitants. Indé-
pendamment des nègres esclaves, auxquels nul ne son-
geait, les hommes de couleur étaient naturellement les
adversaires de cette oligarchie formée de leurs pires ennemis
et qui allait d'ailleurs leur fournir par ses imprudentes
démarches un moyen puissant de revendications. Bien
plus, les deux tiers des blancs ne pactisaient point avec les
promoteurs du mouvement. Les fonctionnaires de tout
ordre, officiers, magistrats, commis, arpenteurs, en nom-
bre considérable, connaissaient trop les vraies tendances
du parti de la représentation pour se solidariser avec des
hommes qui travaillaient contre eux. La plupart des habi-
tants des villes, ces4.000chefs de comptoirs, commission-
naires, artisans, que l'aristocratie des planteurs méprisait
et dont les intérêts étaient différents des siens, se tint ou
fut tenue soigneusement à l'écart. Enfin, la plupart des mem-
bres de la classe des planteurs, soit résidents, soit non-rési-
dents, désapprouvait l'agitation organisée par la minorité.
(1) Mêmes sources; de plus, requêtes de la Ch. de commerce du Cap
Français(1788), citées ci-dessous.

70
SAINT-DOMINGUE
Il y avait, soit en France, soit dans la colonie, de grands
propriétaires, tels que les marquis de Massiac, de Galliffet,
de la Rochejacquelin, de la Rochefoucauld-Bayers, les
comtes d'Argout et de La Borde, le vicomte du Chilleau,
les Duval-Sanadon, futurs organisateurs de la Société
correspondante des colons français en juin 1789 (1), qui
désapprouvaient la méthode préconisée par les planteurs
du Comité colonial et qui voyaient dans l'octroi d'une
représentation coloniale un présent funeste pour la tran-
quillité de l'île (2).
Quand le Comité colonial de Paris et ses adhérents de
Saint-Domingue essayèrent de provoquer un pétitionnement
général, la plupart des propriétaires montrèrent peu d'em-
pressement à accepter cette idée. « Un très grand nombre
refusèrent de signer » les pouvoirs accordés au comité de
la rue de Provence. « Une requête revêtue d'un grand
nombre de signatures » fut même adressée à l'intendant
Barbé-Marbois. Les propriétaires «y formaient des vœux
« pour que le calme dont la colonie avait joui jusque-là ne
« fût pas troublé. Ils témoignaient leurs alarmes sur les
« maux auxquels elle pourrait être exposée, s'il pouvait
« dépendre d'un nombre d'individus quelconques d'adres-
« ser à deux mille lieues des représentations à Sa Majesté
« au nom des colons». Ils déniaient au Comité colonial
et aux Chambres d'agriculture le droit de supposer aux
habitants « des vues, des désirs qu'ils n'avaient pas mani-
« festés », de solliciter « pour eux de prétendus avantages »
auxquels leur « éloignement et la différence de régime leur
(1) Voir ci-dessous, dernier chapitre. — (2) Rapport de B.-Marbois, nov.
1 788, ci-dessus — Mémoire de D uval-Sanadon (20 août 1789) lu à la société
Massiac, Arch. Nat.,D XXV, 85.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
71
« interdisaient d'aspirer et qui pouvaient même leur devenir
« funestes ». Ils dénonçaient les manœuvres du parti de la
représentation, qui, à l'aide de quelques consultations juri-
diques sur une question « purement politique », prétendait
disposer du sort d'une immense colonie et se présentait
comme le mandataire de « 25.000 citoyens libres »,dont il
eût été fort en peine de montrer les pouvoirs valables. Ils
affirmaient enfin que les pouvoirs dont le Comité colonial se
targuait n'émanaient que de quelques individus qui présen-
taient comme « vœux publics » des « opinions particu-
lières (1) ». Plus clairvoyants que les partisans du mouve-
ment, ces colons se seraient contentés d'obtenir pour Saint-
Domingue des réformes concédées par voie administrative
et la faculté dont jouissait à Londres la colonie anglaise de
la Jamaïque, c'est-à-dire le droit d'avoir à Versailles une
agence chargée de défendre leurs intérêts auprès du gou-
vernement métropolitain (2).
Comme l'affirme Barbé-Marbois, les deux tiers au moins
des blancs se trouvaient donc en désaccord avec le Comité
colonial de Paris et ses adhérents (3). Cette affirmation
concorde avec celle que présentèrent à la fin de 1789 les
colons propriétaires de Saint-Domingue par l'entremise du
député de Nantes, Blin. Ils observaient que le plus grand
nombre des blancs était resté étranger à toute cette agita-
tion et que la plupart y avaient même été contraires. « L'île,
« disaient-ils, est peuplée d'environ 25.000 blancs; nous
« estimons qu'en mettant à l'écart les femmes et les non-
« majeurs, environ 12.000 planteurs et autres avaient le
(1) Exposé du préambule de l'ordonnance du 26 déc. 1788. — Rapports
de B.-Marbois, 10 déc. 1788, cités et analysés ci-dessus, chap. VII. —
(2) Mémoire de Duval-Sanadon, cité ci-dessus. — (3) Mémoire justificatif
de B.-Marbois (1790), p. 16.

72
SAINT-DOMINGUE
« droit de voter en cette circonstance. De ce nombre
« 4 .000 seulement paraissent avoir désiré une représenta-
« tion et de manière ou d'autre fait le choix des députés. »
Les promoteurs du mouvement ne se composaient donc que
« d'un tiers des habitants » ; et n'exprimèrent « ni le vœu
général ni le vœu prépondérant en nombre (1) ».
Ainsi, le parti de la représentation coloniale n'était en
réalité qu'une oligarchie de grands propriétaires inquiets ou
mécontents qui avaient su rallier dans le haut commerce et
parmi les membres des professions libérales quelques auxi-
liaires, état-major dont la petite armée se composait de
quelques milliers de blancs placés dans la clientèle et
sous la dépendance de l'aristocratie des planteurs. Loin
d'être, comme dans la métropole, dû à une poussée de la
bourgeoisie et du peuple, secondés par une fraction des
classes
privilégiées, le mouvement à Saint-Domingue
partait d'une ploutocratie d'habitants, secondés de leurs
clients bénévoles ou forcés. En France, la masse de la nation
se prononçait avec un élan irrésistible pour la réunion des
Etats-Généraux, c'est-à-dire pour l'instrument des réformes
profondes. A Saint-Domingue, une faible minorité seule
revendiquait le droit de représentation, comme une arme
contre les atteintes qu'elle redoutait pour ses privilèges,
sans se douter qu'elle allait ainsi porter à sa domination le
coup mortel.
(1) Mém. de 300 colons de Saint-Domingue lu par Blin, 26 nov. 1789).
Arch. Parl., VIII, 265.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
73
CHAPITRE V
La Formation et le Programme du Parti
de la Représentation Coloniale;
ses premières Manœuvres,
(mars-août 1788).
Lorsque le parti d'opposition manifesta ouvertement ses
vues dans les derniers mois de 1788, l'administration se
trouva prise au dépourvu. Elle avait ignoré jusqu'en sep-
tembre le travail souterrain accompli contre elle par le
Comité colonial organisé à Paris et par les Chambres d'a-
griculture, aidées de leurs adhérents secrets, dans l'île. La
correspondance de Barbé-Marbois signale sans doute, en
mai et juin 1788 une certaine « fermentation à Saint-Do-
mingue » ,mais il la croit localisée dans la province du Nord
et limitée à la question de la réforme administrative. Rien
dans ses lettres ne laisse voir la moindre appréhension au
sujet de la campagne occulte menée par les opposants en
vue d'obtenir une députation aux Etats-Généraux, dont
l'échéance paraissait d'ailleurs alors encore éloignée. Le
gouvernement central ne semble pas non plus préoccupé.
Les colons, d'après le ministre de la marine La Luzerne,
n'ont fait encore aucune démarche auprès de lui (1). Dans
les instructions qu'il adresse au nom du roi au gouverneur,
le marquis du Chilleau, avant son départ (1er août 1788) (2),
et où est tracé un tableau détaillé de la situation de Saint-
Domingue, on ne trouve pas un mot, pas une allusion à la
(1) Mém. justifie, de La Luzerne (1790) précité, Arch. Nat., D. XXIX,
98. Arch. Parl.,XVI, 300-301. — (2) Mémoire du roy pour serv. d'instr.
au s. Du Chilleau, 1er août 1788, Arch. Min. Colonies. C. 9, reg. 160.
6

74
SAINT-DOMINGUE
question de la représentation coloniale. L'agitation provo-
quée par les innovations administratives tentées dans l'île
apparaît évidemment comme superficielle et sans portée au
pouvoir central. C'est cependant à l'abri de ces revendica-
tions que les opposants masquaient leur projet. Ils con-
naissaient la force de résistance dont l'administration dis-
posait. Ils espéraient sans doute la vaincre, en intéressant
à leur cause les futurs Etats-Généraux.
Tandis qu'à Paris se constituait le Comité colonial et
qu'il prenait l'initiative du pétitionnement des colons rési-
dants dans la métropole, à Saint-Domingue la Chambre
d'Agriculture du Cap provoquait un mouvement semblable
auprès des planteurs et de leurs agents (1). Elle se préten-
dait héritière des anciens Conseils coloniaux composés des
délégués des planteurs et investie du droit de faire enten-
dre les voeux des administrés (2). C'est pourquoi, dès le
mois de mai 1788, elle dressait en quelque sorte le pro-
gramme de leurs revendications. Elle l'a déjà arrêté au
moment où elle « a appris la grande nouvelle de la prochaine
« assemblée des Etats-Généraux » Ce programme est
surtout l'expression des plaintes et des rancunes particu-
lières des grands planteurs et de leurs auxiliaires momen-
tanés, magistrats, gens de loi, grands négociants. Ils
veulent, disent-ils « faire entendre les réclamations de leur
« expérience pour le bien de la commune ». Mandataires
d'une colonie qui a prouvé sa vitalité et où quelques mil-
liers de Français ont montré qu'ils étaient capables « à eux
« seuls de cultiver 200 lieues de côtes, de former des mil-
« liers de matelots et de faire circuler chaque année plus
(1) Note à la fin de la requête du 31 mai 1788. — (2) Lettres du 13 mai
et du 10 déc. 1788, citées ci-dessous.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
« de deux cents millions d'un pôle à l'autre », ils entendent
qu'on cesse de les traiter en mineurs, placés sous la tutelle
administrative. Ils se plaignent de l'instabilité et de l'ar-
bitraire de leur gouvernement. « La colonie de Saint-Do-
« mingue a été assez malheureuse depuis 50 ans, pour avoir
« été gouvernée par 24 gouvernants et par 16 intendants,
« La plupart d'entre eux en arrivant ne connaissent rien
« au gouvernement de l'île, à sa culture, à ses usages.
« Chacun d'eux a été rappelé au moment où il commençait
« à être instruit ; avant de l'être, chacun d'eux avait ordi-
« nairement supprimé toutes les institutions de son prédé-
« cesseur. De ce changement perpétuel de système, il est
« résulté tant de maux que l'existence de la colonie est une
« espèce de problème. » Le remède consiste à créer des
Assemblées coloniales périodiques, composées non de
fonctionnaires, mais de propriétaires, choisis librement par
les colons; ils serviraient de conseillers dévoués et intègres
aux gouverneurs ou intendants, leur donneraient des « avis
salutaires » et ils mettraient dans l'administration l'esprit
de suite qui y fait défaut. Ainsi serait établi une sorte de
contrôle de l'aristocratie terrienne sur les administrateurs.
D'autre part, la Chambre d'Agriculture soutenue par la
majorité des habitants de la province du Nord formule une
énergique protestation contre les réformes judiciaires inau-
gurées dans l'île et qui ont blessé vivement les intérêts
locaux ou particuliers. La fusion des deux Conseils supé-
rieurs en un seul, qui a été établi à Port-au-Prince, est
représentée comme une calamité. La prospérité et la sécu-
rité de la colonie exigent la protection de la loi, la présence
de magistrats éclairés et intègres. Cet avantage que les
colons goûtaient jadis est perdu pour eux depuis que les

76
SAINT-DOMINGUE
magistrats du Cap, « les patriarches de la famille coloniale
« sont dispersés, depuis qu'un seul tribunal évoque à lui
« les causes d'un grand Empire et force tous les proprié-
« taires à quitter leurs manufactures, leurs esclaves, leurs
« femmes et leurs enfants pour entreprendre des voyages
« périlleux qui ruinent à la fois la fortune et la santé des
« malheureux » obligés d'aller défendre leurs propriétés
devant la justice.
C'est en ces termes pathétiques que,sous le soleil tropical,
des imaginations surchauffées dénoncent les périls d'un
voyage du Cap-Français à Port-au-Prince. Le règlement
qui a unifié les Conseils supérieurs a provoqué « des mal-
heurs affreux » des pertes « irréparables et des vexations
inouïes». Au contraire, la félicité publique et la règne de la
justice renaîtront,si,au lieu d'un seul tribunal,on en crée trois
en rétablissant celui du Cap et en fondant le troisième Con-
seil aux Cayes-Saint-Louis. Au lieu de magistrats de profess-
sion, l'aristocratie fournira les membres de ces Cours. Les
propriétaires « aisés, non stipendiés», servant « par hon-
neur », règleront les procès de plus en plus nombreux, sans
passion et sans aucun frais. Ainsi, maîtres de l'administra-
tion et de la justice, les grands planteurs gouverneront ;
c'est la conclusion qu'ils oublient de dégager (1).
Ces deux points principaux du programme de l'aristocra-
tie coloniale sont accompagnés d'autres revendications. Les
deux Conseils supérieurs de Saint-Domingue avaient la
mission d'imposer, de répartir, d'administrer les taxes mu-
nicipales et d'en régler l'emploi. Ces taxes étaient destinées
(1) Lettre des colons de Saint-Domingue, 31 mai 1788, copie manuscrite,
Arch. Nat. BIII 135fos 1 à 77 ; imp.15 pages, Bibl. Nat. Lk. 12
23. — Let-
tre de la Chambre d'Agr. du Cap, 10 sept. (1788), citée ci-dessus.

A LA VEILLE DE LA REVOLUTION
77
à payer les pensions des curés, la solde des troupes de
maréchaussée, à acquitter les dépenses des ports et à rem-
bourser aux planteurs le prix des nègres exécutés ou tués
à la chasse. Avant la réunion des Conseils, il y avait deux
Caisses qui centralisaient les fonds municipaux. Au début de
1788, lorsque les Conseils eurent été réunis en un seul, les
magistrats du tribunal supérieur du Port-au-Prince rédigè-
rent un règlement ordonnant la réunion des deux caisses
municipales en une seule (13 mars), et la suppression des
droits curiaux (c'est-à-dire particulièrement destinés au
traitement des prêtres) qui n'étaient prélevés que dans la
province du Nord. Une ordonnance de mai confirma cet
arrêt qui établissait des règles uniformes d'assiette, de per-
ception et de comptabilité. C'est contre cette réforme que
s'élevait la Chambre d'agriculture du Cap; elle préférait le
retour à l'ancienne dualité.
Elle protestait aussi au nom de la colonie contre le relève-
ment du taux de la capitation que les planteurs payaient à
l'Etat pour chaque nègre de leur habitation. Cet impôt, abaissé
de 30 s. à 20 s. en 1787, sur les réquisitions de François de
Neufchâteau, alors procureur général au Conseil du Cap,
avait été relevé à 3 1. par le Conseil supérieur de Port-au-
Prince, le 14 mars 1788, pour la durée d'une année seule-
ment, en vue de subvenir aux dépenses qu'exigeaient des
travaux publics urgents, à l'accroissement des forces de
police réclamé de tous côtés, et au déficit causé par la sup-
pression des droits curiaux dans la province du Nord (1).
Même momentané, cet accroissement de taxes mécontentait
(1) Correspondance de Barbé-Marbois, 1788 (Archiv. colon.) citée ci-des,
sous. —Mémoire justificatif du même (1790) (coll. Carré), p. 19; Bibl.Nat.,
Lk., 12 79. — Pamphlet intitulé Confession générale par l'auteur d'un Mot
à l'oreille (1788, fin, date probable), p. 12,Bibl.Nat.Lk. 12 | 28.

78
SAINT-DOMINGUE
les grands planteurs qui, détenant des troupeaux de 4 à 500
esclaves, se trouvaient obligés de payer une surcharge im-
portante. Ils s'agitèrent et, le procureur général La Mardelle
ayant ouvert des poursuites contre les marguilliers, notables
des paroisses qui remplissaient les fonctions de collecteurs
à Saint-Domingue, on fit à l'administration un grief des
brutalités dont avaient fait preuve les troupes et les agents
du pouvoir. Un planteur du nom de La Faucherie, chargé de
la collecte, avait, disait-on, été décrété de prise de corps,
saisi malgré son état maladif, emprisonné au Cap pour
n'avoir pas versé 37.000 fr., dont il était responsable,
malgré une caution de 1 0 millions qu'offrait la paroisse pour
obtenir la mise en liberté de son marguillier (1).
Un mécontentement encore plus profond animait le parti
d'opposition contre les modifications apportées au régime
économique et social de la colonie. Le Conseil supérieur
de l'île avait abrogé un règlement de 1776 qui assurait aux
concessionnaires la propriété de leurs plantations, pourvu
qu'ils eussent rempli les formalités légales, fait arpenter
leur terrain et
formé leur établissement, c'est-à-dire
commencé l'exploitation. Il avait eu l'idée fâcheuse d'ad-
mettre le droit de préférence des anciens concessionnaires
sur les nouveaux, alors même que ces derniers s'étaient
empressés de mettre en valeur les portions du domaine
public négligées par les premiers. La Chambre d'agriculture
du Cap protestait avec raison contre une mesure favorable
à la multiplication des procès, au grand profit des arpen-
teurs, qui « colloquant plusieurs particuliers sur le même
terrain », recommençaient plus souvent leurs lucratives
(1) Confession générale, par l'auteur d'un Mot à l'oreille, p. 13 (5e
grief).

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
79
opérations, et au bénéfice de la chicane, dont les arpen-
teurs se faisaient les pourvoyeurs. « Les inconvénients » de
ces mesures, avoue Barbé-Marbois, « s'étaient multipliés »,
et il convenait qu'une réforme urgente s'imposait à cet
égard.
Non moins fondée était la campagne des colons con-
tre les abus « des réunions ». On désignait sous ce nom
le retour des concessions au domaine public prononcé par
le Tribunal terrier créé en 1766, qui se composait des
administrateurs et de trois juges du Conseil supérieur.
Edictées en raison d'infractions aux ordonnances, pour
défaut de défrichement dans les trois ans, pour omission
de formalités compliquées, pour négligence dans l'aména-
gement des réserves en bois ou en cultures vivrières, les
réunions ouvraient en effet la voie à l'arbitraire adminis-
tratif. Les abus qui en proviennent, déclare le gouver-
neur Du Chilleau dans sa correspondance, « font frémir » . Ils
mettent le « désordre dans les familles ». La crainte de la
déchéance oblige les planteurs à hâter fiévreusement l'ex-
ploitation, et les conduit à la ruine, parce qu'ils sont obli-
gés d'acheter à un prix exorbitant les instruments de
culture, notamment les nègres, et de se procurer les capi-
taux à un taux usuraire. La révision du régime des
réunions ou de la procédure des déchéances entrait donc
pour une part dans le programme des planteurs (1).
Ils y avaient également introduit celle des règlements
commerciaux qui formaient dans leur ensemble le pacte
(1) Mém. de la Ch. d'agr, du Cap (relatif aux concessions), 1er août 1788,
Arch. Colon. C. 9,2e série, carton 38.—Confession générale par l'auteur
d'un Mot à l'oreille, p. 18.— Corresp.de Barbé-Marbois, 5 décembre 1788 et
de Du Chilleau, 16 mars et 9 mai 1789, Arch. Minis. Colonies, C. 9, reg.
161-163.

80
SAINT-DOMINGUE
colonial. Ils se plaignaient du monopole accordé au com-
merce métropolitain pour le transport de leurs produits et
pour la fourniture des denrées alimentaires ou des objets
manufacturés. Les négociants de France pressuraient les
colons : ils prélevaient, assuraient ceux-ci, pour le fret
25 0/0 de la valeur du sucre, et tiraient de leurs navires
jusqu'à 100 0/0 de bénéfice annuel, tandis que le plan-
teur obtenait à peine 7 0/0 de l'exploitation du sol. De
plus, la métropole drainait ainsi le numéraire de la colonie.
Le délégué de la Chambre d'agriculture du Cap réclamait
en conséquence l'établissement de paquebots ou transports
subventionnés par l'Etat qui seraient chargés d'apporter à
Saint-Domingue les denrées ou approvisionnements de la
colonie et qui pourraient recevoir en retour le sucre, le café,
l'indigo et le coton expédiés par les colons. Cette concur-
rence amènerait la baisse du fret. Les gabarres et flûtes
de la marine royale, pourraient être employées au même
objet (1). Plus vives encore étaient les récriminations tant
de fois renouvelées depuis un demi-siècle contre la prohibi-
tion des farines étrangères, contre l'interdiction du libre
commerce avec les Américains et les Anglais, contre la
législation draconienne qui frappait le négoce interlope ou
de contrebande (2). Comme le disait la Chambre d'agri-
culture du Cap, promotrice du mouvement, « le moment »
semblait venu « d'assurer au colon dans sa personne et
« dans ses biens cette liberté sous la loi et par la loi que la
« forme actuelle de leur gouvernement ne leur garantissait
« pas assez; de proposer tout ce qui pouvait tendre à la
(1) Correspondance et mémoires de Barré de Saint-Venant, délégué de
la Ch. d'agr. du Cap. 1788, juin-juillet. Arch. Coloniales, C. 9, 2e série,
carton 38. - (2) Confession générale par l'auteur d'un Mot à l'oreille,pp. 4
et 9.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
81
« perfection de leur culture et au juste équilibre des deux
« espèces de commerce que leurs besoins et leurs produc-
« tions appelaient (1). »
Cette émancipation économique fort avantageuse aux
propriétaires n'entraînerait nullement l'octroi de l'égalité
ou de la liberté aux classes asservies. Au contraire; les
planteurs entendaient maintenir rigoureusement leurs droits
de propriété et leurs privilèges de caste. Ils ont l'orgueil
de race du blanc au point de se déclarer tous nobles, et ils
se gardent bien de laisser supposer qu'à côté d'eux se
trouvent des hommes libres, les mulâtres, qui revendi-
quent l'égalité.
Ils accusent l'administration d'incurie parce qu'elle ne
protège pas avec assez de rigueur leurs biens. C'est ainsi
qu'ils voudraient qu'on exécutât sans pitié les ordonnances
relatives aux vols de chevaux et de mulets. Ces animaux,
laissés libres dans les savanes et dont le prix à Saint-
Domingue était très élevé,tentaient souvent la cupidité des
voleurs. Quand on prenait ceux-ci, il était d'usage de leur
infliger un châtiment exemplaire. Ainsi, en 1782, pour vol
« d'un bourriquot » un nègre et un mulâtre libre étaient
condamnés au fouet, à la marque et à neuf ans de galères.
Barbé-Marbois et Lamardelle ayant en 1788 négligé d'ap-
pliquer cette pénalité excessive à des particuliers soupçonnés,
mais non convaincus d'un vol de ce genre commis sur les
habitations Collet et d'Harcourt,le parti d'opposition flétris-
sait leur faiblesse et déclarait hautement qu'on négligeait
d'assurer la sécurité des plantations (2).
(1) Lettre du 10 décembre 1788, citée ci-dessous. — (2) Confession gé-
nérale par l'auteur d'un Mot à l'oreille,p. 17, d'après une lettre datée du
6 sept. 1788 adressée à M. C., président du Conseil supérieur du Cap à
Paris,

82
SAINT-DOMINGUE
Bien plus, les planteurs soupçonnaient l'administration
royale de fâcheux desseins, parce qu'elle cherchait à res-
treindre l'autorité arbitraire des maîtres sur leurs esclaves.
Déjà, en vertu des ordonnances des 3 décembre 1784 et
24 décembre 1785, les administrateurs s'étaient efforcés
d'introduire plus d'humanité dans le traitement infligé à la
population servile.Ils avaient interdit le travail des diman-
ches et fêtes, prescrit pour les nègres aux jours ordinaires
un repos de midi à deux heures, prohibé le labeur de nuit,
ordonné un régime plus doux pour les négresses et pour les
mères de familles et femmes enceintes. Dans chaque habi-
tation, les nègres devaient recevoir des jardins en vue d'as-
surer une nourriture abondante à leur famille. Des vêtements
convenables, des hôpitaux en cas de maladie leur étaient
assignés. Enfin l'emploi du bâton, la mutilation, les sévices
entraînant la mort étaient formellement défendus, et la peine
du fouet réduite à un maximum de cinquante coups (1). Ces
prescriptions excellentes avaient été bien accueillies par une
partie des blancs « qui suivaient un régime assez sembla-
ble avant l'ordonnance » et n'avaient fait que « le continuer
depuis ». De concert avec eux, les administrateurs s'effor-
çaient « de modérer les rigueurs et d'empêcher l'injustice
des châtiments ». L'ordonnance « n'était pas un vain
épouvantait » ; elle avait permis aux tribunaux « de pour-
« suivre des coupables: l'embarras et l'incertitude des pro-
« cédures se trouvaient moindres, parce que la nature du
« délit était mieux définie ». Mais un « parti plus puissant
« encore » opposait à ces améliorations une vive résis-
(1) Ordonnances du 3 déc. 1784 et du 24 déc. 1785, dans Moreau de
Saint-Méry, Loix et Constit. de Saint-Domingue, VI, 655 et 918.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
83
tance (1), soit que bon nombre de propriétaires n'admissent
aucune restriction à leur autorité sur leurs esclaves, soit
que les habitudes de la vieille discipline servile convinssent
mieux à leur nature ou à leur esprit de routine. En mars
1788, un planteur du nom de Maguero ayant commis des
atrocités inouïes sur les nègres de son habitation, l'in-
tendant voulut faire un exemple « efficace et éclatant (2) ».
Il en avait déjà fait quelques-uns. On le récusa, et, ajoute-
t-il, « des crimes évidemment prouvés demeurèrent impu-
nis». Une sorte de complicité unissait les planteurs les
plus féroces. « Il est, disait Barbé-Marbois, presque im-
« possible de prouver la barbarie des maîtres envers leurs
« esclaves, parce qu'ils n'ont d'autres témoins que des
« blancs aussi coupables qu'eux ou des nègres dont le
« témoignage n'est pas reçu en justice. » Les administra-
teurs avaient alors recours à un moyen de police arbitraire.
Ils embarquaient de force les coupables pour la France.
Mais ils s'exposaient ainsi à « des accusations d'injustice
et de tyrannie (3) ». Sans doute,le parti d'opposition ne se
composait pas uniquement de propriétaires barbares ; il n'est
guère douteux qu'il ne se trouvât parmi eux des hommes
d'âme aussi généreuse que parmi leurs adversaires. Mais ils
étaient soutenus par cette fraction des vieux colons qui
entendaient ne pas laisser limiter leur autorité absolue,
et eux-mêmes allaient déclarer à la Constituante que
l'intérêt du maître devait rester la seule garantie de l'hu-
manité envers l'esclave.
Aux accusations dirigées contre elle, l'administration
(1) Rapport de Barbé-Marbois à Castries et à La Luzerne, 6 déc. 1788,
Arch. Colon., C. 9, 2e série, carton 38. — (2) Rapport de B.-Marbois,
20 mars
1788, Arch. Colon., C. 9, vol. 160. (3) Rapport du 6 déc. 1788.

84
SAINT-DOMINGUE
opposait l'excellence des résultats qu'avaient obtenus ses
réformes, et en tout cas la droiture de ses intentions. Mais
représentée aux Antilles par un homme d'esprit clairvoyant
et de caractère énergique, elle ne l'était en France que par
des bureaucrates lents et compassés dont le chef, La Luzerne,
n'avait ni esprit de décision, ni autorité. Au milieu des
embarras de la révolution en marche, les ministères Brienne
et Necker avaient d'ailleurs d'autres préoccupations que
celles d'une révision des règlements coloniaux.
Leur ressource fut celle des gouvernements faibles : le
système des ajournements. Loin de satisfaire Saint-Domin-
gue en lui octroyant au plus tôt des Assemblées coloniales,
au moment môme où le régime des Assemblées provincia-
les était généralisé en France, l'administration se borna à
rédiger en silence divers projets qu'elle ne mit pas à exé-
cution (1). Elle perdit près de deux ans à paperasser et à
attendre.
Ses meilleures mesures furent mal interprétées. L'excel-
lente gestion financière de Barbé-Marbois, qui avait valu à
Saint-Domingue la liquidation de 11 millions de dettes,
l'équilibre budgétaire, la création d'un fonds de réserve de
1.500.000 fr., la publicité des contrats et des marchés,
l'établissement d'une comptabilité sévère, lui avaient attiré
plus d'inimitiés que de reconnaissance. Il avait poursuivi
descomptables infidèles. Le public l'accusait de raideur et
d'inflexibilité. Il s'était permis de résister aux quémandeurs
qui avaient pris la douce habitude de se faire consentir des
prêts et aux fonctionnaires qui prétendaient obtenir des
avances sur les caisses publiques. Il eut pour ennemis
(1) Correspondance de B.-Marbois et de du Chilleau, 1788-1789, Arch. Col.,
C. 9, reg. 160 à 163; C. 9, 2e série, carton 38 (projets d'Ass. coloniale).

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
85
publics ou secrets ceux qu'il avait ainsi froissés ou gênés.
Il excitait les plaintes des hommes qui profitaient aupara-
vant du gaspillage. L'unification des caisses municipales
lui fut reprochée. L'arrestation du sieur de La Faucherie,
à laquelle, assurait-il, il était resté étranger et qui était
sans doute l'œuvre d'un subalterne trop zélé, le fit passer
pour un tyran. On oublia les améliorations qu'on lui
devait : la police doublée au Cap, créée à Fort-Dauphin
et à Port-de-Paix ; les grands travaux d'utilité publique,
embellissements, fontaines, chemins, routes, ponts, servi-
ces de transports inaugurés, pour ne se souvenir que
d'une surcharge temporaire de la capitation (1). Les admi -
nistrateurs de Saint-Domingue signalaient à la métro-
pole l'urgence d'une réforme du régime des concessions et
des réunions (2). On leur imputa les retards apportés à
leurs requêtes par le pouvoir central. Il n'était pas en leur
pouvoir d'abroger le pacte colonial, dont ils étaient tenus de
faire exécuter les prescriptions, et dont ils essayaient d'at-
ténuer les fâcheux effets. C'est ainsi que Barbé-Marbois,
grâce au fonds de réserve dont il avait pris l'initiative, put
organiser au Cap et à Port-au-Prince des magasins où il
accumula en juillet. 1789, au moment de la disette, jusqu'à
300.000 fr. de farines achetées à 132 et 150 livres, et qu'on
revendit au public 120 livres le quintal, de manière à empê-
cher la cherté du pain (3). Pas plus qu'en France, le public
ne comprenait à Saint-Domingue ces mesures administra-
(1) Rapport de Barbé-Marbois sur son administration, 3 décembre 1789,
Arch. Colon., C. 9, reg. 163. — Mémoire justificatif du même, 58 p. in-40
(1790), Bible Nat., Lk. 12 | 79. — (2) Notamment lettre de B.-Marbois,
5 décembre 1788, Arch. Colon., C. 9, reg. 161. — (3) Rapport... du 3 dé-
cembre 1789, précité.

86
SAINT-DOMINGUE
tives, qui valurent seulement à l'intendant l'accusation de
favoriser l'agiotage.
Le principal grief du parti d'opposition, à savoir la fusion
des deux Conseils supérieurs, ne semble pas avoir eu de
fondement plus sérieux. Sans doute, les planteurs de la
province du Nord pouvaient soutenir qu'on avait ainsi
éloigné la justice des justiciables (1) ; mais que penser de
l'argument tiré des dangers d'un voyage du Cap à Port-au-
Prince pour les colons ? La réunion des Conseils avait été
en réalité accompagnée d'une réforme judiciaire qui lésait
des intérêts particuliers, mais au bénéfice de l'intérêt géné-
ral. Telle est du moins la thèse des administrateurs et ils
l'appuyaient par des faits. Le Conseil unique de Port-au-
Prince, astreint à plus de régularité, jugeait dans le même
intervalle autant de procès que les deux anciens réunis. Le
nombre des appels était tombé en 1788 de 1900 à 600, par
suite de l'accroissement de la compétence des sénéchaussées
et tribunaux de lre instance. La procédure était devenue
plus rapide et plus claire. Avec l'ancien système, certains
procès traînaient depuis quarante ans. On avait coupé court
à ces abus, et diminué les frais énormes du régime anté-
rieur. Le procureur général Lamardelle évaluait à 1 million
la réduction de ces frais (2). « Les changements qui ont eu
«lieu, avoue Barbé-Marbois, ont mécontenté la partie du
«Nord» ; il « est naturel que les justiciables regrettent l'avan-
tage d'avoir un tribunal souverain à leur portée et s'affligent
de ne l'avoir plus (3) ». Mais, ajoute-t-il dans un autre
rapport, la réforme judiciaire « est un des plus beaux pré-
(1) Rapports de Barbé-Marbois et de Lamardelle, 23 mai, 1er et 2 juin,
6 nov., 11 déc. 1788, Arch. Colon., C. 9, reg. 160; et 2e série, carton 38.
— (2) Lettre de B.-Marbois à Castries, 7 nov. 1788, Arch. Colon., C. 9,
2e série, carton 38.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
87
« sents que le gouvernement ait pu faire à ses colonies. La
« justice est rendue promptement. La procédure est simpli-
« fiée à un point dont ne peuvent se faire une idée ceux qui
« ont l'habitude de celle du royaume, et cette simplification
« n'a pas nui à l'instruction ». On a pu venir à bout des len-
teurs des procureurs et avocats; la chicane a perdu bien
du terrain, et le nombre des procès a diminué de « moi-
tié (1). »
Les améliorations de tout ordre n'eurent d'autre effet que
de renforcer le parti de la représentation coloniale. Ce parti
fut le syndicat des mécontents de Saint-Domingue. Les
grands planteurs, lésés dans leurs aspirations ou leurs
intérêts, s'unirent aux négociants et aux gens de loi pour
mener la campagne contre l'administration. Le haut négoce
du Cap avait obtenu en 1761, pour les commerçants, la
permission de s'assembler et de former une sorte de bourse
de marchandises. Il avait déjà demandé auparavant l'ins-
titution d'une Chambre de commerce analogue à celle des
grandes villes du royaume. Il renouvela sa demande en
(1788) (mai), et on eut la maladresse de l rejeter (juillet) (2).
Dès lors, les chefs du grand commerce, les Chaudruc, les
Gourjon, les Lalanne, les Plombard, les Auvray, firent
cause commune avec les promoteurs du mouvement hos-
tile aux administrateurs, comme ils allaient le montrer en
entrant dans le Comité secret formé au mois de décembre.
D'autre part,les intérêts locaux au Cap étaient lésés par la
suppression du Conseil supérieur ; les plaideurs n'y affluaient
plus. De là, une « fermentation considérable », dans cette
(1) Rapport de B.-Marbois, 6 nov. 1788, Arch. Colon.,C.9,2e série,car-
ton 38. — (2) Mém. des négociants du Cap, mai 1788, et décision du minis-
tre, 17 juillet, Arch. Colon.,C 9,2e série,carton 38.— (3) Mémoires préci-
tés de B.-Marbois et de Lamardelle, mai-juin 1788.

88
SAINT-DOMINGUE
ville. L'administration se félicitait d'avoir écarté « du
cultivateur et du négociant La vermine judiciaire » par la
réforme des tribunaux et par La promulgation d'un tarif des
frais de justice (10 décembre 1788) que La Luzerne lui-même
avait préparé. Aussitôt, les procureurs protestèrent. Le
20 avril, ceux du Cap prétendirent en obtenir la révision,
parce qu'il n'était « proportionné, ni à leurs dépenses, ni
à l'importance de leurs occupations ». Ils ne pardonnèrent
pas à l'administration le rejet de leurs requêtes (1). Les
grands avocats du Cap, les d'Augy, les Larchevêque-Thi-
baut, les Laborie avaient vu diminuer le nombre de leurs
affaires. Ce fut sans doute un des motifs qui les amena
à prendre part à l'agitation. Enfin, des ambitions particu-
lières se trouvèrent lésées et se vengèrent en fomentant
l'opposition Les anciens magistrats du Conseil du Cap, les
Viau de Thébaudières, les Dalcours de Belzunce, manifes-
taient ainsi leur mécontement contre la réforme dont ils
avaient souffert. D'autres, comme M. de Saint-Martin et
Ruotte, nommés membres du Conseil de Port-au-Prince,
n'avaient pas pris séance pendant de longs mois. Le procu-
reur général, qui avait parfois la main lourde, se proposait
de les arrêter et de les embarquer, s'ils ne s'étaient rendus à
leur poste avant le 1er octobre 1788 (2). Barbé-Marbois se
contenta de faire admettre le premier à la retraite (3). Il
devait le retrouver parmi les membres du Comité et de
l'assemblée électorale du Cap.
Mais le plus redoutable des adversaires que créa à l'ad-
ministration la réforme judiciaire fut un homme de talent,
(1) Requête des procureurs du Cap, 20 avril 1788, Arch. Colon., C. 9,
reg. 160. — (2) Minute de lettre de Lamardelle, 18 juin 1788, Arch.
Colon., C. 9, reg. 160. — (3) Mém. justific. de B.-Marbois, 1790, p. 17.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
89
dont le rôle est resté insoupçonné jusqu'ici, à savoir, Moreau
de Saint-Méry. Le savant remarquable auquel on doit tant
d'oeuvres et de collections sur les Antilles françaises avait
alors 38 ans. Il était né à la Martinique, d'une famille origi-
naire du Poitou, et il avait réussi en huit années à se créer au
barreau du Cap, comme avocat, une des premières places.
Nommé, sur la recommandation de Barbé-Marbois, membre
du Conseil
supérieur du Cap, Moreau s'était montré
magistrat laborieux et instruit. Cet érudit infatigable avait
reçu du roi la mission de recueillir les matériaux de son
grand ouvrage sur les Lois et constitutions de Saint-Domin-
gue, avec 12.000 francs de gratification. Il avait promis,
dit l'Intendant, « de défendre la nouvelle législation »
Mais il s'était flatté de l'espoir de remplacer François de
Neufchàteau dans la charge de procureur général au Conseil
du Cap. La suppression de ce conseil fit de lui un ennemi
dangereux pour les administrateurs. Il parcourut toute la
colonie sous prétexte de faire les recherches qu'exigeait
sa collection. En réalité, il y décriait les réformes; il sou-
levait les esprits. A peine « arrive-t-il dans un quartier »
que s'abat sur l'intendance « une pluie de mémoires et de
réclamations ». « Il s'est déclaré le champion de la vermine
« judiciaire dont il était si essentiel d'arrêter les rapines ;
« il a soulevé tous les quartiers contre cette utile ordon-
« nance, » écrit Barbé-Marbois le 1er juin (1). Le parti de
l'opposition commençait dès lors, en effet, à déployer son
activité, soit à Saint-Domingue, soit en France.
Dans l'île, la Chambre d'Agriculture du Cap, prenant la
direction des opposants, rédigeait une requête au roi pour
(1) Rapport de B.-Marbois à Castries, ler juin 1788, Arch. Colon., C. 9,
2e série, carton 38.

90
SAINT-DOMINGUE
demander la création d'une Assemblée coloniale, le réta-
blissement du Conseil supérieur de la province du Nord,
la réforme judiciaire. Elle se mettait bientôt en rapports
avec le Comité colonial de Paris et, le31 mai, lui transmet-
tait revêtue de 3.000 signatures une adresse qui le chargeait
de demander au nom des colons de l'île le droit d'envoyer
des députés aux Etats-Généraux (1). Puis, elle continuait
la campagne contre l'administration, la harcelant de ses
revendications, réclamant, tantôt le retrait de la nouvelle
jurisprudence relative aux concessions (1er août), tantôt
l'abrogation des arrêts relatifs à l'uniformité des caisses mu-
nicipales (2). La résistance fomentée par la Chambre d'A-
griculture se propageait dans les paroisses. Une partie de
celles de la province du Nord se refusèrent à la levée des
droits municipaux, tant que la législation récente n'aurait
pas été abolie (septembre) (3). De leur côté, les procureurs
du Cap s'agitaient. Les négociants se groupaient pour
réclamer l'octroi des libertés accordées aux commerçants de
la métropole. Un déluge de mémoires et de requêtes pleu-
vait sur les bureaux de l'intendance (4).
Au milieu de cette population ardente, aux passions
vives, encore surexcitées par le climat énervant de la côte,
la polémique prenait un caractère inouï de violence. Les
haines de l'opposition se déchaînaient avec âpreté contre
le procureur général Lamardelle représenté comme le
promoteur de la réunion des Conseils et de l'ordonnance
relative aux gérants de plantations, bien que, d'après
ses affirmations, il n'eût rien fait pour hâter l'adoption
(1) Lettre du 31 mai 1788 précitée. —(2) Mém. du 1er août 1788, Arch.
Colon., C. 9, 2e série, carton 38. — (3) Lettre de B.-Marbois, ler et 11
sept. 1788, Arch. Colon., C. 9, reg. 160. — (4) Rapport de B.-Marbois,
2 mai 1788, précité.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
91
de ces deux réformes projetées depuis trois ans : « Cepen-
« dant, dit-il dans sa correspondance, tout le monde me
«jette la pierre ; je suis vilipendé et diffamé. » Quant à
l'intendant Barbé-Marbois, il passa, aux yeux du parti des
grands planteurs et des gens de loi, pour un tyran abomi-
nable, attentif à les tourmenter. Dans une série de lettres
adressées aux colons résidant en France, en août et sep-
tembre 1788, et rédigées, soit par des pamphlétaires ano-
nymes, soit par M. de Laborie, président de la Chambre
d'Agriculture, résumées ensuite dans des brochures d'une
race violence, le procureur général et l'intendant furent
l'objet des pires accusations. On prétendait qu'ils s'étaient
fait les protecteurs des voleurs de bétail et qu'on les avait
achetés par « des arguments irrésistibles », pour empêcher
l'exécution des règlements de police qui sauvegardaient la
propriété des colons. Un cyclone avait dévasté Saint-Do-
mingue en août 1788, empêché les arrivages de France et
amené la disette. Barbé- Marbois ne s'était pas cru autorisé
à porter atteinte au pacte colonial en permettant en cette
occasion la liberté du commerce avec les Etats-Unis ; il ne
pouvait prendre sur lui de déroger aux ordonnances du
roi. Il se contenta d'employer une part de ses réserves à
reconstituer les approvisionnements par des achats officiels
au dehors et d'ouvrir à la population les magasins royaux
où étaient conservés les vivres. On prétendit qu'il avait fait
fermer les ports à la marine américaine, pour favoriser ses
spéculations et afin « de vendre à 16 fr. le cent au comptant
« les biscuits gâtés des magasins du roi. Heureusement,
« affirmaient les pamphlétaires, des navires marchands ont
« fourni du biscuit frais à un prix inférieur, et l'intendant
« n'a pu faire mourir de faim les habitants » La liberté

92
SAINT-DOMINGUE
individuelle et les droits de l'équité sont constamment
violés, assurent-ils, par l'administration despotique qui
règne aux colonies. On ne manque pas de rappeler l'arres-
tation arbitraire de la Faucherie et l'impunité dont profitent
les officiers d'état-major, même en cas de crime capital.
Les plus hauts magistrats sont des prévaricateurs. La-
mardelle leur donne l'exemple (1). Le procureur général
avait acquis dans l'île de grandes propriétés ; une caféyère
à la Nouvelle-Touraine, près de Port-au-Prince, une belle
plantation en cannes à sucre, dont les bâtiments en ruines
subsistent encore à la Croix-des-Bouquets ; le tout valait
plus de 600.000 francs (2). On s'empressa, en 1788, de
prétendre qu'il devait sa fortune à d'indignes manœuvres
Il
avait été acheté pour une somme de 100.000 francs,
disait-on, par un riche planteur, M. de Poid, accusé d'as-
sassinat, et ce honteux trafic lui avait permis de devenir
propriétaire. « Que peut-on reprocher à M. de Lamardelle,
disaient ironiquement ses ennemis, n'a-t-il pas payé avec
de l'argent de poids (3)? » Intendant et procureur général
encouragent les faussaires et laissent violer le droit de pro-
priétaire. Grâce à la législation sur les concessions et les
réunions, à la première occasion « on dépouille les plan-
teurs de leur héritage ». Tel qui jouissait hier de 100.000
écus de revenu peut se trouver aujourd'hui réduit à rien.
« Désormais, écrivait M. de Laborie, ni dépenses, ni jouis-
sance, ni possession, ni ignorance des titres antérieurs »
ne préservent contre la production d'un titre périmé ou anti-
(1) Confession générale par l'auteur d'un Mot à l'Oreille (pamphlet de la
2e moitié de 1789.) Bibl. Nat. Lk 12 | 28. — Mém. de B. Marbois, 5 décem-
bre 1789, précité. — (2) Dossiers des liquidations des indem. des colons de
Saint-Domingue, 1829. — (3) Confession générale par l'auteur d'un Mot à l'o-
reille, p. 22.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
93
daté. « Sans doute, insinuait-il, Lamardelle a de nouvelles
concessions à antidater ou de vieilles concessions à faire
valoir (1). »
Le contre-coup de cette campagne se faisait sentir jusque
dans la métropole, où le Comité colonial de Paris propa-
geait ces accusations et colportait les pétitions des colons,
faisant sonner bien haut le chiffre des signataires. La
Chambre d'agriculture du Cap avait ailleurs chargé un de
ses membres, Jean Barré de Saint-Venant, capitaine des
milices de l'île, d'une mission officielle auprès du roi et
du ministre La Luzerne. Ce planteur, dont la famille
appartenait au Poitou, était parti porteur d'une requête des
habitants du Cap, le 1er mai, et était débarqué à Bordeaux
en juin. Ils s'était mis en rapports avec l'ancien intendant
de l'île, M. de Lilancour, avec des grands armateurs de
Bordeaux, les Bethman, et enfin avec le gouverneur dési-
gné de Saint-Domingue, le marquis Du Chilleau, son com-
patriote, qu'il avait sans doute rencontré dans ses proprié-
tés de la Gâtine, voisines de Niort, ville où se trouvait, le
16 juillet, le délégué des colons. Il l'avait mis au courant
de la situation de l'île et l'avait entretenu de ses plans. Le
15 juillet, il donnait son adhésion au Comité colonial de
Paris et aux pouvoirs confiés aux commissaires. Enfin, il
est probable qu'il fut admis à présenter au ministre les
représentations des habitants et de la Chambre d'agriculture
du Cap au sujet de la réunion des Conseils et de l'ordonnance
de gestion des économes ou des caisses municipales (2).
C'est à la suite de celte mission, ou même antérieurement,
(1) Lettre de M. de Laborie à M.R.-D. M., chevalier de Saint-Louis à Paris
(du Cap, 10 août 1788), ibid., p. 18. — (2) Mémoires et corresp. de Barré de
Saint-Venant (juin -16 juillet 1788), Arch. Colon., C. 9, 2e série, carton
38.— Pouvoirs donnés aux commissaires, 15 juillet,Arch, nat., B III, 135.

94
SAINT-DOMING UE
que les administrateurs apprirent à Saint-Domingue les
menées poursuivies contre eux dans la métropole. «J'ai
reçu des avis de France, écrivait Lamardelle, que M. Du
Chilleau est très prévenu contre moi (1). » L'intendant et
le procureur général allaient se trouver aux prises avec un
adversaire plus redoutable encore qui devait travailler l'o-
pinion à Paris contre eux. C'était Moreau de Saint-Méry.
Celui-ci était parti à son tour le 1er juin, annonçant le des-
sein de faire rétablir le Conseil supérieur du Cap : le
bruit public courut aussi qu'il allait revenir en octobre
avec la charge de procureur général. « C'est un homme
très dangereux, mandait Lamardelle à M. de Castries ;
il va sonner le tocsin » en France (2). En raison du livre
auquel il travaille, écrit de son côté Barbé-Marbois,
Moreau a accès aux bureaux des colonies. Il en profitera
pour agir sur l'opinion. « Le secret des opérations du
« gouvernement courra les rues. La fermentation conti-
« nuera dans l'esprit des Américains qui sont en France et
« refluera jusqu'ici. Que devient alors le bon ordre (3)?» Mo-
reau de Saint-Méry ne revint pas à Saint-Domingue, mais
il se fit apprécier de la cour et de la ville, fonda le Musée
de la rue Dauphine (1788) avec l'appui du roi, devint un
des personnages en vue de Paris, jusqu'au jour où il fut
président de l'Assemblée des électeurs Parisiens)! 4 juillet
1789) (4). Il est peu douteux que ses liaisons avec le parti
du tiers-état triomphant en 1789 n'aient servi la cause des
coloniaux hostiles à l'administration.
A tous les mécontents la convocation des Etats-Généraux
(1) Lettre de Lamardelle à Castries, 2 juin 1788. Arch, colon., C. 9,
2e série, carton 38. — (2) Même lettre. — (3) Barbé-Marbois et Lamardelle
à Castries et à La Luzerne, ler juin, ibid. — (4) Robiquet, le Personnel
municipal de Paris pendant la Révolution, in-8, p. 115.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
95
offrit la perspective d'une revanche contre le despotisme
administratif. La demande d'une représentation coloniale
synthétisa les aspirations des planteurs; elle leur permit de
se grouper en vue d'une action commune pour la défense de
leurs privilèges et pour le triomphe de leurs revendications.
C'est avec une sorte d'enthousiasme qu'ils reçurent la nou-
velle de la réunion d'une assemblée nationale. « Votre Ma-
« jesté, disaient-ils dans leur adresse du 31 mai 1788, s'est
« montrée jusqu'ici trop attentive à procurer le bonheur de
« ses peuples, pour que ceux qui sont le plus éloignés d'elle
« aient éprouvé la plus légère surprise en apprenant la réso-
« lution qu'elle a manifestée de s'entourer de ses sujets...
« Vous allez, sire, appeler toute la France autour de vous ;
« déjà la trompette sonne, déjà son cri perçant a traversé
« les mers. Nos cœurs sont à vos pieds : nous sommes
« Français,nous gémissons que l'Océan nous empêche d'ar-
« river les premiers sur les degrés de son trône. » Le roi
va entendre la voix de son peuple, peser dans sa prudence
les réclamations de ses sujets, réformer et restaurer l'Em-
pire. « Nous bénirons avec transport notre père dans notre
législateur ». Mais à côté de ces effusions lyriques, les
colons de Saint-Domingue ne cachent pas leurs véritables
desseins. S'ils demandent à occuper une place dans l'As-
semblée qui doit s'ouvrir, ce n'est pas en sujets soumis.
C'est en maîtres impérieux, fiers de leur rôle dans l'Etat,
qu'ils entendent y paraître. « Votre Majesté, disent-ils, ne
« peut pas plus se passer de nous que nous ne pouvons
« nous passer d'elle... Autrefois faibles, aujourd'hui nous
« sommes forts et vigoureux; nous avons la force de l'ado-
« lescence.» Saint-Domingue sait qu'elle est la plus «pré-
cieuse province de France ». Elle « double les jouissances »

96
SAINT-DOMINGUE
de la métropole et augmente « les revenus du monarque».
Elle veut être émancipée d'une tutelle intolérable. « Elle
n'a plus besoin de protection pour s'approcher du trône » ;
la « plus grande » de toutes les colonies françaises ne peut
être exclue de l'assemblée de la nation. Elle y a droit par
les services qu'elle rend à la prospérité du royaume et par
ceux qu'elle peut rendre encore
La France a de grands besoins ; les colons américains
sont prêts à l'aider. « Nous commencerons par prouver que,
« de toutes les provinces, celles qu'on appelle colonies ont
« depuis le commencement du siècle contribué le plus aux
« besoins de l'Etat. Elles paieront encore à l'avenir la part
« que fixera le peuple français.» Toutefois,elles entendent
bien qu'on fasse droit à leurs griefs, en leur accordant les
satisfactions qu'elles demandent, et en leur reconnaissant
le droit de déléguer leurs mandataires aux futurs Etats-
Généraux. Saint-Domingue « tremble de ne point se trou-
vé » représentée comme les provinces du continent. C'est
pourquoi les colons se sont réunis sans autorisation, soit
pour obtenir la permission de s'assembler à l'avenir, soit
pour déléguer leurs pouvoirs sans restrictions aux planteurs
résidant en France. Ceux-ci réclameront au nom de tous
les propriétaires de la colonie une justice que le roi ne peut
leur refuser. Ne sont-ils pas ses enfants « ni plus ni moins
« que les habitants de la bonne ville de Paris » ? Les com-
missaires
du Comité colonial représentants des colons
domiciliés dans la métropole et des 3.000 planteurs demeu-
rant à Saint-Domingue mettront « aux pieds » du souverain
« les vœux et les respects de ce second royaume ». Ils se
hâteront de transmettre les ordres du roi « pour la convo-
« cation d'une assemblée coloniale » librement élue « qui

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
97
« nommera les députés de l'île aux Etats-Généraux ». Six
mois suffiront: « Nous espérons, disaient les colons, qu'a-
« vant ce temps Votre Majesté n'aura pas encore réuni les
« députés de toutes ses provinces. » Cependant, si le sou-
verain décidait d'avancer la convocation des Etats-Géné-
raux, « nous remettons tous nos droits, ajoutaient les
« planteurs, à l'assemblée générale de nos frères résidant
« en France. Nous supplions V. M. de les réunir et nous
« déclarons d'avance, sans préjudicier à nos droits et sans
« conséquence
pour l'avenir, que nous entendons, pour
« cette fois seulement, approuver et ratifier dans toute son
« étendue le choix qu'ils feront de députés pour nous
« représenter à l'Assemblée Nationale». Enfin,et ce dernier
trait achève de mettre en relief le véritable caractère du
parti de la représentation coloniale, les colons entendent
que leurs députés siègent aux Etats parmi les gentils hom-
mes. Ils sont en effet égaux, tous soldats et par conséquent
tous nobles. Saint-Domingue est le plus beau fief de l'Em-
pire français. « Ceux qui l'ont conquis, défriché, fécondé,
« ceux dont l'alliance n'a point été dédaignée par les pre-
« mières maisons de l'Etat ne doivent voter qu'au milieu
« de l'ordre de la noblesse, avec laquelle ils ont tant d'actes
« communs (1). »
(1) Lettre adressée au Roi par les propriétaires planteurs de la colonie de
Saint-Domingue, 31 mai 1788, Arch. Nat., reg. B., Ill, fos 1 à 77.

98
SAINT-DOMINGUE
CHAPITRE VI
L'Action du Comité Colonial en France
auprès du Ministère, du Conseil du Roi et
de l'Assemblée des Notables
(juillet-décembre 1788).
Les planteurs résidant en France reçurent, le 30 juin, les
premières missives datées d'avril et de mai ainsi que la
lettre au roi rédigée par leurs correspondants de Saint-
Domingue. Cette correspondance était adressée au marquis
de Paroy, qui se trouvait alors à Bordeaux, probablement
auprès de son gendre le vicomte du Hamel. Malgré toute
la diligence qu'il mit à régler ses affaires en Guienne, Paroy
ne fut de retour à Paris que le 27 août. Mais, dans l'inter-
valle, le comte de Reynaud, muni dès le 10 juillet des pré-
cieux documents provenant de la colonie, s'était mis en
campagne avec l'actif marquis de Gouy d'Arsy. Ils s'em-
pressèrent de constituer officiellement le Comité colonial
dans l'assemblée générale du 15 juillet et de former son
bureau. Les neuf commissaires se mirent aussitôt à l'œu-
vre (1). Le mot d'ordre adopté unanimement fut l'admission
des représentants de la colonie aux Etats-Généraux. « Le
« despotisme ministériel ne tendant qu fermer aux su-
« jets les avenues du trône, les griefs des colons, quelque
« justes qu'ils fussent, observaient les commissaires, ne
« parviendraient jamais peut-être à l'oreille du souverain,
« si l'on ne profitait avec empressement de l'instant où la
(1) Journal historique de toutes les assemblées, délibérations, démarches,
etc., du Comité colonial, juillet-sept. 1788, Arch. Nat , B., Ill, fos 77-94.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
99
« carrière entre le roi et les peuples fermée depuis si long-
« temps allait enfin s'ouvrir ». Pour parvenir à réaliser ce
dessein, il fallait mettre l'administration en présence d'un
mouvement d'opinion. C'est pourquoi, les planteurs de
France et ceux de Saint-Domingue combinèrent leurs
efforts, se tenant mutuellement au courant de leurs démar-
ches (1), et agissant de concert sur les colons aussi bien
que sur les personnalités influentes qui pouvaient les ser-
vir de leur crédit.
L'assemblée générale du 15 juillet fit parvenir aux pro-
priétaires résidant en France et aux négociants des ports
une circulaire pour les inviter à adhérer au Comité, à con-
firmer les pouvoirs des commissaires et à demander au
roi l'octroi d'une députation aux Etats-Généraux (2). En
peu de temps, on obtenait ainsi d'importantes adhésions
de grands seigneurs, de grandes dames, de hauts fonction-
naires, voire même celle d'un prince du sang, le duc d'Or-
léans (2). Cette propagande se poursuivit méthodiquement
pendant les six derniers mois de 1788. Le Comité colonial
avait désigné pour y aider divers correspondants dans les
principaux de nos ports, J.-J.Bérard par exemple a Lorient,
Perry père et fils à Bordeaux, Hèbre de Saint-Clément à
Rochefort. C'étaient des négociants en relations d'affaires
avec les grands planteurs et qui étaient intéressés à les
ménager. Ils furent chargés de distribuer les pièces de
propagande, lettres imprimées des commissaires et des
colons de Saint-Domingue au roi et autres brochures, en
même temps que de recueillir les adhésions des planteurs
ou commerçants résidant dans les villes maritimes. Bérard
(1) Pouvoirs donnés aux commissaires cl lettre circulaire des colons
à leurs concitoyens, 15 juillet 1788, ibid., B. III, 135, fos 94-97, 270 et
suiv. — (2) Pouvoirs cités ci-dessus.

100
SAINT-DOMINGUE
provoqua ainsi quatre signatures à Lorient et Perry « un
petit nombre » à Bordeaux, où les négociants, qui deman-
daient de leur côté une deputation particulière à l'Assem-
blée nationale, mirent un médiocre empressement à s'ins-
crire parmi les adhérents du Comité colonial. Hèbre de
Saint-Clément, en revanche, « rassembla les signatures de
tous les habitants » de Rochefort qui avaient des biens à
Saint-Domingue. A Saint-Malo, au contraire, où un plan-
teur anonyme, probablement d'origine parisienne, pourvu
de hautes relations, et pamphlétaire à ses heures, avait été
chargé de la mission de déterminer des adhésions, le com-
merce se montrait peu empressé, comme à Bordeaux, à
seconder le Comité. Auprès d'autres planteurs, le corres-
pondant avoue « qu'il a éprouvé des refus. On craint, dit-
« il, de se compromettre et il est à peu près impossible de
« se faire entendre ». Il s'en console, il est vrai, aisément.
« La cause de la colonie, remarque-t-il, ne perd rien de
« sa consistance par le refus des signatures de trois ou
« quatre particuliers du plus bas étage.» A Toulon, ce fut
l'intendant de la marine, Malouet lui-même, qui recruta
des adhérents ; il ne put en trouver que trois, parmi lesquels
un officier propriétaire à Saint-Domingue et le seul négo-
ciant du port qui fût en relations avec la colonie (1). Le
nombre primitif des membres résidants ou non du Comité
colonial parvint-il à être dépassé de beaucoup? C'est ce
qu'il est impossible de déterminer. En tout cas, il n'est pas
douteux qu'il n'ait réussi surtout à grouper une élite aris-
tocratique de planteurs ou de hauts fonctionnaires plutôt
(1) Lettres de Bérard, 14 sept. ; de Perry, 25 novembre ; d'Hèbre de Saint-
Clément, 18 octobre ; et de Malouet, 4 novembre; copies Arch. Nat.treg. B,
III, 135, folios 270-298. — Lettre anonyme datée de Saint-Malo, 23 octobre,

ibid.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
101
que la masse des négociants et des petits propriétaires.
L'influence sociale des commissaires et de leurs princi-
paux adhérents permit au Comité d'obtenir plus de succès
à la cour et auprès des personnages en vue. Les commis-
saires entrèrent en correspondance avec les princes, à savoir
Monsieur et le comte d'Artois, frères du roi, et le duc d'Or-
léans. Ce dernier leur fit une réponse polie et même encou-
rageante (1). Le marquis de Gouy d'Arsy était l'un des
familiers du premier, et le comte de Vaudreuil l'ami intime
du second. Quant au troisième, il avait prouvé,dès la pre-
mière heure, ses sympathies pour la cause des grands
planteurs. On pouvait compter sur son appui, autant du
moins que le permettait la légèreté versatile de son carac-
tère. Le gouverneur de Saint-Domingue, le marquis Du
Chilleau lui-même, s'était laissé entraîner à donner aux
commissaires des espérances qu'il ne réalisa qu'imparfai-
tement. Facile, semble-t-il, à séduire et n'osant rien refu-
ser aux membres de sa caste,il avait eu en juillet à Bordeaux
des entrevues avec le marquis de Paroy, son ami. Celui-
ci lui avait communiqué les manifestes
et les lettres
des colons de Saint-Domingue. D'après les commis-
saires, cet étrange administrateur, sans prendre les ins-
tructions de son ministre, « avait accueilli fort les motifs »
de la campagne des planteurs. Il avait seulement trouvé
leur lettre du 31 mai « trop longue et trop forte ». Il jugea,
d'un commun accord avec Paroy, que ce manifeste « pou-
« vait être aisément raccourci, modifié, qu'il renfermait
« d'excellents matériaux pour les différents mémoires qu'il
« serait nécessaire de dresser » en vue « d'obtenir le re-
(1) Lettres des commissaires aux comtes d'Artois et de Provence et au
duc d'Orléans, 4 et 7 septembre 1788, et réponse du duc. Copies, Arch. Nat.,
reg. B III, 135, folios 184-193.

102
SAINT-DOMINGUE
« dressement des griefs ». Il aurait encore, si l'on en croit
les commissaires, applaudi à l'idée « de faire paraître la
colonie par ses représentants dans l'assemblée des Etats-
Généraux». « La manière dont ce gouverneur général s'en
expliqua, dit le journal inédit des commissaires, fut telle-
ment simple que M. le marquis de Paroy dut lui en don-
ner tout le mérite. » Bien mieux, pendant les mois d'août
et de septembre, le marquis du Chilleau consentit à se
faire le confident du marquis de Gouy d'Arsy et du Comité
colonial (1). Son attitude d'homme du monde faible et
complaisant put faire croire aux grands planteurs qu'ils
trouveraient dans l'administrateur le plus élevé de la colo-
nie un auxiliaire puissant de leurs desseins.
Mais il fallait aussi préparer l'opinion à partager les
griefs des colons contre le despotisme administratif. Un
pamphlétaire anonyme, membre de l'aristocratie, d'origine
malouine, et qui aspirait à prendre place parmi les com-
missaires du Comité ou parmi les députés de Saint-
Domingue, mit à profit ses connaissances sur le régime
colonial et ses relations avec un économiste espagnol,
M. de Galves, fort compétent, disait-il, pour attaquer
vivement ce régime dans une brochure intitulée Un mot
à l'Oreille. On fit un succès à son pamphlet : « J'étais loin,
« dit-il avec une fausse modestie, de m'attendre à l'impor-
« tance qu'on a donnée à mes idées : j'ai fait de la prose
« sans le savoir. Ce petit mot a étonné bien des lecteurs ;
« ici (en Bretagne) quelques-uns ont cru entendre un coup
« de canon ou le bruit des tambours. Dieu veuille que les
(1) Journal historique du Comité colonial(juillet-septembre), cité ci-dessus.
— Correspondance de Du Chilleau avec les commissaires : lettres des 12,
21, 23 août, 2, 3, 5 septembre 1788, copies Arch. Nat., B III, 135. — (2)

Lettre anonyme datée de Saint-Malo, 23 octobre 1788, copie Arch. Nat.,

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
103
« ministres croyent entendre le vrai de la raison et de la
« justice (2). » Ces termes indiquent l'esprit de critique
qui inspirait cette brochure aujourd'hui introuvable. L'au-
teur, enhardi par son succès de publicité, proposait « de
« doubler la dose en entrant dans de nouveaux détails ».
C'est à lui, en effet, qu'on doit un second pamphlet d'un
ton violent où sont résumées les correspondances inju-
rieuses des colons de Saint-Domingue et qui porte le nom
de Confession générale faite au public par l'auteur d'un
Mot à l'Oreille (1). L'écrivain d'occasion qui en était le
rédacteur proposait aussi d'employer pour la défense des
idées des colons le célèbre avocat Bergasse, lié avec Gouy
d'Arsy et le comte de Puységur, leur ami commun (2). C'était
le moment où l'arrêt du Conseil du 5 juillet 1788 qui avançait
la convocation des Etats Généraux, venait d'inviter tous les
sujets du roi à faire connaître leur opinion sur les formes
de la convocation de la nouvelle assemblée.
Invoquant les dispositions de cet arrêt, les commis-
saires publièrent une brochure, devenue aujourd'hui fort
rare, intitulée Vœu patriotique d'un Américain sur la pro-
chaine assemblée des Etats-Généraux, qui fut répandue
non seulement en France, mais encore à Saint-Domingue,
où la Chambre d'agriculture du Cap en décida le dépôt dans
ses archives (3). Le rédacteur de cet écrit était probable-
ment le marquis de Gouy d'Arsy, rapporteur du Comité.
Il s'y présentait comme le porte-parole des colons : « Je
B III, 135, folios 290-298. — (!) Confession, etc., in-8, Bibl. nat.,
Lk. 12/28. — Lettre du 28 oct. précitée. — (2) Lettre des Colons rési-

dants à Saint-Domingue au Roi, 30 mai 1788, pp. 1, 4, 8, 9,10 à 15,
Bibl. Nat.

Lk.
12/23. (Avec note manuscrite de Gouy d'Arsy,
commissaire rap. du Comité colonial.) — (3) Lettre de la Chambre d'agricul-
ture du Cap, 10 déc. 1788, analysée ci-dessous, chap, suivant.


104
SAINT-DOMINGUE
parais seul élever la voix, disait-il, pour réclamer un
privilège que deux arrêts du Conseil (1) accordent à mes
compatriotes, mais je crois entendre mon vœu se répéter
dans nos colonies; il arrivera jusqu'au trône de notre
souverain. » Il y soutenait la thèse de l'assimilation
complète des « habitants de l'Amérique et de ceux de
la métropole, montrait leur attachement à la mère-patrie,
faisait valoir leur fidélité, l'importance des services qu'ils
rendaient: « La cause des colonies, s'écriait-il, est la cause
« de la France, et elle ne serait pas portée dans l'assemblée
« de la nation, et on ne daignerait pas jeter les yeux sur
« cette source immense de revenus publics! » L'octroi
d'une représentation coloniale n'offre que des avantages.
On resserrera ainsi les liens entre les colonies et la France ;
on accroîtra l'attachement des colons pour la monarchie ;
on excitera le zèle de leur patriotisme contre l'étranger.
Vainement objecterait-on les précédents. En 1614, l'Empire
colonial français n'existait pas. Opposer à l'admission des
députés coloniaux l'absence d'une représentation spéciale
aux derniers Etats-Généraux serait vouloir exclure pour la
même raison les représentants des autres provinces unies
à la France depuis le début du XVIIe siècle. Prétendrait-on
admettre ces dernières et exclure les colonies? Ce serait
décréter à l'encontre des colons « une exception à la fois
« humiliante et décourageante ». Ainsi, les colonies sont
fondées à réclamer une députation pour les Etats-Généraux
de mai 1789, en vertu de l'arrêt du Conseil du 8 août, qui
convoque toutes les provinces françaises à élire leurs dépu-
tés, « Il est temps encore de leur faire parvenir l'ordre de
(1) Allusion aux arrêts du Conseil des 5 juillet et 8 août 1788, dans Brette,
Rec, de Doc. rel. à la conv. des Etats Généraux, tome Ier.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
105
« procéder à des électious régulières ». Après avoir ainsi
réclamé leur admission au nom du droit commun, les colons
de Saint-Domingue prétendaient se prévaloir de leurs pri-
vilèges. « Les propriétaires, dit l'auteur de la brochure,
« pourront seuls être électeurs et même députés, s'ils réu-
« nissent la majorité des suffrages de leurs concitoyens ».
Saint-Domingue devra nommer de cette manière neuf dépu-
tés (3 par province) à l'assemblée nationale. Tandis que les
sénéchaussées françaises, comme celle d'Angoulême, avec
260.000 âmes, n'étaient admises à nommer en tout que 3
représentants, les 4.000 blancs de Saint-Domingue, parti-
sans d'une députation, en auraient donc désigné une pro-
portion décuple. Bien mieux, le porte-parole des planteurs
dominicains suggérait l'idée d'attribuer à la Martinique et
à la Guadeloupe un nombre de députés à peu pres sembla-
ble, et de donner à la députation des Antilles françaises la
mission de représenter « les colonies d'un ordre inférieur
« ou d'une distance plus éloignée, telles que les îles de
« France et de Bourbon ». Enfin, pour prévenir toutes les
difficultés, le Comité colonial proposait d'accorder « aux
« propriétaires résidant en France » la faculté de représen-
ter les colons à l'assemblée des Etats. Les habitants de
Saint-Domingue « éviteraient par ce moyen les frais d'un
« déplacement préjudiciable à leur exploitation et les dan-
« gers d'une navigation pénible ». D'ailleurs, parmi les
effusions sentimentales, l'auteur du manifeste des grands
planteurs laissait percer les mobiles égoïstes de son parti.
Sans doute, il craint qu'on accuse les colons, s'ils se lais-
sent dépouiller du droit d'envoyer leurs députés, de s'en-
dormir dans « une lâche indifférence pour la cause com-
« mune ». Mais il ajoute aussitôt ces lignes significatives:
8

106
SAINT-DOMINGUE
« Si, au milieu des délibérations qui doivent être déposées
« au pied du trône, il s'en trouvait qui attentassent aux pri-
« vilèges des colonies, qui nuisissent à leurs propriétés,
« se trouveraient leurs défenseurs? Qui écartera les insi-
« nuations d'une cupidité aveugle, d'un égoïsme destruc-
« teur qui immolerait à un intérêt momentané le bien des
« générations à venir? » Déjà même, les colons menacent
de ne pas reconnaître les décisions de la future assemblée
s'ils n'y sont pas admis : « Ce qui y aurait été arrêté leur
« serait étranger (1). »
Pour appuyer leurs démarches, les membres du Comité
colonial jugèrent alors indispensable de produire leurs
pouvoirs. Ils présentèrent les pétitions revêtues de signa-
tures qu'ils avaient recueillies en France. Ils firent imprimer
la Lettre que les colons leur avaient adressée le 31 mai (2).
Ils alléguèrent les pouvoirs qu'ils avaient reçus des 3.000
planteurs résidant dans cette île. Le 31 août, en même
temps que paraissait la Lettre des colons au roi, les neuf
commissaires du Comité colonial adressaient à Louis XVI
une requête pour qu'il accordât une représentation à Saint-
Domingue (3). Le 3 septembre, ils saisissaient de leur
pétition le premier commis au contrôle général, Coster,
chargé par Necker du travail relatif à la convocation des
Etats-Généraux (4). Ils essayaient de rallier à leur cause le
ministre La Luzerne en le couvrant de fleurs. C'est un
homme « sage, éclairé, ami de la justice, disait l'auteur du
(1) Vœu patriotique d'un Américain sur la prochaine Ass. des Etats-Gé-
néraux, in-12, s. 1 n. d., 15 p. (collection Carré). —(2) Elle forme une
brochure in-8, qui se trouve à la Bibl. Nat., Lk. 12 | 23. — (3) Requête au
Roi 31 août 1788, orig., signatures autogr., 4 p. mss. Arch. Nat., B 38;
copie B III 135, fo 146. — (4) Requête des commissaires à Coster, 3 Sept
1788, mss. 2 p. Arch. Nat. B 38.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
107
« Vœu patriotique d'un Américain; il doit désirer que ses
« intentions salutaires soient appuyées, discutées dans
« l'assemblée générale par des députés honorés de notre
« confiance (1). » Dans une requête du 31 août, les com-
missaires faisaient appel à sa bienveillance au nom des
colons de Saint-Domingue « qui n'ont pu se consoler, assu-
« raient-ils, de vous voir quitter le gouvernement de l'île
« qu'en vous voyant siéger au Conseil comme ministre de
« la marine » . Ils s'adressent donc à lui « avec cette con-
« fiance que ses bonnes intentions leur ont inspirée (2) »
Tous les membres du ministère reçurent une requête sem-
blable (3). Le 4 septembre, La Luzerne accordait aux com-
missaires une audience ; il les reçut avec courtoisie, écouta
attentivement leur exposé. Les délégués du Comité colonial
lui remirent deux requêtes, « l'une pour lui, l'autre pour
« le roi, toutes deux explicatives du vœu de leurs commet-
« tants, celui d'être appelés aux Etats-Généraux ». Il les
lut, objecta qu'il « était trop tard », et remit finalement
sa réponse à « quinzaine ». Les commissaires ayant offert
de lui remettre leurs pouvoirs revêtus des 4.000 signatures
qu'ils avaient recueillies, il se refusa à en prendre connais-
sance. Son attitude était celle d'un fonctionnaire soucieux
de dégager sa responsabilité. Il se borna à déclarer à la
fin de l'entretien, en congédiant ses visiteurs, qu'il désirait
« prendre à cet égard les ordres de Sa Majesté (4) »
(1) Vœu patriotique d'un Américain, pp. 3 et 4. — (2) Adresse des com-
missaires, 31 août 1788, et lettre de Gouy à La Luzerne, 30 août, copies,
Arch. Nat., B. Ill, 135, fos 126, 157. — (3) Lettre particulière adressée
à tous les ministres par les commissaires de Saint-Domingue, 3 sep. 1788,
Arch. Nat.,B. Ill, 135, fo 169. — (4) Exposé des députés de Saint-Domin-
gue dans le 1er chef de dénonciat. contre La Luzerne, Arch.Parl., XVI,
278.— Mém. justif. de La Luzerne, ibid., XVI, 402 (le ler document
donne la date erronée du 4 déc, le second celle du 4 sept., qui est la vraie).

108
SAINT-DOMINGUE
Le même jour en effet, 4 septembre, il remettait les
deux requêtes au roi, sans avoir voulu reconnaître aux
membres du Comité colonial la qualité de commissaires de
Saint-Domingue. Sa conduite, incriminée plus tard par les
colons (1), ne semble pas s'être écartée de la correction et
de la prudence requises. Louis XVI, auquel il avait rendu
compte de la démarche du Comité colonial, chargea son
ministre de rédiger sur cette affaire un rapport au Conseil
d'Etat, « et d'y discuter : 1° s'il convenait de considérer les
« neuf propriétaires comme réellement commissaires et
« fondés de pouvoirs de la colonie entière ; 2° si l'on devait
« autoriser Saint-Domingue à envoyer des députés aux
« Etats-Généraux ». Il approuva au surplus la conduite de
La Luzerne et le refus que celui-ci avait opposé à la com-
munication des prétendus pouvoirs que les commissaires
lui avaient présentés. Comme lui, il estimait que la vérifi-
cation de ces documents était impossible à « 1.800 lieues »
de Versailles, en quelques heures, et que leur authenticité
ne pouvait être admise qu'après enquête sur la validité des
signatures. Il lui paraissait étrange que les Chambres
d'Agriculture de Saint-Domingue, de même que les Assem-
blées coloniales des autres Antilles ou leurs Comités inter-
médiaires n'eussent adressé directement aucunes demandes
relatives à la députation des colonies, bien qu'elles eussent
tout pouvoir pour les faire parvenir au roi ou à ses agents
Enfin, en admettant même que les pouvoirs fussent authen-
tiques, que 4.000 colons eussent chargé le Comité parisien
de les représenter, n'y avait-il pas lieu de présumer que
les autres citoyens majeurs de l'île « n'avaient pas été appe-
(1) Dénonciation des députés de Saint-Domingue (1790), Arch. Parlem.
XVI, 279.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
109
« lés ou qu'ils étaient d'un avis contraire à celui des signa-
« tures (1) »? Tels étaient les arguments fort justes que
Louis XVI et La Luzerne opposaient à l'admission immé-
diate de la requête du Comité colonial.
Néanmoins, la question de l'admission des colonies à la
future Assemblée nationale, se trouvait posée à la suite de
cette démarche. On ne pouvait la laisser en suspens ; il
fallait la résoudre, puisque, dans quatre ou cinq mois à
peine, les Etats-Généraux devaient se réunir. Le Ministre
de la marine rédigea donc pour le Conseil d'Etat un rap-
port très lucide, où, avec beaucoup de sens politique, il
faisait ressortir l'importance et les difficultés du problème
de la représentation coloniale. « Je fis sentir, dit-il dans
« son mémoire justificatif, qu'il convenait pour le bien
« de nos possessions éloignées de prévoir que Saint-Do-
« mingue ou toute autre colonie pourraient le présenter
« sous une forme qui le rendrait digne de l'attention du
« gouvernement. Peut-on oublier que le commerce des
« colonies équivaut presque au quart de notre commerce
« extérieur? Quelle province possède autant de richesses
« qu'en renferme l'île de Saint-Domingue?Quelle influence
« ses productions n'ont-elles pas sur tous les marchés de
« l'Europe? Quelles ressources ne nous offrent-elles pas
« pour acquitter notre dette envers les nations voisines? »
D'autre part, « ceux qui habitent cette colonie sont nos
« frères ; il n'en est pas un seul qui n'ait conservé l'esprit
« de retour, que son cœur ne porte sans cesse vers la mère-
« patrie. S'ils désirent des richesses, c'est pour en jouir un
« jour au milieu de leurs concitoyens; ils envient au sol
(1) Exposé de La Luzerne dans son Mémoire de 1790, Arch. Parlem..
XVI, 300.

1 10
SAINT-DOMINGUE
« qu'ils cultivent jusqu'aux moments que l'intérêt les oblige
« de lui donner ». Aussi, La Luzerne fut-il d'avis que le
principe d'une représentation des colonies n'avait rien que
de légitime. «. Je soutins, dit-il, que la mère-patrie devait
« regarder toutes les colonies comme ses enfants ; que, si de
« tout temps elle avait désiré leur donner un régime aussi
« analogue à celui de la métropole que la différence du cli-
« mat, des productions et du commerce le permettait, assu-
« rément cette uniformité ne devait jamais être plus mar-
« quée que quand il s'agissait d'envoyer des représentants à
« l'Assemblée d'une nation dont elles étaient membres. »
Ce principe admis, convenait-il d'en accorder l'applica-
tion immédiate? Le ministre ne le pensait pas. Il estimait
qu'il fallait procéder sans précipitation, attendre sur ce
point les résultats de l'enquête qu'il proposait d'instituer
auprès des colons et ceux des délibérations des futurs Etats-
Généraux. Il n'avait pas de peine à montrer les nombreuses
difficultés qui empêchaient le pouvoir central de déférer
hâtivement au vœu des commissaires du Comité parisien.
Tout d'abord,aucune des puissances coloniales de l'Europe
n'avait encore admis les députés des colons à siéger dans
les Assemblées de la mère-patrie. Ensuite, en admettant que
les colons fussent à cet égard les meilleurs juges de leurs
propres intérêts, ne fallait-il pas au préalable savoir s'ils dé-
siraient vraiment être représentés aux Etats-Généraux? On
devait en douter, puisqu'ils avaient gardé jusque-là le
silence. Ne pouvait-on pas supposer en tout cas qu'ils hé-
sitaient sur le parti à prendre? N'était-il pas « assez natu-
rel » que les îles françaises d'Amérique craignissent, au
cas où elles seraient admises à envoyer une députation,
de n'obtenir qu'un nombre insuffisant de représentants ?

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION 111
Saint-Domingue, en particulier, ne pouvait avoir droit
qu'à quelques députés, et toutes les Antilles françaises
réunies (Iles du Vent et sous le Vent) n'auraient, en
raison de leur faible étendue et de leur population, que
4 mandataires au maximum. Leur accorder davantage
serait concéder aux colonies un traitement de faveur
qui ne manquerait pas d'exciter les réclamations de
toutes les provinces du royaume. Des considérations de
cette nature n'étaient-elles pas propres à détourner les
colons du désir d'être représentés aux Etats-Généraux ?
N'avait-on pas sous les yeux l'exemple des Antilles anglaises
qui refusaient de déléguer au Parlement britannique « un
« petit nombre de députés dont la voix serait étouffée » et
qui préféraient s'en remettre pour leurs intérêts au gou-
vernement et à l'action personnelle de riches planteurs. Une
autre difficulté provenait d'une des formes essentielles con-
servées en France pour la convocation des Etats-Généraux
Le choix des députés devait se faire par ordres. Or, le
corps électoral des colonies se trouvait tellement restreint
et organisé de telle manière qu'il paraissait malaisé d'attri-
buer des députations distinctes à la noblesse, au tiers-état
et surtout au clergé, corps dont l'effectif était ou trop
minime ou trop disséminé dans nos possessions. De plus,
on allait décider que la réunion des Etats-Généraux serait
avancée et fixée au mois de janvier 1789 (1).
On n'avait plus le temps nécessaire pour expédier aux
Antilles les lettres de convocation, pour permettre aux
colons résidant en France de passer aux colonies ou d'y
envoyer leurs pouvoirs, pour laisser aux assemblées pri-
(1) Le 23 sept. 1788, en effet, parut une Déclaration royale qui avança la
réunion des Etats-Généraux, Arch. Parl., I, 388; A. Brette, tome

1 l 2
SAINT-DOMINGUE
maires et secondaires les délais indispensables en vue de
l'élection de leurs délégués ou députés et de la rédaction de
leurs cahiers, pour assurer enfin aux membres de la repré-
sentation coloniale la possibilité d'assister à l'ouverture de
l'Assemblée nationale. Le ministre estimait que l'accom-
plissement de ces formalités exigerait 20 mois pour nos
colonies des Indes Orientales et 10 pour celles des Indes
Occidentales, dont faisait partie Saint-Domingue. Enfin,
ne valait-il pas mieux laisser aux Etats-Généraux le soin
de statuer sur « un objet aussi délicat », que de risquer un
conflit avec eux, au cas où ils n'approuveraient pas « une
« innovation qui ne pouvait être légitimée par l'exemple
« d'aucune nation et dont les suites pouvaient être infiniment
« fâcheuses (1) » ?
Le Conseil d'Etat, après mûre délibération, adopta les
conclusions du ministre qui tendaient, non au rejet, mais
à l'ajournement de la question de la représentation coloniale.
De concert avec le roi, il décida « que les colonies n'en-
« verraient pas de députés à la prochaine convocation,
« mais que si les Etats-Généraux, d'accord avec les colo-
« nies, pensaient que celles-ci dussent avoir des députés,
« on réglerait le nombre des représentants qu'elles enver-
« raient à l'avenir ». Il arrêta, de plus, que pour le moment
on se contenterait d'accorder à Saint-Domingue une Assem-
blée coloniale analogue à celles dont la Guadeloupe, la
Martinique et Tabago étaient pourvues; que cette Assemblée
se tiendrait en octobre 1789, « qu'elle proposerait au roi
« et à l'Assemblée nationale la constitution que la colonie
« croirait devoir lui convenir » ; qu'enfin, l'Administration
(1) Le rapport de La Luzerne (11 sept. 1788) est analysé longuement dans
son Mémoire justificatif, Arch. Parlem., XVI, 299-302.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
113
recueillerait les vœux des colons, afin de savoir « s'ils dési-
« raient envoyer des représentants à une convocation
« future des Etats-Généraux ». En attendant, le Consei.
fut d'avis qu'il n'y avait pas lieu, sur la foi de procurations
dont rien ne garantissait l'authenticité, de considérer les
neuf commissaires du Comité colonial constitué à Paris
comme les mandataires de tous les colons de Saint-Domin-
gue. Il estimait qu'on s'exposerait à compromettre « les
« véritables intérêts de la colonie en attribuant le droit de
« les soutenir ou d'en disposer à des personnes » qui ne
« prouvaient nullement que ce pouvoir leur eût été confié
« par la colonie elle-même »
En conséquence, le roi
interdit au ministre de la marine « de correspondre par
« écrit avec les neuf commissaires et lui prescrivit de ne
« rien faire qui pût paraître la reconnaissance même indi-
« recte de leurs prétentions (1) ».
Lorsque les délégués du Comité de la rue de Provence
se présentèrent de nouveau à l'audience de La Luzerne,
celui-ci se borna à leur faire savoir qu'il avait transmis
leur requête au roi, que le Conseil en avait été saisi et qu'il
avait prononcé : « Quoi, Monsieur le comte, lui demandè-
rent-ils? — C'est, Messieurs, leur aurait-il répondu, ce
« que vous ne saurez jamais; le roi me l'a défendu; c'est
« le secret de l'Etat (2). » Les commissaires s'imaginèrent
dès lors que la mauvaise volonté du ministre avait seule
empêché la réalisation de leurs desseins. Ils l'accusèrent de
les avoir « écoutés sans les entendre, et d'avoir soigneuse-
« ment caché à un bon roi le vœu clairement manifesté des
(1) Décision du Conseil du Roi (11 sept. 1788), analysée par La Lu-
zerne dans son Mém. justifie. (1790), Arch. Parl., XVI, 300-301, 333. —
(2) Récit des députés de Saint-Domingue, dans le ler chef de dénonc. contre
La Luzerne (1790), Arch. Parl., XVI, 278.

114
SAINT-DOMINGUE
trois grandes provinces » de Saint-Domingue. Ils prétendi-
rent qu'il se retranchait derrière un ordre imaginaire, en
arguant du secret de l'Etat; qu'en réalité il s'était empressé
de multiplier les intrigues, « de faire jouer tous les fils »,
pour empêcher leurs vœux d'arriver jusqu'au prince (1). Le
ministre irrésolu et faible devint à leurs yeux un tyran,pro-
tecteur d'autres despotes, les Barbé-Marbois et les Lamar-
delle. « Nourri des auteurs de l'antiquité, disait ironique-
ment un pamphlet créole par allusion aux connaissances lit-
téraires de La Luzerne,il veut faire le bonheur des peuples en
gardant sur eux le pouvoir absolu (2). » De là, des haines
implacables qui se firent jour lorsque Gouy d'Arsy admis
aux Etats-Généraux manifesta l'intention de mettre en accu-
sation le ministre de la marine. La menace,mise à exécution
en 1790, sous forme de dénonciation, par les neuf députés
de Saint-Domingue,ne servit qu'à montrer l'absence de fon-
dement pour les griefs invoqués par les adversaires de La
Luzerne. Il résulte évidemment des mémoires produits à ce
moment que si l'Administration pouvait être accusée d'hési-
tation et de faiblesse,ilétaitdifficile de formuler contre elle les
reproches d'illégalité ou de tyrannie. L'Assemblée Consti-
tuante paraît s'être rangée à cet avis ; elle ne donna aucune
suite à la dénonciation des députés de Saint-Domingue (3).
Après l'échec de leur démarche, les commissaires du
Comité colonial ne se tinrent pas d'ailleurs pour battus. Ils
revinrent à la charge. La capitulation du pouvoir devant les
Parlements et les privilégiés n'était pas faite pour les décou-
(1) Idem . 1er et 2e chefs de dénoneciat., ibid., XVI, 279-280. — (2) Con-
fession générale faite au public (1788), p. 23, Bibl. Nat., Lk. 12 | 28.
— (3) Procès-v. des séances de l'Ass. Constituante pp. Baudouin, XIX, 28-

30.— Archiv. Parlem., XVI, 278-334 (mémoires contre et pour La Luzerne,
1790).

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
115
rager.Ils rédigèrent et firent imprimer chez Clousier à Paris,
sous le titre de Mémoire instructif à consulter et consulta-
tion (28 septembre), une nouvelle requête,appuyée de l'avis
d'avocats, où ils soutenaient que Saint-Domingue avait le
droit d'être représenté aux prochains Etats-Généraux, de
même que les autres colonies.Ils fondaient leur argumentation
sur les services rendus par elles.Les possessions coloniales
de la France rapportent à l'Etat, affirment-ils, plus que tout
le reste du royaume. Elles lui donnent la moitié de leur
revenu ; Saint-Domingue en particulier, sur les 120 millions
de sa production, en laisse 45 0/0 à la métropole. Ils pré-
sentaient donc au roi et au public le programme de leurs
revendications, où ils demandaient non seulement la con-
vocation d'Assemblées coloniales,mais encore l'admission de
leurs représentants aux Etats-Généraux (1). Ils l'adressèrent
au ministre de la marine, et comme la faiblesse du pouvoir
encourageait leur audace, ils annonçaient leurs intentions
de la façon la plus nette. « Nous voulons,déclaraient-ils,nous
soustraire au despotisme des ministres, à l'arbitraire dan-
gereux des gouverneurs,au despotisme des intendants(2). »
Ils y joignaient « le plan d'une convocation constitution-
nelle des planteurs de la colonie pour procéder à l'élection de
leurs députés » (30 octobre 1788), où ils insistaient sur la
nécessité d'admettre ces députés sans désignation d'ordre.
« Il n'y a point de tiers-état (à Saint-Domingue), disaient-
(1) Ce mémoire est cité avec la date dans la Lettre de la Ch. d'Agric.
du
Cap, du
10 déc. 1788, analysée ci-dessous. — Le Comité colo-
nial fit paraître un Premier Recueil de pièces intéressantes remises par
les commissaires aux Notables, le 6 nov. 1788, que cite Clavière, Adresse
de la Société des Amis des Noirs à l'Assemblée Nationale, etc., in-40,
1791, p. 17, (coll. Carré.) — Lettre du Comité des colons séant à Paris
au min. de la marine, sept. 1788, Arch. Nat., B. III, 135, p. 157.

116
SAINT-DOMINGUE
« il. puisqu'il n'y a point de peuple libre, les esclaves rem-
« plaçant cette classe laborieuse; il n'y a pas de clergé ; il n'y
« a qu'un seul ordre de citoyens, les propriétaires planteurs
« qui sous ce rapport sont égaux, tous soldats, tous offi-
« ciers et tous appelés par conséquent à jouir des privilèges
« des nobles. » Se fondant sur la déclaration du roi qui sti-
pulait que les Etats-Généraux seraient « composés d'une
manière constitutionnelle » et conformément aux anciens
usages, les planteurs réclamaient pour les propriétaires le
monopole de la représentation. D'autre part, la convoca-
tion des Notables montre que le pouvoir estime qu'il con-
vient de mettre sous les yeux de cette assemblée les vœux
de toutes les provinces relatifs aux formes de la convocation.
C'est pourquoi Saint-Domingue, «le plus riche fleuron de
la couronne », en attendant la restitution de ses anciennes
assemblées et de ses anciennes cours de justice composées
de planteurs, estime qu'il convient de faire connaître sa
véritable opinion sur la nécessité d'envoyer aux Etats-
Généraux « des députés revêtus du titre de mandataires »
et sur le mode denomination de ces délégués. Tout d'abord,
les administrateurs de l'île publieront l'arrêt du Conseil
convoquant les électeurs. Ceux-ci ne comprendront que
les colons, propriétaires de 25 nègres au moins. L'assem-
blée de chaque paroisse, réunie « en vue du clocher », élira
un président et un secrétaire, puis désignera à la pluralité
des voix trois à quatre électeurs du second degré, aux-
quels elle remettra ses instructions et les « moyens qu'elle
« propose pour corriger les abus existans ». Les électeurs
du second degré seront au nombre de 150 en tout, pour les
52 paroisses de la colonie. Ils se rassembleront aux chefs-
lieux des 3 provinces. Le gouverneur, l'intendant ou leur

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
11 7
représentant se borneront à exposer dans ces assemblées
secondaires l'objet de la convocation, puis se retireront.
Les électeurs, ayant désigné un président et un secrétaire,
vérifieront les pouvoirs et procéderont à l'élection des
députés aux Etats-Généraux. Ils auront soin de prendre ces
députés, soit parmi les propriétaires qui résident actuelle-
ment à Saint-Domingue, soit parmi ceux qui habitent en
France. Ne seront d'ailleurs éligibles à la deputation que
les planteurs âgés de 25 ans accomplis, possesseurs de
50 nègres au minimum, ayant la libre disposition de leurs
biens, domiciliés dans la colonie ou dans la métropole, indé-
pendants à l'égard du pouvoir, c'est-à-dire ayant « renoncé
« à toute place comptable ou appointée dans les finances
« de Sa Majesté ou dans la subdélégation de l'intendance ».
On s'assurera du consentement des députés élus. Ils
recevront des expéditions du cahier général des provinces
formé du résumé des doléances particulières des paroisses,
du procès-verbal de l'élection et des pouvoirs qui leur
seront conférés. Le Plan de convocation, qui entre dans les
plus minutieux détails, donne même un modèle de ces pou-
voirs. Pour ne pas effaroucher le ministre et le roi, le
Comité colonial n'avait demandé en septembre que neuf
députés. Il se montrait moins modeste le 30 octobre : il
réclamait 21 représentants (à raison de 7 par province),
pour toute l'île, « vu l'étendue de son territoire et la variété
de ses productions ». La députation aura le droit de rem-
placer par des planteurs résidant en France ceux de ses
membres qui viendraient à disparaître. Ainsi, la repré-
sentation de Saint-Domingue viendra « compléter l'as-
« semblée de la grande famille et participer aux heureux

118
SAINT-DOMINGUE
« effets, dont la convocation solennelle est l'heureux pré-
« sage (1). »
Au plan de convocation constitutionnelle était joint un
mémoire où le Comité colonial réfutait les arguments qu'on
pouvait invoquer contre ses prétentions, où il rappelait les
démarches qu'il avait déjà faites auprès de La Luzerne, et
le pétitionnement des colons de toutes les parties de l'île en
faveur de la représentation coloniale. On ne saurait objecter
aux planteurs le précédent tiré des Etats-Généraux de 1614;
les circonstances actuelles sont toutes différentes. Ils n'ad-
mettent pas davantage qu'on leur oppose la situation par-
ticulière des îles françaises d'Amérique, qui n'ont aucun
intérêt engagé dans la réforme éventuelle des finances et
qui ne contribuent pas aux dépenses de la métropole. Ils
observent au contraire que les colonies (Saint-Domingue en
particulier) sont soumises aux mêmes lois que la mère-
patrie, qu'elles dépendent en dernier ressort du Parlement
de Paris, qu'elles ont intérêt à être représentées,ne serait-ce
que pour attirer l'attention sur la nécessité de réformer
leur police et leur administration intérieure. Au reste, n'y
a-t-il pas lieu de ménager leurs susceptibilités ? En un fier
langage qui sent déjà la révolte, les commissaires font
remarquer qu'on ne saurait considérer les colonies du
même point de vue qu'avant la guerre d'Amérique, c'est-
à-dire comme destinées uniquement à servir les intérêts de
la France. L'exemple de la scission provoquée par les
Anglais doit être médité. Il faut craindre de mécontenter
les colons. Sans doute, les colonies sont faibles et désunies ;
(1) Plan d'une convocation constitutionnelle des propriétaires planteurs
de la colonie de Saint-Domingue pour procéder à l'élection de leurs dépu-
tés aux Etats-Généraux du royaume, 30 octobre 1788, copie, Arch. Nat.,
B. III, 135, fos 361 à 379.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
1 19
les principaux habitants résident à Paris et à la cour.
Néanmoins, elles pourraient, si on froisse leur amour-
propre ou si l'on porte atteinte à leurs droits, viser à l'in-
dépendance et ne pas reculer devant la révolte, comme l'ont
fait les Etats-Unis. L'octroi d'une représentation est de
nature à les satisfaire : « S'il y a un moyen, disaient les
« commissaires, d'attacher éternellement les colonies à la
« métropole, n'est-ce pas celui de les admettre en société
« de biens et de maux avec la France entière, de leur
« prouver qu'elles ne sont réellement que des provinces
« françaises ? Tandis que l'Angleterre ne permet encore aux
« riches planteurs de la Jamaïque d'approcher de son Par-
« lement qu'en posture de suppliants, n'est-il pas d'une
« saine politique d'élever l'âme des Américains français en
« leur ouvrant les portes d'une assemblée où tous les inté-
« rêts nationaux vont être discutés? » Enfin, dans la néces-
sité où se trouve le royaume de rétablir ses finances, le
concours des colons n'est pas à dédaigner. « N'est-il pas
« digne d'un grand ministre, ajoutent-ils en s'adressant à
« Necker, de n'employer, pour se procurer les secours
« des colonies, que les simples témoignages de confiance
« et de considération qu'elles sollicitent avec tant de
« raison (1 ) ? »
Les Notables, dont la réunion avait été fixée au 3 no-
vembre par l'arrêt du Conseil du 5 octobre 1788, ne
devaient statuer que sur les questions qui leur seraient
soumises par le roi. Le Comité colonial adressa donc à
Louis XVI (3 novembre) et au garde des sceaux Barentin
(1) Mém. mss. du probablement aux commissaires du Comité colonial
adressé aux Notables (non signé, non daté; date prob. 4 nov. 1788), Arch.
Nat., BA, 38; allusion à cette date dans une pièce postérieure du 1 nov.

120
SAINT-DOMINGUE
(6 novembre) une requête pour les supplier, au nom « de
l'équité », d'inscrire dans le programme des délibérations
de l'assemblée la question de la représentation de Saint-
Domingue (1). Mais le Conseil du roi estima qu'il conve-
nait de persévérer dans la résolution du 1 1 septembre et
d'écarter cette question du nombre de celles qu'on allait
soumettre aux notables.
A cette nouvelle, les commissaires du Comité protes-
tèrent auprès de La Luzerne et de Barentin (2), réclamant
dans leur deuil cruel et leur juste douleur, disaient-ils, « la
justice du roi et les lumières des Notables ». Ils intervin-
rent surtout auprès de Necker : « Si la religion du souverain
« a été surprise, lui écrivaient-ils, c'est au ministre qui pos-
« sède toute sa confiance à l'éclairer, et cet espoir consola-
« teur peut seul calmer les inquiétudes des membres de la
« commission (3) ». C'est à lui qu'ils remirent le 1 0 novem-
bre l'original (4) de la Lettre qu'ils adressaient au roi. Ils
n'avaient pu_, disaient-ils, « interpréter défavorablement le
silence du souverain depuis leur démarche du 4 septembre,
silence « qui leur était commun avec toutes les provinces et
« qui n'avait d'autres motifs sans doute que celui de réunir
« plus de lumière avant de statuer sur la forme impor-
« tante de la convocation des Etats». Aussi leur étonne-
ment est-il grand, au moment où ils ont rédigé les vœux
qu'ils se proposent de faire parvenir aux Notables, d'ap-
prendre « par la voix publique qu'il a été surpris à la
(1) Requêtes du Comité colonial au roi et au g. des sceaux,3 et 6 nov. 1788,
minutes, Arch. Nat., BA, 38, à Necker, 4 nov. (copie, ibid., B III, 135)
(1 et 4 p.). — (2) Lettres du Comité à La Luzerne et à Barentin, 11 nov.,
copies, Arch. Nat., reg. B III, 135, fos 379 et 401. — (3) Lettre de Gouy
d'Arsy à Necker, 10 nov., et du Comité, 11 nov. ; la 1 re (Arch. Nat., BA.
38, minute signée), la 2e (ibid., B. III, 135, fo 388, copie). — (4) Lettre à
Barentin, 11 nov., citée ci-dessus.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
121
« religion de Sa Majesté une décision qui exclut la colonie
« de Saint-Domingue des États Généraux prochains. Nous
« sommes d'autant plus fondés à le croire, ajoutaient-
« ils, que la demande de la colonie n'est point comprise
« dans les questions soumises aux Notables. » C'est
pourquoi les commissaires se déclarent « opposans à
« toute décision contraire à une demande aussi essentielle
« au bien de l'Etat qu'à celui des fidèles colons ». Ils sup-
« plient le roi de prendre sur leur opposition l'avis des
« Notables » et de comprendre Saint-Domingue parmi les
provinces « sur la convocation desquelles » la réunion est
appelée à délibérer (1).
L'espoir des commissaires se trouva déçu. Ils avaient
pensé qu'en demandant l'intervention du ministère entier,
et spécialement celle de Necker, ils changeraient en une
attitude plus conforme à leurs désirs ce « qu'ils appelaient
« l'accueil sévère » de M. de La Luzerne. Il n'en fut rien.
Le 22 novembre, n'ayant reçu « aucune réponse » sur leur
requête du 10, ils en étaient réduits à solliciter du Direc-
teur général des finances « un éclaircissement... urgent et
indispensable » (2), qu'ils ne semblent pas avoir obtenu. Il
eût été difficile à Necker de se mettre en opposition avec
son collègue et son partisan, le ministre de la marine, et
de venir à l' encontre de la décision antérieure du Conseil.
En attendant,les commissaires du Comité colonial avaient
cru pouvoir agir directement auprès de l'Assemblée des
notables. S'ils y comptaient des adversaires, membres de
la Société des Amis des Noirs, tels que le prince de Beau-
(1) Lettre adressée au Roi par MM. les Commissaires de la colonie de
Saint-Domingue, 10 nov. 1788, copie, Arch. Nat., reg. B., III, 135, f°s 389
et suiv. — (2) Lettre de MM. les commissaires, etc., à M. le Directeur gén.
des finances,
22 nov. 1788, Ibid., fos 394 et sq.
9

122
SAINT-DOMINGUE
vau, le duc Alexandre de la Rochefoucauld, La Fayette,
ils avaient aussi des amis, probablement nombreux, parmi
cette élite aristocratique. Tels étaient le comte d'Artois,
président du 2e Bureau,dont la liaison avec l'un des com-
missaires, le comte de Vaudreuil, est connue, ou encore
le due d'Orléans, membre du Comité colonial, et le vicomte
du Hamel du Castel, lieutenant du maire de la ville de
Bordeaux, et gendre du marquis de Paroy (1). L'un des
présidents des 6 bureaux de l'assemblée, le prince de
Condé, auquel les commissaires avaient envoyé
leur
mémoire, leur écrivait même le 14 novembre : « Votre
« demande est très importante. Au premier coup d'œil,
« elle me parait faite pour inspirer le plus grand intérêt et
« je désirerais qu'il me fut possible de contribuer à son
« succès (2). » En présence de ces encouragements, les
commissaires se résolurent à saisir de leur requête les
présidents des six bureaux, qui étaient, outre Condé, les
comtes de Provence et d'Artois, le prince de Conti, le duc
de Bourbon et le maréchal de Broglie (3). Le 16 novem-
bre, ils leur faisaient parvenir une lettre où, leur rappelant
le mémoire qu'ils leur avaient adressé le 4, ils les priaient
d'intervenir en faveur des vœux des colons de Saint-
Domingue. « Une décision secrète a exclu » les plan-
teurs « de l'Assemblée auguste où la nation elle-même
« semblait avoir réservé une place à la colonie ». Ils pro-
testent contre cet arrêt qui n'est pas irrévocable, et ils en
appellent au tribunal des Notables, « ces juges intègres et
« impassibles, de la surprise faite à la religion du souve-
(1) Liste des Notables (1787-88), dans le procès-verbal, Arch. Parl., I,
l82 — (2) Lettre de M. le prince de Condé à MM. les commissaires, etc.,
copie, Arch. Nat., reg. B. III, 135, fo 393. — (3) Procès-v. de l'Ass. des
Notables, nov.-déc. 1788, Arch. Parlem., tome IER.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
123
« rain. C'est entre leurs mains qu'ils protestent contre toute
« décision qui porterait atteinte aux droits imprescriptibles
« de la colonie. C'est en leur équité qu'ils placent toute leur
« confiance. » Ils réclament d'eux « une décision très
« prompte sur la forme de convocation » qui convient à
Saint-Domingue, et ils la souhaitent conforme au Plan.
Costitutionnel qu'ils ont soumis aux Notables. A ce mo-
ment, un bruit avait couru d'après lequel le roi, « frappé de
« la justice des réclamations » des planteurs, « venait de
« faire ajouter aux objets des délibérations » de l'Assem-
blée « la question importante » de la représentation colo-
niale (1). Rien ne vint confirmer cette rumeur; le ministre
de la Marine continuait à garder le silence.
Toutefois, l'un des commissaires du Comité colonial,
chargé de sonder les intentions de M. de La Luzerne, préten-
dait avoir reçu de lui l'assurance « qu'il ne s'opposait en
« rien à ce que les Notables examinassent la demande »
des colons, « que Sa Majesté n'avait jamais prétendu leur
« en interdire la connaissance et qu'ils étaient libres de
« manifester leur opinion sur ce point important (2) ».
Aussi, le 28 novembre, les commissaires envoyaient-ils
aux présidents des six bureaux une dernière requête pour les
prier d'appeler l'attention des commissions de l'Assemblée
sur les « réclamations équitables... d'une colonie précieuse
« qu'on devait considérer comme un second royaume,
« comme la principale colonne de la navigation, comme la
« source des richesses et par conséquent comme l'aliment
« de la population de la mère-patrie. Se pourrait-il que de
(1) Lettre des commissaires de la colonie de Saint-Domingue aux pré-
sidents des Bureaux de l'Ass. des Notables, 16 nov. 1788, copie, Arch.
Nat.,
reg. B. III,
135, fo 397. — (2) Assertion contenue dans la lettre du
28 novembre.

124
SAINT-DOMINGUE
« misérables discussions de forme sur la manière dont les
« pouvoirs des commissaires sont libellés, disaient-ils, que
« des bruits méchamment répandus sur l'unanimité de leurs
« opinions eussent une influence désastreuse sur le sort
« d'une grande province »! Les pouvoirs qu'ils ont reçus
ne sont pas l'œuvre de jurisconsultes, mais de colons loyaux
et francs qui ont simplement exprimé « les vœux de leurs
« cœurs ». Confiants dans la force de leurs droits et « dans
« leur union patriotique » avec leurs mandataires, les com-
missaires conjurent donc « l'auguste Assemblée des Nota-
« bles de tourner ses yeux vers Saint-Domingue, qui dans
« l'éloignement lève ses bras suppliants vers elle et réclame
« sa justice », « comme un enfant tendre et soumis qui ne
« peut sérieusement craindre l'exhérédation paternelle ».
Que cette Assemblée mette au nombre « de ses devoirs d'é-
« clairer le souverain sur le point le plus important de son
« royaume ». Cet emphatique placet, où s'étalait le pathos
à la mode, était accompagné des pouvoirs donnés aux
commissaires par les planteurs de l'île et par ceux de
France (1).
Quelle fut l'issue de cette démarche désespérée? On ne
la connaît que par le récit postérieur des députés de Saint-
Domingue. D'après eux, lorsque les délégués du Comité
colonial se présentèrent devant les Notables munis de leurs
pouvoirs et des instructions de leurs mandataires, la ques-
tion de la représentation coloniale parut « d'une telle con-
séquence » aux six présidents des bureaux « qu'ils voulu-
« rent tous la traiter ». Ils le firent « savoir par écrit »
aux commissaires du Comité colonial; ils « s'en occupè-
(1) Lettres des commissaires, etc., aux présidents des bureaux des No-
tables, 28 nov. 1788, copie, Arch. Nat., reg. B. HI, 135, fos 404 et suiv.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
125
« rent, mais une défense ministérielle vint enchaîner leur
« patriotisme et empêcher de découvrir le secret de l'Etat »
invoqué par M. de La Luzerne (1). Les Notables se sépa-
rèrent le 12 décembre et le Conseil du roi, soit dans sa
résolution du 27 décembre 1788, soit dans le règlement
électoral du 24 janvier 1789, ne crut pas devoir s'occu-
per de la deputation de Saint-Domingue. Le droit de
députer ne fut accordé qu'aux bailliages et aux sénéchaus-
sées de la métropole et de l'île de Corse. Pour le gouver-
nement royal, la prétention du Comité colonial était
inadmissible. Il réservait aux futurs Etats-Généraux le
soin de statuer sur cette question épineuse.
CHAPITRE VII
L'Action du Parti de la Représentation
Coloniale à Saint-Domingue ; l'Attitude des
Administrateurs; la Formation des Comités
(Septembre 1788-Janvier 1789).
Le moment était trop favorable aux coups d'audace pour
qu'en présence d'un pouvoir chancelant les colons n'eussent
pas l'idée de profiter du désarroi général, afin de réaliser
le plan qui leur était cher. On essayait de leur fermer l'ac-
cès des futurs Etats-Généraux ; ils résolurent de le forcer.
On leur déniait le droit de s'assembler. Ils invoquèrent le
droit naturel pour braver la défense, et c'est ainsi qu'ils
élurent, malgré le roi et ses ministres, leur députation par-
ticulière.
(1) Récit des députés de Saint-Domingue dans le Ier chef de dénonciation
(1790), Arch. Parl., XVI, 278.

126
SAINT-DOMINGUE
De même qu'en France la coalition des privilégiés avait
eu raison des résistances du pouvoir en 1787 et 1788. de
même à Saint-Domingue le parti aristocratique des grands
blancs,bravant les administrateurs,résolut d'obtenir par tous
les moyens la représentation qu'on lui refusait provisoirement.
Tandis qu'en effet l'intendant de Saint-Domingue, Barbé-
Marbois, et le gouverneur par intérim, M. de Vincent, in-
génieur en chef, étaient laissés sans instructions, tandis
qu'on envoyait le gouverneur définitif, Du Chilleau lui-
même, sans lui tracer une ligne de conduite nette, les
planteurs allaient résolument vers un but défini. A l'incer-
titude de l'administration ils opposaient la logique de leur
résolution. La correspondance des administrateurs peut
donner une idée de l'embarras où ils se trouvèrent en pré-
sence des revendications pressantes des colons. Leur atti-
tude incertaine et embarrassée leur valut les accusations
de déloyauté et de perfidie. A vrai dire, ils songeaient sur-
tout à gagner du temps. En attendant que le gouverne-
ment central prît une décision qu'ils attendirent en vain,
ils furent obligés d'atermoyer à son exemple. L'intendant
Barbé-Marbois était au fond tout à fait hostile à une
représentation coloniale. « J'ai pensé, je l'avoue, dit-il, que
« les colonies ne devaient pas être représentées aux Etats-
« Généraux, qu'elles ne pourraient l'être sans inconvénient
« pour elles-mêmes (1). » Mais il ne manifestait pas son
avis personnel.Il voyait autour de lui se produire un courant
favorable à l'idée mise en avant par les grands planteurs.
Il ignorait d'autre part quelles étaient les intentions du gou-
vernement.
« Nous devions,nous simples administrateurs,
(1) B. Marbois, Mém. justif. (1790), p. 13, et correspondance analysée
ci-dessous

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
127
remarque-t-il, attendre les ordres qu'on nous ferait parve-
nir. » Chargés de gouverner un pays distant de 1800 lieues
de la mère-patrie, il ne leur était pas possible de leur pro-
pre mouvement « d'ordonner une innovation qui pouvait
«tant influer sur le sort de la métropole elle-même. Au-
« trement, ajoute-t-il, une colonie eût pu être assemblée,
« une autre ne pas l'être, suivant la volonté des adminis-
« trateurs, et tandis qu'ignorant ce qui se passait dans le
« royaume, ils eussent pris un parti dicté par leurs opi-
« nions particulières, ils pouvaient, au bout de six semaines
« ou de deux mois, apprendre que cette entreprise sur les
« droits du souverain contrariait le vœu national et décon-
« certait les plus sages mesures (1). » C'est pourquoi, à
plusieurs reprises, Barbé-Marbois et M. de Vincent deman-
dèrent que le roi leur fit parvenir « des ordres de son pro-
pre mouvement », pour couper court à l'agitation et pour
leur permettre de prendre une attitude ferme (novembre-
décembre 1788) (2).
L'arrivée du gouverneur général, le marquis du Chilleau,
fut loin de mettre fin à cette incertitude. La nouvelle de sa
nomination, datée du 27 mars, n'était parvenue à l'intendant
de Saint-Domingue que le 25 juin. Le nouveau gouver-
neur, qui avait reçu 50.000 fr. de frais d'établissement (3),
était parti de Rochefort à la fin d'octobre 1788 (4). Il arriva
le dimanche au soir 21 décembre, « après une traversée
fort heureuse de 36 jours »,et fut reçu au Conseil supérieur
de Port-au-Prince le 27. On lui avait témoigné beaucoup
d'égards. Sa première lettre au ministre, datée du 24 dé-
(1) Mémoire justificatif (1790), pp. 10 et 11 ; correspondance inédite ana-
lysée ci-dessous. — (2) Lettre du 19 déc. citée ci-dessous, en particulier.
— (3) Lettre de B.-Marbois à La Luzerne, 25 juin 1788, Arch. Colon., C.
9, reg. 160. — (4) Mercure de France, nov. 1788, p. 34.

128
SAINT-DOMINGUE
cembre, montre que cet administrateur versatile, oubliant
ses conversations avec les promoteurs du Comité colonial,
jugea aussitôt la situation de la même-manière que l'inten-
dant (1). Si ce dernier avait espéré toutefois recevoir par
l'entremise du marquis du Chilleau des ordres précis, il ne
tarda pas à. s'apercevoir de son erreur. M. de La Luzerne
avoue que le ministère, cependant instruit des vœux du
Comité colonial au moment du départ du gouverneur, avait
cru pouvoir se contenter de lui donner des instructions à peu
près semblables à celles de ses prédécesseurs, sous ce pré-
texte fallacieux « qu'il était impossible de prévoir en quel
état il trouverait la colonie (2) ». C'était donc une abdica-
tion du pouvoir, qui, ayant déjà arrêté à ce moment l'ajour-
nement de la motion des colons jusqu'aux Etats-Généraux,
n'osait même pas arrêter le mouvement en attendant la
réunion de l'Assemblée nationale. Il s'en remettait pure-
ment, et simplement « à la prudence des administra-
teurs (3). »
La perplexité de ces derniers ne pouvait qu'en être accrue.
Ils ne se trouvaient pas en effet devant une agitation una-
nime. Les planteurs paraissaient très divisés sur l'opportunité
de l'élection d'une représentation coloniale. Les « trois
quarts » d'entr'eux, au dire de l'intendant (4), trouvaient
la question prématurée ou s'indignaient des prétentions
que manifestaient le Comité colonial et les Chambres
d'agriculture. Lorsque celles-ci firent circuler leur mémoire
(1) Lettre de Du Chilleau, 24 déc. 1788, Arch. Colon., C. 9, 2e série,
carton 38. —(2) Mém. justif. de La Luzerne (1790), Arch. Par , XVI,
302.— (3) Ibid. — (4) Mém. justif. de B.-Marbois, p. 16 (1790). — Voir
aussi le préambule de l'ordon. du 26 déc. 1788 et l'analyse de la corres-
pondance ci-dessous. — Même témoignage dans le mémoire de Duval Sa-
nadon, 20 août 1789, Arch. Nat., D. XXV, 85, et dans l'opuscule de Cha-
chereau

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
129
du 7 novembre, où elles sollicitaient l'admission des députés
de la colonie aux Etats Généraux, nombre de colons décla-
rèrent aux administrateurs « qu'ils voyaient avec la plus
grande surprise que» la Chambre du Cap «eût pris sur elle
« de faire une demande de cette nature, sans savoir si elle
« exprimait ou non le vœu de la colonie, sans mission,
« sans avoir consulté les habitants ». L'étonnement fut encore
plus grand, quand les planteurs adversaires du Comité
colonial et de ses adhérents reçurent communication de la
Requête au roi du 31 août. « On a eu peine à croire, » écrit
Barbé-Marbois,« que ceux qui l'ont signée se soient annoncés
« comme commissaires des trois parties de la colonie qui
« ne connaît que de nom la plupart d'entr'eux, qui n'a point
« délibéré sur cette matière importante et dont la volonté
« ou les vœux ne peuvent sous aucun rapport être exprimés
« par des propriétaires à qui il a plu de s'intituler eux-
« mêmes commissaires ». Une requête fut même adressée
à l'intendant par un certain nombre de colons où ils désa-
vouaient ces prétendus commissaires et où ils signalaient
la circulation « clandestine d'un mémoire pour lequel on
« sollicitait de toutes parts des signatures, comme pour
« couvrir par cette opération tardive l'irrégularité des actes
« émanés de la commission prétendue ». Ils affirmaient
« qu'un très grand nombre refusaient de signer ce mé-
« moire » , que d'autres ne l'avaient signé que par complai-
sance. Ils offraient enfin d'opposer au pétitionnement du
Comité « des neuf grands propriétaires » une manifestation
« contraire». À ce nombreux parti, la représentation colo-
niale apparaissait comme aussi honorable que périlleuse.
« L'admission en elle-même, dit Barbé-Marbois dans sa
« correspondance secrète, serait chère à tous les colons,

130
SAINT-DOMlNGUE
« on ce qu'elle les associerait encore plus étroitement à
« leurs concitoyens habitants du royaume, auxquels ils
« s'empresseront toujours de se joindre pour exprimer leur
« amour et leur fidélité. Mais ils sentent au fond combien
« il y a peu d'analogie entre les affaires de la colonie et
« celles qui seront traitées aux Etats-Piénéraux ; que la
« voix de quelques députés coloniaux serait étouffée par
« celles des 6 à 700 députés des différentes parties du
ri royaume qui n'ont pour la plupart aucune connaissance
«du régime et des intérêts des colonies ». Us estimaient en
tout cas que les pouvoirs du Comité colonial et des Cham-
bres d'Agriculture étaient sans valeur. « Les dispositions de
« cette partie de la colonie (la majorité d'après l'intendant)
«sont, concluait Barbé-Marbois, que personne ne soit chargé
« de porter ses vœux au roi, si ce n'est ceux qu'elle aura
« elle-même délégués (1). »
Mais le parti des grands planteurs avait pour lui, sinon
le nombre de ses adhérents et l'appui d'une administration
hésitante, du moins la force que donnent l'énergie et la
volonté. La Chambre d'agriculture du Cap, poursuivant
l'initiative hardie qu'elle avait prise auparavant, menait
une campagne
active en faveur de la représentation
coloniale et du Comité de Paris. Elle était tenue au courant
de toutes les démarches des commissaires parisiens, et
ceux-ci lui faisaient part de leur plan de campagne après
l'échec de leurs requêtes du 31 août et du 4 septembre.
Dans une longue pièce datée du 2o septembre, ils lui signa-
laient la situation politique,» la position critique des minis-
(1) Lettre de B.-Marbois ot de Vincent au ministre de la Marine, S déc.
1781, Arch. Colon., C. 9, reg. 161. — Préambule de l'ordonnance du
20 déc, analysée ci-dessous.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
tres, l'indécision systématique de la « cour », qui permet-
taient bien des audaces.Ils offraient en exemple aux colons
de Saint-Domingue les mouvements dont la Bretagne, le
Dauphiné, la Provence, le Béarn étaient le théâtre. La
colonie pouvait, comme ces provinces, tout oser, tout entre-
prendre. Le Comité de Paris indiquait à la Chambre d'agri-
culture minutieusement la marche à suivre « pour entrer
dans la magnifique assemblée » des Etats-Généraux. Il
fallait « réunir le vœu des trois parties de la colonie »,
écarter pour l'obtenir « toutes les formes ministérielles »,
capables d'entraver la libre expression des vœux des
colons, libeller les pouvoirs des députés à élire « de
manière que tous les cas fussent prévus », agir enfin
promptement et en secret. Le Comité du Cap enverra,
deux délégués, l'un dans la province de l'Ouest, l'autre
dans celle du Sud, pour recueillir des signatures et des
pouvoirs, en vue du redressement des griefs, le tout en
quadruple exemplaire. La Chambre d'agriculture centra-
lisera ces documents et en enverra des copies collationnées
au Comité de Paris.
Avec cette méthode simple, on peut braver la mauvaise
volonté du ministre. S'il prétend « fermer absolument »
aux planteurs l'entrée des Etats Généraux, on passera
outre, en invoquant le « droit naturel » et « l'intérêt géné-
ral, qui est la loi suprême ». S'il consent à. faire admettre
des représentants de la colonie, en donnant le choix de
ces mandataires a l'ancienne Assemblée coloniale recons-
tituée qui ne se composerait que de fonctionnaires civils
ou militaires, il faudra lui opposer 1' « Assemblée na-
« tionale » de la colonie, composée de l'ensemble des
propriétaires possesseurs de 25 nègres au moins. Ce seront

132
SAINT-DOMINGUE
des assemblées paroissiales qui éliront les délégués aux
Assemblées générales des 3 provinces de la colonie, où ils
comparaîtront munis des pouvoirs et des « observations »
de leurs mandants. Le Comité colonial fournit un modèle
détaillé de ces pouvoirs. Les formes des assemblées géné-
rales et celles de l'élection des députés sont indiquées con-
formément au plan ultérieur du 30 septembre présenté aux
Notables. Les représentants ainsi nommés pourront « har-
diment se mettre en mer et venir se joindre à ceux du
continent » avec le plus de célérité possible, porteurs des
griefs des colons. Il faut prévoir le cas où on essaierait de
les retenir sur la cote. C'est pourquoi, il conviendra de
faire parvenir au Comité de Paris par des voies rapides et
sûres, sous forme de paquets scellés, les arrêtés des colons
et leurs protestations éventuelles. Le Comité se charge,
dans le cas où les Etats-Généraux s'ouvriraient avant l'arri-
vée des députés, a de ne cesser de réclamer les droits et de
« faire valoir les pouvoirs reçus » des planteurs. Les pro-
priétaires de Saint-Domingue résidant en France pourraient
en ce cas s'assembler et nommer « pour cette fois seule-
ment » des représentants dont le nombre ne sera plus que
de 9. Les députés des colons résidant dans l'île ne devront
pas dépasser le chiffre de 12, de sorte que la députation
totale ne comprenne pas plus de 21 membres. Le Comité n'a
demandé le 31 août que neuf députés, « pour ne pas rompre
en visière au ministre que cette requête effarouchait déjà »
et parce qu'il ignorait alors en quel nombre les autres
provinces députeraient. Mais l'importance d'une colonie
telle que Saint-Domingue justifie amplement l'envoi d'une
députation nombreuse. Le plan de campagne ainsi tracé
dut rester secret et n'être « communiqué qu'aux trois

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
133
comités des trois parties de la colonie » par les délégués
de la Chambre d'Agriculture du Cap. C'est à l'énergie de
cette assemblée que le Comité en terminant faisait appel :
« C'est de votre union, de votre fermeté, de votre activité,
disait-il, que va dépendre le succès de la plus juste des
entreprises (1). »
Ces encouragements et surtout les nouvelles venues
de la métropole stimulèrent encore plus que par le passé
l'ardeur de la Chambre d'agriculture. Les risques étaient
minimes dans une entreprise où elle savait qu'elle n'au-
rait devant elle que les représentants d'un pouvoir désem-
paré. Aussi, le 7 novembre, adressait-elle aux adminis-
teurs et au ministre de La Marine un mémoire où, sous des
formes encore à demi-respectueuses, elle annonçait sa
résolution d'obtenir une représentation pour les colons.
Invoquant l'arrêt du Conseil du 5 juillet 1788, elle expri-
mait au ministre, au nom de la colonie, « le vœu ardent
« d'être admise comme les autres provinces du royaume à
« envoyer des députés aux Etats-Généraux ». «C'est aux
« Chambres d'agriculture, corps unique, disait-elle, établi
« pour porter ses vœux et ses réclamations au pied du
« trône, qu'il appartenait de vous les présenter à cette occa-
« sion,sous les auspices de MM. les administrateurs.» Elle
comptait, ajoutait-elle, « sur l'appui de son ancien gouver-
neur devenu l'un des membres du ministère, où il est
chargé de veiller à la prospérité et à la gloire de Saint-
Domingue ». « Ce n'est pas d'ailleurs une faveur, c'est un
droit qu'elle réclame, droit fondé sur la richesse, la popu-
(1) Lettre de MM. les Commissaires de la colonie de Saint-Domingue (à
la Ch. d'Agriculture du Cap) et aux hab. de la colonie, 25 sept. 1789,
Arch. Nat, B. III, 135, fos 232-270.

134
SAINT-DOMINGUE
lation, l'industrie, le fidélité de la colonie et contre lequel
ne saurait prévaloir l'objection tirée des précédents de 1 614
« Quel affront, quel découragement pour les colons », s'ils
n'étaient pas admis « dans cette assemblée vraiment natio-
nale », dans « cette réunion de la grande famille ayant
pour chef le père commun » ! Il est « impossible, con-
« cluait la
Chambre d'agriculture,
que
Sa Majesté
« nous repousse et ne donne » pas les ordres « que
« sa sagesse lui dictera pour l'élection de nos dépu-
« tés (1). »
Ce mémoire, adressé le 9 aux administrateurs, n'avait
reçu de ces derniers qu'un accueil dilatoire. Ils s'étaient
bornés à promettre de le faire parvenir au ministre par
un bâtiment qui devait partir le 25 novembre de Port-
au-Prince (2). Le départ n'eut lieu en réalité que le 5 dé-
cembre, trop tard aux yeux des impatients de la Cham-
bre d'agriculture du Cap. Aussi la Chambre se mit-
elle en relations avec sa voisine de Port-au-Prince et
résolut-elle de brusquer le dénouement. Elle s'arrogea le
droit de dicter les formes de la convocation, le nombre des
députés à élire, le programme des revendications des
colons, ne laissant aux administrateurs que le soin d'exé-
cuter ses ordres. Se prétendant « chargée par sa consti-
tution de défendre les intérêts de la colonie », une
assemblée de 8 membres se faisait juge du droit, invo-
(1) Mémoire et délibér. de la Chambre d'Agriculture du Cap, nov. 1788,
Arch. Nat., B. Ill, 135, fos 413-419, suivie de la requête des prop, plan-
teurs de la partie du Nord de Saint-Domingue au gouverneur par inté-
rim, ibid., fos 419-437. —Le Mémoire de la Chambre d'Agriculture se re-

trouve aussi en copie mss. aux Arch. Colon., C. 9, 2e série, carton 38;
et à la Bibl. Nationale imprimé, série Lk. 12 | 26. —(2) Mém. de la Ch.
d/agric, 10 déc. 1788, ci-dessous. — (3) Lettre de B. Marbois et de Vincent,
5 déc. 1788, Arch. Colon., C. 9, reg. 161.


A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
135
quait les arrets du Conseil des 5 juillet, 8 août et 5 octo-
bre, pour prétendre que, le roi « ayant appelé tous les
« enfants de la grande famille », les colons devaient être
représentés. « Il serait honteux pour eux de ne pas s'em-
presser, et peu convenable, à l'autorité de ne pas donner
l'essor à leur empressement » . En termes où les formules
de respect voilaient à peine une insolente ironie, elle s'em-
parait des promesses dilatoires des administrateurs pour
leur tracer leur conduite. Ils avaient allégué qu'ils ne con-
naissaient pas le « vœu de la colonie ». La Chambre
d'agriculture louait « leur sagesse », mais concluait en exi-
geant la réunion d'assemblées pour connaître ce vœu. Elle
s'impatientait des retards apportés à l'expédition de sa
requête antérieure « qui exigeait de la célérité ». Le temps
presse : les Etats-Généraux, fixés d'abord au 1er mai, vont
peut-être se réunir en janvier. Aussi, la Chambre d'agri-
culture, s'érigeant en pouvoir souverain, invite-t-elle les
administrateurs « à donner sur-le-champ les ordres néces-
« saires pour que, dans toutes les paroisses de la colonie,
« il soit incessamment et au même jour tenu des assem-
« blées, à l'effet de nommer pour chaque paroisse deux
« commissaires électeurs» .Cesassemblées primaires auront
lieu en présence du commandant de milice du quar-
tier, « chargé uniquement de veiller à la tranquillité et à la
« pleine liberté des délibérations, sans pouvoir les gêner
« en aucune manière. Les procés-verbaux en seront inscrits
« sur le registre de la paroisse, et remis sur-le-champ par
« les curés et les greffiers en double expédition dûment
« certifiée sans frais, tant aux commissaires électeurs
« qu'aux députés coloniaux ». On annexera aux procès-
verbaux des délibérations les pouvoirs des commissaires-

136
SAINT-DOMINGUE
électeurs et la minute de ces pouvoirs sera déposée aux
greffes des notaires. Les assemblées secondaires composées
des commissaires-électeurs désignés par chaque paroisse
devront se réunir à bref délai au chef-lieu de chacune des
trois provinces, c'est-à-dire au Cap-Français, à Port-au-
Prince et aux Cayes. Elles se tiendront en présence des
commandeurs militaires (pour le Roi) qui auront unique-
ment la police matérielle. Le procès-verbal de leurs déli-
bérations sera dressé en minute par les notaires généraux
ou par le plus ancien notaire, et des expéditions certifiées
en seront délivrées aux députés. La Chambre, qui a tout
prévu, dècrète de sa propre autorité les règles relatives à
la députation. Les commissaires électeurs, réunis au chef-
lieu, nommeront, à « la pluralité des voix », pour chacune
« des trois provinces de Saint-Domingue, sept dépu-
« tés aux Etats-Généraux, dont quatre pris dans la
« colonie et trois parmi les grands propriétaires rési-
« dant en France ». L'île aura ainsi 21 représentants.
« Leur mission et leurs pouvoirs seront réglés par les
commissaires-électeurs, suivant ce qui leur aura été pres-
crit à eux-mêmes par les paroisses. » La Chambre dresse
d'ailleurs le programme qu'ils devront défendre : rétablis-
sement de l'ancienne organisation ; restauration des Con-
seils composés de colons et rendant la justice; réunion
d'Assemblées coloniales, chargées de la répartition des
impôts; contrôle et stabilité de l'administration; libertés
de la personne et de la propriété garanties par la loi ; abo-
lition du pacte colonial et octroi de la liberté du commerce.
Elle dévoile nettement une partie des mobiles réels des
planteurs. Ils veulent avoir aux Etats-Généraux, lorsqu'on
discutera les questions coloniales, des « défenseurs » qui

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
137
éclaireront l'assemblée sur la véritable situation des éta-
blissements d'outre mer, qui interviendront quand « on exa-
« gérera leur opulence » et quand on essaiera de les « sur-
charger»,qui insisteront enfin pour obtenir une « meilleure
administration », fut-ce au prix d'une participation aux
charges financières de la métropole. Mais la Chambre garde
un silence prudent sur les appréhensions les plus vives des
grands planteurs, celles qui ont trait aux réformes sociales
demandées par une partie de l'opinion en France et dont
les colons ne veulent à aucun prix. Tel est le motif profond
de l'insistance qu'elle met à revendiquer la représentation
coloniale. « Aucune autorité, affirme-t-elle, n'a le droit de
gêner ses démarches. » La colonie veut et doit avoir des
députés. Quand ils seront élus, il appartiendra au roi ou
aux Etats Généraux « de les admettre ou de les rejeter et
de limiter leurs pouvoirs ». Le parti des grands planteurs
est prêt pour aboutir à faire litière de son orgueil de caste.
Il demandait, en mai, que ses représentants figurassent
dans l'ordre de la noblesse. En décembre, il laisse au roi
le soin de déterminer « celui des deux ordres », noblesse
ou tiers, puisque le clergé ne forme pas corps à Saint-Do-
mingue, où il faudra les placer ». La chose est indifférente
« à des hommes qui s'estiment certainement honorés, quel
« que soit leur rang, d'être les agents et les défenseurs d'une
colonie aussi importante ». Cette délibération fut adressée
au ministre de la Marine, aux administrateurs de l'île, et
au nouveau gouverneur général (1).
(1) Délibération de la Chambre d'agric. du Cap, 5 déc. 1788, copies,
Arch. Nat., B. III, 135, fos 437-453; Arch. Colon., C. 9, 2e série,carton
38: lettre à M. le m. du Chilleau, 18 déc, Arch. Nat., B. III, 135, fo 473;
à MM. de Marbois et Vincent, f° 471. — La Délibér. fut imprimée et se

trouve à la Bibl. Nat. Lk. 12 \\ 24.
10

138
SAINT-DOMINGUE
Leur avis n'était sollicité que pour la forme. La Chambre
d'agriculture du Cap n'avait aucune confiance dans leur
bonne volonté et taxait de manœuvres dilatoires leurs
réponses dictées par la prudence administrative. Elle s'en
expliquait assez ouvertement dans sa lettre au Comité colo-
nial de Paris. Elle comptait surtout sur l'adhésion de la
Chambre d'agriculture du Port-au-Prince auquel elle fit
parvenir son manifeste du 5 décembre (1). Elle escomptait
aussi L'action des grands propriétaires résidant en France
dont elle approuve en termes chaleureux les écrits, les
démarches, le zèle, l'intelligence, et auxquels elle transmet
le 10 décembre une copie de son arrêté avec une lettre de
remerciements pour « les soins, le patriotisme, Patlache-
« ment aux intérêts de la colonie» qu'ont montrés les com-
missaires du Comité colonial. Le 15 décembre, la flûte
royale, la Truite, commandée par M. de Villeblanche,
emportait en France l'importante correspondance de la
Chambre d'agriculture du Cap (2). Si celle-ci parlait dès
lors avec tant de résolution et d'audace, c'est qu'elle se
sentait soutenue, non seulement par un parti puissant
dans la métropole, mais encore par une forte organisation
secrète dans la colonie.
Peu à peu dans chacune des trois provinces s'organisè-
renten effet des Comités, composés de personnalités influen-
tes par leur fortune et leur situation, pour grouper les
efforts des adversaires de l'administration et pour diriger
ou provoquer le mouvement d'agitation. C'est dans la pro-
vince du Nord que le premier groupement de ce genre se
(1 Délibération du 5 décembre. — (2) Lettre de la Chambre d'Agric. du
Cap, 10 déc, et des membres du Comité colonial de Saint-Domingue,
13 déc. 1788, Arch. Nat., B. III, 135, fos 453-471 ; la
lrc est imprimée
«■i se trouve à ta Bibl. JVat.hk. 12 | 24.


A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
139
constitua, probablement avant le mois d'août 1788, dans la
ville du Cap Français, véritable métropole de la colonie (1).
Divers témoignages, tels que ceux du gouverneur Pey-
nier et de l'avocat Chachereau, attestent qu'il se forma
d'une intime minorité de mécontents, « en dehors du con-
cours général des habitants (2) ». Ses opérations restèrent
secrètes jusqu'au 15 octobre 1789. Un document inédit des
Archives coloniales donne les noms de ceux qui y adhéraient
au début de décembre 1788 ; la liste comprend 83 person-
nes, la plupart appartenant à la classe des grands planteurs,
comme le marquis de Rouvray, Charrier de Bellevue, les
comtes de Beaunay et de Buckley, Bacon de la Chevalerie.
On y trouve même une dame, la vicomtesse de Choiseul.
Les membres de la Chambre d'agriculture y jouent le
principal rôle, avec les avocats et les anciens magistrats du
Conseil supérieur, les Ruotte,les Saint-Martin, les Arnauld
de Marsilly, les d'Augy, avec les grands négociants, tels
que les Chaudruc et les Plombard, des notaires, comme
Cormeaux de la Chapelle, des médecins comme Polony. Le
commissaire rapporteur en est Larchevêque-Thibaut, l'un
des principaux avocats du Cap ; son suppléant M.d'Augy,
avocat aussi, est en même temps secrétaire de la Cham-
bre d'agriculture du Cap (3).
Les Comités de l'Ouest et du Sud ne semblent s'être for-
més, l'un à Port-au-Prince, l'autre aux Cayes, que posté-
(1) Ce Comité est mentionné dans la lettre du Comité de Paris, datée du
25 septembre, dans la lettre adressée à l'Ass. Nat., par Larchevêque-Thibaud
(30 janv. 1790), Arch. Parl., XVI, 296 (le Comité qui s'est fondé au Cap
depuis 18 mois, dit-il). —(2)

Rapport de Peynier, 1er déc.
1789,
Arch. Colon., C. 9, reg. 162.— Examen rapide du cahier de doléances de
la colonie par Chachereau, avocat 1789, Bibl. Nat., Lk. 12 | 29.

(3) Délibération du Comité du Cap, 7 déc. 1788, copie Arch. Colon., C. 9,
reg. 160.

140
SAINT-DOMINGUE
rieurement à celui du Cap et seulement au début de 1789.
Le Comité de l'Ouest, dont nous avons retrouvé le procès -
verbal d'organisation, fut créé le 25 janvier au moment de
l'assemblée secondaire réunie pour l'élection des députés
Il annonça aussitôt sa formation au Comité du Cap et au
Comité colonial de Paris. Il comptait 21 membres, y com-
pris le bureau, et sa composition était aussi aristocratique
que celle du groupement similaire déjà créé dans la pro-
vince du Nord. De grands planteurs, les comtes O'Gor-
man et Marliani, M. de Chabannes, le marquis de Coche-
rel, M. de Caradeux, Hamon de Vaujoyeux, s'y trouvaient
en compagnie de grands avocats, tels que Vincendon du
Tour, et de grands négociants, comme Camfrancq (1).
Enfin, le Comité de la province du Sud semble s'être orga-
nisé dans les mêmes circonstances que celui de l'Ouest, le
10 mars 1789, aux Cayes. Il comprenait 10 membres qui
paraissent avoir figuré aussi parmi les grands propriétai-
res: Marraud des Grottes, des Rouaudières, Duval de Mon-
ville, un médecin, Gentillot, un négociant Gérard fils (2).
En novembre 1789, il s'était adjoint six commissaires de
plus (3).
Ce furent ces états-majors qui embrigadèrent dans les
villes les gens de loi, les sergents à gages, et dans les cam-
pagnes, les économes, raffineurs et artisans placés sous la
dépendance de l'aristocratie. Ils avaient à leur tète un
bureau, formé par exemple au Cap de 11 membres, à Port-
au-Prince, de 9 membres; un président, tel que Vincen-
(1) Procès-verbal de formation du Comité de l'Ouest, 25 janvier 1789,
copie, Arch. Colon., C. 9, série 2, carton 38. — (2) Certificat d'auth. par
les membres du Comité colonial du Sud (orig.), à la suite du procès-verbal
d'élection des députés, 10 mars 1789, Arch. Nat., C. 24. — (3) Délibér. du
Comité du Sud, 2 nov. 1789, Arch. Colon., C. 9, série 2, carton 39. —

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
141
don du Tour, puis Caradeux aîné pour le Comité de l'Ouest,
des Rouaudières pour celui du Sud, Arnauld de Marsilly
pour celui du Nord; un secrétaire, comme les planteurs
Millet aux Cayes et Henry Marchand à Port-au-Prince; ou
un commissaire rapporteur analogue au secrétaire, comme
Larchevêque-Thibaud et plus tard d'Augy au Cap. Les
délibérations du bureau sont valables quand elles sont
prises à la majorité de ses membres (5 sur 9 par exemple
à Port-au-Prince). Les Comités tenaient un registre ou
cayer des délibérations, mais leurs séances restèrent se-
crètes, comme leur composition, jusqu'au milieu de sep-
tembre ou au début d'octobre 1789. Les membres se réu-
nissaient chez l'un de leurs adhérents, par exemple dans la
maison de Duchemin à Port-au-Prince, dans celle de Duret
aux Cayes (1). Ces groupes se recrutaient par cooptation ;
les fondateurs et leurs créatures « pouvaient, dit un rapport
« du gouverneur Peynier, les augmenter, les diminuer ou les
« détruire et déterminer la procédure » des discussions (2).
Bref, ils pouvaient admettre et exclure ceux qui leur
convenaient, fixer le nombre de leurs adhérents, se dis-
soudre au besoin, régler leur fonctionnement comme ils
l'entendaient, toutes libertés évidemment choquantes aux
yeux des administrateurs de l'ancien régime. « Formés,
dit l'avocat Chachereau, dans un moment de « gêne »,
les Comités n'ont pas été nommés régulièrement et n'ont
(1) Délibér.et procès-verbaux du 7 déc. 1788 (Comité du Cap),du 25jan-
vier et du 14 nov. 1789 (Comité de l'Ouest),du 10 mars et du 2 nov. 1789
(Comité du Sud), Arch. Colon., C. 9, série 2, carton 39; lre série, reg.
160; Arch. Nat.. C. 24.
Rapport de Peynier cité ci-dessous. — Relation
de ce qui s'est passé à Saint-Domingue, août-nov. 1789, Arch. Col., C. 9,
reg. 162. — (2) Rapport du gouverneur général Peynier, 12 nov. 1789,
Arch. Col., C. 9, 1re série, reg. 163.

142
SAINT-DOMINGUE
eu que des « pouvoirs mal définis (1) ». En réalité, ils se
mêlèrent de tout et en particulier du groupement des for-
ces du parti d'opposition. Ils ne s'occupèrent pas seule-
ment de préparer l'élection des commissaires des paroisses
et des députés de la colonie (2). Ils appuyèrent de leur
influence la Chambre d'Agriculture du Cap et le Comité
colonial de Paris. Deux jours après que la Chambre d'Agri-
culture eut rédigé son manifeste, le Comité du Nord déli-
bérait à son tour pour se solidariser, comme elle, avec le
Comité colonial de Paris, pour adresser aux commissaires
de France ses remerciements, les féliciter de leur zèle et de
leur fermeté. Au nom des notables du Cap et de ses dépen-
dances, il approuvait « unanimement et par acclamation
« leurs démarches », les priait « instamment de les con-
« tinuer ». En même temps, il engageait une correspon-
dance avec les grands planteurs de France « pour les ins-
« truire de tout ce qui se passait dans l'intérêt de la colo-
« nie (3) »
Lorsque le Comité de l'Ouest s'organisa, le procès-
verbal de sa constitution définit clairement ses attributions.
Les membres « s'assembleront les jours dont ils convien-
« dront pour aviser aux plus grands intérêts de la colonie,
« dit ce document, prendre et arrêter les délibérations qui
« leur paraîtront convenables, former tous les plans, de-
« mandes, résolutions, plaintes, vœux et doléances qu'il
« peut convenir de présenter, en faire des cahiers d'ins-
« tructions pour aider les représentants aux Etats-Généraux,
(1) Examen rapide du cahier de doléances (1789), p. 5. — (2) Ibid., pp.
5 et suiv. — Procès-verbal du Comité de l'Ouest, 25 janvier 1789; du
Comité du Sud, 10 mars. — (3) Lettre du Comité du Cap au Comité colo-
nial de Paris, 7 déc. 1788, Arch, Col., C. 9, 1re série, reg. 160; du 15 déc.
au même, Arch. Nat., B. III, 135, f°s 453-470.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
143
« correspondre également avec les différents comités établis,
« soit en France, soit dans la colonie, fixer tous les objets
« de dépenses que cet établissement peut comporter, avec
« promesse d'y faire contribuer chacun de ceux qui nous
« ont revêtus de leurs pouvoirs (1). »
En présence de cette organisation puissante, disciplinée,
forte de l'influence et de la fortune de ses membres, offrant
à tous les mécontents un centre de ralliement, presque in-
saisissable grâce au secret dont elle s'enveloppait, l'admi-
nistration se trouva prise au dépourvu. Elle hésita quand
ses adversaires agissaient ; elle atermoya, quand il fallait
décider rapidement; elle prit tardivement des demi-mesu-
res, quand il eût fallu des décisions nettes, et elle donna
ainsi le sentiment de son impuissance ou de sa faiblesse.
A la motion de la Chambre d'Agriculture du 7 novembre,
Barbé-Marbois et Vincent n'osèrent répondre autrement
que par de faux-fuyants qui déguisaient mal leur embarras.
Sans doute, disaient-ils, ils trouvaient « la requête conve-
« nable sous beaucoup de rapports et en particulier sous
« ceux qui regardaient plus particulièrement l'administra-
« lion ». Mais, ajoutaient-ils aussitôt, « d'autres considéra-
« tions plus puissantes encore ne nous permettent pas de
« joindre notre vœu à celui de la Chambre : la principale
« est que le vœu de la colonie ne nous est réellement pas
« connu et qu'il est possible qu'un grand nombre de ses
« habitants trouvent des inconvénients à cette incorporation
« d'une colonie que l'on peut dire libre de toutes dettes avec
« le royaume dont la dette est immense (2)». Bientôt après,
(1) Procès-verbal de formation du Comité de l'Ouest,25 janv. 1789, Arch.
Colon., C. 9, série 2e, carton 39. — (2) Copie de la réponse de MM, les
Administrateurs, 16 nov. 1788, imp. Bibl. Nat. Lk. 12 | 24.

144
SAINT-DOMINGUE
arrivait la nouvelle des démarches faites à Versailles par le
Comité colonial de Paris et appuyées parla Chambre d'agri-
culture. Les administrateurs crurent encore prudent de ne
pas contrecarrer les manœuvres du parti des grands plan-
teurs. Le Conseil supérieur, disent-ils, « était assez disposé
à prendre connaissance de cette affaire et à faire connaître
par un arrêt l'irrégularité et le danger de cette démar-
che (1). » Ces dispositions des magistrats du roi furent,
sans doute, ébruitées. On accusa le procureur général
Lamardelle d'avoir menacé de poursuites « tous ceux qui
avaient émis un vœu contraire aux vues de la cour »,
d'avoir demandé qu'on « décrétât les coupables, qu'on les
« arrêtât, qu'on les embarquât pour le continent, qu'on les
« traitât en un mot comme des scélérats », et même d'avoir
eu l'idée « de dénoncer les neuf commissaires nommés par
les colons de France (2) ». Les administrateurs se refu-
sèrent à autoriser l'initiative du Conseil supérieur qu'ils
jugeaient inopportune, et de plus « tardive », s'il avait été
pris à ce sujet « un parti » par le roi.
De nouveau, en instruisant le ministre de la Marine de
l'état d'agitation de l'île, ils lui demandaient de faire con-
naître les résolutions auxquelles le gouvernement central
s'était arrêté (8 décembre) (3). Onze jours après, ils lui
signalaient encore les circonstances critiques où se trouvait
la colonie, la répercussion de la crise dont souffrait le
royaume jusqu'à Saint-Domingue et la nécessité de pren-
dre une détermination. Ils estiment sans doute que l'admis-
sion des députés de l'île aux Etats-Généraux « lui sera
(1) Lettre et rapport de B.-Marbois et de Vincent au min. de la Marine,
8 déc. 1788, Arch. Col., C. 9, 1re série, reg. 164. — (2) Premier chef de
dénonc, contre La Luzerne(1790), et Mém. justif. de celui-ci (id.), Arch.
Parl.,
XVI, 279 et 302. — (3) Rapport du 8 déc. 1788, ci-dessus cité.


A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
145
funeste, que de nouvelles charges », pourront résulter pour
elle « de cette agrégation imprudente ». Ils sont loin de
craindre l'enquête dont on menace leur administration, car
celle-ci a été « sage, humaine et pure». Mais les habitants
de Saint-Domingue sont les « vrais juges de ce qui peut leur
convenir ou leur préjudicier » . Ils proposaient donc en fin
de compte l'adoption du principe d'une représentation colo-
niale, mais ils demandaient instamment qu'au lieu de lais-
ser aux promoteurs du mouvement la direction des élec-
tions, on mît fin à leurs manœuvres illégales, à leur
pétitionnement « chargé de signatures sollicitées, données
la plupart sans discussion et sans examen », en s'efforçant
de connaître le vœu même des colons. Puis, le roi pourrait
autoriser l'élection « des députés coloniaux, en adoptant
autant que possible les formes qui seraient prescrites par le
royaume». « Il est à désirer,concluaient-ils, que sa Majesté
nous fasse parvenir ces ordres de son propre mouvement
et sans attendre le Mémoire que l'on fait circuler (1). »
Le danger apparaissait donc bien grand pour que Barbé-
Barbois et Vincent aient estimé qu'il convenait de faire
des concessions semblables. L'arrêté de la Chambre d'agri-
culture du Cap du 7 novembre démontrait la nécessité
d'agir, si l'on ne voulait être débordé. La surprise des
administrateurs avait été extrême, si l'on en juge par la
correspondance du marquis du Chilleau. Celui-ci, quoique
plein de sympathie pour les planteurs, à peine arrivé et ins-
truit de l'incident, s'empressait cependant de manifester au
ministre ses sentiments à cet égard. « Cet arrêté, écrit-il, me
« paraîtrait condamnable dans tous les temps ; il l'est encore
(1) Lettre de Barbé-Marbois et de Vincent à M. de La Luzerne, 19 déc.
1788, in-extenso dans le Mém. justif. de B.-Marbois (1790), p. H.

146
SAINT-DOMINGUE
« plus dans celui-ci. » On attend incessamment la réponse
de la Chambre à la communication des administrateurs :
« Si elle ne nous paraît pas convenable, disait le gouver-
« neur, je prendrai avec M. de Marbois les mesures que
« nous croirons les plus propres pour empêcher les suites
« que cela pourrait avoir (1). » C'est sans doute quand ils
connurent l'audacieuse initiative prise par la Chambre
d'agriculture, le 5 décembre, et qui était la négation de leur
autorité, que les administrateurs se résolurent enfin à agir.
Du Chilleau et Barbé-Marbois, en attendant les ordres du
roi, ne crurent pas pouvoir assembler les colons pour
élire des députés, mais ils pensèrent qu'il leur était
permis « de leur offrir un moyen légal de manifester leur
« vœu ». De là l'ordonnance du 26 décembre 1788 qui
leur fut tant reprochée par le parti des grands planteurs.
Ce n'était pas, semble-t-il, la manœuvre tyrannique, dé-
loyale et illusoire (2) que ces derniers y virent, mais un
expédient administratif, une mesure provisoire destinée
à donner aux administrateurs le temps de recevoir les
ordres du pouvoir central, un moyen enfin de régulariser
une agitation qui, dans une île où il y avait tant de mécon-
tents, blancs, mulâtres ou nègres, risquait d'amener une
insurrection (3).
Les administrateurs invoquaient dans le préambule de
l'ordonnance la situation incertaine créée par le pétitionne-
ment du Comité colonial et de ses adhérents, par la contre-
protestation des adversaires de ce parti, et l'impossibilité
où se trouvaient les agents du pouvoir central de connaître
(1) Lettre du marquis Du Chilleau à M. de La Luzerne, 24 déc. 1788,
Arch. Colon., C. 9, 2e s., cart. 38.— (2) Second chef de dénonciation con-
tre La Luzerne (1790). — (3) Mém. justif. de La Luzerne. Arch. Parlem.,
XVI, 279 et 302; Mém. justif. de B.-Marhois (1790), p. 13.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
147
les véritables vœux des colons. D'autre part, « les inten-
« lions du roi relativement à l'admission des députés des
« colonies aux Etats-Généraux et à la forme dans laquelle il
« conviendrait de recueillir les vœux » des intéressés « sur
cet objet ne sont pas encore connues». Tandis que la Cham-
bre d'Agriculture du Cap, par sa délibération du 5 décem-
bre,réclame la réunion immédiate des assemblées primaires,
nombre de lettres et requêtes émanant « d'une partie nom-
breuse de la colonie, estiment que la question de la repré-
sentation doit être jugée par le roi lui-même et par les
Etats-Généraux ». Il est donc nécessaire de connaître sur
ces divergences de vues l'opinion de la majorité, et les admi-
nistrateurs, invoquant les instructions générales que le gou-
vernement leur a données, et qui « confient à leur pru-
dence le dépôt de l'autorité », « autorisent et invitent même
« les colons à exposer leurs demandes par lettres et requêtes
« signées au plus de cinq personnes, faute de quoi elles
« seraient rejetées comme nulles ». Ce moyen leur paraît
suffisant « pour être instruits des désirs et des espérances
« de la majorité (1) ». Il prévient à la fois les inconvénients
de déplacements coûteux « et les dangers de trop nom-
breuses assemblées, bien plus grands qu'en Europe (2) ».
« Les lettres ou requêtes des colons contiendront en fin de
« chacune d'elles les sentiments de ceux qui les auront
« signées, soit pour l'admission, soit pour la non-admission
« (d'une représentation coloniale), soit enfin pour s'en réfé-
« rer à Sa Majesté et la supplier de faire connaître sa
(1) Ordonnance de MM. les Administrateurs (de Saint-Domingue), 26 déc.
1788, copie mss. Arch. Nat., B. III, 135, fos 476-190; exempl. imprimé,
8 p. in-4°, Arch. Nat., BA, 38. — reproduite à la suite du Mém. de La
Luzerne (1790), Arch. Part., XVI, 334 et sq. — (2) Mém. Just. de La
Luzerne (1790), Arch. Part., XVI, 302.

148
SAINT-DOMINGUE
« volonté. Chaque signature sera suivie de la mention de
« la paroisse du domicile, de l'habitation, du genre de cul-
« ture ou de la profession de celui qui l'aura signée, à faute
« de quoi sa signature ne sera pas comptée ». L'adminis-
tration, à la suite de cette enquête, s'engageait à rédiger
trois états récapitulatifs, suivant les solutions adoptées par
les signataires, de manière à connaître l'avis de la majorité.
Elle promettait de tenir ces états, avec pièces à l'appui, à
la disposition de tous les habitants. Dès janvier 1789, il
serait loisible d'en prendre connaissance aux secrétariats
des deux Chambres d'Agriculture. Les lettres et requêtes
antérieures à l'ordonnance ne devaient pas être comprises
« dans ces états sommaires », mais leurs auteurs étaient
autorisés à en envoyer de nouvelles. Les administrateurs
déclaraient « nuls et de nul effet toutes requêtes, mémoires
« ou écrits quelconques qui auraient pu être ou seraient
« clandestinement présentés aux habitants pour être par
« eux signées ». Enfin, l'ordonnance interdisait, confor-
mément à la législation existante, « toute assemblée illicite,
sous peine d'être ceux qui y assisteraient poursuivis suivant
la rigueur des ordonnances » . Cette dernière clause, tant re-
prochée depuis aux administrateurs, était considérée comme
« une précaution sage prise contre les insurrections dans
une île,où le moindre événement pouvait en occasionner d'ir-
rémédiables ». Le passé avait prouvé et l'avenir démontra la
justesse de cette observation dans un pays où le conflit de
deux races était arrivé à l'état aigu.
L'ordonnance enregistrée au greffe de l'intendance le
27 décembre 1788, et à celui du Conseil supérieur le 29,
ne fut expédiée aux officiers civils et militaires de la colonie
que le 31 (1), et imprimée dans la Gazette de Saint-Do-

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION 149
mingue que le ler janvier 1789 (1). La décision des admi-
nistrateurs arrivait trop tard. Le parti des grands planteurs
avait pris les devants; il s'accommodait mal de la marche
lente qui eût convenu à l'intendant et au gouverneur.
Aussi, brusquant les événements, mit-il le pouvoir en pré-
sence du fait accompli.
CHAPITRE VIII
Le Désarroi de l'Administration.
Les Assemblées Electorales et la Nomination
des Députés de Saint-Domingue.
(21 décembre 1788 — mai 1789.)
Avant même que l'ordonnance du 26 décembre eût été
rédigée et publiée, la Chambre d'Agriculture du Cap et le
Comité de la province du Nord avaient convoqué les assem-
blées paroissiales, puis les assemblées secondaires, pour
procéder à l'élection des députés de la colonie. Les premiè-
res se tinrent pour la plupart au Cap et dans presque toutes
les paroisses le 21 décembre 1788; trois le 28; une enfin
le 1er janvier 1789. L'assemblée générale eut lieu au Cap le
27 janvier. Le mouvement se propagea aussitôt dans les
autres parties de l'île. La province de l'Ouest tint ses assem-
blées en janvier et février 1789, et celle du Sud en mars (2).
Partout, ces réunions présentèrent le même caractère. Sauf
dans les trois villes du Port-au-Prince, du Cap et des Cayes,
où les assemblées paraissent avoir été publiques, dans les
paroisses elles furent convoquées et tenues secrètement sur
(1) Gazette de Saint-Domingue, numéro 1er, janvier 1789.— (2) Procès-
verbaux ci-dessous.

150
SAINT-DOMINGUE
des plantations (habitations) appartenant à quelqu'un des
affidés (1). Partout, dans les villes comme dans les cam-
pagnes, elles ne groupèrent qu'une partie des colons blancs.
« La grande majorité des habitants » des centres urbains
ne contribua en aucune manière à la nomination des élec-
teurs du second degré, c'est-à-dire n'assista pas aux assem-
blées primaires. Ce fait est déclaré notoire par l'avocat
Chachereau, qui est cependant un partisan du mouve-
ment (2). Il est facile de voir que les assemblées urbaines
se composèrent surtout de grands négociants, d'avocats et
de procureurs, d'anciens magistrats, et de grands pro-
priétaires, si l'on en juge par la liste de leurs délégués. On
avait même exclu bon nombre de colons qui, « par leur état,
« leurs propriétés, leurs lumières, auraient dû être consul-
« tés », pour admettre comme comparses « des sergens à
gages » et autres clients, soit du haut négoce, soit des gens
de loi.
Les assemblées des paroisses rurales ne semblent pas
avoir été plus régulières. D'après une protestation du
29 juin, c'est à peine si elles réunirent 12 à 15 personnes,
par exemple dans le quartier de Saint-Marc. Ce serait après
coup qu'on aurait ajouté des signatures aux procès-verbaux
pour dissimuler cette insuffisance du nombre des assis-
tants (3). « On a été réduit, dit un témoin, l'avocat Cha-
« chereau, à l'impossibilité de se munir des pouvoirs
« de tous les habitans des campagnes, parce qu'on avait
« tout à la fois à craindre les indiscrétions que l'autorité
« militaire était disposée à mettre à profit et à vaincre non-'
(1) Castonnet des Fosses, la Révol. à Saint-Domingue,p. 35. — (2) Cha-
chereau, op. cit., p. 5. — (3) Idem, p. 5. — (4) Voir protestation du
29 juincitée ci-dessous au chapitre XI.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
151
« seulement tous les obstacles qu'elle mettait ouvertement
« aux convocations, mais encore les insinuations secrètes
« qu'elle substituait à la force, lorsqu'elle a cru ne pouvoir
« plus sans danger en faire un usage public (1) ». D'après
un rapport secret des administrateurs, les réunions provo-
quées par le parti des grands planteurs non seulement se
sont tenues dans des conditions illégales, puisqu'elles n'ont
pas été autorisées par le roi, mais elles sont encore le fait
d'une minorité très restreinte. Les assemblées « n'ont pas
été formées de tous les habitans qui ont droit d'y voter;
ceux qui tiennent l'opinion contraire à l'admission n'y ont
pas été appelés ». Si les pouvoirs des électeurs sont signés
d'un nombre « considérable de colons », il ne faut pas s'y
tromper. « On a recherché la quantité plus que la qualité
des signatures » et on « y a fait entrer » celles des « pro-
cureurs-gérans, économes, guildiviers (distillateurs de la
canne à sucre) et des tonneliers blancs » (2), c'est-à-dire de
ceux qui dépendent étroitement des grands propriétaires,
promoteurs de l'agitation. Ceux-ci ont voulu donner l'illu-
sion d'un mouvement profond en faveur de la représenta-
tion coloniale. Ils se sont peu préoccupés de considérer
« que ces gens, qui ne tenaient pas au sol, qui n'étaient que
« précairement dans la colonie, n'avaient aucun droit de
« statuer sur son sort (3) ». Peu leur importait,pourvu que
cette clientèle leur permît d'arriver à leurs fins. Au reste,
conformément au plan aristocratique présenté aux Nota-
bles, les planteurs exigèrent pour le vote aux assemblées
primaires la possession d'un cheptel de 25 nègres, ce qui
suppose une fortune d'environ 200.000 l. en propriétés ou
(1) Ibid., pp. 5 et 6. — (2) Rapport de B.-Marbois et de Du Chilleau,
Si février 1789, Arch. Colon., série C., reg. 163.

152
SAINT-DOMINGUE
meubles (1). Ainsi,les trois quarts des hommes libres, sui-
vant la remarque de Brissot, auraient été exclus de l'élec-
toral (2) et ce trait achèverait de caractériser le mouvement
créé au profit des grands planteurs.
Les assemblées secondaires tenues ensuite ne présentè-
rent pas davantage le tableau d'une véritable représenta-
tion des paroisses. Elles ne comptaient qu'un nombre res-
treint d'électeurs du second degré, choisis d'après une
proportion arbitraire. Les 21 paroisses de la province du
Nord, par exemple, auxquelles s'adjoignit une succursale,
celle de Sainte-Suzanne ou du Moka-neuf, furent représen-
tées par 47 électeurs; la ville du Cap en avait désigné 4;
chacune des autres paroisses 2. Les 19 paroisses de la pro-
vince du Nord n'ont pour représentants que 19 électeurs,
dont 2 pour chacune des paroisses de l'Arcahaye et de Saint-
Marc; celle de Port-au-Prince en a 4 (dont 2 pour la plaine
du Cul-de-Sac et pour la Montagne réunies) ; au contraire,
la Croix-des-Bouquets, le Grand-Goave, le Mirebalais, les
Vérettes, le Petit-Goave, les Gonaïves, la Petite-Rivière,
Jacmel et Léogane n'ont chacune qu'un électeur comme
représentant à l'assemblée générale. L'Anse-à-Veau et le
Petit-Trou, d'une part, les Cayes de Jacmel et Baynet, de
l'autre, doivent même se contenter d'un seul électeur pour
chaque groupe. Trois paroisses, Bompardopolis, le Môle
Saint-Nicolas, le Port-à-Piment, ne sont même pas repré-
sentées. Les 12 paroisses de la province du Sud ont dési-
gné enfin 18 électeurs, dont on ignore la répartition, Il est
aisé de voir, d'après ces chiffres, combien les opérations
(1) Voir la protestation du 29 juin et les diseussions du 27 juin au 4 juil-
let, chapitre XI. — (2) Brissot, Réflexions, pp. 16 et 17, Bibl. Nat. Lk.
39 I 1851.


A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
153
des assemblées primaires au sujet de la désignation des
délégués avaient été incohérentes. De plus, les délégués
n'avaient été choisis, suivant le plan du 31 octobre, que
parmi les propriétaires de 50 nègres au moins, c'est-à-dire
d'une fortune d'environ 400.000 fr. La composition des as-
semblées générales qui procédèrent au Cap,à Port-au-Prince
et aux Cayes à l'élection des députés, fournit d'autres indi-
ces qui permettent de préciser le caractère du mouvement
provoqué par le parti des grands planteurs. A l'assemblée
du Cap, sur 47 électeurs, on trouve 1 avocat, 2 procureurs,
4 magistrats en exercice ou honoraires, 4 négociants en
exercice ou anciens, 1 médecin, 1 chirurgien.Tous les autres
délégués sont des planteurs, d'anciens officiers, des capi-
taines ou commandants de milices, dont un certain nombre
portent des noms connus de vieilles familles nobles. Tous
sont d'ailleurs des propriétaires, souvent pourvus de gros-
ses fortunes. La composition des assemblées de Port-au-
Prince et du Cap est à peu près identique, toutes propor-
tions observées (1). Partout, on y remarque la prépondé-
rance de l'élément aristocratique. Allié avec le haut négoce
et les gens de loi mécontents, il a dominé dans les assem-
blées du second degré, et c'est son influence qui détermine
le choix des députés.
L'entente préalable intervenue entre le Comité colonial
de Paris et les planteurs de Saint-Domingue pour assurer la
prépondérance à leur parti avait donc été respectée dans
la pratique, sauf sur quelques points. En effet, il avait été
convenu que l'on attribuerait 4 députés à chacune des 3
provinces. Les planteurs domiciliés en France s'étant réservé
(1) Procès-verbaux des ass. électorales du Cap (27 janvier), de Port-au-
Prince (12 février), des Cayes (10 mars 1789), cités ci-dessus.
11

154
SAINT-DOMINGUE
le choix de 9 représentants, Saint-Domingue aurait eu ainsi
21 députés (l). Mais les provinces du Nord et de l'Ouest
n'observèrent pas ces dispositions, et s'adjugèrent, en
raison de leur importance, une proportion supérieure
à celle qui avait été fixée (2).
L'assemblée « des commissaires électeurs » de la pro-
vince du Nord procéda la première au choix de sa dépu-
tation. Elle se réunit le 27 janvier au Cap Français et
élut d'abord son président, M. de Saint-Martin, doyen de
l'ancien Conseil supérieur, et son secrétaire, Viau de Thé-
baudières. ancien procureur général. Dans une seconde
réunion, tenue le 27 janvier « avant midi », les commis-
missaires électeurs arrêtèrent en premier lieu « le cahier
« des doléances et instructions à remettre aux Etats Géné-
« raux ». Puis ils décidèrent « unanimement, vu l'étendue
«. et l'importance de la partie du Nord » de la colonie,
d'élire 15 députés. Enfin, ils procédèrent par la voie du
scrutin à la nomination de ces représentants. Le président
recueillit les suffrages et proclama les élus. C'étaient le secré-
taire de la Chambre d'agriculture, M. de Laborie; l'ancien
procureur général au Conseil du Cap, Viau de Thibaudière;
l'avocat Arnauld de Marsilly, administrateur des maisons
de Providence du Cap ; son confrère, Larchevêque-Thibault,
planteur au quartier de Vallière ; le maréchal de camp,
marquis de Rouvray ; Jean-Bte Auvray, membre de la Cham-
bre de commerce du Cap, et Etienne Lefèvre, ancien
négociant, planteur à la Petite-Anse. Ces sept premiers
députés avaient été choisis parmi les propriétaires rési-
dant dans l'île.
(1) Voir le chapitre precedent. — (2) Rapport de B.-Marbois et de
Du Chilleau, 21 fév. 1789, Arch. Colon., série C., reg. 163.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
155
Les 8 autres étaient désignés parmi les membres du
Comité colonial de Paris ou parmi les planteurs résidant
en France. C'étaient les marquis de Paroy et de Gouy
d'Arsy, les comtes de Reynaud et de Vaudreuil, le président
au Parlement de Navarre, Duplàa, le comte de Noé, Cha-
banon des Salines et Levasseur de Villeblanche. Les com-
missaires électeurs leur donnaient tout pouvoir de se
transporter à « Paris ou tout autre lieu indiqué par le roi,
« pour là se réunir avec les membres élus comme eux par
« toutes les provinces du royaume,prendre place en qualité de
« représentants » de la colonie « dans l'assemblée générale
« de la grande famille, sous les yeux du père commun, y
« entendre et débattre tous les objets qui seraient traités
« pour le bien de l'Etat, veiller au maintien des droits et à
« la conservation des privilèges » des colons, « porter au pied
« du trône, en présence de la nation, leurs doléances res-
« pectueuses et obtenir le redressement de leurs griefs ».
En cas de naufrage, de maladie ou de mort, les députés
survivants étaient autorisés à « remplacer à la pluralité des
voix » leurs collègues décédés ou incapables de remplir
leur mission, par des propriétaires résidant en France,
mais détenteurs de plantations à Saint-Domingue : ceux ci
auraient les mêmes pouvoirs que les représentants nommés
par l'Assemblée électorale du Cap. Les expéditions du
procès-verbal d'élection furent déposées le 31 mars par
M. de Thébaudière en l'étude de Me Cormeaux de la
Chapelle, notaire au chef-lieu de la province, puis enre-
gistrées, légalisées et scellées du sceau de la juridiction du
Cap, le 2 avril, par le juge-sénéchal de cette ville, Bus-
son (1).
(1) Procès-verbal de la nomination des députés de la partie du Nord de

156
SAINT-DOMINGUE
L'Assemblée de la province du Cap avait invoqué pour
s'attribuer les pouvoirs électoraux, d'abord « le droit
« imprescriptible que toute société a de se réunir pour
« conférer paisiblement sur les affaires communes » ; en-
suite les arrêts du Conseil des 5 juillet, 8 août et 5 octo-
bre 1788 « desquels il résulte que l'intention formelle de Sa
Majesté est que toutes les provinces du royaume envoient des
députés aux Etats-Généraux (l). L'Assemblée électorale de la
province de l'Ouest qui se tint à Port-au-Prince tenait un
langage presque identique dans ses deux réunions du
25 janvier et du 12 février 1789. Elle protestait que son seul
objet était de répondre « à l'invitation du roi », de donner
au monarque « des marques de son fidèle amour » et à la
nation des preuves « de son attachement ». Après avoir
nommé, le 25 janvier, un Comité qu'ils chargèrent de rédi-
ger les « plaintes et doléances » de la province, et donné
à l'un de leurs confrères, Vincendon du Tour, la mission
de rédiger une « nouvelle lettre au roi », les commissaires
électeurs procédèrent le 10 février à l'élection des députés.
Le comte O'Gorman, président, recueillit les voix ; le secré-
taire Henry Marchand rédigea le procès-verbal. L'élection
eut lieu « au scrutin et à la pluralité de voix ». Au lieu de
4 députés, les commissaires résolurent d'en élire six parmi
les colons résidants dans l'île (2). Sans doute, remarquent
Saint-Domingue, 27 janvier 1789, expédition authentique avec sceau en
cire rouge de la juridiction du Cap et signatures originales, 7 pages,
petit in-folio, Arch. Dép. Charente, série C. (expédition déposée au greffe
de la sénéchaussée par le sieur Arnauld des Bancherauds, le 7 janvier 1790).
— Autre expédition authentique scellée, Arch. Nat., C. 24, reg. 143.
(1) Préambule du procès-verbal du 27 janvier. — (2) Procès-verbal de la
nomination des députés de la partie de l'Ouest de Saint-Domingue, 12 fé-
vrier 1789, Arch. Nat., C. 24, reg. 143, fol. 531 bis et suiv.; copie Arch.
Nat., reg. B. III, 135.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
157
les administrateurs, on avait voulu s'assurer par là que les
représentants de la province « se trouveraient toujours au
« complet, quand même deux seraient empêchés. Peut-
« être aussi, ajoutaient-ils, la part de l'Ouest se trouvant
« plus considérable, eu égard au nombre des nègres et
« à son étendue, que celle des deux autres, les électeurs
« ont pensé que la représentation devait être plus nom-
« breuse (1) ». La députation ne fut pas cependant plus
considérable que celle de la province du Nord, mais équi-
valente. La province de l'Ouest se trouva en effet pourvue,
par les électeurs réunis à Port-au-Prince, de 15 députés,
6 pris dans la colonie et 9 parmi les planteurs résidant en
France. Les six premiers qui acceptèrent leur mandat et
prêtèrent serment séance tenante furent le comte de Cha-
bannes et le comte O' Gorman, le marquis de Cocherel,
M. de Cottineau, Vincendon du Tour et le chevalier de
Courréjolles. Les 9 représentants choisis en France de-
vaient, en cas d'acceptation, prêter serment devant un
officier public et en envoyer expédition à leurs électeurs.
Ceux-ci avaient choisi pour la députation dans cette
catégorie le duc de Choiseul-Praslin, les marquis de Gouy
d'Arsy, de Paroy et de Perrigny, les comtes de Vaudreuil,
de Reynaud et de Magallon, le chevalier Dougé et M. de
Peyrac. Quatre d'entr'eux figuraient déjà parmi les députés
de la province du Nord. Mêmes pouvoirs pour représenter les
intérêts de l'Ouest et pour remplacer leurs collègues absents
ou décédés leur étaient attribués. Une expédition du procès-
verbal fut déposée par Cocherel en l'étude de Cormeaux de
la Chapelle, notaire au Cap, le 13 avril, sans doute au
moment de l'embarquement, enregistrée et scellée le 14, en
(1) Rapport de B.-Marbois et de Du Chilleau, 21 févr. 1789, précité.

158
SAINT-DOMINGUE
l'absence du sénéchal Busson, par le lieutenant de la séné-
chaussée, Olivier Bocquet de Trévent(1).
L'assemblée électorale de la province du Sud se tint la
dernière aux Cayes le 10 mars. Les commissaires électeurs
y alléguèrent les mêmes motifs que ceux du Nord et de
l'Ouest pour s'arroger le droit d'élire leurs représentants .
Ils choisirent d'abord pour présider la réunion M. Dufourcq,
pour secrétaire M. Millet, leur remirent une copie en forme
de leurs pouvoirs, puis procédèrent au scrutin secret à la
nomination des députés du Sud. Ceux-ci, élus « à la plura-
« lité des voix », étaient au nombre de 7, savoir 3 colons
résidants et 4 planteurs domiciliés en France. Les pre-
miers furent le chevalier de Loménie de Marmé, Duval de
Monville et Gérard cadet. Les 4 derniers appartenaient au
Comité colonial de la métropole. Deux d'entre eux, le duc
de Choiseul-Praslin et le marquis de Perrigny, avaient déjà
été désignés par l'assemblée de l'Ouest. Deux autres, Le
Gardeur de Tilly et Bodkin Fitz-Gerald, n'appartenaient à
aucune des députations des autres provinces. Les élus de la
province du Sud, investis des mêmes pouvoirs que leurs
confrères, reçurent de plus mission de se concerter, aus-
sitôt après leur arrivée en France, avec ceux des provinces
du Nord et de l'Ouest. « pour travailler en commun au
« cahier général de la colonie, d'après les instructions dont
« ils seraient porteurs ». Ils prêtèrent aussitôt serment, et
le Comité des Cayes leur remit une expédition authentique
du procès-verbal d'élection (2).
Telle fut l'œuvre des trois assemblées électorales qui
(1) Procès-verbal précité. — (2) Procès-verhal
d'élection des députés
de la partie du Sud de Saint-Domingue, 10 mars 1789, Arch. Nat., C.
24, reg. 143 (expédition authentique) —copie Arch. Nat., B. III, 135.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
159
prirent le nom pompeux « d'assemblées nationales » réunies
aux chefs-lieux des trois provinces. Elles organisèrent des
groupements permanents ou consolidèrent ceux qui exis-
taient déjà. Elles formulèrent les vœux de la caste qu'elles
représentaient. Elles s'arrogèrent enfin le droit d'envoyer
à Versailles une députation dont l'importance numérique
dépassait dans d'énormes proportions celle de toutes les
provinces de France. Quatre mille blancs s'attribuaient
ainsi une représentation aux Etats-Généraux de 37 mem-
bres, qui se réduisait, il est vrai, à 31, si l'on déduit les
six doubles élections. Seize des députés avaient été pris
parmi les planteurs résidant à Saint-Domingue, quinze (en
déduisant les doubles élections) parmi les grands proprié-
taires domiciliés en France ; six de ces derniers avaient
reçu un double mandat. Les commissaires du Comité colo-
nial de Paris figuraient tous, sans exception, parmi les
élus, et l'on sait quelle était la composition aristocratique
du bureau de ce Comité. Ceux qu'on leur avait adjoints dans
la députation appartenaient aussi à la meilleure noblesse
française.
C'étaient, pour la province du Nord, le marquis de Rou-
vray, Chabanon des Salines et le comte de Noé. Le pre-
mier, Laurent-François Lenoir de Rouvray, d'une famille
probablement originaire de Normandie, était maréchal de
camp des armées du roi depuis le 9 mars 1788. C'est sans
doute sa fille Françoise, mariée au chevalier de Rattimen-
ton, qui possédait au Terrier-Rouge une guildiverie et une
place à vivres, outre deux maisons au Cap-Français, rue
Notre-Dame, le tout valant près de 300.000 fr. (1). Jean-
(1) Procès-verbal de l'ass. électorale du 27 janv. 1789.—Almanachs
royaux de 1789 et 1790.— Etats militaires de Roussel, 1788-1789. — La

160
SAINT-DOMINGUE
Charles Chabanon des Salines appartenait à une famille
créole fort connue au XVIIIe siècle. Son frère aîné Gui de
Chabanon, très répandu dans la société mondaine, avait
dû à ses recherches sur la musique et la poésie grecque, à
ses vers et à ses livrets d'opéra, de devenir à la fois membre
de l'Académie des Inscriptions et de l'Académie française.
Son frère cadet, Charles Chabanon de Maugris, après avoir
servi dans la marine, s'était fait connaître comme traduc-
teur d'Horace et comme mathématicien amateur, après
avoir reçu les leçons de d'Alembert et de Bezout. Il avait
non loin de Paris une maison de campagne où se réunissait
la belle société. Marie-Laurence de Chabanon, une de leurs
parentes, avait épousé successivement le marquis de Vézien,
puis le brigadier des armées du roi, Bacon de la Chevale-
rie, et elle possédait à Limonade une sucrerie de 3 mil-
lions 1/2 de fr. Malouet, intendant de la marine à Toulon,
était devenu leur beau-frère par son mariage avec une créole,
Louise Béhotte, et il détenait en commun avec eux, outre la
sucrerie de Chabanon, située dans la paroisse de Limonade
et estimée 1 million,trois autres propriétés dans les parois
ses de Ouanaminthe et de Fort-Dauphin (1).
Le comte de Noé était un autre personnage en vue de
la haute noblesse de France. Sa famille, originaire du Haut-
Languedoc, représentée par un évêque, celui de Lescar,
et par divers autres membres, le marquis, le vicomte et le
chevalier de Noé, qui avaient leurs hôtels à Paris, comptait
à la cour comme l'une des plus influentes. Le comte était
Chesnaye des Bois, Dictre de la Noblesse, XVII, 830. — Etats de liquid. de
l'ind. des colons de Saint-Domingue, 1831.
(1) M. Tourneux, V° Chabanon, Grande Encyclop., X, 181 ; l'article
Chabanon des Salines manque. —Mémoires de Malouet, I, 38; 192. — Etats
de liquid.des indemnités des colons de Saint-Domingue, 1828 et 1829. —

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
161
maréchal de camp depuis 1780; il avait épousé, quatre ans
auparavant, la marquise de Boisse, et dans ses alliances
figuraient les Polastron, les d'Héricourt, les Butler, et le
baron de Cetto, de la maison des Deux-Ponts. Sa mère,
Marie-Anne Elisabeth de Bréda, lui avait légué des proprié-
tés à Saint-Domingue; les Bréda y étaient possesseurs de
sucreries, de poteries, de tuileries, de maisons d'une
valeur supérieure à 1 million 1/2 (1).
Quel était le comte de Chabannes, arrivé récemment
dans la colonie, quand il y fut élu député de la province
de l'Ouest ? Il est difficile de le savoir. Appartenait-il à
l'illustre famille des Chabannes de la Palice, qui avait fourni
à l'Etat des maréchaux ? Faisait-il partie de celle des
Chabannes de Curton et de Rochefort en Forez, et peut-on
l'identifier avec Jacques-Charles de Chabannes,fils du comte
Charles et de Marie de Talleyrand? On ne peut à ce sujet
qu'émettre des hypothèses.
On a plus de renseignements sur un autre député,
Armand Le Gardeur de Tilly, désigné par la province du
Sud. Celui-ci était issu d'une maison normande fixée en
Saintonge où elle avait noué des alliances avec diverses
maisons nobles du Poitou. Il avait servi dans la marine
royale, s'était distingué pendant la guerre d'Amérique, et
il y avait gagné les grades de capitaine de vaisseau, puis de
contre-amiral, avec les croix de Saint-Louis et les insignes
de l'ordre de Cincinnatus. Sa famille était propriétaire
d'une caféterie à Port-au-Prince, d'une indigoterie et d'une
cotonnerie au Petit-Trou,le tout estimé plus de 300.000 fr.(3).
(1) La Chesnaye des Bois, Dictionn. de la Noblesse XV, 4 et suiv. — Alm.
royaux 1789 et 1790.— Etats milit. de Roussel, 1789-90. — Almanach de Paris,
1785 et sq. — Etats de liquidation, 1830à 1832. —(2) La Chesnaye des Bois,
Dict. de la Noblesse, IV, 453.—De la Morinerie, La noblesse de Saintonge et

162
SAINT-DOMINGUE
Le comte René-Armand Levasseur de Villeblanche,
député de la province du Nord, était, comme Le Gardeur de
Tilly, officier de marine et comme lui né à Rochefort. Plus
jeune néanmoins de 16 années, après avoir été major de
vaisseau, il commandait comme capitaine la 1re compagnie
des bombardiers du port militaire de la Saintonge et avait
reçu la croix de Saint-Louis, quand il fut désigné pour
siéger aux Etats Généraux. Ce royaliste ardent devait héri-
ter aussi, à Saint-Domingue, de propriétés situées au Cap,
aux Gonaïves, à Marmelade, d'une valeur de près d'un
demi-million(1). De M. de Cottineau, député de la province
de l'Ouest, on ne sait à peu près rien. Doit-il être identifié
avec Cottineau de Kerloguen, dont la veuve était coproprié-
taires de sucreries et d'une caféterie valant 1 .800.000 fr.
dans la paroisse de la Croix-des-Douquets (2)? C'est ce
qu'il est impossible de préciser.
Même obscurité au sujet du chevalier de Courréjolles,
autre député de l'Ouest. Peut-être est-ce le même person-
nage qu'Auguste-François-Gabriel de Courréjolles, qui
laissa à ses deux enfants, entre autres propriétés, une indi-
goterie et des fours à chaux dans la Plaine du Nord, esti
més 150.000 francs environ (3). On n'a enfin aucun rensei-
gnement sur le chevalier de Loménie de Marmé et sur
Duval de Monville, députés et planteurs de la province du
Sud. Le comte O' Gorman, collègue des deux précédents,
est beaucoup plus connu. D'une famille irlandaise établie
en France à la fin du XVIIe siècle, comme les Walsh, Victoire
d'Aunis en 1789, in-8o, 1880. — Dict, des Familles du Poitou, pp. B. Fil-
leau, III, 694, nouv. édit. —Etats de liquidation des indemnités de Saint-
Domigue, 1831 et 1832.
(1) Bourloton, Robert et Cougny, Dict, des Parlement., V, 524. —Etats
de liquidation, 1830. — (2) Etats de liquidation, 1832.— (3) Etats de liquida-
tion, 1832.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
163
Arnold Martin O' Gorman était le chef de la deuxième
branche de sa maison. Il prenait le titre de chevalier, sei-
gneur de Killmore, dans le comté de Limerick. Après avoir
servi dans les mousquetaires du roi, il devenait capitaine
d'infanterie au régiment de Berwick, puis capitaine de dra-
gons et aide-de-camp du comte d'Argout, gouverneur
général de Saint-Domingue. Il avait épousé la fille du
chevalier Cauvet, commandant du quartier de Mirebalais,
et de ce chef, soit seul,soit avec sa belle-sœur Sophie Cau-
vet, baronne de Beaumont, il détenait à la Croix-des-Bou-
quets une caféterie,une sucrerie, des terrains et des habita-
tions d'une valeur globale voisine de 4 millions (1).
De tous les députés nobles de Saint-Domingue, celui qui
devait jouer le rôle le plus en vue à la Constituante, à côté
de Gouy d'Arsy, fut le marquis Nicolas Robert de Coche-
rel. Il avait, en 1789, 48 ans. Issu d'une vieille famille
normande établie en Touraine, puis à Saint-Domingue, il
avait hérité de sa mère Madeleine de Basquiat, tante du
baron de la Houze, ministre du roi en Danemark, des pro-
priétés que son mariage avec une riche héritière, Françoise
Gallien de Préval (en 1769), vint encore accroître. Il possé-
dait aux Gonaïves et à Saint-Marc en caféteries, cotonneries,
plantations sucrières près de 1.200.000 fr. Ses filles devin-
rent, l'une comtesse de Roncherolles, l'autre marquise de
Courtebonne, et une troisième marquise de la Marche. Il
était en 1789 lieutenant-colonel, après avoir servi comme
capitaine de dragons et comme aide-de-camp du prince de
Rohan, gouverneur de Saint-Domingue. Il portait aussi les
(1) La Chesnaye des Bois, XV, 122.— Etats de liquidation, 1828, 1833.
— (2) Saint Allais (de), Nobiliaire Universel, VIII, 4 à 6. — Etats militaires
de Roussel, 1785-89. — Etats de
liquid., 1829 et 1830.

164
SAINT-DOMINGUE
titres de lieutenant des maréchaux de France du département
de Tours et de chevalier de Saint-Louis. On remarqua à
l'Assemblée Constituante son âpre et fougueuse éloquence,
où revivaient les passions les plus étroites du parti des
grands planteurs. Son royalisme ardent devait l'entraîner à
porter les armes contre la France à Saint-Domingue dans
les rangs des Espagnols et des Anglais, et lui valut à la Res-
tauration, sous Louis XVIII, le grade de maréchal de
camp (1).
Les députés de Saint-Domingue avaient donc été choisis
pour la majeure part dans l'aristocratie de race et de for-
tune. Un petit nombre seulement appartenaient à la noblesse
de robe, au barreau et au négoce. Parmi les membres de la
noblesse de robe figure un Breton, Pierre-André-François
Viau,chevalier de Thébaudières. Né à Nantes le 17 octobre
1751, il avait d'abord été avocat en Parlement, puis substitut
du procureur-général au Conseil supérieur du Cap (1773),
ensuite conseiller (1775), et enfin procureur général. La
suppression du Conseil de la province du Nord le réduisit
à l'honorariat. Le Consulat devait faire de lui un vice-prési-
dent du tribunal d'appel de Saint-Domingue, et l'Empire
un conseiller à la Cour d'Orléans (2). Le rôle d'un des dé-
putés du Nord, Pierre-Joseph de Laborie (3), est plus connu
que sa biographie. C'était l'un des maîtres du barreau du
Cap, et, comme secrétaire de la Société d'Agriculture, il
avait eu la principale part au mouvement. Il ne fut au con-
(1) Dict.des Parlem., pp. Bourloton, V, 390. — (2) Procès-verbaux de
la Constituante, tome VIII, n° 137, p. 17. — Procès-verbal de l'Assembl.
élect. du 27 janvier et documents, cités dans les précédents chapitres.
— (3) Procès-v. de l'assembl. élect. du 27 janvier. — Etats de liquidation,
1830. — On ne le trouve pas mentionné dans les procès-verbaux de la
Constituante.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
165
traire à l'Assemblée Constituante qu'un représentant effacé
par les Cocherel et les Gouy d'Arsy, ce qui contribua peut-
être dès juin 1790 à lui faire reprendre le chemin de Saint-
Domingue.
Nicolas Arnauld de Marsilly, avocat en
Parlement et administrateur des maisons de Providence
de la ville du Cap, appartenait probablement à la famille
angoumoisine des Arnauld, dont les branches étaient nom-
breuses. Il avait au Cap jusqu'à 8 immeubles d'une valeur
de 600.000 fr. environ; il s'y était marié trois fois. Il
n'exerça pas en réalité la députation (1), et il ne semble pas
être passé en France avec les autres représentants de la
colonie.
Il en fut de même d'un autre avocat, Etienne Vincendon
du Tour, qui, à l'exemple de son collègue Cottineau, resta
dans la colonie, sans exercer son mandat (2). Il figurait au
barreau de Port-au-Prince, quand, en 1783, il obtint avec
G. Vincendon de Sogey, peut-être son frère, le privilège
d'un journal qu'édita l'imprimeur Dufour de Rians. Il était
propriétaire d'un immeuble au chef-lieu de l'île et avait des
droits, avec les Mons d'Orbigny, sur diverses plantations qui
représentaient réunies une valeur globale de 4 à 500.000
francs (2). « C'est un homme, dit Barbé Marbois, qui con-
« naît les règles, qui en a toujours été l'ami » (3), et peut-
être les scrupules qu'excitait en lui l'irrégularité des opéra-
tions électorales fut-elle pour quelque chosedans la résolution
qu'il prit de ne pas profiter de son élection. Ces scrupules
n'embarrassèrent pas son confrère Jean-Baptiste Larchevê-
que Thibaut. A la fois avocat au barreau du Cap et planteur
(1) D'après la délibér. du Comité de la province de l'Ouest, 14 oct. 1789,
Arch. Colon. C. 9, 2e série, carton 39. — (2) Moreau de Saint-Méry, Rec.
des lois de Saint-Domingue, VI, 349. — Etat de liquidation de 1832. —(3)
Rapport de B.-Marbois et de du Chilleau, 21 février 1789, précité.

166
SAINT-DOMINGUE
au quartier de Vallière, où il détenait une caféterie valant
plus de 400.000 fr., rival d'éloquence de Moreau de Saint-
Méry et administrateur de biens vacants au Cap, il aspirait à
jouer dans sa patrie le rôle d'un chef de parti. Il ne devait
faire que paraître à la Constituante, se retirer dès le 24 août
1789 sous prétexte d'aller recevoir les instructions de ses
commettants, en réalité pour aller prendre, comme président
de l'Assemblée provinciale du Nord, la direction de la
révolution de Saint-Domingue et du parti des blancs (l).
Trois négociants enfin complètent la députation de Saint-
Domingue, mais ils sont les représentants du haut commerce,
et ils peuvent de plus figurer, au môme titre.que les autres
membres de la représentation de cette colonie, parmi les
propriétaires planteurs. Deux ne paraissent pas d'ailleurs
avoir exercé leur mandat. Ce sont les députés de la province
du Nord, Etienne Lefèvre et Jean-Baptiste Auvray. Le pre-
mier, ancien commerçant au Cap et planteur à la Petite-
Anse (2),est au reste demeuré obscur. L'autre, plus connu,
ancien négociant également, propriétaire millionnaire,
membre de la Chambre de commerce du Cap, allait être
appelé à prendre place dans les Assemblées qui dirigèrent
la Révolution dans l'île en 1790 et 1791 (3). Seul, le troi-
sième député commerçant, Jean-Baptiste Gérard cadet, né
à Bayonne en 1737, qualifié négociant aux Cayes et pro-
priétaire-planteur, passa l'Atlantique, vint siéger à la Cons-
tituante, et fut le seul des députés de Saint-Domingue, avec
(1) Mémoires à consulter 1781 et suiv. Bibl. d'Arras, fonds Advielle.
188. — Bourloton, Dict, des Parlem., III, 592. — Note sur Larchevêque-
Thibault, Revue de la Révol., 1883, p. 93. — Etats de liquidation, 1830 —
Castonnet, la Révol. à Saint-Domingue, p. 45. — (2) Procès-verb. de
l
'assoc. élect. du 27 janvier. — (3) Ibid, et procès-verb. de l'ass. prov. de
Saint-Domingue, 1790.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
167
Bodkin Fitz-Gerald, qui osa s'inscrire au club des Jacobins.
Ses opinions, plus avancées sans doute que celles de ses
collègues, n'allaient pas jusqu'à admettre l'égalité des
blancs et des mulâtres (1), et sa présence dans la députation
de Saint-Domingue ne sert qu'à mieux mettre en relief la
faible place qu'on y avait réservée aux éléments étrangers à
l'aristocratie de fortune et de nom.
Le parti des grands planteurs que cette députation repré-
sentait à peu près exclusivement avait fait preuve de généro-
sité à l'égard de ses mandataires. Il allouait à chacun d'eux
25.000 l. d'indemnité parlementaire (frais de voyage et
de séjour en France), et cette dépense totale de 775.000
francs devait être fournie par les cotisations volontaires des
signataires des actes d'assemblée (2).
Il avait bien marqué aussi dans la rédaction des cahiers
de doléances l'esprit égoïste et étroit qui l'animait. Tel est
du moins le caractère que présentaient les documents de
cet ordre rédigés par l'assemblée électorale de la province
du Nord. On n'a pu en retrouver le texte, mais on en pos-
sède une analyse dans un document contemporain. La pro-
vince de l'Ouest semble avoir aussi rédigé des cahiers de
doléances (3), dont la trace est perdue. Quant à celle du
Sud, elle avait chargé ses députés de collaborer seulement
au cahier général de la colonie que rédigeraient en France
les représentants réunis des trois provinces (4). Le cahier
de doléances « remis pour instructions à Messieurs les
(1) Bourloton, Dict. des Part., V, 117. — Aulard, la Soc. des Jacobins,
1, XXX, IV, LXXVI. — (2) Rapport de B-Marbois et de Du Chilleau,
21 février 1789, précité. — (3) Procès-verb. d'ass. des prov. du Nord et
de l'Ouest, 27 janv.-12 fév. précités.—Procès-verb. du Comité de l'Ouest,
25 janv. 1789, Arch. Colon., C. 9, série 2, carton 38. — (4) Procès-verb.
de l'ass. du Sud, 10 mars, précité.

168
SAINT-DOMINGUE
députés de la province du Nord, et à présenter au roi dans
l'assemblée des Etats Généraux » contenait 6 titres. Les
grands planteurs demandaient par le premier que la colo-
nie fût « maintenue dans le privilège de s'imposer elle-
même » et que l'ancien système de perception au moyen
des marguilliers de paroisse fût conservé. Les titres 2 et 3
indiquaient comme nécessaire la réforme des pouvoirs
du ministre de la Marine, du gouverneur général et de
l'intendant. Saint-Domingue devait être assimilée aux
provinces françaises et dotée d'assemblées qui auraient
les mêmes attributions que celles de la métropole. Le
gouverneur général et l'intendant ne pourraient à l'avenir
édicter des règlements sans l'approbation de ces assem-
blées. L'esprit méprisant et autoritaire des grands proprié-
taires se manifestait sans détours dans certains articles.
Ainsi, ils émettaient le vœu que le gouverneur général
eût la grande police sur les préfets apostoliques et sur les
membres du clergé pour les contenir dans la décence « des
bonnes mœurs ». Les prêtres de la colonie appartenaient
en effet à la plèbe monacale et ne possédaient pas de
propriétés; ils vivaient des subsides des paroisses. Aussi,
l'aristocratie foncière les traitait-elle en classe inférieure.
Pour le même motif, cette aristocratie estimait qu'on
devait soumettre à l'arbitraire de la police militaire et
à la juridiction des lieutenants criminels « les petits mar-
chands et les caboteurs dans les bourgs et embarcadères,
les personnes sans état, les commis, économes et autres
gens à gages et à appointements, les gens de couleur
enfin », bref tous ces petits blancs qu'on assimilait par
une dernière injure aux mulâtres, tandis qne les grands
blancs revendiquaient pour eux la maintien de la justice

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
169
des Conseils dont ils fournissaient le haut personnel et du
tribunal privilégié des maréchaux de France.
Ils allaient plus loin encore. Le titre VI du cahier qui
traitait de la formation des tribunaux, stipulait que la ma-
gistrature serait formée exclusivement de grands propriétai-
res. C'était une des idées favorites de l'aristocratie des
planteurs, qui eût ainsi, en éliminant les petits propriétaires
où se recrutaient nombre de gens de loi instruits, disposé
de la fortune et de la vie des colons, ou réglé à son gré les
questions d'état civil et de propriété. Toujours dans l'inté-
rêt de leur propre sécurité, les grands planteurs voulaient
qu'on renforçât la police, en créant dans les grands cen-
tres un lieutenant ou juge qui réprimerait les excès des
gens sans aveu des grandes villes, et qu'on octroyât aux
juges ordinaires des paroisses des attributions analogues
à celles des lieutenants. Enfin, pour mieux empêcher la
fusion des races, pour maintenir les gens de couleur dans
leur condition inférieure, les planteurs allaient jusqu'à
exiger qu'on n'autorisât les mariages entre les personnes
libres et les esclaves qu'avec une permission écrite des
administrateurs, accordée « sur la demande seule des
Assemblées provinciales », où les grands blancs auraient
dominé. Il eût été défendu aux prêtres et aux desservants
de célébrer des unions de ce genre sans cette autorisation,
de sorte qu'il eût fallu convoquer l'assemblée provinciale
pour tout mariage de cette espèce, afin d'instituer un examen
et un débat dont il était facile de présumer l'issue. Pareille
disposition équivalait à une prohibition absolue de ce genre
de mariages, si bien que le concubinage eût continué à
demeurer la condition légale de la plupart des colons, et
l'illégitimité des mulâtres issus de ces unions la règle géné-
12

170
SAINT-DOMINGUE
rale de l'état civil des hommes de cette classe. Enfin, les
planteurs n'avaient garde d'oublier les revendications favo-
rables à leurs libertés économiques. Ils demandaient que
les trois ports principaux de Saint-Domingue fussent
ouverts sans restrictions au commerce anglo-américain (1).
On conçoit combien une partie de ce programme était
loin de répondre non seulement aux véritables aspirations
des hommes libres de la colonie, mais encore à celle d'une
fraction nombreuse, celle des petits planteurs et des petits
blancs. Aussi, le cahier de doléances du Cap avait-il d'abord
été tenu secret. Lorsque, sous la pression populaire, le Co-
mité de la province du Nord fut obligé de publier ce docu-
ment, « toute la colonie se souleva contre les auteurs » du
cahier. La plèbe, qui de gré ou de force avait soutenu les
grands planteurs, se « plaignit hautement de leur injustice».
On demanda l'exclusion de tous les signataires de ces
doléances. On les exclut des assemblées formées dans les
derniers mois de 1789, et ces assemblées s'empressèrent
de « proscrire le cahier comme injurieux aux colons et con-
traire à leurs véritables intérêts ». Les Comités secrets
formés au Cap, à Port-au-Prince et aux Cayes subirent le
contrecoup de celte impopularité, et, quand leur composi-
tion eut été rendue publique, leurs membres se trouvèrent
plus d'une fois désignés aux colères des petits blancs (2).
La Chambre d'agriculture du Cap, qui n'avait plus qua-
lité, semble-t-il, depuis l'élection des députés pour préten-
dre être l'interprète des colons, rédigea de son côté un
(1) Examen rapide du cahier de doléances de la colonie, par Chachereau,
avocat à Port-au-Prince, in-8°, Bibl. Nat. Lk. 12, 29.— (2) Procès-verb.
de vérific. des pouvoirs des députés du Nord et de formation de l'Ass. pro-
vinciale, 2 nov. 1789, Arch. Colon. C. 9, 2e série, carton 39. — Rapport

du gouverneur de Peinier, 12 nov. 1789, ibid., C. 9, reg. 163.

A LA VEILLE DE LA REVOLUTION
171
cahier de doléances plus mesuré que celui du 27 janvier,
et où elle renouvelait ses vœux précédents au sujet de
l'administration autonome de la colonie, de l'institution
d'assemblées provinciales et de commissions intermédiaires
représentées auprès du roi par un comité colonial, de la
réforme de la justice et de l'octroi de libertés économiques
de l'île (24 avril-1er mai 1789). Au reste, elle n'insistait
plus pour que les députés de Saint-Domingue prissent place
parmi les représentants de la noblesse : « Toutes nos terres
« sont roturières, disait-elle (l'assertion est exacte); nos
« députés n'auraient pu balancer de s'asseoir dans la classe
« utile et laborieuse du tiers-état (1). » Ce détail importait
peu en effet à un parti dont la principale préoccupation
consistait dans la défense jalouse des privilèges de race
plutôt que dans celle des prérogatives de classe auxquelles
les privilégiés de la métropole étaient si attachés.
Cette agitation que les planteurs jugeaient de nature à
sauvegarder leurs intérêts avait cependant commencé à
produire un résultat tout contraire, soit en France, soit
dans la colonie elle-même. Les mulâtres ou gens de cou-
leur relevaient la tête et revendiquaient leurs droits aussi
légitimes que ceux des blancs. Les grands planteurs
avaient invoqué, outre les règles du droit naturel, les ter-
mes des arrêts du Conseil qui appelaient tous les sujets
du roi à participer aux élections pour la nomination des
députés aux Etats-Généraux. Or, les gens de couleur se
fondaient sur l'édit de 1685, dont les dispositions étaient
toujours en vigueur, pour proclamer qu'ils étaient, comme
les blancs, pourvus de toutes les prérogatives civiles et
(!) Cahier de doléances de la Ch. d'Agriculture, 1er mai, et arrêté du
SI avril,Arch. Nat., B. III, 135, fol. 584, 605-614 .

172
SAINT-DOMINGUE
politiques des colons (1), et qu'ils n'en avaient étédépouil-
lés dans la pratique que par des abus de pouvoir. Bien
qu'on fût peu disposé à leur permettre de passer en France
et qu'on renvoyât brutalement à Saint-Domingue ceux qui
s'embarquaient sans autorisation (2), les mulâtres for-
maient un groupe qui allait grossissant à Paris et dans les
provinces. Déjà un riche planteur de leur race, peut-être
simplement un créole de Jacmel, possesseur à Saint-Do-
mingue de biens d'un revenu de 55.000 fr., Julien Raymond,
était venu en 1784 plaider leur cause. Dès le début de la
Révolution, il quittait l'Angoumois, où il vivait retiré, pour
accourir à Paris (3). Il y retrouvait un mulâtre, Jacques
Ogé, quarteron du Cap, riche et instruit comme lui, qui
venait de se réfugier en France (4), à la suite d'une con-
damnation au carcan pour voies de fait contre un blanc.
Ils entrèrent en relations avec la Société des Amis des
Noirs, et, bien que les manifestations publiques de leur
propagande ne remontent qu'aux mois d'août et de septem-
bre 1789 (5),il est probable qu'elles avaient été précédées
de démarches dont le détail reste inconnu. Leur principal
défenseur et avocat, Hector de Joly, faisait partie dès janvier
de la Société des Amis des Noirs.
A Saint-Domingue, les mulâtres commencèrent à s'a-
giter surtout dans la province du Sud. C'est précisément le
quartier d'Acquin, où résidait un ami de Raymond, Laba-
(1) Lettre des citoyens de couleur à l'Ass. Nationale, 28 nov. 1789,
Arch. Part., VIII, 329. — (2) Exemples, autorisation du 6 juin 1788 à un
mulâtre du Petit Trou de passer en France pour y soigner ses rhumatismes.—
Lettre minist. du 9 mai renvoyant à Saint-Domingue 3 mulâtres venus à Paris

sans autorisation, Arch. Colon., C. 9, req. 160, 161.— (3) A. Brette. Les gens
de couleur et leurs députés en 1789, Révol. fr., 1895, 402, 335. — (4) Mo-

reau de Saint-Méry, Consider., p. 25. — (5) Brette, op. cit., Rév. fr., 1895,
p. 335.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
173
die (1), qui donna le signal des revendications des mulâ-
tres. Les gens de couleur de cette paroisse adressèrent aux
administrateurs Barbé-Marbois et du Chilleau « une requête,
« au nom de leur classe, pour qu'elle fût admise aux Etats-
« Généraux, dans le cas où celle des blancs y serait accep-
« tée (1) ». D'autres mulâtres firent aussi parvenir à l'in-
tendant et au gouverneur des pétitions dont le Comité de
vérification de l'Assemblée Constituante eut sous les yeux
les copies collationnées, « pour demander à être réunis et à
être admis aux assemblées de paroisse». Les administra-
teurs se bornèrent à renvoyer ces documents au ministre de
la Marine et celui-ci aux Etats-Généraux (2). Mais la ques-
tion de l'égalité des mulâtres et des blancs se trouva ainsi
posée, et tous les efforts des grands planteurs ne devaient
pas réussir à éloigner sur ce point une crise qu'ils avaient
eux-même imprudemment provoquée.
Au milieu de cette fermentation générale, les adminis-
trateurs pris au dépourvu n'osèrent opposer aux revendica-
tions des uns, comme aux manœuvres des autres, qu'une
tactique exspectante. Dans leur circulaire du 31 décembre
1788, où ils prescrivaient l'exécution de l'ordonnance du
26, ils se contentaient d'ordonner aux officiers civils et
militaires une stricte neutralité entre le parti de la repré-
sentation coloniale et la faction adverse. « Nous avons
« pensé, disaient-ils, qu'en attendant les ordres de Sa
« Majesté, que nous avons déjà sollicités, nous devions
« nous borner à recevoir les demandes des habitants
« et que notre autorité ne devait être mise en action que
(1) Rapport de B.-Marbois. —Moreau de St-Méry, Consid., p. 21.—
Du Chilleau, à La Luzerne, 20 mai 1780, Arch. Colon., C. 9, reg. 162. — (2)
Grégoire, Mémoire en faveur des gens de couleur, pp. il, 52 (in-8°, 1789,
52 p.) (collection Carré).

174
SAINT-DOMINGUE
« pour parvenir à connaître leur vœu libre et patrioti-
« que. » C'est dans cette vue que nous vous prions de vous
abstenir « comme officier de Sa Majesté de tout ce qui
« paraîtrait tendre à influer sur les opinions ». Toutefois
les fonctionnaires du roi, propriétaires dans l'île, étaient
autorisés à faire connaître leur vœu dans la forme prescrite.
On leur ordonnait de bâter la consultation projetée et d'in-
viter les habitants à envoyer « le plus tôt possible leurs
« lettres ou requêtes (1) ». La circulaire n'avait trompé
personne. On y vit un moyen dilatoire, et la Chambre d'a-
griculture du Cap, à laquelle on l'avait communiquée,
riposta le 9 janvier 1789 par une nouvelle adresse, où
elle signalait nettement le caractère de cette mesure et
se déclarait résolue à maintenir ses arrêtés antérieurs.
Les Etats-Généraux étaient réunis depuis le 6 janvier,
disait-elle (on ignorait encore leur ajournement
au
5 mai), et l'élection des députés de Saint-Domingue exige
une célérité qui ne s'accommode pas « des circuits » pres-
crits par les administrateurs. Il faudrait, si l'on suivait cette
marche tortueuse, six à huit mois, « pour avoir des députés
« rendus à Paris avec des pouvoirs et des cahiers de
« doléances », et la colonie « perdrait ainsi les fruits pré-
« cieux de son admission ». A cette époque, « les Etats-
« Généraux seraient finis ou du moins les grandes résolu-
« tions seraient prises et consommées, peut-être au détri-
« ment des colonies qui n'auraient été ni défendues ni
« entendues ». C'est pourquoi la Chambre persiste dans
son avis. Elle estime que le seul moyen de faire disparaître
« la contrariété d'opinions » des colons consiste à autori-
(1) Circulaire des adminrs, 31 dec.1788et 7 février 1789, Arch. Part.,
XVI, 336 (texte in extenso).

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
175
ser des assemblées, où la lumière jaillira de « la discussion
« libre des opinions opposées ». On n'a pas besoin d'ordres
particuliers du roi pour convoquer ces assemblées. Les
arrêts du Conseil, « signaux d'amour et de confiance » du
souverain envers ses sujets, suffisent.
Ils n'exceptent aucune province, même les plus récem-
ment réunies, du bienfait de la convocation. « L'urgence
« des cas et la distance des lieux autorisent, sollicitent,
« obligent les administrateurs à employer dans cette occa-
« sion importante et peut-être unique cette extension illi-
« mitée et tacite de pouvoirs dont Sa Majesté a confié le
« dépôt à leur prudence. » Le Roi, « qui veut s'entourer de
« tous ses enfans », pourrait même « regarder comme un
« abus et un délit de n'avoir pas usé de ce dépôt pour rap-
« procher de lui le plus tôt possible une portion considé-
« rable de la famille, portion malheureuse par son éloigne-
« ment ». La nomination de députés est sans inconvénient.
Le roi décidera de leur admission quand il tiendra les
grandes assises de son royaume. On ne sera pas ainsi
exposé à n'avoir sous son nom qu' « une de ces décisions
ministérielles », qui depuis si longtemps se substituent « à
« la loi ou à la volonté du souverain » . Dans « tout ce qui
« tient aux Etats-Généraux, la nation doit être affranchie de
« toutes les entraves de l'autorité... Ainsi, lorsqu'il s'agit
« de savoir si une portion de la nation, placée à 2000 lieues
« de l'assemblée, doit y demander son admission, c'est à
« cette portion assemblée et discutant ses intérêts à être
« provisoirement son juge unique, sauf la décision suprême
« du roi, tenant les grandes assises ». C'était déclarer
clairement qu'on déniait aux administrateurs tout droit d'em-
pêcher les assemblées.

176
SAINT-DOMINGUE
Bien mieux, la Chambre d'agriculture prétendait que son
avis avait plus de poids que le leur, parce qu'il était plus
conforme à la volonté royale. En ordonnant une convo-
cation générale de ses sujets, le souverain n'a pas excepté
les colons. Les administrateurs n'ont pas le droit d'opposer
des refus ou des délais qui sont en contradiction avec les
ordres du roi. Bref, ils sont presque des rebelles et la
Chambre semble dresser contre eux une sorte d'acte d'ac-
cusation, quand elle leur reproche d'avoir refusé d'appuyer
sa requête de novembre, d'avoir objecté, pour ne pas
convoquer les assemblées, le défaut d'ordres du roi, d'avoir
imaginé,avec leur ordonnance du 26 décembre, une « forme
de vérification » des opinions et « des décisions » destinées
à éluder les véritables vœux des colons. En interdisant « les
assemblées illicites », les administrateurs n'ont pu viser
celles « que des citoyens pourraient faire pour participer
à l'invitation générale du roi, même pour se rapprocher
« de lui et lui exposer les besoins de la colonie ». S'il en
était autrement, ils montreraient « qu'ils ont des intérêts
différents de ceux de la nation et du roi « même ». En
conséquence, la Chambre d'agriculture s'insurge contre les
ordres de l'intendant et du gouverneur. Elle déclare qu'elle
persiste dans son arrêté du 5 décembre et pousse l'audace
jusqu'à demander la permission d'imprimer cette délibé-
ration ainsi que celle du 9 janvier (1). Il était impossible
de bafouer avec plus d'impertinence l'autorité des admi-
nistrateurs.
A cette bravade, l'intendant et le gouverneur se conten-
tèrent de répondre le 22 janvier, en annonçant qu'après avoir
(1) Adresse de la Chambre d'Agriculture du Cap à MM. les Général et
Intendant, 9 janvier 1789, copie Arch. Nat., B. III, fol. 505 à 520.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
177
lu avec « la plus grande attention l'arrêté du 9, ils allaient
l'envoyer au ministre qui leur ferait connaître les ordres du
roi ». Au surplus, ils refusaient d'autoriser l'impression de
tout écrit relatif « à la représentation aux Etats-Généraux »
et déclaraient s'en tenir à leur ordonnance du 26 décembre.
Toutefois, ils déclaraient « ne voir aucun inconvénient » à
ce que la Chambre « donnât communication de ses arrêtés
à ceux qu'elle « jugerait à propos » par toute autre voie, de
sorte qu'on ne pût semer l'agitation parmi ceux « qui ne
pouvaient avoir connaissance des affaires publiques sans
danger pour la colonie (1). » Du Chilleau lui-même, en
remerciant le 18 janvier la Chambre des marques d'égard et
d'honneur qu'elle lui avait données, laissait entendre qu'il
ne se séparait point de l'intendant (2). Les promoteurs du
mouvement, loin de se tenir pour battus, redoublèrent d'au-
dace. Non contents d'avoir réuni, en violation des ordon-
nances, les assemblées électorales dans les provinces du
Nord et de l'Ouest, ils prirent le 6 février un nouvel arrêté
qui confirmait les précédents. La Chambre d'agriculture du
Cap voyait, disait-elle, « avec douleur que les administra-
« teurs persistaient dans la marche qu'ils avaient adoptée...
« et qu'ils méprisaient ses craintes sur les dangers de cette
« lenteur » . Elle protestait que « ses démarches avaient été
« dictées par son zèle pour le bien »,qu'elles rentraient dans
ses attributions, qu'elles n'avaient été réitérées que par
suite de la résistance imprévue des administrateurs. La
Chambre, loin de vouloir usurper le pouvoir représentatif,
s'efforçait à faire nommer par le suffrage général des parois-
(1) Lettre des administrateurs à la Chambre d'agriculture du Cap,
22 janvier 1789, copie, Arch. Nat., B. III, 135, fol. 520-521. — (2) Réponse
du marq. Du Chilleau à la Chambre d'agriculture, 18 janvier 1789, copie
Arch. Nat., B. III, 135, fol. 474.

178
SAINT-DOMINGUE
ses des électeurs commissaires qui représenteraient vrai-
ment les colons. Mais elle a dû agir « comme elle l'a fait et
« le fera toujours, tant qu'elle existera comme un corps
« vraiment politique, qui a le droit de représenter, pour le
« bien de la commune, sur l'avenir, sur le présent, sur le
« passé, sur les personnes comme sur les choses ».
Elle n'ignore pas que le roi et le ministre n'ont point
accueilli le vœu « d'une partie des habitans de St-Domingue
« d'avoir des députés aux Etats-Généraux », mais ce refus
est fondé « sur ce qu'on ne les avait pas jugés compétents
« pour représenter la colonie valablement ». C'est pour ce
motif que la Chambre a demandé que le vœu général fût
recueilli « en forme et légalement exprimé », c'est-à-dire
au moyen d'assemblées. S'emparant même des concessions
que faisaient les administrateurs en autorisant la commu-
nication des arrêtés, la Chambre proclame qu'elle « a fait
« son devoir»,que « sa conduite n'a rien de reprehensible »,
qu'elle persiste dans ses opinions, qu'elle expédiera ses
arrêtés au roi et au ministre. Elle demande uniquement aux
administrateurs de lui « faire connaître les êtres « perni-
cieux et malfaisans » auxquels elle ne devra pas commu-
niquer ses délibérations « pour qu'elle évite leurs regards ».
Feignant la soumission, au moment où elle savait que les
assemblées illégales avaient accompli ou allaient accomplir
leur œuvre, elle déclarait qu'elle s'arrêterait à la limite de
ses pouvoirs et de ses devoirs, en cessant « toute espèce
de démarches et de sollicitations dans la colonie » sur la
question de la représentation (1).
En face de ce pouvoir qui se dressait contre eux et qui les
(1) Arrêté de la Chambre d'agriculture du Cap, fi février 1789, copie,
Arch. Nat., B. III, 135, fol. 520-536.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
179
bravait, les administrateurs ne pouvaient compter sur l'ap-
pui actif des planteurs du parti contraire aux meneurs de la
Chambre d'agriculture. La consultation légale qu'ils avaient
essayé d'organiser, en vertu de l'ordonnance du 26 décem-
bre, n'aboutissait qu'à de piteux résultats. A la fin de jan-
vier, c'est à peine si 166 colons avaient fait connaître leur avis,
suivant la forme compliquée imaginée par le gouverneur et
l'intendant. Sur les 166 planteurs qui avaient manifesté leur
vœu,75 se prononçaient pour l'admission des représentants
de la colonie aux Etats-Généraux, 49 étaient d'une opinion
contraire. La presque totalité des 12.000 électeurs blancs de
Saint-Domingue n'avait donc pas jugé à propos d'expri-
mer sa pensée sur cette question capitale. Ainsi que l'a-
vouaient les administrateurs, « on ne pouvait considérer ce
« petit nombre d'opinions comme exprimant celle de toute
« la colonie». Ils insinuaient ensuite, il est vrai,qu'on serait
autorisé à présumer que « tous ceux qui avaient gardé le si-
« lence avaient exprimé de la sorte qu'ils ne désiraient point
« l'admission et que cette disposition était par conséquent
« celle de la grande majorité des colons». Mais la prudence
administrative reprenant le dessus, ils se refusaient à « pren-
« dre sur eux d'interpréter ce silence », d'autant plus que
plusieurs habitants,soit dans la colonie,soit dans le royaume,
désiraient que Saint-Domingue fût représenté. «Ainsi ne pou-
« vant nous déterminer, concluaient-ils, ni par le silence du
« plus grand nombre ni par l'expression des vœux des autres
« dans une forme qui les rend nuls, les signatures n'étant
« point données et vérifiées, nous avons arrêté que nous
« rendrions compte à Sa Majesté de nos démarches et de
« nos résultats, et qu'il ne serait pris aucune mesure ulté-
« rieure sur cette matière, à moins qu'il ne plût à Sa Majesté

180
SAINT-DOMINGUE
« d'en ordonner autrement ». Cette ordonnance fut notifiée
et déposée ainsi que les états sommaires faisant connaître
les résultats de la consultation, aux greffes de l'intendance et
de la subdélégation et au secrétariat des Chambres d'agri-
culture du Cap et de Port-au-Prince(l). Elle était un nouvel
aveu d'impuissance de la part de l'administration.
Cet aveu ne put que stimuler l'ardeur du parti de la re-
présentation coloniale. Déjà ce parti osait incriminer ouver-
tement l'intendant Barbé-Marbois. Dès le 11 décembre, le
secrétaire de la Chambre d'agriculture, d'Augy, revenu de
Paris avec la consultation des 4 avocats favorable aux pré-
tentions des colons, osait demander à l'imprimeur Mozard,
éditeur de la Gazette officielle de Saint-Domingue, de
démentir le bruit que celle-ci avait inséré d'après le Journal
de Guyenne d'une autre consultation défavorable aux vœux
des planteurs. L'imprimeur, placé pourtant dans la dépen-
dance étroite de l'administration, s'empressait de présenter
au brillant avocat du Cap des compliments et des excuses.
Il se déclarait « aussi bon colon qu'un autre » et, « bien
loin de penser à favoriser l'idée que des représentants
« aux Etats-Généraux ne seraient pas utiles à la colonie » ;
d'Augy, bon prince, se déclarait satisfait. « Vous vous
« trouverez incessamment très-bien de la réponse que vous
« m'avez faite », écrivait-il à ce protégé défectionnaire de
l'intendant (2). En effet, grâce à cet aveu et par des rap-
prochements de dates, l'information erronée de la Gazette
prenait des allures de communiqué secret autant qu'officiel.
La Chambre d'agriculture du Cap envoyant au Comité colo-
(!) Arrêté pris par MM. les Gouverneur et Intendant des îles françaises
de l'Amérique sous le Vent, 31 janvier 1789. Arch. Nat., B. III, 135, fol.
499-505.— (2) Correspondance entre d'Augy et Mozard, 11, 25 et 28 déc.
1788, copies, Arch. Nat., B. III, 135, fol. 492-497.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
181
nial de Paris le 27 décembre la réponse des administrateurs
datée du 18, en même temps que les numéros du journal et
la correspondance d'Augy avec Mozard, en inférait qu'il
était légitime d'accuser Barbé-Marbois d' « astuce et de
faux fuyants». Elle invitait le Comité à employer ces maté-
riaux pour rédiger le pamphlet, « l'ouvrage d'éclat » qu'il
projetait (1). Ceux qui osaient élever la voix en faveur des
administrateurs étaient aussitôt dénoncés comme traîtres à
la cause des colons et comme vendus au pouvoir.
Un des membres du Comité de l'administration de Port-
au-Prince s'était avisé de rédiger et de faire circuler une
« requête en forme de protestation contre les démarches
« faites à Paris pour obtenir l'admission aux Etats-Géné-
« raux des députés de la colonie». Dans ce document
adressé aux administrateurs,les protestataires désavouaient
les prétendus commissaires du Comité colonial et priaient
l'administration de faire « parvenir ce désaveu aussi for-
« mel que réfléchi jusqu'au pied
du trône ». Ils sup-
pliaient le roi d'accorder à la colonie une « assemblée
« composée de représentants librement choisis par leurs
« concitoyens, déclarant ne pas vouloir entreprendre de
« s'arroger ce que la justice et l'amour paternel » du sou-
verain étaient sur le point d'accorder. Ils déniaient toute
valeur à la consultation des quatre avocats étrangers à la
colonie, qui, n'en connaissant ni le régime, ni la « constitu-
tion », se sont arrogé, sans en avoir reçu mandat, le
droit de prononcer sur une aussi grave question. Ils sup-
pliaient l'intendant de les aider « à repousser un système
« fatal à l'accroissement et à la prospérité » de l'île, affir-
(1) Lettre de M. d'Augy à MM.les membres du Comité colonial formé à
Paris, 29 déc. 1788, ibid., fol. 497-499.

182
SAINT-DOMINGUE
maient avec force leur loyalisme monarchique, juraient que
les colons « n'avaient jamais conçu le projet téméraire et
« précipité d'être admis aux Etats-Généraux ». Ils désap-
prouvaient le Comité colonial de Paris, sa lettre au roi du
4 septembre, réclamaient contre « l'inexactitude des faits
« et les intentions qui y étaient manifestées», désavouaient
enfin le mémoire et la consultation du 30 octobre. Ils con-
cluaient en s'en référant à la sagesse du roi et de l'admi-
nistration, à sa justice et à sa bienfaisance, pour statuer
sur l'admission de la colonie à l'Assemblée nationale (1).
Cette protestation, probablement émanée de quelque
agent trop zélé, avait été envoyée, prétendaient les partisans
de la représentation coloniale, à un notable de la Plaine du
Fond et présentée aux habitants des Cayes, qui avaient en
général refusé de la signer. Les Comités électoraux du Cap
et du Port-au-Prince s'empressèrent d'en flétrir les auteurs.
Celui du Cap, dans un écrit intitulé Dénonciation des vrais
citoyens,signalait l'anonymat sous lequel se cachait l'auteur
de la requête et stigmatisait chez cet adversaire le secret
dont le Comité enveloppait cependant lui-même ses déci-
sions. « Les âmes honnêtes, mues par l'honneur et l'intérêt
de la patrie »,ne redoutent pas le grand jour, disait-il,tandis
« que le mystère est la première peine des cœurs pervers et
« rampants qui ont la bassesse de sacrifier les intérêts les
« plus chers de leurs concitoyens à des considérations mépri-
« sables et à des vues sordides ». L'auteur de la protestation
a voulu appuyer de ses sophismes l'ordonnance des admi-
nistrateurs du 26 décembre; sa requête leur a fourni l'un des
considérants dont ils ont appuyé cet arrêté. Le notable de la
(1) Copie de la requête en forme de protestation contre les démarches
faites à Paris, etc., déc. 1789, Arch. Nat., B. III, 135, fol. 565-574.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
183
paroisse du Fond de l'Ile à Vache qui l'a reçue d'un agent
administratif, entre le 28 et le 31 décembre, n'a voulu ni la
signer ni la faire signer. On sait qu'elle a été adressée à Jéré-
mie par un autre membre de l'administration. Les promoteurs
de cette protestation sont non seulement des complaisants
serviles du pouvoir,mais encore des fauteurs de guerre civile.
« Ils tendent à diviser les citoyens qui ont des intérêts
« communs, à les armer les uns contre les autres. » Ce sont
des antipatriotes qui osent blâmer le dévouement du Comité
colonial de Paris « si utile sous tous les rapports » à la
colonie, et les efforts des honnêtes citoyens qui l'ont
secondé. Ce sont « des satellites de l'arbitraire », dont on
dénonce « la perfidie, la servitude et la bassesse ». Qu'ils
paraissent, s'écrient les commissaires du Cap, ces mauvais
citoyens qui « osent invoquer le respect... au monarque, la
« soumission à ses volontés et l'amour de la patrie, lorsque
« la vile crainte de partager les charges de leurs frères les
« porte à s'éloigner de la famille et de l'intérêt commun.
« Ils ne craignent pas de profaner la qualité de Français en
« se l'attribuant et ils en méconnaissent les devoirs les plus
« sacrés ! » Au mystère dont ils s'entourent, le Comité
oppose la publicité des démarches faites par les partisans
de la représentation coloniale. Il somme les administra-
teurs d'indiquer le nombre et les noms des signataires de
cette requête « vile, odieuse et impatriotique », de faire
comparaître ces adulateurs du pouvoir « au tribunal de la
vérité et du patriotisme ». Qu'on les force à « rendre hom-
« mage aux citoyens honnêtes qu'ils ont inculpés, ou ils
« seront pour jamais couverts d'infamie, regardés comme
« traîtres au roi et à la colonie (1) » !
(1) Dénonciation des vrais citoyens contre la requête (par le Comité élec-

184
SAINT-DOMINGUE
Le Comité des Electeurs de la province de l'Ouest ne se
montrait pas moins violent dans une lettre qu'il adressait le
7 février 1789 au Comité colonial de Paris. Il y accusait
les administrateurs de tendre des « pièges à la colonie », au
lieu de s'occuper de « son bonheur et de sa prospérité ».
Il attaquait avec
force l'ordonnance du 26 décembre
pour la « marche lente et tortueuse » qu'elle imposait aux
colons, en vue de les empêcher de déléguer à temps leurs
députés aux Etats-Généraux. Il déclarait « injurieuse et
blessante pour la délicatesse » des planteurs l'interdiction
des assemblées. Il y voyait une mesure tyrannique des-
tinée à « éviter la lumière »,à priver les habitants des moyens
de conférer sur le droit de représentation de la colonie. En
« divisant, en mutilant les suffrages, les administrateurs ont
« voulu rompre des sentiments qui devaient devenir uni-
« formes par le rapprochement ». Ils ont voulu intimider
les colons dénués de « caractère», timides et irréfléchis, en
les forçant à consigner individuellement un avis écrit, des-
tiné à passer sous les yeux de l'administration. De plus, de
cette manière, les administrateurs peuvent, dans le silence
du cabinet, mutiler les consultations qu'ils reçoivent « et
donner la majorité au parti qu'ils désirent voir réussir » .
L'ordonnance porte donc atteinte à la « liberté et aux
droits des citoyens ». Elle ne permet pas l'expression sincère
de leurs vœux; elle les expose aux ressentiments et aux ven-
geances du pouvoir. Elle prive les colons de la possibilité
d'être représentés aux Etats-Généraux,puisqu'il faut au moins
deux mois pour recueillir et résumer les opinions formulées,
deux autres mois pour les faire parvenir au ministre, 4 mois
toral du Cap, les noms des membres suivent), copie Arch. Nat., B. III,
135, fol. 574-584.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
185
pour permettre au roi et aux notables de prendre une résolu-
tion, 1 mois enfin pour réunir les assemblées et pour permet-
tre aux députés de passer en France. Il faudrait donc une
année entière pour que,dans l'hypothèse la plus favorable,la
colonie puisse être représentée, si l'on admet le système
dilatoire des administrateurs. Leur ordonnance est donc
« dérisoire ». Elle est contraire aux droits des citoyens, à la
volonté même du roi qui,par arrêts de son Conseil, a convo-
qué tous ses sujets sans exception. Les colons ne doivent
nul « compte » en cette occasion « de leur conduite et de
leurs actions » à un intendant; ils « ne sont redevables que
du roi et de l'Etat ». Ils considèrent l'ordonnance comme
« inconstitutionnelle ». C'est pourquoi, le Comité de Port-
au-Prince annonce au Comité de Paris que, dans les trois
provinces, les planteurs « ont tenu leurs assemblées de pa-
roisse, nommé des électeurs et rédigé leurs doléances ».
Les adversaires du parti de la représentation coloniale ne
comptent pas, déclare le Comité de la province de l'Ouest.
« Ce sont quelques esprits faibles, quelques âmes vénales
« subjuguées par le gouvernement. » Parmi les 166 per-
sonnes qui ont répondu à la consultation décrétée par
l'ordonnance du 26 décembre, à peine s'en est-il trouvé 49
qui se soient prononcées pour « s'en rapporter à la volonté »
du roi et 42 qui aient manifesté un vœu contraire à l'ad-
mission. « Encore de ces 42 compatriotes qui demandent
« que la colonie soit sans défenseurs, y en a-t-il les trois
« quarts qui exercent des états qui les mettent dans la dé-
« pendance des chefs et qui leur ont fait dans celte occasion
« le sacrifice de leur opinion. » Dans les 24 paroisses de
la province du Nord, « un seul être, nommé Bellier », a osé
écrire contre l'admission. Dans les 19 paroisses de la pro-
13

186
SAINT-DOMINGUE
vince de l'Ouest, on n'a trouvé que 11 personnes qui aient
été du même avis, et parmi elles 9 sont suspectes « par leur
« état. Ce sont des officiers qui sollicitent des grâces ou des
« gens à gages sous leurs ordres ». Dans la province du Sud,
où 31 colons se sont prononcés pour la non-admission, la
plupart de ces adversaires de la représentation coloniale
sont des commandants et majors pour le roi, des comman-
dants de milice, des officiers de justice qui tous se dési-
gnent ainsi aux faveurs. Bref, ce sont des gens qui ont
vendu leurs suffrages à l'autorité.
Les auteurs de la protestation ne sont pas mieux traités.
On flétrit « leur bassesse ». Le Comité de l'Ouest met en
regard de ces personnages les commissaires de Paris, ces
grands patriotes, et les membres des assemblées illégales
de la colonie, ces courageux citoyens qui ont osé braver des
ordonnances vexatoires, « destructives de leurs droits, con-
traires à toute constitution civile », pour en appeler au roi
et à l'Etat, « leurs uniques juges » . Pour le même motif, il
estime qu'il n'y a pas lieu de tenir compte du nouvel arrêté
des administrateurs daté du 31 janvier et publié le 1er février:
« Nous déclarons hautement, dit-il, au nom des habitans
« et citoyens, de tous les habitans de cette dépendance de
« l'Ouest, que nous désirons d'avoir des représentans aux
« Etats-Généraux... et que nous avons pris nos mesures
« pour cette députation, jusqu'à ce qu'il plaise à Sa Majesté
« de nous faire connaître ses intentions. » Le Comité colo-
nial de Paris est chargé de solliciter à cet égard « la justice »
du roi, de lui faire part des vœux des colons, de lui mani-
fester leur désir « de faire corps avec la nation..., d'entrer
dans toutes ses délibérations », et de lui montrer « la né-
cessité, tant pour elle que pour la colonie », « d'avoir des

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
187
représentans admis aux Etats-Généraux ». Le Comité colo-
nial était également investi de la mission de faire imprimer
ce mémoire pour agir au besoin sur l'opinion en France (1).
C'est à une conclusion semblable qu'avait abouti le 6 fé-
vrier la Chambre d'agriculture du Cap, après examen de
l'ordonnance du 31 janvier et des résultats dérisoires de la
consultation imaginée par les administrateurs. Elle faisait
ressortir le caractère négatif de cette dernière, insistait sur
le petit nombre de colons qui avait jugé à propos de s'ex-
pliquer, et prétendait inférer du silence gardé par la masse
que la colonie « n'avait pas goûté la forme véritablement in-
solite » de cette consultation. En tout cas, il était impossible,
assurait-elle, d'admettre que les planteurs se prononçaient
contre la représentation coloniale. Les milliers de signa-
tures recueillies par la requête en faveur d'une députation
le prouvaient suffisamment. Elle profitait enfin de ce résul-
tat pour constater l'aveuglement des administrateurs, pour
persister dans son attitude, et pour déclarer qu'elle atten-
dait tout des vives et pressantes démarches du Comité colo-
nial de France auprès du roi (2).
Cette attitude du parti hostile à l'administration indiquait
assez le discrédit dans lequel était tombée l'autorité de l'in-
tendant et du gouverneur. Au moment même où les Comités
électoraux et la Chambre d'agriculture revendiquaient le
droit pour les colons d'organiser des assemblées du premier
et du second degré, les opposants étaient passés des paroles
aux actes. Sous leur impulsion, les planteurs s'étaient con-
(1) Lettre des Electeurs du départ. de l'Ouest à MM... tenant le Comité
de
Saint-Domingue (à Paris) tous commissaires, 7 février 1789, copie,
Arch. Nat., B. III, 135,fol. 536-565. — Arrêté de la Ch. d'agric. du Cap,
6 février 1789, ibid., précité. — (2) Lettre des électeurs de l'Ouest et dénon-
ciation des vrais citoyens, Arch. Nat., B. III, 135 fol. 565 et 574.

188
SAINT-DOMINGUE
certes. Le mot d'ordre donné par le Comité colonial et par
ses adhérents dans l'île avait été observé. Les assemblées
électorales s'étaient réunies secrètement dans les paroisses,
puis aux chefs-lieux des provinces du Nord et de l'Ouest
(janvier-février 1789). Les administrateurs n'osèrent s'y
opposer. L'article 4 de l'ordonnance du 26 décembre, bien
que conforme à la législation existante, resta à l'état de
vaine menace.Ils n'empêchèrent ni la publicité des requêtes
et mémoires des partisans des grands planteurs, ni leurs
réunions clandestines (1). Ils étaient cependant suffisam-
ment informés de la tenue de ces réunions pour envoyer en
février au ministre de la marine un rapport sur leur nature,
sur les décisions qu'on y avait prises, et sur les person-
nages qu'on avait désignées pour la députation (2). Le
7 avril et le 31 mai, ils transmettaient de nouvelles infor-
mations sur le choix des députés de la province du Sud et
rectifiaient quelques-unes des nouvelles précédemment
données par eux (3). Nulle part dans leur correspondance
n'apparaît le moindre indice qu'ils se soient départis de
leur rôle d'observateurs passifs.
Le désarroi était en effet profond parmi eux. Tout un
parti venait de braver leur autorité en organisant des assem-
blées, contrairement aux ordonnances, et en tranchant de
sa propre initiative la question de la députation coloniale.
Les instructions qu'ils avaient adressées n'avaient nulle-
ment arrêté le mouvement. Ils crurent au mois d'avril
l'enrayer encore, en annonçant le 10 aux colons la nouvelle
de l'organisation prochaine d'une Assemblée coloniale. Le
12 mars, un projet avait été rédigé en ce sens (4). Un
(1) B.-Marbois, Mém. justific. (1790), p. 14.—(2) Rapport du 21 février
1789,cité-dessus. (3) Rapport du 31 mai 1789,Arch. Colon.,C.9, req. 162.
— (4) Projet et rapport de B.-Marbois, 12 mars, Arch. Colon.reg. 163.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
189
mois après, le gouvernement et l'intendant ayant enfin
reçu de Versailles les instructions qu'ils sollicitaient.
faisaient connaître aux habitants, par l'entremise des com-
mandants de quartier, les résolutions tardives du roi. « Sa
« Majesté, y disaient-ils, a pensé qu'une affaire d'une aussi
« grande importance (l'admission des députés des colonies)
« ne devait être décidée qu'à la suite des plus mûres délibé-
« rations et par l'avis de ceux mêmes qui ont le principal
« intérêt au résultat, c'est-à-dire des Etats-Généraux du
« royaume et des habitans de la colonie. » Le gouverne-
ment, dont les intentions sont pures, a pris le parti le plus
conforme à la raison, en décidant de demander aux Etats-
Généraux leurs sentiments à ce sujet, et aux colons « leurs
vœux dans une assemblée coloniale qu'il se propose d'or-
donner dans le cours de cette année ». Ainsi, il montre qu'il
a à cœur leur bonheur et leur repos (1). En conséquence, les
administrateurs élaborèrent enfin un projet d'organisation
d'Assemblées de ce genre. Il avait fallu trois ans pour que
ce plan proposé par Castries le 7 juillet 1787 parût assez
mûr. On s'y flattait d'obtenir « des délégués des colons les
« facilités de régir, avec des administrateurs justes et éclai-
« rés ». L'Assemblée coloniale eût été triennale; elle eût
compris, suivant le vœu de la Chambre d'agriculture du
Cap, des représentants des habitants ou propriétaires. Mais
l'Administration se proposait d'y introduire des fonctionnaires
et 6 députés élus par les Chambres de commerce (2).
(1) Circulaire des administrateurs, 12 avril 1789, copie, Arch. Nat.,
B. III, 135, fol. 560 et suiv., imprimée dans le n° 24 du Mercure de France
(13 juin 1789, p. 10; dans le Journal de Versailles et dans le Journal de
Paris, n° 3,) Du Chilleau l'avait approuvée (Mém. justif. de B.-Marbois
p. 15). — (2) Projet d'ordonnance et correspondance de B.-Marbois.

22 avril,10 mai, 23 mai 1989, Arch. Colon., C. 9, vol. 160, 162, 163.

190
SAINT-DOMINGUE
Une année plus tôt, cette concession eût peut-être calmé les
impatiences des colons. Au printemps de 1789, elle arrivait
trop lard. Les planteurs considérèrent comme insuffisante
la promesse d'une Assemblée coloniale, et ils refusèrent
d'admettre qu'elle fût une compensation pour la contrepar-
tie contenue dans la circulaire du 10 avril, c'est-à-dire pour
l'exclusion de leurs députés des Etats-Généraux. L'ordre du
roi était cependant formel. « Sa Majesté a décidé dans son
« Conseil, disaient les administrateurs, que les colonies
« françaises ne députeraient point à la prochaine convocation,
« mais elle a en même temps résolu que cette faculté leur
« serait donnée pour la convocation subséquente, si tel est
« leur vœu et celui des Etats-Généraux du royaume. » Vaine-
ment faisaient-ils ressortir a que l'élection de députés était
« prématurée »,que leur introduction aux « Etats-Généraux
« aurait pu être une nouvelle source d'embarras, puisqu'on
« ignorait dans quel ordre ils pouvaient être classés (1) » .
Le parti des grands planteurs ne jugea pas à propos de tenir
compte des conseils et des ordres d'un pouvoir discrédité.
La Chambre d'agriculture du Cap s'empressa de faire des
représentations au nom des colons. La circulaire du 10 avril,
disait-elle, « a porté l'affliction et le découragement » par-
tout. « Le désir d'être admis aux Etats-Généraux par des
députés a été universel ». Les colons sont « bons patriotes,
bons sujets du roi et de l'Etat. » La colonie a le même be-
soin de réforme « et de régénération que le reste du royaume ».
Elle a autant de droits que les autres provinces à être repré-
sentée. Renvoyer la question de la représentation à la déci-
sion des Etats-Généraux, c'est exclure sans motif Saint-
Domingue « de la convocation actuelle ». C'est commettre
(1) Circulaire du 10 avril précitée.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
191
une injustice à l'égard d'une colonie qui s'est donnée à la
France et qui doit avoir les mêmes prérogatives que les
provinces conquises
depuis 1614. Les Etats-Généraux
devront d'ailleurs désirer eux-mêmes que toutes les parties
du royaume soient représentées, « pour que leurs résolutions
« soient exécutées sans réclamations ». La Chambre, allé-
guant le vœu presque unanime des colons, proclamait que,
« désespérant d'une convocation provoquée par le gouver-
« nement », toutes les paroisses s'étaient assemblées et
avaient nommé des députés. Ceux-ci peuvent prendre place
sans difficulté aux Etats-Généraux parmi les représentants du
troisième ordre. « Assez honorés de représenter la plus impor-
« tante colonie de l'univers »,ils peuvent « noblement faire le
« glorieux sacrifice de l'orgueil de leur naissance et de leurs
« titres à servir leur patrie au moins adoptive ». La décision
du roi annoncée dans la circulaire du 10 avril humilie les
« âmes et flétrit les cœurs ». Elle n'a pas été publiée. La Cham-
bre en conclut qu'elle est peut-ètre « purement ministérielle »,
que les colons, suivant l'usage, ont été calomniés « auprès
« du prince et de la nation ». Elle proteste contre cette
négation de la qualité de Français et de citoyens faite
au détriment des planteurs. Il est impossible que la colo-
nie, qui a le plus besoin de participer aux réformes dont les
Etats prendront l'initiative, soit traitée « comme le membre
« amputé destiné à la pourriture, loin du corps rendu à une
« santé vigoureuse par une opération salutaire ». L'octroi
d'une assemblée coloniale ne saurait compenser cette
exclusion. On sait trop, par l'expérience du passé, qu'elle
sera une réunion de fonctionnaires, administrateurs, offi-
ciers, commandants, « dépendant du gouvernement par
« leurs places, leurs appointements, leurs grades et le désir

192
SAINT-DOMINGUE
« de leur avancement, ou des décorations. » C'est pourquoi
la colonie réclame et proteste contre un pareil simulacre de
représentation. De môme, « elle réclame et proteste d'a-
« vance contre toute espèce de décisions des Etats-Géné-
« raux qui pourraient lui préjudicier directement ou indi-
« rectement, parce que non seulement elle n'y aura pas été
« défendue, pas même représentée ni appelée, mais qu'elle
« en a été exclue au mépris de ses droits et de ses sollici-
« tations ». Telle est, concluait hardiment la Chambre
d'agriculture, « l'opinion des peuples, cette opinion faite
« pour être respectée par le gouvernement, sous un roi qui
« a confiance dans la nation et qui veut la consulter (1) » .
Ce fier langage indiquait que les planteurs se rendaient
compte de ce qu'ils pouvaient oser au milieu de la débâcle
de l'autorité.
Au reste, à ce moment même, l'administration de Saint-
Domingue était en pleine anarchie. Circonvenu en France
avant son départ par l'aristocratie des colons, le gouver-
neur du Chilleau avait! cependant, à son arrivée dans l'île,
subi l'ascendant de l'intendant Barbé-Marbois. De concert
avec lui, il avait promulgué les ordonnances du 26 décem-
bre 1788 et du 10 avril 1789. Mais il échangeait des poli-
tesses avec les membres du parti d'opposition et ceux-ci
cherchèrent aussitôt à le compromettre. Ils affectèrent de
séparer sa cause de celle de l'intendant, de présenter celui-
ci comme un tyran qui avait égaré et trompé le bon admi-
nistrateur, le gouverneur paternel venu de la métropole
pour régénérer la colonie. L'interdiction des assemblées,
assuraient-ils, était une mesure arbitraire dont toute la
(1) Arrêté de la Chambre d'agriculture du Cap, 24 avril 1789, copie,
Arch. Nat., B. III, 135, fos 584 et suiv.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
193
responsabilité devait revenir à Barbé-Marbois : « Le ca-
« ractère personnel de M. le marquis du Chilleau en écarte
« l'idée », disaient les membres du Comité électoral de
Port-au-Prince (1). La Chambre d'agriculture du Cap pre-
nait soin de l'assurer « de ses sentiments particuliers, de
« lui marquer ses égards », de lui affirmer qu'elle était
infiniment jalouse de sa bienveillance et de son estime (2).
Ces flatteries intéressées de l'aristocratie des planteurs
semblent avoir produit leur effet sur un homme qui, par sa
naissance, son éducation et ses intérêts, devait pactiser
aisément avec la caste des grands propriétaires.
Les rapports entre lui et l'intendant s'altérèrent rapide-
ment. Dès le mois de mars, un conflit qui ne tarda pas à
devenir aigu éclata entre l'administrateur civil, défenseur
des traditions administratives et économiques, et l'admi-
nistrateur militaire, qui, sans tenir compte de la législation
existante, prétendait faire litière de ces traditions. Pendant
un voyage dans la province du Sud, du Chilleau prenait
l'attitude d'un réformateur, dénonçant au ministre les abus
du régime des concessions, de l'arpentage, de la justice et
de la maréchaussée (3). Une disette menaçait Saint-Domin-
gue. En mars il n'y avait plus que 3.005 barils de farine à
Port-au-Prince, alors que la consommation journalière
s'élevait à 80 barils. Le baril était monté à 145 et 150 l. et
même à 200 l. au Sud (4). Les administrateurs convinrent
d'abord d'autoriser par ordonnance des 31 mars et 1er avril
(1) Protestation du Comité électoral de Port-au-Prince, 6 février, préci-
tée. — (2) Arrêté de la Chambre d'agriculture du Cap, 6 février 1789, pré-
cité. — (3) Corresp. de du Chilleau, mars-mai 1789, Arch. Colon., C. 9,
reg. 163. — (4) Ibidem. — Voir aussi à ce sujet les pièces annexées au
rapport du Comité d'Agriculture et de commerce (oct. 1789), Arch. Part.,

VIII, 17 à 37. — Il fallait à l'île 100.000 barils par an environ.

194
SAINT-DOMINGUE
l'introduction jusqu'au ler juillet, par les ports d'entrepôt
de l'île, des farines et du biscuit de fabrique étrangère (1).
Mais bientôt le gouverneur prétendit prolonger de trois
mois celte autorisation (9 mai), et comme l'intendant, préoc-
cupé d'éviter les plaintes du commerce français, se refusait
à le suivre, il prenait seul l'initiative de celte mesure (2)
que les planteurs accueillirent avec des transports de joie.
Leur satisfaction ne connut plus de bornes quand du Chil-
leau, le 27 mai, accorda de son propre mouvement aux
étrangers la liberté du commerce, et notamment celle de
l'introduction des nègres, dans la partie Sud de Saint-
Domingue (3). Ces deux mesures provoquèrent de la part
des négociants de nos ports une tempête de récriminations.
Barbé-Marbois les déféra au Conseil du roi qui en prononça
la cassation (4). Dès le 8 avril, les relations de l'intendant
et du gouverneur étaient si tendues que du Chilleau se
croyait obligé de demander un rappel. Le gouvernement
ne put s'empêcher de le lui accorder (5). Les grands plan-
teurs le portèrent aux nues, célébrèrent son patriotisme, le
représentèrent comme une victime du despotisme et
vouèrent Barbé-Marbois à l'exécration de la colonie (6). Le
résultat de cette lutte entre les deux hommes qui représen-
taient le pouvoir central à une époque aussi difficile fut de
briser les derniers ressorts de l'autorité. L'administration
(1) Ordon. du 31 mars, 1er avril 1789, Arch. Colon., C.9, reg. 162. — (2)
Corresp. à ce sujet entre Du Chilleau et B.-Marbois, 22 au 29 mai 1789,
Arch. Colon., C. 9, reg. 162; d'autres pièces à ce sujet remplissent le

volume 163. — (3) Arrêts ou ordonnances contenus dans ces deux volu-
mes. — (4) Arrêt du Conseil, 2 juillet 1789, ibid., reg. 162. — (1) Let-

tre de Du Chilleau, 8 avril 1789, Arch. Colon., C. 9, reg. 163. Le Conseil
décida le rappel le 28 juin, Arch. Parlem., VIII, 1737. — (6) Dénoncia-
tion contre La Luzerne (et B.-Marbois), 1790, Arch. Parlem., XVI,
279. — Discours du 2 oct. 1700, au nom de l'Ass. gén. de Saint-Domingue,

34 p. in-12, p. 4 (coll. Carré).

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
195
venait de donner, après le spectacle de sa faiblesse et de son
impuissance,celui de ses divisions. On cessa de la craindre;
on commença à la braver et à la mépriser. Elle avait inter-
dit l'élection des députés ; on les avait désignés malgré
elle. Elle avait déclaré que la députation coloniale était illé-
gale et qu'elle ne serait pas admise aux Etats-Généraux.
On affecta au Cap, à Port-au-Prince et aux Cayes de faire
enregistrer publiquement au mois d'avril les pouvoirs des
députés (1), et de recevoir les représentants des grands
planteurs au bruit du canon, comme des triomphateurs (2).
« Ils s'embarquèrent » successivement, « à la vue et aux
applaudissements de tout un peuple », c'est-à-dire, de leurs
partisans, si l'on tient compte de l'hyperbole. L'événement
leur donna raison. Ni le gouvernement ni les Etats-Géné-
raux ne devaient montrer plus de résolution en présence des
prétentions illégales du parti de la représentation coloniale
que n'en avaient montré les administrateurs de Saint-
Domingue.
CHAPITRE IX
L'Action du Comité Colonial de Paris
et de ses Adversaires en France
pendant la période électorale
(janvier-mai 1789).
Le Comité colonial de Paris, aussi remuant que ceux de
Saint-Domingue, avait de son côté multiplié les démarches,
(1) Procès-verbaux des 21 janvier et février, précités. —(2) Castonnet,
op. cit., p.35. —(2) Deux° chef de dénonciation contre La Luzerne (1790),
Arch. Part., XVI, 279.

196
SAINT-DOMINGUE
soit auprès du gouvernement, soit auprès de l'opinion
publique, pour faire triompher ses vues.
A la Cour, malgré l'insuccès de leurs tentatives antérieu-
res, les commissaires des colons tentaient de nouveaux
efforts,Necker ne paraît pas leur avoir été hostile,mais il gar-
dait la neutralité entre eux et leurs adversaires de la Société
des Amis des Noirs. Le ministre de la guerre, Chastenet de
Puységur, qui avait,en épousant Mlle d'Hérouville, acquis de
grandes propriétés à Saint-Domingue (1), était-il favorable
au Comité ou se rangeait-il parmi ses ennemis? On l'ignore.
Ce qui est certain, c'est que le ministère, après la décision
prise en Conseil au mois de septembre, ne pouvait guère se
déjuger. Les commissaires s'imaginèrent qu'à force d'im-
portunité ils l'amèneraient à adopter un avis contraire. Le
27 janvier, après avoir reçu le mémoire de la Chambre
d'agriculture du Cap daté du 7 novembre, ils en décidèrent
l'impression, « afin de prouver » à leurs commettants et au
public « qui ont bien voulu approuver leurs démarches »
qu'ils n'avaient été « que les interprètes fidèles de leurs
constituants ». De plus,ils résolurent de députer aux minis-
tres le comte de Reynaud, les marquis de Paroy et de Gouy
d'Arsy, « pour les supplier de remettre de nouveau sous les
« yeux du roi les très humbles supplications des proprié-
« taires de Saint-Domingue (2) ». Le 31 janvier. Ils deman-
daient audience au Directeur général des finances (3).
Le 10 février, ils sollicitent de lui un nouvel entretien. Ils
ont reçu, disent-ils, « le matin des lettres tellement impor-
(1) Corresp. secrète, pp. Lescurc, I, 609. — (2) Délibér. du Comité
colonial de Saint-Domingue, séant à Paris, extrait orig. mss signé. Arch.
Nat.,
BA 38,copie imprimée, 7 p., Bibl. Nat. Lk. 12 | 26. — (3) Billet

de MM. les comm. au Direct.gén.des finances, 31 janv. 1789, Arch. Nat.,
B. III, 135,fo 721. —Arrêté du Comité colonial, s. d. (prob. aussi, 31 jan-
vier, sur le même sujet). Ibid., reg. B. III,135, fos 722 et suiv.


A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
197
« tantes de leurs constituants qu'ils demandent d'en instruire
« Je roi sans délai. Ils ne donneront communication de leurs
« dépêches qu'à M. Necker (1) ». Celui-ci, plus embarrassé
qu'honoré de cette confiance, répondit aux commissaires
« qu'il avait reçu leur mémoire et copie d'une lettre au roi».
« Il ne croit pas, ajoute-t-il, que le roi ait aucun éloigne-
« ment pour l'admission des députés des colonies aux Etats-
« Généraux, mais Sa Majesté pense que cette affaire doit être
« soumise auparavant à la délibération des Etats-Généraux.
« Au reste, le ministre de la marine est plus particulière-
« ment instruit que le Directeur général des intentions de
« Sa Majesté, et le Directeur général ne peut que s'en rap-
« porter à ce qu'il fera connaître à Messieurs les députés (2) ».
C'était une fin polie de non-recevoir. Suivant l'avis de
Necker, les commissaires, en désespoir de cause, tentèrent
une dernière démarche auprès de La Luzerne par l'entremise
du garde des sceaux Barentin (3).Le ministre de la marine
se borna à aviser son collègue qu'il avait répondu au mé-
moire de la Chambre d'agriculture du Cap, « de la part du
« roi dont il avait pris les ordres ». « Quant aux neuf per-
« sonnes qui vous le transmettent,ajoutait-il, et qui prennent
« le titre de Comité colonial, le roi, sur une lettre qu'ils lui
« avaient adressée et qui avait été prise en considération
« au Conseil d'Etat le 11 septembre 1788, a décidé qu'ils ne
« pouvaient être regardés comme fondés des pouvoirs de la
« colonie. Les bornes d'une lettre ne me permettent pas de
« vous exposer les doutes qui se sont élevés sur leurs pré-
(1) Requête de Gouy d'Arsy au nom des commissaires, 10 février, Arch.
Nat., BA, 38. — (2) Minute (non signée ni datée, avec note au crayon,
10 février) de la réponse de Necker, Arch. Nat., BA, 38. —(3) Lettre de
M. le Garde des sceaux à MM. les députés de la colonie de Saint-Domin-
gue, 10 mars 1789, Arch. Nat., B. III,135, fo 730.

198
SAINT-DOMINGUE
« tentions et sur leurs assertions. Si vous voulez lire le
« préambule d'une ordonnance rendue par les administra-
« leurs
de Saint-Domingue..., à la fin de décembre, vous
« verrez ce qui s'est passé, et combien il était difficile alors
« de présumer quel était le vœu de la colonie au sein de
« l'île môme (1). »
De ce côté tout espoir était donc désormais perdu; le
gouvernement avait statué et il refusait de revenir sur
sa décision.
Le Comité colonial réussit mieux dans sa propagande
auprès des assemblées électorales réunies en France. Il par-
vint à faire élire un certain nombre de ses partisans, notam-
ment parmi les députés de la noblesse et à intéresser à sa
cause divers bailliages ou sénéchaussées. Bien que le règle-
ment royal du 24 janvier 1789 fût muet sur la question de
la représentation coloniale, la plupart des partis considé-
raient que l'admission des députés des colonies n'avait
rien que de légitime. Au reste, dans les réunions des ordres,
les commissaires ou les adhérents du Comité colonial se
montraient fort actifs, les uns agissant auprès des partisans
de l'ancien régime, les autres auprès des partis de réforme
et d'opposition.A Paris en particulier, Gouy d'Arsy se mettait
en évidence dans les assemblées de la noblesse. Il y faisait
décider la revendication des droits de la commune et l'u-
nion des trois ordres, malgré l'avis des gentilshommes
attachés à la cour et de la majorité des magistrats du Par-
lement (2). Dans le 6e département de la noblesse pari-
sienne,qui comprenait la Chaussée-d'Antin et les boulevards,
(1) Lettre de M. de La Luzerne à M.le Garde des sceaux (10 mars 1789)
Arch. Nat., reg. B. III, 135, fo 731. — (2) Chassin, les Elections et les
Cahiers de Paris, I,457, 459.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
199
il s'était fait désigner comme secrétaire, et, bientôt après, il
y était nommé électeur du second degré, chargé de partici-
per au choix des députés, à côté de Bougainville, des mar-
quis de Clermont d'Amboise et de Valence (1). D'autres
membres du Comité colonial prenaient part à Paris, aux
réunions des nobles. Le 20 avril, le 7e département (quartiers
de la Place des Victoires et des Petits-Pères) confiait au
doyen d'âge, M. de Peyrac, les fonctions de scrutateur.Dans
le vingtième département, parmi les électeurs du second
degré figure le chevalier Reynaud, qui est peut-être le
même personnage que le comte de Reynaud. A l'assemblée
du 20e département (quartiers de Saint-Germain-des-Prés
et des Théatins) paraissent le baron Duplâa et le duc de
Praslin. Les gentilshommes du 2e département (quartiers
du Louvre, des Tuileries et de la rue Saint-Honoré) élisent
président et électeur du 2e degré, à l'unanimité, le duc de
Brancas. A l'assemblée du ler département (quartier de la
Cité et du Grand Châtelet) figure Aubert de Saint-Georges
Dupetit-Thouars, gouverneur de Chinon, membre de la
famille d'un des meneurs de la Chambre d'agriculture du
Cap (2).
Les adhérents ou les partisans du Comité colonial ne
semblent pas avoir été aussi nombreux dans les assem-
blées du tiers-état de Paris. Néanmoins, ils paraissent y
avoir eu deux agents d'une influence réelle. Le premier était
Moreau de Saint-Méry, qui joua un certain rôle dans les
délibérations du quartier Saint-Eustache et qui fut nommé
parmi les 407 électeurs du second degré chargés d'élire les
députés du tiers parisien. Dans le quartier de la Sorbonne,
(!) Procès-v. des ass., avril 1789, Chassin, II, 131, 202-203. — (2) Ibi-
dem, II, 126, 118, 136, 142, 160, 202-203.

200
SAINT-DOMINGUE
district des Mathurins, l'imprimeur du Comité colonial,
Clousier, était aussi désigné comme électeur du second
degré à côté de ses confrères Moutard et Baudouin et de
l'avocat Treilhard (1).
Les cahiers et les procès-verbaux des assemblées tenues
hors de Paris et en province montrent aussi que les com-
missaires coloniaux eurent des auxiliaires dans divers bail-
liages. A la réunion de la noblesse de la prévôté et vicomté
de Paris (hors les murs), Gouy d'Arsy se met encore au
premier rang. C'est lui qui porte la parole au nom de la
députation des nobles chargés de transmettre aux autres
assemblées les compliments de ses pairs. Le 28 avril, il
fait partie de la commission de 18 membres qui a reçu
mission de rédiger les cahiers de cette circonscription (2).
On le retrouve encore à l'assemblée du bailliage de Melun,
qu'il préside en sa qualité de bailli d'épée, et où il flatte
les susceptibilités du tiers : « La noblesse était couverte,
« dit un contemporain. Il observa que cette hauteur était
« déplacée. On ne bougea pas. Il se couvrit lui-même en
« prescrivant au tiers-état d'en faire de même et rétablit
« ainsi l'égalité (3). » Dans d'autres sénéchaussées, les
membres du Comité colonial exercèrent certainement une
influence considérable. Plusieurs d'entre eux réussirent à
se faire élire comme députés. La noblesse de la sénéchaus-
sée d'Angers désigna le duc de Choiseul-Praslin pour son
mandataire aux Etats-Généraux (4). Celle du bailliage de
Provins et Montereau porta ses suffrages sur le marquis de
(1) Ibid., II, 345, 364, 325. — (2) Extrait du procès-v. de l'ass. de la
noblesse (12-l3mai), etc., Mercure de France 1789, no 25.—(3) Corresp.
secrète, p.p. Lescure, II, 340 (27 mars 1789). — (4) A. Brette, les Cons-
tituants, in-8, 1895. — Doc. rel. à la convoc. des Etats-Gén., tome II.—
Almanach royal, 1790, p. 126.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
201
Paroy, qui fut élu au bénéfice de l'âge contre le marquis de
Clermont d'Amboise (1). La noblesse de Paris hors les
murs élut comme député suppléant le marquis de Gouy
d'Arsy, en même temps que Clermont-Tonnerre (2). Il s'en
fallut de 3 voix seulement que le remuant commissaire-
rapporteur du Comité colonial ne fût élu député titu-
laire de la noblesse du bailliage de Melun; là, encore, il
dut se contenter d'une suppléance (3). Le beau-frère du
marquis de Paroy, le marquis de Vaudreuil, était de son
côté élu député de la noblesse de la sénéchaussée de Cas-
telnaudary.Son fils,le comte de Vaudreuil,recevait dans une
autre circonscription électorale le mandat de représentant
aux Etats-Généraux (4). Le duc de Céreste-Brancas était
proclamé à l'unanimité député de la noblesse de Forcal-
quier en Provence (5). Il y avait enfin, surtout parmi les
députés de la noblesse, un certain nombre de grands sei-
gneurs favorables aux revendications des colons, comme ils
le prouvèrent plus tard, tels que les comtes Charles et
Alexandre de Lameth, élus l'un par la noblesse d'Artois,
l'autre par la noblesse de Picardie, le comte de Castellane,
élu par celle de Châteauneuf-en-Thimerais, et tous trois
propriétaires à Saint-Domingue. On en comptait même
parmi les députés du tiers-état, tels que Malouet et Dela-
ville-Leroux (6).
Ainsi, la cause des grands planteurs allait être défendue
aux Etats-Généraux par les principaux promoteurs du mou-
(1) E. Charavay, Introd. aux Mém. de Paroy, p. V, 3 mai 1789. —
Chassin, IV, 353. — (2) Confession de Gouy d'Arsy (1791), Arch. Par-
lem., XXXI, 301. — (3) Bourloton, Dict. des Parlem., V, 490. — (4) Le
duc de Brancas refusa la députation, A.Brette, La coll. Camus aux Archiv.
Nat. (liste des députés élus n'ayant pas siégé), Révol. fr., tome
p. 192. —(5) Alm. royal, 1790, pp. 125 et suiv. — (6) Brette, Rec. de
Doc., tome II.
14

202
SAINT-DOMINGUE
vement qui avaient réussi à prendre place dans les députa-
tions. Mais le Comité colonial n'avait pas borné sa tâche à
cet effort. Il voulait imposer le principe de la représentation
coloniale au moyen de manifestations répétées exprimées
sous forme de vœux dans les cahiers de doléances. Il ten-
dait même à faire admettre de cette manière la députation
de Saint-Domingue aux Etats-Généraux qui allaient s'ou-
vrir. En effet, partout où les adhérents du Comité colonial
disposèrent d'une influence suffisante, ils présentèrent des
motions en ce sens et réussirent à les faire adopter. Mais,
contrairement à l'assertion de Gouy d'Arsy, d'après laquelle
« un grand nombre de bailliages avaient expressément en-
joint à leurs députés de demander l'admission des députés
de Saint-Domingue (1) » aux Etats, l'immense majorité
des électeurs s'était entièrement désintéressée de la ques-
tion. C'est à peine si 14 cahiers de bailliage, parmi
ceux qui sont édités dans
la collection des Archives
Parlementaires, se prononcent en faveur des revendi-
cations du Comité colonial; encore, y apportent-ils sou-
vent des atténuations. Il est vrai que les grands planteurs
avaient su entraîner en leur faveur les assemblées élec-
torales les plus influentes du royaume, celles de la ville,
de la prévôté et de la vicomté de Paris. Dans les as-
semblées primaires, dont les délibérations ont été con-
servées, les électeurs s'étaient peu occupés cependant des
vœux du Comité colonial. Le cahier du quartier Saint-
Eustache, sans doute sous l'influence de Moreau de Saint-
Méry, électeur de ce district, et celui des Mathurins, c'est-à-
dire du quartier où l'imprimeur du Comité, Cloutier, fut l'un
(1) Discours de Gouy d'Arsy au tiers-état de Paris hors murs, 28 avril,
Chassin, IV, 361.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
203
des notables nommés électeurs du second degré, émettent
des demandes à cet égard. Le premier de ces cahiers récla-
mait « l'admission des colonies aux Etats-Généraux comme
« faisant partie de la nation ». Le second invitait les repré-
sentants de la nation « à insister fortement pour l'admis-
« sion à l'Assemblée Nationale des députés qui ont été
« nommés et envoyés par les colonies ». Un troisième
cahier primaire, celui du tiers-état du district de la Sorbonne,
se bornait à demander pour l'avenir la représentation des
colonies, « les habitants» des possessions « françaises d'A-
mérique étant citoyens de la même patrie (1) ».
On sait mieux ce qui se passa dans les assemblées générales
des trois ordres de Paris et de la prévôté. Le 29 avril au ma-
tin,celle de la noblesse parisienne admet une « députation de
Saint-Domingue », composée de 3 des représentants élus
par la colonie, à savoir le marquis de Perrigny, le comte de
Villeblanche et le marquis de Gouy d'Arsy. Ce dernier y
prit la parole et développa devant les gentilshommes les
arguments habituels du Comité colonial : prospérité de l'île
devenue sous l'égide de la France « un second royaume qui
payait au premier 9 millions d'impôts directs, et 60 d'im-
pôts indirects », qui entrait pour 200 millions dans les
échanges commerciaux de la métropole et lui procurait, sur
les 70 millions de la balance favorable, 40 millions à lui
seul. Cependant, dans « la formation de l'Assemblée natio-
nale, les droits de Saint-Domingue avaient été oubliés »;
elle lesavait réclamés; on «méprisait» sa requête. «Pendant
10 mois, la colonie avait sollicité en vain un règlement pour
« sa convocation; en vain, elle avait donné des pouvoirs
(1) Cahiers de Saint-Eustache (art. 27),des Muthurins et de la Sorbonne,
Chassin, II, 444, 429, 453.

204
SAINT-DOMINGUE
« aux députés chargés de ses intérêts; en vain, elle avait
« tout tenté pour faire parvenir ses réclamations au pied du
« trône ». C'est pourquoi, en observant les formes prescri-
tes, les colons avaient tenu des « assemblées illicites, mais
« commandées par le patriotisme, mais guidées par le
« respect ». Ces assemblées avaient nommé des députés
qui « étaient partis, arrivés ou arrivaient ». La colonie allait
donc « se présenter à l'Assemblée Nationale. Elle allait
« demander à s'y voir admise, après y avoir été entendue ».
« Dans la plus juste réclamation qui fut jamais, elle sollici-
« tait l'appui de la noblesse de Paris ». L'orateur produi-
sit ensuite ses pouvoirs et ceux de ses collègues. Le prési-
dent de l'assemblée, Clermont-Tonnerre, lui répondit en ces
termes: « Monsieur, l'ordre de la noblesse portera l'attention
« la plus réfléchie sur tous les objets que vous venez de sou-
« mettre à sa délibération. Aucun droit ne lui est indifférent.
« Le but de tous les Français est le même. Il faut que la
« liberté appartienne à tout le monde, et si nous avons été
« tous abattus sous le despotisme ministériel, il faut espé-
« rer que nous nous relèverons tous ensemble (1). » Deux
jours auparavant, le 27 avril, au moment où le tiers-état
de Paris venait de procéder à l'élection des 36 commissai-
res chargés de la rédaction des cahiers, les 3 commissaires
de la députation de Saint-Domingue étaient venus présenter
une requête identique (2). Elle fut appuyée le 4 mai par
Moreau de Saint-Méry, l'un des commissaires de l'ordre
du tiers, et l'Assemblée décida qu'il lui serait donné satis-
faction (3). Il en fut sans doute de même dans l'Assemblée
du clergé.
(1) Procès-verbal de l'ass. de la noblesse de Paris, 29 avril 1789, Chassin,
III, 146. —(2) Procès-verbal de l'ass. du tiers-état, 27 avril 1785, Chas-
sin, III, 33. — (3) Mémoires de Bailly (éd. Barrière), I, 29 et 31.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
205
Deux des cahiers de Paris, ceux de la noblesse et du
tiers, se prononçaient en faveur de l'acceptation immé-
diate des revendications des grands planteurs. « Que les
« colonies françaises, disait le cahier de la noblesse,
« soient désormais réputées provinces de France, sous-
« traites au pouvoir arbitraire du département de la ma-
« rine, assimilées aux autres provinces, et participent
« comme elles à tous les avantages qu'elles doivent attendre
« des lois constitutionnelles ; que ces nouvelles provinces
« soient convenablement représentées aux Etats-Géné-
« raux (1). » Le cahier du tiers n'était guère moins affir-
matif : « Nos représentants appuieront la demande de la
« colonie de Saint-Domingue d'être admise aux Etats-Gé-
« néraux, disait-il ; ils demanderont également que les
« députés des autres colonies soient admis, étant compo-
« sées de nos frères et comme devant participer à tous les
« avantages de la constitution française (2). » Le clergé se
montrait beaucoup plus prudent. Il se bornait à émettre
le vœu que la colonie de Saint-Domingue fût « admise,
appelée même aux « prochains Etats-Généraux, à l'effet d'y
« discuter le droit qu'elle réclame d'y avoir des représen-
« tants chargés de défendre ses intérêts (3) ».
Dans les assemblées électorales de la prévôté et vicomté
de Paris, la propagande du Comité colonial, guidée par
Gouy d'Arsy, avait été encore plus décisive. Le 29 avril au
matin, le clergé de la circonscription parisienne située hors
des murs, réuni sous la présidence de l'archevêque Juigné,
recevait les trois députés de Saint-Domingue et admirait
(1) Cahier de la noblesse de Paris (10 mai), dans Chassin, III, 330. —
(2) Cahier du Tiers-Etat de Paris (mai 1789), ibid., III, 336. — (3) Cahier
du Clergé de Paris, ibid., III, 314.

206
SAINT-DOMINGUE
« l'éloquence pleine de sensibilité » de leur orateur ordi-
naire (1). La veille au soir, 28 avril, le tiers-état de Paris
hors les murs avait été harangué par le commissaire-rap-
porteur du Comité colonial qui avait affirmé audacieusement
que la requête de son parti avait été favorablement accueillie
dans « un grand nombre de bailliages ». Comme le pré-
sident civil Angran lui demandait en vertu de quels pou-
voirs le Comité agissait, Gouy d'Arsy avait exhibé la fameuse
requête des 4.000 colons, la lettre adressée au roi en août,
et enfin la missive du Comité qui accréditait les trois
députés. L'assemblée se prononçait aussitôt en faveur des
mandataires de Saint-Domingue, décidait « que les lettres
seraient reçues », et l'un des commissaires à la rédaction
du cahier s'empressait de déclarer que son ordre avait
devancé les vœux des colons (2).
Même accueil cordial le 2 mai au matin dans l'assemblée
de la noblesse de Paris hors des murs, devant laquelle Gouy
d'Arsy rééditait ses arguments ordinaires, rehaussés d'affir-
mations assez éloignées de la réalité. D'après lui, Saint-
Domingue, « seule oubliée parmi toutes les provinces fran-
« çaises, avait dû user du droit imprescriptible acquis à
« tous les hommes de s'occuper des intérêts communs ;
« tous les habitants des paroisses réunis » avaient « librement
nommé des électeurs, et ceux-ci avaient choisi des députés
dont les uns étaient déjà arrivés et les autres en mer ».
« Le vœu de la colonie était d'obtenir le plus tôt possible
« la juste représentation qu'elle demandait », requête pour
laquelle l'appui de la noblesse lui serait précieux. Mêlant
habilement à son argumentation les raisons tirées du rôle de
(1) Procès-v. d'ass. du clergé de Paris hors murs, 29 avril, ibid., IV,
330. — (2) Procès-verbal d'ass. du tiers-état de Paris hors murs, 28 avril,
ibid., IV, 361.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
207
Saint-Domingue dans le mouvement des échanges, et dans
le développement industriel et maritime de la métropole, il
avait arraché des applaudissements à ses auditeurs, en leur
montrant les colons repoussant « avec horreur» les conseils
de leurs administrateurs, pour venir au contraire prendre
leur part de la dette nationale, afin de prouver qu'ils étaient
unis à la France par les « douceurs de la confraternité » .
Le président, M. de Clermont-Tonnerre, se faisait l'inter-
prète des sentiments de la noblesse, en assurant la députation
du Comité colonial que son ordre prendrait « en sérieuse
considération la demande qui venait d'être faite avec tant
d'éloquence et d'énergie (1) ». En effet, le cahier de la
noblesse de Paris hors murs se prononçait sans ambages
pour la requête des grands planteurs. Il chargeait les
députés de l'ordre aux Etats-Généraux « de proposer inces-
samment » « à cette assemblée de prendre des mesures
« pour que lescolonies fussent représentées » dès l'ouverture
de la session (2). Moins affirmatif, le cahier du tiers émet-
tait le vœu de voir admettre les représentants des colonies,
« même s'il était possible pour la prochaine tenue », en
vertu du droit qu'avaient toutes les parties de la nation
d'être représentées (3). Enfin, le clergé, toujours prudent,
formulait simplement le souhait « que les envoyés de la
« colonie de Saint-Domingue fussent entendus et qu'il leur
« fût permis d'exposer les raisons sur lesquelles ladite
« colonie se fondait pour réclamer le droit de députer aux
« Etats-Généraux (4) ».
(1) Procès-verb. d'ass. de la noblesse de Paris hors murs, 2 mai 1789,
Chassin, IV, 351. — (2) Cahier de la noblesse de Paris hors murs, art. 24
(mai 1789), ibid., IV, 425. — (3) Cahier du tiers-état de Paris hors murs,
art. 10, ibid., IV, 436, — (4) Cahier du clergé de Paris hors murs, art. 18,
Chassin, IV, 401.

208
SAINT-DOMINGUE
C'était généralement enveloppés de ces formules peu
compromettantes que les cahiers de paroisses de l'Ile
de France, telles que Magny-Lessart et Villiers-le-Bel, et
ceux de divers bailliages, par exemple du tiers-état de
Versailles, de Melun et de Saint-Brieuc, de la noblesse
d'Anjou, de Provins et Montereau, de Nemours, de Tou-
raine, du Périgord, présentaient leurs vœux en faveur de
l'admission des députés des colonies. Les uns se conten-
taient de proclamer le principe de la représentation colo-
niale, sans se prononcer sur son application immédiate,
comme à Melun, à Saint-Brieuc, à Provins, à Nemours,
les autres, comme à Tours et à Angers, demandaient qu'on
statuât à cet égard sur le vœu des colons. Le tiers-état de
Versailles estimait môme qu'il suffirait au besoin d'admet-
tre les députés des colonies, « sinon aux prochains Etats-
Généraux , du moins à ceux qui suivraient (1) » . Encore ces
manifestations n'avaient-elles été probablement obtenues
que par complaisance envers certains membres des assem-
blées de ces bailliages, tels que Choiseul-Praslin en Anjou,
Gouy d'Arsy à Melun, Paroy à Provins, peut-être les amis
de Cocherel à Tours. Mais le Comité colonial se donna à
lui-même et donna aux autres l'illusion d'un courant d'opi-
nion favorable à ses plans.
Il ne s'était pas rendu compte de l'imprudence de sa
(1) Cahiers de Magny et de Villiers-le-Bel, Arch . Part., IV, 666, V, 211 ;
cahiers du tiers état de Melun, de Saint-Brieuc ; de la noblesse de Provins-
Montereau, de Nemours, de Touraine, d'Anjou, de Périgord; du bailliage

de Versailles, Arch. Parlem., II, 749; V, 629, 448; IV, 111, VI, 40; 113;
V, 339 — Chassin, IV, 141. Le relevé fait d'après la collection des Ar-
chives parlementaires est probablement incomplet. Garat dans son discours

(Courrier de Provence,I, 334) affirme par exemple que le cahier du Labourd
demandait l'admission des députés coloniaux : ce vœu manque dans le
relevé fait par Mavidal.


A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
209
propagande. L'ardeur de ses revendications avait stimulé
d'autant le zèle de ses adversaires, les philanthropes qui
voyaient dans la réalisation de ses vœux le principal obsta-
cle aux réformes sociales qu'ils préconisaient. La Société
des Amis des Noirs, à la veille de la réunion des Etats-
Généraux, redoublait en effet d'efforts. Elle venait de
s'organiser définitivement à la fin de 1788, d'arrêter son
règlement, et son promoteur le plus ardent, Brissot, revenu
d'Amérique, lui communiquait l'enthousiasme qui l'animait
pour une cause aussi élevée.Les planteurs de Saint-Domingue
surveillaient avec angoisse les manifestations philanthro-
piques de l'association rivale (1). Le 3 février 1789, le prési-
dent de la Société des Amis des Noirs, Condorcet, adressait
à tous les bailliages une lettre imprimée pour appeler l'atten-
tion du corps électoral sur la situation des nègres. Au nom
« des droits imprescriptibles de l'homme et de l'autorité de la
raison », il suppliait les électeurs de demander la réforme
de la condition des esclaves des colonies et d'exiger « la
destruction de la traite » . On « nous accuse, disait-il, d'être
« les ennemis des colons; nous le sommes seulement de
« l'injustice (2) » . Dans ses Lettres d'un gentilhomme à
Messieurs du tiers-état, il revenait à la charge pour conjurer
les assemblées électorales d'écouter « la voix de l'humanité »,
de requérir l'abrogation des lois qui, dans les « pays sou-
« mis à l'Empire français violent, le droit de l'étranger, du
« serf de la glèbe, du nègre (3) ». De son côté, Brissot pu-
bliait le Mémoire sur les Noirs de l'Amérique septentrionale
(1) Moreau de Saint-Méry, Considérations, p. 5. — (2) Au corps électo-
ral contre l'esclavage des Noirs, Œuvres de Condorcet, éd. Arago (1847),
in-8°, IX, 471, 475. — (4) Lettre d'un gentilhomme à Messieurs du tiers-
Etat (3e lettre), ibid., IX, 248, 250. — (3) Mémoires sur les noirs, etc. (9

lévrier 1789), Bibl. Nat., Lk. 9 | 44.

210
SAINT-DOMINGUE
qu'il venait de lire le 9 février dans une réunion de la So-
ciété et où il montrait l'œuvre accomplie par les anti-esclava-
gistes des Etats-Unis comme un modèle à imiter (1). L'As-
semblée générale de l'association le chargeait de présenter,de
concert avec Condorcet et Debourges, une requête en faveur
des nègres aux Etats-Généraux, dès qu'ils seraient consti-
tués et « de poursuivre celte cause » auprès de la représen-
tation nationale (18 avril) (2).
Les Amis des Noirs, unanimes pour demander l'aboli-
tion de la traite et la réforme de la condition des esclaves,
ne l'étaient plus lorsqu'il s'agissait de la question de la
deputation coloniale. Les uns, tels que Condorcet et Brissot,
se montraient hostiles à l'admission des députés de Saint-
Domingue dans lesquels ils voyaient, non sans raison, les
plus fermes défenseurs de l'iniquité sociale, dont les philan-
thropes réclamaient la destruction (3). Les autres, tels que
Saint-Fargeau et Marie-Joseph Chénier,le poète bien connu,
soutenaient « qu'il était de justice » rigoureuse que les colo-
nies françaises pussent envoyer des « députés aux Etats-
Généraux (4) ». Victimes du despotisme ministériel, suivant
le terme à la mode, elles avaient le droit de faire entendre
leurs griefs. Mais, ils estimaient qu'il faudrait, si l'on con-
sentait à l'admission des députés des colonies, aborder en
même temps l'examen de l'abolition de la traite, de même
que celle de la réforme des abus de l'esclavage.
Lorsque les assemblées électorales se réunirent, les Amis
des Noirs déployèrent, pour intéresser les bailliages à leurs
(1) Réflexions sur l'admission aux Etats-Généraux des députés de
Saint-Domingue(juin 1789), p. 36. — (2) Voir ci-dessous, chapitre X. —
(3) Idée d'un cahier pour le Tiers-Etat de Paris par Chénier (1789), Bibl.
Nat. Lk. 39 | 1852; extraits dans Chassin, III, 220.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
211
idées, une activité égaie à celle que les commissaires du
Comité colonial avaient manifestée pour l'admission de la
députation de Saint-Domingue. Toutefois, comme leurs
adversaires, ils n'obtinrent que des résultats médiocres en
comparaison de l'effort déployé. A Paris, une Liste des amis
du peuple qui méritent de fixer le choix des électeurs,
recommandait les chefs du mouvement philanthropique,
tels que Brissot, Sieyès, Clavière, Debourges, Marie-Joseph
Chénier, Gallois,Brissot de Warville, le duc Alexandre de La
Rochefoucauld (1). Dans les réunions de la noblesse, figu-
raient, à coté des partisans des colons, les amis des noirs,
par exemple La Fayette, Condorcet, La Rochefoucauld,
Lavoisier, le président de Saint-Fargeau, Leroi de Petitval.
Aux assembles du tiers, Debourges, Demeunier, Sieyès se
distinguaient parmi les électeurs les plus influents. Brissot
lui-même se faisait remarquer par son éloquence aux réu-
nions du district des Filles-Saint-Thomas, et il multipliait les
virulentes attaques, soit contre le despotisme ministériel, soit
contre les privilèges nobiliaires. C'est lui qui faisait triom-
pher dans ce district la motion du vote par tète imposée
comme un mandat impératif aux députés du tiers,et qui ob-
tint qu'on écartât la proposition présentée par Gouy d'Arsy en
vue de faire élire en commun les députés des trois ordres de
la capitale (2). Il est probable, si l'on en juge par les vœux des
cahiers, que dans un certain nombre de bailliages, comme
à Paris, les adhérents de la Société des Amis des Noirs firent
entendre leur voix. Si les amis des colons parvinrent à faire
élire quelques-uns de leurs partisans, les philanthropes
(1) Avis au tiers-état de Paris (avril 1789), Chassin, III, 310-312. —
Liste des amis du peuple, II, 312. — (2) Procès-verbaux des ass. élect. de
Paris, dans Chassin, III, 31 ; II, 345, 400, 352, 325.

212
SAINT-DOMINGUE
réussirent de leur côté à faire envoyer aux Etats-Généraux
des adeptes de leurs idées. La noblesse de Paris porta par
exemple ses voix sur le duc de La Rochefoucauld, le tiers sur
Debourges, Demeunier et Sieyès (1). Il ne manqua que
quelques voix à Brissot pour être élu député suppléant, mais
il parvint, de concert avec Clavière, à se faire élire membre
du Comité de correspondance entre les districts, les élec-
teurs et les députés de Paris aux Etats-Généraux (2).
La sénéchaussée de Riom conférait le mandat de député
à La Fayette, celles d'Aix, de Chartres, d'Artois, de Metz,
de Labourd, élisaient Mirabeau, Pétion de Villeneuve, Robes-
pierre, l'abbé Grégoire, les deux Garat, tous défenseurs de
la cause anti-esclavagiste (3). Les amis des colons eux-
mêmes avaient dû faire des concessions. D'après un fabri-
cant de Paris,Charton,Moreau de Saint-Méry,l'un des pro-
moteurs de la députation de Saint-Domingue, avait le l2 mai.
dans une réunion des électeurs parisiens, déclaré que le
« sort des nègres devait être adouci (4) » . Le cahier de la
noblesse de la capitale, qui avait formulé les revendications
les plus énergiques en faveur de l'admission des députés
des colonies, insérait comme correctif un vœu afin que
« cette admission prononcée, et non avant, les Etats-
Généraux s'occupassent d'améliorer le sort des noirs (5) ».
La motion de la Société des Amis des Noirs, à tout prendre,
avait été mieux accueillie que celle des colons.Une quaran-
taine de cahiers de bailliages, provenant, soit de la noblesse,
(1) Procès-v. d'élections, pp. Chassin, II, 331; III, 248. — Mém. de
Bailly, I, 57. — (2) Chassin, II, 400. — A. Brette, Rév. fr., XXII, p. 21.
— (3) A.Brette, Rec. de Doc., tome II.— Alm. royal 1790, pp. 123 et suiv.
— (4) Procès-verb. de la réunion des électeurs de Paris, 30 déc. 1789,
Chassin, III, 665.— (5) Cahier de la noblesse de Paris (10 mai), Chassin,
III, 330.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION 213
soit du clergé, soit du tiers-état et de toutes les parties de
la France, demandèrent l'abolition de la traite, et sinon la
suppression de l'esclavage pour la plupart, du moins un
traitement « doux et modéré » à l'égard des nègres. Quel-
ques-uns, comme le cahier du tiers-état de Paris, présen-
taient des vœux en faveur des hommes de couleur (1). La
campagne du Comité colonial rencontrait dans le succès
relatif des efforts de la Société des Amis des Noirs une
inquiétante contre-partie.
D'un autre côté, les planteurs d'opinions conservatrices
qui devaient organiser bientôt le club de l'hôtel Massiac,
envoyaient aux Etats-Généraux des hommes résolus à com-
battre les élus du Comité colonial. Parmi ces futurs adhé-
rents du club Massiac se trouvaient le marquis de Beauhar-
nais, député de la noblesse de Paris ; le conseiller au Par-
lement, Duval d'Esprémenil, grand propriétaire du chef de
sa femme à Saint-Domingue, député de la noblesse de Paris
hors murs; le comte d'Agoult, député de la noblesse du
Dauphiné (2). Enfin, les villes manufacturières, telles que
Bailleul, Lille, le Mans, Abbeville, Montauban, Rennes,
Troyes et les ports de commerce, le Hâvre, Rouen, Saint-
Brieuc, Nantes, la Rochelle, Toulon, Bordeaux, réclamaient
energiquement dans leurs revendications le maintien du
pacte colonial, protestaient contre l'arrêt de 1784,et s'oppo-
saient à l'ouverture des colonies aux étrangers.Leurs dépu-
tés,tels que les Ladebat,les Nairac, les Blin, les Delattre, les
Roussillon. devaient être pour les planteurs des adversaires
infatigables (3).
(1) Arch. Part. (coll. des cahiers) tomes I à VI. — (2) Alm. royal, 1790,
pp. 123 et sq. — Brette, Rec.de Doc., tome II. — Chassin, tomes II et III. —
(3)Cahiers de ces bailliages ou villes dans les Arch. Part., II, 578 ; III,
534 ; 647 ; V, 495 ; 548; 692; VI, 85 ; II, 400, 472, 579 ; III, 483 ; IV,
97 ; V, 632, 790 ; VI, 109.

214
SAINT-DOMINGUE
L'admission des représentants de St-Domingue aux Etats-
Généraux, tant réclamée par le Comité de la rue de Pro-
vence pendant la période électorale, loin d'être pour les
intérêts des colons une puissante garantie, devait attirer
sur les questions coloniales une attention préjudiciable aux
abus dont vivaient pour une bonne part les grands plan-
leurs.
CHAPITRE X
La Question de l'Admission des Députés
de Saint-Domingue et de la Représen-
tation coloniale aux Etats-Géné-
raux. Partisans et Adver-
saires des Colons,
(5 mai-20 juin 1789).
Au milieu de cette agitation provoquée par les partisans
comme par les adversaires des colons de Saint-Domingue,
l'attitude du gouvernement restait pleine d'irrésolution. Il
essayait de contenter les uns et les autres par de bonnes
paroles et croyait faciliter la solution de ces difficiles pro-
blèmes en les ajournant. Lorsque le Directeur général des
finances, Necker, au nom du ministère, prononça son
fameux discours d'ouverture aux Etats-Généraux, le 5 mai
1789,il recourut à des formules vagues, au moyen desquelles
il tâchait à satisfaire d'un côté les planteurs, de l'autre les
commerçants français intéressés au trafic des esclaves et enfin
la Société des Amis des Noirs. Aux premiers, il présentait
la perspective de l'octroi d'une représentation pour l'avenir :

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
215
« Un jour viendra peut-être, disait-il, où vous étendrez
plus loin vos intérêts, un jour viendra peut-être où vous
associerez à vos délibérations les députés des colonies. »
Aux négociants des ports, il annonçait le maintien des pri-
mes accordées pour la traite des noirs et qui s'élevaient
pour 1789 à 2.400.000 fr. Mais aussitôt, se tournant vers
les philanthropes, il leur annonçait que le roi se proposait
de réduire de près « de moitié ces primes » pour les exer-
cices futurs, « en adoptant » les dispositions que l'huma-
nité conseillait. Bien mieux, dans un de ces morceaux d'é-
loquence sentimentale où il se complaisait, il flattait la
Société des Amis des Noirs de l'espoir d'une discussion
analogue à celle qu'avait admise le Parlement anglais au
sujet de la condition des esclaves. Dès que la question de
la députation coloniale sera tranchée, dès que les colonies
seront représentées aux Etats, « vous jetterez, disait-il, un
« regard de compassion sur ce malheureux peuple dont on a
« fait tranquillement un barbare objet de trafic ». L'adoucis-
sement de l'esclavage, la suppression de la traite semblaient
être les deux mesures qu'il recommandait à mots couverts
à la représentation nationale (1).
Après celte manifestation oratoire, le gouvernement crut
avoir assez fait. Il se réfugia dans une abstention complète
en présence des manifestations des grands planteurs aussi
bien que des motions de leurs adversaires,les philanthropes.
Les ministres ne se livrèrent à aucune démarche pour em-
pêcher l'admission des députés de Saint-Domingue. Ils
gardèrent le silence, et « ne firent jamais connaître leur
opinion », affirme La Luzerne, sous prétexte de donner
(1) Discours de Necker, 5 mai 1789, dans le Mercure de France, nos du
9 au 30 mai 1789, p. 75, 180, 236. — Moniteur (réimpression), 1, 5 à 24.
— Archiv. Parlem., VIII, 5-27.

216
SAINT-DOMINGUE
« une marque de déférence à l'Assemblée et de réserver
tous ses droits (1). » Ils abandonnèrent aux Etats-Généraux
le soin de décider une question grosse des plus graves
conséquences. Ainsi, le pouvoir,en s'abstenant de faire con-
naître son avis, laissa l'Assemblée dans l'ignorance de la
situation qu'une décision irréfléchie risquait d'aggraver.
La députation de Saint-Domingue profita de cette fai-
blesse de l'autorité pour multiplier les sollicitations. Les cir-
constances lui permirent de surprendre l'adhésion et la bonne
foi de la majorité des Etats-Généraux. Pendant les longs
débats et les interminables négociations auxquelles donnait
lieu la question de l'union des ordres et du vote par tête,
les représentants de Saint-Domingue se réunissaient à Paris
ou à Versailles. Parmi les 31 députés élus par les colons,
15 résidaient en France : mais trois d'entre eux, Vaudreuil,
Choiseul-Praslin et Paroy, ayant été élus par des bail-
liages de la métropole, le nombre de représentants de celte
première catégorie doit être réduit à 13. Le 8 juin, sept
d'entr'eux,à savoir les comtes de Reynaud et de Magallon,
les marquis de Perrigny et de Gouy d'Arsy, le chevalier
Dougé, le conseiller Bodkin Fritz-Gérald, et enfin M. de
Peyrac se trouvaient à Versailles. Le 13, on y constate la
présence d'un septième député,Levasseur deVilleblanche(2).
Il ne semble pas que Chabanon des Salines et le président
Duplàa aient invoqué le vote des colons et se soient pré-
sentés pour remplir leur mandat (3). Enfin, deux grands
propriétaires résidant en France, choisis comme députés,
ne paraissent pas avoir pris une part active aux démarches
(1) Mém. justif. de la Luzerne, 1790, Arch. Parlem., XVI, 232. —
(2) Voir ci-dessous, Récit des séances des dép. des Communes, pp. 139
et suiv. — (3) Ils ne figurent ni l'un ni l'autre sur aucun document de

cette période.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
2l7
de leurs collègues. C'étaient Le Gardeur de Tilly et le comte
de Noé, que l'Almanach de Versailles (1) ne mentionne pas
parmi les représentants de Saint-Domingue en résidence
auprès de la cour, bien qu'à celte date ils eussent le
titre de suppléants.
Des seize députés, choisis parmi les colons résidant
à Saint-Domingue, deux ne quittèrent pas certainement
l'île, à savoir Vincendon du Tour et de Cottineau (2).
Trois autres ne paraissent pas non plus avoir passé la
mer. C'étaient Arnauld de Marsilly et Auvray, peut-être
aussi Etienne Lefèvre (3). D'après le témoignage de Gouy
d'Arsy, l'un de ceux qui s'étaient embarqués mourut pen-
dant la traversée, et un autre tomba malade au moment de
l'embarquement (4). Le député décédé est probablement le
comte de Chabannes, dont on ne trouve plus aucune trace,
et celui dont le voyage fut ajourné par la maladie, M. de
Laborie, qui, en effet, ne figure pas sur la liste des députés
de Saint-Domingue en juillet et n'apparaît à la Constituante
que vers septembre (5). Les 9 autres représentants des
colons étaient arrivés successivement en France. Le mar-
quis de Cocherel, qui se trouvait encore le 13 avril au Cap
Français (6), était, avec le marquis de Rouvray, présent à
Versailles le 8 juin (7). Le 20 juin, on constate aussi la
présence dans cette ville de Larchevêque-Thibaut et de
Viau de Thébaudières (8), ce dernier encore en résidence
(1) Almanach de Versailles juillet 1789. — (2)
Délibér. du Comité
provincial de l'Ouest. 14 septembre 1789, Arch.Colon., 2e série, C. 9, car-
ton 39. — (3) Leurs noms figurent sur les délibérations des assemblées loca-
les de Saint-Domingue d'octobre à décembre 1789, Arch. Col. C. 9, 2e série,
cartons 39, 40. — (4) Voir ci-dessous discours de Gouy d'Arsy, 4 juillet.
— (5) Voir les Procès-Verbaux de la Constituante édités par Baudouin
(sept. 1789). — (6) Procès-Verbal de l'élection des députés de la province de
l'Ouest,cité ci-dessus. — (7) Récit des séances des Communes, pp. 139-140.
— (8) Voir ci-dessous.
15

218
SAINT-DOMINGUE
au Cap le 31 mars (1). Gérard ne semble être arrivé qu'à
une date postérieure au serment du jeu de Paume et anté-
rieure à la séance du 7 juillet (2). Le comte O' Gorman,
les chevaliers de Courréjolles et de Marmé, ainsi que Duval
de Monville, sont inscrits sur la liste des suppléants le
7 juillet, mais n'arrivèrent que plus tard, en septembre (3).
Les démarches officielles et officieuses de la députation
de Saint-Domingue furent donc probablement l'œuvre des
anciens commissaires du Comité colonial. Gouy d'Arsy
joue encore ici le premier rôle. Ses relations avec le parti
de la noblesse libérale d'un côté, avec Necker et le tiers-état
de l'autre, son talent d'orateur, sa connaissance du milieu
où il fallait manœuvrer, expliquent l'ascendant qu'il exerça
sur ses collègues et les résolutions hardies auxquelles il les
entraîna. Si la députation, dont il était le membre le plus
actif, attendit plus d'un mois avant de commencer ses ten-
tatives, c'est sans doute à la lenteur des préliminaires, où les
trois ordres s'attardèrent avant de se constituer en assem-
blée, qu'il convient d'attribuer ces retards. Mais il est aussi
possible que les représentants de Saint-Domingue n'aient
voulu se présenter aux Etats-Généraux que munis de leurs
pouvoirs, c'est-à-dire des procès-verbaux d'élection prove-
nant de la grande île, dûment certifiés et enregistrés. En
marge du procès-verbal de la province de l'Ouest, se ren-
contre en effet la mention de l'acte d'acceptation de 6 dépu-
tés, Gouy d'Arsy, Magallon, Reynaud, Cocherel, Perrigny
et Dougé, et l'attestation d'authenticité de notaires parisiens,
datée de juin 1789, sans indication de jour (4). De même,
(1) Procès-verbal d'élection des députés de la province du Nord cité ci-
dessus.— (2) Voir ci-dessous chap. X. — (3) Ibid, et Procès-Verbaux de
la Constituante (sept. 1789). — (4) Procès-verbal de nomin. des députés
de la province de l'Ouest, Arch. Nat., C. 24.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
219
à la fin du procès-verbal de la province du Sud, se trouvent,
avec la signature originale de Perrigny, la mention de
l'acceptation des pouvoirs et de la prestation de serment de
ce député, le certificat d'authenticité des notaires, et la date
(12 juin) de l'enregistrement avec mention de la somme
reçue (15 s.), par le contrôleur royal (1). A cette date, les
trois procès-verbaux avaient donc été reçus à Paris, et c'est
munis de pouvoirs authentiques, du moins en la forme,que
les députés de Saint-Domingue essayèrent de se présenter
aux Etats-Généraux.
Ils adressèrent aux trois ordres en même temps leur
requête ou placet le 8 juin : « Au moment, disaient-ils, où,
« pour le bonheur de la France, le Sénat de la nation vient
« enfin de se former, une des plus grandes provinces de
« l'Empire,la plus puissante peut-être, la plus productive
« sans doute, va suspendre un instant les délibérations
« importantes des Etats-Généraux et fixer sur ses repré-
« sentations les regards des Pères de la patrie ». Après un
couplet « sur les sensations délicieuses» qu'ils éprouvent,
à la vue de cette réunion presque inespérée des « augustes
représentants de 24 millions d'hommes », ils se plaignent
de ne pas siéger à leurs côtés. Les députés des colonies
manquent à celte assemblée de la famille française, la Corse
seule y figure. C'est « à l'aînée d'elles toutes, c'est à la plus
« étendue, à la plus considérable par sa population, son
« commerce, son influence politique, à celle enfin qui sans
« ostentation peut s'appeler la capitale des colonies, à se
« présenter la première au souverain tribunal de l'Empire,
« pour y réclamer l'exercice honorable d'un droit impres-
(1) Procès-verbal de nomination des députés de la province du Sud, Arch.
Nat. , C. 24.

220
SAINT-DOMINGUE
« criptible auquel sont attachés l'honneur et la félicité de ses
« habitants ». Les députés de Saint-Domingue apportent à
la nation l'offrande du respect d'une île qui s'est donnée
volontairement à la France, et ils revendiquent l'honneur
d'exercer « la mission flatteuse » que les colons, malgré « un
éloignement de 200 lieues », leur ont donnée. Puis, ils tracent
un tableau hyperbolique du rôle de leur colonie avec ses
60 villes ou bourgs, ses 6.000 habitations, ses 10.000 plan-
teurs « qui font agir » 1 million de bras « africains », vivi-
fient la navigation française, emploient 20.000 matelots,
500 vaisseaux, mettent en circulation 600 millions par an,
approvisionnent de leurs denrées les marchés du monde.
« Victimes des abus et du pouvoir arbitraire », malgré les
services rendus à l'Etat, ils demandent à être admis comme
mandataires des colons à la place que la justice leur assigne
dans l'Assemblée, après examen de « leurs pouvoirs, de
leurs titres et de leurs droits, et ils espèrent qu'ainsi seront
resserrés d'une manière indestructible les liens « qui, pour
« le bonheur de l'Empire, doivent unir intimement les colo-
« nies à la métropole ». Cette requête était signée des
membres de la deputation présents à Versailles, à savoir :
Gouy d'Arsy, Reynaud, Magallon, Perrigny, Dougé, Ville-
blanche, Bodkin Fitz-Gerald, de Peyrac, Cocherel et Rou-
vray, soit 10 représentants (1). Toutefois, 9 d'entr'eux seule-
ment se présentèrent effectivement aux Etats du 8 au
13 juin. M. de Peyrac, signataire de la requête, paraît s'être
abstenu de toute démarche ultérieure et disparaît depuis ce
moment de la scène.
(1) Adresse des députés de la colonie de Saint-Domingue pour être admis
aux Etats-Généraux, 8 juin 1789, copie, Arch. Nat., B. III, 135, fos 792-
798; imprimée sous le nom de Requête présentée aux Etats-Généraux, le
8 juin 1789 ,par les députés de l'île de Sainl-Domingue, 7
p., Bibl.Nat ,
Lk. 12 I 31.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
221
La deputation de Saint-Domingue, élue par les colons
d'un pays où n'existait pas la distinction des ordres, était
avant tout désireuse d'être admise à l'Assemblée, quelle
que fût la catégorie qui consentirait à lui faire accueil.
Mais les députés des grands planteurs, presque tous gentils-
hommes, eussent sans doute siégé de préférence dans la
noblesse, où se trouvaient déjà trois des commissaires du
Comité colonial, Praslin, Paroy et Vaudreuil. On ne sait
pourquoi cet ordre reçut avec froideur leur placet.Si la mino-
rité des nobles avec les Lafayette, les Noailles, les Pras-
lin parlait « d'union et de fraternité » (1), la majorité était
inféodée au parti de l'ancien régime et voyait peut-être
dans les députés de Saint-Domingue des irréguliers qui
venaient créer des embarras au pouvoir à un moment diffi-
cile (2). L'admission de la députation dominicaine dans
l'ordre du clergé offrait encore plus de difficultés; elle ne
comprenait pas un seul ecclésiastique. Les représentants des
planteurs firent cependant une démarche en ce sens. Le
lundi 8 juin, ils se présentèrent dans l'assemblée de cet
ordre et y remirent au président un paquet cacheté qui ne
devait être lu qu'après « que la chambre serait constituée».
« Ils ne furent reçus ni reconduits par personne », raconte
un témoin oculaire, l'abbé Jallet, député du Poitou. Dans
la séance du 10, l'archevêque d'Arles, président, fit seule-
ment donner lecture du placet des députés de Saint-Domin-
gue (3), et l'affaire n'eut pas d'autres suites.
(1) Mirabeau,
Courrier de Provence, I, 33. — (2) Confession de
Gouy d'Arsy, 1791, Arch. Part., XXXI, 301. — (3) Journal de l'abbé
Jallet, p.p. A. Berthé, p. 80. — Journal de Thibault, curé de Soup-
pes (8-10 juin), Arch. Nat., C. I, 2. — Compte-rendu des séances de

la chambre du Clergé (8-10 juin), Mercure de France, no 25 (1789),
p. 113.

222
SAINT-DOMINGUE
Le tiers-état se montra plus accommodant. Menacé à ce
moment de la coalition des ordres privilégiés et des partis
de cour, il ne dédaignait aucun appui, et les députés de
Saint-Domingue venaient accroître le nombre des membres
qui pouvaient lui assurer la victoire. Le 8 juin, 8 repré-
sentants de l'île, Gouy, Reynaud, Rouvray, Magallon, Per-
rigny, Cocherel, Fitz-Gerald et Dougé se présentaient à la
chambre du tiers; les deux autres, Villeblanche et Peyrac,
faisaient défaut. Bailly présidait avec le titre de doyen.
« Les députés lui remirent, dit le procès-verbal, une requête
« cachetée en le priant de différer à l'ouvrir jusqu'au temps
« où les Etats-Généraux seraient constitués, et cependant
« ils demandaient à être provisoirement admis. Il a été
« observé à leur égard, ajoute le compte-rendu officiel, qu'il
« n'y avait aucune convocation. Néanmoins, l'Assemblée
« leur a accordé la séance, mais sans suffrage, sauf à sta-
« tuer sur leurs droits, d'après l'examen de leur nomination
« et de leurs pouvoirs (1). » L'abbé Jallet assure que cette
permission leur fut octroyée « avec des témoignages d'af-
fection » et qu'ils « prièrent M. le Doyen de faire pour eux
« des remerciements à la Chambre (2). » Dès lors, devant
la froideur de la noblesse et du clergé, il ne restait plus aux
députés de Saint-Domingue qu'à se « jeter à corps perdu
dans la cause des Communes », suivant l'expression de
Gouy d'Arsy (3). Ils y rencontraient des sympathies qui
pouvaient être précieuses quand il s'agirait de décider de
(1) Récit des séances des députés des communes (8 juin 1789), pp. 139-
140. — Journal de Duquesnoy, I, 80. — Mirabeau, Courrier de Pro-
vence (Xe Lettre avec la date erronée du 9 juin), 1,170. —Barrère, le Point
du jour, I, 327 (8 juin). — Moniteur, reproduit dans les Arch. Part.,
VIII, 81, récit rédigé postérieurement. — Journal de Versailles, 10 juin
1789, I, 11. — Mémoires de Bailly, I, 123. —(2) Journal de Jallet, p.80 80.
— (3) Confession de Gouy d'Arsy (1791), loco cit., p. 301.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
223
leur admission définitive. Ils y trouvaient des auxiliaires
plus résolus qu'ailleurs dans la lutte qu'ils voulaient entre-
prendre contre le « despotisme ministériel » .
C'est pourquoi le 13 juin, les 8 députés qui s'étaient pré-
sentés au tiers 5 jours avant et auxquels venait de se joindre
M. de Villeblanche tentèrent une nouvelle démarche. Ils s'é-
taient convaincus que le tiers nourrissait des sentiments de
bienveillance à leur égard.Le doyen de cet ordre, Bailly lui-
même,avoue que leur requête ne lui avait pas paru inadmis-
sible : « Le défaut de convocation (invoqué contre eux),dit-il,
« no peut nuire au droit légitime. Cela est si vrai qu'en 1614
« le Vivarais, oublié dans les convocations générales, nomma
« des députés qui n'en furent pas moins admis aux Etats-
« Généraux. On pouvait regarder le cas comme semblable
« à celui des députés de Saint-Domingue (1). » Aussi, profi-
tant de ces dispositions, ces députés essayaient-ils de hâter
les décisions du tiers. L'appel général des bailliages avait
commencé le 13, à 10 heures du matin. Au moment où il
se terminait, les neuf représentants de Saint-Domingue
parurent. Gouy d'Arsy,prenant la parole en leur nom, « dit
qu'il n'avait point entendu appeler la colonie » qu'ils repré-
sentaient « et au nom de laquelle ils avaient remis une
« requête sur le bureau, le 8 juin ». Bailly, doyen de l'assem-
blée, prit l'avis des Communes et invita ensuite les députés
à remettre leurs pouvoirs, ce qu'ils firent aussitôt. On con-
fia au 20e bureau l'examen de ces pouvoirs (2). Le lendemain,
(1) Mémoires de Bailly, I, 123. — (2) Procès-verbal des séances des
députés des Communes, 12-17 juin, pp. 39 et 54. Comptes-rendus du
Mercure de France, no 25 (20 juin 1789), p. 125. — Relation des évén.
(adressée à Puységur), p.p. A. Brette (13juin), Révol. fr., XXIII,$30.—
Mém. de Bailly, I, 142.Ni le Point du jour, ni le Journal de Versailles,
ni le Courrier de Provence, ne mentionnent cet incident. — Le récit (com-
posé postérieurement)
du Moniteur est reproduit dans les Arch. Part.,
VIII. 99.

224
SAINT-DOMINGUE
dimanche 14 juin, à 5 heures du soir,l'avocat Redon, pre-
mier échevin de Riom, présentait un rapport sommaire sur
ce sujet au nom de ce bureau. Il concluait en substance, au
nom des commissaires, « qu'ils avaient eu sous les yeux les
« pouvoirs présentés par les députés de la colonie de Saint-
« Domingue », que ces pouvoirs « n'étaient pas complets
« et que ces députés n'avaient eu aucune convocation de Sa
« Majesté ». L'assemblée statua que les représentants de la
colonie continueraient à siéger, mais « sans suffrage provi-
soire », et remit « après sa constitution l'examen de leurs
droits (1) » .
Le moment approchait où devait enfin se décider la ques-
tion de l'admission des députés des grands planteurs. S'ils
recueillaient aux Etats-Généraux de nombreuses marques
de sympathie, ils savaient également à quelles hostilités ils
se trouvaient en butte. Dans le tiers-état lui-même, ils
n'avaient pas désarmé toutes les méfiances qu'excitaient
leur origine et leurs tendances aristocratiques. « Il me pa-
raît, écrit dans son journal le député lorrain Adrien Duques-
noy, que ces colons prétendent appartenir tous à « l'ordre
« du tiers, mais on les accuse d'avoir dans une requête au
« roi soutenu qu'ils appartenaient à la noblesse (2). » D'autres,
comme Mirabeau et Barrère,étaient favorables au principe de
la représentation coloniale, mais trouvaient exorbitante la
prétention que les planteurs avaient émise en demandant
l'admission de 24 députés, rien que pour Saint-Domingue.
« Tant que les colonies seront unies d'intérêt comme elles le
« sont actuellement avec la métropole, écrivait Mirabeau
« dans le Courrier de Provence, et plutôt écrasées de son
(1) Procès-v. des séances des dép. des Communes (12-17 juin), p. 78.
— (2) Journal d'A. Duquesnoy, I, 80 (9 juin 1789).

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
225
« privilège exclusif, il n'est pas douteux qu'elles ne doivent
« être représentées à l'Assemblée Nationale, sauf à obvier à
« l'inconvénient, si les Etats-Généraux sont annuels, d'être
« obligées de confirmer ou de réélire sans avoir eu, pour
« ainsi dire, le temps d'apprendre les résultats de l'Assem-
« blée Nationale et de la conduite des mandataires. Mais
« les colonies demandent 24 députés et fondent cette pré-
« tention sur le rapport qui existe entre la population des
« îles et celle de la France. Nous leur demanderons à notre
« tour si elles prétendent ranger leurs nègres dans la classe
« des hommes ou dans celle des bêtes de somme. Si les
« colons veulent que leurs nègres soient hommes, qu'ils les
« affranchissent, qu'ils soient électeurs, qu'ils puissent être
« élus. Dans le cas contraire, nous les prierons d'observer
« qu'en proportionnant le nombre des députés à la popula-
« tion de la France nous n'avons pas pris en considération
« la quantité de nos chevaux ni de nos mulets; qu'ainsi la
« prétention des colonies d'avoir 24 représentants est abso-
« lument dérisoire (1). »
D'autre part, les philanthropes de la Société des Amis
des Noirs travaillaient l'opinion contre les députés de Saint-
Domingue. Brissot prononçait dans l'assemblée de cette
association un discours sur l'admission des planteurs aux
Etats-Généraux. Il lançait deux brochures nourries de
faits, d'une argumentation pressante et d'une réelle élo-
quence, contre les prétentions des colons. Sans doute, il
admet pour eux, comme pour tous les Français, le droit
(1) Courrier de Provence (Xe Lettre à mes Commettons), I, 170-171.—
Barrère, Point du jour, I, 329-330 (8 juin) reproduit cette opinion de Mira-
beau qui semblerait, d'après le texte de son journal (M. de Mirabeau a dit),
avoir été émise sous forme de discours le 8 juin.

226
SAINT-DOMINGUE
d'être représentés aux Etats ou d'avoir une Assemblée
coloniale librement élue qui votera les impôts, mais il s'é-
lève avec force contre la prétention qu'ils ont émise d'être
représentés à l'Assemblée nationale par 21 députés. Il
estime même qu'il conviendrait, avant d'admettre les dépu-
tés des planteurs, de les obliger à reconnaître l' « égalité
« des blancs et des noirs et l'iniquité de la traite». Il refuse
en tout cas de convenir qu'on puisse prendre pour base de
la représentation coloniale la population servile, fût-ce seu-
lement dans la proportion des 3/5 du nombre des nègres,
comme le proposait l'auteur d'un écrit intitulé le Fédéra-
liste. Il est illogique, observait-il justement, « de traiter les
« Africains en bêtes de somme et de demander à les repré-
« senter comme des citoyens libres et des Français ». D'ail-
leurs, si les planteurs réclament une représentation nom-
breuse, il n'est pas difficile de deviner leurs mobiles inté-
ressés : « C'est pour continuer, pour faire sanctionner par
« la nation le régime actuel, peut-être avec quelques adou-
« cissements, mais ces adoucissements ne sont encore
« qu'un piège. Ils élèvent un moment les noirs au rang
« d'hommes, afin d'avoir le droit de les représenter, et ils
« ne cherchent à les représenter que pour les dégrader à
« jamais au-dessous du reste des hommes. » Leur présence,
d'autre part, peut être funeste, quand l'Assemblée devra
édicter les autres règlements relatifs aux colonies. Enfin, en
admettant que Saint-Domingue puisse envoyer des députés
aux Etats-Généraux,cette colonie,avec ses 38.686 habitants
libres, n'a droit tout au plus qu'à 3 députés et non à 21,
puisque Paris avec 800.000 âmes compte seulement 40
députés, dont 20 seulement pour le tiers-état. Telle est la
thèse que soutient Brissot dans son Plan de conduite pour

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
227
les députés du peuple aux Etats-Généraux (1). On y voit
qu'une lutte très vive était dès lors engagée entre le Comité
colonial et la Société des Amis des Noirs. Celle-ci se
plaignait des « manœuvres clandestines et des délations
« calomnieuses » dont elle était l'objet de la part de ses
adversaires.
Peu après, le 31 mai, Brissot revenait à la charge dans sa
Lettre à MM. les Députés des trois ordres. En Angleterre,
la Chambre des Communes venait de voter une motion de
Wilberforce, tendant à la nomination d'une commission
pour l'étude de l'abolition de la traite et de la réforme de
l'esclavage. Ce succès avait rempli d'enthousiasme la
Société des Amis des Noirs et Brissot demandait aux Etats-
Généraux d'imiter l'exemple des Anglais. Mais l'admission
sans conditions des députés de Saint-Domingue le préoc-
cupait pour le succès de la cause qui lui était chère. Ils ne
manqueront pas d'insister pour le maintien de la traite.
Est-il juste « d'admettre les blancs, si les noirs ne peuvent
« se défendre ». Les noirs, qui sont dix fois plus nombreux
que leurs maîtres,ne sauraient être en bonne justice repré-
sentés par leurs dominateurs. Tant que le Comité colonial
n'aura pas d'avance consenti à l'abolition de la traite, qu'on
refuse aux colons le droit de députation. Sans doute, les
colons se plaignent de la tyrannie administrative, et à ce
titre on pourrait admettre « pour cette fois seulement » aux
Etats-Généraux « un petit nombre de leurs délégués».
Encore, faut-il observer que le Comité colonial de Saint-
Domingue et les députés élus sur sa recommandation ne
représentent que les colons résidant en France et que leur
(1) Plan de conduite pour les députés du peuple aux Etats-Généraux,
in-8o, 268 p. de texte et 39 de notes, Bibl. Nat. Lk. 39 | 1644.

228
SAINT-DOMINGUE
droit de représenter l'ensemble des blancs est contestable.
Ceux « qui auraient droit de demander des députés ne
« députent pas, ceux qui en demandent n'en ont pas le
« droit ». Enfin, les gens de couleur libres, au nombre de
15.000 contre 25.000 blancs, n'ont eu aucune part aux élec-
tions. En conséquence, on peut concéder tout au plus aux
blancs de Saint-Domingue l'admission d'un député (1).
En même temps, le 6 juin, au grand émoi des colons, la
Société des Amis des Noirs faisait une démarche publique
auprès de Necker en vue de l'abolition totale des primes
d'encouragement créées pour la traite et de l'organisation
d'une Commission analogue à celle que venait de consti-
tuer le Parlement d'Angleterre (2). Les colons protestèrent
aussitôt, et l'un d'eux, sans doute Duval-Sanadon, se fit
l'interprète de leurs alarmes dans une brochure publiée le
9 juin (3). Necker, cinq jours après, répondait à la requête
des philanthropes d'une manière évasive (4). Mais la pro-
pagande infatigable de la Société des Amis des Noirs, en
excitant au plus haut point les craintes des grands plan-
teurs (5), stimulait davantage la hardiesse des démarches
de leurs représentants.
Le succès de leur requête aux Etats-Généranx semblait
encore indécis le 19 juin. L'illégalité de leur élection et
l'insuffisance de leurs pouvoirs n'étaient pas douteuses. On
venait d'annuler l'élection d'un député de Metz, Maujean,
pour quelques infractions aux règlements, bien légères en
comparaison de la procédure arbitraire qu'avaient suivie les
(1) Lettre à MM. les Députés des trois ordres, etc. (par un Ami des
Noirs), in-8°, Bibl. Nat. Lk. 9 | 45. — (2) Lettre de la Société des Amis
des Noirs.à M. Necker, 6 juin, etc., Bibl.Nat., Lk 9. | 53. — (3) Réclam. et
observ. des colons sur l'idée de l'abol. de la traite (9 juin), ibid., Lk.
9 I 51. —(4) Réponse de Necker, 14 juin, ibid., Lk. 9 | 53. — (5) Moreau
de Saint-Méry, Considérations, p. 6.

A LA VEILLE DE LA REVOLUTION
229
grands planteurs. Barrère, dans le Point du jour, donne sur
la discussion qui eut lieu à cet égard des détails circon-
stanciés qui ne se trouvent, ni dans le Procès-verbal du
tiers-état, ni dans les autres sources. On avait nommé, le
vendredi 19 juin, quatre Comités, dont l'un de 32 membres,
chargés de préparer les rapports sur les élections contes-
tées et notamment sur celles de Saint-Domingue (1). « Le
« soir, dit Barrère, les quatre Comités se sont mis en acti-
« vité. On a employé toute la séance de la vérification des
« pouvoirs à la discussion de ceux donnés aux députés de
« la colonie de Saint-Domingue. M. le marquis de Gouy
« d'Arsy, député de cette colonie, s'est présenté au Comité
« avec trois de ses collègues. Il a fait le rapport des
« intérêts de la colonie, de sa situation politique, de son
« administration abusive, de son désir d'être unie à la
« grande famille et de concourir comme la métropole à la
« constitution française. On ne peut rien ajouter à la ma-
« nière noble et énergique avec laquelle il a présenté les
« divers moyens qui devaient faire admettre la députation
« de Saint-Domingue dans l'Assemblée nationale. Après
« avoir rapporté les faits relatifs à l'annonce des Etats-
« Généraux de France dans la colonie par les arrêts du
« Conseil de 1788, il a développé les formes que les pro-
« priétaires planteurs ont suivies pour leur élection. Ils
« ont deviné, en quelque sorte, dès le 8 janvier dernier,
« celles que le Conseil du roi ne prescrivait en France que
ce le 24 du même mois. Le défaut de lettres de convoca-
« tion est la seule objection qui se présente contre eux,
« mais cette émanation du pouvoir exécutif n'est qu'une
(1) Journal de Duquesnoy (19 juin), 1, 110; Barrère, Point du Jour,
tome I, 2e partie, n° 3, p. 19.

230
SAINT-DOMINGUE
« formalité dont l'inobservation ne peut faire perdre à une
« grande province placée au delà des mers des droits natu-
« rels inaliénables, imprescriptibles et fondés sur les
« mêmes lois que ceux de provinces continentales. Le
« Vivarais, oublié dans les convocations de 1614, ses
« représentants, ne furent pas moins reçus aux Etats-Géné-
« raux.
« La colonie de Saint-Domingue, française d'origine,
« française d'adoption, française par l'administration et
« par les tributs dont elle grossit les trésors de la mère
« patrie, doit être reçue à développer ses grands intérêts
« dans la plus grande assemblée qu'ait jamais eue la mo-
« narchie française. Si le droit naturel n'était pas consulté
« dans le siècle des lumières, le droit poli tique et ce qu'on
« appelle la raison d'Etat devraient faire admettre cette
« députation coloniale. On sait ce qu'il en a coûté à l'An-
« gleterre de discuter celte question les armes à la main
« plutôt qu'avec les lois invariables de la raison et de
« l'équité naturelle. » A la suite de ce discours, dont
Barrère, membre du Comité de vérification, a été l'un des
auditeurs, le Comité « nomma un rapporteur pour rendre
« compte des moyens de fait et de droit à l'Assem-
« blée (1) ».
Ce rapport eût-il été favorable, si les circonstances
fussent restées normales? On peut en douter. Mais un
événement imprévu permit aux députés de Saint-Domingue
de conquérir l'adhésion de l'unanimité des représentants du
tiers-état. Le 20 juin, 8 des membres de la députation
dominicaine prirent la résolution, hardie dans ce moment
de crise, de se joindre aux Communes. Pendant que les
(1) Le Point du Jour, tome 1er, 2e partie, n° 3, pp. 17 et 18.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
231
députés du tiers prêtaient dans la salle du Jeu de Paume le
serment solennel « de ne jamais se séparer... jusqu'à ce que
« la constitution du royaume fût établie », après la prestation
du serment du président et du secrétaire, d'après Barrère(l),
au moment de la rédaction du procès-verbal, d'après
Duquesnoy (2), 7 représentants de Saint-Domingue à
savoir : Gouy d'Arsy, Reynaud, Rouvray, Bodkin Fitz-
Gerald, Larchevêque-Thibaut, Thébaudières et Perrigny,
« se présentèrent pour demander la permission de s'unir
« provisoirement à la nation en prêtant le même ser-
« ment (3) ». Le rapport du Comité de vérification fut
favorable à cette demande d'admission provisoire et immé-
diatement l'assemblée admit ces conclusions. Les députés
de Saint-Domingue furent autorisés à prêter serment et à
signer. Au milieu des applaudissements, Gouy d'Arsy prit
la parole pour remercier les Communes. « La colonie, dit-il
« en terminant, était bien jeune quand elle s'est donnée à
« Louis XIV. Aujourd'hui, plus brillante et plus riche, elle
« se donne à la nation. Elle se met sous la protection de
« l'Assemblée nationale,et déclare qu'elle s'appellera désor-
« mais Colonie nationale (4). » Puis, en homme dont
l'enthousiasme ne troublait pas l'esprit pratique, il s'em-
pressa de distribuer aux membres du tiers un mémoire
justificatif intitulé : Précis de la position actuelle de la depu-
tation de Saint-Domingue aux Etats-Générauxoù il
présentait sous le jour le plus favorable les démarches de ses
(1) Le récit de Barrère est le plus circonstancié à cet égard, Point du Jour,
tome Ier, 2e partie, n° 4, p. 24. — (2) Journal de Duquesnoy, I, 114. —
(3) Récit de Barrère.—(4) Même récit, Duquesnoy, I, 114, donne pour le petit
discours de Gouy d'Arsy un texte identique dans le fond, un peu différent
dans la forme, de celui de Barrère. — Relation des évén. (adressée à
à Puységur, 20 juin), pp. A. Brette, Rév. fr., XXIII, 340.

232
SAINT-DOMINGUE
mandataires et de la représentation coloniale (1). L'adhésion
du comte de Magallon au serment du Jeu de Paume eut
lieu le 22 juin (2). Ainsi se trouva porté à 8 le nombre des
députés de la colonie qui avaient embrassé résolument la
cause du tiers. Deux autres représentants de Saint-Domin-
gue, qui s'étaient présentés aux Etats le 8 et le 13 juin, à
savoir le comte de Villeblahche et le chevalier de Dougé,
se tinrent à l'écart, bien qu'à ce moment ils résidassent à
Versailles, l'un rue et hôtel de la Surintendance, l'autre à
l'hôtel des Ambassadeurs, rue de la Chancellerie, n° 15 (3).
La conduite des 8 membres de la députation de Saint-
Domingue n'eut rien, semble-t-il,d'un acte spontané. Ce fut
un coup d'audace,probablement inspiré par Gouy d'Arsy,
le plus remuant des représentants coloniaux. Il joua har-
diment une partie qui pouvait être dangereuse, mais il
comptait bien qu'en cas de succès la cause de la repré-
sentation coloniale serait gagnée. Ceux qui, en dépit de
leurs origines aristocratiques, n'avaient pas craint de par-
tager les dangers du tiers-état devaient suivre sa fortune.
Les députés de Saint-Domingue s'étaient jetés dans la
mêlée. Qu'importaient les motifs intéressés de leur con-
duite,? Compagnons des députés des Communes au jour du
péril, ils allaient comme eux profiter de la victoire.
(1) Le texte du Précis (imprimé, in-8°, 16 p., daté de Versailles le
20 juin 1789), se trouve à la Bibl. Nat., Lb. 39 | 1850. — Autres récits
plus secs de l'incident de la séance du 20 juin relatif aux députés de Saint-
Domingue, Journal de Jallet, p. 95. —Procès-verbal de l'Ass. Nat., n° 3,
pp. 12 et 13. — Arch. Part. (d'après le Moniteur), VIII, 138. —Mém. de
Bailly, I, 193.— (2) Suite du Procès-v. de l'Ass. Nat., n° 4 (22 juin). —
(3) Les légendes relatives au serment du Jeu de Paume ont été détruites
par les recherches précises, d'A. Brette qui ont fixé toutes les circons-
tances de cet épisode célèbre et déterminé la liste exacte de tous les signa-
taires (Serment du Jeu de Paume, 1893, in-8° ; sur les députés de Saint-
Domingue, pp. XXIV, XXXV, LVII, LXII, LXXIV, 26, 28, 38.)

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
233
CHAPITRE XI
Les Derniers Débats et les Dernières
Polémiques au sujet de l'Admission
des Députés de Saint-Domingue.
Le Succès des Partisans de la
Représentation Coloniale.
(21 juin-7 juillet 1789).
Depuis la journée du 20 juin, la cause de la députation
coloniale auprès des représentants de la nation, dont elle
partagea la fortune, était gagnée en principe. Les députés de
Saint-Domingue restèrent en effet fidèles en majorité au
tiers-état. Ils se trouvaient aux côtés des députés de cet
ordre dans la fameuse séance royale du 23 juin (1), suivie à
bref délai de la réunion des autres ordres et de la constitu-
tion définitive des Etats-Généraux en Assemblée Nationale.
Dès le 26 juin, c'était un des membres du Comité colonial,
Moreau de Saint-Méry, qui venait, comme président et
orateur des électeurs de Paris, féliciter l'Assemblée d'un
événement aussi favorable aux intérêts de la nation (2) qu'à
ceux des colons, ses compatriotes. Déjà, la députation de
Saint-Domingue, escomptant son admission définitive, ne
cachait plus ses désirs de vengeance. Gouy d'Arsy, devenu
l'un des chefs du tiers à la séance du Jeu de Paume, où il
avait rédigé une adresse au roi aussi énergique que celle
de Chapelier (3),parlait « de dénoncer M.de La Luzerne (4)»,
(1) Journal de Jallet, p. 100 (23 juin). — (2) Mém. de Bailly, I, 236. —
Point du Jour, n° 9, pp. 54-55. — (3) Point du jour, n° 4, p. 25. — Arch.
Part., VIII, 140. —(4) Journal de Duquesnoy, I, 115 (21 juin).
16

234
SAINT-DOMINGUE
le ministre qui avait osé refuser son concours aux projets
des grands planteurs. On répandait le bruit de la disgrâce
de cet homme d'Etat et l'amitié de Necker (1) sauva seule
provisoirement le ministre de la marine des foudres du
bouillant marquis, qu'un journaliste satirique appelait
« d'Arsy l'accusatif (2) ».
Enfin,le 21 juillet,l'Assemblée Nationale, réunie à 10 heu-
res du matin, commença à délibérer sur l'admission des
députés de Saint-Domingue. « La grande affaire », comme
l'appelle Gaultier de Biauzat (3), fit l'objet d'un rapport,
dont la commission de vérification avait confié la rédaction
à l'avocat Prieur, député de Châlons-sur-Marne. Ce rapport
fut fort goûté, si l'on en croit Biauzat; et Mirabeau en fit
l'éloge aussi bien que la critique, lorsqu'il écrivit dans le
Courrier de Provence à ce sujet: « Le commissaire a, dans
un discours très soigné, plutôt plaidé les raisons des
représentants de Saint-Domingue, qu'il n'a rapporté leur
cause (4). » L'exposé de Prieur est résumé sèchement dans
le procès-verbal, de même que la discussion qui suivit,
mais les comptes-rendus du Mercure de France et surtout
du Point du Jour, ainsi que celui du Moniteur sont beau-
coup plus circonstanciés (5).
Le député de Châlons indiquait d'abord les arguments
sur lesquels les colons s'appuyaient pour réclamer des re-
(1) Ibid., I, 123. — A. Brette, la Séance royale du 23 juin, Rév. fr.,
XXII, 29. — (2) Mém. de Montlosier, II, 372 (d'après les Actes des Apô-
tres). — (3) Corresp. de Biauzat (29 juin), p.p. Fr. Mège, II, 146.
— (4) Mirabeau, Courrier de Provence (XIVe Lettre), I, 286.— (5) Suite
du Procès-verb. de l'Ass. Nat., n° 9, p. 5. —Mercure de France, 1789,
n° 27 (4 juillet),.p. 52. — Point du jour, n° X, pp. 62 et suiv. — Compte-
rendu (postérieur) du Moniteur, I, 45-47 ; — Arch. Part., VIII, 164. —
Exposés plus sommaires de Biauzat (II, 146-147), de Jallet (p. 107),
de Duquesnoy (I, 159); de Bailly (I, 249).

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
235
présentants. Il remontait jusqu'aux origines de la colonie,
jusqu'à l'époque des flibustiers, montrait Saint-Domingue
se donnant à la France, « en retenant le droit de s'imposer et
de répartir l'impôt ». Il esquissait le tableau flatté des pro-
grès et du rôle de la reine de nos colonies, avec son étendue
de 200 lieues de tour, sa population de 40.000 blancs et
de 500.000 noirs, l'importance d'un commerce qui occupait
500 vaisseaux, 200.000 matelots, et qui mettait en circu-
lation 600 millions par an. Il évaluait, d'après Necker et
Barbé-Marbois, entre 5 et 6 millions le produit de l'impôt
versé annuellement depuis 1713 sous le nom d'octroi par la
colonie à la métropole. Saint-Domingue, disait-il, en s'appro-
priant les raisonnements des planteurs, « est susceptible
« d'un grand accroissement pour sa culture, son commerce
« et ses contributions, si les Etats-Généraux parviennent à
« lui donner une bonne constitution qui la délivre enfin du
« régime oppresseur qui enchaîne son industrie et porte le
« découragement dans l'âme des colons (1). » Le rapporteur,
invoquant également l'excuse que mettaient en avant les
grands planteurs pour pallier l'illégalité des opérations élec-
torales, estimait que l'arrêt du Conseil du 5 octobre 1788,
qui « assurait l'assemblée des Etats-Généraux à tous les
« peuples de la domination française », tenait lieu de lettres
spéciales de convocation. « L'oubli involontaire ou réfléchi
« de ces lettres pour cette colonie ne pouvait nuire à ses
« droits naturels (2). » Il rappelait sommairement et sans
mentionner l'irrégularité des opérations électorales, que les
colons avaient élu 37 députés, que 12 avaient été provisoi-
rement admis entre le 8 et le 20 juin, et que leur vœu « se
(1) Comptes-rendus de Barrère (Point du jour, n° X, p. 62) et du Moni-
teur, I, 52-54; — Arch. Part., VIII, 164. — (2) Compte-rendu de Barrère.

236
SAINT-DOMINGUE
bornait à être portés au nombre de 20 (1). » Trois questions
étaient donc soumises, concluait-il, au jugement de l'Assem-
blée Nationale : 1° faut-il admettre les représentants de la
colonie à titre définitif? 2° leur élection est-elle valide et
leurs pouvoirs sont-ils en bonne forme? 3° quel nombre de
députés doit-il être admis (2) ?
La commission de vérification avait été unanime sur la
première et la seconde. Elle avait admis sans opposition le
principe de la représentation coloniale qu'elle estimait con-
forme au droit naturel et aux maximes d'une saine poli-
tique. « Les planteurs de la colonie sont Français, disait
« le rapporteur; ils sont imposés par la France et ils défen-
« dent la colonie comme soldats nationaux. S'ils avaient été
« réunis par la France, conquis par elle ou acquis par des
« contrats (et il citait l'exemple de la Corse), ils auraient
« obtenu des représentants. Leur sort doit-il être plus
« rigoureux et leurs droits moins respectables, parce qu'ils
« se sont donnés à la France (3)? » La commission « n'avait
« pas cru devoir s'arrêter à une lettre du Ministre qui in-
« terdisait à la colonie d'assister aux Etats-Généraux actuels,
« tandis qu'on y donnait l'espérance qu'aux Etats-Généraux
« prochains elle pourrait être représentée (4). » Sur la
seconde question, la commission avait jugé à l'unanimité que
la nomination des députés était valable et leurs pouvoirs
suffisants, quoique les formes édictées dans le règlement
du 24 janvier n'y eussent pas été strictement observées.
Mais la troisième question relative à la fixation du nombre
des députés avait divisé les commissaires. On ne savait
(1) Compte-rendu du Moniteur. — (2) Compte-rendu de Barrère (Point
du jour, p. 63). — Mirabeau (Courrier, I, p. 287). — Moniteur, I, 52-
54; — Arch. Part., VIII, 164). — (3) Compte-rendu de Barrère. —
(4) Compte-rendu du Moniteur.


A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
237
quelle base adopter, « les provinces continentales ne pou-
vant fournir aucun objet de comparaison ». Deux avis avaient
été soutenus. Le premier, auquel semblait se rallier le rap-
porteur, accordait à Saint-Domingue 20 députés, en raison
de l'importance de cette île, de sa population, de sa richesse,
de son rôle dans l'économie nationale, de l'énormité des
taxes (60 millions d'impôts directs et indirects) que les
colons payaient. « Le Dauphiné, qui ne paie que 5 millions,
disait-il, n'a-t-il pas 24 députés (1) ? » Une partie des com-
missaires s'était ralliée à un autre avis, celui de n'admettre
que 12 députés, parce que les blancs, au nombre de 40.000
seulement, ne formaient qu'un seul ordre et ne pouvaient
avoir la prétention de représenter les noirs. Le Comité de
vérification s'était partagé à ce sujet en deux fractions éga-
les : 18 commissaires, parmi lesquels le rapporteur, avaient
opiné pour l'admission de 20 députés, et les 18 autres pour
l'admission de 12 seulement (2). « Mais les uns et les autres
« bornaient cette solution à la tenue actuelle des Etats-Gé-
« néraux, sauf à traiter le fond de la question sous tous les
«. rapports, dans le cours de la session. »
La discussion s'engagea aussitôt sur ce rapport. Qua-
torze députés y prirent part, dont neuf se montrèrent for-
mellement favorables aux représentants des colons, tandis
que les autres formulaient des réserves. Le marquis Brû-
lart de Genlis de Sillery, député de la noblesse de Reims,
qui avait des intérêts dans la colonie, regretta de ne pou-
voir qu'effleurer le sujet et de n'être muni que de pouvoirs
limités. Il donna quelques « notes sur les finances » de
(1) Comptes-rendus de Barrère et du Moniteur. — (2) Comptes-rendus
de Barrère (Point du jour, p. 63); du Moniteur; — Arch. Parl., VIII, 165.
—Mercure de France, n° 27, p. 52. — Suite du Procès-verb., n° 9, p. 5.

238
SAINT-DOMINGUE
l'île, déclara qu'il ne pouvait concevoir « les raisons qu'on
« apportait de priver une colonie aussi florissante d'être
« représentée », affirma qu'il était temps de mettre fin aux
intrigues et de donner la liberté à une possession qui depuis
si longtemps gémissait dans « une anarchie destructive ».
« Tout doit entrer dans l'ordre dans cette auguste assemblée,
« dit-il, tout régime destructeur doit cesser, et l'empire de
« la raison et des lois doit commencer pour cette colonie.
« Si le Parlement britannique eût admis les députés des
« colonies dans son sein, l'Amérique serait encore anglaise.
« Quant au nombre, je pense que 20 députés établiront
« mieux la confiance et rallieront plus fortement la colonie et
« la métropole (1). » Un négociant de Lorient, Delaville-
Leroux, député du tiers de la sénéchaussée d'Hennebont,
soutint la même thèse. Il conclut à la nécessité d'admettre
les représentants de Saint-Domingue « et d'adopter le plus
« grand nombre », parce qu'à « une distance immense, il
« était important de s'attacher cette colonie par des liens
« inséparables ». Le chiffre de 20 ne devait être qu'un mi-
nimum. Toutefois, il estimait « qu'on ne pouvait se dis-
« penser de se munir de l'autorité royale (2) ».
L'avocat Bouche, député de la sénéchaussée d'Aix-en-Pro-
vence, rappela « les injustices et les vexations » dont les
colons étaient victimes depuis longtemps, attaqua le régime
prohibitif qui valait aux planteurs de payer la farine 80 à 90 fr.
le baril, alors qu'avec la libre importation ils ne l'auraient
payé que 45 fr., vanta les 100 millions de revenus de la
colonie et présenta un plan de réformes. Ce plan compor-
(1) Comptes-rendus de Barrère (Point du jour, p. 64), et du Moni-
teur;— Arch. Parl., VIII, 164. — (2) Barrère ne mentionne pas ce dis-
cours; le
Moniteur seul l'analyse (ibid., VIII, 164).

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
239
tait la substitution du nom de « province, île ou possession
franco-américaine », à celui de colonie ; la convocation des
colons en assemblées électorales comme en France ; l'en-
quête au sujet des plaintes formulées contre les administra-
teurs ; la révision des lois prohibitives; la vérification du
tableau des impôts directs et indirects. Quant à la députa-
tion, elle devait comprendre 25 membres, si l'on admettait
que les blancs fussent admis à représenter 500.000 nègres,
et être réduite à 2 membres, si les 40.000 blancs seuls
pouvaient être représentés. A titre transactionnel, en raison
de l'étendue,du commerce et de l'importance de la colonie,
Bouche proposait d'admettre 10 députés (1).
L'archevêque de Bordeaux, Champion de Cicé, suggéra
qu'on pourrait accorder l'admission de 12 députés titulai-
res et de 8 suppléants (2). Le comte Stanislas de Clermont-
Tonnerre se borna à lire l'article du cahier de la noblesse
de Paris qui stipulait l'assimilation des colonies aux pro-
vinces françaises. Target fit connaître le vœu du cahier
du tiers-état de la banlieue parisienne sur ce même sujet et
conclut à ce que les députés de Saint-Domingue ne « fussent
admis que « provisoirement ». Legrand, avocat du roi au
bailliage de Châteauroux et député du tiers-état du Berry,
ayant objecté que, si l'on admettait 20 représentants pour
Saint-Domingue, il faudrait concéder 200 mandataires aux
colonies, un député du Labourd, Garat aîné ou cadet, riposta
« que celte inégalité de représentation ne devait pas arrêter
« l'assemblée (3) ». D'autres membres de la Constituante,
surtout préoccupés du sort des noirs, parurent décidés à
(1) Ce discours est analysé par Barrère (ibid., p.64) et par le Moniteur ;
— Arch. Parl., VIII, 164. — (2) Mêmes sources. — (3) Compte-rendu du
Moniteur.

240
SAINT-DOMINGUE
n'admettre qu'une représentation limitée, uniquement pro-
portionnée au nombre des blancs. L'avocat-professeur Lan-
juinais, député de la sénéchaussée de Rennes, se fit leur
« interprète,reprit les arguments de Brissot et déclara que
« les esclaves ne pouvaient être représentés par leurs
« maîtres (1) ». Enfin, Gouy d'Arsy, prenant la parole, pré-
senta quelques observations sur un ton modeste qui ne lui
était pas habituel. « Ce n'est pas par ambition,insinua-t-il,
« que la colonie a nommé 30 députés et en a envoyé 20.
« Elle n'a eu d'autre vue que de coopérer au bien général,
« que d'apporter des lumières sur des choses inconnues
« dans la métropole; la culture, les mœurs, les richesses,
« tout y est d'une nature différente. » Un des membres de
l'assemblée avait demandé si la députation de Saint-Do-
mingue ne comprenait que des propriétaires planteurs.
Gouy d'Arsy répondait que, parmi les députés, il y avait
deux négociants. Il réfutait enfin l'objection de Legrand.
« Le nombre de 20 représentants pour Saint-Domingue n'a
« rien d'excessif, disait le commissaire du Comité colonial.
« La population de cette colonie, ses richesses pour la ba-
« lance du commerce et ses impôts indirects et directs excé-
« dant de plus de moitié les autres colonies ». La représen-
tation de toutes les possessions coloniales françaises n'at-
teindrait jamais au chiffre de 200 membres ; elle pourrait
être limitée à 40 députés au plus, y compris ceux de Saint-
Domingue (2).
La discussion se termina par deux votes sur les premières
questions. L'Assemblée décida à l'unanimité qu'elle admet-
(1) Comptes-reudus de Barrère (pp.64-65) et du Moniteur ; — Arch.
Parl. VIII,404-163.—(2) Compte-rendu du Moniteur, le plus détaillé; vient
ensuite celui de Barrère.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
241
trait les représentants des colonies. Elle adopta aussi les
conclusions de la commission sur la validité de l'élection et
des pouvoirs des députés de Saint-Domingue (1). « La
« reconnaissance ne permit pas d'examiner si les pouvoirs
« de ces députés étaient bien en règle, dit un témoin de ces
« événements, Destutt de Tracy, membre de la Consti-
« tuante... On les crut patriotes ; tout fut dit. On se borna
« à en diminuer le nombre (2). » Biauzat, Duquesnoy,
l'abbé Jallet apportent un témoignage semblable, d'où il
résulte qu'aucune contestation ne fut soulevée à ce sujet (3).
Il était trois heures du soir ; le président venait de déclarer
« la séance toujours tenante et de renvoyer à 5 heures l'ap-
« pel des votants sur le nombre des députés de Saint-
« Domingue » qu'il « conviendrait d'admettre. Beaucoup
« de députés allèrent dîner(4) ». A leur retour, on annonça
l'arrivée de la minorité du clergé et de la noblesse, qui, sur
l'ordre formel du roi, venait se réunir au tiers-état, et
cet incident célèbre détermina l'Assemblée à renvoyer au
mardi suivant la décision relative au nombre des députés
de Saint-Domingue. « L'on s'occupera aussi sans doute, »
ajoutait le Point du Jour, « de celle qui est relative à l'au-
« torisation royale sur l'admission des députés nommés
« sans lettres de convocation préalable (5) ».
Cet intervalle devait permettre aux adversaires des grands
planteurs de livrer un nouvel assaut contre la représentation
de Saint-Domingue. L'entraînement des séances publiques
(1) Suite du Procès-verbal de l'Ass. nat., n° IX, p. 5, et autres sources
citées ci-dessus. — (2) Opinion de D. Tracy sur les affaires de Saint-
Domingue,
sept. 1791, p. 6. — (3) Biauzat, II, 146; Jallet, 107; Du-
quesnoy,
I, 159; Bailly, I, 249. — (4) Journal de Jallet, p. 107. —
(5) Suite du Procès-verbal de l'Ass. Nat., n° IX, p. 5; Mercure de France,

n° XXVII.— Comptes-rendus de Barrère (Point du Jour, (65); du Moniteur ;
— Arch. Parl., VIII, 165; Biauzat, II, 147; Jallet, p. 107; Bailly, 249.

242
SAINT-DOMÏNGUE
avait déterminé l'Assemblée à adopter le principe de l'ad-
mission des représentants coloniaux. Mais, quand la
question eut été discutée par les meilleurs publicistes, un
certain nombre de députés estimèrent, comme le sage
Duquesnoy, qu'on avait « décidé avec une légèreté naïve
« l'admission de la deputation de Saint-Domingue ». Cette
admission soulevait des problèmes que ce prudent obser-
vateur énumère : « Sans qu'il soit dans les principes
« d'exclure (cette députation), dit-il, j'aurais voulu voir
« discuter cette question sous son vrai rapport, c'est-à-
« dire examiner s'il est intéressant pour la colonie de Saint-
« Domingue et pour la métropole qu'elles soient ensemble
« en rapport provincial plutôt qu'en rapport colonial, ou s'il
« n'y a pas un moyen terme qui tient des deux. J'avoue
« que j'ai vu avec peine que, de tant de gens éclairés,
« aucun n'ait saisi ce fil qui pouvait conduire à une décision
« certaine. L'éloignement que j'ai pour parler en public
« m'a empêché de discuter cette question et de faire ces
« observations qui peut-être auraient frappé. » Et il ajoute :
« A mon avis, nous n'avons ni sur la population, ni sur les
« contributions, ni sur la qualité des représentants et de
« leurs droits, des renseignements assez certains pour
« prendre une détermination... Il est assez frappant que
« parmi les députés il n'y ait que des propriétaires planteurs
« résidant en France... Enfin c'est encore une grande
« question dans le droit de savoir quelle doit être l'influence
« de l'autorité royale sur cette représentation et si la sanc-
« tion du roi est nécessaire pour confirmer notre détermi-
« nation (1). » Barrère, dans le Point du Jour, estime
qu' « avant de porter à l'Assemblée Nationale cette question
(1) Journal d'A. Duquesnoy, I, 159.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
243
« du droit public, la plus importante qui puisse s'élever
« dans un grand Empire, il serait à désirer que le nom de
« province remplaçât celui de colonie (1) », en d'autres
termes que les colonies fussent assimilées aux provinces
métropolitaines. Cette proposition n'était rien moins que
la négation de tout l'ancien système colonial.
Gorsas, dans le Journal de Versailles, formulait une série
d'observations plus réfléchies encore. Il critiquait la préci-
pitation et le peu d'étendue de la discussion du 27 : « Peut-
« être, disait-il, vu l'importance de la matière, s'attendait-on
« à un examen plus approfondi. Ce n'est pas que nous ne
« rendions justice au jugement de l'Assemblée, mais, dans
« des matières de politique aussi graves, la réflexion
la
« plus mûre doit toujours préparer les résolutions. »
Il remarquait avec raison que la deputation de Saint-
Domingue ne représentait qu'une minorité aristocratique :
« On n'a admis, écrivait-il, pour électeurs et éligibles que
« des propriétaires-planteurs, ayant les premiers 25 et les
« second 50 têtes de nègres. Ainsi, on admet des représen-
« tants d'une colonie en proportion du nombre des esclaves
« qu'ils enchaînent... Ainsi, on n'admet que des proprié-
« taires pour députés d'Amérique, tandis que les députés
« des bailliages de France ont le plus grand intérêt de s'é-
« lever contre ce principe qui n'y a pas été suivi. Ainsi, on
« n'a élu personne dans la classe précieuse des négociants
« et des marchands, qui assurent concurremment avec les
« planteurs la prospérité de la colonie (2). »
La critique de Mirabeau, plus sévère et plus pénétrante que
les autres, eut un grand retentissement.Dans sa XIVe Let-
(1) Point du jour, n° III (21 juin), p. 18. — (2) Journal de Versailles,
n° 8 (1er juillet), tome Ier, p. 55.

244
SAINT-DOMINGUE
tre à ses Commettans il qualifie ainsi la séance du 27 juin :
« Les débats m'ont paru superficiels, vides de choses, étran-
« gers à la question du moment, et tout à fait indignes d' un
« si beau sujet. Je dirai seulement que des trois questions
« qui ont été soumises au jugement de l'Assemblée Natio-
« nale, pas une n'a été effleurée. » D'abord, le principe de
la représentation coloniale ne lui semble pas hors de dis-
cussion. « Cependant, les colonies n'ont jamais assisté par
« représentants aux Etats-Généraux ; elles n'y devaient donc
« paraître que sous la convocation du roi; or, les députés
« paraissent contre cette convocation et malgré les ordres
« du roi ; ce n'est pas là sans doute une raison pour les
« exclure, mais c'en est une invincible pour qu'ils ne puis-
« sent être admis qu'en vertu d'un acte du pouvoir législa-
« tif, lequel a incontestablement besoin de la sanction du
« roi. » Outre cette question délicate de droit constitution-
nel, l'admission des députés de Saint-Domingue met en
cause d'autres problèmes difficiles de droit électoral :
« Une députation peut-elle être admise, disait le redoutable
« polémiste, lorsque ses membres ont été nommés sans
« lettres de convocation préalable? » Il raillait de nouveau
la prétention des colons à proportionner le nombre de leurs
représentants à la population, à la richesse et aux rapports
commerciaux de la colonie : « Ce sont généralités vides de
principes et de sens ». On a vanté « les 600 millions mis
« en circulation par le commerce de Saint-Domingue, les
« 500 vaisseaux, les 20.000 matelots qu'elle occupe. Ainsi,
« l'on n'a même pas daigné se souvenir qu'il était démontré
« aujourd'hui que les résultats des prétendues balances du
« commerce étaient entièrement fautifs et insignifiants ; que
« les colonies, fussent-elles d'une utilité aussi incontestable

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
245
« que l'ont nié et que le nient les meilleurs esprits, les tètes
« les plus fortes qui se soient occupées de ces matières, il
« était impossible de concevoir pourquoi elles réclameraient
« d'autres principes pour la proportion de leurs représen-
« tants que ceux qui ont servi à la fixation de cette pro-
« portion dans toutes les provinces du royaume. En effet,
« je supplie MM. les disertsproclamateurs des 600 millions
« mis dans la circulation par le commerce de cette colonie,
« je les supplie de me dire s'ils ont calculé la quantité de
« millions que met en circulation la manufacture appelée
« le labourage par exemple, et pourquoi, d'après leurs
« principes, ils ne réclament pas pour les laboureurs un
« nombre de représentants proportionné à cette circulation.
« Je les supplie de me dire pourquoi, dans leurs principes,
« Nantes, Bordeaux, Marseille ne demanderaient pas à fixer
« le nombre de leurs députés, d'après les millions sans
« nombre que leur commerce met dans la circulation. Je les
« supplie de me dire pourquoi, dans leurs principes, Paris
« qui n'est point, qui ne peut pas être, qui ne sera jamais
« une ville de commerce, a 40 députés ». Et il concluait par
cette réserve grosse de menaces pour la députation de Saint-
Domingue : « Réservons le développement de toutes ces
« raisons et de cent autres qu'apercevront assez ceux qui
« sentent le besoin de réfléchir avant de parler, réservons-
« les pour le moment du débat, car je ne puis croire que
« l'Assemblée Nationale permette qu'une pareille question
« ait été profanée à ce point, et qu'une décision aussi im-
« portante soit prise avec légèreté (1). »
La Société des Amis des Noirs, de son côté, lançait dans
la mêlée ses deux grands publicistes, Condorcet et Brissot.
(1) Mirabeau, Courrier de Provence (XIVe Lettre), tome Ier, pp. 287-290.

246
SAINT-DOMINGUE
Le premier faisait paraître un écrit incisif dans sa brièveté
sur l'admission des députés des planteurs de Saint-Domin-
gue dans l'Assemblée nationale. Il y combattait cette
admission au nom du droit naturel, des principes de liberté,
de raison et de justice méconnus par les planteurs. En
regard de la profession de foi du député d'une nation libre,
il plaçait la profession de foi d'un colon, et montrait, dans
les députés de Saint-Domingue, les défenseurs de l'escla-
vage, les violateurs de la dignité humaine, les conserva-
teurs « du despotisme asiatique » . Leur intérêt était leur
unique loi à laquelle ils sacrifiaient la liberté et l'équité.
« On serait tenté, disait-il
dans
une argumentation
« rigoureuse, de désirer une loi qui exclut à l'avenir, de
« l'Assemblée nationale, tout
homme qui, ayant des
« esclaves ou se trouvant le mari d'une femme qui en
« possède, est intéressé à soutenir des principes contraires
« aux droits naturels des hommes, seul but de toute asso-
ciation politique... Il est constant que toute classe
« d'hommes professant nécessairement des principes con-
« traires au droit naturel doit être privée de l'exercice du
« droit de cité. » Après ce premier argument tiré des prin-
cipes abstraits, Condorcet en invoque un autre de même
nature. Si l'on revendique, en faveur de la représenta-
tion coloniale, le « droit qu'a tout homme de n'être soumis
« qu'aux lois, à la formation desquelles il a contribué », il
répond que « tout homme qui viole dans l'instant même
« un des droits naturels de l'humanité perd celui d'invo-
« quer ce droit en sa faveur ». Les planteurs ne sauraient
revendiquer le droit de représentation, tant qu'ils maintien-
dront l'esclavage. D'autre part, « il est absurde que ces
« planteurs croient pouvoir représenter leurs esclaves, et

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
247
« veuillent proportionner le nombre de leurs députés à celui
« de leurs esclaves... Qui pourrait admettre l'idée scan-
« daleuse de représenter ceux que l'on opprime? Dira-t-
« on que la deputation de Saint-Domingue doit être admise
« pour représenter les blancs et défendre leurs intérêts?
« Mais est-il juste d'admettre l'avocat d'une seule partie ;
« et si l'on doit accorder séance et suffrage aux députés du
« corps des planteurs pour défendre un intérêt d'argent, ne
« doit-on pas donner aussi suffrage et séance aux députés
« des noirs, pour défendre les droits sacrés du genre
« humain? ». Le polémiste n'avait pas d'ailleurs de peine à
démontrer que la requête de la députation de Saint-Domin-
gue était mal fondée dans le fait comme en théorie. Les
blancs sont en trop petit nombre pour qu'on puisse leur
donner au delà de 1 ou 2 députés au lieu des 21 qu'ils
demandent. Est-il juste d'admettre comme représentants
d'un pays « des députés qui n'ont été élus que par une
partie des citoyens de ce pays »? Comme Mirabeau,
Condorcet déclare que toutes « les phrases sur l'importance
« des colonies ne font rien à la question : 1° parce que l'on
« sait à quoi se réduit cette importance qu'ils exagèrent
« d'une manière si ridicule ; 2° parce que. c'est une question
« de droit public, » qu'on discute, « et que, dans les questions
« de droit public, les sacs d'argent ne peuvent faire pen-
« cher la balance ». Il terminait enfin cette philippique, d'où
se dégageait nettement l'impossibilité d'admettre les dépu-
tés des planteurs, en s'écriant qu'ils pouvaient sans doute
« parler de leurs intérêts, mais que dans leur bouche le
« mot sacré de droits était un blasphème contre la rai-
« son (1) ».
(1) Sur l'admission des députés des planteurs de Saint-Domingue

248
SAINT-DOMINGUE
Plus étendue que le pamphlet de Condorcet, moins
rigoureuse dans ses conclusions, la brochure de Brissot
intitulée Réflexions sur l'admission aux Etats-Généraux
des députés de Saint-Domingue élucidait complètement la
question de la représentation coloniale, démasquait les
vices de l'élection des députés des planteurs, et met-
tait à nu la faiblesse de leurs arguments. L'écrit de
Condorcet était l'œuvre d'un philosophe logicien, celui de
Brissot portait la marque de la souplesse d'idées, de la
variété de ressources, de la facilité d'assimilation propres
à un grand journaliste formé par un apprentissage de dix
ans à travers le monde civilisé. Son travail fut plus remar-
qué que l'opuscule de Condorcet et les adversaires du fon-
dateur de la Société des Amis des Noirs, tels que Moreau
Saint-Méry, lui attribuèrent une influence plus durable et
plus profonde (1).
Brissot remarquait que l'admission provisoire des députés
de Saint-Domingue résultait d'une surprise, « Ils ont pro-
« fité d'un moment d'alarme où les membres de l'Assemblée
« Nationale étaient disposés à ne voir en eux que de bons
« citoyens qui venaient courageusement se dévouer au
« danger, que des représentants d'une colonie gémissant
« sous ce despotisme ministériel dont ils redoutaient eux-
« mêmes les attentats. » Puis, rappelant le texte de la
14e Lettre de Mirabeau à ses commettants, il observe qu'on
a eu raison de renvoyer la décision finale à une nouvelle
séance. Il estime que, pour statuer sur l'admission défini-
tive, il faut écarter les raisons de fait. Or, les principes
s'opposent aux prétentions des planteurs. Le droit qu'ils
dans l'Assemblée nationale, 1789, Œuvres de Condorcet, IX, 479, 485,
éd. Arago.
(1) Moreau de Saint-Méry, Considér., p.5.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
249
invoquent, à juste titre, d'être, comme tous les Français,
consultés sur les taxes et sur l'administration qu'on leur
impose, n'implique pas nécessairement celui de députer
aux Etats-Généraux. Il est impossible d'assimiler une
colonie comme Saint-Domingue à une province de la
métropole. La colonie est éloignée de 1500 lieues ; sa dépu-
tation ne pourrait être qu'irrégulière ; elle est étrangère aux
intérêts et aux besoins de la France; elle représentera des
blancs qui n'ont pas les mœurs pures de la liberté, mais
qui, en vivant parmi les esclaves, ont pris « des habitudes
« de corruption et de despotisme ». Elle sera au service
d'intérêts contradictoires avec ceux de la métropole, où le
pacte colonial, ce « contrat d'esclavage » économique, est
considéré comme une institution tutélaire, tandis que la
colonie le regarde comme une forme intolérable de tyran-
nie. L'autonomie avec une Assemblée générale pour l'en-
semble des colonies et des Assemblées provinciales pour
chacune d'elles vaudrait mieux que l'octroi d'une représen-
tation aux Etats-Généraux. Des agents de ces assemblées
régleraient d'accord avec l'Assemblée nationale les rapports
entre la métropole et ses possessions extérieures. C'est le
système anglais, et Adam Smith en a reconnu les avan-
tages. Les planteurs allèguent les principes du droit naturel
pour demander à être admis à l'Assemblée, à défaut de la
convocation qui ne leur a pas été adressée. Ils sont fondés,
disent-ils, à défendre leurs intérêts et à s'opposer à toute
lésion de ces intérêts. Mais les nègres ne sont-ils pas de
leur côté intéressés à protester contre l'admission des
députés des colons? Les députés des planteurs n'ont-ils pas
été élus sans leur consentement? Ces députés seront donc
à la fois leurs juges et leurs maîtres. Les blancs peuvent
17

250
SAINT-DOMINGUE
accuser le despotisme des intendants; pourquoi les noirs
n'accuseraient-ils pas la tyrannie des blancs?
Les colons ont invoqué le droit naturel pour s'assembler
et pour élire des députés. Les noirs, qui sont des hommes
comme eux, ne pourraient-ils se réclamer de ce même
droit ? La Société des Amis des Noirs a le devoir de prendre
leur défense et de faire valoir au nom du « droit naturel »
les prérogatives des opprimés. Il est vrai que les planteurs
se disent les représentants non seulement des blancs, mais
encore des noirs. Ainsi, s'écrie Brissot, ces délégués exclu-
sifs de la classe des blancs, « pour prix de la captivité
« rigoureuse dans laquelle ils tiennent 500.000 hommes,
« demandent » leur admission « dans le Sénat d'un peuple
« libre et qui veut former une constitution libre »! Le
polémiste examine ensuite la question des vices de forme
qui rendent irrégulière l'élection des députés de Saint-
Domingue. Il montre, par une argumentation irréfutable,
que la colonie n'a pas été convoquée en vertu de lettres
du roi ; que les élections sont entachées de nullité, parce que
les assemblées électorales n'ont été formées que d'une
minorité infime (1/4 à peine) des hommes libres, et qu'on
a exclu de la députation les 9/10 du corps électoral. En fait
comme en droit, il semble que les députés des planteurs
ne puissent être admis à l'Assemblée. Mais Brissot, moins
rigoureux que Condorcet, ne conclut pas à leur exclusion
d'une manière absolue.Il suggère aux Etats-Généraux deux
solutions. La première consisterait à ordonner une nouvelle
élection et, en attendant, à conserver quelques-uns des
députés actuels. Dans la seconde, il suffirait, sans convo-
quer le corps électoral de Saint-Domingue, de réduire la
députation à des proportions équitables. S'il est juste que

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
251
les colons victimes de la tyrannie soient représentés aux
Etats, il ne l'est pas qu'ils le soient en trop grand nombre.
Ils pourraient dans ce cas porter préjudice à la cause des
noirs qui est aussi légitime que la leur. Il y a plus : Si
l'on admettait 30 députés de Saint-Domingue, ce serait
peut-être ajouter « au parti de l'aristocratie 30 partisans
nouveaux ». C'est pourquoi, si l'on prend pour base le
chiffre réel de la population blanche,les planteurs qui dans
leur Précis prétendent avoir droit à 40 députés, parce que
leur île contient 10 sénéchaussées, ne peuvent réclamer
qu'1 député et non les 30 qu'ils ont nommés. Mirabeau a
montré que toute autre base de représentation était illusoire.
Il a prouvé en particulier que le chiffre fantaisiste de
600 millions versés dans le commerce par Saint-Domingue,
qui a produit un si grand effet sur l'Assemblée Nationale,
ne saurait être invoqué pour assurer à cette colonie une
représentation supérieure en nombre à celles de nos villes
commerçantes. D'après le raisonnement des planteurs,
Paris devrait avoir des centaines de députés, ajoute Brissot,
puisque l'agiotage a fait circuler « des milliards accumulés
dans son sein ». Le règlement du 24 janvier n'a admis pour
le royaume que le chiffre de la population pour fixer la
quotité des députations. On ne peut faire d'exception pour
Saint-Domingue. Ce serait une injustice pour les autres
provinces françaises, d'autant plus que cette indulgence
profiterait a des députés irrégulièrement élus, dépourvus
de pouvoirs suffisants et dont le vote pourrait cependant
peser d'un grand poids sur les décisions de l'Assemblée
Nationale (l).Telles étaient les deux opinions soutenues par
(l) Réflexions sur l'admission aux Etats Généraux des députés de Saint-
Domingue, 1789, in-8°, 36 p. Bibl. Nat., Lk. 39 | 1851.

252
SAINT-DOMINGUE
la Société des Amis des Noirs. L'une, plus radicale, celle
de Condorcet, concluait à l'exclusion des représentants des
colons. L'autre, plus modérée, celle de Brissot, réduisait la
représentation coloniale à des proportions infimes.
L'avis de Mirabeau représentait surtout le point de vue
despolitiques, ceux de Brissot et de Condorcet les sentiments
des philanthropes. Une autre opposition se fit jour à ce
moment: celle des planteurs,d'opinion conservatrice, qui,
préoccupés de la légalité et soucieux de ménager l'adminis-
tration royale, blâmaient la précipitation aveugle qu'avait
montrée le Comité colonial. D'après Duquesnoy, on avait
reçu « des réclamations de plusieurs parties de Saint-Do-
mingue » contre l'œuvre de ce Comité (1). Ces réclama-
tions, assure l'abbé Grégoire, provenaient d' « un grand
nombre de colons blancs (2) », et non, comme le prétendait
Gouy d'Arsy, « de quelques colons isolés soulevés peut-être
par le ministre (3) «. La protestation la plus significative
fut transmise à l'Assemblée Nationale par un groupement
dont l'existence officielle ne date que du 20 août 1789 (4),
mais dont les éléments étaient déjà rassemblés dès la fin de
juin (5). C'était la Société Correspondante des Colons fran-
çais, plus connue sous le nom de club Massiac. Elle se réu-
nissait en effet à l'hôtel du marquis Mordant de Massiac,
situé place des Victoires,n° 13,à Paris, et elle comprit bien-
tôt jusqu'à 435 membres (6). Ces planteurs appartenaient à
l'opinion ultra-modérée. Ils eurent pour président le mar-
quis de Galliffet, l'un des plus grands propriétaires de Saint-
(1) Journal de Duquesnoy, I, 158. — (2) Grégoire, Mém. en fav. des
hommes de couleur, 1789, p. 36.— (3) Dénonc. contre La Luzerne, 1790,
précitée. — (4) Papiers du club Massiac, 1789, Arch. nat., D. XXV, 85.
— (5) Liste des membres de la société Massiac (comptes du Trésorier), 1789,

ibid., D. XXV, 85. — (6) Ibid.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
253
Domingue, où il avait 3 sucreries et 2 caféteries d'une valeur
d'environ 3.700.000 fr., mais dont la résidence habituelle
était l'hôtel situé rue du Bac, n° 95. Parmi les adhérents
de la Société figuraient d'autres grands planteurs, le comte
d'Agoult, le maréchal de Ségur, ancien ministre de la guerre,
le marquis de La Rochejacquelin, les marquis de Massiac
et de La Rochefoucauld-Bayers, les comtes de Mondion et
de Vergennes, le vicomte de Maillé, le vicomte du Chilleau,
frère du gouverneur de Saint-Domingue, le vicomte de la
Belinaye, le comte Jean-Joseph de Laborde, dont la fille
épousa le duc de Mouchy, Belin de Villeneuve, etc. Les
dames y étaient admises. On voit, inscrites parmi les mem-
bres du club Massiac, la comtesse de Robuste, Mesdames de
la Chauvinière et de la Chevalerie. Le publiciste habituel de
ce groupement était David Duval-Sanadon, dont la fille
devint marquise de Blosseville, et qui avait à Saint-Domin-
gue une sucrerie et une habitation d'une valeur de près de
2 millions au quartier des Vérettes (1).
La Société correspondante des colons français désap-
prouvait l'agitation organisée par le Comité colonial. Mo-
reau de Saint-Méry, qui adhéra à cette Société, assure que
l'hostilité de cette association à l'admission des députés
coloniaux était « fondée sur les craintes du crédit des soi-
« disant Amis des Noirs ». Ces planteurs, « très alarmés,
« craignaient que le corps législatif mal instruit ne portât
« quelque disposition funeste pour l'intérêt des colons (2) »,
en d'autres termes que l'émancipation des noirs ou l'aboli-
(1) Liste des membres et papiers du club Massiac, 1789, citée. —Dossiers
de liquidation de l'ind. des colons de Saint-Domingue, 1828-33. — Almanach
de Paris, 1785-90. — Alm. royal, 1789-90. — (2) Moreau de Saint-Méry,
Considérations, p. 17.

254
SAINT-DOMINGUE
tion de la traite fût la rançon de l'octroi d'une représenta-
tion aux colonies. Aussi préféraient-ils avoir des députés ou
agents auprès de l'Assemblée, « lesquels, disaient-ils,
auraient pu être chargés de faire des pétitions », sans avoir
des représentants dans les Etats, qui risquaient d'engager
les responsabilités de la colonie ou de compromettre ses
intérêts (1). « Nous avons cru», assuraient-ils dans une
lettre aux colons de Bordeaux, « que cela (la représentation
« coloniale) peut devenir très funeste. De là notre requête du
« 29 juin pour que l'Assemblée Nationale suspende l'admis-
« sion définitive des députés de Saint-Domingue ». Dans
un discours prononcé le 20 août, Duval-Sanadon exposait
nettement,devant les adhérents du club Massiac, les incon-
vénients de la députation directe. Les dissemblances sont
trop grandes entre la métropole et Saint-Domingue; l'igno-
rance de la plupart des membres de l'Assemblée au sujet
des colonies est si profonde que provoquer des débats sur
le régime colonial, en réclamant une représentation, serait
exposer les colons à des jugements précipités qui pourraient
être pour eux « des arrêts de mort» . La présence des dépu-
tés de l'île aux délibérations de la Constituante est inutile
pour la métropole, puisqu'ils n'auront aucune influence et ne
posséderont qu'une compétence limitée à l'égard des affai-
res de la mère-patrie. Elle sera une source de périls, parce
que le sort de la colonie sera soumis aux décisions d'une
assemblée où les députés de Saint-Domingue ne figureront
que dans la proportion de 1 contre 200. Au contraire, si les
colonies se contentaient d'avoir « des envoyés auprès des
(1) Mémoire lu à la Société Massiac, par Duval-Sanadon, 20 août 1789,
Arch. Nat., D. XXV, 85. — (2) Lettre dela Société Massiac aux colons
de Bordeaux, 7 sept. 1739,
ibid., D.XXV, 85.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
255
Etats-Généraux », ceux-ci ne pourraient juger les questions
coloniales sans le consentement des fondés de pouvoirs des
planteurs (1). Les colons renonçant à s'ingérer dans les
affaires de la métropole, celle-ci n'aurait aucun prétexte
pour s'immiscer dans celles des colonies. Les points litigieux
devraient être réglés par des négociations et des accords
consentis par les deux parties. Ils ne le seraient pas au moyen
de débats parlementaires ni par la voie de scrutins, où une
écrasante majorité d'incompétents pouvait faire la loi à une
infime minorité de délégués des colons.
Ces motifs déterminèrent les planteurs membres du club
Massiac à adresser le 29 juin « une requête à nos seigneurs
des Etats-Généraux » en forme de « protestation » contre les
démarches du Comité colonial. Cette requête était signée de
19 personnes, parmi lesquelles se trouvaient le comte d'A-
goult, Duval-Sanadon, Gaschet de Saint-Léon, Dupont de
Saint-Marc, Rossignol de Grandmont, Dugas de Vallon,
Walsh, le vicomte de Léaumont, le comte du Chastel, les
chevaliers O'Shiell, de Verduzan et de Sillac, le comte
d'Ormorans et le marquis de Massiac. Ils s'intitulaient
« propriétaires-colons de Saint-Domingue ». Ils remerciaient
d'abord les Etats d'avoir « reconnu que les colonies comme
« toute autre province avaient et ont le droit d'être représen-
« tées dans l'Assemblée de la nation. Les colons, disaient-
« ils, acceptent avec reconnaissance une pareille déclaration
« qui consolide le traité d'union formé entre la métropole
« et la colonie de Saint-Domingue. Grâces soient rendues à
« l'auguste assemblée qui vient de consigner de la manière
« la plus éclatante... l'objet de tous leurs vœux. Leur droit
« qui semblait contesté ne l'est plus, et c'est pour eux un
(1) Mémoire de Duval-Sanadon, 20 août 1789, précité.

256
SAINT-DOMINGUE
« titre précieux que la colonie s'empressera de déposer dans
« ses archives ». Mais la reconnaissance du droit de repré-
sentation coloniale n'implique pas l'admission des préten-
dus députés de Saint-Domingue. Certes, le Comité colonial
qui a provoqué leur élection a été animé d'intentions pures ;
on doit constater son zèle, son activité, rendre hommage
« à ses vues patriotiques ». Il n'a pu voir arriver d'un œil
« indifférent le moment où, sous les auspices et à la voix de
« leur souverain tous les peuples de la domination fran-
« çaise étaient appelés à faire entendre leurs doléances ».
Toutefois,les députés qui se présentent à l'Assemblée Natio-
nale ne sauraient y être admis sans une enquête sérieuse.
Comment le Bureau de vérification de celte Assemblée pour-
rait-il « prononcer définitivement sur la validité de pouvoirs
« et d'actes passés à 2.000 lieues de la métropole » ? Les co-
lons protestataires supplient les Etats-Généraux, quel que soit
« le mérite personnel des députés qui se sont présentés »,
de considérer que ces mandataires sont seulement les élus
d'une minorité et qu'ils n'ont que des pouvoirs sans régu-
larité. Ces députés ont-ils vraiment le droit « d'être regardés
« comme les organes du vrai vœu, du vœu général ou
« presque unanime de la colonie... de se présenter, de par-
« 1er en son nom, de voter et de signer à des délibérations
« qui peuvent influer sur ses plus grands intérêts »? Les
protestataires en appellent à cet « égard à la conscience et
au serment » de ces représentants eux-mêmes. Puis, ils
montrent que les assemblées primaires à Saint-Domingue
n'ont pas groupé la majorité du corps électoral. Par exem-
ple, dans la juridiction de Saint-Marc, l'une des plus im-
portantes de l'île, sur 4 à 500 propriétaires, à peine 15 à 25
personnes ont-elles été appelées à nommer les électeurs qui

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
257
ont formé les assemblées secondaires, auxquelles a été
dévolue l'élection des députés. Les procès-verbaux, il est
vrai, se « trouvent chargés d'un nombre considérable de
signatures, mais données après coup ».
De plus, les mandats confiés aux électeurs sont pour la
plupart en blanc. Enfin, les colons résidant en France n'ont
pas été régulièrement convoqués et n'ont que partiellement
donné leur adhésion. « En conséquence, déclaraient les
« protestataires, les colons résidants dans la capitale,
« pressés par l'urgence du temps, qui ne leur permet pas
« de recueillir en un jour les suffrages et les réclamations
« des autres colons de la capitale ou épars dans les provin-
« ces, et encore moins ceux des propriétaires-planteurs rési-
« dant dans la colonie qui n'ont ni adhéré ni signé auxdits
« actes, supplient » l'Assemblée d'accueillir leur requête,
d'ajourner l'admission des prétendus députés, et d'ordonner
une enquête qui seule « peut faire établir un jugement
« digne d'elle et conforme aux intérêts combinés de la
« métropole et de la colonie». Les réclamants concluaient
par cette maladroite menace qui semblait mettre en doute
les pouvoirs souverains des Etats-Généraux : « Si l'Assem-
« blée croit devoir passer outre et rejeter leur réclamation,
« ils protestent d'avance formellement, tant en leur nom
« que pour réserver les droits de leurs compatriotes absents,
« dont l'opinion et le patriotisme leur sont bien connus,
« contre tout ce qui pourrait être résolu..., relativement à
« ce qu'ils regardent comme leur droit et les intérêts les
« plus précieux de la colonie, jusqu'à ce qu'elle ait pu énon-
« cer son vœu d'une manière légale et par des suffrages
« incontestables (1). » Cette protestation, aussi fondée
(1) Requête adressée par MM. les propriétaires colons de Saint-Domingue

258
SAINT-DOMINGUE
qu'elle fût, avait un défaut capital. Elle se produisait trop
tard, au moment où le principe de l'admission venait d'être
tranché dans un sens favorable aux députés illégalement
nommés.
L'Assemblée s'était trop engagée dans la séance du 27
juin pour pouvoir se déjuger et tout l'effort des adversaires
de la députation de Saint-Domingue n'aboutit qu'à faire
réduire le nombre des représentants de cette colonie d'une
manière notable. Le vendredi 3 juillet, fut reprise la dis-
cussion relative au nombre des députés qu'il convenait
d'accorder à la colonie. Les journaux, tels que le Point du
Jour (1), le Journal de Versailles (2), le Courrier de Pro-
vince (3), le Moniteur (4) (ce dernier d'après des renseigne-
ments contemporains, bien qu'il n'ait commencé à paraître
qu'ultérieurement) donnent des renseignements circons-
tanciés sur cette importante délibération qui occupa deux
journées. Des membres de la Constituante, comme l'abbé
Jallet (5), Duquesnoy (6), Biauzat (7), ont consigné leurs
impressions d'auditeurs. « Le temps écoulé » depuis la
séance du 27 juin « a servi, dit Barrère, à rappeler les
« principes d'après lesquels on doit graduer la représenta-
« tion des différentes parties
du royaume et de la colo-
« nie (8). » La discussion eut en effet une élévation et une
à Nosseigneurs des Etats Généraux et protestation d'iceux contre tout ce
qui pourrait être fait en leur absence, 29 juin 1789, Arch. Nat. reg. B.,
III, 125, fos 779 à 792.
(1) La Suite du Procès-verbal (vendredi 3 juillet 1789), n° XIV, p. 1,
récit officiel très sec, ne donne qu'une idée insuffisante des débats. Le Point
du jour, no XV, tome Ier, 2e part., 98-103, fournit avec le Moniteur les détails
les plus précis. — (2) Journal de Versailles, n° X (8 juillet), I, 64,
récit sommaire. — (3) Courrier de Provence (XVIe Lettre), I, 333 et
suiv. — (4) Moniteur,
I, 59-60 ; — Arch. Part., VIII, 186-188. —
(5) Journal de Jallet, 114-117. — (6) Journal de Duquesnoy, I, 158. —
(7) Biauzat, Vie et Corresp., II, 158-160.— (8) Point du Jour, p. 98, n° 15.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
259
ampleur qu'elle n'avait pas encore présentées jusque-là. Le
rapporteur du Comité de vérification, Prieur, rappela suc-
cinctement les faits et les conclusions de la commission qui
tendaient à accorder, soit 12, soit 20 députés, à Saint-
Domingue. Les représentants du Comité colonial attendaient
depuis plusieurs jours ce rapport avec impatience. D'après
Gorsas, ils croyaient « qu'il ne serait question que d'aller
« aux voix (1) ». Leur désappointement fut grand quand le
débat prit une tournure qu'ils n'avaient pas prévue.
Leur plus redoutable adversaire, Mirabeau, demanda en
effet la parole pour développer les arguments qu'il indiquait
dans la XIVe Lettre à ses Commettans, sur la nécessité de
soumettre l'admission des députés à la double sanction du
pouvoir législatif et du roi. Il démontra qu'il était souve-
rainement injuste d'adopter pour la députation de Saint-
Domingue une base différente de celle qui avait été admise
pour les provinces du royaume, qu'on ne pouvait prendre
pour fondement ni le nombre des noirs, ni la richesse de la
colonie, ni son rôle économique, mais seulement le chiffre
de la population blanche, et qu'ainsi Saint-Domingue ne
pouvait avoir droit à plus de 4 députés (2).
« Vous avez
« besoin, disait-il aux représentants des colons, d'une meil-
« leure administration, et nous aussi (c'est à quoi nous allons
« donner nos soins) ; (vous pensez) que vous serez plus heu-
« reux et plus riches, nous aussi. Reposez-vous sur nous du
« soin d'assurer votre bonheur et le votre » . Il parla « un
« quart d'heure sur ce ton », dit le journal de Jallet (3), et
Duquesnoy atteste la puissante impression que produisit le
grand orateur. On admira « la profondeur » de son argu-
(1) Journal de Versailles, n° X, p. 64. — (2) Analyse de ce discours
dans le Point du Jour et le Moniteur. — (3) Journal de Jallet, p. 114.

260
SAINT-DOMINGUE
mentation : « M. de Mirabeau, dit le député du Barrois,
« n'a jamais parlé avec autant de sagesse et de raison (1). »
M. de Turckheim, député de Strasbourg, abonda dans le
sens de Mirabeau. Il concluait, après des observations
« très sages présentées avec beaucoup d'ordre et de clar-
« té (2) », à n'admettre que 2 députés, puisqu'il n'y avait à
Saint-Domingue que 30.000 hommes libres et que les plan-
teurs ne pouvaient avoir la prétention de représenter
364.000 noirs qui n'étaient ni Français ni libres (3). Le
marquis de Sillery parla au contraire en avocat des plan-
teurs, comme le 21 juin. « Il fit, dit le Moniteur, un tableau
« de cette colonie ; il la présenta comme susceptible d'aug-
« mentation. Il ajouta que les grands avantages que le
« royaume en retirait, que l'intérêt du commerce exigeaient
« qu'on ne suivît pas rigoureusement les principes envers
« cette colonie, dont la députation devait être fixée d'après
« d'autres bases que celles qui avaient fixé les députations
«. des provinces de la mère-patrie. Il conclut à ce qu'on
« accordât à Saint-Domingue une députation de 20 mem-
« bres ». L'avocat Bouche émit une opinion à peu près con-
forme à celle de Mirabeau. Il proposait d'accorder 4 dépu-
tés aux colons avec voix délibérative et 2 suppléants avec
voix consultative, « les quatre premiers devant être des
« colons arrivés de la colonie et y retournant, les autres
« pouvant être choisis parmi les colons résidant en France ».
Il s'appliqua à réfuter Sillery; il montra que la députation
de Saint-Domingue n'avait été élue que par les assem-
blées des blancs, que ces députés représentaient au plus
23.000 planteurs et qu'ils ne pouvaient prétendre sans
(1) Journal de Duquesnoy, I, 158. — (2) Expressions de Duquesnoy.
—(3)Analyse de cesdiscours dans le Point du Jour et le Moniteur.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
261
outrecuidance être admis au nombre de 20 (1). Les qua-
tre députés titulaires doivent être pris, disait-il, « non par-
« mi ces riches propriétaires qui consomment dans
la
« capitale les fruits douloureux de la sueur (sic) de l'escla-
« vage et de la misère, qui, loin de ce nouveau continent,
« en recueillent les richesses, sans en connaître le climat,
« les usages, les ressources et les mœurs, mais parmi les
« véritables colons, parmi ces habitants de Saint-Domin-
« gue que la colonie a nommés ses députés et qui ont tra-
« versé les mers pour s'acquitter des nobles fonctions dont
« ils ont été honorés (2) ».
Les députés dauphinois Pison de Galland et Mounier
essayèrent de réagir en se fondant sur la décision anté-
rieure de l'Assemblée qui avait admis provisoirement 12
députés. L'assertion était erronée; on n'en avait admis en
réalité que 9. Ils faisaient bon marché de la proposition de
Gouy d'Arsy, qui tendait à en admettre 8 de plus, jusqu'au
chiffre de 20. Malouet, l'un des membres du Comité colo-
nial, l'ami des planteurs et le parent de Chabanon des
Salines, l'un des délégués de Saint-Domingue, opina dans
le même sens (3). A ce moment, le marquis de Montesquiou,
1er écuyer de Monsieur, et représentant de la noblesse de
Paris,formula une proposition transactionnelle qui, d'après
Jallet, « parut prendre faveur ». Il suffirait, disait-il,
d'accorder 4 députés avec voix délibérative à la colonie de
Saint-Domingue; les 16 autres représentants de l'île for-
meraient un Comité qui servirait de conseil aux titulaires,
qui « éclairerait l'Assemblée sur les intérêts » coloniaux,
et qui aurait droit de séance, mais non droit de vote (4).
(1) Analyse et citations de ce discours dans le Moniteur. — (2) Compte-rendu
du Moniteur.— (3) Journal de Jallet, 114. — (4) Point du Jour et Moniteur.

262
SAINT-DOMINGUE
Un membre de l'assemblée, dont Jallet omet le nom (1) et
qui, d'après le Moniteur, serait Mirabeau, aurait de nouveau
insisté pour qu'on proportionnât le nombre des députés à
celui des votants. Les arguments de Sillery sur la richesse
des colonies et sur leurs chances de développement, objec-
tait Mirabeau, n'avaient pas plus de valeur pour nos pos-
sessions coloniales que pour la métropole, puisque celle-ci
était également susceptible d'accroissement et pourvue de
capitaux aussi considérables. Si la députation de Saint-
Domingue devait être accrue pour ces motifs,pourquoi pas
celle de la France ? On ne pouvait faire entrer en ligne de
compte pour les colons le nombre des nègres, considérés
par les planteurs « comme agens de richesse », puisque la
métropole n'avait pas fixé sa représentation sur le nombre
de ses bœufs et de ses chevaux. Il faut donc s'en tenir aux
règlements et ne pas vouloir adopter pour Saint Domingue,
disait-il, « une loi plus favorable que celle qui a fixé les dé-
« putations de tous les bailliages. De tous les côtés,les pro-
« vinces réclameraient contre cette distinction ; elles deman-
« deraient que leur députation soit augmentée. Cette loi a
« été générale pour nous, je conclus à ce qu'elle soit la
« même pour les colonies (2) ».
Le marquis de Gouy d'Arsy assuma la lourde tâche de
répondre à Mirabeau et aux orateurs qui avaient demandé
la réduction à 4 du nombre des représentants de Saint-
Domingue. D'après Duquesnoy, son discours parut vide :
« Il n'a dit que de grands mots », affirme le député de Bar-
le-Duc (3). Le commissaire du Comité colonial prétendit
que « les préoppinants avaient appuyé leurs raisonnemens
(1) Jallet, p. 114. — (2) Compte-rendu du Moniteur. — (3) Journal de
Duquesnoy, I, 158.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
263
« sur un grand nombre d'erreurs. Les habitans du continent
« ne connaissent que très imparfaitement les colonies, dit—
« il. Ils n'en raisonnent que par analogie. Vous nous avez
« admis provisoirement dans votre Assemblée, et votre déci-
« sion a comblé les vœux de la colonie. Aujourd'hui les
« habitants de Saint-Domingue demandent que la députation
« déjà admise au nombre de douze membres soit portée à
« vingt. Ce n'est point par ambition, mais c'est qu'ils ont
« cru que ces 20 députés seront nécessaires pour les mettre
« auniveau des grands travaux auxquels ils seront appelés.
« Saint-Domingue ne doit point être comparée aux provin-
« ces du royaume. La colonie est éloignée ; elle est isolée ;
« le sol, la culture, les habitans, les richesses, tout y est
« différent ». Puis, il insista longuement sur l'argument
déjà tant de fois tiré du commerce et des impôts de l'île. Il
glissa rapidement sur l'exclusion des mulâtres, déguisant
sous quelques formules vagues l'antipathie des colons à leur
égard . Il n'osa non plus discuter la question des assemblées
électorales, et il se borna à faire observer qu'elles avaient
été composées, conformément aux règlements, de colons
âgés de 26 ans. Mais,en retour, il appuya sur l'argument
d'amour-propre : « Vous avez prononcé un jugement provi-
« soire, dit-il; il l'a été par acclamation; il a été sanctionné
« et comment voudrait-on le faire rétracter? Ce jugement
« aurait-il été l'effet d'une précipitation imprudente? Mais
« une Assemblée aussi majestueuse, aussi auguste, ne pro-
« nonce point aussi inconsidérément. Elle est aussi sage
« dans ses délibérations qu'elle doit être immuable en ses
« décisions. » Enfin, il faisait une concession. Les plan-
teurs réduisaient leur demande à 18 députés au lieu de 20,
puisque l'un des 20 représentants venait de mourir en mer

264
SAINT-DOMINGUE
et que l'autre était retenu par la maladie. Malgré ses lon-
gueurs, ce discours « fut applaudi (1), » mais le témoignage
de Jallet et de Duquesnoy prouve qu'il ne détruisit pas
l'impression profonde produite par l'intervention de Mira-
beau et de Montesquiou.
Un littérateur fort connu, Garat jeune, député du La-
bourd, et professeur d'histoire au célèbre Athénée ou Lycée
de Paris, vint enfin embrouiller et alourdir le débat. Sa
dissertation, que le Courrier de Provence inséra intégrale-
ment, concluait à l'admission des députés coloniaux, et à
la légitimité de leur élection, parce que « la convocation
« mettait le droit en
exercice, mais ne le créait pas ».
C'était surtout un exposé des vues de l'auteur sur les prin-
cipes de la représentation coloniale, sur le droit de dépu-
tation en général, sur le régime administratif des colonies
et sur la nécessité de résoudre en même temps que ces ques-
tions de droit pratique les problèmes de l'égalité des races
ou de l'esclavage. L'orateur s'élevait contre le système des
colons qui prétendaient fonder sur la richesse la représen-
tation des colonies. Il rappelait le mot de lord Chatham : « Il
ne croît pas dans la Grande Bretagne un brin d'herbe qui ne
soit représenté. » Il admettait la légitimité d'une députation
pour tous les citoyens français. Mais, il faisait la critique
du système anglais dans lequel la propriété jouait un trop
grand rôle. Les Anglais sont libres et souverains comme
propriétaires, les Français doivent l'être « comme hommes».
La représentation fondée sur la propriété était, d'après lui,
un reste de la barbarie féodale, et tout le génie de Turgot ne
pouvait suffire à réhabiliter pareille théorie. Fonder la
représentation sur un autre principe que le nombre, « que la
(1) Comptes-rendus du Moniteur.— (2) Jallet, 114 ; — Duquesnoy, I, 158.

A LA VEILLE DE LA REVOLUTION
265
population », « c'est soumettre les peuples à l'humiliante
« autocratie des riches », c'est confier la rédaction des lois,
c'est-à-dire de l'expression de la volonté générale, aux pro-
priétaires représentants des terres, et non à l'ensemble des
volontés, c'est-à-dire des hommes. Avec le principe repré-
sentatif fondé sur la volonté des citoyens,
« le titre
d'homme sera respecté à l'égal de celui de législateur ».
La France donnera l'exemple aux autres nations qui
« verront que, pour avoir des droits à la liberté, à la puis-
sance « législatrice et « souveraine, il leur suffit d'être
« composées d'hommes ». Il semble qu'après un pareil expo-
sé de maximes Garat eût dû conclure à l'exclusion des
députés de Saint-Domingue, d'autant qu'il notait ensuite
le petit nombre des blancs électeurs, l'absence des mulâtres
aux assemblées électorales, la prétention dérisoire des
planteurs de représenter leurs esclaves.
Néanmoins, le député de Bayonne, désireux de plaire à
ses commettants en relations d'affaires avec les planteurs,
consentait d'abord à donner à Saint-Domingue le môme
minimum de députation qu'à une province française, c'est-
à-dire quatre députés, puis à y ajouter encore un nombre
qu'il ne fixait pas de députés supplémentaires, en raison de
l'éloignement de la colonie, de l'étendue et de la variété de
ses cultures, « parce qu'il fallait une députation à laquelle
« les intérêts de l'île fussent bien connus ». Enfin, comme
l'Assemblée renferme beaucoup de négociants, « il faut
« peut-être que le nombre des députés colons, disait-il,
« soit assez grand pour ne pas s'opposer toujours en vain
« au nombre des députés commerçants». Cet exposé où la
« métaphysique », de l'aveu même de l'orateur, se mêlait
à des vues sur l'émancipation des mulâtres et des nègres,
18

266
SAINT-DOMINGUE
sur l'autonomie législative de Saint-Domingue, où
les
regrets relatifs à l'admission de la députation coloniale
alternaient avec des démonstrations sur la nécessité de la
prononcer (1), où en un mot l'auteur s'efforçait de concilier
les contraires, n'eut qu'un médiocre succès. Joseph Garat
avait la voix faible « et la ridicule disposition de la salle
« des Etats-Généraux, sans amphithéâtres ni gradins, exi-
« geait, dit Mirabeau, une voix de stentor (2) ». D'autre
part, son discours était long et il en donnait lecture, comme
à l'Athénée. L'attention des auditeurs ne tarda pas à être
fatiguée. On écouta Garat « avec beaucoup de défaveur (3) ».
Sa dissertation « fut peu entendue, par conséquent peu écou-
tée », quoique Bailly l'ait trouvée « très belle » (4), Barrère
« fort bien écrite » (5), et Mirabeau « estimable sous tous les
rapports (6) ». Le bruit des conversations la couvrit, et le
président ne put s'empêcher de donner à ce parlementaire
novice ce conseil paternel : « Il ne faut pas faire de longs
discours», dit-il, il est impossible « de faire observer le si-
« lence dans une assemblée dont l'attention est fatiguée (7) ».
La Constituante était en effet visiblement distraite. L'ar-
chevêque de Vienne, qui la présidait, proposa de passer aux
voix sur la question du nombre des députés à admettre,
« si on la croyait suffisamment discutée », et de statuer en
particulier sur la motion de Montesquiou, « qui avait paru
obtenir beaucoup de suffrages (8) ». Mais les députés jugèrent
« que l'appel des voix eût été trop long (9) ». D'autre part,
(1) Le discours de Garat est reproduit in extenso dans le Courrier de
Provence (XVIe Lettre), I, pp. 333-357. — (2) Ibid., I, 333. —(3) Expres-
sions de Duquesnoy. — (4) Bailly, Mém., I, 280. —(5) Point du Jour,
p. 100. — (6) Courrier de Provence, I, 133. — (7) Journal de Duquesnoy,
I, 158-159. — (8) Comptes rendus du Point du Jour et du Moniteur. —
(9) Jallet, p. 116.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
267
le duc de la Rochefoucauld intervint avec plusieurs autres
membres pour déclarer que la « question de la représen-
« tation des colonies lui paraissait si importante qu'il était
« indispensable de la discuter dans les bureaux (1) », L'As-
semblée arrêta aussitôt « qu'elle serait de nouveau exa-
minée dans les bureaux, pour être décidée à la séance
prochaine ».
Cette séance eut lieu le samedi 4 juillet, et les mêmes
témoins, les uns sèchement (2), les autres d'une manière
plus abondante (3), en retracent la physionomie. La dis-
cussion fut moins longue qu'à la journée précédente. Le
Pelletier de Saint-Fargeau y reprit, en l'amendant, la pro-
position de Montesquiou : il demanda qu'on accordât 6 dépu-
tés (2 par province) à Saint-Domingue. Il fallait, disait-il,
considérer la colonie comme une province française, tenir
compte de ses divisions, de sa population et même, à un
moindre degré, de sa richesse, comme on l'avait fait pour
Paris. Les autres députés auraient seulement voix consul-
tative (4). Le curé de Vieux-Pouzauges, Dillon, député du
Poitou, l'un des premiers ralliés à la cause du tiers, fit vi-
brer en faveur de la députation de Saint-Domingue la corde
sentimentale. Il rappela l'attitude des représentants des
planteurs, « ces généreux citoyens qui, animés d'un noble
« courage, avaient demandé à partager les dangers et les
« malheurs de l'assemblée au serment du Jeu de Paume »,
l'enthousiasme que leur acte avait soulevé, « les larmes »
(1) Compte-rendu du Point du Jour, p. 100. —(2) Suite du Procès-
verbal, n° 14, p. 1, 24 juillet. — (3) Point du Jour, n° XVI, pp. 107-108.
— Journal de Versailles, X, I, 67. — Moniteur, I, 60-62; — Arch.
Parl., VIII, 189-190. — Mercure de France, n° XXVIII,
(11 juillet
1789), p.81.
Duquesnoy, I, 160. — Journal de Jallet, 117. — Biau-
zat, I, 160. —(4) Compte-rendu du Moniteur le plus détaillé; celui du
Point du Jour très sec.

268
SAINT-DOMINGUE
qu'ils avaient fait répandre « à ce spectacle touchant ». Il
parla des « haines secrètes auxquelles ils s'étaient exposés »,
fit valoir leur patriotisme et leur généreux dévouement, sup-
plia les Etats qui avait accueilli ces 12 députés de ne pas se
déjuger, de les admettre définitivement avec voix délibéra-
tive, en accordant voix consultative aux 8 autres. Cette évo-
cation d'un passé récent ne fut pas, comme l'atteste Barrère,
sans émouvoir l'Assemblée (1). Le député de Bordeaux, le
grand armateur Nairac,combattit cette motion au nom du
commerce, au nom de l'intérêt qu'avait la métropole à s'atta-
cher ses colonies par d'autres liens, « ceux de la confiance » ;
il invoqua l'exemple des Anglais, et rappela les principes du
pacte colonial. Mais les interruptions l'arrêtèrent. L'Assem-
blée, qui avait accepté le principe de la représentation colo-
niale, semblait décidée à ne pas permettre qu'on le remît
en question. Le duc de Choiseul-Praslin profita de ces
bonnes dispositions pour appuyer la proposition du curé
Dillon, au nom de ses commettants, en invoquant une fois
de plus « l'oppression » dont souffrait la colonie, ses riches-
ses immenses et son commerce florissant (2). Quant à
l'habituel orateur des colons, Gouy d'Arsy, il se surpassa,
et répondit, si l'on en croit Barrère, d' « une manière très
brillante » aux objections des adversaires de la députation.
« Jamais, dit-il, plus grande cause n'a été soumise à un
« tribunal plus auguste. La question qui vous occupe, plai-
« dée en Angleterre par la force, va l'être en France par la
« justice, et les résultats en seront différents pour la métro-
« pole. » Discutant ensuite avec « énergie » les arguments
principaux des opposants, « il prouva, dit Barrère, que Saint-
(1) Compte-rendu du Moniteur et du Point du Jour (celui-ci ne donne
pas le nom du curé orateur). — (2) Compte-rendu du Moniteur.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
269
« Domingue n'avait envoyé un grand nombre de députés
« que parce qu'elle l'avait cru indispensable pour combattre
« avec avantage des abus enracinés sous lesquels gémissait
« celte colonie; que la population ne pouvait être le seul
« thermomètre de la proportion à établir entre les députa-
« tions, mais que la fixation du nombre des députés devait
« être en raison composée du nombre des habitants, des
« richesses d'un pays, de son étendue et des contributions
« qu'il paye ; que sous ce rapport Saint-Domingue, payant
« 12 millions d'impôts directs et 60 d'impôts indirects,avait
« droit à une grande députation. » Il flatta les philanthropes
de l'espoir des réformes sociales qu'ils avaient à cœur. Il
conclut en demandant 18 députés ou au moins 12 délibé-
rants et 6 consultants (1).
Bien que le président et l'Assemblée fussent convenus
que « la question était trop importante pour qu'on en
bornât le développement (2) », les députés commençaient
à donner des signes de lassitude après une discussion
de trois journées, où ils avaient entendu une trentaine
d'orateurs. Tous les arguments avaient été exposés et
même ressassés. Des cris : « Aux voix! Aux voix! » se
firent entendre (3). C'est à ce moment inopportun que l'un
des secrétaires, sur l'ordre du président, donna lecture de
la protestation du 29 juin, au milieu de l'inattention générale.
D'après Gorsas,on avait même commencé l'appel,lorsqu'un
député du clergé fit observer qu'il fallait statuer sur la
requête, avant de se prononcer sur le nombre des représen-
tants de la colonie (4). De là une série de nouvelles décla-
(1) Comptes-rendus du Point du Jour (pp. 106,107) en 1re ligne ; du Moni-
teur en 2e ligne. — (2) Point du Jour,p. 106. —(3) Journal de Versailles,
n° X, p. 66. — (4) Ibid., p. 67.

270
SAINT-DOMINGUE
rations. Gouy d'Arsy remarqua que, parmi les signataires
de la protestation, certains, d'Agoult et Sanadon, par exem-
ple, avaient adhéré aux délibérations du Comité colonial
« que l'élection s'était faite dans les formes régulières, que
cette régularité avait été reconnue par l'assemblée qui n'avait
differé de prononcer que sur le nombre, et que d'ailleurs la
requête, n'ayant été présentée qu'après la vérification, n'était
plus admissible ». Un autre membre observa que toutes les
puissances de l'Europe qui possédaient des colonies avaient
agité « la question de la représentation des colons, sans
avoir jamais pensé à les admettre », et constata l'opposition
« entre la justice naturelle et la politique des Etats (1) ».
Une voix s'éleva pour demander qu'on fit droit à la protes-
tation du 29 juin, et Clermont-Tonnerre déclara qu'il était
égitime d'ouvrir la discussion sur cette réclamation avant
de rien décider. Ce point de vue fut aussi indiqué par Pison
du Galland, qui fit observer que la décision antérieure ren-
due sans « contradiction » n'était pas irrévocable (2). Enfin,
un membre de la noblesse prétendit « qu'il n'y avait rien
« de commun entre le nombre des députés et la légitimité
« de leurs titres; que le premier point intéressait la colonie
« et le second les individus chargés de ses intérêts ; qu'en-
« fin la fixation de la quantité de représentants n'empêche-
« rait pas de faire droit ensuite à l'opposition présentée
(1) Compte-rendu du Moniteur. — Suite du Procès-Verbal de l'Ass.,
n° XV, pp. 4 et 5 (le dernier passage entre guillemets en est extrait). —
Duval-Sanadon protesta le jour même contre l'assertion de Gouy d'Arsy et
affirma qu'il n'était entré au Comité colonial que le 7 mai, qu'il n'était
venu à Paris que le 2 juin, et que, favorable au principe de la représen-
tation, il
ne l'avait jamais été à l'admission d'une députation illégale
(Requète à l'appui de la protestation, etc., par Duval-Sanadon, 4 juillet
1789, Arch. Nat., B. III, 135, fos 792 et sq.) — (2) Compte-rendu du
Moniteur.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
271
« contre leurs élections (1) ». Le débat était épuisé, et sur
la motion de Chapelier le bureau mit aux voix la question
suivante : « Saint-Domingue aura-t-elle 6 ou 12 députés?»
quoique Mounier eût protesté contre ce libellé contraire,
disait-il, « a la liberté des suffrages (2) ».
Le scrutin donna lieu à une manifestation de mauvaise
humeur de la part de la minorité privilégiée contre le vote
par tête. L'archevêque de Vienne, qui présidait, était favo-
rable à la fusion des ordres. Il déclara qu'il « avait la vue
« trop basse pour s'assurer du vœu général par la forme de
« se lever et de s'asseoir » . On procéda donc à l'appel
nominal des 1200 députés. Les privilégiés gardèrent le
silence, pour la plupart, « au prononcé de leur nom», sauf
un qui s'écria: « Je ne donne point de voix. » On remarqua
que d'autres,parmi lesquels « un grand archevêque », affec-
tèrent de se retirer, quand approcha leur tour d'être appe-
lés (3). Il y eut 756 voix recueillies : 523 accordaient
6 députés à Saint-Domingue, suivant la motion de Montes-
quiou amendée par Saint-Fargeau et inspirée de celle de
Mirabeau ; 223 voix opinèrent pour l'admission de 12 dé-
putés; 9 pour celle de 4, et 1 pour celle de 8 représentants (4).
Cette discussion laborieuse était enfin terminée, et la
Constituante arrêta : « Que Saint-Domingue aurait six
« représentants pour la présente session de l'Assemblée
« Nationale » avec voix délibérative (5). Sur la proposition
de Gouy d'Arsy, il fut ajouté « que les autres membres
« présentés à la députation auraient, comme les suppléants
(1) Journal de Versailles, n° X, p. 67. — (2) Compte-rendu du Moni-
teur.— (3) Corresp. de Biauzat, II, 160. —(4) Comptes-rendus les plus
détaillés, Mercure de France, Point du Jour, Moniteur ; sommaires de
Jallet

Duquesnoy, Biauzat, du Journal de Versailles, de Bailly (Mém.,
I, 282). — (5) Suite du Procès-verbal, n° XV (4 juillet), p., 5.

272
SAINT-DOMINGUE
« des autres provinces de France, une place marquée dans
« l'enceinte de la salle ». Gouy d'Arsy essaya encore de
faire décréter une exception en leur faveur : il demanda
pour eux « voix déliberative ». Mais Fréteau observa qu'une
députation aussi « incertaine » que celle de Saint-Domin-
gue devait se contenter de la validation de ses pouvoirs,
sans émettre la prétention d'être mieux traitée que les dépu-
tations suppléantes des autres provinces de France : il
ajouta que cette « concession était dangereuse et tendait à
« rendre les délibérations plus difficiles (1) ». L'Assemblée
adopta son avis en refusant aux députés suppléants de
Saint-Domingue voix consultative et voix délibérative.
La députation coloniale s'inclina devant cette délibération
de plus ou moins bonne grâce. Le mardi 7 juillet, à 9 heures
du matin,d'après le procès-verbal(2), « MM.les députés de
« Saint-Domingue remirent sur le bureau (de l'Assemblée)
« une déclaration portant : Qu'obligés, d'après le décret de
« la Chambre nationale du 4 de ce mois,de se réduire au
« nombre de 6 quant à la voix délibérative, ils avaient
« observé dans cette réduction l'ordre des élections, de
« manière que chacune des provinces de Saint-Domingue
« eût deux représentants ; que par le résultat de cette opéra-
« tion M. le chevalier de Cocherel et M. le marquis de Gouy
« d'Arsy étaient les représentants de la province de l'Ouest ;
« M. de Thébaudière... et M. Larchevêque-Thibaut les
« représentants de la province du Nord; M. le marquis de
« Périgny et M. Gérard les représentants de la province du
« Sud; que, sur ces 6 députés,il y en avait 4 qui venaient
« d'arriver de Saint-Domingue. Qu'enfin les 12 autres dépu-
(1) Comptes-rendus du Moniteur et du Point du Jour. — (2) Suite du
Procès-verbal, n° XV.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
273
« tés auxquels l'Assemblée avait accordé droit de séance
« étaient : pour l'Ouest, M. le comte de Gormand ; M. le
« chevalier de Courréjolles ; M. le comte de Magallon ; M. le
« chevalier Dougé ; pour le Nord, M. le comte de Reynaud ;
« M. le marquis de Rouvray, M. le vicomte de Villeblanche,
« M. le comte de Noé; pour le Sud, M. Le Gardeur de
« Tilly, M. le chevalier de Marmé, M. de Fitz-Gerald
« Bodkin, M. Duval de Monville (1). » La démission de
Thébaudière, le 15 mai 1790, et celle de Larchevêque-Tbi-
baut, le 24 août 1789, firent des comtes de Villeblanche et.
de Reynaud des députés titulaires (2), si bien que sur les
31 membres de la députation de Saint-Domingue, 23 durent
se résigner à ne pas siéger (3). C'était un maigre résultat
pour tant d'efforts, et un succès bien minime en regard des
conséquences qui résultèrent de l'agitation provoquée par
les grands planteurs.
CHAPITRE XII ET DERNIER
Les Conséquences Historiques Générales
de l'Agitation provoquée par les Planteurs
de Saint-Domingue au sujet de la
Représentation Coloniale.
Les démarches de l'aristocratie des propriétaires de
Saint-Domingue, inspirées par quelques griefs légitimes,
mais surtout dues à des rancunes personnelles, à des
(1) Suite du Procès-Verbal de l'Ass. Nat., n° XVII,p.10 (7 juillet).
—Point du Jour, n° XX (10 juillet),p. 145. — Journal de Versailles, n° XI,
76. — Courrier de Provence, I, 399 (9 juillet). — (2) Brette, Rec., de Doc.,
I, p. 305; II, 196. — (3) Ibid., II, 539.

274
SAINT-DOMINGUE
craintes et à des arrière-pensées égoïstes, eurent en effet
des suites qu'ils n'avaient pas prévues. Elles mirent à l'or-
dre du jour de la Révolution les grandes questions politi-
ques, économiques et sociales qui se posaient à propos du
régime des colonies. Les contemporains eux-mêmes ont vu
non sans raison dans cette agitation imprudente l'origine
de la chute de l'Empire colonial créé par l'ancien régime :
« Aujourd'hui, dit en 1802 un observateur sagace, Beaulieu,
« on s'arrête à cette démarche inconsidérée des habitants
« de Saint-Domingue et on y voit la source des malheurs
« qui les ont perdus, et avec eux, la branche la plus impor-
« tante du commerce français. Si les habitants de Saint-
« Domingue n'eussent point envoyé de députés aux Etats-
« Généraux, il n'y aurait pas eu de point de contact entre
« eux et l'Assemblée Nationale, c'est-à-dire entre le foyer
« de la Révolution, ou du moins la communication eût été
« plus difficile et plus lente (1). »
Le premier résultat de l'admission des députés des
grands planteurs, prononcée malgré l'illégalité de leur
élection, fut de ruiner entièrement l'autorité des adminis-
trateurs. L'énergique Barbé-Marbois lui-même dut ren-
trer en France, pour y faire face à ses accusateurs, ne
laissant à ses successeurs qu'une situation à peu près
inextricable. Ses adversaires demandèrent sa mise en
accusation ainsi que celle du ministre de la marine, La
Luzerne. Dès la fin de juillet 1789, les colons résidant à
Paris avertissaient leurs adhérents de Saint-Domingue
du triomphe de leur cause, annonçaient la nomination pro-
chaine d'un nouvel intendant et la revanche du gouverneur
disgracié, du Chilleau. La députation des planteurs avait,
(1) Beaulieu, Essais sur la Révolution, I, 269-272.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
275
disait-on, demandé pour lui le cordon bleu et le gouverne-
ment du Poitou que le duc d'Orléans lui eût abandonné
pour prendre celui de l'Alsace (1). Le Conseil du roi et
Louis XVI lui-même, qui s'étaient solidarisés avec les anciens
administrateurs, se trouvaient atteints par contrecoup. Le
prestige du pouvoir central s'effondra, et, dès l'automne de
1789, les colons blancs, s'emparant de la direction des
affaires, organisaient des municipalités, des comités et des
assemblées, qui ne laissèrent aux représentants de la métro-
pole qu'une ombre d'attributions (2). Ceux-ci ne purent plus
compter que sur les troupes auxquelles les colons opposèrent
leurs milices, et la guerre civile se déchaîna. Le régime
centralisateur qui, pendant un siècle et demi, avait été
imposé aux colonies disparut en quelques mois. Dans la
métropole même, bon nombre de novateurs en avaient pré-
conisé la suppression. Raynal avait même soutenu treize ans
auparavant qu'il convenait de donner l'indépendance aux
colons,et Bailly, dès 1776, dans ses Lettres sur les sciences,
prévoyait le mouvement d'émancipation. Mirabeau, dans la
XVIe Lettre à ses Commettant, développait le 4 juillet 1789,
à propos des débats sur l'admission des députés de Saint-
Domingue, des idées analogues. « Il était tenté de douter,
« dit-il,s'il n'eût pas été plus avantageux d'abandonner les
« colonies à leurs propres soins avec une entière indépen-
« dance, même sans attendre le moment où les événements
« forceront de prendre ce parti. Il n'y a pas bien longtemps,
« ajoute-t-il, que celte manière de voir eût été traitée comme
(1) Bulletin adressé de Paris, le 25 juillet 1789, aux Comités de Saint-
Domingue, Arch. Colon., C. 9, reg. 162. — Lettre des députés de Saint-
Domingue dem. le rappel de Barbé-Marbois, 29 juillet 1789, imp., Arch.
Parl.,
XVI, 350. — (2) Relation de ce qui s'est passé à Saint-Domingue,

20 sept.-3 nov. 1789, Arch. Colon.,C.9, reg. 162 et autres pièces.

276
SAINT-DOMINGUE
« un paradoxe insoutenable et fait pour être rejeté avec
« indignation. On pourra en être moins révolté maintenant
« et peut-être n'est-il pas sans utilité de se préparer d'avance
« des consolations pour les événements auxquels on peut
« s'attendre (l).» Les économistes de l'école de Turgot, tels
que Dupont de Nemours, d'autres encore, tels que le mar-
quis de Casaux (2), partageaient ces tendances. Cet état
d'esprit, qui se propagea peu à peu, explique la facilité avec
laquelle une partie de l'opinion, la plus éclairée, devait se
résigner à la perte des colonies.
Pour le moment, l'initiative des grands planteurs avait
contribué, en relâchant les liens de la centralisation, à
faire admettre par une bonne partie de l'Assemblée, dont
Barrère, Garat et Mirabeau, indiquent les vues, le principe
de l'autonomie coloniale (3). La Constituante acceptait sans
répugnance l'octroi du pouvoir souverain aux assemblées
des colons suivant la théorie de Garat. « Sage et heureuse
« la nation, disait Mirabeau, qui consentira à ne voir dans
« ses colonies que des provinces alliées et non plus
« sujettes de la métropole (4). » Pareilles conceptions,
aussi conformes qu'elles fussent aux principes du libé-
ralisme politique destinés à triompher un siècle après,
devaient conduire, à l'époque de la Révolution, au
discrédit rapide de l'ancienne politique coloniale. Elles
avaient la faveur des députés des colons animés de l'esprit
particulariste et qui avaient inscrit l'autonomie parmi
les articles de leur programme. Mais, moins préoccupés de
(1) Mirabeau, Courrier de Provence (XVIe Lettre), I, 356. — (2) Voir
dans les Arch. Parl., tomes XVI à XVIII, les discussions relatives aux
colonies, et la brochure de Casaux, 1791.— (3) Mirabeau, XIVe Lettre.—

Garat, Discours du 4 juillet, Courrier de Provence, I, 334; Barrère, Point
du Jour (8 juin 1789). — (4) Courrier de Provence, I, 356.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
277
vues théoriques que d'avantages pratiques, ils voyaient
dans l'octroi de l'autonomie le meilleur moyen d'obtenir,
outre la suppression du contrôle administratif, si utile cepen-
dant dans une colonie en voie de formation, la consolida-
tion de la dure domination de la classe des grands blancs
sur les mulâtres et les nègres et d'arracher à la métropole
l'indépendance économique des colons.
Si la majorité de la Constituante voyait sans déplaisir la
ruine du pouvoir ministériel, c'est-à-dire de l'autorité abso-
lue des administrateurs dans les colonies, il n'en était pas
de même à l'égard de la suppression du « pacte colonial ».
Ici,les intérêts du commerce métropolitain différaient trop de
ceux des planteurs, pour que le conflit pût longtemps être
évité. L'admission des députés de Saint-Domingue le pré-
cipita. Un de leurs premiers soins fut en effet de réclamer
l'abolition des lois prohibitives et l'ouverture des ports de
l'île au commerce étranger(l).Il y avait sans doute dans l'As-
semblée des économistes favorables à la liberté économique
des colonies.C'étaient les disciples de Turgot, comme Dupont
de Nemours et Mirabeau. Ce dernier, dès le 4 juillet, au
moment des débats sur l'admission, développait avec force
la thèse de l'indépendance commerciale des colons. Il mon-
trait que les colonies à sucre « n'avaient aucun des moyens»
que possédaient « les nations du continent septentrional
« pour entretenir une marine florissante », que par consé-
quent il était impossible d'empêcher la contrebande entre
elles et les Anglo-Américains, sous peine d'amener une
révolte. Il soutenait que le pacte colonial, fondé sur le
(1) Réflexions de M. de Cocherel sur le rapport conc. les approv. de
Saint-Domingue (1789). Arch. Parl., VIII, 125-128.— Opinion de Gouy
d'Arsy, 28 août 1789, imp.,chez Baudouin.

278
SAINT-DOMINGUE
monopole, n'avait qu'une base fragile :
« On calcule,
« disait-il, le produit de nos colonies à sucre par des
« centaines de millions, et l'on a raison, si l'on compte
« la somme totale de leurs productions évaluées en argent,
« mais cette valeur appartient en entier aux colons et non
« à la France. » Le monopole n'assure à la métropole aucun
bénéfice réel ni pour la vente de ses produits aux colons,
ni pour l'achat des denrées coloniales : « Les producteurs
« et les consommateurs étrangers profitent des colonies
« autant que ceux de la nation qui croient les posséder
« exclusivement.» La nation ne profite en rien des bénéfices
que font les armateurs ou marchands nationaux en vertu
de leur privilège exclusif, « puisqu'il faut retrancher de
« l'épargne nationale d'une part le gain excessif des négo-
« ciants nationaux, qui n'eût pas été payé aux (négociants)
« étrangers, et de l'autre ce qui eût été gagné parles natio-
« naux, qui auraient pu à un prix moindre faire avec avan-
« tage le commerce de nos colonies en concurrence avec
« les étrangers ». L'avantage du commerce national se
réduit donc aux bénéfices des transports et à l'épargne e de
« ce que la nation eût payé aux armateurs étrangers » pour
ce transport. Encore cet avantage ne constitue-t-il pas un
pur gain, puisqu'il faut en déduire les sommes payées aux
étrangers pour les assurances et les capitaux empruntés
par les armateurs français, tels que les Bordelais, qui font
en partie leur commerce sur des fonds appartenant à des
négociants hollandais. Le gain de nos commerçants est donc,
d'après Mirabeau, très modique, et la balance du commerce
ne signifie rien. Les colonies à sucre ne sont même pas
une force pour la métropole, si on se place au point de vue
de leur utilité militaire. On a peine à les défendre contre

A LA VÊILLE DE LA RÉVOLUTION
279
les invasions anglaises, et elles ne sont nullement « des
moyens d'attaque ». Leurs impositions ne paient pas les
dépenses de sûreté et d'administration que la métropole
fait pour ces possessions. Quant aux droits de douane
assignés sur les denrées coloniales, « ils pourraient être
aussi bien payés par les consommateurs nationaux, si ces
denrées étaient apportés par les étrangers (1) ».
Les colonies, pour les penseurs de l'école de Mirabeau,
sont loin d'avoir l'importance qu'on leur a attribuée, et le
pacte colonial ne se justifie plus. Cette thèse absolue et en
partie paradoxale avait dans la Constituante des partisans.
On le vit bien, lorsque le député de Bordeaux, Nairac,
s'avisa, le 4 juillet, dans le débat sur l'admission des dépu-
tés de Saint-Domingue, de rappeler les axiomes de l'an-
cienne économie politique coloniale. Quand il affirma que
les colonies, loin d'être « une partie de la patrie, n'étaient
« que des provinces qui en dépendaient », cette affirma-
tion provoqua des interruptions (2). Mais les grands débats
que soulevèrent à la fin de 1789 la formation du Comité
des colonies et en 1791 la question du régime colonial
devaient montrer que la majeure partie de la métropole
professait sur le monopole du commerce français et
sur l'indépendance économique des colonies des maximes
bien différentes de celles des économistes (3). Ce désaccord
déjà ancien entre les colons et la métropole devait s'ag-
graver du jour où les représentants des planteurs se trou-
vèrent aux prises avec les députations des ports, des
(1) Mirabeau, Courrier de Provence (XVIe Lettre), I, pp. 347-356. —
(2) Compte-rendu du Moniteur (4 juillet 1789), I, (60-61 ; — Arch. Parl.,
VIII, 189. — (3) Voir les débats de 1791 dont le rapport de Delattre, Arch.
Parl., tomes XVI et suiv., et l'ouvrage de Deschamps, la Constituante
et les Colonies, in-8, 1898.

280
SAINT-DOMINGUE
villes manufacturières et des régions agricoles intéressées
au commerce des colonies.
L'admission des députés de Saint-Domingue eut enfin
pour conséquence principale d'attirer l'attention sur deux des
plus grands problèmes dont l'histoire des Etats civilisés
fasse mention,ceux de l'égalité des races et de la suppression
de l'esclavage. Non seulement, en effet, l'agitation provo-
quée par les grands planteurs eut pour contrecoup le sou-
lèvement des petits blancs contre les grands blancs, de la
plèbe européenne des plantations et des villes contre l'aris-
tocratie des propriétaires, dès la fin de 1789, mais encore
la question de l'égalité des droits entre les mulâtres ou
hommes de couleur et les blancs se trouve posée. Lors-
que la députation de Saint-Domingue prétendit prendre
place dans l'Assemblée nationale, elle provoqua la discus-
sion de ses titres, et ses adversaires s'aperçurent qu'elle
ne représentait que la minorité de la population de la colo-
nie. Les philanthropes se saisirent avec empressement de
cet argument pour réclamer l'égalité civile et politique
absolue des mulâtres et des blancs. Brissot le premier
chercha à agiter l'opinion à cet égard dans les premiers
mois de 1789 (1). L'abbé de Cournand, professeur au
Collège de France, soutint la même thèse (2), et Mirabeau
lui prêta l'appui de son immense popularité. Dans la
XVIe Lettre à ses Commettans, il fit remarquer l'injustice
de la requête des députés de Saint-Domingue et de l'exclu-
sion dont les hommes de couleur avaient été les victimes
aux assemblées électorales : « On ne s'explique pas, disait-
« il, pourquoi les hommes de couleur libres, propriétaires,
(1) Voir ci-dessus, chapitre X. — (2) Grégoire, Lettre aux philan-
thropes, p. 50.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
281
« contribuant aux charges publiques, n'ont pas été électeurs
« et ne sont pas représentés (1) ». C'étaient les mômes obser-
vations que présentaient à ce moment même Condorcet et
Brissot (2).
Mais Mirabeau avait sur eux l'avantage de pouvoir
les apporter à la tribune de l'Assemblée Nationale. Il
n'y manqua pas le 3 juillet: « Je demande de quel droit,
« dit-il, les 23.000 blancs ont exclu des assemblées pri-
« maires à peu près un pareil nombre d'hommes de cou-
« leur libres, propriétaires et contribuables comme eux ? Je
« demande pourquoi on veut que les 20 blancs qui sont ici
« représentent les hommes de couleur desquels ils n'ont
« reçu aucun mandat? Je demande de quel droit les 23.000
« blancs électeurs ont défendu à leurs concitoyens de se
« nommer des représentants et se sont arrogé celui d'en
« nommer et pour eux et pour ceux qu'ils ont exclus des
« assemblées primaires. » Et il termina par ces paroles
menaçantes : « Croient-ils que ces hommes qu'ils ont exclus
« nous ne les représentons pas? Croient-ils que nous ne
« défendrons pas ici leur cause? Ah ! sans doute, si telle a
« été leur espérance, je leur déclare qu'elle est outrageante
« pour nous et qu'elle sera déçue (3)! » Garat, quoique
favorable à la représentation coloniale, crut devoir insister
aussi sur cette injustice,et il fit remarquer que cette violation
des droits d'hommes libres n'avait aucune excuse. « Les
« colons nous ont fait dire, observa-t-il, que, s'ils ont exclu
« les mulâtres, « c'est parce que, liés par le sang aux vrais
« esclaves, ils sont naturellement les ennemis des blancs et
(1) Mirabeau, Courrier de Provence (XIVe Lettre, 27 juin 1789), I, 288.
— (2) Voir ci-dessus les brochures analysées chapitre XI. — (3) Compte-
rendu du Moniteur (séance du 3 juillet), I, 59-60 ; —Arch. Parl., VIII,
186-187.

282
SAINT-DOMINGUE
« qu'il eût pu être dangereux pour la colonie de rassembler
« dans les assemblées d'élections tant d'ennemis des colons. »
« Je comprends bien comment ces hommes sont les enne-
« mis des colons, mais j'en conclurai aussi que les colons
« sont les ennemis de ces hommes, et je dirai encore que
« dans aucun cas un ennemi ne peut être le représentant
« des ennemis. » Les blancs assurent qu'en défendant leurs
intérêts ils défendront aussi ceux des mulâtres, planteurs
comme eux : « Je vous demande, Messieurs, s'écriait Garat,
« comment s'est-on flatté de nous faire croire à de telles
« assertions! Les hommes de couleur même libres, et c'est
« un fait connu de toute l'Europe, vivent toujours dans nos
« colonies sous ce mépris qui écrase les esclaves».. On ne
« jette sur eux que des regards qui seraient des outrages,
« qu'un homme vraiment libre no pourrait pas pardonner.
« Ils sont exclus de toutes les fonctions sociales, de tous les
« emplois, et si la servitude civile a cessé pour eux, la ser-
« vitude politique et celle de l'opinion durent encore. N'ont-
« ils pas intérêt à les faire cesser l'une et l'autre, à éloi-
« gner d'eux cette ignominie qu'on leur a attachée comme si
« elle tenait à leur existence physique, et leurs anciens mai-
« tres au contraire ne croient-ils pas avoir intérêt à les
« retenir dans cette abjection qui est pour eux une conti-
« nuation de cet ancien empire? Si ces hommes de cou-
« leur libres étaient représentés danscetteassemblée, doutez-
« vous, Messieurs, qu'ils ne vous disent : Nous sommes
« des hommes, nous sommes libres! Nous voulons jouir
« de tous les droits attachés à ces deux titres augustes ; si
« nous nous élevons à des talents et à des vertus, nous vou-
« lons que les emplois publics entrent aussi dans nos espé-
« rances et dans nos récompenses. Douterez-vous encore

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
283
« qu'un tel discours, s'il était entendu dans cette assemblée
« par des colons, ne leur parût une espèce de blasphème ou
« de révolte, qui ne pourrait être assez expié par les plus
« grands châtiments ? Sont-ce là les mêmes intérêts? Sont-
« ce là ces hommes qui peuvent être représentés les uns par
« les autres, et accorderons-nous beaucoup de députés aux
« uns, lorsque les autres n'en auront pas du tout (1)? »
Cette argumentation, présentée par des hommes de pre-
mier plan, tels que Brissot, Condorcet, Mirabeau et Garat,
faisait une vive impression au dehors et au dedans de l'As-
semblée. Le Journal de Versailles, par exemple, traduit
les sentiments d'une partie du public en faveur « des
infortunés descendants des Africains », de ces gens de
couleur « auxquels on ne laisse que le droit de rendre
des services », sans leur attribuer la moindre part « des
distinctions qu'a établies l'opinion ou la loi », dont on « a
brisé inutilement les fers », et contre lesquels les députés
d'Amérique s'apprêtent peut-être à défendre d'odieux pré-
jugés (2).
Dans l'Assemblée, Gouy d'Arsy commit le
3 juillet l'imprudence d'avouer que les blancs considéraient
les mulâtres comme des ennemis qu'il fallait laisser dans
leur état d'abaissement,en raison de leur origine, et auxquels
il serait dangereux d'accorder la moindre influence, parce
que les planteurs blancs ne formaient pas la 20e partie de
la population de Saint-Domingue. Bon nombre de députés,
épris des principes de justice et d'égalité, furent choqués
de cette conception aristocratique des rapports des races.
« Cette raison, dit l'abbé Jallet, fit sur moi un effet contraire
(1) Discours de Garat, 4 juillet 1789, dans le Courrier de Provence,
I, 340-341. —(2) Journal de Versailles, no VIII (1er juillet), tome h», p.
56.

284
SAINT-DOMINGUE
« à ce qu'en attendait l'orateur; j'y vis des marques d'une
« politique inhumaine, et je ne doute pas que beaucoup de
« membres n'en aient jugé comme moi (1). »
Le commissaire-rapporteur du Comité colonial s'aperçut
si bien de cette fâcheuse impression que, le lendemain, il
essaya d'atténuer ses déclarations, et de faire croire aux
sympathies des planteurs pour les gens de couleur : « Il
« est vrai, fit-il observer, que les métis n'ont pas été appe-
« lés (aux assemblées électorales), mais les métis sont nos
« affranchis.Les lois françaises que nous n'avons pas faites
« les excluent de nos assemblées ; nous ne pouvions de
« nous-mêmes les y admettre. Quelqu'un a dit qu'ils étaient
« nos ennemis, je soutiens qu'ils sont nos amis, puisqu'ils
« nous doivent la liberté (2). »
Ces vagues assertions ne pouvaient enrayer le mouve-
ment qui se produisait parmi les mulâtres. Les représen-
tants des hommes de couleur qui se trouvaient en France,
sûrs des sympathies des philanthropes, ne tardèrent pas à
demander l'égalité des droits avec les blancs. Dès le mois
d'août, d'après Duval-Sanadon, un mulâtre de Saint-Do-
mingue fut chargé de « réclamer à Versailles en faveur de
ses pareils (3) ». Telles étaient les alarmes des planteurs
que les députés de la colonie à l'Assemblée Nationale écri-
virent le 4 août au ministre de la marine pour lui signaler
l'imminence d'une insurrection et pour le prier d'interdire
aux nègres et aux mulâtres résidant alors en France de
« repasser en Amérique » (4). Bientôt, se formait le Co-
mité des gens de couleur, où les organisateurs, Raymond
(1) Journal de Jallet (p. 115). — (2) Compte-rendu du Moniteur.
(séance du 3 juillet 1789), I 59-60 ; — Arch. Parl., VIII, 188. — (3) Mém.
de Duval-Sanadon, 20 août 1789, Arch. Nat., D. XXV, 85. — (4) Mém.
justificatif de la Luzerne (1791), Arch. Parl., XVI, 332.

A LA VIELLE DE LA RÉVOLUTION
285
aîné, Jacques et Vincent Ogé, groupèrent une centaine de
propriétaires de leur race, la plupart originaires de Saint-
Domingue, et provoquèrent l'adhésion des hommes de leur
sang, soit dans les villes maritimes, soit aux Antilles. L'a-
vocat languedocien, Hector de Joly, lieutenant du maire de
Paris, et futur ministre de la justice d'août 1792, leur prêta
l'appui de ses relations et de ses conseils. Ils rédigèrent
sous son impulsion,du 3 au 22 septembre 1789,leur cahier
de doléances, et ils réclamèrent bientôt, le 19 octobre, à l'As-
semblée Constituante, l'admission d'un député pour les
représenter (1). En même temps, La Fayette, Mirabeau,
Condorcet, le duc Alexandre de la Rochefoucauld et l'abbé
Grégoire décidaient de demander l'assimilation absolue des
gens de couleur et des nègres libres aux planteurs blancs (2).
Quelques mois après l'admission des députés coloniaux,
devaient s'ouvrir les fameuses discussions qui eurent pour
objet de résoudre le problème de l'égalité des races aux
colonies. Leur écho suffit pour déchaîner l'anarchie à Saint-
Domingue. Les planteurs avaient cru que leur députation
suffirait pour maintenir la suprématie injuste d'une race sur
l'autre. Ils n'avaient fait qu'attirer par leurs manifestations
sur cette tare de l'organisation sociale des colonies l'atten-
tion des réformateurs et de l'opinion éclairée, et que
provoquer ainsi la ruine de la domination égoïste des grands
propriétaires.
L'aristocratie coloniale qui avait fomenté tant d'agitation
pour obtenir une représentation coloniale s'était imaginée
qu'elle empêcherait aussi la Constituante de résoudre contre
(1) Cette question a été élucidée dans une bonne étude d'A. Brette, les
Gens de couleur libres et leurs députés, Révol. fr., oct.-nov. 1895. —
(2) Mém. de l'abbé Grégoire, I, 390, éd. Carnot.

286
SAINT-DOMINGUE
ses intérêts une question plus grave encore,celle de l'aboli-
tion de la traite et de l'esclavage. Certains de ses membres
toutefois n'avaient pas commis celte erreur. Les adhérents
du club Massiac, plus perspicaces,avaient compris les dan-
gers de cette démarche : « Que peuvent penser les colons, di-
sait Duval-Sanadon, de cahiers qui disent : « Vous deman-
« derez l'admission des députés de Saint-Domingue, » et à coté
« de cet article : « Vous demanderez l'affranchissement des
« nègres. » Cette phrase si simple et si courte réunit en une
« seule toutes les erreurs, toutes les injustices et toutes les
« conséquences désastreuses (1). » La remarque du publiciste
de la Société correspondante des colons français ne manquait
pas de justesse. Déjà,pendant la période électorale,les par-
tisans de la représentation coloniale avaient provoqué de la
part des philanthropes une propagande contraire à leurs in-
térêts.L'idée de la suppression du trafic des nègres et de la
servitude aux colonies avait fait de grands progrès. Les débats
sur l'admission de la députation de Saint-Domingue don-
nèrent aux abolitionnistes une nouvelle occasion de propa-
ger leurs idées. Les journaux favorables à leur cause, tels
que le Courrier de Provence (2), le Point du jour (3), le
Mercure de France (4), le Journal de Versailles (5), insistè-
rent pour que la question fût inscrite au programme de
l'Assemblée Constituante. Dans la séance du 27 juin, de
nombreux orateurs demandèrent qu'on s'occupât du sort
des noirs. Lorsque La Rochefoucauld et Bouche invitèrent,
l'un l'Assemblée,l'autre les Franco-Américains eux-mêmes,
à s'occuper de la liberté des nègres, ils rencontrèrent une
(1) Mémoire de Duval-Sanadon, 20 août 1789, Arch. Nat., D. XXV,
85. — (2) Mirabeau (Courrier de Provence, XIVe et XVIe Lettres), I,
288 et suiv. — (3) Point du Jour, I, p. 18. — Mercure de France 1789,
n° 27 (4 juillet). —(4) Journal de Versailles, n° VIII (1er juillet), pp. 55-56.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
287
adhésion presque unanime. Leur motion « fut fort applau-
die »,et la Constituante la « réserva pour la prendre en con-
sidération dans un autre temps (1) ». Le 4 juillet, Mirabeau
et Garat insistèrent encore pour que la cessation de l'escla-
vage, « cette grande opération de justice », restât l'objet des
préoccupations des réformateurs, pour que des mesures
préparatoires permissent la réalisation de celte grande
œuvre, digne d'un siècle de philosophie et d'humanité (2).
Les représentants des grands planteurs s'en tirèrent,non
sans une ironie secrète, en se déclarant, comme Gouy d'Arsy,
prêts à accepter ces réformes capitales, « si l'Assemblée
« trouvait dans sa sagesse les moyens d'allier la conserva-
« lion des colonies, les propriétés des colons et l'entretien
« de leurs ateliers avec l'abolition de l'esclavage et de la
« traite (3) ». Mais leurs commettants étaient bien résolus
à tout risquer, même une révolution, pour empêcher ce qu'ils
appelaient une atteinte à leur droit de propriété. « On vio-
« lerait leur propriété, disaient-ils dans un mémoire, en
« affranchissant leurs nègres, que les colons ont achetés,
« payés à la nation même en vertu de la loi ; en supprimant
« la traite, on la violerait encore (4). » Combien plus puis-
sants eussent été leurs arguments, appuyés d'ailleurs par
le commerce métropolitain et par les intérêts français, s'ils
n'eussent accepté d'avance, par le fait même de leurs dé-
marches, les décisions d'une Assemblée où ils avaient
(1) Suite du Procès-Verbal des Communes, 27 juin, p. 6. — Comptes-
rendus du Point du Jour, I, pp. 64-65.— Du Moniteur,I, 52-54. —Arch.
Parl., VIII, 164-165. — Journal de Jallet, p. 107. — (2) Discours de
Garat dans le Courrier de Provence, I, 344-346. — Mém. de Bailly, I, 281. —
(3) Compte-rendu du Point du Jour (Séance du 4 juillet), I°, p. 107.
— (4) Mém. des députés de Saint-Domingue, s. I. n. d., in-8, Bibl. Nat.,
LK. 12I 261.

288
SAINT-DOMINGUE
réclamé avec tant d'insistance l'admission de leurs man-
dataires.
En demandant la représentation des colonies , les
planteurs de Saint-Domingue n'avaient aucune raison
de principe à invoquer contre les décisions futures des
réformateurs qui allaient proclamer hautement à la face
du monde les maximes du droit et de la liberté naturelle.
Ils ne pouvaient plus que se soumettre aux lois, puisque
leurs représentants avaient été admis à participer aux tra-
vaux de l'autorité législative. Leur présence même rappelait
aux Constituants la fragilité des pouvoirs dont la députation
coloniale était pourvue, irritait la passion de justice des
philanthropes, donnait sous une forme vivante à des hommes
épris d'égalité et d'humanité le spectacle de l'inégalité et
de la barbarie de la société coloniale. Grâce à leur impru-
dence, le problème capital de la liberté humaine se trouvait
posé, et grâce aux généreux efforts des philanthropes il ne
pouvait plus être éludé. Sa solution allait préoccuper pen-
dant plus d'un siècle les penseurs et les hommes d'Etat.
CONCLUSION
La question de la représentation coloniale, ainsi résolue
en juillet 1789, se trouvait dépasser singulièrement la plu-
part de celles que la grande Assemblée réformatrice eut à
examiner.Soulevée par une minorité aristocratique de plan-
teurs, mécontents de l'administration de la première de nos
colonies et préoccupés des périls que couraient leurs inté-
rêts, elle amena des résultats qu'ils n'avaient pas prévus et

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
289
provoqua un formidable ébranlement dont ils n'avaient pas
eu la moindre prescience.
A cette occasion, il fallut en effet soumettre à l'examen
d'un siècle épris de raison et de logique les problèmes
les plus délicats de l'organisation politique, économique
et sociale. L'opinion eut à se prononcer, d'abord sur les
principes du droit constitutionnel, sur les fondements de
la représentation nationale,sur la validité d'élections faites
en violation des formes légales et en vertu des seules pré-
rogatives du droit naturel, puis sur le pouvoir souverain
dévolu aux assemblées pour la vérification des mandats
législatifs, sans intervention de la sanction royale.
La discussion s'ouvrit sur des questions plus importan-
tes encore, celles du système administratif des colonies,
du pacte économique entre la métropole et ses possessions,
base de toute la politique coloniale de l'ancien régime, et
même sur le principe de l'utilité des Empires coloniaux
créés par les Etats européens.
Enfin, l'attention des réformateurs se trouva appelée sur
deux vices séculaires qu'aucune société, depuis les origines
de la civilisation, n'avait eu le courage de condamner et
de détruire : l'inégalité légale des races et la servitude hu-
maine. En abordant résolument leur examen, en leur don-
nant une place dans les débats que suscita l'admission des
députés de Saint-Domingue, la Constituante prit, en même
temps que le Parlement d'Angleterre, une initiative qui est
l'une de ses gloires, et elle donna au monde civilisé un
exemple dont l'influence dure encore, pour le plus grand
bien de la cause de la justice et de l'humanité.

SOURCES ET BIBLIOGRAPHIE
Sources d'Archives. — 1° Archives Nationales, série BA , carton
38 (pièces relatives à la convocation des Etats-Généraux : Saint-
Domingue) ; B. III, reg. 135 (798 pages, copies de pièces relatives
à la députation de Saint-Domingue; recueil plus important encore
que le précédent) ; C. 24, liasse 143 (procès-verbaux dos élections
des députés de Saint-Domingue); DXXV 85-90 (papiers provenant
du club Massiac) ; D XXIX 98-101 (dossier de la dénonciation des
députés de Saint-Domingue contre La Luzerne et mémoires justi-
ficatifs du ministre, en partie reproduits dans les Archives Parle-
mentaires, tome XVI). —Série F. 12 (administration du commerce).
— 2° Archives du Ministère des Colonies, C. 9, 1re série, registres
de correspondance et pièces diverses provenant dès administra-
teurs do Saint-Domingue, années 1788 et 1789, nos CLX, CLXI,
CLXII, CLXIII, CLXIV ; 2e série, cartons XXXVIII, XXXIX (pièces
diverses et correspondances détachées) (1). Archives Dépar-
tementales : fonds des Ch. de Commerce de Bordeaux, Nante,
La Rochelle. — Inv. Archives Ch. de Commerce de Marseille, par
Tessier. in-4, 1878.—4o Archives de la Charente, série C. (partie non
inventoriée, procès-verbal d'élection des députés de la province
du Nord); série moderne (papiers relatifs aux indemnités de Saint-
Domingue). — Archives de la Vienne, séries modernes (papiers
relatifs aux mêmes indemnités).
Sources imprimées. A. Cahiers de 1789.— 1° Résumé général ou
Extrait des Cahiers (de 1789), etc., 3 vol. in-8, Paris, 1789, Biblio-
thèque Nationale, Le 24 | 1. — 2° Archives Parlementaires, 1re sé-
(1) Nous sommes heureux do remercier ici MM. Langlois et Tantet,
directeurs du service de ces Archives, qui ont bien voulu, par leurs
indications, faciliter nos recherches.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION 291
rie, tomes I à VII, p.p.Mavidal et Laurent (publication incomplète
des cahiers, mais la seule collection d'ensemble), in-8,1878-79.— Ch.
L. Chassin, les Elections et les Cahiers de Paris, 4 vol. in-8, Quan-
tin, 1889-90.—B. Documents parlementaires. Procès-verbal des
séances de l'Ass. des Notables de 1788 (Archives Parlementaires,
tome Ier). — Procès-verbal des séances de la Chambre de la noblesse
aux Etats-Généraux, 1789, in-4,Bibliothèque Nationale Le 27 | 5. —
Récit des principaux faits passés dans la salle do l'ordre du clergé
par Vallet, curé de Saint-Louis,in-8, 1790, ibid., Le 27 | 3. — Récit
des séances des députés des Communes,5 mai-12 juin 1789. in-18,
172 p., Baudouin,789(1).— Procès-verbal des séances dos dépu-
tés des Communes (12-17 juin), 104 p., 1789, Baudouin. — Procès-
verbal des séances, de l'Assemblée Constituante depuis le 12 juin
1789, 74 vol. in-8, édités par Baudouin, 1789-1791 ; c'est le seul
texte authentique et officiel. — Archives Parlementaires, tomes
VIII à XXIII (1789-91) (recueil hybride et sans critique, mais utile,
où se mêlent les discours, mémoires, rapports, motions, brochu-
res de circonstance, le plus souvent sans indication de sources).
— Discours et rapports relatifs à Saint-Domingue, dans cette col-
lection, et à part,notamment ceux de Gouy d'Arsy, de Cocherel, de
Blin, de Delattre, de Grégoire, do Pétion de Barnave, de Destutt
de Tracy, de Dupont de Nemours, de Malouet, etc. (voir le Cata-
logue de la Bibliothèque Nationale), série Le, tome VI et la Table
générale des Archives Parlementaires, 1° série, tome XXIII (1891)..
— Mémoires des députés de Saint-Domingue contre La Luzerne,
intitulés Chefs de dénonciation et Mémoires justificatifs de La Lu-
zerne, tome XVI. — C. Recueils de documents divers, Moreau de
Saint-Méry, Loix et Constitutions des colonies françaises d'Amé-
rique, 6 vol. in-4, 1781-90. — A. Brette, Recueil de Documents
relatifs à la convocation des Etats-Généraux, 4 vol. in-8, 1892-
1904. — F.-A. Aulard, la Société des Jacobins, recueil de docu-
ments, 6 vol. in-8, 1889-1897, tome Ier. — D. Brochures du temps
sur Saint-Domingue, sa situation, sa représentation. Vœu patrioti-
que d'un Américain sur la prochaine Assemblée des Etats Géné-
raux, in-12, s. 1. n. d. (1788), (collection Carré).— Pièces remises
(l) Un grand nombre des recueils et brochures énumérés dans
cette bibliographie m'ont été fournis par l'importante collection révo-
lutionnaire qu'a formée mon ami et collègue II.Carré, professeur d'his-
toire à l'Université de Poitiers.

292
SAINT-DOMINGUE
aux Notables par les commissaires de la colonie de Saint-Domin-
gue in 8, Bibliothèque Nationale, Lb. 39 | 674 — Lettre des
colons résidant à Saint-Domingue au Roi, 31 mai 1788, in-8°, Bi-
bliothèque Nationale, Lk 12 | 23. — Mémoire au roi (par Gouy
d'Arsy) (sept. 1788), ibid.,Lb. 39 | 643. — Extrait du registre des
délibérations du Comité de Saint-Domingue séant à Paris 27 janv.
1789, in-8°, pièce, ibid. Lk. 12 | 26. — Confession générale faite
au public par l'auteur d'un Mot à l'Oreille (1788), s. I. n. d., in-8,
pièce, ibid., Lk. 12 | 28. — Réflexions d'un administrateur sur
l'admission des députés de Saint-Domingue aux Etats-Généraux et
sur le régime nouveau qu'ils veulent établir dans cette colonie,
in-8, ibid., Lk. 12 ! 27. — Examen rapide du cahier des doléances
de la colonie remis pour instructions à MM. les députés de la par-
tie du Nord, par M. Chachereau (avocat au Port-au-Prince). P.-
au-Prince, Mozard, 1789, in-8, ibid., Lk. 12 | 29. J.-P. Bris-
sot, Plan de conduite pour les députés du peuple aux Etats-Géné-
raux de 1789, in-8, XXXII, 268+39 p., ibid., Lb.39 | 1644. — J.
P. Brissot, Réflexion sur l'admission aux Etats-Généraux des
députés de Saint-Domingue, in-8, 36 p., s. 1. n. d., ibid., Lb.
39 I 1851. — Requête présentée aux Etats-Généraux, le 8 juin
1879, par les députés de la colonie de Saint-Domingue, in-8, ibid.,
Lk. 12 I 31. — Mémoire des députés de Saint-Domingue, s. 1. n.
d., in-8, ibid., Lk. 12 | 61. — Barbé-Marbois, Etat des finances de
Saint-Domingue, 1789, in-8 ; et Observation, 1790, in-4, ibid., Lk.
12 I 60. — Notice sur les fonctions remplies par B.-Marbois,
in-8. 1836, ibid., Ln. 25 | 985. — Mémoires et Observations du
sieur Barbé de Marbois, etc., Paris, 1790,58 p. in-4, Bibliothèque
Nationale, Lk. 12 | 79, et collection Carré.
E. Brochures relatives à la traite, à l'esclavage, aux mulâtres
de Saint-Domingue. Considérations présentées aux vrais amis du
repos et du bonheur de la France, par M. Moreau de Saint-Méry...
1791, in-12, 74 pp. (Coll. Carré). —Réclamations et observations
des colons sur l'abolition de la traite (9 juin 1789), Bibliothèque
Nationale. Lk. 9 | 51. — Grégoire. Lettre aux philanthropes, etc.,
oct. 1790, in-8. — Mémoire en faveur des gens de couleur, 1789,
in-8°. — Brochures et ouvrages de Condorcet, de Frossard, de
Brissot, de Clarkson, de l'abbé Grégoire, de Pétion, de Tracy,
de Condorcet, de Duval-Sanadon, de Lecomte-Marsillac, de l'abbé
Sibire, de Lescalier, de Clavière, de Raymond, sur la question des
noirs et des mulâtres, énumérées aux Séries Lk. 9 et Lk. 12.

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
293
F. Journaux et correspondances publiques. Barrère. Le Point
du Jour ou résultat de ce qui s'est passé la veille à l'Assemblée
Nationale, tome Ier, en 2 parties (415 et 366 pp.), in-18, Paris, 1789.
— Correspondance secrète inédite (1774-1792), p. p. de Lescure,
2 vol. in-8, 1866. — Courrier de Provence : Lettres de M. le
comte de Mirabeau à ses commettans, tome Ier, 1789, in-8. —
(Corsas) Journal de Versailles ou Annonces, Affiches et Avis
Divers (depuis le 6 juin 1789), in-4, 1789. — Le Moniteur (la
partie antérieure à octobre 1789 a été rédigée postérieurement
aux événements) réimpression in-4°, tome Ier ; rédaction repro-
duite en partie au tome VIII des Archives Parlementaires. — On
n'a pu se procurer le Journal des Etats-Généraux (5 mai-19 août
1789) (par Lehodey de Saultchevreuil).
3
N 8° LC
G. Journaux particuliers et relations particulières. — Relations
des événements depuis le 6 mai jusqu'au 15 juillet 1789 (bulletins
d'un agent secret de Puységur), p. p. A. Brette, Révolution fran-
çaise, XXIII. Journal inédit de Jallet, curé de Chérigné, p. p.
J.J. Brethé, Fontenay, in-16, 1871. journal d'Adrien Duques-
noy, député du tiers-état de Bar-le-Duc sur l'Assemblée Consti-
tuante, p. p. R. de Crèvecœur, 2 vol. in-8, 1894. — Gaultier de
Biauzat, sa vie et sa correspondance, p. p. F. Mège, 2 vol. in-8,
1890.
H. Mémoires et souvenirs. Mémoires de l'abbé Grégoire, p. p.
II. Carnot, 2 vol. in-8 ; 1837, — Mémoires de Bailly, collection
Barrière et Berville, 3 v. in-8, 1821. — Barruel, Mémoires sur le
Jacobinisme, 5 vol. in-12, an VII. — C. F. Beaulieu, Essais his-
toriques sur les causes et les effets de la Révolution de France,
tome Ier, in-8, an IX. — Mémoires de Brissot, p.p. de Lescure,
in-16, 1877.— Condorcet, Œuvres, éd. O'Connor et Arago, 12 vol.
in-8, 1846-49. — Malouet, Mémoires, 2 vol. in-8,1868. — Malouet,
Mémoires et correspondances officielles sur l'administration des
colonies, 5 vol. in-8, 1802.
I. Almanachs et Etats. Etats militaires de Roussel, in-12, 1785-
1789. — Almanachs de Paris (chez Lescapart,libraire Pont-Notre-
Dame), 1785-89. — Almanachs royaux, in-8,1785-1790.
J. Ouvrages divers. On ne citera pas ici ceux qui sont relatifs
au commerce,aux colonies et à la situation de Saint-Domingue ; la
bibliographie s'éloignerait trop du sujet spécial traité ci-dessus,
On ne mentionnera que quelques monographies qui s'y rattachent

294 SAINT-DOMINGUE
plus directement, à savoir celles de : — Castonnet des Fosses, La
Révolution de Saint-Domingue, in-18, 1893 (sommaire et entaché
d'erreurs). — L. Deschamps, la Constituante et les Colonies, in-8,
1898 (quelques lignes sur le sujet ci-dessus qui y est à peine
indiqué). — A. Brette, Les gens de couleur libres et leurs députés
en 1789 (bonne étude), Rév. fr., oct.-nov. 1895. Idem. La Séance
royale du 23 juin 1789, ibid., tome XXII (étude neuve). — Idem, La
collection Camus aux Archives Nationales, ibid., tome XXI. —
Idem, Les Constituants, 1897, in-8 (liste rectifiée). — Idem, le
Serment du jeu de Paume, 1893, in-8 (étude très neuve). — Idem,
Recueil de Documents-relatifs à la convocation des Etats-Géné-
raux, 4 vol. in-8, 1892-1904 (collection indispensable pour cette
période et renfermant une foule de renseignements).
K. Répertoires divers. La Chesnaye-Desbois et Badier, Dic-
tionnaire de la Noblesse, 19 vol. in-4, Schlesinger, 1878 et sq. —
Saint-Allais, Nobiliaire Universel de la France, in-8, 20 vol.
Bachelin, 1875 et sq. — Dictionnaire historique et généalogique des
familles du Poitou par Beauchel-Filleau, 2e édition in-4, 3 vol.,1895
et suiv. —A. Robert, E. Bourloton et C. Cougny. Dictionnaire
des Parlementaires, 3 vol. gr. in-8. Paris, 1891 et sq.

TABLE DES MATIÈRES
AVANT-PROPOS, p
3
CHAPITRE PREMIER. — Les Planteurs de Saint Domingue en 1788 et les
Causes Politiques de leur Agitation en faveur de la Représentation
Coloniale.— I. Le régime politique et administratif de Saint-Domingue :
le gouverneur et l'intendant; leurs agents; les marguilliers ; les Cham-
bres d'agriculture. — L'absence de libertés locales. — 2. Les chefs
de l'administration : le ministre de la marine la Luzerne; le gouverneur
du Chilleau ; l'intendant Barbé-Marbois. — 3. Les abus à Saint-Domin-
gue; l'arbitraire, le gaspillage, la corruption. —Le système judiciaire :
la réforme de mai 1787 et les griefs des colons. — 4. Les revendications
et les sentiments des planteurs, pp
5 à 17
CHAPITRE II. — L'Agitation en faveur de la Représentation Coloniale et
les Griefs Economiques des Planteurs.— I. Le régime des concessions.
— 2. Importance et nature du commerce de Saint-Domingue : exporta-
tion et importation, la traite; les réexportations et la balance commerciale.
— 4. Le pacte colonial et les monopoles de l'agriculture, de l'industrie
et du commerce métropolitains. — Les adoucissements apportés au mono-

pole : l'arrêt du Conseil du 30 août 1784. — 4. Les revendications du
commerce français en faveur du retour au monopole intégral. — 5. Les
plaintes des colons contre le monopole et contre ses effets; contre l'orga-
nisation du commerce et du crédit. — 6. Leurs espérances en 1788,
pp
17 à 30
CHAPITRE III. — L'Agitation en faveur de la Représentation Coloniale
et les Craintes des Colons de Saint-Domingue au sujet des plans de
Réforme Sociale. — I. La condition et les divisions des blancs à Saint-
Domingue; la solidarité de race. —
2. Les mesures contre les mulâtres.
— 3. La condition des nègres esclaves. — 4. La campagne des philan-
thropes en faveur de l'abolition de la traite et de la réforme de l'esclavage

aux Etats-Unis, en Angleterre et en France ; ses origines et ses progrès.
— 5. Brissot et la Société des Amis des Noirs à Paris; leur propagande.
— 6. Les craintes et les sentiments des colons, pp
30 à 43
CHAPITRE IV. — La Question de la Représentation Coloniale et les Di-
vergences d'Opinion parmi les Colons de Saint-Domingue. — I. Les
origines du mouvement en faveur de la représentation ; la minorité des
blancs favorable. — Caractère restreint et aristocratique de ce mouve-

296
TABLE DES MATIÈRES
ment. — 2. La formation et la composition du Comité Colonial de Paris.
Les neuf commissaires : Choiseul-Praslin, Céreste-Brancas, Dougé, Rey-
naud, Peyrac, Magallon, Paroy, Vaudreuil, Perrigny, Gouy d'Arsy. —
3. Les adhérents du Comité colonial : grands planteurs et négociants. —
4. Le fonctionnement du Comité colonial et de son Bureau : leur rôle ac-
tif. — 5. Assertions diverses sur le caractère de l'agitation dans l'île.
Les partisans de
la représentation : prédominance des grands pro-
priétaires; magistrats; avocats; procureurs: médecins; chirurgiens;
grands négociants. — 6. La majorité des colons reste hostile ou expec-
tante. — Caractère égoïste du mouvement, 43
à 72
CHAPITRE V. — La Formation et le Programme du Parti de la Repré-
sentation Coloniale; ses premières manœuvres (mars-août 1788). —
I. L'administration prise au dépourvu. — 2. L'agitation; le rôle de la
Chambre d'Agriculture du Cap; la Lettre au Roi du 31 mai 1788. —
Les griefs et le programme des planteurs: la réorganisation des Conseils;
l'administration des taxes municipales ; le relèvement du taux de la
capitation; le règlement sur les concessions: les abus des réunions; les
règlements commerciaux; le prétendu relâchement de la police; la résis-
tance aux améliorations relatives à la condition des esclaves noirs. — 3.
L'administration et ses atermoiements. — L'excellence de la gestion
financière. — Le système économique. — Les bons effets de la réforme
judiciaire. — 4.Le mécontentement contre les administrateurs : gens de
loi; planteurs; grands négociants ; anciens magistrats ; rôle de Moreau
de Saint-Méry. — 5. Violence des polémiques : accusations infamantes
contre La Mardelle et Barbé-Marbois. — 6. Mission de Barré de Saint-
Venant en France. — Campagne de Moreau de Saint-Méry auprès de
l'opinion à Paris. — 7. Avantages pour les mécontents d'une représen-
tation aux Etats-Généraux, pp
73 à 97
CHAPITRE.. VI.
— L'Action du Comité Colonial en France auprès du
Ministère, du Conseil du Roi et de l'Assemblée des notables (juillet-
décembre 1788). — I. L'Assemblée du 15 juillet et la formation officielle
du Comité colonial, le recrutement des adhérents et la propagande dans
les ports; à la cour; parmi les princes et dans l'aristocratie; les encou-
ragements du gouverneur du Chilleau. — 2. La campagne de brochures :
le Mot à l'Oreille; la Confession de l'auteur du Mot à l'Oreille ; le Vœu
patriotique d'un Américain. — 3. Les requêtes du Comité colonial au
roi et aux ministres (31 août-4 sept. 1788). La décision du roi. —4. Le
rapport du ministre de la marine au Conseil du roi et la décision du Con-
seil du 11 septembre. L'ajournement de la représentation coloniale.
— 4. L'irritation des commissaires du Comité colonial contre la Luzerne.
Nouvelles démarches. —Le Mémoire instructif du 28 septembre. — Le
Plan d'une
convocation constitutionnelle des propriétaires planteurs
(30 octobre). — 5. Nouvelles requêtes au roi, aux ministres et à l'As-
semblée des Notables (3-28 nov. 1788). Nouvel échec du Comitié colonial,
pp
98 à 125
CHAPITRE VII. — L'Action
du Parti de la Représentation Coloniale à
Saint-Domingue. L'Attitude des Administrateurs. La Formation des

TABLE DES MATIÈRES
297
Comités (septembre 1788-janvier 1789). — I. Hésitations des adminis-
trateurs :
B. Marbois, Vincent et du Chilleau. —L'absence d'instruc-
tions du pouvoir central.— Les divisions parmi les colons. — 2. L'audace
du parti de la représentation. — Rôle de la Chambre d'Agriculture du
Cap; les instructions du Comité colonial de Paris (25 septembre); les
arrêtés de la Chambre d'Agriculture des 7 novembre et 5 décembre 1788
et la convocation des assemblées électorales. — 3. La formation des
comités électoraux des provinces du Nord, de l'Ouest et du Sud (août
1788-mars 1789). Leur composition aristocratique. Leur organisation
et leur rôle. — 4. Désarroi des administateurs : leur réponse à la Cham-
bre d'Agriculture (16 novembre); leur correspondance avec le ministre
(novembre-décembre). — 5. Décision tardive : l'ordonnance du 26 dé-
cembre 1788
et la consultation des colons par voie administrative,
pp
125 à 149
CHAPITRE VIII. — Le Désarroi de l'Administration. — Les Assemblées
électorales et la nomination des députés de Saint-Domingue 12 dé-
cembre 1788, mai 1789. — I. Réunion des assemblées de paroisses
(21 déc. 1788, mars 1789); leur composition ; leur caractère irrégulier.—
2. Les assemblées secondaires des trois provinces; proportion arbitraire
des électeurs du second degré ; prépondérance de l'élément aristocratique
parmi les délégués. — 3. L'assemblée électorale de la province du Nord
(27 janvier) ; l'élection des 15 députés. — 4. Les assemblées électorales
des provinces de l'Ouest (10 février) et du Sud (10 mars) : les 15 dépu-
tés de l'Ouest et les 7 députés du Sud. — 4. Chiffre élevé (31) des dépu-
tés de Saint-Domingue : prédominance des grands planteurs parmi eux;
les membres du Comité colonial de Paris; le marquis de Rouvray: Cha-
banon des Salines; le comte de Noé : le comte de Chabannes ; Le Gar-
deur de Tilly; Levasseur de Villeblanche; le comte O'Gorman ; le mar-
quis de Cocherel, etc. — Les magistrats et avocats : Viau de Thébau-
dières ; M. de Laborie ; Arnauld de Marsilly ; Vincendon du Tour;
Larchevêque-Thibaut. Les négociants: Auvray; Lefèvre; Gérard fils,
L'indemnité parlementaire des députés. — 5. Le cahier de doléances
de la province du Nord; son caractère aristocratique. — 5. Le contre-
coup de l'agitation des blancs. Les premières revendications des mulâtres
dans la province du Sud et à Paris. — 6. L'impuissance des administra-
teurs. La circulaire du 31 décembre 1788. — L'adresse de la Chambre
d'Agriculture du Cap (9 janv. 1789). — La réponse des administrateurs
(22 janvier). — Le nouvel arrêté de la Chambre du Cap (6 février). —
L'insuccès de la consultation administrative. — La contreprotestation des
colons, adversaires du Comité colonial. — Les dénonciations et requêtes
des Comités électoraux du Nord et de l'Ouest contre les protestataires et
contre les administrateurs.— 7.Le projet d'assemblée coloniale.— La cir-
culaire des administrateurs (12 avril 1789) relative à l'ajournement de la
question de la représentation. — La protestation de la Chambre d'Agri-
culture du Cap (24 avril). — Les divisions entre le gouverneur et l'inten-
dant; le discrédit de l'autorité, pp
149 à I95
CHAPITRE IX. — L'Action du Comité Colonial de Paris et de ses Adver-
saires en France pendant la période électorale (janvier-mai 1789).
20

298
TABLE DES MATIÈRES
— I. Les dernières démarches du Comité colonial de Paris auprès des
ministres (31 février-10 mars 1789). — 2. La propagande du Comité
colonial et de ses adhérents auprès des assemblées électorales de la
noblesse, du clergé et du tiers-état à Paris, dans la banlieue de Paris
(avril-mai 1789) et en province. — Election de députés favorables aux
colons. — 3. La rédaction des cahiers, l'action des adhérents du Comité
colonial en faveur des revendications des colons de Saint-Domingue et de
la représentation coloniale à Paris, dans la banlieue et en province. —4.
La campagne de la Société des Amis des Noirs auprès des assemblées élec-
torales ; l'élection des députés philanthropes ; les revendications ou vœux
des cahiers au sujet de la traite. — Brochures de Condorcet et de Bris-
sot. — 5. Les futurs adversaires des colons : députés des colons conser-
vateurs et des négociants de la métropole, pp
195 à 214
CHAPITRE X. —La Question de l'Admission des Députés de Saint-Domin-
gue et de la Représentation Coloniale aux Etats-Généraux, Partisans
et Adversaires des Colons (5 mai-20 juin 1789). — I. L'irrésolution
du gouvernement au sujet de la représentation coloniale. — Le discours

de Necker (5 mai). — 2. Les députés de Saint-Domingue à Versailles.—
3. Le placet du 8 juin 1789. — 4. Les démarches des députés de Saint-
Domingue auprès de la noblesse, du clergé et du tiers-état. — L'admis-
sion provisoire des députés dans l'ordre du tiers (8-13 juin). — 5. Les
objections contre l'admission des députés de Saint-Domingue. — Les dé-
marches de la Société des Amis des Noirs. — Les brochures de Brissot.
— 6. La vérification des pouvoirs des députés de Saint-Domingue
19
juin). — Ajournement du rapport. — Adhésion de la députation de
Saint-Domingue au serment du Jeu de Paume (20-22 juin), pp. 214 à 232
CHAPITRE XI. — Les Derniers Débats et les Dernières Polémiques au
sujet de l'Admission des Députés de Saint-Domingue. Le Succès des
Partisans de la Représentation Coloniale (21 juin-7 juillet 1789). —
I.
L'attitude triomphante des députés de Saint-Domingue après la journée
du 20 juin et leurs projets de vengeance. — 2. Les débats sur l'admis-
sion des députés de Saint-Domingue à l'Assemblée Nationale (27 juin).—
Le rapport de Prieur. — Discours de Sillery, de Delaville-Leroux, de Bou-
che, de Legrand, de Garat, de Gouy d'Arsy, etc. — Vote sur l'admission
de la représentation coloniale et sur la validité des pouvoirs des députés
de Saint-Domingue. — Ajournement du vote sur le nombre des députés
à admettre. — 3. Nouvelle campagne des adversaires de la députation de
Saint-Domingue. — Observations de Duquesnoy, de Barrère, de Gorsas,
de Mirabeau. — Pamphlet de Condorcet et de Brissot. — Protestation de
la Société ou club Massiac contre la validité de l'élection des députés de
Saint-Domingue (29 juin). — 4. Les derniers débats à l'Assemblée natio-
nale. — La séance du 3 juillet : discours et motions de Mirabeau,de Turc-
kheim, de Bouche, de Pison de Galland, de Mounier, de Malouet, de
Montesquiou, de Gouy d'Arsy, de Garat jeune, de la Rochefoucauld. —
5. La séance du 4 juillet. — Discours et motions de Le Pelletier Saint-
Fargeau, du curé Dillon, de Nairac, de Choiseul-Praslin, de Gouy d'Ar-
sy. — Lecture de la protestation du 29 juin. — Le vote sur la motion de

TABLE DES MATIÈRES
299
Montesquiou et sur l'admission de 6 députés titulaires de Saint-Domingue.
— G. La réduction de la députation de Saint-Domingue à 6 députés
titulaires et 6 suppléants (7 juillet), pp
233 à 273
CHAPITRE XII. — Les Conséquences historiques générales de l'Agitation
provoquée par les Planteurs de Saint-Domingue au sujet de la repré-
sentation coloniale. —I.
L'agitation amène la révolution à Saint-Domin-
gue et la ruine de l'Empire français des Antilles. — 2. Ruine de l'autorité
du pouvoir central à la suite de ce mouvement. —L'anarchie et la guerre
civile. — Les idées nouvelles sur l'autonomie coloniale en 1789. — Les
partisans de l'abandon des colonies. — 3. Le désaccord entre la métro-
pole et les colons au sujet du monopole économique : les partisans de la
liberté et les défenseurs du pacte colonial. La thèse de Mirabeau et l'opi-
nion contraire de la majorité. — 4. La question de l'égalité des races posée.
— Protestation des philanthropes et des libéraux contre l'exclusion des
mulâtres ou hommes de couleur libres. — Opinions de Brissot, de Con-
dorcet, de Mirabeau, de Garat. — Les sentiments de l'Assemblée et du
public à cet égard. — Formation et revendications du Comité des hom-
mes de couleur et de leurs partisans. — 5, La question de la traite et de
l'esclavage des noirs. Campagne des philanthropes et des publicistes. La
question portée devant l'Assemblée Nationale (27 juin-3 juillet). L'atti-
tude irréductible des planteurs, pp
273 à 288
CONCLUSION. — La question de la députation de Saint-Domingue et de la
représentation coloniale a soulevé quelques-uns des plus grands problè-
mes du droit politique, de l'organisation économique et sociale, et de l'his-
toire de la civilisation, pp
288-289
SOURCES ET BIBLIOGRAPHIE, pp
290 à 294
TABLE DES MATIÈRES, pp
295
Poitiers. — Imp. Blais et Roy, 7, rue Victor-Hugo.

Extrait du volume des Mémoires de la Société des Antiquaires
de l'Ouest, tome XXIX, année 1905.





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