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ORIGINES DE LA MARTINIQUE
LE COLONEL
FRANCOIS
DE
COLLART
ET
LA MARTINIQUE DE SON TEMPS
COLONISATION
SIEGES, RÉVOLTES ET COMBATS
DE 1625 A 1720
Par I. GUET
VANNES
LAFAYOLE. LIBRAIRIE EDITEUR 1893
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LE COLONEL
FRANÇOIS DE GOLLART
ET LA MARTINIQUE
1625-1720
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Extrait de la REVU: HISTORIQUE DE L'OUEST

ORIGINES DE LA MARTINIQUE
LE COLONEL
DE COLLART
FRANCOIS
ET
LA MARTINIQUE DE SON TEMPS
COLONISATION
SIÈGES, RÉVOLTES ET COMBATS
DE 1625 A 1720
Par I. GUET
Je vous prie. Monseigneur. de considérer
que depuis 1685, j'ay toujours commandé
ans toutes les entreprises, sans
en
laisser passer aucune. »
Lettre de Collart au Ministre.
Curaçao, 1713.)
VANNES
LAFOLYE,
LIBRAIRE-ÉDITEUR
1893
0069


LE COLONEL FRANCOIS DE COLLART


ORIGINES DE LA MARTINIQUE
LE COLONEL
FRANÇOIS DE COLLART
ET LA MARTINIQUE DE SON TEMPS
SON père était un gentilhomme de Picardie, émigré pour
aller chercher fortune aux îles ; sa mère était une
Bremond, de Touraine, de la très ancienne famille des
Bremond d'Ars, de Saintonge; sa femme, une Sainte-Marthe,
issue des grands Sainte-Marthe du Poitou ; son beau-père,
un gouverneur de la Martinique, vainqueur de Ruyter au
siège de cette île en 1674.
Le colonel François de Collart comptait quarante-trois
ans de services militaires en France et aux Colonies quand
il est mort, en 1720. Il a eu douze enfants. Deux de ses
fils, frappés à l'ennemi à ses côtés périrent des suites do
leurs blessures. Lui-même a été blessé deux fois en com-
battant. Les loisirs que lui a laissés la guerre, il les a con-
sacrés à enrichir une immense propriété rurale fondée par
son père à la Martinique.
Nous avons choisi pour notre héros cet homme de bien,
type du parfait colon des anciens temps, non seulement afin
de restreindre cette étude aux limites d'une existence, mais

6
FRANÇOIS DE COLLART
parce que lui et les siens ont eu le rare privilège de prendre
part à toutes les actions qui se disputent l'intérêt de cette
époque aux Antilles.
Ce que nous projetons de présenter ici n'est donc pas uni-
quement une biographie. C'est le récit des commencements
de la Martinique, ayant pour cadre l'histoire d'une famille
honorable, aujourd'hui représentée en France par plusieurs
descendants.
Pour la plupart, les documents ayant servi à composer ce
travail proviennent des archives coloniales conservées clans
la Métropole. Les autres nous ont été communiqués par la
famille elle-même, qui, nous devons le dire, s'est montrée
sympathique à cette publication.
L'intérêt que l'on a paru voir dans nos Origines de l'île
Bourbon, publiées en 1885-86 par la Revue maritime et colo-
niale', nous engageait à continuer ces sortes de recherches.
Nous l'avons fait pour la Martinique avec un soin que le
lecteur, nous l'espérons, voudra bien reconnaître.
L'île de la Martinique est celle de nos petites Antilles qui
a le plus attiré l'attention du pays par ses productions, par
sa chronique et son histoire. La vivacité, la bravoure, l'in-
telligence, la grâce et la politesse de ses habitants lui ont
fait une juste renommée. Si le palais de Versailles connais-
sait bien le nom de cette île parce que la marquise de Main-
tenon daignait se souvenir qu'elle y avait passé les plus dures
années de son enfance ; si, un siècle plus tard, les familiers
des Tuileries se le répétaient à l'envi parce que l'impératrice
Joséphine se disait fîère d'avoir vu le jour à la Martinique,
la nation, plus positive, avait rendu ce nom populaire à cause
1 On peut voir aussi Les origines de l'île Bourbon et de la colonisation
française à Madagascar, par I. Guët, archiviste-bibliothécaire de l'Adminis-
tration des Colonies, nouvelle édition refondue et précédée d'une introduc-
tion de l'auteur — Paris, Ch. Bayle, in-8° de 350 p. 1888 — et nos Origines de
l'Inde française, Jan Begum (Mme Dupleix), publiées en 1892 par la Revue
maritime et coloniale, puis en un volume de 96 pages.
In-8°, — chez L.
Baudoin, librairie militaire, Paris.

ET LA MARTINIQUE
des douceurs qui lui venaient de sa colonie privilégiée et
qu'elle préférait aux produits similaires de nos autres pos-
sessions lointaines.
La culture de la canne, importée à la Martinique en 1639
par un Rouennais du nom de Trézel — comme la manière
d'extraire son jus précieux — avait fait de si rapides progrès
que, dès le principe, le sucre martiniquais primait sur les
places maritimes de France. C'est notamment aux ancêtres
de la famille de Lareinty1 que l'on a dû cet avantage. Le café,
introduit à la Martinique en 1723 par de Clieu, y prospéra
merveilleusement et donna bientôt une fève d'un goût très
apprécié. Le voluptueux arome du Macouba2 eut très long-
temps la vogue parmi les fins priseurs. Il y a quelque trente
ans, c'était encore un cadeau qu'un tout petit coffret métal-
lique plein de cette douceur dont on parfumait le tabac ordi-
naire. Rappelons enfin que nos ancêtres, sous Louis XIV, ont
dû à cette île savoureuse quantité de bon cacao qu'on ne trou-
vait guère alors autre part. Pierre du Buq, de Normandie, né
en 1640, et un juif espagnol industrieux, Benjamin d'Acosta,
d'Andrade, né en 1648, furent les premiers qui sortirent des
forêts de la Capesterre3, pour le cultiver, l'arbre qui produit
ce fruit délicieux.
On ne saurait trop souvent rappeler les noms de ceux qui
ont créé les choses utiles.
La Martinique a été, pendant les XVIIe et XVIIIe siècles,
le siège du Gouvernement général des Antilles. Ses prin-
cipaux administrateurs furent des hommes éminents, ca-
pables de fixer la fortune sur un sol neuf où tout poussait
comme par enchantement. Jadis en lutte contre les peuplades
1 « Là où le sucre de la Caravelle se vend 48 à 55 livres le quintal, le
Baillardel se vendra 65 à 66 livres. J'en appelle à M. Baillardel de la Reinty
(sic), qui fabrique ce sucre, le plus beau de nos isles. » — Extrait d'un mé-
moire signé du Buq de Bellefonds, imprimé à la Martinique en 1773 par
Pierre Richard, imprimeur du Roy et du Conseil souverain (Archives
coloniales).
2 Nom d'une paroisse de la Martinique.
2 Quartier de la Martinique.

8
FRANÇOIS DE COLLART ET LA MARTINIQUE
indigènes d'une part, contre les Anglais et les Hollandais de
l'autre, elle a dû conquérir par les armes la possibilité d'at-
teindre à la supériorité colonisatrice et commerciale.
D'après cet aperçu, on s'expliquera sans peine l'attrait que
cette colonie a exercé en France dès son origine, et l'on com-
prendra que l'étude de son histoire puisse tenter encore au-
jourd'hui l'écrivain, au moins dans certaines périodes atta-
chantes.
De l'arrivée de Pierre d'Esnambuc aux Antilles à l'insur-
rection de 1717 à la Martinique, en passant du gouvernement
accidenté de Jacques du Parquet et de la révolte du comman-
deur de Poincy au siège de 1667 par les Anglais, à celui
de 1674 par les Hollandais, à la prise mémorable de l'île
Saint-Eustache par les Martiniquais, etc., c'est un enchaî-
nement de faits dramatiques des plus instructifs et dont peu
de nos colonies offrent le spectacle.
Ce travail, publié dans la Revue historique de l'Ouest, à
partir du 1er janvier 1891, s'est trouvé divisé en cinq parties.
Ce qui domine dans la première — formant une sorte d'in-
troduction — c'est l'histoire de d'Esnambuc, fondateur de la
colonisation française aux Antilles ; dans la seconde, celle de
Jacques du Parquet, premier gouverneur de la Martinique
et celle du père de notre héros. La troisième est surtout
consacrée à la biographie du gouverneur André de Sainte-
Marthe, beau-père de François do Collart, ainsi qu'aux pre-
mières armes de celui-ci en France et aux îles. La lutte entre
les trois colonisations anglaise, française et hollandaise dans
les Antilles, à laquelle prend si grandement part notre colo-
nel, remplit la quatrième partie. Dans la cinquième enfin,
c'est la révolte de 1717 — où Collart joue un si beau rôle —
qui anime le récit.
Constamment, dans le cours de ces événements lointains,
l'occasion se présente de parler de la Métropole, de la France,
que les colons d'ailleurs n'oublient jamais et dont l'écrivain
lui-même ne peut un seul instant négliger le souvenir.
I. GuëT.

PREMIERE PARTIE
Les îles du Pérou. — d'Esnambuc et du Roissey. — Lerasseur.
— Richelieu et la Compagnie de l'île Saint-Christophe. — L'île
de la Tortue. — L'escadre de l'amiral français de Cahuzac
et la flotte de l'amiral espagnol don Fédérieo de Tolède. —
La Compagnie des îles d'Amérique. — Prise de possession de
la Martinique. — Mort de d'Esnambuc, fondateur de la colo-
nisation française aux Antilles.
I
Les groupes d'îles montagneuses qui, pressés sur les cartes
primitives, figurent une barrière élevée devant le golfe du
Mexique, comme pour en défendre les approches, n'ont
porté le nom que porte aujourd'hui l'archipel, que vers la fin
du XVII* siècle. Sur les ébauches géographiques de Christo-
phe Colomb, fruits de ses rêves, Antillia, — souvenir antique
provenant d'Aristote, dans son livre « des choses naturelles »
— désignait une contrée imaginaire, appendice de l'ancien
continent. Un siècle après la découverte, sur les écrits de
Pierre Martyr, contemporain' du grand découvreur, Lins-
chot, géographe bien connu, rappela le nom d'Antilles. Mais
1 On a
de P. Martyr, — d'Anghiera (Milanais) — (1455-1525), une
excellente histoire en latin de la découverte du Nouveau-Monde, intitulée
* De navigatione et terris de novo mundo repertis », 1587, in-4°,


10
FRANÇOIS DE COLLART
avant qu'il devînt en usage, encore un siècle s'écoula. Les
documents de 1626 et de 1635 — que nous citerons — n'en
font pas mention. Quand alors on parlait des îles semées
dans l'échancrure des deux Amériques, l'idée commune était
au Pérou.
Certaines cartes tracées après 1525, époque de l'introduc-
tion des Espagnols au Pérou, nomment les Antilles Iles du
Pérou1, et l'on appelait en France péroutiers les écumeurs
de ces parages'.
Les péroutiers, ne pouvant prendre part à l'exploitation
des mines d'or et d'argent, que les Espagnols s'étaient
réservée, épiaient la sortie des navires retournant en Espagne
avec un chargement et employaient toute leur bravoure,
toute leur habileté, à enlever en gros ce qu'il leur était inter-
dit de recueillir autrement.
L'un de ces péroutiers devint le fondateur de la colonisation
française aux Antilles.
Pierre Belain d'Esnambuc, baptisé le 9 mars 15853 au village
1 Pour expliquer cette ancienne expression géographique, il faut se souvenir
que le port de Carthagène d'Amérique, qui recevait le produit des mines du
Pérou par toutes sortes de voies, était un des points principaux où allaient
charger les galions. Un auteur appelle ce Carthagène « l'entrepôt du Pérou ».
Il faut se rappeler aussi qu'en France, vers le commencement du XVIIe siè-
cle, on rangeait parmi celles du Pérou, sans les confondre, aussi bien les
mines du Mexique que celles d'Hispaniola (Haïti) alors en pleine activité.
De cette manière, les Antilles pouvaient êtres considérées comme des « isles
situées à l'entrée du Pérou. » Il n'y a donc pas là, comme on l'a dit, « une
erreur manifeste. » Voici d'ailleurs, pour donner une idée de la richesse de
ces mines, à cette époque, l'extrait d'un mémoire
remis par Colbert à
Louis XIV en 1663 et conservé aux archives coloniales. « Il se voit sur les
registres de Séville en Espagne que, depuis l'an 1519 jusques en 1615, on
apporta, dans cette seule place (Séville), des Indes occidentales, un milliard
cinq cent trente-six millions de livres d'or. »
2 Le premier fut un dieppois nommé Legrand. Monté avec 50 hommes
déterminés sur une barque sans canon, il s'empara par surprise d'un galion
isolé, pendant que l'équipage de ce bâtiment dormait ou jouait aux cartes
Legrand revint à Dieppe avec sa prise chargée de richesses. Cet exploit (qui
eut lieu vers 1610) — connu de toute la Normandie, sur les côtes d'Angleterre
et même en Hollande — enfiévra ces pays de la passion des aventures. De là
mainte autre expédition que le succès ne couronna pas toujours.
3 P. Margry, vide infra page 41.

ET LA MARTINIQUE
11
d'Allouville1, pays de Caux, cadet d'une ancienne famille
normande ruinée par les guerres de religion2, avait appris
le métier de la mer et s'y était fait un certain renom. Dès
1610, soit à Dieppe, soit au Hâvre, volontiers on lui confiait
le commandement d'un brigantin pour aller écumer les eaux
« du Pérou ». Cinquante hommes, quatre ou cinq canons,
autant de pierriers, constituaient d'ordinaire son armement.
D'Esnambuc naviguait avec Urbain du Roissey, son ami, du
môme pays, autre pauvre gentilhomme qui lui servait de
second. Quelques fonds mis en commun, restant du produit
de la vente de leurs terres endettées, leur avaient permis de
prendre un intérêt dans ces sortes d'entreprises. En réalité,
ils pratiquaient la course, que permettaient alors les usages
de la guerre transatlantique*.
C'était, malgré tout, une occupation peu relevée pour un
capitaine aussi intelligent que d'Esnambuc. La fortune
rehausse bien des professions. Il ne la voyait qu'en rêve. Ses
armateurs patientaient. Une seule bonne capture pouvait les
enrichir.
Mais, depuis quinze ans, les deux amis tiraient de leurs
prises de pacotille un gain si médiocre, qu'ils n'étaient pas
éloignés de renoncer à cette navigation aussi périlleuse que
peu lucrative. Ils se trouvaient, eux et leurs hommes, dans
cette disposition d'esprit qui pousse aux partis extrêmes,
1 Le village d'Allouville, à une lieue d'Yvetot, est célèbre en Normandie
par son chêne énorme (14 m. de circonf.), âgé de neuf cents ans environ. La
forme que la nature lui a donnée inspira l'idée (vers la fin du XVIIe siècle)
de construire une chapelle dont l'entrée fut pratiquée dans le tronc même de
cet arbre vénérable. La chapelle et le chêne ont été classés par l'autorité
locale au nombre des monuments historiques. Allouville est un lieu de
pèlerinage en Normandie, comme Notre-Dame-de-Liesse en Picardie, etc.
2 De 1589 à 1592, le pays de Caux souffrit beaucoup de la présence des
bandes de ligueurs et des troupes réunies autour du grand Béarnais,
bientôt Henri IV.
3 Conventions verbales au traité de Vervins (1598). Bien qu'en paix en
Europe, les puissances signataires laisseraient faire la guerre aude-là de la
ligne équinoxiale. L'avantage resterait au plus fort sans nécessiter d'inter-
vention.

12
FRANÇOIS DE COLLART
lorsqu'un matin de l'un des premiers mois de l'année 1625,
croisant dans l'archipel des Antilles, d'Esnambuc aperçut, au
bout de sa lunette, un galion trois fois plus fort que son
brigantin, mais lourdement chargé ; cela se voyait à son
allure. Décidé à tout risquer, il le poursuivit, l'attaqua, le
harcela pondant trois heures. Ce fut en vain. Le pauvre
péroutier désemparé conserva juste assez de forces pour
chercher un refuge au plus près. Il le trouva sur une terre
de facile abord qu'il sut être Saint-Christophe1. Un compa-
triote, victime d'une aventure semblable, réfugié sur le
même rivage, vint à sa rencontre et lui offrit ses bons offices.
C'était Levasseur, normand comme lui et comme lui des-
tiné à voir son nom passer dans l'histoire coloniale. Les deux
capitaines se contèrent leurs déboires. Levasseur, préférant
la flibuste et la traite aux travaux de colonisation, gémissait
doublement de son malheur. Ayant perdu son navire en
descendant à Saint-Christophe, il s'y trouvait retenu avec
quatre-vingts hommes d'équipage et quarante nègres, sa
dernière prise de bois débèné2 sur les côtes d'Afrique. Il se
croyait peu capable de réussir dans cette île, pour lui trop
éloignée des eaux d'Hispaniola.
Le hasard l'avait mal servi. Levasseur cherchait un séjour
à proximité des mines de métaux précieux ; un de ces lieux
d'abri où les galions venaient s'amarrer, les jours de mauvais
temps. Il était tombé sur un champ de culture où, sans être
à même de rien prendre, on pouvait être pris. Aussi,,avait-il
dû s'y mettre en état de défense en y construisant deux forts.
C'était indispensable afin de se garantir des Caraïbes et plus
encore des Espagnols, pour qui tout européen, autre qu'un
sujet de leur nation, était un ennemi dans» les îles du Pérou. »
Levasseur prévoyait de plus que des Anglais, réduits par un
1 Découverte en 1493 par Christophe Colomb, qui lui donna le nom de
son patron.
2 Expression que les capitaines de marine employaient entre eux pour
désigner une cargaison de nègres.

ET LA MARTINIQUE
13
galion et descendus nouvellement dans l'île la voudraient pos-
séder tout entière.
Ce qui compensait, aux yeux de d'Esnambuc, ces graves
inconvénients c'était l'aspect des belles terres de Saint-Chris-
tophe. Enfant des magnifiques plaines cauchoises, et, par ce
fait, bonappréciateur, il entrevitlà une perspective d'avenir. La
fertilité du sol, lui apprit-on, était surtout remarquable pour
la culture du tabac. Levasseur y faisait travailler son monde
avec l'espoir que la venue d'un navire lui procurerait des
ressources en échange de sa récolte. Son espérance ne fut
pas déçue. Cette récolte avait si bonne mine que d'Esnambuc
en la voyant s'écria : « Voilà des balles de tabac qui valent des
lingots d'or », et l'idée lui vint d'exploiter cette denrée, alors
uniquement coloniale, dont l'usage se répandait chaque jour
davantage. Les conditions furent bientôt réglées entre Levas-
seur et lui... D'Esnambuc s'entendit également avec les
Anglais, dont les projets avoués ne différaient pas des siens.
Il s'agissait de retourner en Europe, chacun de son côté, et
de fonder une Compagnie de colonisation avec l'appui des
gouvernements respectifs, comme l'avaient fait en 1602 les
Hollandais dans l'Inde, en 1617 les Français au Canada1. Il
fut résolu, d'un commun accord, qu'au retour des uns et des
autres, les terres seraient partagées entre les deux nations
et que l'on s'entr'aiderait en cas d'attaque par les Espagnols
ou les Caraïbes.
II
Ces préliminaires établis, le brigantin radoubé fut rempli
d'excellent tabac, échangé contre des vivres et autres mar-
chandises. D'Esnambuc mit à la voile pour le Havre, où il
parvint à bon port, après une traversée rapide. Son charge-
1 Sous la conduite de Samuël Champlain, un Saintongeais, contemporain
de d'Esnambuc.

14
FRANÇOIS DE COLLART
ment, dès qu'il fut annoncé sur la place, se vendit très cher.
A cause de sa rareté, paraît-il, le tabac de bonne qualité valait
alors en France, au détail, comme à.présent, de huit à dix
francs la livre. On peut juger ce que dut produire une aussi
belle cargaison de la feuille odorante. Les armateurs du bri-
gantin, enthousiasmés par ce résultat inespéré, ne se conten-
tèrent pas d'approuver l'idée de leur capitaine; ils s'occu-
pèrent activement de la réaliser. Après diverses démarches,
ils firent introduire d'Esnambuc en superbe équipage auprès
de Richelieu pour lui soumettre son projet.
Le Cardinal, bien disposé par sa politique à favoriser les
entreprises maritimes et coloniales, gagné d'ailleurs par les
bonnes façons du gentilhomme de mer, consentit à devenir le
protecteur d'une société destinée à pourvoir aux moyens de
coloniser Saint-Christophe. La Compagnie fut montée par
actions, chacune de deux mille livres. Richelieu voulut en
faire partie. Il prit une action à son nom et déclara donner en
sus un navire, dont il indiqua la valeur approximative*.
Presque tous les associés (au nombre de treize — dont l'un
ne prit qu'une demi-action) furent de hauts fonctionnaires',
qui souscrivirent à la suite du Cardinal, plutôt pour lui plaire
qu'avec un désir de lucre. Ce qui le fait dire, c'est que, leur
argent versé, ils abandonnèrent l'exploitation aux soins des
armateurs et ne s'en inquiétèrent plus. On ne croyait guère
encore à la réussite de ces entreprises lointaines.
La date du « privilège et pouvoir concédé par monseigneur
le grand maistre et surintendant du commerce de France,
pour aller peupler et faire habiter par les François les isles
1 C'était une frégate légère. Elle coûta 9,000 livres, et — ce qui peut faire
sourire — on l'appela : la Cardinale. — On a la preuve que Lemasle, tré-
sorier de Richelieu, paya 11,000 livres au sieur Cavelet, du Havre, manda-
taire de la Compagnie de Saint-Christophe.
2 Il y avait en tête, après Richelieu, le surintendant d'Effiat, dont on ne
doit pas seulement rappeler le nom comme père du fameux Cinq-Mars.
« D'Effiat, homme de sens et d'ordre », bon financier, se rendit très utile au
Cardinal, notamment pendant le siège de la Rochelle.

ET LA MARTINIQUE
15
de Saint-Christophe, de la Barbade, situées à l'entrée du Pérou..
y trafiquer et négocier de toutes sortes de denrées et mar-
chandises... », est du 2 octobre 1626. Celle du contrat passé à
Paris entre les différents intéressés pour le dit établissement
est du 31 du même mois. Etaient présents, à la signature de
ce contrat, notamment : « Pierre de Belain, escuyer, sieur d'Es-
nambuc, et Urbain du Roissey, escuyer sieur de Chardonville,
capitaines entretenus de la marine de Ponant1, demeurant
ordinairement, le premier à Vertot2, pays de Caux, le second
à Rouen, de présent logez rue des Prouvaires, où pend, pour
enseigne, la Cornemuze. »
Richelieu avait décidé que les noms de ces deux officiers
seraient compris sur les listes du personnel de sa marine
naissante ; ce qui était un grand honneur, mais entraînait à
des obligations de soumission militaire très sérieuses.
Tout marcha bien jusque-là. Les difficultés commencèrent
au Havre et à Port-Louis, ports d'embarquement des hommes
engagés. Il s'en présenta plus qu'il n'était raisonnable d'en
accepter. La souscription avait produit 45,000 livres, faible
somme pour une telle entreprise3. On fut si pressé d'en faire
l'emploi, que la quantité de vivres à embarquer ne fut pas
calculée en proportion du nombre de passagers et du nombre
de jours que la traversée de France à Saint-Christophe
1 A partir du 11 mars 1626, la marine française organisée par Richelieu,
fut officiellement divisée en deux parties principales : Marine du Ponant ,
Marine du Levant. La première comprenait les ports de l'Océan, la seconde
ceux de la Méditerranée. Cette division dura jusqu'au 7 mars 1669, date à
laquelle Colbert, Contrôleur général des Finances — qui s'occupait d'ailleurs
des affaires maritimes depuis 1662 — reçut le portefeuille de la Marine
constituée en un département unique.

2 Château ou métairie près Bennetot (lieu de naissance de l'historien René
Aubert de Vertot d'Aubœuf, 1655—1735). D'Esnambuc habita successivement
au pays de Caux, Allouville, Yvetot, Bec-de-Mortagne (sur la route de
Fécamp) et Cailleville, près Saint-Valéry.
3 Cette somme doit être ainsi décomptée : actions, 25,000 livres ; achat de
la Cardinale, 9,000 livres ; et 11,000 livres représentant la valeur du brigantin
(la Victoire) de MM. Cavelet et Cauville (associés de la Compagnie), armateurs
de d'Esnambuc et du Roissey. La Catholique fut frêtée par l'État pour le
transport des passagers à Saint-Christophe.

16
FRANÇOIS DE COLLART
pourrait durer, éventualités de retards comprises. Ce qu'il
faudrait de nourriture aux colons, avant la première récolte
des plantages dans l'île, n'entra pas non plus dans les prévi-
sions. Sans prendre souci de ces calculs, on chargea les trois
vaisseaux la Catholique (alors au Havre), la Cardinale et la
Victoire (alors à Port-Louis) au total de 532 hommes recrutés,
les uns sur les côtes de Bretagne par du Roissey, les autres,
dans le pays de Caux, par le chef de l'expédition lui-même.
D'Esnambuc, commandant la Catholique — le plus grand
des trois vaisseaux, qui était de 250 tonneaux et portait à lui
seul 322 hommes — mit à la voile au Havre, à la fin de janvier
1627. Du Roissey quitta Port-Louis vers le même temps et
rejoignit son chef en mer le 24 février , avec les deux
autres navires. La voyage fut d'une longueur imprévue. —
Soixante-quinze jours y suffirent à peine, en comptant le jour
du départ à la dernière date citée. Les vivres s'épuisèrent. On
se vit obligé de rationner les passagers à un tel point que la
moitié de ces malheureux périt en route et que le reste arriva
exténué. Les trois vaisseaux abordèrent le 8 mai 1627 à
Saint-Christophe.
Il est à noter, qu'au début de ces entreprises coloniales,
l'expérience n'apprenait rien aux personnes chargées de les
organiser. Dix ans ne s'étaient pas écoulés que pareil
malheur sévissait pour la Guadeloupe, quand on alla prendre
possession de cette île ; quarante ans plus tard, il se repro-
duisait pour Madagascar, et, le siècle suivant (1763), pour la
Guyane française, à Kourou. C'était toujours la même déso-
lation. Ceux qui ne mouraient pas de besoin pendant la
traversée trouvaient en arrivant leur tombeau sur la terre
que l'on avait projeté de peupler, de coloniser. Le défaut
n'était pas dans la quantité des vivres embarqués. Lorsque
les ressources ne permettaient pas d'en emporter davantage,
on n'avait rien à reprocher aux armateurs. Le reproche jus-
tement encouru parles Compagnies de commerce a toujours
été de laisser partir trop de colons à la fois.

ET LA MARTINIQUE
17
Dans la circonstance, la moitié de ce qu'on avait emmené
d'hommes, sur les trois navires allant à Saint-Christophe,
aurait bien suffi pour commencer l'établissement de la
colonie.
Les Anglais s'étaient montrés plus prévoyants. D'Esnambuc
les trouva déjà installés, pourvus de tout en abondance et
bien portants. Ils étaient quatre cents. Nous n'avions
réchappé que deux cent» cinquante passagers des cinq cent
trente embarqués.
A leur première descente à Saint-Christophe, les Anglais
avaient occupé le milieu de l'un des deux versants de l'île, qui
est traversée par une chaîne de montagnes s'élevant en
amphithéâtre. Nos voisins avaient repris la même place. On
aurait pu discuter sur leur choix. Mais comme les forts de
Levasseur se trouvaient aux deux extrémités de l'île (de l'Est
à l'Ouest), et que l'un de ces forts devait être attribué à du
Roissey, d'Esnambuc ne fit pas d'objection.
Les sauvages résidaient sur l'autre versant de la montagne.
Il semblait, grâce à cette séparation naturelle, que l'on dût
vivre en paix avec ces insulaires. Cependant à leurs regards
courroucés, à leurs gestes menaçants, quand ils venaient
rôder non loin des habitations1 nouvelles, on avait déjà la
preuve que l'invasion croissante des étrangers dans l'île leur
causait une violente irritation.
Le 13 mai 1027, les terres furent partagées également et limi-
tées de bon accord entre Anglais et Français.
Ces arrangements terminés, d'Esnambuc reconnut devoir
à Levasseur la somme de trois mille livres d'argent pour
l'indemniser de son commencement d'établissement, y com-
pris les quarante nègres esclaves. Le contrat du 31 octobre
(cité plus haut), avait déclaré que cette somme serait pré-
levée sur les premiers bénéfices de la Compagnie. On verra
qu'ils se firent bien attendre. Puis, cet engagement signé,
1 On appelle « habitation » aux colonies une portion de terre cultivée (ou
à cultiver) et, le plus souvent, habitée par le possesseur.

18
FRANÇOIS DE COLLART
d'Esnambuc, à la demande de Levasseur, fit transporter l'an-
cien capitaine avec son équipage à l'île de la Tortue. On sait
que cette petite île (qui a tiré son nom de sa forme) devint,
après bien des vicissitudes, le berceau de la grande colonie
française de Saint-Domingue, dite, un siècle plus tard, la
Reine des Antilles. C'est ainsi que s'enchaînent certains
événements, les moins considérables d'abord en apparence1.
III
A peine d'Esnambuc et du Roissey s'étaient-ils installés, le
premier à la Capesterre, le second à la Basse-Terre2, dans les
deux territoires cédés par Levasseur, que les Caraïbes se
soulevèrent. Il fallut se battre. Quatre mois et plus de l'année
1627 furent employés, en diverses fois, à des luttes sanglan-
tes. L'une d'elles, où périt un millier de sauvages, coûta la
vie à cent Européens. Malgré des succès répétés, au compte
1 Levasseur ne réussit pas tout d'abord à se maintenir à la Tortue. Plus
d'une fois il revint à Saint-Christophe et plus d'une fois il retourna dans
son repaire. Du reste, alternativement et simultanément fréquentée par les
Français et les Anglais — que les Espagnols chassèrent plusieurs fois — la
Tortue ne fut sérieusement occupée qu'à partir de 1640, sous le commande-
ment du même Levasseur, commissionné par la Compagnie des îles d'Amé-
rique. Envoyé de Saint-Christophe avec un groupe de huguenots français
(qui, selon toute apparence, ne pouvait être que son ancien équipage),
Levasseur (huguenot lui-même) gouverna la Tortue pendant douze ans.
Aussi bien par la flibuste que par la culture, il y gagna une grande fortune.
Il y construisit un for t qui semblait le mettre à couvert de tout danger.
Mais, grisé par ses richesses, enivré d'orgueil, ayant tyrannisé les habitants,
dont le nombre s'était accru, Levasseur périt assassiné par deux de ses fami-
liers. Il était brave, opiniâtre, doué d'un esprit plein de ressources. Son
principal mérite a été d'avoir su entretenir sur la côte de Saint-Domingue,
si proche de la Tortue, une troupe héroïque de flibustiers, la plupart fran-
çais, qui nous facilita la conquête de la partie nord de la grande île, que
les Espagnols finirent par nous abandonner à la fin du XVIIe siècle.
2 Les colons des Antilles ont appelé, dès le principe, Capesterre la partie
de chacune des îles de l'archipel qui se trouve à l'Orient « d'où tire le vent»
et Basse-Terre, la partie qui se trouve à l'Occident, au-dessous du vent.

ET LA MARTINIQUE
19
des nôtres comme à celui des Anglais, d'Esnambuc sentit
combien il lui serait difficile, avec ses seules ressources, de
surmonter tant d'obstacles réunis. La haine des Caraïbes,
l'ambition à peine voilée de nos voisins, la rareté des vivres
et des munitions, la difficulté de travailler à la culture au
milieu d'alertes continuelles, la perte des hommes mourant
de misère ou de la blessure des flèches empoisonnées, tous
les maux semblaient se liguer pour désespérer notre petite
colonie et la conduire à une destruction finale. D'Esnambuc,
seule âme forte au milieu de ces deux cents français affai-
blis, ne pourrait suffire longtemps à soutenir leur courage.
De part et d'autre, à la Capesterre et à la Basse-Terre, on
considérait comme planches de salut les deux navires restés
à la disposition de la colonie et rien n'assurait qu'un jour
on ne céderait pas à la tentation de s'embarquer pour aban-
donner Saint-Christophe. C'était l'effroi de d'Esnambuc. Il
fallait éviter à tout prix qu'un pareil malheur se produisît.
Sur les sages avis du commandant de la colonie, il fut
résolu que du Roissey irait en France instruire la Compagnie
de ce qui s'était passé et lui réclamer des secours de toute
espèce.
Parti sur la Cardinale, chargée de tabac, et débarqué le 14
Octobre 1627 à Roscoff1, du Roissey se mit en devoir de
répondre aux vœux de ses compagnons. Il tombait mal.
On était en guerre. Richelieu arrivait au camp de la Rochelle
(12 octobre), où il venait présider, avec le roi, aux immenses
travaux du siège que la résistance acharnée des Huguenots
soutenus par l'Angleterre et le génie du grand ministre
ont rendu si célèbre.
On comprend facilement qu'il fut impossible à du Roissey de
pénétrer jusqu'à Richelieu. Les associés de la Compagnie
étaient dispersés. Rien d'important ne pouvait se décider
sans leur aveu ou sans un ordre suprême. Du Roissey, natu-
1 En face l'île de Batz, à 8 lieues de Morlaix.

20
FRANÇOIS DE COLLART
Tellement indécis, ne savait que devenir. Pour l'occuper, le
chef-d'escadre de Launay-Razilly, l'un des associés, l'envoya
sur les côtes d'Irlande avec la Cardinale faire une opération
dont l'objet n'est pas expliqué1. Cette course terminée, la
Rochelle tenant encore et ne semblant pas près de se rendre,
du Roissey remit à la voile pour Saint-Christophe où il par-
vint en mai 1628. Le résultat de son voyage n'avait pas été
tout à fait nul. Il apportait les secours les plus nécessaires,
provenant de la vente de sa cargaison, et amenait avec lui un
bon nombre de colons qu'il avait recrutés au dernier
moment de son séjour en Bretagne. Mais, tout bien consi-
déré, comparée à celle des Anglais, la situation de notre
colonie restait précaire.
Pendant l'absence de son second, d'Esnambuc avait eu
querelle avec les Anglais. Autrement favorisés par leur Com-
pagnie que nous par la nôtre, nos voisins se plaignaient (non
sans quelque raison, apparente au moins) de voir une poignée
de Français occuper autant d'espace qu'eux dont le nombre
était quatre fois plus considérable. D'Esnambuc les avait cal-
més par son adresse et sa fermeté... Il irait en France trai-
ter cette affaire, qui pourrait s'arranger par un système
d'affermages. Il avait fait promettre aux Anglais (sans beau-
coup d'espoir) d'attendre son retour avant de rien entreprendre
sur les terres qui ne leur appartenaient pas.
Du Roissey revenu, d'Esnambuc ne tarda pas à lui confier
le commandement de la colonie et à s'embarquer lui-même
pour aller en France.
Aussitôt arrivé au Havre, il partit pour la résidence royale
et s'en fut demander audience au grand ministre, protecteur
de la Compagnie de Saint-Christophe. La Rochelle s'était ren-
due... La Cour triomphante était rentrée à Saint-Germain...
D'Esnambuc pourrait voir le Cardinal, que du Roissey n'avait
pu approcher.
1 Probablement le placement de son tabac

ET LA MARTINIQUE
21
Richelieu venait de recevoir l'avis, par un de ses espions,
que l'amiral espagnol don Fédérico1 de Tolède — « qui était
venu parader cinq ou six jours devant la Rochelle avec une
armada de quarante voiles — » allait faire route, à la tête de
sa flotte, pour le Brésil2 et passerait à son retour par les
Antilles dans le but de chasser Français et Anglais des îles
où les uns et les autres s'étaient établis. Le Cardinal était fort
animé contre l'Espagne (il eut toute sa vie tant de raisons de
l'être). L'arrivée de d'Esnambuc à Saint-Germain fut par lui
considérée comme très opportune.
Les nouvelles acquisitions françaises « aux îles du Pérou »
valaient-elles que l'on fit une expédition armée pour en assu-
rer la conservation ? Voilà ce qu'il fallait savoir...
Sur l'affirmative éloquemment plaidée par d'Esnambuc et
la peinture qu'il fit de la situation lâcheuse de notre petite
colonie en face des Anglais, Richelieu ordonna qu'une esca-
dre portant les secours nécessaires en hommes, en vivres, en
vêtements, etc, partirait pour les Antilles sous le comman-
dement de l'amiral de Cahuzac. Elle aurait principalement
pour mission, aussi bien de combattre don Fédérico de Tolède
se présentant en ennemi dans les eaux de Saint-Christophe,
que de mettre les Anglais à la raison. On peut se figurer
l'émotion de d'Esnambuc écoutant le Cardinal détailler ces
ordres à M. Isaac Martin de Maunoy, son principal secré-
taire pour la marine et le pressant d'en assurer l'exécution.
Plus heureux que du Roissey, il allait rendre la vie à sa chère
colonie qui avait mis en lui sa dernière espérance.
Avant de résumer les événements de cette expédition —
dont la destinée singulière devait causer tant de surprises —
il nous faut suivre d'Esnambuc au pays de Caux.
1Alias : don Frédéric et don Fadrique.
2Don Fédérico s'était déjà fait
connaître, en 1625, par la prise de San
Salvador aux Bataves. Il les avait ensuite forcés d'évacuer le Brésil. Mais ils
y revinrent cinq ans après et n'en furent chassés qu'en 1654.

FRANÇOIS DE COLLART
D'Esnambuc avait une sœur du nom d'Adrienne de Belain1
qui s'était mariée à Cailleville, près Saint-Valery, le 11 jan-
vier 1589, avec Pierre Dyel, écuyer, sieur de Vaudroques. De
ce mariage étaient nés quatre fils, dont trois auront place
en cette histoire : 1° Simon Dyel du Parquet, né à Gailleville
le 9 septembre 1600;nous aurons bientôt à mentionner sa
mort glorieuse; — 2° Pierre de Vaudroques; resté dans le pays,
il y mourut en 1644 ; — 3° Adrien de Vaudroques, né vers
1604, mort en 1662, capitaine un instant, sous les ordres
de d'Esnambuc ; nous aurons plusieurs fois à reparler de lui ;
et, — 4° Jacques Dyel, né vers 1606, mort en 1658, le seul des
quatre frères vraiment remarquable, non moins illustre que
son oncle. Il prit le nom de du Parquet après la mort de son
frère aîné. Ce sera le premier gouverneur de la Martinique.
D'Esnambuc voulut se charger tout de suite de l'un au
moins de ses neveux. Suivant que la fortune le favoriserait
lui-même, il avait l'intention de faire à ce jeune parent un sort
prospère. Il emmènera Simon l'aîné à son prochain retour à
Saint-Christophe.
Cependant l'expédition se prépare. D'Esnambuc a quitté sa
famille qu'il ne doit plus revoir. Cahuzac a reçu les instruc-
tions du ministre le 18 février 1629. Le traité de paix signé
le 26 avril suivant, entre Louis XIII et Charles Ier d'Angleterre,
oblige les parties contractantes, pour les colonies, au statu
quo ante bellum. Les Anglais devront rendre ce qu'ils nous
auront pris à Saint-Christophe. D'un autre côté, si les Espa-
gnols nous sont hostiles par intermittences — comme aux
Anglais — tout les porte en ce moment à ménager ces der-
niers2. Il n'est pas croyable que, de deux colonies voisines,
contiguës l'une à l'autre, l'une soit molestée, l'autre épargnée.
1 Son autre sœur s'appelait Catherine. Elle demeurait à Dieppe, paroisse
Saint-Jacques, et vivait encore à la fin de l'année 1644.
2 Richelieu eut la preuve, pendant le siège de la Rochelle, que don Fédérico,
venu soi-disant pour nous soutenir contre la flotte anglaise, frayait avec
Buckingham, notre ennemi, plus célèbre par sa dépravation que par ses
talents.

ET LA MARTINIQUE
23
La nation vraiment à redouter pour les Espagnols en Améri-
que, ce sont les Hollandais qui, l'année précédente, leur ont
porté de terribles coups. Deux flottes espagnoles, chargées
de richesses, furent défaites et enlevées par les Bataves. —
L'Espagne a perdu là près de vingt millions d'argent. La
crainte de voir se renouveler cette perte énorme expliquait
l'expédition de l'amiral de Tolède sur les côtes du Brésil et
dans le golfe du Mexique, beaucoup mieux que le projet de
détruire notre petite colonie. Tout bien considéré, on pouvait
attendre les événements avec une certaine confiance.
IV
L'escadre de Cahuzac composée de dix navires, dont trois
vaisseaux et trois frégates', mit à la voile au Havre, avec
d'Esnambuc commandant l'un d'eux2, le 5 juin 1629, et par-
vint à la Basse-Terre de Saint-Christophe le 25 du mois
suivant.
La première partie de cette campagne, très bien conduite,
fut aussi rapide qu'elle pouvait l'être. La seconde, moins heu-
reuse, plus dramatique, sera traversée d'incidents inattendus.
Le 27 juillet, Cahuzac entre en communication avec du
Roissey. Il apprend que les Anglais, sortant des limites de
leur possession, se sont considérablement étendus sur nos
terres. Leur résidence à la Grande-Rade est défendue par
un fort et cinq vaisseaux. Le 30 juillet, sommation d'avoir à
rentrer dans leurs limites est portée aux Anglais par ordre
de l'amiral. Elle est renouvelée le lendemain. Le 2 août,
Cahuzac, n'ayant reçu que des réponses dérisoires, fait route
vers la Grande-Rade distante de trois lieues du fort de du
Roissey. Les Anglais sont prêts à se défendre. Avec ses trois
Trois-Rois, Aigle, Intendant, Notre-Dame, Sainte-Anne, etc.
2 La Cardinale, sur laquelle il était venu de Saint-Christophe.

24
FRANÇOIS DE COLLART
vaisseaux, Cahuzac s'empare de quatre des leurs dans un
rude combat d'artillerie suivi d'un abordage par nos marins,
et; sur le champ, il conduit ses prises à la Basse-Terre
devant le fort de du Roissey. Le 3 août, les Anglais envoient
un parlementaire... Vives plaintes de la manière dont on
s'est conduit à leur égard... Cahuzac est très ferme. « Vous
avez tort, leur dit-il en substance, vous êtes battus : cédez ou
je recommence la guerre. Je vous donne jusqu'à demain
pour réfléchir. » Le 4 août, les Anglais consentent à restituer
ce qu'ils nous ont pris en terrains pendant l'absence de
d'Esnambuc. Sur cette base, l'amiral fait signer, entre
Anglais et Français, un traité de paix et d'alliance qui les
oblige de part et d'autre à une mutuelle défense en cas
d'attaque par les Espagnols. Le 7 août, d'Esnambuc et du
Roissey étant remis en possession des terrains restitués,
l'amiral français donne un exemple de haute générosité. Il
fait ramener ses prises aux Anglais, ce qui n'était pas une
clause du traité. Le gouverneur anglais reconnaissant vient
remercier l'amiral de sa belle action.
On est porté à croire après cela que les Anglais, touchés
des bons procédés de l'amiral, ne recommenceront pas de si
tôt leurs déprédations. Ce serait mal les connaître. L'année
n'était pas écoulée qu'il nous fallait recourir encore au canon
pour les maîtriser, sans réussir toutefois à leur inspirer de
meilleurs sentiments. Le bref récit de la seconde partie de
l'expédition de Cahuzac va nous le prouver.
A un mois de là, voyant que la flotte espagnole, qui, sui-
vant toutes conjectures, devait être aux Antilles vers le
milieu d'août, n'avait pas donné signe de vie jusqu'aux pre-
miers jours de septembre, — et croyant dès lors que le
Cardinal avait été faussement renseigné, — Cahuzac quitta
Saint-Christophe pour aller prendre possession de l'île Saint-
Eustache, comme le portaient ses instructions.
C'était jouer de malheur. A peine les vaisseaux français
eurent-ils disparu que ceux d'Espagne se montrèrent. Cin-

ET LA MARTINIQUE
25
quante navires, dont plusieurs étaient des prises, vinrent
jeter l'ancre devant le fort commandé par du Roissey. A
partir de ce moment, la conduite de celui-ci devint louche ou
du moins désordonnée. Aux sept cents hommes que les
Anglais fournirent avec assez d'empressement, d'Esnambuc,
obligé de se garder, n'en put ajouter que cent vingt, sous la
conduite de Dyel du Parquet, son neveu. Cette troupe, au
total d'un millier d'hommes environ, avec les compagnons de
du Roissey, s'occupa, une grande partie de la nuit, à se
retrancher, à se préparer au combat pour empêcher le débar-
quement des ennemis qui ne manquerait de s'opérer dès la
matin. Les Espagnols en effet commencèrent à descendre à la
Basse-Terre vers huit heures. C'était le 13 septembre 1629.
Du Roissey, voyant le jeune du Parquet impatient, plein
d'ardeur, le fait avancer sur le rivage avec sa compagnie,
l'assurant qu'il va le soutenir de toutes les forces dont il
dispose. Que se passa-t-il ? Ce fut comme un coup de foudre.
Le neveu de d'Esnambuc fond sur l'ennemi. Il aborde le
capitaine de la troupe de descente, le transperce de son épée
et tue ainsi les Espagnols qu'il peut atteindre. Il est enve-
loppé et tombe frappé de dix-huit blessures. Trois Français
ayant pu le suivre meurent à ses côtés. La compagnie de du
Parquet se précipite pour venger son chef ; lancée au milieu
d'un groupe d'ennemis dix fois supérieur, elle est écrasée. A
cette vue, les Anglais pris de panique, lâchent pied. La
déroute est complète. Du Roissey perd la tête, suit les Anglais
avec les siens, et ne s'arrête, dans cette fuite insensée, qu'à
la Capesterre, en présence de d'Esnambuc qui, douloureuse-
ment surpris, apprend à la fois la panique des Anglais,
l'écrasement de ses compagnons et la mort de son neveu.
« La Basse-Terre est au pouvoir des Espagnols, lui crie-t-on ;
l'ennemi s'avance... » Bref, malgré les exhortations de
d'Esnambuc, malgré ses instantes prières, il faut se rendre,
sans plus combattre, sans mesurer les conséquences désas-
treuses qu'une telle faiblesse va nécessairement entraîner.

26
FRANÇOIS DE COLLART
V
Etait-ce assez cruel pour le commandant de notre petite
colonie de se voir abandonné à la merci d'un sort aussi révol-
tant ? Il vole en France chercher le haut appui de Richelieu
et l'obtient. Il ramène une escadre avec des secours de toute
espèce. Les Anglais vaincus sont contraints de respecter nos
droits. On respire à peine autour de lui sous le poids de tant
de bonheur, et, d'un seul coup, d'Esnambuc se voit arracher
l'ensemble de ces avantages si chèrement acquis. Il y avait
de quoi briser un courage moins résistant que le sien.
Cependant d'Esnambuc, au souvenir de tout ce qu'il a déjà
surmonté d'obstacles, ne cesse pas d'espérer. Quand l'injus-
tice des événements est trop criante, c'est que, par une sorte
de loi naturelle, la Providence ménage un retour de fortune.
En attendant, notre petite colonie va ressentir toute l'amer-
tume de sa défaite. Aucune humiliation, aucune souffrance
ne lui seront épargnées.
Il est permis de soupçonner qu'il y avait eu dans cette
affaire entente de l'ennemi avec les Anglais. Ce qui va se
passer d'ailleurs donne à croire que leur panique à la des-
cente des Espagnols n'était pas de bon aloi.
Les Anglais s'engagèrent à quitter Saint-Christophe dans le
plus court délai Don Fédérico leur accorda le temps de se
préparer. Un certain nombre d'entre eux s'embarquèrent et
feignirent de partir sur deux bateaux amenés de Nièves,
colonie anglaise (voisine de Saint-Christophe) dont les habi-
tants s'étaient enfuis à l'approche de la flotte espagnole.
Quant aux nôtres, l'amiral victorieux ne voulut rien
entendre. Ayant d'ailleurs des raisons pour en finir au plus
vite, il fit passer les Français, au nombre de quatre cents,

ET LA MARTINIQUE
sur deux navires que Cahuzac avait laissés à Saint-Christophe
et les força de s'éloigner sur-le-champ. La Sainte-Anne,
capitaine Rose, reçut à son bord du Roissey et ses hommes.
Une barque (dont le nom n'est pas resté) commandée par un
sieur Liot, prit d'Esnambuc avec son monde.
Les vents étaient contraires .. Le temps était mauvais pour
naviguer dans l'archipel à cette époque de l'année... Rose et
Liot errèrent pendant trois semaines avant de pouvoir
aborder sur une terre hospitalière. L'île Saint-Martin se
trouva seule possible.. ; on y débarqua. En temps ordinaire
on aurait pu la joindre en quelques heures.
Les colons entassés dans les deux navires avaient pâti pen-
dant cette course vagabonde. Les privations avaient aigri
beaucoup d'entre eux.
D'Esnambuc vit tout de suite s'augmenter un dissentiment
commencé à Saint-Christophe entre les Normands qui lui
étaient dévoués et les Bretons auxquels du Roissey comman-
dait. Des conciliabules se formaient; une trame s'ourdissait
du côté des Bretons... Un matin, on s'aperçut que la Sainte-
Anne était disparue, enlevant cinquante hommes du parti du
Roissey et le commandant lui-même. La complicité du capi-
taine Rose ne pouvait faire doute. D'Esnambuc crut d'abord
à une excursion dans un but utile, dans un intérêt commun.
Mais la réalité s'imposa. Son ami, son compagnon de navi-
gation pendant vingt ans, l'avait abandonné au moment le
plus critique. Cette défection, ajoutée à la conduite embar-
rassée de du Roissey dans les derniers événements, lui
devinrent funestes. On sut plus tard que Richelieu l'avait fait
enfermer àlaBastille4. Pour expliquer cette rigueur, il faut se
souvenir que le second de d'Esnambuc avait comme lui le
grade de capitaine entretenu dans la Marine de l'État. Le
Cardinal ne pardonnait à aucun officier de manquer à la dis-
cipline, encore moins de ne pas donner l'exemple du courage
et de la persistance dans les moments désespérés. On doit
1 Du tertre.

FRANÇOIS DE COLLART
pourtant convenir que la perte de du Roissey fut plutôt favo-
rable à la colonie. La situation des deux capitaines presque
sur le même pied devait faire naître des conflits. Maintenant
la colonie va marcher sous les ordres d'un chef unique :
d'Esnambuc. Il est digne de la commander.
Les instructions secondaires données à Gahuzac avaient pu
le détourner du principal objet de sa mission. En quittant
Saint-Christophe, l'amiral français avait dû envoyer, dans le
golfe du Mexique, plusieurs de ses bâtiments faire la chasse
au galion, non pour lui-même assurément, mais pour son
maître. Richelieu , qui venait de dépenser des sommes
énormes à la Rochelle, eût été heureux de faire enlever aux
Espagnols quelque riche proie pour le Trésor français. C'était
le meilleur moyen de les punir de leur duplicité.
Cahuzac, comme on sait, avait été prendre possession de
Saint-Eustache. Mais, à peine la cérémonie religieuse d'usage
était elle célébrée, que l'amiral apprenant l'arrivée de la flotte
espagnole, fut obligé d'abandonner l'île et de se porter vers
Saint-Christophe avec les deux seuls vaisseaux qui lui res-
taient'. En présence de forces aussi disproportionnées, c'eût
été folie de souhaiter une rencontre. Elle n'était plus à crain-
dre. Don Fédérico, à court de vivres et redoutant la saison
déjà mauvaise, s'était hâté de remettre à la voile et d'aller se
réfugier dans le port de Garthagène. Comme il n'en sortait
pas, on s'informa. On sut bientôt que ses vieilles nefs aux
cales disjointes lui inspiraient si peu confiance qu'il n'osait
reprendre la mer pour retourner en Espagne. C'était proba-
blement là le secret de son irrésolution devant la Rochelle et
de ses intrigues avec les Anglais2. Quoi qu'il en fût, on ne
revit plus don Fédérico à Saint-Christophe et Cahuzac y revint
trop tard. L'expulsion de ceux qu'il venait défendre était
1 Trois-Rois et Notre-Dame.
2 « Le mauvais état des navires et des équipages servit de prétexte à l'amiral
don Fadrique de Tolède... » pour excuser le gouvernement espagnol auprès de
Louis XIII. (Siège de la Rochelle).

ET LA MARTINIQUE
29
accomplie, et les Anglais semblant les suivre, il reconnut que
son intervention devenait inutile. Sur ce , Cahuzac alla
rejoindre ses autres vaisseaux qu'il trouva dans le golfe du
Mexique, sauf deux. L'un1 était retourné en France et l'autre,
démâté par un coup de vent, non loin de l'île Saint-Martin,
l'avait abordée pour s'y réparer.
Ainsi finit ce curieux chassé-croisé d'une flotte et d'une
escadre ennemies autour d'une pauvre colonie de 350 Français,
en passe de se voir à jamais dispersée.
Il est intéressant de savoir comment ce malheur qui la
menaçait fut détourné de sa tête.
Le vaisseau démâté, venu se refaire à Saint-Martin, où se
trouvaient alors d'Esnambuc et ses compagnons, était celui
du capitaine Giron, officier supérieur bien connu dans l'an-
cienne marine, homme d'expérience et de grand mérite, à la
fois habile et brave. Sa réparation terminée, ayant appris le
départ de la flotte espagnole et la présence de d'Esnambuc à
Saint-Martin, Giron vint lui proposer de le conduire à Saint-
Christophe et de le remettre en possession de ce qu'il avait
perdu. Était-il possible qu'avec un seul vaisseau on pût se
relever d'une situation aussi compromise ? Giron avait con-
fiance. D'Esnambuc, vivement touché, s'empressa d'accepter
la proposition qui lui était faite d'aussi bonne grâce. Giron le
prit à son bord et, parvenus à Saint-Christophe, ils reconnu-
rent que les Anglais, restés dans l'île, malgré leur promesse
de la quitter faite ostensiblement à don Fédérico, avaient
augmenté leur domaine de toutes les habitations de nos
colons. On les voyait s'y livrer à des travaux de culture comme
si les terres des Français leur eussent appartenu en propre.
A cette vue, d'Esnambuc indigné somme les Anglais de
lui rendre ce qu'ils ont pris. Ceux-ci refusant et menaçant
d'empêcher tout débarquement, Giron, sans plus de formes,
1 La Cardinale, pour annoncer à Richelieu le succès de la première partie
de l'expédition.

30
FRANÇOIS DE COLLART
attaque deux de leurs navires présents dans la rade et les
capture. Puis, ces deux-là bien amarinés, il fait déclarer à un
troisième plus considérable qu a la moindre résistance de sa
part, il va le couler à coups de canon. L'autre ne bouge. Giron
le tient en respect, et, pendant ce temps-là, dépêche ses deux
prises à Saint-Martin afin d'en ramener les compagnons de
d'Esnambuc. C'était un voyage de huit lieues à peine.
Les Français, tressaillant de plaisir à cette nouvelle inat-
tendue, ne tardèrent pas à rejoindre leur chef au nombre de
350 seulement, mais résolus et bien armés par les soins de
Giron, qui leur avait envoyé des armes et des munitions. Bref,
d'Esnambuc à leur tête, les nôtres reprirent pied dans l'île et
gesticulant, menaçant, criant qu'ils allaient en découdre, ils
regagnèrent leurs quartiers sans que les Anglais fissent mine
seulement de vouloir les empêcher. La petite colonie réins-
tallée reconnut avec joie que, pendant son absence de trois
mois, ses habitations n'avaient pas souffert. Au contraire,
elles avaient profité, sous la main des Anglais qui s'étaient
empressés d'augmenter la culture du tabac pour leur compte,
juste compensation de tant de misères.
Dès lors, on parla beaucoup moins de retourner en France,
comme la majorité des colons l'avait résolu à Saint-Martin,
après la fuite de du Roissey. D'Esnambuc eut donc raison de
ne pas se décourager. La récompense ne lui manqua pas.
Avec ce que l'avenir réservait à sa mémoire, il eut présente-
ment la satisfaction de voir ses projets avancer vers la
réussite, ce dont il avait pu douter un instant. Continuons à
montrer ce qu'il a fait pour notre établissement aux Antilles.
Son œuvre va se compléter.

ET LA MARTINIQUE
31
VI
Le retour de la colonie à Saint-Christophe, sous les auspices
du brave capitaine Giron, s'effectua dans les derniers jours
de l'année 1629.
D'Esnambuc profita du calme qui suivit et auquel il n'était
guère habitué, pour faire réparer les forts et développer la
culture du tabac.
Autant qu'on peut savoir d'après des indications éparses,
on s'était contenté jusque là — ne pouvant mieux faire —
de tirer des plantations la quantité de tabac nécessaire
pour entretenir en magasin la valeur d'une moyenne car-
gaison. Il s'agissait maintenant de multiplier les plantations
et d'obtenir un approvisionnement trois ou quatre fois plus
considérable, afin de ne pas s'exposer à perdre les occasions
d'échanges qu'on allait voir se renouveler plus fréquemment.
Richelieu venait de faire établir, par ordonnance du Roi,
« qu'il sera payé trente sols pour livre de droit d'entrée sur
le tabac arrivant dans les ports de France, excepté sur celui
qui viendra de Saint-Christophe, etc. » (17 novembre 1629).
On pouvait espérer que l'avantage accordé par cette décla-
ration engagerait les navigateurs marchands à se porter vers
Saint-Christophe. Il fallait se préparer à les recevoir. Cepen-
dant le premier effet de cette mesure, assurément très pater-
nelle, devint dangereux pour la colonie, aussi pauvre d'expé-
rience que de ressources alimentaires. Dès que nos colons
eurent connaissance de la disposition fiscale qui les encou-
rageait si bien à la culture du tabac, ils négligèrent complè-
tement celle des vivres.1 Les imprudents semblèrent oublier
1 On appelait « vivres », notamment le Manioc, arbuste, comme on sait,
originaire du Brésil. Sa racine — aussi grosse que celle de la betterave —
fournit une fécule très nourrissante appelée cassave. En France, c'est le
tapioca. Le manioc est pour l'Amérique ce que le riz est pour l'Inde.

32
FRANÇOIS DE COLLART
que pour recueillir il faut subsister. Ils travaillèrent avec
tant d'ardeur à leur petun, comme on disait en Amérique,
que pas un pouce de terrain ne lui fut dérobé. Puis effrayés
de l'état où les avait réduits leur désir de s'enrichir, sans
cesse excité, jamais assouvi, ils revinrent au projet de retour-
ner en France avec deux pleines cargaisons du produit de la
plante privilégiée.
Au milieu de ces aberrations qu'entretenait la faim, nos
colons seraient tombés dans un extrême dénuement, sans un
hasard providentiel qui vint encore les sauver.
Un navire
zélandais
pacotilleur, faisant roule pour
Hispaniola, passait en vue de Saint-Christophe. On lui fit des
signes... On le héla... Le capitaine de ce bâtiment consentit
à venir aborder... Touché de la situation de la colonie, il
voulut bien lui donner, à six mois de crédit, de la farine, du
vin, de la viande salée, des chemises, des étoffes et généra-
lement tout ce qui lui était nécessaire. Il prit pour à compte
la quantité de tabac dont les habitants pouvaient disposer ;
celle récoltée, prête à livrer, ne pouvait alors être bien
considérable.
Six mois après, le bon capitaine reparut et son retour ne
fut pas moins utile aux habitants. Il continua de venir
ainsi, et, quand son bâtiment ne suffit plus à emporter le
produit des récoltes, il en prévint ses compatriotes. Plusieurs
capitaines suivirent son exemple. Ils eurent si bien lieu de
s'en féliciter, qu'ils trouvèrent avantage à recruter des colons
sur les côtes de France et à les amener par petits groupes à
Saint-Christophe.
Ce trafic avec des marchands de Zélande et d'autres pro-
vinces de Hollande, s'étendit à toutes les îles des Antilles et
fut la première cause de leur prospérité. Mais la Compagnie
française, aveuglée par un intérêt mal compris, s'appliqua
sans mesure à empêcher le commerce étranger, au lieu de le
modérer par des droits à l'importation et à l'exportation.
Nous aurons trop souvent à faire ressortir les fâcheux effets
de cette défense impolitique.

ET LA MARTINIQUE
33
Toutefois, notre petite colonie put largement profiter de la
liberté qui lui était laissée, ou plutôt qu'elle avait prise Elle
s'agrandit et se consolida. Le nombre des terrains mis en
valeur ne s'augmentait plus seulement pour la culture du
tabac, celle des vivres marchait de pair. C'est à dater de cotte
époque (1631-32) que la partie française de Saint-Christophe
put compter son âge d'or.
L'année suivante (1633), deux affaires, qui se terminèrent
sans effusion de sang, troublèrent passagèrement les esprits.
Dans la première, d'Esnambuc obligea les Anglais à rem-
placer une pile de 40,000 livres de tabac, qu'ils avaient
détruite par le feu et que notre colonie aurait perdue sans la
fermeté dont il fit preuve. La seconde affaire, dite le différend
du figuier, fut plus grave. D'Esnambuc dut faire prendre les
armes à ses compagnons, des haches et des torches allumées
à ses nègres, pour effrayer les Anglais. Grâce à ces menaces
et à son énergie personnelle, il fit restituer aux Français une
assez grande quantité de terres que nos voisins avaient usur-
pées en réglant les alignements de leur possession sur un
figuier d'où partaient les lignes d'abornement. Les branches
de cet arbre (dont certaine espèce est essentiellement
gagnante1) courbées jusqu'à terre, s'enracinant pour monter
et descendre encore, s'étaient étendues, et continuaient de
s'étendre, au-delà de ce que l'on aurait pu imaginer. Plus la
végétation du figuier s'élargissait, plus les Anglais gagnaient
de terrain. Cette borne, trop complaisante pour des gens peu
scrupuleux, fut remplacée par un puits que d'Esnambuc fit
creuser et qui devint commun entre les deux nations. On
l'appela « le puits de l'accommodement ». L'eau s'en trouva
si limpide et si bonne que les marins de Dieppe, voyageant à
Saint Christophe, la citaient comme égale en pureté à celle
de leur ville, dont les sources, venant de hauteurs, sont très
prisées. La colonie dut encore cet avantage à d'Esnambuc.
1 Le figuier des Indes. C'était pour nos colons « le figuier d'enfer » de la
Satyre Ménippée.
3

34
FRANÇOIS DE COLLART
Le premier acte qui interdit le commerce des îles françaises
de l'Amérique avec l'étranger est une déclaration royale du
25 novembre 1634.
Cette défense eût été juste, peut-être, si la Compagnie, plus
soigneuse de la vie de ses colons, ne les avait laissé manquer
des choses indispensables à l'existence. Quelle illusion de
croire qu'une colonie naissante, parce que le sol qu'elle
exploite est riche, y doit trouver de prime abord tout en
abondance pour sa nourriture et son entretien ! C'est par
légions que l'on a dû compter, aux Antilles notamment, les
victimes de cette erreur. Les conséquences de ces anciennes
lésineries ont été très nuisibles, pour la France, aux progrès
de la colonisation.
Les habitants de Saint-Christophe, outrés des privations
qu'on leur imposait par ce dur procédé, non-seulement con-
tinuèrent à traiter avec les Hollandais et autres marchands
du nord de l'Europe, mais ils n'envoyèrent plus que le moins
possible de leurs produits dans les ports de France.
Les associés de la Compagnie, ayant appris par des capi-
taines français que les étrangers, et surtout les Bataves,
tiraient de merveilleux profits de leur commerce étendu avec
Saint-Christophe, commencèrent à réfléchir. Elle avait donc
de la valeur cette petite colonie « comme abandonnée ». S'ils
l'ignoraient, ce n'était pas la faute de d'Esnambuc qui les
avait renseignés de toute manière, verbalement et par écrit.
Leur insouciance avait a mené ce résultat : les colons de Saint-
Christophe faisaient bien leurs affaires ; la Compagnie voyait
péricliter les siennes. C'était là un abus qu'il fallait corriger
au plus vite ! Les associés ne pouvaient admettre que l'on
s'enrichît à leur service sans que le capital avancé par eux
leur rapportât ce qu'ils étaient en droit d'espérer.

ET LA MARTINIQUE
35
VII
Au moment où les associés de la Compagnie, mieux ins-
pirés, cherchaient de concert avec le Cardinal, à lui rendre la
vie qui semblait s'éteindre en elle, d'Esnambuc, veillant aux
intérêts de ses maîtres plus qu'à ses propres affaires, leur
fournit, sinon les moyens, du moins l'occasion de relever la
Société défaillante.
Malgré les graves soucis que lui causait la politique en
Europe, Richelieu n'avait pas oublié sa petite colonie. D'Es-
nambuc, qui lui avait écrit pour l'informer de son retour à
Saint-Christophe et des événements survenus depuis lors,
s'enhardit dans sa correspondance jusqu'à faire ressortir
aux yeux du grand ministre la nécessité qu'il y aurait pour
la France à posséder au plus tôt les îles encore libres dans
les petites Antilles et dont les Anglais ne tarderaient pas à
s'emparer si on ne les prévenait.
Le Cardinal, facile à persuader sur ce point intéressant,
résolut d'étendre le privilège de la Société patronnée par
lui neuf ans auparavant.
Le 12 févriér 1635, il signa au nom du Roi, dans son hôtel
de la rue Saint-Honoré, par devant deux notaires, l'acte qu'on
intitula : « Amplification des pouvoirs de la Compagnie de
Saint-Christophe. » Etait présent : « Jacques Berruyer,
escuyer, sieur de Manselmont, capitaine du port de mer de
Veulettes et Petites-Dalles en Caux, l'un des associés de la
Compagnie de l'isle Saint-Christophe et isles adjacentes, tant
pour lui que pour les autres associés de la dite Compagnie. »
Un passage à noter dans le préambule de cet acte est celui
qui porte que la Compagnie établie en octobre 1626 se trouve
« comme abandonnée, au moyen de ce qu'aucun de ses associés
ne s'est donné le soin d'y penser, joint que les concessions

36
FRANÇOIS DE COLLART
accordées a lu dite Compagnie n'étoient suffisantes pour les
obliger de s'y appliquer sérieusement. » L'aveu est bon à
retenir. Le brave d'Esnambuc n'était rien moins que soutenu
par ceux dans l'intérêt desquels il travaillait si coura-
geusement.
Maintenant il s'agit, dit le contrat, « non-seulement réta-
blir la dite Compagnie, mais même la porter à de plus
grands desseins et entreprises pour le bien de l'Estat. »
Sur quoi le Cardinal décide, au nom du Roi, que la nouvelle
Société « s'intitulera dorénavant la Compagnie des Isles de
l'Amérique, » qu'elle continuera la colonie de Saint-Christophe
et pourra s'établir « aux autres principales isles de l'Amé-
rique, situées depuis le 10° jusqu'au 20° degré en deçà de la
ligne équinoxiale, qui ne sont à présent occupées par aucun
prince chrestien. Où ils puissent s'établir avec ceux qui y
sont à présent, ils le feront pareillement. » Le privilège est
accordé pour vingt années. « Le roi déclarera que... les gen-
tilshommes... qui seront associés ne diminueront en rien ce
qui est de leur noblesse, qualités et immunités... »
Le nom de d'Esnambuc ne figure pas dans cet acte du 12
février 1635, dont les lettres patentes portant confirmation
furent signées le 8 mars suivant. Nous voyons bien que le
Roi, laissant à la Compagnie le soin de nommer à tous les
autres emplois, se réserve « de pourvoir de gouverneur gé-
néral sur toutes les isles ». Mais aucune nomination à ce haut
emploi ne fut faite à cette époque. Jusqu'à sa mort, d'Esnam-
buc n'eut que le titre de « capitaine général de l'isle Saint-
Christophe », qui lui est donné par la Compagnie sur le re-
gistre de ses délibérations, bien qu'en réalité son pouvoir
s'étendît sur toutes les îles devonues françaises dans les
Antilles, y compris la Guadeloupe, dont son lieutenant Lié-
nard de Lolive avait été autorisé à prendre possession.
Aussitôt que d'Esnambuc eût reçu l'instrument authentique
de ses pouvoirs étendus, il alla prendre possession de la
Martinique avec 150 Français. Ce fait eut lieu le 1er sep-

ET LA MARTINIQUE
tembre 1635, et l'acte qui le constate en fut dressé le 15 du
même mois. La nouvelle colonie s'établit à l'endroit que
d'Esnambuc appela du nom de son patron : Saint-Pierre. Il
y séjourna deux mois. Un fort y fut construit en sa présence
et garni de canons. Il confia le commandement de la colonie
au « Sieur Jean Dupont, lieutenant de la compagnie colo-
nelle à Saint-Christophe. »
Dupont eut bientôt à lutter contre les Caraïbes qui voulaient
s'opposer à ce nouvel établissement. Après avoir repoussé
plusieurs de leurs attaques, il fit en sorte de les attirer en
masse autour du fort. Un seul coup de canon chargé à
mitraille jeta parmi eux une telle épouvante qu'ils s'enfuirent
et ne reparurent plus. Quelque temps après, Dupont, qui ne
pouvait se passer d'eux, à cause des vivres, alla au-
devant de leurs chefs, les adoucit, les calma, et finit par con-
clure la paix en les comblant de présents. Il portait cette
bonne nouvelle à d'Esnambuc, lorsque la barque qui le con-
duisait, déroutée par une tempête, vint se perdre sur les côtes
de Saint-Domingue. Dupont et son équipage restèrent pri-
sonniers des Espagnols pendant plusieurs années. On crut à
Saint-Christophe qu'ils avaient tous péri dans le naufrage.
Par une lettre du 12 novembre 1635, d'Esnambuc. en infor-
mant Richelieu de la prise de possession de la Mari inique, lui
annonce qu'il est à la veille d'aller procéder à la même opé-
ration à l'île de la Dominique1, dans la crainte que les Anglais
ne s'en emparent. L'évènement fut conforme à ses désirs. Le
17 novembre 1635, d'Esnambuc alla prendre possession de la
Dominique sur le navire le Sa int-Jacques, capitaine Pierre
Baillardel, récemment arrivé de Dieppe, et dont le nom
reviendra sous notre plume.
Le départ des trois cents hommes environ que d'Es-
nambuc avait dû retirer de son île pour commencer à peupler
1 Située entre la Martinique et la Guadeloupe, à onze lieues de l'une et de
l'autre.

38
FRANÇOIS DE COLLART
la Martinique et la Dominique ne pouvait affaiblir la popula-
tion de Saint-Christophe. Ce n'était plus cette colonie nais-
sante que le moindre événement mettait en danger de
disparaître ou d'être absorbée par les Anglais. Sur la proposi-
tion de d'Esnambuc, la Compagnie avait concédé en propre
aux habitants les terres qu'ils cultivaient. Ils étaient mainte-
nant directement intéressés à défendre leur bien et à le faire
fructifier, moyennant un droit modéré payable annuellement
à la Compagnie. La population française de Saint-Christophe
comprenait alors au moins trois mille âmes. A l'exemple des
Anglais, qui s'étaient augmentés de familles recrutées en
Angleterre, on avait fait venir des ports de Normandie des
familles, où femmes et filles comptaient presque pour moitié.
Chez nos voisins, comme chez les Français, des mariages
avaient été contractés. Quelques alliances même s'étaient
formées avec des femmes anglaises. C'est dire que la partie
française de Saint-Christophe avait maintenant des prêtres,
des paroisses, des églises — de pauvres églises en bois, cou-
vertes en feuilles de palmier. L'ordre était maintenu dans la
colonie et la défense assurée par des milices armées, orga-
nisées par compagnies, à la tête desquelles se trouvaient des
lieutenants et des capitaines. Deux de ces officiers étaient les
neveux de d'Esnambuc, les Dyel de Vaudroques et du Parquet,
dont nous avons parlé, et qu'il venait d'appeler à Saint-
Christophe.
Comme on le voit, un progrès très sensible sous tous les
rapports s'était accompli dans l'île. De leur côté, les direc-
teurs de la Compagnie tenant à Paris des assemblées régu-
lières, à l'hôtel du président Fouquet (le père du fameux
surintendant), faisaient de leur mieux pour administrer la
Société nouvelle et ne plus laisser les colons dans le besoin.
Ceux-ci frayaient encore avec les capitaines de navire étran-
gers; mais ce n'était plus que par exception. En fait, les
fondements de la colonisation à Saint-Christophe étaient soli-
dement posés. L'action de cette colonie-mère allait rayonner

ET LA MARTINIQUE
39
avec un certain éclat sur les autres îles de l'archipel devenues
françaises. Le capitaine général de Saint-Christophe pouvait
se dire : le patriotique dessein que j'avais formé, le voilà
réalisé.
VIII
Arrivé à ce point de son œuvre , d'Esnambuc voulant,
ainsi qu'il le dit lui-même, rendre compte de ses actions à
Richelieu, son bienfaiteur, demanda congé pour venir en
France. La Compagnie, qui avait enfin apprécié toute la
valeur de son capitaine général, lui fît répondre qu'elle ne
pouvait consentir à se séparer de lui, même passagèrement,
et, pour adoucir l'effet de ce refus — le plus bel éloge, ainsi
conçu — elle ajouta quelques avantages à ceux dont il était
déjà en possession.
D'Esnambuc, alors âgé de 52ans (il était né la même année
que Richelieu), aurait pu rendre encore d'importants services,
si la Compagnie avait su le ménager. Mais, usé par le climat,
épuisé par ses navigations et par ses travaux, miné par les
soucis et les chagrins dont son existence avait été traversée,'
d'Esnambuc mourut aux premiers mois de l'année 16371. Il
fut vivement regretté de tous ceux qui l'entouraient.
Richelieu, qui le connaissait bien, dit en apprenant sa mort :
« C'était un bon serviteur. » Cette louange funèbre tombée
d'une bouche que le plus grand génie français avait rendue
souveraine, honore, ce semble, magnifiquement la mémoire
de d'Esnambuc.
Des colonies de Saint-Christophe, de la Dominique, de
Saba et de la Martinique, par lui rendues nôtres, cette der-
1 Aucun document n'a précisé la date de son décès ; on a supposé jusqu'ici
« vers décembre 1636. » D'après nos recherches, la mort de d'Esnambuc doit
être reportée aux mois de mai ou juin 1637.

40
FRANÇOIS DE COLLART
nière seule est restée française. Pour l'histoire, plus juste
que les évènements, ce sont autant de fleurons à sa couronne
de Roi des Tropiques, titre dont un romancier créole s'est
plu à le décorer.
D'Esnambuc, aussi désintéressé que brave, avait si peu
réalisé d'argent qu'il ne s'était jamais trouvé en mesure de
s'acquitter envers Levasseur.
Il est bien vrai que le capitaine général de Saint-Christophe
avait été avantagé, par le contrat de 1626, d'un dixième sur
les bénéfices nets résultant des opérations de la Compagnie
— la moitié d'ailleurs de ces profits (ce dixième prélevé)
étant destinée aux associés et l'autre moitié aux habitants.
Mais on peut croire que ces comptes, très difficiles à établir
(s'ils pouvaient l'être), n'avaient pas été liquidés. Le voyage
que d'Esnambuc avait projeté devait être surtout nécessité
par cette affaire.
Quoiqu'il en scit, Levasseur, le célèbre flibustier (bientôt
commandant de la Tortue), n'avait pas oublié sa créance. En
1638, on voit mentionnée sur le registre des îles d'Amérique,
renfermant les procès-verbaux de ses délibérations, une
réclamation ayant trait à cette créance.
Le bref document (inédit) qui le prouve, nous l'insérons
ici, parce que cet extrait établit authentiquement un point
historique, à savoir que Levasseur (sans avoir eu le mérite
de d'Esnambuc) a été le premier pionnier des Antilles.
« Assemblée du mercredi 6 janvier 1638. Ledit sieur Berruyer a
rapporté la requeste produite à la Compagnie par le sieur Levasseur,
par laquelle il expose avoir conquis l'isle de Saint-Christophe sur
les sauvages, avant que la Compagnie fût. formée, et que le sieur
d'Esnambuc lui avoit promis de le rembourser des dépenses par lui
faites pour le récompenser de quelque partie de ses frais ; requeroit
la Compagnie qu'elle lui permit de faire passer dans la dite isle
cinquante passagers déchargés de tous les droits dus à la Com-
pagnie.

ET LA MARTINIQUE
41
« A esté arrêté que sa requeste lui seroit rendue, sauf à lui à se
pourvoir contre les héritiers du dit sieur d'Esnambuc, ainsi qu'il
advisera. »
Le registre des délibérations de la Compagnie des îles
d'Amérique — source extrêmement riche — n'est pas le seul
recueil que l'on soit à même de consulter pour se renseigner
sur les origines de la colonisation aux Antilles françaises. Il
en est deux autres que nous devons citer parce qu'ils ont
tous deux une valeur presque documentaire.
C'est, en premier lieu, l'Histoire générale des Antilles,
publiée en 1667 par le Père Dutertre. On doit à ce religieux
dominicain quantité de détails assez confus, mais très pré-
cieux pour qui s'applique à les coordonner1.
C'est, en second lieu, un court mais savant travail de
M. Pierre Margry : « Belain d'Esnambuc et les Normands aux
Antilles2. » Le but de ce petit ouvrage est surtout de réta-
blir la personnalité de d'Esnambuc, avec son nom patro-
nymique, auquel le Père Dutertre (« qui a été comme l'Héro-
dote des Antilles ») avait substitué celui de la famille Dyel
apparentée à celle de d'Esnambuc
Grâce à l'initiative très louable de M. Margry et à la géné-
rosité éclairée de M. le baron de Lareinty, ancien délégué de
la Martinique, une inscription commémorative a été consa-
crée solennellement à Belain d'Esnambuc dans l'église
paroissiale d'Allouville, lieu de sa naissance au pays de
Caux.
D'après l'enseignement facile à retenir de cette première
partie de notre étude, on voit que — même exercée loin de
la mère patrie — la persistance héroïque d'un intelligent
français peut fonder quelque chose de durable et laisser
1 Un auteur colonial a dit très justement de Dutertre : « D'après l'ouvrage
de cet historien, où les dates sont rarement précisées et qui est d'une lon-
gueur désespérante, il paraîtrait que... »
2 Paris — Faure — 1863.

42
FRANÇOIS DE COLLART ET LA MARTINIQUE
une trace lumineuse dans l'histoire du pays. Sans d'Esnam-
buc (cela n'est pas douteux) les Anglais possédaient tout
l'archipel des Antilles, où nous avons encore la Martinique,
la Guadeloupe, Marie-Galante, les Saintes, Saint-Martin, la
Désirade et Saint-Barthélemy. Avec leur instinct colonisa-
teur, les Anglais avaient eu la prévision, aussi bien que d'Es-
nambuc, de ce que vaudrait dans l'avenir cette admirable île
de Saint-Christophe. Aujourd'hui l'Angleterre en exporte an-
nuellement une valeur moyenne de quatre millions de francs
en denrées américaines, les meilleures assurément" que pro-
duisent les Antilles. Notre indifférence coloniale (dont nous
ne sommes pas guéris, hélas !) nous a fait perdre l'avantage
de partager ce beau résultat, qui profite uniquement aux
Anglais, restés nos maîtres en l'art de coloniser.
L'origine de la colonisationà Saint-Christophe tenaità notre
sujet, non-seulement parce que d'Esnambuc est parti de là
pour conquérir la Martinique, mais parce que c'est aux émi-
nents services accomplis par lui qu'a été due la nomina-
tion de son neveu au gouvernement de la Martinique,
lequel fonda, glorieusement aussi, cette colonie. Jacques
Dyel du Parquet, dont nous allons esquisser la biographie,
était, comme son oncle, un charmeur, un Normand remar-
quable par son patriotisme et son dévouement. Ajoutons,
pour compléter cet enchaînement de faits, que c'est à ce neveu
de d'Esnambuc que l'on doit le passage et l'établissement à
la Martinique - comme ceux de bien d'autres gentilshommes
— de Claude de Collart (le père du colonel). Sa biographie,
qui va trouver place dans le chapitre suivant, sera bientôt
suivie de celle, si curieuse et instructive, du beau-père de
notre héros.

SECONDE PARTIE
Découverte de la Martinique. — Origine de son nom — Aspect
de l'île. — Jacques du Parquet, fondateur de la colonie. — Son
premier voyage avec Baillardel. — Son retour en France . —
Il est nommé Lieutenant-général de la Martinique. —Il réunit
en France les éléments de sa colonie. — Claude de Collart fait
partie des compagnons d'émigration de du Parquet. — N.-D.-de-
Liesse et le château de Marchais. — Le Saint-Jacques met à la
voile à Dieppe. —Du Parquet prend possession de son gouverne-
ment. — Les successeurs de d'Esnambuc à Saint-Christophe. —
Lutte entre les deux gouverneurs généraux de Poincy et de
Thoisy. — Du Parquet est obligé d'y prendre part à la tête d'une
troupe amenée par lui. — Combat de la Pointe-de-Sable. — Du
Parquet est fait prisonnier. — Sa captivité. — Services rendus
à la Martinique par Marie Bonnard en l'absence de du Parquet.
— Celui-ci est mis en liberté. — Leur mariage. — Chute de la
Compagnie des îles d'Amérique. — Du Parquet seigneur de la
Martinique. — Voyage de Claude de Collart en France. — Son
mariage avec Madeleine de Bremond. — Du Parquet vient en
France. — Sa visite à Louie XIV. — Son retour à la Martini-
que. — Ses travaux glorieux. — Sa mort. — Son fils aîné lui
succède sous la tutelle de sa veuve. — Troubles dans l'île. —
Madame du Parquet s'embarque pour France ; sa mort en
mer. — Vaudroques et Clermont. — Naissance de François de
Collart. — La Compagnie des Indes de 1664. — Premier recen-
sement de la colonie.
I
Suivant presque tous les dictionnaires géographiques, à
l'article « Martinique », Christophe Colomb aurait nommé
cette île « Martinico » parce qu'elle lui serait apparue le. jour
de la Saint-Martin, à sa seconde expédition.

44
FRANÇOIS DE COLLART
En rapprochant les dates principales relatives aux décou-
vertes du grand Génois dans la mer des Caraïbes, on verra ce
que l'on doit penser de cette indication.
Colomb, comme on sait, a fait quatre voyages au Nouveau-
Monde : 1492-1493-1498-1502. Au premier — le plus mémorable
et, pour notre sujet, le plus intéressant — parti avec trois
navires du port espagnol de Palos, le 3 août 1492, il est forcé,
par le bris d'un gouvernail, de relâcher du 13 août au 6 septem-
bre à Gomère des Canaries. Sa réparation terminée, il reprend
la mer et, s'avançant droit à l'ouest à travers l'Atlantique —
ce que nul n'avait encore osé — Colomb poursuit résolument
sa marche dans cette direction pendant trente-cinq jours. Ses
équipages que l'effroi gagne peu à peu, exaspérés à la fin par
une aussi vaine audace, vont recourir à la violence pour l'obli-
ger à rebrousser chemin... Quand tout à coup, à la surprise
générale, le 12 octobre 1492, l'escadrille tombe en vue d'une
terre avenante, couverte d'habitants que la nouveauté du
spectacle attire en foule sur le rivage. Sur l'heure, l'amiral
appelle ce lieu charmant du beau nom de San Salvador, parce
qu'il sauve le succès de son entreprise, la vie de ses compa-
gnons et la sienne.
Après dix jours de repos à Guanahani, nom caraïbe de cette
île hospitalière, Colomb remet à la voile. Guidé par quelques
indigènes dont il s'était fait accompagner, il découvre au sud
des Lucayes, le 27 octobre, Cuba, et, le 6 décembre, Haïti, qui
reçoit le nom d'Hispaniola (Petite-Espagne).
Colomb attachait un grand intérêt à prendre surtout posses-
sion de cette île immense où l'or abondait. Lui cherchait la
gloire, mais ses royaux patrons étaient avides du précieux
métal. Colomb ne devait rien négliger pour les satisfaire.
L'empressement des haïtiennes autour de son campement
devint très favorable à ses desseins. Ayant reçu de lui de
petits présents, elles retournèrent vers les hommes de leur
nation moins confiants et les amenèrent à Colomb qui les
traita généreusement... Un copieux festin à l'européenne

ET LA MARTINIQUE
45
scella sur-le-champ l'alliance des indigènes avec les étrangers.
Non loin de l'endroit où s'éleva deux siècles plus tard la
ville du Cap Français, les Espagnols commencèrent, le jour de
Noël, la construction d'un fort en palissades, qu'ils nommè-
rent Navidad (nativité). Ce travail, dirigé par Colomb, fut
terminé en dix jours.
Trente de ses compagnons avaient consenti à rester dans ce
fort pendant que l'amiral irait porter en Europe la nouvelle
du succès obtenu. Leur présence à Hispaniola en pourrait
témoigner au besoin, si Colomb périssait en route. Cette
précaution était d'autant plus utile que l'incurie d'un pilote
lui avait fait perdre nuitamment, sur la côte haïtienne, le
plus grand de ses trois vaisseaux et que l'un de ses capitaines,
très habile marin, était disparu avec le second bâtiment.
Colomb redoutait qu'en le devançant à Palos, cet homme
dont il avait déjà éprouvé la perfidie, ne tentât de lui dérober
la priorité de la découverte, source des avantages considéra-
bles attachés au résultat de l'entreprise.
Colomb quitta donc Haïti le 16 janvier 1493, avec un seul
navire, et, très pressé de regagner son port d'armement, il
ne devait s'arrêter nulle part autant que possible, pendant
ce premier voyage de retour.
Cinglant vers le nord-est, du 25 au 27 janvier 1493, il range
de très près une terre dont il note la position, en ajoutant sur
son journal le mot « Madanina », répété par un groupe de
femmes caraïbes accourues sur le rivage. A cette circonstance
on dut ce racontar, fait en Espagne, que l'unique terre ren-
contrée dans ces parages était habitée seulement par dos
femmes.
Après deux effroyables tempêtes qui l'assaillirent dans le
courant de février, le mirent dix fois en un péril extrême
et l'obligèrent à relâcher aux Açores et à Lisbonne, Colomb
atteignit Palos le 15 mars 1493. Sept mois et onze jours
s'étaient écoulés depuis son départ. Nous passons sur les hon-
neurs extraordinaires qui lui furent décernés par le roi Fer-
dinand et la reine Isabelle.

46
FRANÇOIS DE COLLART
Au milieu du peuple espagnol ivre d'enthousiasme, le vail-
lant marin jouit modestement de son triomphe, comme s'il
pressentait déjà toute la fragilité de cette gloire...
Au second voyage, Colomb, quittant Cadix le 25 septembre
1493, fit encore escale à Gomère et, le vingt-sixième jour après
son départ des Canaries, à la demande instante de ses équi-
pages, il atterrit à celle des petites Antilles qui fut appelée La
Désirade (la désirée). On s'y reposa trois jours.
Le deux novembre, Colomb remet à la voile et poussé vers
le sud, il découvre La Dominique,le 3novembre, un dimanche.
Puis, remontant vers le nord, il trouve sur sa route dans la
môme semaine, Marie-Galante, Les Saintes (Los Santos), La
Guadeloupe, Antigoa, Saint-Christophe et plusieurs autres
îles qui lui doivent toutes leur nom. Il arrive le 11 novembre
à l'île Saint-Martin et, le 14, à Hispaniola.
On voit que, pour comprendre la Martinique parmi les
découvertes de cette expédition, il faut confondre le second
voyage d'aller avec le premier voyage de retour, effectués la
même année 1493.
A sa troisième campagne, Colomb, ambitionnant la décou-
verte du continent, prit une tout autre direction que celle
pouvant le conduire aux petites Antilles.
Enfin, à sa quatrième et dernière expédition, Colomb, parti
de Cadix le 9 mai 1502, descendit à « Madanina » le 15 juin.
Il y passa trois jours. Il eut sans doute alors la preuve que
cette île, déjà rencontrée par lui, était habitée aussi bien par
des hommes que par des femmes. Le 29 juin, Colomb se
retrouvait à Hispaniola.
Telles sont les dates authentiques tirées, pour notre sujet,
des longs récits concernant les voyages du grand découvreur'.
On chercherait d'ailleurs en vain pourquoi « Madanina » s'al-
téra sur les anciens planisphères espagnols en « Mantinino »,
puis en « Martinico ». Les copistes, réduits à déchiffrer
1 V. P. Martyr, Herrera, Robertson. A. Dessalles, Rufz, Margry, etc.

ET LA MARTINIQUE
47
l'écriture sur des cartes limées par l'usage, ont fait bien
d'autres transformations plus difficiles à démêler. Mais il est
clair que ces trois mots ont un air de parenté très pro-
noncé. Si l'on observe, qu'avec un même nombre de syllabes,
ils commencent également par ma et se terminent successi-
vement par nina, nino et ini, on peut conclure, sans trop de
hardiesse, que de Madanina sont provenus Mantinino,
Martinico et finalement le nom français Martinique. Les
personnes qui ont eu l'occasion d'étudier les « Tabulæ maris »
séculaires s'expliqueront parfaitement ce que nous disons là.
En résumé, la terre découverte par Christophe Colomb
à la fin de janvier 1493, reconnue et abordée par lui le 15
juin 1502, était la Martinique. Le nom fortuit qu'elle porte ne
provient donc pas de la Saint-Martin. Les sauvages la nom-
maient Jouanacaëra1. Le doux « Madanina » n'était vraisem-
blablement qu'une expression admirative ou plutôt un appel
inspiré par la curiosité féminine...
Colomb dut regretter, en s'éloignant, de ne pouvoir se
rendre à l'invitation sommaire des caraïbesses de la Marti-
nique. Car, bien qu'on ait reproché à cette île d'être « hachée
et montueuse », son aspect est généralement féerique. Quel-
ques sites, il est vrai, plus cahotés que les autres semblent
moins faits pour charmer que pour surprendre. La preuve en
est dans ce trait piquant, déjà ancien, dont l'auteur n'avait
certes pas l'intention de peindre agréablement la forme capri-
cieuse de la Martinique.
Pendant la Guerre de Sept Ans, le chef d'escadre Moore
rendait compte au roi Georges de sa campagne aux Antilles.
Le 15 janvier 1750, la Martinique avait obligé les troupes
anglaises à se retirer dès le premier moment de leur atta-
que*. Moore, voulant donner à Sa Majesté britannique une
idée de la structure de l'île qui l'avait si mal reçu, saisit une
1 Vocabulaire caraïbe du P. Raymond Breton.
2 La Guadeloupe, sur laquelle Moore se rattrapa, lui résista plus de trois
mois.

48
FRANÇOIS DE COLLART
feuille de papier, la froissa brusquement et la reposant toute
chiffonnée sur la table : « Sire, dit-il, voici la Martinique. »
On peut en effet, d'après cette boutade, se figurer la terre
volcanique2 qui émerge de l'Océan à douze cent soixante-dix
lieues marines de Brest, entre 14° 23' 20" et 14°52' 47" de latitude
nord, et entre 63° 6' 19" et 63° 31' 32" de longitude ouest. Il sem-
blerait que les six volcans — dont on trouve dans l'île les traces
éteintes — se sont fait un jeu, à l'enfance de notre globe, de
tourmenter le sol de la Martinique. Montagnes, collines, rives,
roches, ravins et plaines, jetés pêle-mêle au plus fort de ces
convulsions titaniques, sont restés dans un désordre que
l'artiste nature a rendu merveilleux en le parant d'une végé-
tation luxuriante. De l'une des hauteurs de la Montagne Pelée,
dont l'altitude extrême est à treize cent cinquante mètres du
niveau de la mer, et d'où s'échappent un grand nombre de
cours d'eau, la Martinique, admirée par un beau jour, est l'un
de ces panoramas qui laissent dans l'esprit un souvenir
ineffaçable.
« Connaissez-vous le Macouba, écrit un habitant du pays ?
Ce n'est point Pélion sur Ossa. C'est dix ou douze
Pélion côte à côte de dix ou douze Ossa, séparés les uns
des autres par de profondes ravines. On s'entend à la
voix, quand il faut marcher des heures pour se joindre. Qui
veut traverser ce quartier est obligé de descendre et de
monter pour redescendre et remonter encore. On passe des
nuages aux entrailles de la terre... Chaque sommet des
mornes s'élargit en un vaste plateau habitable, rafraîchi par
les vents d'est qui viennent de la haute mer. A l'extrémité de
l'un de ces plateaux, au bord de l'une de ces abruptes falaises
qui les terminent... au milieu d'une oasis de raisiniers,
bâtissez une maisonnette... Quelle retraite !... Des horizons
2 D'après des éphémérides soigneusement faites à la Martinique par un
docteur médecin naturaliste, il y eut dans l'île, de 1745 à 1757, cent huit
secousses très sensibles de tremblement de terre. Aucune ne fut assez forte
pour causer nn malheur.

ET LA MARTINIQUE
49
infinis, le ciel, de noires forêts, la mer... quels spectacles ! 1»
Il eût été extraordinaire que le résultat d'une aussi violente
formation ne fût pas bizarre autant pour les contours de l'île
que pour son relief accidenté.
Sur une carte fidèle', la Martinique, examinée dans son
ensemble, présente la forme presque parfaite d'un être aqua-
tique assez rare et des plus étranges : celle de l'hippocampe.
D'abord,au sud, la tête : bien dégagée dans la baie de Fort
de-France et tournée vers l'ouest, elle s'incline devant le canal
de Sainte-Lucie. La bouche ouverte est formée par la Grande-
Anse d'Arlet. Le front cornu s'élève du Piton Grève-Cœur au
Morne des Pétrifications. Le cou baissé, occupant tout l'espace
entre le bourg du Lamentin et celui du Vauclin, tient au corps
à l'endroit qui s'enfle à partir de Fort-de-France jusqu'à la
rade de Saint-Pierre. La ligne de ce corps se contourne ensuite
à l'ouest devant le bourg du Prêcheur et s'infléchit au nord-est
devant celui du Macouba, extrémité nord de l'île, que baigne
le canal de la Dominique. A l'est enfin s'allonge, entre la
paroisse de la Trinité et ia rivière du Galion, la presqu'île de
la Caravelle. N'est-ce pas dans son ensemble, avec sa nageoire
dorsale, ce cheval marin dont nous avons tous considéré
curieusement, plutôt qu'admiré, diverses espèces vivantes
aux aquariums des expositions ?
Cette manière de décrire géographiquement, quand elle est
possible, rend la mémoire facile... On peut tout de suite, à
défaut de modèle, esquisser une carte de la Martinique en
songeant à l'hippocampe.
1 Rufz, cité plus loin.
* Voir notamment la carte qui se trouve dans l'atlas des colonies, publié
par l'ordre de M. de Cliasseloup-Laubat, ministre de la marine. Paris
Challamel. 1866.

4

50
FRANÇOIS DE COLLART
II1
La situation que son oncle s'était conquise aux Antilles per-
mettait à Jacques Dyel du Parquet de choisir celle de nos pos-
sessions qu'il lui plairait le mieux dé gouverner dans ces para-
ges. La Martinique le séduisit, malgré la lâcheuse réputation
qu'elle devait à la malveillance. Ce n'était pas seulement l'ir-
régularité de sa forme qui, d'après certains navigateurs, ren-
dait cette île inhabitable. Un inconvénient en apparence plus
sérieux, tenant à sa faune, avait fait de la Martinique une
sorte d'épouvantail. On ne cessait d'en gloser à Dieppe et dans
nos autres ports normands ou bretons.
Le premier mérite de Jacques du Parquet fut de braver ces
préjugés et de les combattre résolument,
Toutes nos colonies ont subi ainsi, dans la métropole, une
période plus ou moins longue de dénigrement. Les serpents
de la Martinique, les singes de Maurice, les rats de Masca-
reigne, les fièvres de Madagascar, les marais du Tonkin, jus-
qu'aux neiges du Canada, ont eu, chacun en leur temps, la
vogue dans l'opinion frondeuse. On ne s'aperçoit pas assez en
France que ces exagérations voulues sont propagées par la
malignité de nos rivaux. Cellesdenos colonies dont ils veulent
1 Vu pour cette partie du récit : les actes des paroisses de Dieppe et de cer-
taines localités du pays de Caux, ceux de la ville de Laon et des environs, la
notice généalogique Dyel, de La Chesnaye des Bois, le registre des délibérations
de la Compagnie des îles d'Amérique, déjà cité, les divers recueils de notes
et documents de la collection manuscrite de Moreau de Saint-Méry, « L'al-
phabet Laffllard-Colonies » contenant le relevé succinct des services rendus
par les plus anciens officiers et administrateurs colonianx.

ET LA MARTINIQUE
51
nous dégoûter sont dénigrées par eux avec une ardeur inima-
ginable, et si nous donnons dans le piège, tôt ou tard ils
trouvent moyen de nous supplanter là môme où personne ne
pouvait demeurer. On dirait cependant qu'aujourd'hui notre
crédulité, trop souvent mise à l'épreuve, offre moins de prise
à l'imagination trompeuse de ces égoïstes concurrents.
Quoi qu'il en soit, le caractère hardi du neveu de d'Esnam-
buc, son humeur aventureuse, son esprit pittoresque, si l'on
peut dire, l'amenèrent à préférer, à nos autres possessions
américaines, la Martinique, où tout était à voir (à craindre
aussi), à explorer, à exploiter dans l'ordre naturel, et tout à
créer en fait de colonisation.
Avant de l'installer clans son gouvernement, il nous faut
jeter un coup d'œil en arrière, puis revenir en France avec du
Parquet, pour grouper certains détails qui l'intéressent, lui,
les siens et quelques personnes — officiers, marins et colons
— dont il s'entoura, lors de son passage définitif à la Marti-
nique, en vue de les associer à sa fortune naissante.
Jacques du Parquet, d'abord officier au régiment de Picardie
— ainsi peut-être que son frère aîné Dyel de Vaudroques —
était major de place à Calais depuis le 10 novembre 1633, lors-
que d'Esnambuc obtint du Cardinal Richelieu, dans les pre-
miers mois de 1635, la nomination de ses deux neveux pour
servir à Saint-Christophe.
S'il nous suffit de dire — parce qu'il est tout simple de le
penser — qu'avant leur départ qui devait s'effectuer par
Dieppe, Vaudroques et du Parquet allèrent à Cailleville en
Caux prendre congé do leur famille, nous pouvons affirmer,
qu'aux premiers jours de novembre 1635, d'Esnambuc, à son
retour de la Martinique, trouvait ses deux neveux à Saint-
Christophe.
Sur quel navire avaient-ils traversé l'Atlantique ?
Si ce détail nous attire, c'est qu'il a sa valeur et que per-
sonne n'en a soupçonné l'importance.

52
FRANÇOIS DE COLLART
D'Esnambuc n'avait pas eu le choix pour aller prendre
possession de la Martinique. Un seul navire était alors pré-
sent à Saint-Christophe : celui du capitaine Louis Drouait,
qui, selon quelque apparence, était de Nantes1. Drouait, de
retour à Saint-Christophe après deux mois de séjour à la
Martinique, partit pour France le il novembre 1635, empor-
tant une lettre (dont nous avons parlé) que d'Esnambuc
adressait à Richelieu.
D'Esnambuc n'avait donc eu,pour opérer la prise de posses-
sion de la Dominique, que le navire du capitaine Pierre Bail-
lardel à qui la Compagnie des îles d'Amérique avait confié le
soin de passer aux Antilles un certain nombre de colons. Cette
prise de possession eut lieu, comme on sait déjà, le 17
novembre 1635, ainsi que le prouve l'acte authentique rédigé
par d'Esnambuc à cette même date. Or, nous savons, à n'en
pouvoir douter, — et d'une manière assez curieuse, — que
Baillardel était à Dieppe, lieu de son domicile, le premier ou
vers le premier juillet 16352. Les deux frères Dyel étant arri-
1 Diverses copies du certificat de prise de possession (l'original n'existant plus)
appellent ce capitaine Drouait, Drouault, Drouain. Ce pourrait être aussi
Drouart. Voir au besoin pour ces noms les intéressantes « Notes généalogiques »
publiées à Nantes, en 1876, par M. de la Nicollière-Teijeiro, sur CASSARD et la
nombreuse famille de ce grand marin.
Autre détail que l'on nous pardonnera de ne pas négliger. Dès l'origine de
la colonie, la rivière à l'embouchure de laquelle d'Esnambuc aborda lors de
son unique voyage à la Martinique, s'est appelée La Roxelane. D'où venait là
ce nom porté par l'épouse fameuse du grand Soliman, mère de Bajazet (ori-
ginaire de Galicie, morte en 1557) ? D'après l'usage aux colonies, les rivières
ou les anses prenaient le nom du premier navire dont le séjour prolongé sur
leurs bords se rattachait à quelque fait marquant. Or quel fait plus mémo-
rable pour la colonie que la descente de d'Esnambuc à la Martinique ? On est
donc autorisé à croire que le navire du capitaine Drouait, qui demeura
deux mois à Saint-Pierre, avait nom : La Roxelane. Quand les habitants
ne surent plus la provenance de ce nom (turc ou russe), ils le changèrent en
celui de Rivière Saint-Pierre, se privant ainsi d'un souvenir local historique
qui n'était pas sans prix. On a tort de changer les anciens noms locaux,
lorsqu'un motif de convenance n'en fait pas une obligation absolue.
2 Neuf mois après le 1er juillet 1635 c'est à dire le 1er avril 1665 —
Madame de Baillardel met au jour à Dieppe, un fils qui fut baptisé à la
paroisse Saint-Jacques et vécut de longues années.

ET LA MARTINIQUE
53
vés de Dieppe avant le 1er novembre et la présence d'aucun
autre navire n'étant signalée à Saint-Christophe au moment
de leur arrivée et même après, il est constant que Vaudro-
ques et du Parquet sont venus dans cette île sur le Saint-
Jacques, commandé par l'ancêtre des Baillardel de Lareinty,
lequel a fait, quelques années plus tard, souche de sa famille
à la Martinique.
La suite du récit va montrer combien sont devenues fécondes
ces premières relations maritimes du futur Lieutenant-
général de la Martinique avec le capitaine dieppois. Ce n'est
pas en effet tout ce que nous devons tirer des services essen-
tiels que Baillardel rendit à la Compagnie des îles d'Améri-
que. S'il entrevit alors une récompense à venir, une fortune
pour lui et sa famille, tout nous apprend qu'un sentiment
patriotique le dirigea dans ses actions, ainsi qu'on va pouvoir
en juger.

54
FRANÇOIS DE COLLART
III
D'Esnambuc avait fait reconnaître ses deux neveux dans
leur grade de capitaine, dès leur arrivée à Saint-Christophe.
Cette situation, d'attente évidemment, était précaire pour
eux... Lui se sentait épuisé... La fluctuation des événements
pouvait porter haut, dans l'administration coloniale,ces deux
fils de sa sœur Adrienne, ou les jeter à la côte, comme ce
pauvre Jean Dupont dont il venait d'apprendre le naufrage...
Cette nouvelle lui parvint aux premiers mois de 1636. En
attendant que la Compagnie décidât qui serait nommé défini-
tivement à ce poste, il fallait remplacer Dupont. Ce fut du
Parquet que Baillardel conduisit à la Martinique, avec quinze
anciens habitants, des mieux formés, et quelques serviteurs.
La colonie était bien faible. Elle ne comptait pas alors plus de
deux cents Français, heureusement sous la conduite d'un
homme intelligent et dévoué, le capitaine de la Vallée. La
venue de Jacques du Parquet avec son petit renfort soutint
le courage de ces premiers colons, que la crainte des Caraïbes
tenait sans cesse en éveil.
Baillardel se plut à séjourner quelque temps à la Marti-
nique. La présence de son navire bien armé, en imprimant
un certain respect aux sauvages, permettait à nos Français de
s'approvisionner de vivres. Du Parquet en profita pour faire
le tour de l'île et se convaincre, en la visitant à loisir avec
Baillardel, que l'on pourrait y former une belle et riche
colonie. Comme productions, elle offrait les mêmes garanties
pour l'avenir que celles de Saint-Christophe,et elle avait l'avan-
tage sur cette dernière de ne pas manquer d'eau. En attendant

ET LA MARTINIQUE
que l'on put abattre des bois et défricher du terrain, de vastes
clairières copieusement arrosées, dissimulées par des acci-
dents rocheux, promettaient aux futurs habitants des
« places à vivres » facilement cultivables. Le tabac de l'île,
reconnu de qualité supérieure, assurait aux colons un profit
marchand considérable. La fertilité du sol ne laissait rien à
désirer pour la culture des plantes nourricières...
Dans les premiers mois de 1637, Baillardel revint à Saint-
Christophe rendre compte de sa mission et se pourvoir d'une
cargaison de tabac, que la Martinique n'était pas encore en
mesure de lui fournir,,
A partir de ce moment jusqu'au 16 juillet de la même année,
date à laquelle les directeurs de la Compagnie reçoivent, en
séance à Paris, des lettres de d'Esnambuc et désignent Vau-
droques pour être nommé à la Martinique, les documents,
laissent une lacune. Il est facile de la combler. Pendant que
Baillardel se trouvait à la Martinique avec du Parquet,
d'Esnambuc avait dû écrire à la Compagnie, par quelque
navire de passage, et proposer Vaudroques pour le gouver-
nement de la Martinique, se réservant de faire revenir près
de lui du Parquet, destiné dans sa pensée à le suppléer à
Saint-Christophe s'il partait en congé, à lui succéder s'il
venait à mourir... La mort prématurée de d'Esnambuc déran-
gea ses projets. Dans cette triste conjoncture, Vaudroques,
ne pouvant prendre le commandement intérimaire qui reve-
nait de droit au sieur du Halde, le plus ancien des capitaines
— ignorant d'ailleurs la décision prise à son égard à Paris —
ne pensa plus qu'à se retirer et s'embarqua sur le Saint-
Jacques. Toucher à la Martinique et prévenir du Parquet de
l'événement qui venait de frapper sa famille était tout indiqué.
Du Parquet se joignit à son frère et tous deux rentrèrent en
France en août ou septembre 1637, comme le registre des
délibérations de la Compagnie en donne la preuve1.
1 On y voit, le 2 décembre 1637, que les deux frères Dyel sont « de
retour
en France depuis peu. »

56
FRANÇOIS DE COLLART
Que se pussa-t-il ensuite entre cette dernière date et le 2
décembre, jour où les directeurs assemblés apprirent la mort
de d'Esnambuc ?
Vaudroques (que nous retrouverons plus tard) nous est
dépeint comme très léger, indifférent aux choses sérieuses,
homme de plaisir, nullement fait pour gouverner une colonie..
La comparaison entre les deux frères dut être si peu en
faveur de l'aîné, que la Compagnie, revenant sur sa décision,
fixa son choix sur le plus jeune qui souhaitait ardemment
retourner à la Martinique.
Voilà comment se trouvent expliqués les faits secondaires
du premier voyage aux Antilles de Jacques du Parquet et
comment il fut nommé Lieutenant-général de la Martinique,
à la date du 2 décembre 1637.
Sa commission , dont copie est conservée aux archives
coloniales, est signée par les directeurs Martin et Berruyer.
Nous y lisons : « L'emploi que vous avez eu dans l'isle de
Saint-Christophe, sous le sieur d'Esnambuc, votre oncle,
capitaine-général de la dite isle, ayant faict voir vostre courage
et conduite; à ces causes, la Compagnie, assurée de vostre
affection au service du Roy et au bien de la Compagnie, vous
a establi... son Lieutenant-général en l'isle de la Martinique,
etc. »
Une année entière était accordée à du Parquet pour se pré-
parer à s'embarquer et aller se mettre en possession de son
gouvernement.
Il est pour nous très intéressant de voir comment ce laps
de temps sera utilisé par les deux personnes qui vont pré-
sider à Dieppe au départ de la nouvelle colonie...

ET LA MARTINIQUE
57
IV.
Du Parquet était trop avisé pour ne pas avoir pressenti com-
bien lui serait précieux le concours d'un marin tel que Bail-
lardel, à la fois propriétaire, armateur et capitaine de son
navire. Aller fonder une colonie dans un pays où toutes les
choses nécessaires à l'existence devaient être emportées,
demandait une somme de prévision considérable. Colons1,
vivres, meubles, vêtements, armes et munitions, ustensiles
de culture, etc., il fallait songer à tout. L'expérience de son
oncle et celle d'autres pionniers avaient appris à du Par-
quet les souffrances auxquelles on s'expose en traitant légè-
rement ces sortes d'expéditions. Or le capitaine du Saint-
Jacques, à qui la navigation de Dieppe aux îles d'Amérique
était familière, paraissait le mieux en position de répondre,
sous tous les rapports, à ce qu'exigeaient les circonstances.
En fait, le premier gouverneur de la Martinique allait inau-
gurer, pour cette île, une entreprise quasi-personnelle, dont
le capitaine Baillardel serait le principal instrument, en ce
sens que l'armement du navire devenait en pareil cas d'une
importance exceptionnelle.
Il ne s'agissait pas seulement de conduire à la Martinique
un groupe d'engagés n'ayant que leurs bras pour moyens
1 Nous ne parlons pas des artisans qui rarement consentaient à s'expatrier.
La masse des émigrants provenait des campagnes. On leur vantait les avan-
tages de la culture ; on leur promettait des concessions de terre... C'était

leur affaire ; ils partaient volontiers. Quant aux ouvriers des villes, on eut
beaucoup de peine à obtenir leur concours. Du Parquet pendant longtemps
n'eut qu'un seul charpentier dans son île et l'endroit où ce serviteur indis-
pensable s'établit s'appela « l'Anse du Charpentier ».

5

58
FRANÇOIS DE COLLART
d'existence, sur le travail desquels on ne pouvait qu'hypo-
théquer la dépense de leur passage et de leur entretien dans
la colonie pendant trois ans. Cette petite troupe réunie, il fal-
lait l'encadrer d'hommes capables de tenir ces travailleurs,
de les discipliner, de les instruire. Mais le point capital était
de trouver un certain nombre de personnes en mesure de
couvrir par leurs avances les frais de l'expédition.
Cela était d'une extrême nécessité ; car la Compagnie des îles
d'Amérique, qui venait de faire presque en pure perte des
sacrifices pour l'établissement de la Guadeloupe, n'était guère
disposée à se montrer prodigue pour celui de la Martinique.
Tout ce qu'elle put faire, en attendant mieux, fut de fournir
des armes pour trois mille livres et deux mille livres d'argent.
A la fin de 1635, la moitié des pauvres diables partis de
Dieppe en mai et juin étaient morts de misère... En 1636,
quatre-vingts des survivants, trop affaiblis pour être à même
de se défendre, avaient été massacrés par les sauvages. La
famine fut si horrible en 1637, que le reste des mal-heureux
engagés se vitréduit à manger « de l'herbe et des cadavres' ».
Ces désastres étaient loin d'être encourageants et si du
Parquet, avec ses grandes qualités et Baillardel avec sa per-
sistance, ne s'étaient appliqués àréagir contre l'impression
que les nouvelles de la Guadeloupe avaient causée, la réussite
de cette affaire eût été problématique.
Du Parquet fut donc obligé de chercher surtout en dehors
de Dieppe le personnel qu'il devait embarquer pour la Mar-
tinique. Il se rendit où ses relations de famille, de parenté,
d'amitié, de camaraderie à son ancien régiment, pourraient lui
procurer des compagnons d'émigration.
Baillardel — par l'intermédiaire des parents de sa femme
(née Jeanne Bonhomme de Hattenville) qui était de Pauville
— recruta plusieurs personnes disposées à s'expatrier parmi
les familles cauchoises des environs. Lui-même, donnant un
1 Père Dutertre.

ET LA MARTINIQUE
59
exemple bien salutaire et consacrant son avoir à cette entre-
prise, s'était résolu à se fixer à la Martinique avec sa femme
et ses trois enfants1.
De son côté, du Parquet dirigea sur Dieppe ses deux cousins
Le Comte, qui étaient de Saint-Valery, un autre cousin,
Jacques Maupas de Saint-Aubin, habitant de Cailleville, Jean
de Prancillon, natif de Jonville, Jean Jaham de Verpré, origi-
naire de Valmont, qu'il avait connu officier au régiment, à
Picquigny en Picardie, et bien d'autres bons émigrants dont
les noms seraient ici sans intérêt. Exceptons-en toutefois
celui de Claude de Collart, auquel nous devons une mention
particulière, qu'il est nécessaire de précéder de quelques
renseignements historiques.
Laon2, ancienne résidence des rois Francs, ville forte élevée
sur une montagne d'où elle domine une vaste plaine, n'est pas
seulement célèbre parles sièges qu'elle soutint au Moyen Age
et les combats livrés sous ses murs au temps de la Ligue. Son
nom est demeuré pour un autre motif.
Vers 1115, la cathédrale de Laon venait d'être terminée.
1 Ils étaient bie unes encore neuf ans
sept ans et deux ans. Voici du
reste les dates
de leur naissance : 1°
Jean fut baptisé le 12 mai 1629
et nommé par M. Jean Le Mesle Mesle et Mademoiselle Marguerite Le Senne (un frère
de celle-ci passa à la Martinique, Ch les fut baptisé le 9 octobre 1631 et
nommé par Messire Charles de Gueutteville, lieutenant-général au bailliage
de Caux, et par Madame Marie Guéroult épouse de M. Guéroult, conseiller du
roi, contrôleur aux Gabelles, Nicolas fut baptisé le 1er avril 1636 et nommé
par M. Nicolas Le Touvet, contrôleur général des traites foraines, et par
Mademoiselle Marie Le Mesle, nièce de Madame de Baillardel. A partir de
l'année 1637, on ne trouve plus d'acte à Dieppe portant le nom de Baillardel.
Marie, née en 1639 à la Martinique, épousa dans l'île, en 1res noces, M. Charles
Vauclin, de Hautot-le-Vatois, près Fauville, a une lieue et demie d'Yvetot —
riche habitant qui donna son nom au bourg martiniquais du Vauclin, lieu
de son habitation — et, en 2es noces, M. Marraud de Sigalony, maître chirur-
gien, dont le Père Labat parle avec éloges dans son « Voyage aux îles d'Amé-
rique. » — Ce fut de Charles que sortit la branche qui continua jusqu'à
l'époque actuelle la famille des barons de Lareinty.
2 « La ville de Laon était à la fin du XIe siècle l'une des plus importantes du
royaume de France. Elle était peuplée d'habitants industrieux et la force de
sa position la faisait considérer comme une seconde capitale. » Aug. Thierry.
Lettres sur l'Histoire de France. 1827.

60
FRANÇOIS DE COLLART
Restait, après l'achèvement de cette grandiose construction,
quantité de matériaux utilisables. L'administration locale
religieuse en profita pour faire bâtir, à peu de distance de la
ville, sur le territoire de Marchais, dépendant de l'évêché de
Laon, une chapelle qui fut dédiée particulièrement au culte
de la Vierge et reçut d'abord le nom de Notre-Dame de
Liance1.
Trois chevaliers du pays, partis pour la Terre-Sainte en
1131 et revenus deux ans après, rapportèrent de Palestine une
image de la Vierge, à laquelle se rattachait une légende mira-
culeuse. Ils en firent présent à la chapelle de Marchais. Ces
trois chevaliers laonnois créèrent ainsi la tradition que la
piété des habitants de la contrée transmit d'âge en âge, sous
le nom de Notre-Dame de Liesse, qui fut substitué définitive-
ment en 1493 à celui de Liance2.
En 1384, la chapelle, devenue insuffisante, fit place à une
église monumentale. Bien entretenue, grâce aux constantes
libéralités des pèlerins et des plus hauts personnages, cette
église subsiste encore telle que l'a vue la fin du XIVe siècle.
Mais ce n'est que peu à peu,pendant le XVe siècle, que s'éta-
blit la réputation du pèlerinage. On le cite comme ayant reçu
la visite de Louis XI en 1468, celles de François 1er et de
toute sa famille en 1527, 1538 et 1546, de Henri II en 1554, de
François lien 1559, de Charles IXen 1566, celle de Louis XIII,
accompagné de la reine Anne d'Autriche, en 1618, etc.Depuis,
Notre-Dame de Liesse a toujours été fort en honneur. Le
rayonnement de son influence s'étendit si loin et prit tant
d'éclat au XVIe siècle que la plupart des personnes aisées
se donnaient le plaisir d'y faire au moins une excursion.
Piété sincère et pure mondanité se rencontraient au fameux
1 Ce vieux mot signifie « devoir de fidélité du vassal. » L'appellation équi-
vaudrait ainsi à Notre-Dame de Dépendance... dépendance du Chapitre de Laon.
2 V. Dom Marlot. Metropolis Remensis historia. Lille 1666. 2 vol. in-
fol. — et Dictionnaire topographique du département de l'Aisne par Matton.
Société académique de Laon. 1871.

ET LA MARTINIQUE
61
pèlerinage. On dut à sa vogue croissante le château de
Marchais, élevé à grands frais dans le voisinage de l'église
par Nicolas de Longueval, gouverneur de Champagne. Cet
opulent seigneur, très aimé de François 1er, eut la satisfaction
de le recevoir magnifiquement pendant plusieurs jours dans
sa maison de plaisance.
Au commencement du règne de Henri II, Longueval,
tombé en disgrâce par le fait même de sa faveur sous le
règne précédent, fut obligé, pour sauver sa tête, de céder
le château de Marchais au puissant cardinal Charles de
Lorraine. Celui-ci, plus riche encore que le premier posses-
seur, agrandit cette demeure princière et la transforma par
d'heureux embellissements au point d'en faire un séjour
enchanteur.
Nous ne pouvons nous étendre sur ce sujet déjà traité par
d'autres. Mais nous devons dire que la résidence du cardinal
à Marchais, pendant un quart de siècle, et, après lui, la pos-
session du beau domaine par les princes de sa maison,
attirèrent en Laonnois plusieurs familles de Lorraine qui
vinrent se fixer dans le giron seigneurial.
Parmi ces familles compta celle qui nous intéresse. Une de
ses branches, sortie des environs de Clermont-en-Argonne,
s'était transplantée dans le Rethelois, vers la fin du XVI°
siècle. Un rejeton de cette branche est passé par un mariage
en Laonnois, au commencement du siècle suivant.
Voici maintenant par quel lien l'exposé qui précède s'unit
à notre sujet.
Un fragment généalogique1, appartenant au « Cabinet
d'Hozier », écrit à Paris en 1707, sur indications fournies
verbalement par le colonel François de Collart, ayant fait con-
1 Cette pièce très précieuse, rédigée à l'occasion d'un nouveau règlement
d'armoiries pour la famille de Collart, est conservée au Cabinet des titres
de la Bibliothèque nationale (Volume 816 des Pièces originales).Elle contient
quelques erreurs: 1654, par exemple, pour 1653, année réelle du mariage de
Claude, fait penser que 1640 n'est aussi qu'une date approximative. D'autres

dates manquent plus ou moins de précision.

62
FRANÇOIS DE COLLART
naître que le grand-père de ce dernier habitait Notre-Dame
de Liesse et que son père partit en 1640 pour la Martinique
où il acquit du bien, des recherches furent opérées dans le
pays laonnois. Elles ont d'autant mieux confirmé ces rensei-
gnements qu'il a été recueilli à cette occasion, sur les plus
anciens registres de baptêmes de Laon et paroisses environ-
nantes, plusieurs noms de famille portés aux Antilles,
notamment parmi les habitants de la Martinique1. De là, on
a pu inférer que le passage à Laon de Jacques du Parquet, à
la recherche de compagnons d'émigration, n'avait pas été
infructueux. Tout porte à croire, en effet, que, présent dans la
contrée où son ancien régiment avait tant de fois séjourné,
du Parquet vint à Notre-Dame de Liesse, avant de s'embar-
quer pour la Martinique. Sa visite au pèlerinage si fréquenté
lui offrait un sûr moyen de voir nombre de personnes de
toute condition et d'atteindre ainsi le but qu'il se proposait.
On n'entreprenait guère alors un lointain voyage sans avoir
invoqué la protection de la Madone. C'était un devoir, en
quelque sorte, auquel les rois eux-mêmes se soumettaient
volontiers et qu'un chef de colonie n'aurait pas négligé
d'accomplir.
Notre-Dame de Liesse est donc, selon toute probabilité, le
point où se rencontrèrent du Parquet et Claude de Collart.
Nous ne saurions préciser comment eut lieu cette rencontre.
Mais nous montrerons par un document de combien de
séductions la nature avait doué Jacques du Parquet. Beau
visage, grand air, finesse d'esprit, perspicacité, jugement
prompt, parole facile et agréable... en fallait-il davantage
pour attirer les cœurs et fixer les résolutions chancelantes ?
Était-il possible que sa présence ne fût pas remarquée ; que
l'approchant, on ne souhaitât pas lui parler, et que l'écoutant,
on ne fût pas charmé de l'entendre ?
C'est entraîné sans doute par cette influence persuasive que
1 Les Cattier, les Aubert, les Hincelin, les des Chapelles, les Pocquet, les
Bernier pour ne citer que ceux-là.

ET LA MARTINIQUE
63
Claude de Collart se résolut à suivre du Parquet. La réalisa-
tion de son petit patrimoine en Picardie, dont la mort de ses
auteurs l'avait mis en jouissance, lui permit de pourvoir aux
dépenses de son voyage et d'acquérir « du bien » à la Marti-
nique. Ce que ces aliénations précipitées faisaient perdre en
France aux émigrants, ils le regagnaient amplement sur le
sol colonial1.
Toujours est-il que le père de notre héros émigra dans le
courant de l'année où nous sommes (1638), et comme il s'éta-
blit (ainsi que nous le verrons) tout près de l'endroit où le
gouverneur planta son pavillon en arrivant à la Martinique,
on peut être assuré que Claude compta parmi les premiers
Français qui l'y suivirent. Gela est d'autant plus certain, qu'en
fait de départ à Dieppe pour cette île, on ne voit que celui de
du Parquet, au moment où il réunit les éléments de sa colonie.
Ces départs se multiplièrent à mesure que la confiance,semée
autour de lui par ce chef aimé, produisit ses fruits. Mais les
commencements de la Martinique, en tant que population,
furent des plus modestes sous le rapport du nombre. Cette
pénurie même d'émigrés épargna aux nouveaux arrivants les
cruels déboires dont souffrit la Guadeloupe.
Voici, au sujet de ces débuts de la colonisation aux Antilles,
un extrait de l'ouvrage du Père Dutertre, renfermant une
indication très utile à placer ici.
« Les cinq cents hommes que MM. L'Olive et Duplessis
1 Les anciens registres de la paroisse de Marchais (de laquelle dépendit
jusqu'en 1 69 1 Notre-Dame de Liesse) prouvent que Claude n'y laissait, au
moment de son départ, qu'un frère aîné nommé Antoine, qui s'unit assez
tard avec demoiselle Antoinette de Vignois, fille d'un notaire royal de Guise.
On remarque aussi qu'Antoine, mort le 8 septembre 1683, fut inhumé dans la
sépulture de son père (un tombeau de famille) en l'église de Marchais, où sa
femme vint le rejoindre le 19 novembre 1688. Ils avaient eu cinq enfants :
Jacques, devenu commissaire de la Marine (de 1706 à 1712), habitant Paris
en 1713 ; 2° Etienne, qu'un acte du 17 octobre 1690 dit « à l'armée du Roy » ;
Jean, qui fit son instruction pour le sacerdoce dans la capitale, y reçut
les ordres sacrés et exerça comme curé de Marchais et Notre-Dame de Liesse
de 1689 à 1693 ; 4° Antoine, demeurant à Paris en 1693 ; et Louise.
mariée à Liesse, le 22 mai 1691, à Jean-Baptiste Rémolue, sieur d'Any.

64
FRANÇOIS DE COLLART
levèrent, tant à leurs dépens qu'aux dépens des marchands de
Dieppe associés avec eux, furent obligés de servir trois ans
la Compagnie pour leurs passages, outre lesquels quelques
familles particulières passèrent à leurs frais à dessein de
demeurer dans la colonie. »
Et, disent les « Études statistiques sur la population de
Saint-Pierre Martinique », publiées dans la colonie, en 1850,
par M. le docteur Rufz : « Il y eut des personnes qui trans-
formèrent en espérances coloniales leur patrimoine métro-
politain. Ainsi firent MM. Houël à la Guadeloupe, de Poincy
à Saint-Christophe... Ainsi arrivèrent à la Martinique du
Parquet, Valmenier1, Delavigne. L'habitation pour ceux-là ne
fut pas le prix de l'engagement ; ils payèrent autant de leur
bourse que de leur personne. »
Ainsi, ajouterons-nous, firent bien d'autres émigrants tout
aussi méritants.
D'après un recensement de la Martinique (que nous cite-
rons en son lieu), Claude n'avait pas beaucoup plus de vingt
ans quand il quitta la France. Il était fils de Simon Collart,
écuyer — qui avait épousé à Marchais-Liesse, vers 1615,
demoiselle Catherine Potier — et petit-fils d'Etienne Collart,
écuyer, sieur de Coucy et Loutre en Rethelois, « élu de la ville
de Rethel en 1596 ». Etienne descendait au troisième degré de
Jean Collart de Ville-sur-Cousance (Meuse), anobli le 9 avril
1481 avec d'autres vaillants guerriers — par lettres patentes
de René II, duc de Lorraine et de Bar, en récompense de
leur bravoure déployée pour sa cause au siège et à la bataille
de Nancy2.
Ce que nous pouvons dire encore, d'après leurs anciens
papiers, c'est que les Collart de Lorraine n'avaient pas échappé
1 Louis de Cacqueray de Valmenier, passé à la Martinique en 1651, était le
frère puiné de Guillaume de Cacqueray, nommé en 1640 « châtelain et garde
de la grosse tour de Laon ».
2 Ces lettres donnent pour armes aux Collart de Ville : « d'or, à la fasce
de gueules, chargée de trois roses d'argent. » Dom Pelletier. Nobiliaire de
Lorraine et du Barrois. 1758, in f°, p. 136.

ET LA MARTINIQUE
65
au dépérissement qui gagna au XVIe siècle presque tous les
fiefs de cette région, dévastés par les guerres interminables.
Dès le temps de la Ligue, ils avaient subi la décadence des
gentilshommes retirés au fond des campagnes appauvries,
voyant leurs belles lignées s'éteindre sur les champs de
bataille ou dans les cloîtres. Ceux-là seuls qui, repoussant la
fatale destinée de succomber ainsi par honneur, cherchèrent
le salut dans les industries permises en s'expatriant, purent
caresser l'espérance de relever leurs familles épuisées.
Claudefut du nombre. L'exemple donné par les d'Esnambuc,
les Dyel, les Baillardel, les Jaham, etc. lui profita, comme le
sien a profité à d'autres. Il faut, ce semble, en louer leur
souvenir. La fondation de notre belle colonie martiniquaise
est due à leur féconde initiative, au bien qu'ils y ont courageu-
sement accompli.
V.
Le Saint-Jacques, commandé par le capitaine Baillar-
del, mit à la voile à Dieppe pour la Martinique à la fin
d'octobre 1638. Il parvint à destination le 2 décembre,
date à laquelle du Parquet prit possession de son gouver-
nement.
Sa commission de Lieutenant-général fut lue solennelle-
ment, en présence des colons réunis sur la plage de Saint-
Pierre, par le sieur de la Vallée, commandant intérimaire.
Du Parquet garda comme son second cet excellent serviteur
« qui avait pris des soins et fait de la dépense pour la conser-
vation des Français nouvellement établis en l'île, et spécia-
lement depuis l'absence du sieur Dupont, lieutenant de feu
M. d'Esnambuc. » Nous trouvons ce passage et celui qui suit
dans une commission signée à Paris, le 5 janvier 1639,
nommant le sieur de la Vallée « premier capitaine de la Mar-

66
FRANÇOIS DE COLLART
tinique » et lui accordant à ce titre « douze domestiques
exempts des droits personnels dus à la Compagnie, s'il a ce
nombre de travailleurs sur son habitation. »
Du Parquet s'était campé à Saint-Pierre en attendant qu'une
habitation convenable lui fût disposée...
Le voisinage des Caraïbes, dix fois plusnombreux dans l'île
que les Français, ne le fit pas hésiter longtemps sur le choix
d'une résidence môme provisoire. Connaissant la Martinique,
il avait déjà ses vues sur ce point important. Ce n'était pas
sa propre sûreté qui surtout préoccupait du Parquet ; celle
de la colonie lui tenait beaucoup plus à cœur. Nos colons
étaient, il est vrai, la plupart armés de mousquets ; mais
« ils ont si peu de poudre, qu'en cas d'attaque, ils n'en ont
pas chacun de quoi tirer quatre coups' ».
Les sauvages heureusement n'avaient pas été en continuel
état de révolte contre les étrangers. On avait entretenu leur
indolence par des présents de pacotille, souvent renouvelés.
Puis, comme ils étaient insatiables, on les avait habitués
peu à peu à échanger des fruits, certains légumes-, du
gibier, pour des colliers de verroteries et divers objets de
minime valeur. Autrement c'eût été ruineux. D'éphémères
désirs faisaient convoiter à ces enfants terribles tout ce
qu'ils voyaient chez nos colons. Ils se paraient des futilités
qu'on leur laissait prendre. De vieux lambeaux de toile à
voiles leur servaient de cravates. Des chapeaux hors d'usage
devenaient pour eux un couvre-chef fièrement porté. La vue
de cent autres bagatelles éveillait leur ambition, qui n'était
pas toujours satisfaite à si peu de frais.
Ainsi gagnés par l'effet de notre munificence, les Caraïbes
s'étaientdécidésà supporter les Français. Ils leur avaient aban-
donné la partie ouest de l'île, depuis le Macouba (appellation
d'origine caraïbe) jusqu'à la baie du sud, qui prit bientôt le nom
de « la baie du Marin », parce que Baillardel y créa un quar-
! Lettre de M. de Poincy à la Compagnie, août 1639.

ET LA MARTINIQUE
67
tier. Eux s'étaient cantonnés sur les bords de la Capesterre,
à l'est de la Martinique. De cette manière, l'île se trouvait
partagée à peu près également entre le peuple conquérant et
le peuple conquis, si l'on pouvait dire conquis ce peuple
impatient d'un joug que lui-même s'était fait imposer par ses
méfaits. Bref, échange de bons procédés, cadeau pour cadeau,
mais coup pour coup, telle avait été et telle était encore la
politique du capitaine de la Vallée, quand du Parquet vint
prendre le gouvernement de la Martinique.
Il entrait dans les idées de Jacques — qui s'était donné
le loisir d'étudier, durant près d'une année, le caractère, les
mœurs et les usages singuliers de ces insulaires — de confi-
ner à leur égard cette politique de prudence et de fermeté.
Les instructions qu'il avait emportées de Paris étaient d'ail-
leurs formelles. On lui avait enjoint de conserver à tout
prix l'amitié des Caraïbes. Il y réussit, au moins dans les
commencements. « Nous vivons avec les sauvages, écrit-il
un jour, comme si nous étions tous Français. »
Néanmoins, il ne dissimula pas à ses compagnons que se
tenir en garde et se fortifier contre toute surprise devait
être la règle absolue de leur conduite, en face de ce peuple
primitif. Un caprice, une débauche', un souffle de méfiance,
une excitation de leurs Boyés1, venue de l'intérieur ou des
îles voisines, pouvaient mettre en mouvement, par centaines,
par milliers, ces êtres fantasques et les pousser, du jour au
lendemain, à envelopper les Français, que la veille ils trai-
taient en amis.
II fallait donc qu'à la première alerte les colons pussent
1 Dans leurs assemblées confuses — où se décidaient la guerre ou la paix —
les sauvages s'enivraient avec un vin de patates (sorte de pommes de terre
très sucrées) égrugées et noyées d'eau, dans de grands vases de terre, où l'on
jetait en même temps de la cassave chaude, qui servait de levain. Ce mé-
lange, bien couvert, fermentait rapidement, et, quand il avait bouilli, — coulé,
passé, transvasé et reposé en baril — il formait une boisson alcoolique assez
forte pour troubler les esprits, dès qu'elle était absorbée abusivement. Ce vin
s'appelait ouycou.
1 Sorciers.

68
FRANÇOIS DE COLLART
trouver un abri pour éviter le premier choc, seul redoutable.
Cette retraite était facile à ceux qui demeuraient aux environs
du fort Saint-Pierre, que la Vallée avait eu le temps de faire
agrandir et consolider d'une enceinte en pierres. Mais pour
les autres colons échelonnés vers le sud, la prudence voulait
qu'un refuge leur fût ouvert de ce côté.
Du Parquet jugea que la longue pointe rocheuse élevée,
qui semblait lui tendre la main à l'entrée de la plus grande
baie de l'île, était le meilleur endroit pour construire un
nouveau fort, devant servir en même temps de résidence au
gouverneur. Il l'y fit bâtir rapidement en palissades (comme
on pratiquait alors) dès les premiers jours de son arrivée.
Une habitation provisoire fut aménagée pour le gouverneur
et son entourage au centre de cette défense improvisée, que
l'on arma de canons, montés sur des affûts en bois.
Du Parquet nomma sa résidence le Fort-Royal, c'est aujour-
d'hui le Fort-de-France, chef-lieu de la colonie, siège du
gouvernement de l'île1
De son côté, le capitaine Baillardel alla fonder une habita-
tion dans les environs du Fort Saint-Pierre, au sud de la
rivière plus tard nommée « la Rivière des Pères », parce que
les Jésuites y firent aussi leur demeure. Ce ne fut encore,
pour notre capitaine marin, quun établissement provisoire.
Quant à Claude de Collart, qui trouva sans doute avanta-
geux de se fixer le plus près possible du chef de la colonie, il
obtint de s'établir non loin du Fort-Royal, au lieu plus tard
appelé « la Pointe des Nègres », magnifique espace compris
entre deux rivières dont l'une, coulant au nord du Fort-
Royal, se nommait « Rivière de Nambucq » et l'autre, venant
de l'est, s'appelait « Rivière du Parquet », deux noms tuté-
1 On verra que du Parquet — pour des causes d'insalubrité que l'on fit
disparaître bien tardivement et à grands frais — ne put séjourner longtemps
au Fort-Royal et qu'il transféra sa résidence d'abord au Carbet, puis finale-
ment dans les hauts de Saint-Pierre, où lui fut construite une très belle
habitation presque monumentale.

ET LA MARTINIQUE
69
laires, en quelque sorte, qui devaient être, pour le père de
notre héros, comme un gage de prospérité. Plus heureuses
en effet, sous ce rapport, pour Claude que pour Baillardel et
du Parquet, les circonstances permirent que l'établissement
Collart devînt définitif en cet endroit judicieusement choisi.
Tant que la descendance de Claude habita la Martinique —
c'est-à-dire jusqu'au règne de Charles X — ce fut là le fonds
de son patrimoine et sa résidence principale. L'habitation,
comprise d'abord dans la paroisse de la Case-Pilote, fit ensuite
partie de celle du Fort-Royal. On verra les raisons de ce chan-
gement. Le recensement des terres de la Martinique, opéré
en 1671, indiquera à cette date, dans le cours du récit,
l'importance de la propriété rurale fondée par Claude de
Collart.
VI
Après avoir installé du Parquet au Fort-Royal à la fin de
janvier 1639, il nous faut montrer ce qu'était sa colonie
à cette époque initiale.
La colonie martiniquaise possédait alors un gouverneur,
un premier capitaine, quatre compagnies de milices incom-
plètement armées. Elle avait à sa disposition un grand navire :
celui du capitaine Baillardel, qui pouvait être fort utile en cas
de tentative d'irruption des Caraïbes venant des îles voisines.
Une barque, amenée aussi par Baillardel, permettait des
communications presque journalières entre Saint-Pierre et le
Fort-Royal'.
On avait pour nourriture « des tortues, des lézards, des
crabes, du manioc et quelques fruits délicieux », le tout
fourni le plus souvent par les sauvages. Si la chasse était
interdite aux colons, parce que la poudre était trop rare pour
1 «... le grand navire et la barque du sieur Baillardel ... » Père Dutertre.
1er volume, p. 467, et autres passages que nous aurons à citer.

70
FRANÇOIS DE COLLART
leur permettre de se livrer à cet exercice, la pêche leur
donnait son appoint de vivres. Les Caraïbes, très adroits à
manier leurs pirogues sur les flots agités, concouraient à ne
pas laisser nos Français manquer de poisson, même dans les
gros temps. « Pour des babioles » on les récompensait de
leur peine... Du Parquet veillait à ce qu'ils fussent encouragés
à tenir une sorte de marché vivrier dans chaque centre
habité. Leur alliance productive coûtait cher sans doute
(il le dit lui-même), parce que, pour recevoir toujours, il
fallait toujours donner. Mais elle avait ce bon côté d'obliger
de part et d'autre à conserver le bienfait de la paix. C'était
toujours cela de gagné en attendant que nos colons pussent
se suffire.
Cet avantage si désirable ne pourrait être atteint que lors-
que leur nombre, progressivement augmenté, rendrait pos-
sible le développement de la culture. Couvrir de vastes ter-
rains de plantes nourricières, pour éviter toute chance de fa-
mine, et de tabac, pour charger les vaisseaux, dont rien n'an-
nonçait encore la venue, étaient les deux points principaux à
obtenir. La maigre population martiniquaise actuelle ne pré-
sentait pas assez de ressources pour que l'on pût même es-
sayer d'inaugurer de grands travaux. Il fallait deux troupes à
demeure dans les forts, pour les faire respecter et les dé-
fendre. Or, au moment où nous sommes, la colonie, avec ce
que du Parquet avait amené d'engagés, d'officiers et d'émi-
grés devenus propriétaires, ne comptait pas beaucoup plus de
trois cents personnes. On juge combien du Parquet était peu
fier de se voir à la tête d'un aussi petit peuple, dispersé
d'ailleurs sur une côte de dix lieues environ.
Le gouverneur soupirait donc après un arrivage quelconque
et de fait il était sans cesse à interroger l'horizon....
Mais lorsque, le 11 février 1639, du Parquet vit poindre
une voile, et qu'il aperçut un grand navire se dirigeant vers
la Martinique et mettant le cap sur le Port-Royal, où flottait
maintenant le pavillon français, s'il conçut une espérance,

ET LA MARTINIQUE
71
elle fut déçue. Le vaisseau qui vint ancrer dans la rade ne
lui amenait pas un seul colon. Il ne pourrait même en tirer
aucune assistance. Bien au contraire, l'homme considérable
monté à bord de l'Europe (nom de ce navire) deviendra, par
un concours des plus fâcheuses circonstances, funeste à du
Parquet et à toutes les colonies françaises des îles d'Amé-
rique. Nous devons nous borner en ce moment à présenter ce
personnage.
Le commandeur « Phillipe de Lonvilliers de Poincy, cheva-
lier de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem, commandeur
d'Oyzemont, chef d'escadre des vaisseaux du Ro.y en Breta-
gne », avait été nommé par le Roi, le 15 février 1638, sur la
proposition du cardinal Richelieu, Lieutenant-général de Saint
Christophe (en remplacement du sieur du Halde qui n'avait
pas accepté cet emploi) et, de plus, Gouverneur général des
îles de l'Amérique. Parti du Havre le 12 janvier 1639, il venait
faire escale à la Martinique, après trente et un jours seulement
de traversée ; ce qui était alors une belle navigation.
« M. du Parquet le receut avec tout l'honneur deu à sa
qualité. Il le fit saluer à sa descente à terre par l'artillerie du
Fort, par tout son monde et par tous ses soldats, sous les
armes et rangez en haye sur le bord de la mer. Le lendemain,
on fit lecture de sa commission du Roy, et, après la messe,
le Gouverneur, les officiers et tous les habitants luy prêtèrent
serment de fidélité, après quoy le Gouverneur luy ouvrit la
porte du Fort-Royal et luy promit obéissance ».
M. de Poincy resta cinq jours à la Martinique, passa, le 17
février 1639, à la Guadeloupe ( « qu'il trouva presque abysmée
dans ses malheurs » avec de l'Olive, son gouverneur, aveugle),
et de là se rembarqua pour Saint-Christophe, siège de son
gouvernement. Nous parlerons plus en détail de lui et de sa
famille quand la suite du récit l'exigera.
Le passage de l'Europe au Fort-Royal n'avait apporté
aucun avantage à la colonie confiée à du Parquet. Loin de là,
le brave gouverneur, voulant dissimuler sa misère relative,

72
FRANÇOIS DE COLLART
n'avait pas ménagé la dépense afin de recevoir dignement
son hôte, les officiers qui l'accompagnaient, l'équipage du
navire
et quand de Poincy l'eut quitté pour reprendre la
mer, du Parquet (ainsi qu'il le raconta lui-même au Père
Dutertre)en était réduit, pour les douceurs, à un quart d'eau-
de-vie, qu'il conservait précieusement, le destinant à rtre
servi lors de quelque solennité ou dans un cas extraordinaire.
Ce fait, en apparence peu significatif, est pourtant une preuve
(parmi d'autres) des petits moyens à l'aide desquels on se
résignait à entreprendre, en ces temps-là, de fonder une
colonie. Le reste était à l'avenant. Ce qui manquait le moins
à nos trois cents Français, c'était l'énergie d'abord et surtout
le désir de voir la population de la colonie parvenir au double
de son chiffre actuel. Notre gouverneur, en particulier, eût
sacrifié beaucoup pour obtenir ce résultat.
Au commencement de mars 1639 — quinze jours environ
après la visite du Gouverneur général — du Parquet saisit
l'occasion d'arriver à son but d'une manière assez curieuse.
Ses regards, souvent portés vers la mer, suivaient, un matin, au
lever du soleil, un grand vaisseau chargé de monde qui sem-
blait vouloir s'approcher du Fort-Royal. On hésitait. On avait
l'air de se consulter : aborderait-on, ou continuerait-on la
route..? Telle était la question qui se débattait évidemment à
bord entre les passagers, dont certains gestes animés tradui-
saient les paroles.
Comme du Parquet le sut bientôt, ce navire, jaugeant 250
tonneaux, appartenait à une Compagnie de commerce rouen-
naise, récemment autorisée par le gouvernement français, et
qui avait pour but de coloniser la Guyane ou du moins
Cayenne. On était perplexe à bord parce qu'un certain nombre
d'émigrants, exténués de fatigue, avaient résolu de s'arrêter
à la Martinique et que les autres voulaient passer outre. Ceux-
ci rappelaient obstinément à leurs compagnons que cette île,
bouleversée par les volcans, était inhospitalière à cause des
sauvages cannibales, et inhabitable à cause des serpents
dont elle était couverte, deux fléaux à redouter...

ET LA MARTINIQUE
73
Cependant le navire, ayant besoin de rafraîchissements,
mouilla dans la rade, et le capitaine laissa la chaloupe descen-
dre à terre vingt passagers, en leur faisant promettre de
revenir le plus tôt possible lui rendre compte de ce qu'ils
auraient appris.
En les voyant aborder, du Parquet s'empressa d'aller au-
devant d'eux comme s'il les attendait. Mis rapidement au fait
de la situation, il comprit tout de suite l'avantage qu'il pour-
rait en tirer, s'il parvenait à séduire une partie de ces émi-
grants, déjà fâchés d'avoir quitté la France pour courir
l'aventure en un pays inhabité.
« II les receut avec tant de civilités, leur fit si bonne chère,
et leur gagna si bien le cœur, qu'étant retournés au vaisseau
et ayant parlé aux autres, soixante et deux hommes résolu-
rent de ne pas aller plus avant. Ils furent le lendemain tous
ensemble le saluer et le prier d'agréer qu'ils habitassent avec
luy. Il accepta leurs offres, les embrassa, leur promit qu'il les
regarderoit toute sa vie comme les compagnons de sa fortune
et qu'il les considéreroit toujours comme ses bons amis. »
Ce tableau est touchant. Mais n'oublions pas d'ajouter que
le dernier quart d'eau-de-vie de du Parquet, par lui offert
au bon moment, avait enlevé les scrupules de ceux des vingt
premiers passagers que retenait encore l'ennui d'abandonner
à son début une entreprise pour laquelle ils s'étaient
engagés.
En bien des rencontres, savoir être généreux est le propre
de l'habileté.
L'introduction inopinée à la Martinique de soixante-deux
émigrés français était certes un avantage inappréciable.
Mais — souvent un bonheur en amène un autre — qu'était-ce
que cette faveur de la fortune (il est vrai adroitement saisie),
en comparaison de celle qui la suivit bientôt, non moins
inattendue ?... Ce qui mit le comble à la joie du gouverneur
et à celle de ses administrés, c'est que, l'entreprise rouennaise
ayant échoué, les passagers venus à Cayenne se rembar-
COLLART (250)
6

74
FRANÇOIS DE COLLART
querent brusquement et, trois mois après avoir fait escale au
Fort-Royal, vinrent rejoindre leurs soixante deux compagnons
déjà installés1. Ce second renfort de deux cents personnes
environ éleva la population française de la Martinique à un
chiffre qu'une lettre de M. de Poincy au Président Fouquet
porte à sept cents, mais qui paraît un peu exagéré pour le
moment où elle a été écrite (août 1639).
Quoi qu'il en soit, l'insuccès de l'expédition rouennaise
profita, comme on le voit, au développement de la co-
lonie martiniquaise. Du Parquet pouvait attendre avec
moins d'impatience les colons que la Compagnie avait promis
de lui envoyer. Il s'agissait maintenant de pourvoir à l'entre-
tien de cette population croissante et d'établir des relations
commerciales régulières avec la métropole.
VII.
Que de preuves du Parquet a déjà données de son aptitude
à organiser une colonie ! Sans cesse on le trouve empressé
au milieu de son petit monde et voyageant d'un quartier à
l'autre, afin d'encourager ses administrés, de leur commu-
niquer d'heureuses idées, de porter quelque amélioration à
leur état souvent besoigneux. Notre Jacques est un chef actif,
bienveillant, comme on doit toujours en souhaiter à la tête
d'une colonie.
Avant de le remettre en scène, nous croyons à propos
d'apporter un solide appui à la bonne opinion que l'on a pu
1 Une entreprise nantaise semblable (qu'il ne faut pas confondre avec
celle-ci) fut dirigée sur Cayenne en 1656, sous la conduite d'un sieur de
Lavigne, parti de Nantes avec une centaine d'émigrants bretons. Le vaisseau
qui les portait fit également escale à la Martinique. Au retour de l'expédi-
tion, dont le sort avait été lamentable, du Parquet fut obligé d'en recevoir
les débris, mais cette fois, uniquement inspiré par un sentiment d'humanité.
La Guyane française fut longtemps réfractaire aux tentatives de colonisation.
La fondation de la ville de Cayenne ne remonte guère qu'à l'année 1664


ET LA MARTINIQUE
75
concevoir de ses mérites, en insérant ici le document auquel
nous avons récemment fait allusion.
Extrait d'un mémoire anonyme sur les commencements
de la colonie française établie à l'île de la Grenade, ce do-
cument est un éloge nécrologique de Jacques du Parquet.
Notre récit n'aurait aucun profit à reléguer la citation que
l'on va lire à l'époque de la mort du premier gouverneur
de la Martinique. C'est au contraire un avantage d'apprendre
dès maintenant d'une personne qui l'a connu1 ce que l'on doit
penser de cet homme remarquable. Avec ce portrait présent
au souvenir, on sera mieux disposé, ce semble, à pardonner
à du Parquet les fautes que l'humaine faiblesse lui fit com-
mettre par instants.
« Il estoit dans les affaires subtil à les desbrouiller, prompt
à les résoudre, entier dans ses jugemens et prudent en ses
conseils. On admiroit la majesté qui le distinguoit dans son
port, une rencontre agréable en son visage, une affabilité
charmante en ses discours, une honnesteté non pareille dans
ses entretiens, une civilité merveilleuse dans ses accueils et
une accortise grandement agréable dans les compagnies.
« Encore estoit-il humble parmi tant de traverses et de
fortes contradictions, patient dans ses maladies, sans que
leur longueur affaiblît son courage. Enfin il estoit exposé à
tous venants et tous venants s'en retournoient avec toutes les
satisfactions possibles.
« Quoyque sa qualité le relevast hautement par dessus
tout le monde, sa douceur toutefois le rendoit familier et
sociable à tous ceux qui avoient besoin de son ayde, tant aux
plus chestifs engagez qu'aux personnes les plus considéra-
bles. Jamais il ne refusoit d'escouter leurs plaintes. Il les
entendoit avec une patience indicible et, comme un sage
médecin, il ordonnoit aux maux les remèdes que sa prudence
1 Problablement le missionnaire Denis Mesland, aumônier de du Parquet,
qu'il avait accompagné plusieurs fois à la Grenade.

76
FRANÇOIS DE COLLART
jugeoit nécessaires, si bien que, pour ses bons advis, il
recevoit les bénédictions de leur bouche1. »
Tout ce que nous savons par ailleurs de Jacques Dyel du
Parquet confirme ce jugement porté sur lui. Les réserves
que nous pourrions faire... le lecteur les fera lui-même par
la suite.
VIII.
A l'origine de nos établissements d'outre-mer, les pouvoirs
mal définis confiés aux gouverneurs, favorisant la tendance
qu'ils avaient communément à exagérer l'importance de
leur emploi et celle de leur personnalité, les menaient au des-
potisme le mieux caractérisé. De Poincy à Saint-Christophe,
Houël à la Guadeloupe, Levasseur à la Tortue, devinrent peu
à peu de redoutables tyrans. Sous leur main de fer, la popu-
lation de ces îles eut à souffrir mille injustices mille cruautés.
La plupart de leurs officiers et employés n'échappèrent pas
non plus à ce régime de terreur. Nous aurons l'occasion de
voir du reste avec quel dédain le premier de ces orgueilleux
fonctionnaires traita plus d'une fois les ordres de l'autorité
supérieure.
Du Parquet lui-même, charmant despote, ne fut pas sans
encourir quelques reproches à cet égard ; non qu'il opprimât
ses administrés, loin de là; mais parce que, sous l'influence
d'une bonté paternelle excessive, il se laissait aller à soutenir
leurs caprices, au détriment du principe d'autorité, que le
plus grand nombre trouvait insupportable. Cette disposition
fâcheuse provenait d'un violent esprit de rancune, apporté de
Saint-Christophe par les anciens habitants, contre la Société
maritime qui les avait engagés. Le mal avait gagné la majo-
1 Archives coloniales, et cité par M. Margry, dans un article intitulé « Les
Seigneurs de la Martinique. » Revue maritime et coloniale, 1878.

ET LA MARTINIQUE
77
rité de nos colons, et leur aversion, pour ainsi dire instinctive,
à endurer toute espèce d'employé nommé par la Compagnie,
cadrait si bien avec la propre répugnance de Jacques du Par-
quet, qu'il lui était difficile de vaincre ces deux sentiments res-
pectifs, entretenus par une mutuelle excitation.
Ainsi le Conseil de la Compagnie envoie à la Martinique
un juge et un contrôleur. Du Parquet déclare en les voyant
arriver qu'il ne veut ni de l'un ni de l'autre.
« Ma condition, écrit-il à ce sujet au président Fouquet,
n'est pas de commander à des bourgeois. » Ce qui revient à
dire : Je suis un chef militaire ; mes colons sont des militaires,
je ne dois partager mon autorité avec aucun civil.
Ce n'était guère acceptable. Saint-Christophe et la Guade-
loupe avaient chacune un juge et un contrôleur. Il est vrai
que les gouverneurs pouvaient en disposer à leur gré. La
forme seule (judiciaire ou administrative) incombait à ces
deux subalternes. On le fit observer à du Parquet, qui ne
voulut même pas admettre ce t3mpéramment.
Mais précisons. Un navire de Saint-Malo aborde à la Mar-
tinique vers le commencement d'août 1639. Parmi les pas-
sagers de ce navire débarquent Pierre Gaffé, le contrôleur1,
et Pierre Chirard, le juge. Au premier, qui n'avait pas tenu
sa promesse d'amener un charpentier et un menuisier, si
nécessaires dans l'île, du Parquet cherche querelle pour ce
motif ; il le consigne à bord et enjoint au capitaine de le re-
conduire en France.
Quant au second, avocat en parlement, et d'ailleurs
homme d'une certaine valeur, du Parquet ne s'en débarrasse
pas aussi aisément. Chirard, sa commission à la main, fait
valoir son droit en termes j uridiques... Il appelle de l'autorité
du gouverneur particulier à celle du Gouverneur général et
1 L'emploi de contrôleur consistait à visiter, à faire peser et à marquer
les marchandises (tabac, coton, etc.) avant de les laisser sortir de l'île, afin
que les négociants ne fussent pas trompés sur le poids et la qualité de ce
qui leur était livré.

78
FRANÇOIS DE COLLART
se tient ferme sur ce terrain où son adversaire se sent glis-
ser. Toutefois sembler craindre la décision du Gouverneur
général était indigne de Jacques du Parquet. Il n'hésite
pas ; il demande une barque , la fait équiper à ses frais
et met à la voile pour Saint-Christophe avec le juge.
Jacques dut convenir que son compagnon de voyage, qu'il
eut le temps d'apprécier pendant la traversée, était parfaite-
tement estimable1. N'importe! La colonie ne voulait pas
de Chirard. Son représentant devait lutter pour lui obtenir
le renvoi du juge.
« Ce qui m'a fait venir icy exprès pour voir monseigneur
le général — dit notre gouverneur ému en présentant
Chirard — est de sçavoir sa résolution, et, si il désire qu'il y
ayt un juge à la Martinique, qu'il me donne mon congé de
me retirer en France ! »
C'était risquer le tout pour le tout.
Rien ne peint mieux l'ancien capitaine au régiment de
Picardie que cet entrain à monter à l'assaut d'une difficulté,
comme d'un fort à prendre à la tête de sa troupe, dix ou
douze ans auparavant. Voilà bien l'homme un peu téméraire
et de premier mouvement que nous verrons encore.
Sa phrase d'introduction prononcée, du Parquet explique
à de Poincy que la manière dont le premier juge établi à la
Martinique s'est conduit envers les habitants les a tellement
rebutés qu'ils ne veulent reconnaître dans cette charge que
le gouverneur lui-même.
« M. de Poincy, autant politique et adroit que M. du Par-
quet estoit franc et généreux, fit tout ce qu'il put pour le
contenter de paroles et l'obliger à recevoir ce juge. Mais
voyant qu'il estoit inflexible, il fit commandement au sieur
Chirard, de la part du Roy, d'exercer cette charge. »
(Dutertre).
Cela entendu, de Poincy refuse de prendre au sérieux la
1 Trois mois plus tard, du Parquet l'associa à la première excursion qu'il
fit à la Dominique.

ET LA MARTINIQUE
79
démission que lui offre si bravement du Parquet et celui-ci,
vaincu, pour ainsi dire, par la modération du Commandeur,
termine l'entretien avec autant de calme qu'il lui est possible
d'en conserver en telle occurrence.
Disons de suite., pour terminer cet incident, que le gou-
verneur de la Martinique dut retourner dans son île avec
Chirard et le faire reconnaître (4 septembre 1639) « à la teste
des compagnies. Mais, voyant que le peuple estoit résolu de
périr plutôt que de recevoir ce juge, M. du Parquet souffrit
que le sieur de la Vallée s'y opposast (par une protestation
écrite) au nom de tous les habitans. Néantmoins, pour le
respect qu'ils portoient à leur cher gouverneur, » ils con-
sentirent à ce que le juge achevât un procès criminel pendant
à la Martinique depuis plusieurs mois. « Après quoy, ils
luy firent tant de pièces (à Chirard) » qu'il se vit forcé de
sortir de l'île, au commencement de 1640. De retour en France,
Chirard sollicita le remboursement des dépenses à lui
causées par son déplacement. La Compagnie engagea du
Parquet à lui donner satisfaction.
Evidemment le gouverneur et la colonie s'étaient mis dans
leur tort. L'administration métropolitaine ne leur dissimula
pas son mécontentement. Cependant la Compagnie, dirigée
par un louable esprit de prudence, patienta, puis transigea.
Tenant compte des raisons exposées dans la supplique
adressée au président Fouquet par le capitaine de la Vallée,
au nom des habitants, et faisant d'ailleurs grand cas de
Jacques du Parquet, elle le nomma sénéchal de la Martinique.
Il ne voulait pas de juge ; elle l'institua juge lui-même.
Cette double fonction de gouverneur et de chef de la justice
(non sans inconvénients exercée par une seule main) va bien-
tôt lui profiter abusivement dans une affaire personnelle.
Mais, par un singulier enchaînement de circonstances, les
suites mêmes de cet abus de pouvoir feront, en quelque
sorte, le salut de la colonie, que va frapper la pire des infor-
tunes : l'anarchie.

80
FRANÇOIS DE COLLART
Il y a donc intérêt dès maintenant à prier le lecteur de ne
pas oublier l'incident relatif au juge et au contrôleur re-
poussés par les habitants. Ce premier succès remporté sur le
principe d'autorité fut comme un germe de résistance qui
s'est perpétué dans l'île. Avec nombre d'excellentes qualités
déjà connues, les descendants coloniaux des Normands opi-
niâtres et des Picards obstinés se sont transmis, de génération
en génération, un fort penchant, assurément très naturel, à ne
jamais faire que ce qu'ils veulent. Ce qu'ils veulent est sou-
vent bon, parfois critiquable. Au surplus, la vivace obstina-
tion martiniquaise n'a jamais cessé de s'affirmer dans l'amour
du pays. La Martinique aime la France, ainsi que la colonie
d'origine aimait du Parquet, en frondant ses ordres, mais en
lui restant passionnément fidèle1.
IX
Pendant qu'il était à Saint-Christophe, du Parquet avait
adressé, le 19 août 1639, une longue lettre au président
Fouquet (avec lequel il se dit en correspondance). Cette mis-
sive, écrite au courant de la plume (du moins il le semble
bien) est la seule complète, et signée, que nous possédions
du premier gouverneur de la Martinique. Elle ajoute à ce
que l'on connaît déjà sur les commencements de la colonie.
Le style en est décousu, sans liaison aucune, mais vif, ner-
veux, portant surtout l'empreinte de la sincérité : « Je vous
prie d'excuser si je parle avec tant de liberté. Mais, ayant
croyance que vous n'aymez que la vérité et les choses
naïfves, je parle de la sorte ne pouvant flatter ceux que je
connois estre de vostre mérite, à qui rien ne doit estre celé. »
1 On le voit assez aujourd'hui par les idées d'assimilation qui se sont pro-
pagées aux Antilles françaises dans ces derniers temps. La Martinique et la
Guadeloupe ambitionnent d'être rangées (au moins nominalement) parmi les
départements de la Métropole... Pour elles, la distance a été supprimée par
les communications rapides de toute espèce.


ET LA MARTINIQUE
84
11 ressort, en premier lieu, de ce document, que du Par-
quet et son oncle ont avancé, de leur propre bien, plus de
dix-huit mille livres d'argent, pour l'établissement de la
Martinique. Des reçus recueillis auprès des personnes à qui
il a été fait divers paiements de ce chef, ont été envoyés en
France, jusqu'à concurrence de six mille livres. Du Parquet
demande instamment à être remboursé de cette somme. Le
sieur de Lespérance, ancien intendant de son oncle (et main-
tenant le sien) continue à rassembler les acquits pour le
reste de ce qu'ils ont avancé.
Puis, du Parquet effleure à la fois tant de sujets différents
que nous devons nous borner à les indiquer sommairement,
en retranchant les mots inutiles. C'est une traduction sous
forme quasi-télégraphique :
« Reçu vos trois lettres. Trézel est arrivé ; on espère qu'il
pourra faire du sucre. Personne ici n'est capable d'entre-
prendre des fortifications : que la Compagnie (qui ne veut
rien dépenser) se rassure là-dessus ! La permission, donnée-
aux habitants des autres îles, de venir s'établir à la Marti-
nique, me fait espérer beaucoup de monde. Les artisans an-
noncés, et leurs femmes, seront les bienvenus. Impossible
de faire un hôpital, cependant bien nécessaire ; on est trop
pauvre. La Compagnie m'ordonne de commencer une ville ;
je m'empresserai d'obéir dès qu'elle m'aura muni d'ouvriers
de toute sorte, avec leurs oulils. Le sieur Boulon, envoyé ici
par mon oncle, est le premier chirurgien de la Martinique ;
on est très content de lui. On lui doit six mille livres de tabac.
Il faut les lui payer. La Compagnie vient de me fournir un
second chirurgien ; c'est bien ; je l'ai placé en bon endroit.
On me défend d'aller à Saint-Christophe : « Je promets, si Dieu
me fait la grâce de rester à la Martinique, de n'en plus sortir,
appréhendant qu'il n'arrive quelque chose en mon absence. »
Pas de nouvelles des Espagnols. Reçu de la poudre, de la
mèche et du plomb ; mais en si petite quantité ! Le magasin
construit pour la Compagnie est couvert en feuilles, à la mode
COLLART (250)
7

82
FRANÇOIS DE COLLART
du pays. Inutile de bâtir un magasin d'armes, il n'y aurait
rien à mettre dedans. Pas de navires français venant assister
l'île, si ce n'est un navire de Saint-Malo, resté quinze jours.
Il vient de repartir sans qu'on ait pu le charger de tabac. Les
sauvages ont tué un Français. On vit quand même en bonne
intelligence avec eux ; journellement on les rencontre parmi
nous, etc. »
Telle est en raccourci la lettre de du Parquet. Elle donne
une idée parfaite de la colonie à ses débuts et aussi de la
manière indirecte dont le normand de Cailleville en Caux
savait tout demander, sans paraître y tenir beaucoup. C'était,
de ce temps-là, le meilleur moyen d'obtenir.... Sa promesse
de ne plus sortir de la Martinique si Dieu lui fait la grâce
d'y rester, appréhendant etc., est, ce semble, du normandisme
le plus pur, surtout après ce qui vient de se passer dans
l'affaire Chirard.... Et le magasin d'armes où il n'y aurait
rien à mettre!.... Est-il possible de mieux demander des
armes?....
Maintenant, comme espace habité et comme localités, à
l'époque où vit notre récit, qu'on se figure en somme une
large bande de terrain s'étendant sur la côte depuis le quar-
tier du Fort-Royal jusqu'à celui du Prêcheur, qui doit son
nom à un groupe de roches s'élevant de la mer, en vue de ce
quartier, et représentant un prédicateur en chaire ; faisant,
suite au Prêcheur, Saint-Pierre, ayant déjà l'apparence d'une
bourgade, autour d'une citadelle et d'une église ; puis le Car-
bet, village caraïbe délaissé par les sauvages, composé d'une
enfilade d'abris communs faits en branchages et soutenus
par des fourches ; un carbet, mot du pays, a la forme d'une
halle, ou approchant ; puis, la Case-Pilote, dite ainsi parce
qu'un indigène servant de guide à travers les passes pour
pénétrer en pirogue ou en bateau dans les baies, a sa case
en cet endroit ; et, de distance en distance, des « habitués1 »,
1 Habitations nouvelles.

ET LA MARTINIQUE
83
en partie défrichés, que signalent au loin de rustiques mai-
sonnettes à toitures bombées, couvertes, soit en feuilles de
palmier, soit en roseaux tressés, où grimpent, à la longue,
des lianes, où végètent de petites plantes grasses à corolles
écarlates et d'où surgit parfois la tête rousse d'un serpent,
qui vient dans ce fouillis chercher une proie facile parmi les
nids gazouillants1.
Les demeures des habitants « bien accommodés » sont à
un étage contenant les chambres à coucher. Le rez-de-
chaussée, pavé en briques, comprend une salle à manger et
d'autres pièces servant à garder les provisions de bouche.
La cuisine, séparée du bâtiment principal, pour éviter tout
danger d'incendie, est modelée en terre argileuse, d'abord
consolidée par la chaleur solaire et cuite ensuite à l'intérieur
par un feu de bois poussé progressivement. Le toit hémis-
phérique est percé d'une ouverture à trappe par où s'échappe
la fumée.
En prenant pour type l'établissement Collart, nous voyons
que l'ensemble de toute habitation coloniale un peu impor-
tante, avec ses groupes de huttes, où logent les serviteurs
et les engagés, offre l'aspect d'un hameau, que le voisinage
de grands arbres égaye et garantit des ardeurs du soleil. Si
l'on ajoute à cette proximité rafraîchissante celle d'une ri-
vière où se puise l'eau pure nécessaire à l'existence, on doit
convenir que nos colons, tant qu'ils ne manquent pas de
vivres, sont loin d'être à plaindre à la Martinique avec du
Parquet et n'ont pas été mal inspirés en quittant le sol de
leurs provinces, incessamment ravagé par les armées de
mercenaires...
La présence des sauvages (in puris naturalibus, comme dit
le P. Mesland) imprime à ce tableau une couleur locale
intense, que les habitants n'apprécient guère autour des ha-
1 « Un gentilhomme, digne de foi, m'a dit que, dînant avec un prêtre de
l'isle, il en tomba un (serpent) du haut de la case au milieu du plast qui
estoit sur la table. Mais tout cela n'arrive que très rarement. » (Dutertre)

84
FRANÇOIS DE COLLART
bitations, et, si l'on, n'eût pas tiré quelque avantage de leurs
pérégrinations intéressées, si du Parquet n'eût pas dé-
fendu, sous des peines sévères, de maltraiter les indigènes,
on se fût appliqué à les éloigner d'une façon plus ou moins
énergique. Mais nous n'avons pas à ramener en ce moment
l'attention sur le peuple caraïbe, pour lequel, à tort ou à rai-
son, on ne conçut aux Antilles qu'une sympathie passagère.
L'administration métropolitaine s'était flattée d'obtenir fa-
cilement la conversion des sauvages. Deux prêtres séculiers
avaient été envoyés à la Martinique au capitaine de la Vallée,
en vue d'y pourvoir. Ils étaient si peu faits pour cet apostolat,
d'un caractère tout spécial, que du Parquet les renvoya en
France à la fin de 1639, en exprimant le vœu qu'ils fussent
remplacés par deux Pères dominicains.
Contrairement à ce désir, le président Fouquet recourut à
la société de Jésus, qui lui fournit volontiers deux religieux
et un frère coadjuteur. La Martinique les vit arriver le jour
du vendredi saint de l'année 1640. Du Parquet contrarié les
reçut froidement. La colonie ne leur fit pas meilleur accueil.
Mais les RR. PP. s'y prirent avec tant d'adresse qu'ils surent,
en peu de jours, gagner l'affection des Martiniquais. « Le
P. Bouton, le supérieur, était homme de mérite et excellent
prédicateur. » Le P. Hampteau se rendit plus tard utile et
agréable dans une conjoncture fort intéressante pour le gou-
verneur. Du Parquet leur concéda sans délai, et fit défricher
pour eux, un terrain contigu à celui de l'habitation Baillardel.
Il pourvut avec le même empressement à la construction
d'une maison aussi bien arrangée, pour tes recevoir, que les
ressources le permettaient.
Les deux jésuites et leur compagnon étaient venus à la
Martinique peu de temps après le passage de Dutertre envoyé
comme missionnaire à la Guadeloupe. C'est durant son court
séjour à la Martinique que ce religieux connut et apprécia
d'abord du Parquet, et, lorsqu'il vint en 1656 exercer son mi-
nistère à la cure du Prêcheur, leurs relations non inter-

ET LA MARTINIQUE
86
rompues se resserrèrent étroitement. Le gouverneur et le
dominicain conçurent dès lors l'un pour l'autre une affection
des plus vives. Ce sentiment réciproque— que la mort seule
éteignit — ne fut pas sans influence sur le projet que forma
Dutertre de commencer l'histoire des Antilles. Il était obser-
vateur, causeur, collectionneur de cartes géographiques, de
dessins, de lettres et de mémoires, grand preneur de notes.
Que faut-il de plus à un écrivain quelconque, avec un bon
jugement, pour devenir un historienvéridique,sinon parfait?
L'histoire naturelle des îles d'Amérique ayant pris une grande
part dans son ouvrage, Dutertre fut surtout recherché par
les naturalistes, qui, jusqu'à lui, n'avaient aucun renseigne-
ment sur la faune et la flore de ces pays du Nouveau-Monde.
Cependant la Compagnie n'avait pas renoncé à placer
auprès de du Parquet un représentant de ses intérêts com-
merciaux. Le 6 février 1641, elle institua une charge de
« Commis général de la Martinique ». Un sieur Jacques Le
Chesneau de Saint André fut choisi par le Président Fouquet
pour occuper cet emploi. Parmi les instructions écrites re-
mises à ce fonctionnaire nous trouvons celle-ci : « Le dit sieur
de Saint-André verra si l'habitation des Pères Jésuites se
peut accroître facilement, parce qu'ils disent qu'elle est trop
petite ou bien demandent que l'on leur eschange avec celle
de Baillardel ; s'informera combien le dit Baillardel demande
pour vendre la dite habitation. »
Aux premiers mois de 1642, époque à laquelle M. de Saint-
André vint prendre possession de son poste à Saint-Pierre,
l'habitation Baillardel, fondée en ce quartier, avait déjà plus
de trois ans d'existence ; celle des Jésuites, établie à côté, sur
les bords de la même rivière, qui (nous l'avons dit) prit le nom
de « la Rivière des Pères », datait à peine de deux années.
Elle était bien inférieure à sa voisine. L'échange était difficile.
Baillardel préféra vendre et choisir un autre lieu d'établisse-
ment. Il arrêta son choix sur les bords de la baie du sud qui
prit dès lors le nom de « Cul-de-sac du Marin. » L'habitation

80
FRANÇOIS DE COLLART
s'étendit à l'endroit marqué sur la carte de Dutertre : « Car-
bet du capitaine Pilote. » Plus tard, dans le voisinage (vers
1650), les Jésuites eurent aussi une habitation. L'avantage
pour notre capitaine était qu'il pouvait ancrer son navire en
toute sûreté dans cette baie. Un îlot qui s'y trouve à peu près
au centre, et qu'une carte manuscrite de 1650 appelle « Ilot
des Baillardelles, » devait servir de point d'attache à ce bâti-
ment. Le bourg, qui eut, en ce lieu de la Martinique, Baillar-
del pour premier habitant, s'appela « le quartier du Marin »
nom local conservé jusqu'à nos jours : c'est un souvenir à
noter.
X
La femme eut aux Antilles une part notable dans les évé-
nements. Son action s'est fait sentir aux colonies françaises
comme ailleurs, tantôt en bien, tantôt dans le sens contraire.
A l'origine, des unions, même légitimes, se produisirent
entre l'américaine, fille du sol, et l'européen de condition
modeste*. Avec le temps, il eût été possible (ceci est un en-
seignement pour nos colonies nouvelles en Afrique et en
Extrême-Orient) de former une nation européo-caraïbe, si
l'Européen avait su vaincre par la douceur et les bons procé-
dés, l'opposition de l'homme indigène, très vive à cet égard.
On eût ainsi évité bien des luttes sanglantes.
Les caraïbesses (que le P. Dutertre, parfois très naïf,
décrit aussi avantageusement qu'il pouvait se le permettre)
attirèrent les premiers colons français par le seul effet de
leur présence. Par malheur, il y eut, dit un auteur colonial,
plus d'un Enlèvement des Sabines. Les guerres avec les sau-
vages furent suscitées par ces violences ; ce qui peut
compter parmi les événements les plus fâcheux.
« Rien n'affermit plus une conquête que l'union qui se fait des deux
peuples par les mariages, » a dit Montesquieu dans son Esprit des Lois.

ET LA MARTINIQUE
87
Mais ce n'est pas exclusivement à ce genre de femmes
que nous songeons en pensant à l'influence féminine qui se
fit sentir aux Antilles. Nous voulons parler de femmes fran-
çaises d'une certaine distinction, qui, par leur courage, se
firent une célébrité locale, ou, par leur esprit d'intrigue, ame-
nèrent de grands troubles dans la société de ces colonies.
Citons notamment, pour Saint-Christophe, Mme de Lagrange,
femme du gouverneur particulier de cette île, qui (nous le
verrons) se compromit gravement — elle et son mari — par
une lutte impolitique contre M. de Poincy (1639) ; et pour la
Guadeloupe, la fameuse de Lafayolle, envoyée de France,
par la Compagnie, avec douze filles de l'hôpital Saint-Joseph
de Paris, qu'on l'avait chargée de marier (1643). Elle remplit
sa mission en pêchant dans un filet d'intrigues, pour ses
douze pensionnaires, douze maris qui servirent d'instruments
à ses étranges projets de domination. Aussi bien l'une que
l'autre, ces dames passèrent aux dites îles comme des fléaux.
L'administration fut obligée de les renvoyer en France pour
se débarrasser de leur action funeste.
La Martinique eut aussi son héroïne. Mais le rôle qu'elle
y joua tourna parfaitement à l'avantage de la colonie. La
destinée de cette femme bien douée peut être comparée —
si parva licet componere magnis — à celle de Mme de Main-
tenon (qu'elle connut d'ailleurs enfant à la Martinique).
Comme celle-ci, unie d'abord à un époux qui ne fut pas (d'après
les documents) un vrai mari, elle atteignit, par un second
mariage, à une situation relativement élevée, avec cette dif-
férence que l'intéressante personne à laquelle nous faisons
allusion n'était pas veuve ; ce qui jeta (justement, paraît-il)
un certain ridicule sur le premier conjoint, ainsi que le lec-
teur sera mis à même de s'en rendre compte au moment
opportun.
On peut se demander, en attendant, comment il se fit que
du Parquet, si mal accueillant pour le pauvre Chirard, ne se
montra pas hostile au nouveau commis général de la Com-

88
FRANÇOIS DE COLLART
pagnie. La réponse est facile. M. de Saint-André n'était pas
arrivé seul à la Martinique. Il venait de se marier avant son
départ, et sa jeune femme l'accompagnait. Marie Bonnard,
parisienne de naissance, possédait avec sa jeunesse un en-
semble de qualités auquel du Parquet ne fut pas insensible.
Tel est le secret du bon accueil que reçut tout d'abord, à la
Martinique, le commis général de la Compagnie, bien que
fonctionnaire essentiellement civil.
Un renseignement, ayant sans doute un lien avec ce que
nous venons d'indiquer, vient se ranger ici dans l'ordre des
dates. Peu après l'installation de M. et Mme de Saint-André à
Saint-Pierre, du Parquet prit ses dispositions pour se rap-
procher du berceau de la colonie. Il se fit construire, à deux
lieues environ, une habitation de plaisance dans la boucle
(petite île) que forme à son embouchure la Rivière du Carbet.
L'endroit où s'éleva cette nouvelle demeure se trouvait aussi
bien à l'abri d'une invasion de sauvages que le Fort-Royal ;
ce à quoi tenait beaucoup du Parquet, dans l'intérêt commun.
Avait-il le pressentiment qu'un jour ces insulaires devien-
draient redoutables pour la colonie?...
C'est dans le même temps que le Carbet, érigé en paroisse
sous le vocable de Saint-Jacques (patron du gouverneur), fut
nommé plaisamment par les colons: « le quartier de Monsieur. »
Mais ce n'était là encore qu'un pied à terre. Du Parquet
avait déjà résolu de se fixer définitivement à Saint-Pierre.
Une fois installé au Carbet (sans abandonner tout à fait le
Fort-Royal) il ne tarda pas à jeter les fondements de la belle
habitation qui devint, avec les années, une résidence somp-
tueuse, vraiment digne du chef de la colonie. Située à moins
d'une lieue du fort Saint-Pierre, sur le plateau d'un morne
élevé, bâtie en pierres de taille, la maison magistrale, fondée
par Jacques du Parquet, fut construite entre deux cours. Elle
eut un corps-de-garde, une chapelle, des communs et, en
avant — défendus par des canons — deux pavillons où la
garde fut montée constamment, comme aux abords d'un

ET LA MARTINIQUE
château féodal; le tout bien distribué sur un assez grand
espace entouré d'un bon mur.
Cependant, quand elle fut terminée, celte demeure sei-
gneuriale, environnée de bouquets de verdure, n'eut rien
de rébarbatif, si l'on peut dire. Son aspect avenant, comme
le naturel de celui qui l'habita, attirait beaucoup plus qu'il
n'imposait. Par un concours volontaire empressé, tous les
artisans de la colonie prêtèrent la main à l'embellissement
de la maison commune, en quelque sorte, et si du Parquet
y fil de grandes dépenses, elles lui furent largement rem-
boursées par le plaisir qu'il éprouva à la voir s'élever et,
plus encore, à l'occuper avec sa famille.
C'est dire que la Martinique faisait de rapides progrès. Po-
pulation, culture, industrie, commerce, tout s'augmentait à
vue d'œil, et l'aisance, aurore d'une prospérité qui brillerait,
un jour prochain, d'un éclat inespéré, commençait à laisser
entrevoir ses premières lueurs. Il est vrai que, jusqu'à
présent, le caractère des colons ne s'adoucissait pas sensi-
blement. N'était la grande affection vouée à « leur cher gou-
verneur » — qui savait les prendre à la laveur d'une douce
familiarité — ces rudes travailleurs eussent volontiers changé
de maître, tel on change de vêtement, quand on le sent trop
lourd ou trop léger.
En général, ils s'inquiétaient peu de ce qui se passait eu
dehors de l'île. Surent ils, qu'en mars 1642, Richelieu donna
un dernier gage d'intérêt paternel à la Compagnie des îles
d'Amérique en faisant approuver par le Roi un contrat qui
étendait à l'infini le champ d'action de ladite Compagnie et
les avantages à elle accordées par l'acte de 1635? Apprirent-
ils que le Cardinal était mort à la fin de 1642 et Louis XIII,
au commencement de l'année suivante? Se demandèrent-ils
quel contre-coup pourrait avoir chez eux le changement de
gouvernement survenu dans la métropole? C'est douteux,
au moins pour le gros de la population. Il fallait vivre et
s'enrichir.Il fallait résister, autant que possible, aux exigences
COLLART (250)
8

90
FRANÇOIS DE COLLART
léonines de la Compagnie, tendant à rendre presque nuls
les bénéfices à eux procurés par une culture unique : celle
du tabac. Longtemps encore elle serait leur seule ressource.
Déjà moins rémunérateur — la consommation en Europe ne
répondant plus à la production en Amérique — le petun me-
naçait de s'avilir, au point que de Poincy voulut en sus-
pendre la culture pendant dix-huit mois, afin d'éviter la
chute des prix marchands. Mais la Martinique dut à la su-
périorité bien connue de son tabac de pouvoir soutenir vie-
torieusement la concurrence.
Un n'avait donc pas de temps à perdre. Aussi, venant du
dehors, tout ce qui aurait pu détourner nos colons de leur
travail était indifférent au plus grand nombre; venant de
l'intérieur, l'entrave les exaspérait. Briser l'obstacle deve-
nait alors pour eux l'objet d'un entraînement immodéré...
XI
Pour faire comprendre d'où partirent les troubles qui dé-
solèrent à la fois la Martinique, la Guadeloupe et Saint-
Christophe, à l'époque où nous sommes, nous devons revenir
un peu en arrière.
Comme il a été dit, le capitaine du Halde, successeur de
d'Esnambuc, ne pouvant conserver son emploi pour raison
de santé, avait demandé instamment son rappel en France.
Au moment où la Compagnie lui cherchait partout un rem-
plaçant, un sieur Fromenteau de Lagrange, instruit de cette
recherche, sollicita la lieutenance des îles. Il fut agréé et le
président Fouquet lui assura par lettre que sa nomination
allait être présentée à la signature du Roi.
Mais lorsque Lagrange eut appris que la Compagnie ne
faisait pas d'avances et calculé ce qui lui serait indispensable
pour subvenir aux frais de son voyage et de son installation,
il sentit sa faiblesse; ses ressources pécuniaires ne lui per-
mettaient pas de satisfaire à tant d'exigences. Lagrange

ET LA MARTINIQUE
91
était marié. « Sa femme, bretonne de nation, douée d'un
bel esprit, mais fort altier et remuant », lui conseilla de ne
viser qu'à la place de gouverneur particulier et de céder celle
de Gouverneur général à un personnage qui lui procurerait
la somme dont il avait besoin pour aller s'établir à Saint-
Christophe. L'avenir ferait le reste. Cette idée eût été irrépro-
chable si le sentiment de résignation qui la faisait naître avait
été sincère. Il ne l'était pas. De là vinrent tous les malheurs.
Lagrange accepta cette combinaison. Un parent de sa femme,
un sieur de Quérolan,1 un Breton, qui devait être associé à
ses projets, se chargea de faire les démarches nécessaires
pour découvrir un Gouverneur général complaisant.
Le lecteur sait déjà que ce personnage est M. de Poincy.
Ce chef d'escadre, homme de naissance illustre2 » l'une des
1 D'après les documents coloniaux ; mais ce nom doit s'écrire Kerroland.
2 La famille de M. de Poincy étant passé
à Saint-Christophe avec lui, et,
après lui, à la Martinique, il estnécessaire que nous en donnions ici le
détail. Jean de Longvilliers, de la seigneurie du même nom (à deux lieues de
Montreuil-sur-Mer), fils de Gilles de Longvilliers (ce nom s'est altéré en
Lonvilliers) seigneur d'Armenencourt, fonda la seigneurie de Poincy (en
Brie, près Meaux.) Son fils Jean II, captaine de la compagnie Praslin, épousa
le 18 novembre 1566, Sophie de Choiseul, fille du chevalier de Choiseul sei-
gneur de Montreuil, et de Marguerite de Lescoux. De ce mariage, trois en-
fants : I. Charlotte de Longvilliers, née vers 1570, mariée à Anet-en-Brie, le
5 mai 1592, avec Messire Florimond des Vergers de Sannois (l'un des ascen-
dants de l'impératrice Joséphine), dont le fils vint à Saint-Christophe a ec
M. de Poincy; II. Christophe de Longvilliers de Poincy, né en 1576, marié n
1608 avec Marie-Catherine de Joigny — mort à Poincy, vers 1636 (après 42
ans de services militaires) laissant cinq enfants : Philippe de Longvilliers
de Poincy, gouverneur particulier de Saint-Christophe, marié dans l'ile avec
Anne-Marie de Rossignol, fille du capitaine Claude de Rossignol l'un des
plus riches habitants; Robert de Longvilliers de Poincy, gouverneur de
l'île Saint-Martin, marié à Saint-Christophe, le
1 août 1649, avec Renée
Giraud, fille de Antoine Giraud, premier capitaine de Saint-Christophe (des
Giraud du Poyet, d'Orzon, de Crezol, écuyers (de 1667), originaires de Nantes ,
3° N. de
Longvilliers sieur de Tréval, sans alliance ; 4° Louise, mariée à
M Roi Courpon de la Vernade, originaire de Sens, écuyer, capitaine à Saint-
Christophe ; et Henri de Longvilliers. sieur de Bénévent, marié en 1662, à
Saint-Christophe, avec Catherine de Courpon.
III. Philippe de Longvilliers. chevalier seigneur de Poincy, dernier enfant
du mariage de Longvilliers-Choiseul, né en 1584, chef d'escadre, comman-
deur de l'ordre de Malte, lieutenant général des îles Antilles, mort à Saint-
Christophe, le 11 avril 1660. sans alliance.

92
FRANÇOIS DE COTTART
bonnes têtes de l'Europe », mais de caractère ombrageux,
venait d'avoir un démêlé avec un supérieur en grade, très
bien en cour, hautement prisé de Richelieu, qui lui devait de
signalés services dans la marine, au siège de la Rochelle et
en diverses occasions glorieuses. Nous avons nommé le car-
dinal Henri d'Escoubleau de Sourdis, à la fois vice-amiral
et archevêque de Bordeaux —exemple unique d'un prélat
conduisant les choses de la guerre maritime avec le génie
et l'assurance de l'officier général consommé dans le métier.
De Poincy avail été mal inspiré de se faire un ennemi d'un
homme aussi considérable, et, bien que le chef d'escadre fû
soutenu par le puissant ordre de Malte, dont il était un des
chevaliers les plus renommés, il venait d'être mis en dispo-
nibilité par retrait d'emploi, suivant les termes usités de nos
jours.
De Quérolan, informé de cette disgrâce, en prévint de La-
grange et celui-ci alla proposer à de Poincy l'arrangement
dont nous avons parlé Le Commandeur, « qui avoit l'esprit
pénétrant », jugea que, dans cette nouvelle situation, il trou-
verait pour lui et sa nombreuse famille, des avantages suffi-
sants pour compenser ce qu'il venait de perdre. Bref, de
Poincy, nommé Gouverneur général, fit avancer à son gou-
verneur particulier la somme de quatre mille cinq cents
livres, à la condition que celui-ci partirait dans un court
délai, afin de préparer une maison pour le recevoir. Son dé-
part ne devait d'ailleurs s'effectuer quune année environ
après celui de Lagrange.
Les deux voyages se firent sans difficultés, le premier,
d'avril à juin 1638, le second, comme on l'a vu, en janvier et
février 1639.
Mais quand de Poincy parvint à. Saint-Christophe avec tout
un monde d'officiers, de soldats, de parents et de serviteurs,
il trouva son lieutenant surpris, ne l'attendant pas. Lagrange
n'avait arrêté et arrangé d'habitation que pour lui-même. Il
était bien logé dans une demeure confortable, avec sa femme,

ET LA MARTINIQUE
93
son fils, un nombreux domestique et le sieur de Quérolan
qui lui servait d'aide de camp.
De qu Ile aberration avait été frappée Mme de Lagrange
qui faisait de son mari ce qu'elle voulait et disposait de tout
dans la colonie en maîtresse absolue ? C'était inconcevable.
On comprend la colère de M de Poincy, fort peu endurant de
sa nature. Un orage de reproches et de menaces éclata publi-
quement sur la tête de Lagrange. Ce fut en vain, qu'affolé, il
offrit son habitation et tout ce qu'il avait; le Commandeur
« refusa avec mépris ». Enfin de Poincy demanda où d'Es-
nambuc résidait quand il gouvernait Saint-Christophe. On
lui répondit que c'était à la Capesterre, à l'autre bout de l'île,
et que le sieur de Lespérance, intendant de MM. de Vau-
droques et du Parquet frères, avait commission de vendre
les habitations de leur oncle. De Poincy en fit l'acquisition
sur l'heure et partit s'installer à la Capesterre. Ce ne pourrait
être que provisoire; car la demeure du premier commandant
de la colonie était d'une simplicité primitive.
Cependant les capucins de la Basse-Terre, très aimés des
Français dans l'île, étaient parvenus à réconcilier le gou-
verneur particulier avec M. de Poincy. Mais le malencontreux
projet que poursuivait Mme de Lagrange, — lequel consistait
à dégoûter de Saint-Christophe le Gouverneur généra! pour
l'en faire partir, et les sourdes menées qu elle y employait,
avec son parent de Quérolan — éloignaient toute chance de
voir durer cette réconciliation...
Un temps, on parut se calmer; on se vit; on se fréquenta.
De Poincy avait pris un pied à ierre chez Lagrange. Il allait
de la Capesterre à la Basse Terre, et vice versa, surveillant,
écoutant ce qui se faisait et se disait... Il semblait avoir
oublié ce qui s'était passé avant son arrivée, bien que cer-
tains propos, à lui rapportés, l'eussent vivement blessé. Celui-
ci, par exemple : de Lagrange, voyant aborder un navire
amenant de France des orphelines destinées à être mariées,
avait dit : « C'est le sérail de M. de Poincy. » Une affaire de

FRANÇOIS DE COLLART
prise de nègres dont le tiers seulement, contre toute règle,
avait été réservé au Gouverneur général, eût été plus grave
si Lagrange, sentant sa faute, n'était venu offrir réparation,
offre que de Poincy repoussa d'ailleurs avec dédain. Il s était
résolu à patienter.
Malheureusement pour le respect dû au principe d'auto-
rité, si le feu prit aux tôles chaudes de la colonie, l'étincelle
leur fut jetée par le Gouverneur général La passion ne rai-
sonne pas Un riche habitant, nommé Bellette, avait sa tille,
en France. Il la fit venir à Saint-Christophe. Elle était d'une
grande beauté. De Poincy s'en éprit à tel point qu'il trouva
un prétexte pour la faire sortir de la maison de son père et la
placer chez Mme de Lagrange. A partir de ce moment les
visites du Gouverneur général se multiplièrent dans l'habi-
tation du gouverneur particulier. La colonie s'en amusa, puis
— soufflée par Mme de Lagrange — s'indigna, sans cependant
que la vertu de Mlle Bellette eût été compromise. Sa réputa-
tion seule avait souffert ; et surtout par la faute de Mme de
Lagrange, dont les indiscrétions et les blâmes, habilement
calculés, atteignaient l'honneur de celte fille aussi bien que
la conduite de M. de Poincy.
Celui-ci, outré de tant de perfidie, ne mit plus de bornes à
son ressentiment. Il commença par reléguer de Lagrange et
sa femme à la Capesterre et vint s'établir définitivement à la
Basse-Terre. « Il fit constituer la femme prisonnière entre
les mains de son mary, luy donnant son logis pour prison. »
Puis, il chassa de Saint-Christophe les amis, les créatures,
les partisans — jusqu'à l'aumônier — de son rival. Les
anciens officiers furent cassés; il en nomma de nouveaux.
La colonie entière fut bouleversée...
On voit que si le Commandeur avait affaire à forte partie,
il savait se défendre. Il le fit trop durement par les révoca-
tions et les expulsions. Mais il lui fallait des places pour les
officiers de sa suite venus de France. Ses cinq neveux et sa
nièce Louise restaient à pourvoir et à marier... Son dévoue-

ET LA MARTINIQUE
95
ment pour la famille de son frère Christophe et la tille de sa
sœur Charlotte était absolu... raisons qui l'excusent jusqu'à
un certain point.
D'un autre côté, se doutant bien (et c'était vrai) que la
femme de son gouverneur particulier, qui avait
bonne
plume, écrivait contre lui au président Fouquet. il agissait
de même contre elle et son mari : et, plus d'une fois, partit
secrètement sur le même navire, la correspondance conte-
nant cette polémique androgyne, qui servit plus tard à dé-
brouiller les fils d'une intrigue jusque-là sans exemple.
Pour continuer la lutte contre son ennemi, Mme de Lagrange
tenta de l'atteindre par le ridicule. Elle composa ou fit com-
poser et copier par de Quérolan — qui le répandit—, un
mauvais petit poème intitulé : La Nymphe Christophorine.
De Poincy, paraît-il, y était bafoué, sans être nommé. Mais
« la Nymphe », que ce « libelle » faisait parler, était sans
doute « la fille de Bellette. » L'effet produit dans toute l'île
par cet écrit anonyme « plein d'invectives et d'impostures »,
disait assez que la transparence devait être bien réelle. On
le colportait même chez nos voisins, où l'imprudente Mme de
Lagrange avait été « sans congé » en remettre des exem-
plaires « à la générale dès Anglois », qu'elle connaissait.
De Poincy, exaspéré, ayant reconnu l'écriture du « libelle
diffamatoire » pour être celle de Quérolan, le fit poursuivre
judiciairement. Celui-ci, prévenu à temps, trouva moyen de
passer chez les Hollandais, à Saint-Eustache. Toutefois, il
fut jugé, condamné à mort par contumace et décapité en
effigie.
Puis ce fut le tour des époux Lagrange ; de Poincy les fit
juger et condamner (octobre 1639) « comme criminels de
lèze-majesté, coupables d'intelligences avec les Anglais en
vue de produire une sédition dans la colonie. » Leur bien
fut confisqué. Ils furent emprisonnés à la Basse-Terre et
restèrent onze mois sous les verrous, avec leur fils âgé de
huit ans. Après quoi, mis en liberté, on leur insinua de faire

96
FRANCOIS DE COLLART
appel au Conseil de l'île... Leur procès fut renvoyé « au Roy
et à la Compagnie »— Un vaisseau était en rade; ils allaient
partir pour France, lorsqu'une nouvelle accusation portée
contre eux menaça de leur coûter la vie. Deux de leurs domes-
tiques, se promenant, turent trouvés à minuit près du ma-
gasin à poudre De Poincy implacable les fit torturer (mais
en vain) pour leur faire avouer qu'ils avaient été envoyés par
leurs maîtres pour mettre le feu à ce magasin. Malgré l'ina-
nité reconnue de cette accusation, le Commandeur ne craignit
pas d écrire au Président Fouquet qu'il lui eût suffi de l'aveu
de ces deux hommes pour faire trancher la tête à M. et Mme de
Lagrange.... Le même vaisseau, qui emporta la lettre du
Gouverneur général, délivra enfin l'ex-gouverneur particu-
lier et sa femme de l horrible situation dans laquelle ils
s'étaient engagés (septembre 1640).
Jusqu'alors, les actes tyranniques de M. de Poincy n'avaient
amené la mort d'aucun Français. Il n'en fut pas de même
l'année suivante
Des Marets, ancien capitaine de milices, il est vrai, bien
inconsidéré dans ses paroles, avait encouru la haine du
Gouverneur général au moment de l'affaire Bellette. La
justice n'ayant pu l'atteindre sur de vagues propos, on pro-
fita d'une circonstance pour lui tendre un piège. Une fausse
dépêche dont les termes lésaient l'autorité de M. de Poincy
courait dans la colonie. Une copie en fut glissée chez des
Marets et saisie devant, témoins par celui qui l'y avait intro-
duite. Vaines protestations de des Marets qui fut arrêté et
emprisonné sur l'heure. On avait oublié que ce prétendu
faussaire ne savait pas écrire. N'importe! De Poincy voulut
que le juge passât outre, et le malheureux fut condamné à
mort comme criminel au premier chef.... Sa femme lui
procura les moyens de s'échapper. Fureur de M. de Poincy
qui fit trancher la tôle à deux gardes du prisonnier, soup-
çonnés d'avoir favorisé son évasion. Deux autres gardes
furent immédiatement chassés de Saint-Christophe. La co-
lonie eut le spectacle de l'exécution du fugitif en effigie.

ET LA MARTINIQUE
97
A quelque temps de là, des Marets, réclamé violemment
aux Anglais chez lesquels il s'était réfugié, est livré par eux,
jugé de nouveau et condamné à mort une seconde fois....
Malgré les supplications de sa femme, malgré les prières
instantes des capucins de la Basse-Terre, jointes à celles du
juge lui-même effrayé d'avoir coopéré à tant d'iniquités,
malgré les larmes de taut le monde enfin, de Poincy reste
inexorable; le pauvre capitaine est décapité sans pitié.
(7 septembre 1641).
Les blessures légères faites à l'orgueil du Commandeur
— à cause d'une innocente jeune fille — étaient bien cruel-
lement vengées !
Le P. Dutertre rend compte du procès sans rien dissi-
muler des causes qui avaient amené ce terrible dénouement.
« M. de Poincy, conclut-il, perdit beaucoup de sa modération
dans cette rencontre. Il se laissa aller à des emportements
de cholère et de fureur qui ont terny la gloire des belles
actions qui l'avoient rendu considérable. »
Il n'entre pas dans notre sujet de suivre pas à pas les faits
et gestes de M. de Poincy. Ce qui précède prépare le lecteur
suffisamment, ce semble, à voir cet homme sans frein, sans
scrupules, jouer à Saint-Christophe au Condé pendant la
Fronde. Houël, son contemporain, également très actif et
très habile — mais d'une habileté malfaisante — gouverna
la Guadeloupe tout aussi despotiquement et néanmoins, par
la force des choses, les dites colonies s'augmentèrent, sous
le commandement de ces deux impitoyables administrateurs,
non moins que la Martinique entre les mains paternelles de
notre brave du Parquet.
Le « cher gouverneur » va devenir, pour un temps, la vic-
time de sa loyauté aux prises avec des événements qui
trahiront ses prévisions et son courage ; aux prises aussi
avec des menées que Houël et de Poincy pratiquaient mieux
que personne, pour réussir dans leurs coupables desseins.
COLLART (250)
9

98
FRANÇOIS DE COLLART
XII
Le retour en France de M. et Mme de Lagrange, la relation
de ce qu'ils avaient souffert à Saint-Christophe, les plaintes
venues de cette île contre M. de Poincy, restèrent provisoi-
rement sans effet. La Compagnie ne put se rendre compte
que longtemps après de la manière dont son Gouverneur
général usait de l'autorité.
Les événements politiques de la fin du règne de Louis XIII,
hâtés par le génie de Richelieu, sentant approcher le terme
de son existence, absorbaient tellement l'attention du monde
officiel dans la Métropole que l'on ne s'occupait guère de ce
qui se passait aux îles d'Amérique. Toute affaire coloniale
semblant offrir matière à réflexion, à discussion, était réser-
vée pour une époque moins troublée. On se contentait de
satisfaire aux exigences du service courant. Le reste attendait.
Il en fut de môme après la mort de Richelieu et celle de
Louis XIII, dont les suites, comme on sait, agitèrent — à
cinq mois d'intervalle — différemment, mais beaucoup les
esprits. Puis, l'enivrement causé à Paris par les victoires de
Rocroi, de Thionville, de Sierk, de Carthagène, qui couvrirent
de lauriers le berceau de Louis XIV (mai-septembre 1643),
détourna le Conseil des îles de toute autre préoccupation,
jusqu'aux premiers jours de 1644.
Cette fièvre de succès calmée, le bureau de la Compagnie
reprit l'examen des affaires sommeillant depuis quatre années
environ. La conduite de M. de Poincy fut alors connue,
étudiée et jugée. On fut surpris du nombre et de la gravité
des plaintes parvenues contre lui. Plusieurs émanaient de
personnes en qui l'on devait avoir confiance. Le Commandeur
y était fort malmené. Un intendant général, que la Compagnie
avait établi à Saint-Christophe pour veiller à ses intérêts sur

ET LA MARTINIQUE
99
toutes les îles, ne pouvait s'empêcher, bien que le faisant en
termes très mesurés, de laisser entrevoir, dans ses rapports,
la malignité, l'avidité de M. de Poincy.
On sut notamment qu'au lieu de notifier sans retard à qui
de droit et de publier l'avis du renouvellement de ses pou-
voirs, accordé en mai 1641, à partir du 1er janvier 1642, M. de
Poincy avait gardé le secret de la dépêche, afin d'intriguer
ses ennemis, de leur faire commettre des imprudences en
leur donnant à penser qu'il n'était pas maintenu dans sa
charge, et pour trouver l'occasion de sévir cruellement ; ce
qui ne manqua pas d'arriver.
On sut d'autre part que M. de Poincy faisait acheter et re-
vendre, par un intermédiaire à sa dévotion, la cargaison des
navires arrivés en rade de Saint-Christophe. Les habitants
payaient ainsi les marchandises beaucoup plus cher qu'en
les prenant directement aux capitaines. D'ironiques re-
proches adressés de temps à autre, en public, à son com-
plice, étaient les seules consolations que M. de Poincy offrait
aux pauvres colons, murmurant d'être pressurés aussi dure-
ment.
On apprit cela et bien d'autres choses encore : les révoca-
tions, les proscriptions, les exécutions sommaires... La Reine
régente, éclairée sur les faits principaux dont M. de Poincy
s'était rendu coupable, décida (février 1644) que le Comman-
deur ne serait pas continué dans son gouvernement.
Anne d'Autriche elle-même lui désigna un successeur. Feu
son vieil écuyer ordinaire, de Patrocles, qui, mêlé dans quelque
persécution pour ses intérêts, avait été éloigné de la cour
par Richelieu, puis exilé en Bourgogne où il était mort, avait
laissé deux fils. L'aîné venait d'être pourvu de la charge si
longtemps exercée par son père. Ce fut le plus jeune que la
régente voulut mettre à la place de M. de Poincy. Le protégé
de la Reine, appelé Noël de Patrocles de Thoisy, était ins-
truit; il avait honorablement servi dans la marine; il était
conseiller d'Etat; il était marié. Sa correspondance prouve

100
FRANÇOIS DE COLLART
un bon jugement, un esprit modéré. On pouvait qualifier de
très convenable à tous égards le choix de sa personne pour
le gouvernement général des Antilles françaises.
Toutes les mesures furent prises pour lui assurer la pos-
session de ce haut emploi. Les précautions même furent
excessives. Déjà la Compagnie se défiait de M. de Poincy.
Elle craignait que ce potentat au petit pied ne voulût pas se
résigner à quitter la situation formidable qu'il s'était créée à
Saint-Christophe, avec sa nombreuse famille, sa grosse for-
tune, ses hardis partisans... Les raisons de lui en vouloir
étaient nettement définies. Cependant la Compagnie ne pou-
vait lui refuser un réel mérite. Toutes ses grandes dépenses
n'avaient pas été improductives1. Avec l'argent gagné dans
son trafic des cargaisons et les revenus considérables de sa
Commanderie, M. de Poincy avait fait élever à. la Basse-
Terre un château-fort luxueux, bien défendu ; autour de ce
monument — sa résidence — il avait fondé une petite ville
dont la construction s'avançait. A la Capesterre, il s'était fait
bâtir une maison de plaisance où logeaient ses neveux, de
Lonvilliers et de Tréval. Des fortifications, des postes mili-
taires, des hôpitaux, des magasins, étaient sortis du sol
comme par enchantement. A ces immenses travaux, son
œuvre personnelle, avaient présidé une intelligence remar-
quable, une énergie peu commune. La rapidité de l'exécu-
tion, vraiment surprenante, laissait à Saint-Christophe une
impression profonde. Il semblait que M. de Poincy voulait,
en éblouissant la colonie, se faire pardonner de l'avoir
opprimée.
C'est au spectacle de tant d'avantages, réunis par le Com-
mandeur surtout afin de s'assurer un magnifique lieu de
retraite pour lui et sa famille, que la Compagnie éprouvait
une vive appréhension...
M. de Poincy ne bornait pas ses prétentions à vouloir se
1 Il prétendit avoir dépensé à Saint-Christophe 150,000 livres d'argent en
bâtiments, somme considérable pour l'époque.

ET LA MARTINIQUE
101
maintenir itidéfiniment à Saint-Christophe. Il laissait entendre,
dans une de ses lettres, que Richelieu lui avait fait espérer
le gouvernement « sur toute l'Amérique », et d'une parole
encourageante, probablement très vague, du Cardinal, il avait
forgé le projet de s'attribuer aux Antilles une sorte de vice-
royauté, aussi peu dépendante que possible. L'opposition de
Houël, rêvant pour lui-même à la Guadeloupe quelque chose
de semblable, et l'énergie déployée par Jacques du Parquet
— aimant à se croire le maître absolu à la Martinique, tant
que la Compagnie le maintiendrait au gouvernement de la
colonie — ôtèrent toute chance de réussite aux visées de
M. de Poincy. Toutefois, ses agissements suffirent à prouver
qu'il avait cru possible la réalisation de son projet.
Dès les premiers jours d'avril 1644, le Commandeur était
informé secrètement de la décision prise à son égard par la
Reine régente. Il avait à Paris, pour le renseigner, le sieur
Aubert (récemment gouverneur de la Guadeloupe), qui lui
était très dévoué, et son neveu Lonvilliers, envoyé en France
pour solliciter l'emploi de gouverneur particulier, laissé va-
cant par de Lagrange. Pour adoucir l'effet de la décision
relative à son oncle, on avait eu la faiblesse d'accorder cette
nomination. Elle fut signée le 3 juin 1644. Mais Lonvilliers
ne quitta Paris qu'à la fin de février 1645.
Or de Poincy se disposait à parer le coup dont on le me-
naçait. Il avait écrit en substance à la Compagnie : Dans le
cas où l'on voudrait donner ma place à un autre, je suis prêt
à la céder; mais je demande à séjourner dans l'île, à la Ca-
pesterre, chez mon neveu, comme simple particulier, jus-
qu'au moment où j'aurai pu liquider ma situation financière.
Il signait cette déclaration, d'apparence débonnaire, le jour
même (7avril 1644) où de Patrocles, craignant de s'aventurer,
écrivait à. la Compagnie : La condition formelle de mon ac-
ceptation définitive est l'abandon volontaire de la place par
M. de Poincy.
On a vu plus tard, dans cette coïncidence purement for-

102
FRANÇOIS DE COLLART
tuite, « une fatalité. » Il est de fait, qu'à la lecture de la lettre
de M. de Poincy, son futur successeur ne fit plus d'objection.
Six mois après seulement, on reconnut le danger de permettre
au Commandeur de rester à Saint-Christophe comme simple
particulier. Mais on eut le tort, ce semble, de ne pas réfléchir
qu'en refusant d'accéder à son désir, on lui donnait jusqu'à
un certain point le droit de répondre : alors je ne cède plus
ma placé. Il y a lieu de croire que l'on s'abusa sur les incon-
vénients probables d'une telle situation, et, s'il en fut ainsi,
on commit une faute.
Quoi qu'il en soit la Compagnie — lorsque son attention
fut attirée sur cette difficulté — ne se montra guère habile.
Au lieu de louvoyer, elle obtint de la Reine une lettre de ca-
chet (signée du jeune Roi âgé de sept ans) enjoignant à de
Poincy de quitter Saint-Christophe aussitôt qu'il l'aurait
reçue (25 février 1645), et Lonvilliers, déjà parti pour la Ro-
chelle afin de s'embarquer, fut chargé, par une autre lettre
du Roi (10 mars), de remettre à son oncle cet ordre impératif.
Patrocles l'avait accompagné d'un mot courtois assurant
Poincy de son dévouement aux intérêts qu'il laisserait à
Saint-Christophe. C'était trop de bonté! Le destinataire dut
prêter aux termes insinuants de ce billet un sens ironique
qu'ils ne comportaient pas.
Une imprudence plus grave venait d'être commise au
siège de la Compagnie. Un jour que le sieur Aubert défendait
Poincy chez le président Fouquet et cherchait à le justifier
des accusations portées contre lui, un des membres du bureau
« s'emporta jusques à luy dire (à Aubert) qu'ils luy feroient
couper la teste (à Poincy) s'ils le tenoient en France. »
Aubert partit pour Saint-Christophe (un peu avant Lon-
villiers) avec cette parole à rapporter au Commandeur. Il
est facile de comprendre l'effet qu'elle lui produisit... Ses
amis, et toute sa parenté, n'eurent pas de peine à le convaincre
que sa tête était en jeu, s'il quittait Saint-Christophe. A
partir de ce moment sa résolution fut arrêtée. Qu'avait-il à

ET LA MARTINIQUE
103
craindre? Les ordres du Roi ? Il en faisait peu de cas. La
force armée? Il était brave. Ses voisins? La révolution d'An-
gleterre était dans son plein ; le général anglais avait plutôt à
gagner en le soutenant... Peut-être aurait-il bientôt à lui
demander le même service.
La Compagnie, secrètement prévenue, par son intendant
général, de ce dangereux état d'esprit, fît de son mieux
pour consolider la position de M. de Patrocles de Thoisy,
que, malgré le ferme appui de la Reine, elle voyait
chancelante. Ce fut un luxe d'actes et de lettres de cachet
patiemment espacés, dont on n'avait pas encore vu d'exemple.
La liste en est instructive. Et d'abord, en 1644, le 2 décembre,
proposition de nomination adressée au Roi par le marquis de
Brézé, surintendant général de la navigation et du commerce,
qui avait succédé dans cette charge à Richelieu, son oncle.
Puis, en 1645, 20 février, commission de lieutenant général
aux îles, par le Roi, « de l'advis de la Reine régente, nostre
très honorée dame et mère » ; 25 février, commission de
sénéchal; 1er août, déclaration du Roi pour l'établissement
d'une justice souveraine aux îles ; 29 août, commission de
lieutenant du Grand-Prévôt, pour le sieur de Boisfaye —avec
un exempt et trois archers—par le marquis de Souches, Grand-
Prévôt de France; 1er septembre, commandement au gou-
verneur particulier de faire recevoir de Patrocles à Saint-
Christophe ; pouvoir à celui-ci de révoquer Lonvilliers, en
cas de désobéissance; 9 septembre, commission dudit mar-
quis de Brézé « pour le faict de la marine à Saint-Christophe. »
Comme on le voit, rien n'allait manquer au nouveau Gou-
verneur général pour se défendre sur le papier. L'arsenal de
ses pouvoirs était complet... Et tout cela renforcé de six
lettres de cachet adressées : deux à de Poincy, trois à Lon-
villiers, une aux officiers de milice de Saint-Christophe,
une au capitaine de vaisseau Bontemps, commandant le
navire du Roi L'Homme dor, qui devait conduire Patrocles
aux Antilles, avec sa femme et toute sa suite.

104
FRANÇOIS DE COLLART
Enfin, d'avance, la Compagnie avait fait donner acte, à la
Guadeloupe et à la Martinique, par un procurateur délégué à
cet effet, de la prise de possession du Gouvernement général
par le titulaire actuel. Sa commission fut lue publiquement
et enregistrée, en juin dans la première de ces colonies, en
août, dans la seconde. Le but de cette double mesure — dont
M. de Poincy serait évidemment instruit — était de lui mon-
trer qu'en résistant à Saint-Christophe il serait isolé dans
sa révolte.
On a peine à songer, en parcourant la collection de ces actes
et lettres de cachet ou autres, rédigés avec tant de soin, que le
résultat de ce grand travail devait être tout à fait illusoire.
A la veille de quitter Paris, après avoir pris congé du Roi
et de la régente, « qui luy recommanda surtout d'espargner
le sang et de se comporter avec douceur, M. Patrocles de
Thoisy avoit été saluer la Reine d'Angleterre qui luy donna
des lettres pour le général anglois de Saint-Christophe1. »
Les situations respectives de MM. de Poincy et Patrocles
ainsi établies, nous pouvons maintenant presser la marche
du récit, que trop de détails nécessaires ont ralentie plus
que nous ne l'aurions souhaité.
XIII.
L'Homme d'or partit du Havre le 13 septembre 1645. Il était
le 16 novembre à la Martinique, le 19 à la Guadeloupe. Le
nouveau Gouverneur général fut parfaitement reçu dans ces
deux colonies. On savait déjà que « M. de Poincy avoit levé
le masque de la rébellion. » On allait en avoir la preuve.
1 On sait que Henriette de France, fille de Henri IV, tante de Louis XIV,
épouse de l'infortuné Charles Ier, était venue, au milieu de la révolution
britannique, se réfugier à Paris en 1644. La pauvre reine, ruinée par l'ab-
solu dévouement qu'elle mit à soutenir son mari de tout ce qu'elle possé-
dait, ne put trouver en France, auprès de la régente, fort embarrassée elle-
même, qu'une faible assistance.


ET LA MARTINIQUE
105
Le capitaine Bontemps remit à la voile le 22. L'ancre fut
jetée le 25 devant la Basse-Terre de Saint-Christophe, puis à
la Grande-Rade chez les Anglais, puis à la Pointe-de-Sable.
Partout, consigne fidèlement suivie : Refus de recevoir aussi
bien Patrocles que les dépêches présentées en son nom.
Les sommations, répétées à chaque point de relâche par le
représentant du Grand-Prévôt de France, ne produisirent
aucun effet. Le 28, L'Homme d'or était de retour à la Guade-
loupe.
Cette colonie étant la moins éloignée de Saint-Christophe,
M. de Thoisy devait y séjourner aussi longtemps qu'il aurait
besoin pour se faire reconnaître au siège de son gouverne-
ment. Il logea dans l'ancien établissement d'Aubert, à l'en-
droit même où s'éleva la ville de Basse-Terre, chef-lieu de la
colonie.
Six semaines s'écoulèrent ainsi, de Patrocles s'installant,
Houël souffrant de la fièvre... Personne n'avait aucune idée
de ce que l'on pourrait faire; lorsque, le 16 janvier 1646, on
vit arriver une barque portant du Parquet « avec ses trois
cousins et quelques-uns des plus braves de son isle. » Voici
ce qui les amenait.
Depuis quelque temps déjà, de Poincy, voulant compenser
l'effet d'une « brouillerie » avec Houël par une manifestation
d'amitié envers le gouverneur de la Martinique, avait attiré
à Saint-Christophe les deux Le Comte et de Saint-Aubin (« les
trois cousins ») et les avait attachés à son état-major en qua-
lité de capitaines. Après l'inutile voyage de L'Homme d'or à
Saint-Christophe, plusieurs officiers, parmi lesquels « les
trois cousins », avaient critiqué vertement entre eux la con-
duite de M. de Poincy. Le Commandeur, ayant appris le fait,
adressa de violents reproches aux officiers, et les trois mar-
tiniquais, particulièrement en butte aux éclats de. sa colère,
s'entendirent traiter de « beaux gentilshommes de neige ».
Cette insulte à leur courage et à leur condition exaspéra
MM. Le Comte et M. de Saint-Aubin. Ils jurèrent de se ven-

106
FRANÇOIS DE COLLART
ger, de soutenir la cause de Patrocles, de chasser Poincy de
son gouvernement, et, quittant brusquement Saint-Chris-
tophe, ils s'en vinrent à la Martinique, afin d'aviser aux
moyens de mettre à exécution leur entreprise... Du Parquet,
indigné en apprenant l'injure dont ils avaient été l'objet,
épousa leur querelle. Ses officiers s'animèrent à son exemple.
Quelques-uns voulurent partager l'aventure. Par leur inter-
médiaire, on se créa vite des intelligences à Saint-Chris-
tophe, et surtout à la Capesterre où les esprits étaient plus
excités contre de Poincy. Cela fait, Jacques partit pour la
Guadeloupe avec ses compagnons.
Son projet parut d'abord téméraire au Conseil, réuni pour
en recevoir communication.
« Néantmoins, comme M. du Parquet avoit la réputation
de vaillant et de brave, s'estant signalé par mille belles ac-
tions et qu'il estoit généralement aymé de tous les habitans,
on résolut de suivre son dessein. »
Il s'agissait, en premier lieu, de saisir nuitamment, à la
Capesterre. Lonvilliers et Tréval, neveux de Poincy, et de les
faire déposer comme otages sur le vaisseau du Roi qui mè-
nerait l'expédition. On verrait ensuite à quoi se résoudre...
Jacques se fiait à sa bonne étoile. M. de Thoisy accepta sans
hésiter la proposition du gouverneur de la Martinique. On
était au 17 janvier ; on partit le lendemain.
Le 18 au soir, le capitaine Bontemps aborde à Nièves, petite
île anglaise à une lieue à peine de Saint-Christophe. A la
tombée du jour, du Parquet se fait passer en chaloupe à la
Pointe-de-Sable. Il y descend vers dix heures avec ses trois
cousins et se rend au poste, où la troupe de garde, qui l'at-
tendait, l'acclame. Il y fait lire la commission du nouveau
Gouverneur général et celle que ce dernier lui avait remise
pour l'autoriser à agir en son nom à Saint-Christophe. Après
quoi, prenant quelques hommes dévoués, Jacques et ses com-
pagnons se glissent jusqu'à la demeure peu éloignée des
neveux de M. de Poincy. On brise les portes... Lonvilliers

ET LA MARTINIQUE
107
et Tréval, surpris au lit, sont enlevés dans leurs couvertures
et transportés à dos de nègres (leurs propres nègres) jusqu'à
la chaloupe. Ils sont conduits au vaisseau par les deux Le
Comte, et du Parquet revient au corps de garde, accompagné
de Saint-Aubin.
Pendant ce temps, trois cents hommes en armes, gagnés
à la cause de Patrocles, s'étaient groupés aux alentours. Vers
minuit, du Parquet se met à leur tête et marche avec eux le
long du rivage pour aller surprendre de Poincy à la Basse-
Terre.
L'entreprise était héroïque à force d'être hasardeuse. Mais
la première partie du projet de notre Jacques s'était exécutée
avec tant de bonheur que l'on ne doutait pas du succès de la
seconde. On avait tort; une cruelle déconvenue attendait le
brave gouverneur.
De Poincy, informé, par sa police, du passage de L'Homme
d'or en vue de Saint-Christophe, s'était hâté d'aller, avec ses
meilleurs affidés, trouver le général anglais. Celui-ci, suivant
une convention faite entre eux, lui avait fourni deux mille
hommes et le Commandeur, muni de ce renfort, était parti
pour la Pointe-de-Sable.
La rencontre inopinée, dans les ténèbres, de la petite co-
horte de du Parquet avec la grosse troupe anglaise fut
terrible. Ce bref combat, dans une affreuse mêlée, coûta la
vie à soixante Français. Le reste fut dispersé sans pouvoir se
retrouver.
Les conséquences de cette déroute furent des plus tristes
pour du Parquet. Isolé, perdu dans les bois, ayant épuisé ses
forces à chercher ses compagnons, se sachant traqué par les
éclaireurs de son ennemi, il erra pendant trois jours sans
boire ni manger. Parvenu à se traîner de nuit jusqu'à l'éta-
blissement des Capucins, il y fut réconforté et consolé. Mais
déjà les abords du couvent étaient surveillés. Le fugitif dut
se retirer avant l'aube et, malgré son extrême répugnance,
il lui fallut aller demander asile au général anglais qui le

108
FRANÇOIS DE COLLART
connaissait. Celui-ci ne l'accueillit avec empressement que
pour le livrer au Commandeur, et, le 23 janvier 1646, le gou-
verneur de la Martinique entrait sous bonne garde dans la
prison du château de Saint-Christophe.
On espéra que M. de Poincy, dans l'intérêt de ses deux
neveux qu'il affectionnait, ne prolongerait pas la captivité de
Jacques du Parquet. Cet espoir fut déçu. Le Commandeur
jugea plus habile de refuser l'échange que M. de Thoisy lui
fit proposer avec insistance et le noble prisonnier demeura
une année entière sous les verrous, comme son cousin de
Saint-Aubin dont le malheur n'avait pas été moindre.
Que se passa-t-il à la Martinique pendant cette année
funeste?...
XIV
On ne peut se former une idée, sans avoir parcouru les
documents, de l'inextricable enchevêtrement de séditions,
de trahisons et de crimes qui se succédèrent aux Antilles,
dans l'espace de douze mois, à partir du retour de M. de
Thoisy à la Guadeloupe avec ses deux captifs. Dans cette
confusion de faits, ne prendre que juste ce qu'il faut pour
instruire le lecteur est une difficulté sans cesse renaissante...
Il entrait dans la politique du Commandeur de susciter
des troubles à la Guadeloupe et à la Martinique, afin d'em-
pêcher le nouveau Gouverneur général de se fixer dans l'une
ou dans l'autre de ces deux îles. Houël et de Poincy, tout en
se détestant avec une certaine ardeur, s'entendaient sur ce
point : évincer de Patrocles. Houël, qui craignait de Poincy,
s'était fait livrer ceux qu'il appelait « les prisonniers d'Etat »,
Lonvilliers et Tréval. Par ce moyen, il se croyait assuré de
tenir le Commandeur, afin que celui-ci ne troublât pas la
Guadeloupe au delà de ce qui serait indispensable pour en
faire sortir leur ennemi commun.

ET LA MARTINIQUE
109
Bien que ces deux fauteurs d'intrigues, liés par une pensée
quasi-criminelle, fussent persuadés que le nouveau Gouver-
neur général n'était pas de force à lutter contre leurs perfi-
dies, cependant il leur causait des inquiétudes. Son caractère
présentait un mélange de qualités opposées. L'homme sem-
blait d'une aménité craintive. Mais quand les circonstances
faisaient appel au courage de l'ancien officier de marine, on
était surpris de voir le fonctionnaire dépouiller son air timide
et se transformer en vaillant soldat. Plus d'une fois, dans
le cours de sa brève carrière coloniale, M. de Patrocles
montra qu'il portait noblement un nom que les temps hé-
roïques ont fait glorieux1.
En présence d'un tel caractère, Houël et de Poincy n'avaient
pas l'esprit tranquille. Le capitaineBontemps venait de partir
pour la France avec la correspondance du Gouverneur géné-
ral, de l'intendant général, du lieutenant du Grand-Prévôt, etc.
(1er juin 1646). Leurs rapports mentionnaient la révolte du
Commandeur, les cruautés exercées par lui contre ceux qui
s'étaient déclarés pour son rival, l'expulsion des Capucins
établis depuis si longtemps à Saint-Christophe, etc., et, en
dernier lieu, un fait plus grave encore : l'envoi par de Poincy, —
à la Guadeloupe et à la Martinique, d'un manifeste des-
tiné à fomenter la sédition dans ces deux colonies. Cet écrit
trompeur accusait de Patrocles de n'être venu aux îles que
pour augmenter les droits de la Compagnie et procéder à
la perception de nouveaux impôts. Le mensonge était fla-
grant. ..
Et si, connaissant la vérité, l'administration supérieure se
décidait à lancer aux Antilles une escadre chargée de réduire
à l'obéissance les ennemis de son représentant, devenus les
ennemis du Roi, certes, de Patrocles, appuyé de forces suffi-
1 Un jour notamment, en rade de la Guadeloupe, Patrocles embarqué dans
un canot, avec six de ses gens, prit à l'abordage un navire hollandais dont
le capitaine l'avait insulté, « estant entré dedans, le sabre à la main, après
en avoir frappé et mis plusieurs par terre. »

110
FRANÇOIS DE COLLART
santés, avait assez d'énergie et de connaissances stratégiques
pour mettre à la raison tous ceux qui lui avaient manqué. Il
fallait donc, pour enlever à cet intrus les moyens de nuire,
le contraindre à déguerpir au plus vite; ce à quoi Houël et
de Poincy travaillaient sans relâche.
On voit clairement que leur projet consistait à déloger de
Patrocles de la Guadeloupe, à le rejeter sur la Martinique,
déjà troublée par l'absence de son gouverneur, et à combiner,
avec les mauvaises têtes de cette colonie, un soulèvement
populaire dans lequel ledit Patrocles serait enveloppé pour
être livré à de Poincy.
Sous la pression du manifeste, deux partis s'étaient formés
à la Martinique. L'un et l'autre ne voulaient plus payer de
droits à la Compagnie. Ce qui les divisait, c'est que l'un
restait attaché quand même à du Parquet et que l'autre ne
consentait à le recevoir à son retour que nommé par le Roi et
non par la Compagnie. La différence ne paraissait pas très
sensible. Cependant l'animation était très grande entre les
deux partis et, par malheur, celui qui se montrait désordonné
était le plus nombreux. Il avait à sa tête un parisien pré-
tentieux nommé Beaufort, qui, pour s'attribuer de l'impor-
tance, se laissait appeler le général. L'autre parti — celui du
gouverneur — était sans chef déclaré. La gravité des circons-
tances fera bientôt surgir de ses rangs un de ces hommes
rudes, destinés en quelque sorte pour les dénouements ter-
ribles qu'amènent fatalement les situations désespérées. Le
nom de ce Normand (il était de Pont-Lévêque) eût donné le
frisson aux gens superstitieux... Yves Le Cercueil, dit Lefort,
avait du cœur. Du Parquet était son dieu. La pensée que le
souvenir du cher absent perdait chaque jour du terrain dans
la colonie le tenait en continuelle émotion. Un groupe d'amis
partageaient son affection profonde pour le maître captif. Mais
la personnalité d'Yves Lefort — simple lieutenant de com-
pagnie, n'était pas assez en vue pour lui permettre, à un titre
quelconque, de prendre d'autorité le drapeau de la défense.
Attendons-le au moment d'agir!

ET LA MARTINIQUE
111
Jérôme du Sarrat, écuyer, sieur de la Pierrière, originaire
de Gascogne, commissionné par le gouverneur (non sans
l'aveu des habitants) pour le remplacer pendant son absence,
avait le défaut de ne pas savoir se prononcer entre les deux
partis. Ne donner tort à l'un ni à l'autre était un moyen
d'entretenir le désordre. La Pierrière ne semblait pas à la
hauteur du mandat qui lui avait été confié ; autrement,
lorsque, le 26 juin, plusieurs écervelés du Prêcheur, sortant
de l'exercice, crièrent en sa présence qu'ils n'entendaient plus
payer aucuns droits à la Compagnie, il aurait dû, parlant avec
fermeté aux auteurs de ce tumulte, leur montrer les consé-
quences de cette mutinerie. Et, quelques jours après, lorsque
deux émissaires de M. de Poincy, arrivant de la Guadeloupe,
firent courir le bruit que les habitants de cette île, ayant pris
les armes, avaient forcé Houël à supprimer les droits, il
aurait dû chercher à détourner l'effet de cette fausse nou-
velle en déclarant (ce qui ne l'engageait à rien) que, si réelle-
ment les droits avaient été supprimés à la Guadeloupe, ils le
seraient aussi à la Martinique. Mais la Pierrière, par excès
de prudence, jugea plus sûr de ne rien dire. Le 7 juillet —
croyant à son silence qu'il était pour eux — les mutins, s'é-
chauffant de plus en plus, pillèrent les magasins des mar-
chands du Prêcheur. Le surlendemain, Beaufort, encouragé
par l'inertie de l'intérimaire, vint, avec cent cinquante de ses
partisans, détruire « la case des seigneurs de la Compagnie. »
Le 10, la maison du sieur de Lespérance, intendant de du
Parquet, fut incendiée « et tout ce qui estoit dedans. »
Ces actes de brigandage faisaient gémir la Pierrière, sans
le décider à prendre quelque mesure énergique pour essayer
de les réprimer. On renversait pièce à pièce l'œuvre de son
maître et les menaces des séditieux en délire présageaient la
ruine complète de la colonie. D'où lui viendrait le salut?
D'une femme aussi courageuse qu'intelligente.
Déjà nous avons présenté au lecteur Mme de Saint-André.
On a pu entrevoir l'influence que Marie Bonnard, la jeune

112
FRANÇOIS DE COLLART
femme du commis général de la Compagnie à la Martinique,
allait exercer sur l'esprit de Jacques du Parquet. Il est à
propos que nous complétions ce que l'on a besoin de savoir
à cet égard.
Le bruit courut au commencement de 1645, dans l'entou-
rage du gouverneur, qu'une sorte de mystère régnait entre
les époux de Saint-André Ils étaient mariés depuis quatre
ans. Aucune naissance n'était venue bénir leur union. Pour-
quoi ridiculisa-t-on M. de Saint-André , sourdement d'abord,
puis de telle façon qu'il dut porter plainte contre celui qui
l'avait raillé publiquement? Un certilicat du P. Mesland
(de date postérieure à l'année 1645) répond à cette question
sans trop de détours'. L'intendant général, dont relevait
M. de Saint-André, ayant fait une enquête, interdit momen-
tanément le capitaine Louis de Keranguen de Rosselan,
gentilhomme breton, auteur des propos malséants, bon
homme d'ailleurs, grand ami de du Parquet. Mais le résultat
de l'enquête, en établissant, intentionnellement peut-être,
que Rosselan, bien qu'ayant péché par indiscrétion, avait dit
vrai, autorisa Mme de Saint-André à demander juridiquement
la dissolution de son mariage.
En apparence désintéressé dans la question, du Parquet,
comme sénéchal de la Martinique, accorda l'annulation re-
quise pour cause dirimante.
Est-il besoin d'ajouter que le gouverneur n'avait pas ce
droit? On le comprend d'autant mieux que, peu de temps
après, le P. jésuite Charles Hampteau unit secrètement
Jacques du Parquet avec Marie Bonnard ; service qui valut à
son ordre la reconnaissance du gouverneur et, plus tard, le
don gracieux de sa maison du Carbet. M. de Saint-André,
ayant permuté avec son collègue de la Guadeloupe, avait
♦ On y remarque cette phrase : « Le sieur Saint-André, premier mari,
confesse (dans le rapport d'enquête) avoir esté quatre ans et plus sans avoir
consommé le mariage. » (Annales du Conseil souverain de la Martinique,
de Pierre Dessalles).


ET LA MARTINIQUE
113
quitté la Martinique avant le 21 novembre 1645, date de cette
union clandestine.
Trois mois donc à peine s'étaient écoulés depuis que du
Parquet était marié quand il partit pour sa malheureuse expé-
dition de Saint-Christophe. On conçoit le désespoir de Mme du
Parquet en apprenant la captivité de son mari. Malgré
beaucoup d'efforts, elle ne put réussir à lui faire rendre im-
médiatement la liberté. Mais ses vaines démarches, auprès
des brouillons qui maîtrisaient la colonie, eurent ce bon côté
de l'éclairer sur leurs intentions politiques. Elle put recueillir
ainsi des renseignements qui lui permirent de se tracer une
ligne de conduite. Froidement accueillie par les uns, avec
dédain par les autres, insultée par les gens grossiers, qui ne
voyaient en elle qu'une aventurière, « Mme de Saint-André »
(elle portait encore ce nom) acquit la certitude que la douceur
et les prières ne serviraient à rien. Les derniers événements
la persuadèrent qu'il fallait — pour empêcher de plus grands
malheurs — qu'un homme déterminé, inspiré, autorisé par
elle au nom de son mari, prît en main la cause de du Parquet,
ou tout était perdu. Cet homme, quelques paroles échappées à
Lefort, en sa présence, le lui avaient fait pressentir. Elle le
vit, lui dit le secret de son mariage, et l'adjura de conserver.la
colonie à leur ami commun.
Lefort, qui avait déjà médité sur les moyens de débar-
rasser la Martinique « des coquins » (c'est ainsi qu'il les
appelle), s'enflamma au langage de Mme du Parquet et lui
proposa d'attirer en un piège et de foudroyer d'un coup
« tous les chefs de la cabale du prétendu général Beaufort et
mesme le sieur de la Pierrière, s'il ne se déclaroit hautement
contre ces révoltez. Cette dame ayant approuvé sa résolution,
il choisit dix-sept hommes de ses plus affidez et tels qu'il les
falloit pour une action si périlleuse. »
Le 5 août, Lefort était chez la Pierrière. — Pour qui tenez-
vous ? lui dit-il brusquement. Que faites-vous de ceux qui,
ne voulant plus reconnaître M. du Parquet, ont eu l'insolence
COLLART (250)
10

114
FRANÇOIS DE COLLART
d'établir des juges et des conseillers pour gouverner l'île,
comme s'ils en étaient les maîtres?
La Pierrière exposa les raisons qui le forçaient à laisser
tout faire.... Les moyens de sévir lui manquaient.
— Eh bien, repartit Lefort, vous avez ma parole, donnez-
moi la vôtre et je vous jure que je vous délivrerai de toute
cette bande
Vous les verrez demain, aux magasins de
Saint-Pierre, vous présenter ce qu'ils appellent leurs articles.
Lisez d'abord et discutez ; puis consentez à tout, signez tout !
Gela fait, sortez de la case et demandez du vin pour faire
boire à la santé du Roi. Alors tenez le mousqueton haut,
comme pour tirer en l'air en signe de joie ; puis baissez votre
arme et déchargez-la dans la figure de Beaufort Le reste me
regarde, mes hommes sont prêts....
La Pierrière, sentant bien qu'il y allait de sa vie s'il hési-
tait, donna sa parole...
Le lendemain, tout se passa comme il avait été convenu...
Treize conjurés sur vingt — dont le prétendu général — tom-
bèrent ensemble au signal donné, sous la mousquetade des
compagnons de Lefort, jointe à la sienne. L'exécution avait
été si bien concertée, dit Dutertre, que l'on n'entendit de loin
qu'une détonation. Le même sort frappa successivement les
sept autres « rebelles » qui voulurent s'échapper... Le parti
beaufortiste terrifié se dissipa.
La Pierrière, peu fier d'un tel succès, que malgré tout il
fallait déplorer, envoya de suite un exprès de confiance à la
Guadeloupe pour instruire de l'événement M. de Patrocles de
Thoisy et lui demander une amnistie générale, afin de ré-
tablir le calme dans les esprits.
L'amnistie fut accordée (25 août). Les officiers, la Pierrière
en tête, prêtèrent de nouveau serment de fidélité (2 sep-
tembre). Le Gouverneur général avait lui-même trop à souffrir,
à la Guadeloupe, des troubles incessants auxquels cette île
était en proie, pour se montrer rigoureux au sujet du sang
versé à la Martinique.

ET LA MARTINIQUE
115
Dans les trois derniers mois de l'année, sa position devint
tellement insupportable en face de Houël inquiet de le voir
séjourner aussi longtemps à la Basse-Terre, qu'il fut contraint
— pour sauver son existence menacée — de venir se réfugier
à la Martinique, comme nous l'avions fait prévoir. Il y fut
bien accueilli (3 janvier 1647). Mais, là encore, poursuivi par
la fatalité, le pauvre Patrocles se vit bientôt la victime d'une
autre intrigue. Rien que par sa présence, cet homme si re-
commandable gênait tout le monde aux Antilles. La raison
était pour lui, le fait contre lui.
A tout prix, les Martiniquais voulaient ravoir du Parquet.
Sa femme se multipliait pour obtenir la liberté du cher ab-
sent. Par une fortune singulière, elle allait enfin réussir plus
tôt qu'elle ne l'espérait.
Dès que de Poincy eut appris, par Houël, que son rival
passait à la Martinique, il y envoya une flottille bien armée,
portant huit cents hommes de troupes et commandée par
un gentilhomme de mérite, le sieur de Lavernade. Cet offi-
cier supérieur, arrivé en rade de Saint-Pierre, fit déclarer à
La Pierrière que le Commandeur rendrait du Parquet et son
cousin de Saint-Aubin, si on voulait livrer immédiatement
de Patrocles. Il offrait de donner comme otages deux per-
sonnes importantes de Saint-Christophe. Autrement Laver-
nade avait l'ordre de tenter d'avoir par la force ce qu'il de-
mandait qu'on lui accordât. On délibéra. Les Martiniquais
faiblirent. Mais, pour l'exécution, La Pierrière se récusa...
La pensée d'arrêter M. de Thoisy, après lui avoir juré fidélité
si fraîchement, répugnait à l'intérimaire. La plupart des of-
ficiers trouvaient la mission pénible. Personne ne voulait
entreprendre ce que tout le monde souhaitait. Lefort comprit,
à la prière de Mme du Parquet, que lui seul pourrait dénouer
la situation. Avec deux compagnies de fusiliers, il alla cerner
le couvent des jésuites où de Patrocles s'était logé. On le
trouva se promenant avec le P. Dutertre, alors à la Mar-
tinique. Entouré et séparé de son compagnon, le Gouverneur

116
FRANÇOIS DE COLLART
général fut enlevé sans explication, conduit à la flottille et
livré à La vernade. Il avait été stipulé dans le traité que
l'existence de M. de Patrocles de Thoisy serait respectée et
qu'il ne lui serait fait aucune injure. Giraud et Grenou, offi-
ciers du Commandeur, restèrent en otage. Lavernade reprit
la mer. Il fit escale à la Guadeloupe et demanda la remise des
neveux de Poincy. Houël, toujours défiant, consentit pour
de Lonvilliers ; mais il déclara que Tréval ne serait rendu
qu'après l'arrivée de du Parquet à la Martinique. Cet arran-
gement fut accepté. La flottille parvint à.Saint-Christophe
le 24 janvier 1647. De Thoisy s'était flatté qu'il serait reçu
par le Commandeur « suivant sa charge ». De Poincy, sans
le voir ni lui parler, le fit incarcérer à côté du gouverneur de
la Martinique, et la garde de ces deux prisons fut doublée.
Du Parquet, rendu à la liberté dix jours après, quitta Saint-
Christophe le 6 février. « Il fut reçu de tout son peuple, à la
Martinique, avec des acclamations et des réjouissances in-
croyables ; et madame sa femme, qui n'avoit pas encore été
reconnuë pour telle et dont le mariage avoit été tenu secret
pour quelques considérations, en eut une joye tout extra-
ordinaire... »
Peu s'en fallut que l'article du traité relatif au respect dû à
l'existence de M. de Thoisy ne fût violé à Saint-Christophe.
Vers la fin de mars, un soulèvement d'un millier d'hommes
de troupes eut lieu en sa faveur. On cria : « Vive le Roi et
M. de Thoisy! » Un instant, de Poincy, troublé, ne sut que
faire. Son entourage affolé émit l'avis qu'il fallait tuer le pri-
sonnier, afin d'ôter tout prétexte à l'émeute. Aubert, plus
calme, fit observer que le navire du capitaine Mansel, en
partance pour Saint-Malo, allait appareiller à la Pointe-de-
Sable. Renvoyer « le Patrocles » en France valait mieux sans
contredit que de prendre encore une lourde responsabilité.
Le Commandeur se laissa persuader. Mais il mit pour con-
dition à l'exécution de cette mesure, qu'un officier résolu se
tiendrait à côté de M. de Thoisy, un pistolet à la main, depuis

ET LA MARTINIQUE
117
la sortie de la prison jusqu'à la dernière minute de l'embar-
quement et que la moindre tentative faite par qui que ce fût
pour délivrer le prisonnier lui vaudrait la mort
Tout bien
convenu, M. de Thoisy fut enlevé nuitamment de sa prison,
avec d'infinies précautions, porté à bras dans une chaloupe
et conduit sans encombre à la Pointe-de-Sable, où on l'em-
barqua.
Le capitaine Mansel mit à la voile au point du jour et, après
une assez mauvaise traversée qu'une tempête et un combat
en mer rendirent fort dramatique, le navire parvint à Saint-
Malo le 17 mai 1647....
A la suite d'un long procès, M. de Poincy fut condamné à
payer à M. de Thoisy 90,000 livres, pour l'indemniser de ce
qu'il lui avait fait perdre en argent, meubles, habits, vête-
ments, armes, etc., etc. Houël, poursuivi pour la môme cause,
fut tenu d'ajouter à cette somme 62,000 livres environ.... La
Compagnie laissa, de guerre lasse, le Commandeur à Saint-
Christophe, comme gouverneur de l'île seulement. Le géné-
ralat fut supprimé.
Et maintenant, si l'on se demande comment la Métropole
avait pu être réduite à ne pouvoir se faire obéir aux colonies,
que l'on veuille bien se rappeler l'état de l'Europe, celui de
nos finances, celui de notre marine, la disgrâce de l'amiral
Sourdis en 1642, sa mort en 1646, celle de l'héroïque marquis
de Brézé la même année, et ensuite la guerre civile!... la
Fronde !...
XV
Il y avait, comme on l'a vu, un certain intérêt historique à
résumer, avec quelques détails, cette campagne des Antilles.
Le reste de la vie de du Parquet ne comportant pas le même
développement, en ce qui touche notre sujet, nous allons
bientôt retrouver Claude de Collart, qui, très éloigné du

118
FRANÇOIS DE COLLART
Prêcheur, centre de l'agitation, n'eut pas à souffrir beaucoup
des événements. Claude était un sage. Venu à la Martinique
pour former une habitation, il se livrait exclusivement à ce
travail, au milieu de ses engagés, avec son géreur, sur la
capacité duquel il pouvait se reposer, quand les affaires l'o-
bligeaient à s'éloigner. Nous le verrons fonder famille, devoir
plus difficile à remplir dans la colonie que celui de mener à
bien de belles cultures, pour une raison que nous ne tarde-
rons pas à dire.
Lorsqu'il fut instruit du réel dévouement déployé à son
intention par Marie Bonnard, et de l'immense service qu'elle
avait rendu à la colonie en la sauvant du désordre et du pil-
lage, de concert avec Lefort et La Pierrière, du Parquet, au-
tant par reconnaissance que par inclination, déclara publi-
quement son mariage avec Mme de Saint-André. La bénédic-
tion nuptiale fut donnée solennellement aux époux, au milieu
d'une nombreuse assistance, dans l'église Saint-Jacques du
Carbet, à la date du 30 avril 1647.
Disons de suite que six enfants naquirent de cette union.
Deux filles se consacrèrent en France à la vie religieuse.
L'existence de deux fils ne fut pas sans éclat. Les autres en-
fants moururent en naissant.
Les tristes événements qui avaient provoqué le renvoi
de M. de Patrocles en France découragèrent la Compa-
gnie. N'ayant pas trouvé d'ailleurs dans le commerce
maritime des gains suffisants pour rémunérer les action-
naires de leurs sacrifices, elle résolut de se dissoudre et de
céder ses îles aux gouverneurs qui lui proposèrent de les
acquérir.
La Guadeloupe, Marie-Galante, la Désirade et les Saintes
furent vendues à la famille Houël-Boisseret ; Saint-Chris-
tophe et dépendances à l'ordre de Malte, pour le Comman-
deur de Poincy. La Martinique, Sainte-Lucie, la Grenade et
les Grenadins furent cédés à du Parquet pour la faible
somme de 41,500 livres. Le contrat de vente de ce dernier

ET LA MARTINIQUE
119
groupe fut signé à Paris le 27 septembre 16501, et du Parquet
prit officiellement possession de ses domaines le 13 mars 1651.
De gouverneur de la Martinique il en était devenu le pro-
priétaire. .. Sa grande bonté fit que la plupart des habitants,
qui ne voulaient plus payer « aucuns droits » à la Com-
pagnie, eurent absolument gain de cause avec lui. Il les laissa
vivre à leur gré, sans leur demander autre chose que la
paix. La Compagnie les avait pressurés ; Jacques les combla
de douceurs. C'était aller d'une extrémité à l'autre. Plus tard,
il s'en repentit.
Pour le moment, son état de santé, comme celui de ses af-
faires (il lui fallait payer les 41,000 livres) l'obligeaient à passer
en France. Il avait aussi grand besoin de respirer l'air du pays
que de profiter de son voyage pour entreprendre une opération
commerciale lucrative. Un navire nommé Le Jardin nouveau,
commandé par le capitaine Marc Pitre, était alors ancré dans
la rade de Saint-Pierre. Du Parquet s'en fit l'armateur. Il le
chargea des meilleures productions martiniquaises et — re-
mettant le pouvoir à son cousin de Saint-Aubin — il mit à
la voile pour Flessingue. C'était le port de Zélande qui faisait
le plus de trafic avec nos îles d'Amérique... Un placement
avantageux lui fut procuré à son arrivée pour les marchan-
dises de premier choix qu'il apportait. Les négociants de
Flessingue connaissant et appréciant du Parquet, soit par
eux-mêmes, soit par leurs capitaines, avaient trop d'intérêt
à lui rendre service pour ne pas en saisir l'occasion.
Son expédition terminée, Jacques se rendit en France et
vint à Paris. Par l'intermédiaire de M. de Patrocles de Thoisy,
qui avait conservé bon souvenir de lui, du Parquet fut pré-
senté à la cour et eut trois audiences du jeune Roi (dont la ma-
jorité allait être déclarée).
1 Dans cet acte, passé devant Le Roux et Le Vasseur. notaires au Châ-
telet, du Parquet avait eu pour fondé de pouvoirs son beau-frère Charles de
la Forge, « maréchal des logis de Mgr le prince de Condé. » Ce la Forge avait
épousé Suzanne Dyel de Vaudroques, née en 1595 à Cailleville.

120
FRANÇOIS DE COLLART
De quoi fut-il question dans ces entretiens avec Anne
d'Autriche et son fils ? On dut trouver quelque intérêt à faire
raconter à du Parquet les circonstances de la crise dont il
avait tant souffert à Saint-Christophe. Peut-être fut-il parlé
des « fruits délicieux » de la colonie, dont Jacques avait fait
porter une ample provision à la Reine...
Après dix-huit mois environ d'absence, du Parquet était de
retour à la Martinique en octobre 1652.
Ce retour s'était-il effectué par Nantes ? Nous n'en serions
pas surpris pour diverses raisons. Le port de Nantes faisait
alors beaucoup d'expéditions pour les Antilles... Le passage
de du Parquet en France, sa présentation à la cour, son em-
barquement à Nantes — connus du public — avaient dû rap-
peler la Martinique à Françoise d'Aubigné. Après avoir
habité cette île quatre ou cinq ans avec sa mère, elle était
rentrée en France et venait d'épouser Paul Scarron (1651).
Sous l'inspiration de sa très jeune femme, le joyeux poète,
qu'une imprudence à la chasse avait paralysé des jambes à
l'âge de vingt-sept ans, forma le projet d'émigrer en Amé-
rique. Le climat, lui avait-on persuadé, rétablirait sa santé.
En attendant le départ du navire qui devait l'emmener de
Nantes, il vint passer quelque temps à Négron (Indre-et-
Loire), tout près d'Amboise1. dans sa propriété de la Vallière.
Le rimeur gazetier Jean Loret, dans sa Mme historique du
5 novembre 1652, dit à ce sujet :
« Monsieur Scarron, auteur burlesque»,
Fort aimé du comte de Fiesque3
Est parti de cette cité
Ayant sa femme à son costé,
Ou du moins en estant bien proche,
Luy dans une chaise, elle en coche ;
1 Voir Inventaire analytique des archives de la commune d'Amboise de
l'abbé Chevalier, p. 298.
2 1610-1660. — 3 Charles Léon, de Gênes.

ET LA MARTINIQUE
121
Pour, devers la ville de Tours,
Aller attendre quelques jours
L'embarquement pour l'Amérique,
sa personne poétique
Espère trouver guérison...»
Le projet de Scarron n'eut pas de suite, heureusement
pour sa femme, qui ne serait pas devenue Mme de Maintenon.
Le dernier des motifs qui nous font croire que du Parquet
revint à la Martinique par Nantes, c'est qu'à la fin de cette
année 1652, Claude de Collart partit de la colonie sur un
navire de Nantes, où sa présence est constatée sur des actes,
dès le 20 janvier 1653. La date d'arrivée de l'un, celle de départ
de l'autre cadrent si bien que l'on doit supposer que le même
navire a dû les avoir pour passagers.
Maintenant quelle cause attirait principalement en France
Claude de Collart? ..
Il faut dire qu'aux îles, à cette époque, il n'y avait guère
d'autres femmes européennes que celles provenant d'une
véritable « traite des blanches ». A la demande des habitants,
les capitaines de navire joignaient à leur chargement un
groupe de pauvres créatures disposées par la persuasion à
s'expatrier pour trouver un mari. Les colons n'exigeaient
qu'une chose à l'égard de ces femmes : qu'elles fussent bien
portantes .. Ils voulaient travailler avec l'assurance de ne
pas laisser leur bien au hasard... A leur arrivée dans l'île,
les passagères étaient présentées à l'encan comme toute
autre marchandise, et c'était au plus offrant qu'elles étaient
adjugées individuellement. La bénédiction nuptiale suivait
de près l'adjudication, et de ces unions — le plus souvent
heureuses — sortaient de fécondes lignées... On a longtemps
nié ces étranges marchés. Le doute n'est plus permis. Plu-
sieurs documents récemment découverts en offrent la preuve.
On comprend que Claude de Collart ne pensa pas à se
pourvoir parmi les créatures arrivant de cette manière aux
îles et destinées au commun des habitants venus à la Marti-

122
FRANÇOIS DE COLLART
nique comme engagés. Il se résolut à venir chercher lui-
môme en France une digne compagne. Comment la trouva-
t-il à Nantes, dans cette immense ville, l'une des douze plus
grandes du royaume ? Nous ne pourrions le dire sûrement.
Ce qu'il importe de savoir, c'est que Madeleine de Bremond
de Bossée, qui donna le jour au colonel François de Collart,
était d'une famille des plus distinguées par l'antiquité de
sa noblesse et les services rendus dans les armées. Les Bre-
mond d'Ars, de Saintonge, d'Angoumois et du Poitou, sont
trop connus (notamment par des travaux historiques remar-
quables publiés dans ces derniers temps1) pour qu'il soit
nécessaire de s'étendre ici à leur sujet.
Il doit nous suffire de rappeler : 1° que Madeleine, baptisée
à Genillé, en Touraine (Indre-et-Loire), le 29 décembre 1630,
était le cinquième enfant et la troisième fille de Jean de Bre-
mond, écuyer, seigneur de Bossée (1598-1632)2, gendarme de
la compagnie du maréchal d'Effiat, gouverneur de Touraine,
et de Anne de la Croix3, fille de Valentin, écuyer, seigneur
de la Croix-Vallinière et de Lémerière, et de Anne Le Clerc
de la Guériverie ; 2° que Mme de Collart était petite-fille de
Abel de Bremond, écuyer, seigneur de Bossée (1568-1601),
qualifié chevalier de l'ordre du Roi, dans un acte de 1610,
époux de Renée Gaigneron, fille de Barthélémy, écuyer,
seigneur de Roches, et de Françoise Prudhomme de la Papi-
nière ; et 3° enfin, que Madeleine descendait, au troisième
degré, de Hector de Bremond, écuyer, (1538-1587), époux de
Perrine Cottin, dont provenait la terre de Bossée en Saint-
Senoch, près Loches. Hector (qui périt à Coutras) est tenu,
par les Bremond d'Ars actuels, pour être issu de Charles
de Bremond, chevalier, seigneur de Balanzac (1500-1559),
1 Voir principalement la nouvelle édition du
Dictionnaire des Familles
de l'ancien Poitou, par MM. Beauchet-Filleau.
3 Mort au service, à l'âge de 34 ans.
» Epouse en 2mes noces de Abel de Henry, écuyer, seigneur d'Auchamp, de
(a paroisse de Restigné, en Anjou.

ET LA MARTINIQUE
123
appartenant au second degré de la branche de leur famille,
ayant d'abord porté ce dernier nom et plus tard, celui de
Vaudoré.
Le mariage de Claude de Collart, écuyer, seigneur de Coucy,
avec Madeleine de Bremond fut célébré à Nantes (paroisse
Saint-Nicolas), le 20 février 1653.
De plusieurs frères et sœurs que Madeleine avait eus
de 1625 à 1632, il ne lui restait, en 1653, qu'une sœur, nommée
Claude, dont nous aurons à mentionner le mariage à la
Martinique. L'occasion de parler de divers parents de Mmc de
Collart devant s'offrir dans le cours du récit, nous bornons
présentement à ce qui précède ce que nous avions à dire de
sa famille.
Quelques mois après son mariage, Claude de Collart revint
à la Martinique avec sa jeune femme. Un intervalle de cinq
ans sépare l'époque de leur union de la naissance de leur
premier enfant, une fille, qui mourut jeune. Leur second
enfant, François de Collart, est né sur l'habitation de la
Case-Pilote, le 1er juin 1662. Prenant seulement date en cet
endroit pour la naissance de notre héros, nous devrons y
revenir en temps et lieu...
De 1654 à 1656, la Martinique fut désolée par une terrible
guerre contre les sauvages. La conquête, pacifique d'abord,
que du Parquet avait faite des îles voisines, inquiéta, irrita
les Caraïbes, qui se voyaient sur le point de ne pouvoir con-
server aucun refuge aux Antilles. Diverses rencontres où,
malgré les recommandations du gouverneur, les Français
n'eurent pas toujours raison de se montrer impitoyables,
exaspérèrent ces peuples dont nous prenions le sol plus ou
moins violemment. Du Parquet, sentant venir l'orage, ne
négligea rien pour empêcher une irruption imminente.
11 composa « une petite armée navale » de quatre navires
armés de canons et de pierriers, sous la conduite de Bail-
lardel, lequel reçut, au commencement de l'année 1654, le
titre de « capitaine garde-côtes contre les sauvages ». Sur

124
FRANÇOIS DE COLLART
cette flottille, du Parquet mit, comme troupe de descente, cent
cinquante braves de son île, placés sous les ordres de la
Pierrière. Son but était de désorganiser les sauvages se pré-
parant à une invasion générale. Cette poignée de Martiniquais
résolus allèrent, avec les quatre navires qui les soutenaient
de leur artillerie, ravager les carbets à la Grenade, à Sainte-
Lucie et à Saint-Vincent. Les succès locaux ainsi obtenus,
non sans effusion de sang, au lieu d'épouvanter les Caraïbes,
les poussèrent à demander secours à leurs frères de la terre
ferme, c'est-à-dire de la Guyane. Pendant que la flottille de
Baillardel renouvelait son expédition de la Grenade, où la
ruse de l'ennemi l'avait attirée, plus de deux mille sauvages,
embarqués sur une nuée de pirogues, vinrent se jeter sur
la Martinique et attaquer du Parquet si subitement, dans
son habitation de la Montagne, qu'il se vit enveloppé. Obligé
de se défendre uniquement avec sa garde et « les grands
chiens qu'il nourrissoit chez luy, il se battit en lion, soutint
toutes leurs attaques, et fit dans cette occasion tout ce que
peut un grand courage. »
Cependant, les habitants eux-mêmes, surpris, n'ayant pu le
secourir, du Parquet allait être forcé dans son château et mas-
sacré avec ses compagnons, dont plusieurs étaient déjà tombés,
lorsque les capitaines de quatre vaisseaux hollandais arrivés
en ce moment à Saint-Pierre, informés du danger dans
lequel se trouvait le gouverneur, envoyèrent trois cents
hommes de leurs équipages pour le soutenir. A la vue de
cette troupe armée, dont rien n'avait pu leur faire soupçonner
la présence, les sauvages lâchèrent pied. Du Parquet dégagé
les poursuivit avec les braves fusiliers hollandais... Il se fit
dans cette chasse un tel massacre des Caraïbes que bientôt
le reste de ce malheureux peuple fut réduit à quitter la Ca-
pesterre et à laisser la Martinique en paix. Les marins ba-
taves nous rendirent ce jour-là un service important, que du
Parquet n'oublia pas... Vingt ans plus tard, en 1674, (la
suite du récit le montrera), les vicissitudes de la guerre eu-

ET LA MARTINIQUE
125
ropéenne transformèrent en adversaires ces précieux amis,
et nous obligèrent à joncher la plage de Fort-de-France
des cadavres de leurs soldats. Tristes lauriers pour les
colons qui savaient encore de quels bienfaits nous étions re-
devables aux navigateurs hollandais! Leur commerce facile,
attentif, fraternel, lucratif, avait nourri et enrichi nos colonies
naissantes... On les expulsa des Antilles. Ainsi le veut la
Fortune !
XVI
La captivité de du Parquet à Saint-Christophe l'avait atteint
plus profondément qu'il ne le crut d'abord lui-même. Il était
sorti de prison faisant bonne contenance, mais en réalité
rhumatisant et goutteux. Son année en cave (ou peu s'en
fallait), la privation complète d'activité, l'avaient mis à la
torture, sans qu'il y parût, grâce à son courage. Les pré-
tendus secours de l'art à la Martinique et en France ajou-
tèrent à ses maux, que l'admirable dévouement de sa femme
put seul adoucir.
Au commencement de l'année 1657, il subissait une de ces
crises douloureuses qui le clouaient au lit, lorsque la Marti-
nique fut secouée par un tremblement de terre épouvantable
qui dura deux heures, mais dont l'effet général fut plus ef-
frayant que désastreux. Jacques, obligé de quitter en hâte la
maison, à peine vêtu, souffrit beaucoup de cet événement.
Une absurde émeute, que firent à Saint-Pierre une centaine de
brouillons, lui donna le coup de grâce. Du Parquet venait
d'engager les habitants à se cotiser pour l'entretien de la flot-
tille, lui-même s'inscrivent pour la moitié de la dépense. Il
ne leur demandait que de petits droits. Quelques mauvaises
têtes refusèrent d'admettre cet impôt. Au premier avis, le
gouverneur, montant à cheval avec ses gardes, courut droit
aux émeutiers... L'attroupement se dissipa ; le refus de

126
FRANÇOIS DE COLLART
payer ne fut pas maintenu. Mais l'émotion, la colère, et surtout
l'effort que du Parquet avait dû faire dans cette fâcheuse
sortie, lui causèrent une fièvre qui l'obligea sur-le-champ à
s'aliter. Il ne se releva pas. Après avoir déclaré qu'il par-
donnait au nommé Bourlet, promoteur de cette émeute, et
après avoir reçu les derniers sacrements, Jacques du Par-
quet expira entre les bras de sa femme, le 3 janvier 1658, à
à l'âge de cinquante-deux ans, comme son oncle d'Esnambuc.
On lui fit de magnifiques funérailles. Les Martiniquais
parurent le regretter sincèrement.
Jacques laissait le pouvoir à son fils aîné âgé de huit ans,
sous la tutelle de sa veuve, malade, abattue par le chagrin,
peu en situation de se faire obéir. Il y eut contre elle des ré-
voltes qui lui donnèrent une impression si funeste que,
frappée de paralysie, elle dut s'embarquer au plus vite, dans
l'espoir de trouver soulagement à son état aux eaux thermales
de Bourbon-L'Archambault, de tout temps réputées souve-
raines contre la paralysie... La pauvre femme mourut en
route. Les personnes de sa famille, et les officiers de sa maison
qui l'accompagnaient, supplièrent le capitaine de conserver
son corps pour l'inhumer en terre sainte. Le corps de défunte
« Marie Bonnard, générale du Parquet » fut dépecé, salé et
hermétiquement enfermé dans un tonneau. Une interminable
tempête ayant sévi, les matelots superstitieux prétendirent
que la fatalité poursuivait le navire depuis qu'il portait ce
funèbre colis. Le capitaine fut contraint de le faire jeter à la
mer pour les apaiser (août 1659).
Adrien Dyel de Vaudroques, frère de Jacques, nommé par
le Roi lieutenant général de la Martinique et tuteur principal
des mineurs du Parquet, arriva dans l'île en novembre 1659.
Il gouverna pour ses neveux, plutôt mal que bien, jusqu'au
25 septembre 1662, date de sa mort.
Son successeur Jean Dyel de Clermont, cousin des jeunes
du Parquet, assez bon homme, prit le pouvoir au moment
où M. et Mme de Collart se rendaient en France avec leurs

ET LA MARTINIQUE
127
deux enfants. Ce voyage eut lieu en 1663. Nous les voyons,
à la date du 6 novembre, signer le bail d'un bien rural, le
Clos-Jallinet, qu'ils venaient d'acheter à Restigné, près
Saumur. Il est stipulé, dans cet acte passé devant Lemesle,
« notaire en la prévosté de Restigné », que « M. Claude
Collart, escuier, sieur de Coussy, et damoiselle Magdeleine
de Bremond, son espouse, de luy auctorisée, habitans de
l'isle de la Martinique, estant de présent en ce lieu », louent
la dite propriété à un sieur Nicolas Breton, qui la prend, pour
cinq ans, à moitié profit. Une famille de la localité devait
profiter des provisions de bouche de consommation courante
telles que volailles, fruits, œufs, lait et beurre. Cette famille
était celle de M. François de Henry, demi-frère de Madeleine
de Bremond, baptisé à Restigné, le 5 octobre 1634. Les de
Henry (dont les terres et les noms d'Auchamp et de la Moi-
nerie ont passé aux descendants des dames de Bremond
établies à la Martinique) avaient eu pour auteur Abel de
Henry, écuyer, sgr d'Auchamp, époux de Anne de la Croix,
veuve de Bremond de Bossée. Cet Abel avait eu, d'une pre-
mière union, trois enfants et notamment un fils nommé
Charles de Henry qui — peu avant le mariage de Mme Claude
de Collart — venait d'hériter de la terre d'Auchamp, par la
mort de son père, et, pour cette raison, conservait deux
sœurs à sa charge.
Madeleine n'avait en parents proches, à l'époque de son
mariage, que sa sœur Claude et son demi-frère François de
Henry de la Moinerie. Ces trois personnes vivaient dans une
modeste aisance. Nous tenons plusieurs actes qui montrent
que l'inclination seule avait attiré Claude de Collart vers
Madeleine et que, si elle emmenait sa sœur à la Martinique,
c'était afin de lui procurer un sort meilleur en la mariant.
Le retour de M. et Mme de Collart aux Antilles eut lieu au
commencement de l'année 1664, époque à laquelle Louis XIV,
avec Colbert, créa la Compagnie des Indes.
Ainsi que nous l'avons vu, après la mort de du Parquet

128
FRANÇOIS DE COLLART
des désordres avaient éclaté à la Martinique. Successivement,
les autres îles n'ayant pas été plus heureuses, la cour résolut
de les racheter toutes aux seigneurs propriétaires et d'en
confier le commerce à une nouvelle compagnie qui opérerait
sous le protectorat du Rot.
Alors, comme moyen d'appréciation, pour déterminer
d'une manière approximative la valeur acquise par ces co-
lonies, on voulut se rendre compte du mouvement d'émigra-
tion qui s'était produit du continent européen aux Antilles,
depuis que du Parquet et d'autres les avaient achetées.
Un recensemeut nominatif des habitants de chacune d'elles
fut dressé et envoyé en France. Ce travail est curieux et
instructif. Il y avait alors à la Martinique : une colonie pari-
sienne, une colonie dieppoise, rouennaise, malouine, nan-
taise, poitevine, bordelaise, etc. ; on y comptait aussi des
étrangers : des Flamands, des Ecossais, des Hollandais, etc.
Ce mélange produisit, avec le temps, des types créoles admi-
rables. On en peut citer un remarquable exemple : L'Impéra-
trice Joséphine avait dans les veines du sang Orléanais,
normand, nantais, parisien et anglais, par l'une de ses
grand'mères...
Ceux qui ont écrit sur la Martinique anciennement ont
beaucoup exagéré le chiffre de sa population. Avant l'époque
où fut dressé le premier recensement de la colonie, les uns ont
compté vingt mille âmes; d'autres, aussi peu renseignés mais
plus raisonnables, dix mille. C'était encore trop de moitié.
Le véritable chiffre de la population blanche et noire, en
comptant les femmes et les enfants, était exactement, en
1664, de cinq mille trois cent trois personnes. L'amour-propre
martiniquais peut supporter cette révélation aujourd'hui
que la colonie nourrit près de 170,000 habitants.
Ainsi que l'indique son article de recensement, extrait du
« Rolle général de la compagnie de M. de Laubière, tant des
habitans que des garçons portant armes, que femmes et
enfans et femmes stérilles, neigres et neigresses et leurs

ET LA MARTINIQUE
129
enfans », le personnel de la maison Collart en 1664 se com-
posait de 1° Claude de Collart et Madeleine de Bremond, 45 et
33 ans ; 2° leurs enfants : Madeleine et François, 6 et 3 ans ;
3° quatre serviteurs français, de 22 à 32 ans; et 4° vingt-deux
esclaves, nègres et négresses. Ce nombre de travailleurs in-
diquait un revenu de 30,000 livres environ, un nègre étant
alors compté comme rapportant annuellement à son maître
en moyenne, 1800 livres, les non-valeurs défalquées...
M. et Mme de Collart ne tardèrent pas à marier leur sœur
Mlle Claude de Bremond. Elle épousa, en 1665, M. Pierre du
Prey, natif du Havre, venu dans la colonie comme chirurgien
de marine. De ce mariage naquit notamment un fils : Louis
du Prey, qui devint officier et gagna rapidement le grade de
colonel. Compagnon d'armes de François de Collart, son
cousin-germain et son digne émule, il acquit par ses belles
actions aux Antilles une réputation de bravoure telle, que
la cour (on était sous la Régence) le fit anoblir en 1721. Voici
ce que nous remarquons dans les lettres patentes qui lui
furent délivrées en août de la dite année :
« Nous avons d'ailleurs été informé que le mérite per-
sonnel du sieur du Prey est encore soutenu par une nais-
sance distinguée, étant issu, par sa mère, de la maison de
Bremond d'Ars, ancienne noblesse de notre province d'Anjou,
dont elle portait le nom et les armes. »
Le colonel Louis du Prey (auteur des branches du Prey de
la Ruffinière, de la Moinerie, etc.) est un des ascendants de
M. le sénateur baron de Lareinty1.
1 Au moment où nous terminons la seconde partie de cette étude, nous
recevons de la Martinique les plus tristes nouvelles. Un cyclone et un
tremblement de terre — comme on n'en avait pas vu depuis l'année
1817 —
viennent d'éprouver cruellement la colonie. Plus de trois cents personnes ont
péri. La ville de Fort-de-France, déjà dévastée par un incendie dont la

Métropole s'est récemment émue, est, dit-on, presque détruite. C'est pour
nous en quelque sorte une obligation d'adresser ici
à nos amis de la Mar-
tinique la plus vive expression de notre sympathie, à l'occasion de ce déplo-
rable événement. Comme toujours, en face d'une aussi touchante infortune,
le pays, nous n'en doutons pas, fera généreusement son devoir.

COLLART (250)
1
1

TROISIÈME PARTIE
Premiers effets de l'établissement de la Compagnie des Indes
occidentales. — Alexandre Prouville de Tracy. — De Clodoré,
de la Barre. — Guerre de 1666 à 1668. — Vaine attaque de la
Martinique par les Anglais. — Madeleine d'Orange. — M. de
Baas. — Une ambassade nègre. — Premier cadastre de la Mar-
tinique en 1671. — Terres possédées par Claude de Collart à
cette époque. — M de Sainte-Marthe, gouverneur de la Marti-
nique, beau-père de François de Collart. — Sa part glorieuse
au siège de l'île en 1674 par les Hollandais. — Mort de Claude
de Collart en 1678. — Jeunesse de François de Collart. — Son
éducation en France. — Ses premiers services au régiment
de Kouergue. — Madeleine de Bremond en France. — Retour
de Mme de Collart et de son fils à la Martinique. — Les milices
de l'île. — François de Collart est nommé lieutenant. — Son
mariage avec Angélique-Anne de Sainte-Marthe. — Sa descen-
dance et celle de son beau-père. — Premières armes de François
de Collart aux Antilles. — Prise de l'île Saint-Eustache.
I
Colbert prévoyait que l'établissement de la Compagnie des
Indes occidentales n'aurait pas lieu sans difficultés, sans
troubles. Les deux précédentes Compagnies : celle de Saint-
Christophe et celle des îles d'Amérique, avaient laissé de si
fâcheux souvenirs aux Antilles que l'avènement d'une nou-

FRANÇOIS DE COLLART ET LA MARTINIQUE
131
velle société devait rencontrer une opposition générale. Il
était à craindre qu'à la Martinique principalement, où les co-
lons étaient moins patients, moins résignés que partout
ailleurs, l'opposition ne produisît une explosion parmi les
têtes chaudes de la colonie. Aussi Colbert, dans cette prévi-
sion, voulut-il envoyer d'avance en Amérique une escadre
dirigée par un chef à la fois prudent et avisé, qui, muni des
pouvoirs les plus étendus, soutenu par une force imposante,
serait en mesure d'apaiser les esprits, d'installer de nouveaux
administrateurs et d'obliger successivement chaque colonie
à recevoir, à laisser fonctionner la Compagnie. Personnelle-
ment Louis XIV attachait une grande importance au com-
merce qu'elle allait inaugurer. Il se flattait d'en tirer un
immense profit pour le Trésor français. Les bénéfices consi-
dérables donnés, depuis longtemps déjà, par la Compagnie
hollandaise à la République des Provinces-Unies, lui sem-
blaient un sûr garant de réussite. Mirage trompeur! Peut-être
le Roi eût-il mieux fait — financièrement et politiquement —
de chercher à s'associer, par des traités de commerce, aux
opérations de cette Compagnie grandiose, expérimentée, que
de s'acharner à les interdire dans nos colonies, pour aboutir,
huit ans plus tard, d'excitation en excitation, à une guerre
effroyable sur le continent européen, aussi bien qu'aux îles
d'Amérique et dans l'Océan indien.
Quoi qu'il en soit, Colbert se montra judicieux dans son
choix. Alexandre Prouville de Tracy, officier général de
haute valeur, ci-devant commissaire des armées du Roi en
Allemagne, avait été nommé, à la date du 19 novembre 1663,
« lieutenant général pour le Roi, tant en l'Amérique septen-
trionale que méridionale, en terre ferme et aux îles. » Les
pouvoirs d'Alexandre de Tracy (qui ne pouvaient être que
momentanés) s'étendaient donc à la fois sur le Canada, sur
la Guyane et sur toutes les Antilles françaises.
Cependant, jusqu'à nouvel ordre, Saint-Christophe, Sainte-
Croix, Saint-Barthélemy « et autres îles en dépendant », ap-

132
FRANÇOIS DE COLLART
partenant encore à l'Ordre de Malte, qui les avait acquises
en 1651, ne furent pas comprises dans les pouvoirs du nou-
veau gouverneur général. Ce ne fut qu'en décembre 1663
que la Compagnie put être en mesure de négocier l'achat et
de prendre possession de ce qui formait le domaine du com-
mandeur de Poincy. Rappelons à ce propos que l'ancien
lieutenant-général, dont il nous a fallu montrer le despotisme
et la révolte, était mort en avril 1660. Depuis le retour de
M. de Patrocles en France, M. de Poincy avait bien su se
relever dans l'opinion des colons américains et dans l'estime
des seigneurs propriétaires des Antilles. Le dernier bienfait
de son gouvernement fut le traité de paix conclu avec les
chefs caraïbes en mars 1660. Le capitaine Charles Baillardel,
successeur de son père (mort à la même époque que du Par-
quet), comme « capitaine garde-côtes contre les sauvages »,
avait pris part à ce traité au nom des habitants de la Marti-
nique. L'une des clauses de cet acte important était que
Charles Baillardel rendrait les deux neveux d'un chef ca-
raïbe qu'il avait faits prisonniers sur sa flottille.
M. de Tracy partit de la Rochelle le 26 février 1664 avec
une escadre composée de deux vaisseaux de l'Etat et de quatre
navires de la Compagnie portant douze cents hommes de
débarquement. Il arriva le 11 mai à Cayenne, première étape
de sa mission, et parvint à la Martinique dans les premiers
jours de juin 1664. Il y fut bien accueilli. Le public ne savait
pas encore à quoi se résoudrait l'action du nouveau système.
De Tracy, reconnu dans sa charge le 7 juin 1664 par Dyel
de Clermont, gouverneur pour « le petit du Parquet », fit
prêter serment le même jour à tous les corps d'Etat de l'île :
au Conseil souverain (de création récente), aux milices, au
clergé, à la noblesse, au peuple, etc., et, poursuivant sa mis-
sion, il remit à la voile pour la Guadeloupe. Il y séjourna
quelques mois, en attendant la venue des fonctionnaires
chargés d'installer les différents services de la Compagnie
des Indes occidentales à la Martinique.

ET LA MARTINIQUE
133
C'étaient MM. de Clodoré, gouverneur particulier, et de
Chambré, agent général de la Compagnie. Partis de la Ro-
chelle le 14 décembre 1664, ils prirent possession de leur
emploi le 19 février 1665, en présence de M. de Tracy, revenu
de la Guadeloupe afin de les faire reconnaître.
Clodoré, l'un des meilleurs administrateurs qu'ait eus la
Martinique1, donna tout de suite la mesure de son caractère
énergique. Le texte de l'édit qui créait la Compagnie des
Indes occidentales (mai 1664) était à peine connu des habitants
qu'une sédition éclata au Prêcheur, quartier d'où partait gé-
néralement le signal des émeutes à cette époque. Un sieur
Rodomont, « n'ayant de remarquable que le nom », dit Du-
tertre, s'agitait bravement au milieu d'une bande d'oppo-
sants criant : « Point de Compagnie ! Vive le petit du Par-
quet. » Clodoré prévenu court au Prêcheur et, à peine accom-
pagné, va droit au coupable et le fait saisir. Le pauvre diable
est jugé, condamné et pendu le même jour, 29 février 1665.
Malgré cet exemple, trois autres soulèvements, qui eurent
lieu, pour la même cause, en différents quartiers, nécessi-
tèrent trois sacrifices semblables, dont les nommés Le Roy,
Jousselin et La Rivière furent les victimes. Ace prix, le calme
se rétablit et les représentants de la Compagnie purent es-
pérer que l'ère de sa prospérité allait commencer au moins à
la Martinique... Il n'en fut rien. La Compagnie végéta, lutta
contre la mauvaise fortune quelque dix années, perdit cinq
millions et succomba. Louis XIV en fut personnellement pour
treize cent mille livres qu'il paya noblement.
Les derniers événements s'étaient passés pendant que
M. de Tracy était encore à la Martinique... Il mit le cap sur.
le Canada vers le même temps que M. de Clermont s'embar-
quait pour la France avec ses deux cousins, les enfants du
1 Voici comment il se qualifiait dans les actes de son administration :
« Messire Robert le Fricot-Des friches, chevalier, seigneur de Clodoré, prési-
dent au Conseil souverain, gouverneur de l'isle Martinique, sous l'autorité

de MM. de la Compagnie des Indes occidentales.

134
FRANÇOIS DE COLLART
Parquet. Deux cent quarante mille livres étaient allouées
par la Compagnie aux héritiers Dyel. Ce furent encore eux
qui se trouvèrent les mieux favorisés. Avec le prix de leurs
domaines coloniaux, qui fut payé en France, leur tuteur
acheta pour leur compte, du duc de Luynes, les terres de
Sorel et de Fontenailles , anciennement érigées , Tune en
comté, l'autre en marquisat, la première en Touraine, près
Maillé, la seconde en Normandie, près Caen.
II
Il nous faut abréger beaucoup le récit de ce qui survint
aux Antilles, pendant la guerre de 1666-1668. Nous avons hâte
d'arriver aux points qui touchent de plus près à notre sujet.
Nous étions en guerre avec les Anglais. Ils cherchèrent à
nous faire tout le mal possible dans nos îles. Nous les bat-
tîmes dans les leurs. Ils furent chassés de Saint-Christophe,
dAntigue et de Montsarrat... Les milices martiniquaises
embarquées sur une nouvelle escadre envoyée aux Antilles
avaient pris très sérieusement part à cette guerre dans l'ar-
chipel... Voilà tout ce que nous devons dire pour maintenir
le fil du récit. Quant aux faits dont la Martinique fut le théâtre
à l'époque où nous sommes, il n'est pas inutile d'ajouter
quelques détails.
A M. Prouville de Tracy avait succédé, comme gouverneur
général, M. Le Fèvre de la Barre, commandant en chef de
l'escadre. De la Barre était plus brave qu'intelligent. Peu s'en
fallut que son caractère jaloux et altier ne compromît la pos-
session môme du chef-lieu de son gouvernement.
Clodoré venait de donner, hors de la colonie, à la tête des.
milices embarquées, des preuves d'une haute capacité mili-
taire. Son mérite éclatant portait ombrage au gouverneur
général, et lorsque Clodoré proposait une mesure utile, M. de
la Barre se trouvait enclin à vouloir absolument le contraire.

ET LA MARTINIQUE
135
Cependant, en face de l'ennemi, en présence du péril que la
Martinique courut en 1667, il fut nécessaire de s'entendre...
Du 29 juin au 6 août, la Martinique eut à subir quatre at-
taques enragées de la flotte anglaise, commandée par le che-
valier Harmant et lord Willongby. Ces quatre attaques furent
glorieusement repoussées. Saint Pierre et le Mouillage eurent
surtout à souffrir dans ces actions mémorables.
Pour donner une idée de l'acharnement avec lequel les
colons martiniquais s'y défendirent, il nous est agréable de
reproduire les lignes suivantes, que nous trouvons dans le
récit du Père Dutertre :
« L'on remarqua dans ces combats une chose assez rare pour
« occuper ici une place, c'est qu'une femme nommée Madeleine
« d'Orange, dont le mari faisait l'office de canonnier à la batterie de
« Saint-Sébastien (Mouillage) où était le gouverneur (M. de Clodoré),
« y tint ferme pendant tous les combats, fournissant courageuse-
« ment les cartouches, les boulets et toutes les choses nécessaires
« aux canons, sans s'étonner aucunement du fracas et du massacre
« que faisait le canon des ennemis et sans jamais baisser la tête

« pour des milliers de boulets qui passaient par-dessus. »
De tels dévouements ne doivent point être oubliés. L'exemple
en sera toujours salutaire. En citant ainsi le nom de
Madeleine, Dutertre a rempli son devoir d'historien. Com-
plétons son éloge en disant ce qu'était l'intrépide Française
célébrée par lui.
Guillaume d'Orange, père de Madeleine (un héros, lui
aussi, dont nous reparlerons), né en 1609 à Dieppe, était passé
aux îles en 1628 avec Urbain du Roissey, lieutenant de d'Es-
nambuc. Il y épousa, en 1637, Madeleine Huguet, venue vers
le même temps à Saint-Christophe avec son oncle Liénard
de l'Olive, plus tard gouverneur de la Guadeloupe. Guillaume
passa l'un des premiers dans cette dernière île et s'établit à
la Capesterre, où notre héroïne est née le 29 juin 1639. Voici
son acte de baptême, le plus ancien des Antilles, conservé
aux archives coloniales :

136
FRANÇOIS DE COLLART
« Magdelaine d'Orange a esté baptisée par moy au logis de son
père, ny aïant pas encore de chapelle dédiée. Elle fut ainsy nommée
par Claude Roirdet, de Nantes ; a esté Mme Guillot sa marraine. Le
premier juillet 1639 : elle était née le 29 juin. F. Remond Breton. »

Madeleine, passée à la Martinique avec sa famille vers
1650, avait épousé à Saint-Pierre M. Jean Vallance dont elle
eut quatre enfants. Son mari tomba mortellement frappé
dans l'un de ces combats où elle se fit remarquer à ses côtés.
Trois ans après, Madeleine se remaria avec M. Jean Le Roux
de Chapelle, dont elle eut aussi plusieurs enfants. Elle mourut
au Prêcheur le 25 janvier 1716, à l'âge de 78 ans.
La renommée qu'eut Madeleine de ce qui se lisait à la
Martinique, dès 1672, dans l'ouvrage du P. Dutertre, au sujet
de sa belle action, ne fut pas sans profit pour sa famille. Tous
ses enfants et petits-enfants, aussi bien que ses neveux et
nièces, firent de beaux mariages. Deux de ces unions ame-
nèrent cette double particularité que la sœur cadette de
Madeleine, Marie d'Orange, figure en ligne directe dans la
généalogie de l'impératrice Joséphine et dans celle aussi des
descendants de Claude de Collart, contemporain des deux
sœurs, lequel a dû être témoin du courage de Madeleine au
siège de la Martinique par les Anglais.
De la Barre, obligé de reconnaître la supériorité de Clodoré
dans la direction de la défense durant le siège, ne pouvait
lui pardonner la gloire qu'il avait acquise au détriment de la
sienne. Leurs relations s'aigrirent et, l'année suivante, le
20 février 1668, sous divers prétextes, de la Barre destitua
son collègue de sa propre autorité. Blâmé pour ce fait, il fut
rappelé en France et remplacé.
M. de Baas, son successeur (non plus sur une escadre),
prit le commandement des îles à la date du 4 février 1669.
Nous avons quelques lettres intéressantes de ce gouver-
neur général qui se piquait d'écrire avec une certaine re-
cherche. Le 26 décembre 1669, il dépeint la manière de vivre

ET LA MARTINIQUE
137
des habitants ; il parle de la coquetterie des femmes « qui
veulent toutes les propretés de la mode ».
Le 24 septembre 1670, il annonce à Colbert l'arrivée à la
Martinique de dom Matheo Lopez, ambassadeur du roi
d'Ardres « allant en France vers Sa Majesté, avec des pré-
sents composés de deux coutelas et deux zagayes, chefs-
d'œuvre inimitables ».
Dom Lopez, vieillard septuagénaire, est venu de Guinée
sur le navire La Concorde. Le sieur Naudin, capitaine de ce
bâtiment faisant la traite, amène à la Martinique six cents
nègres. M. de Baas a salué de cinq coups de canon l'entrée
de l'ambassadeur à Saint-Pierre au milieu de plus de deux
mille personnes. Il fait de cette entrée un tableau qui nous
paraît aujourd'hui d'un comique achevé.
Le personnage est précédé de ses trois femmes et de ses
trois enfants, de six captifs et d'un héraut sonnant de la
trompette. « Cet instrument, dit M. de Baas, est construit
d'une façon extraordinaire et ridicule. Il le fait toujours
marcher et sonner devant lui, comme une marque de gran-
deur. Les enfants, les femmes et les captifs sont tout nuds,
à un linge près qui les couvre de la ceinture aux genoux.
L'ambassadeur est venu dans le même équipage. Il s'est em-
barqué, pour venir en France, avec des coquilles d'escargots
qui est la monnoie du pays. »
M. de Baas s'étonne qu'on ose s'aventurer avec aussi peu
de moyens pour « circuir » la moitié du monde. L'objet de
cette ambassade est, pour le roi d'Ardres, de décider qui, de
la France ou de la Hollande, doit avoir le pas dans les rela-
tions commerciales en Guinée. Les capitaines de navires
des Compagnies de commerce rivales se disputent à qui
aura les plus prompts et les meilleurs chargements. Le mo-
narque nègre veut juger, en connaissance de cause, à laquelle
des deux nations il est de son intérêt d'accorder la priorité.
Dom Lopez explique cela de vive voix, par interprète ; car
son maître ne sachant pas écrire, et personne dans le
COLLART (250)
13

138
FRANÇOIS DE COLLART
royaume ne se permettant d'en savoir plus que le roi, l'en-
voyé n'a pu emporter de lettres de créance.
M. de Baas espère de grands avantages de cette ambas-
sade. Il à parlé d'un traité de commerce à dom Lopez « qui
paraît homme de bon sens ». Celui-ci a fait cette réponse
imagée : « Le roy de France est un coffre. Le roy d'Ardres
est un autre coffre et je suis la clef de tous les deux. Mais,
pour faire plaisir au roy de France, je vous promets que si le
roy d'Ardres est aussi dur que du fer, je le rendrai aussi mol
que la cire. »
On a embarqué dom Lopez et son monde sur le navire
La Bergère, capitaine Reauville, en partance pour Dieppe,
lequel a mis à la voile à la fin de septembre 1670...
Colbert répond à M. de Baas, le 21 décembre : « Le sieur
Mathieu Lopez est arrivé icy et eust hier audience du roy et
la doibt aujourd'huy avoir de la reyne... »
Pauvre ambassade nègre! Et dire que s'il prenait envie
au souverain d'Ardres actuel d'imiter son prédécesseur d'il
y a deux cent vingt ans, le personnel de l'ambassade ne serait
guère mieux équipé, tant le progrès a marché dans ces pays-
là. Singulier peuple ! II habite la Côte-d'Or et n'a pour mon-
naie que des « coquilles d'escargots », suivant M. de Baas,
en réalité des cauris. En ces temps de nombreux traités sur
la côte occidentale d'Afrique, il nous a paru intéressant de
mentionner les dispositions d'un roi de Guinée envers la
France, il y a deux siècles.
M. de Baas gouverna trois ans avec M. Rools de Laubières,
ancien capitaine dans les milices de la colonie, qui avait suc-
cédé à M. de Clodoré comme gouverneur particulier. M. de
Laubières étant mort, M. de Sainte-Marthe (au sujet duquel
nous aurons à nous étendre) fut nommé pour le remplacer.

ET LA MARTINIQUE
139
III
Nous voici en 1671. L'administration métropolitaine, reve-
nue depuis sept ans déjà au système de l'exploitation des
colonies par l'intermédiaire d'une Compagnie, a besoin d*être
renseignée sur la contenance et la valeur des terres cultivées
depuis le commencement de la colonisation française en
Amérique...
M. de Baas fait dresser avec le plus grand soin un état des
propriétaires de la Martinique, indiquant l'emplacement et la
mesure des terres possédées par chacun d'eux et l'usage qu'ils
ont fait des concessions distribuées. Dans ce document, daté
du 30 décembre 1671, et signé par M. Pelissier, directeur gé-
néral de la Compagnie, M. Claude de Collart a deux articles.
Le premier le désigne comme propriétaire à la paroisse du
Port-Saint-Pierre, le long de la rivière du Carbet, d'un ter-
rain de la contenance de 150,000 mètres carrés, où se cul-
tivent la canne à sucre et le gingembre. 11 résulte du second
article que ledit M. de Collart possède, entre l'établissement
des RR. PP. Jacobins et la propriété de M. de Laubières (à la
Case-Pilote), un autre terrain de la contenance de 500,000 mètres
carrés, sur lequel existe une sucrerie avec moulin à bœufs.
Il est planté « en cannes et en vivres », et une partie « en bois
debout» reste à défricher'.
1 Le nom de la Case-Pilote, premier lieu d'établissement de Claude de
Collart, ne figure pas dans ce recensement. La paroisse du Fort-Saint-Pierre
s'étendait alors jusqu'au
Fort-Royal.
Elle comprenait le Carbet et la Case-Pilote, qui ne lurent desservies, comme
paroisses proprement dites, que vers 1676, époque à laquelle d'ailleurs com-

mencent les registres d'état civil conservés. On ne voit trace d'actes inscrits
au Fort-Royal qu'à partir de 1680. Les habitants de la Case-Pilote — dans les
commencements — allaient aux offices religieux soit à la chapelle du Fort-
Royal, soit à l'église du Carbet ou à celle de Saint-Pierre, si le Carbet n'avait
pas de desservant. Il suit de là qu'en cas de recherche de très anciens actes
de baptêmes ou de mariages sur cette partie de la côte martiniquaise, il
convient de s'étendre (dans les registres) du Fort-Royal à Saint-Pierre, si l'on
veut être sûr d'avoir fait une recherche complète.


140
FRANÇOIS DE COLLART
Ces deux propriétés sont notées comme donnant ensemble
un revenu annuel de 90,000 livres. Rien ne prouve mieux
l'esprit actif et industrieux de M. de Collart. En trente ans, il
était devenu l'un des plus riches colons de la Martinique.
L'histoire va nous montrer que son mérite ne se bornait pas
aux travaux de colonisation. La défense du pays le trouvait
aux premiers rangs, dès que la colonie était en danger.
Mais nous voici suffisamment rapproché de notre sujet.
C'est le moment de présenter au lecteur le nouveau gouver-
neur de la colonie.
Tout le monde connaît de nom la très ancienne famille de
Sainte-Marthe, du Poitou, si féconde en personnes de haute
science. Son illustration remonte au règne de Charles VII
(1422 1461). Elle compte au moins quarante écrivains dis-
tingués. Poitiers et Loudun se partagent l'honneur d'avoir
vu naître la plupart d'entre eux. Scévole de Sainte-Marthe
(1536-1623) et ses fils ont jeté sur leur époque un tel éclat que
la branche dont est descendu notre Sainte-Marthe en a reçu
un certain reflet qu'elle a bien soutenu.
L'aïeul du gouverneur de la Martinique, Louis de Sainte-
Marthe, chevalier, seigneur de Boisvre, lieutenant général
du Poitou — en dernier lieu maire de Poitiers — époux de
demoiselle Claude Grignon de la Pélissonnière, était le frère
du grand Scévole, qui certainement a connu son petit-neveu,
né dix ans avant la mort de cet homme illustre.
Les Martiniquais savent au moins par tradition que la
colonie a possédé un gouverneur de ce nom. Un fait contribue
à perpétuer ce souvenir. L'une des plus belles voies de Saint-
Pierre s'appelle « rue de Sainte-Marthe ». Ce que nos colons
ignorent complètement, c'est la vie de l'excellent homme
dont le nom leur est si familier. Les auteurs de l'histoire
généalogique de la maison de Sainte-Marthe se sont géné-
ralement bornés à mentionner sa filiation et sa qualité. Et
pourquoi ? Parce que, très jeune, il s'est éloigné de son pays
natal par suite d'un amour contrarié, et que ses collatéraux
l 'ont perdu de vue.

ET LA MARTINIQUE
141
La biographie inédite de notre Sainte-Marthe est à la fois
curieuse et intéressante à plus d'un titre. Toute la première
partie (dont le commencement se passe en ce beau pays de Tou-
raine qu'habita plus tard la famille de Bremond-Collart) se
trouve relatée dans un mémoire —empreint de sincérité autant
que d'ingénuité — rédigé par M. de Sainte-Marthe lui-même
pour demander la naturalisation de deux enfants qu'il avait
eus en Angleterre. A travers le développement d'une idée
bien suivie, on comprend que M. de Sainte-Marthe, écrivant
à une époque rapprochée des événements qu'il effleure,
néglige de préciser, et, si sa relation n'était éinaillée de
détails qui touchent à des personnages historiques, on ne
saurait fixer aucune date. Nous avons fait de notre mieux
pour remédier à cet inconvénient qui tend à rendre aujour-
d'hui ledit mémoire assez obscur.
Antoine-André, fils de René de Sainte-Marthe, chevalier,
seigneur de la Lande (1587-1632), et de Marguerite de Razin
de la Verdonnerie1, naquit en 1613 au château de Braslou,
près Richelieu (Indre-et-Loire), à sept lieues de Chinon. Il
eut pour parrain le comte de Voyer de Paulmy (de l'illustre
famille des seigneurs d'Argenson, alliés aux Sainte-Marthe
par les Turpin de Crissé), conseiller d'Etat, intendant de
provinces, en dernier lieu ambassadeur à Venise, où il est
mort en 1651.
A peine André avait-il terminé ses études que son parrain,
en même temps « son curateur », sollicité par Mme de Sainte-
Marthe, alors veuve, l'engagea fortement à rechercher en
mariage Mlle de la Richardière, fille de feu René-François,
écuyer, seigneur de la Richardière, en Indre-et-Loire. Mais
« son inclination ne penchait pas de ce costé-là ». Le jeune
homme, épris de Mlle du Roger, « fille d'un gentilhomme
1 Marguerite de Razin, fille de Henriette Pidoux, était la nièce de Françoise
Pidoux (née en 1582), fille de Jean Pidoux, docteur en médeoine, épouse de
Charles de La Fontaine, père de Jean de La Fontaine, né en 1621, l'immortel
fabuliste, contemporain et cousin de M. le chevalier de Sainte-Marthe.

142
FRANÇOIS DE COLLART
alors très cogneu en Poitou, » (Jean de Périon, chevalier,
seigneur du Roger), à laquelle il avait engagé sa foi, supplia
sa mère et son parrain de la lui laisser épouser, ce à quoi ils
ne voulurent pas consentir. De plus en plus pressé au sujet
de Mlle de la Richardière, il quitta le pays afin de se délivrer
de cette obsession, emportant d'ailleurs l'espérance que le
temps lui gagnerait ce que ses prières n'avaient pu lui faire
obtenir.
André, alors dans sa vingtième année, s'en fut à la Rochelle,
puis à l'île de Ré, où il séjourna chez M. (François de Goussé,,
écuyer, seigneur) de la Loge, gouverneur du Port de la Prée,
qui s'intéressait à lui. A quelque temps de là (1634), le Père
Elisée, prieur du couvent des capucins de l'île de Ré, « qui
venoit d'exorciser les ursulines de Loudun se disant possé-
dées1, » vint faire visite à M. de la Loge. Pendant sa visite, le
Père Elisée, paraissant tout à coup reconnaître M. de Sainte-
Marthe, demanda la permission de l'entretenir un moment
en particulier pour lui donner des nouvelles de sa famille.
André se prêta volontiers à ce désir. « Je suis, lui dit le
Père, le confesseur de Mlle du Roger, que vous avez recherchée
en mariage contre le sentiment de votre mère. M. de Bois-
guérin2, gouverneur de Loudun, son oncle, « homme fier et
hautain, » s'est querellé avec votre famille parce qu'elle avait
médit de la jeune personne à cause de votre mutuelle incli-
nation. La querelle s'est envenimée si gravement que M. de
Boisguérin a fait perdre à sa nièce l'amitié qu'elle avait pour
vous, et l'a persuadée d'épouser M. de Bussy, gentilhomme
demeurant à la Bellecave, près Saumur. Cette union vient
de s'accomplir... »
Grand fut le chagrin d'André à cette nouvelle que, selon
toute apparence, il ne devait pas seulement au hasard. On lui
« Ce détail nous aide à fixer la date de 1634. On était alors à l'époque où
se jugea le procès lamentable du fameux Urbain Grandier, curé de Saint-
Pierre de Loudun, qui, disons-le en passant, avait assisté le grand Scévole de
Sainte-Marthe à ses derniers moments (1623) et prononcé son oraison funèbre.

Marc-Antoine Mareau, écuyer, sieur de Boisguérin.

ET LA MARTINIQUE
143
faisait comprendre que celle qu'il aimait étant perdue pour
lui, il n'avait plus qu'à se marier avec Mlle de la Richardière.
Mais ne voulant à aucun prix de cette compensation, sa mère
et son parrain ne cessant de le tourmenter (probablement
par l'intermédiaire du Père Elisée) afin de le faire céder à
leurs volontés, André profita d'une occasion, qui se présentait
à lui, pour passer secrètement en Angleterre, seul moyen de
se délivrer de cette poursuite.
Il y a ici une lacune que nous ne pouvons combler. A
quelle date André quitta-t-il M. de la Loge? Il semble que le
jeune homme dut rester plusieurs années au Fort de la Prée
et qu'il y apprit le métier des armes. Il paraît aussi qu'il dut
se rendre en Angleterre avec le premier des trois person-
nages immédiatement cités ci-dessous (le premier indiqué,
bien que le dernier parti de France).
Quoi qu'il en soit, arrivé à Londres, André « fist des habi-
tudes chez MM. les ducs de Vendôme, de la Valette et de la
Vieuville », éloignés de France pour des causes bien autre-
ment graves que la sienne. C'était l'époque où Richelieu dé-
fendait l'Etat contre l'opposition des grands et n'en ména-
geait aucun, quelque haut placé qu'il fût.
La Valette, duc d'Epernon (1592-1661), accusé de haute tra-
hison après la défaite de Fontarabie, condamné à mort par
contumace, avait gagné Londres en 1638 pour sauver sa tête.
Charles, duc de la Vieuville (surintendant des finances en
1623), avait encouru la haine du grand ministre pour s'être
attaché à la personne de la reine Marie de Médicis, tombée
en disgrâce, et lavait suivie jusqu'en Angleterre (1639).
César, duc de Vendôme (fils aîné d'Henri IV et de Gabrielle
d'Estrées, 1594-1665), accusé, en janvier 1641, d'avoir voulu
attenter à la vie du terrible cardinal, s'était enfui en Angle-
terre, sans même essayer de se justifier1.
C'est donc vers janvier 1641 qu'André de Sainte-Marthe
dut arriver à Londres.
Tous trois revinrent en France après la mort du cardinal (1642).

144
FRANÇOIS DE COLLART
Dans la société des trois personnages dont il vient d'être
parlé, André fut introduit chez la reine Henriette de France,
fille d'Henri IV, épouse de l'infortuné Charles Ier, roi d'An-
gleterre, vers le moment où commençait l'agitation qui amena
les guerres civiles.
Là, « ayant faict beaucoup de cognoissances, il devint
amoureux d'une demoiselle nommée Marguerite Ested, d'une
famille noble bien cogneue dans la province de Lancastre et
qui appartenoit à l'une des dames d'honneur de Sa Majesté.»
Il obtint sa main avec la charge de capitaine au régiment des
gardes de la Reine (1641). Il exerça cet emploi sous les ordres
du prince palatin Robert de Bavière (plus connu sous le nom
de Rupert), arrivé de Hollande pour servir le roi Charles Ier,
son oncle, qui l'avait nommé généralissime de ses armées.
Rupert, à travers des alternatives de succès et de défaites,
défendit très vaillamment la cause du Roi jusqu'à la capitu-
lation d'Oxfort, 23 janvier 1647, après laquelle son armée
s'étant dissoute, il fut obligé de passer en France, entraînant
à sa suite les officiers étrangers qui l'avaient soutenu dans son
entreprise et quelques troupes qui lui étaient restées fidèles.
Mme de Sainte-Marthe, sur le point d'accoucher de son se-
cond enfant, n'avait pu accompagner son mari. Elle le rejoi-
gnit cinq mois après.
Le prince Rupert se mit au service de la France au com-
mencement de la guerre de Flandre, et forma un régiment
du débris des troupes qu'il avait amenées avec lui (mars 1647).
André de Sainte-Marthe y fut pourvu d'une place de capi-
taine aide-major, et fit ainsi les campagnes de 1647-1648,
jusqu'à la prise d'Ypres, en Belgique, et la bataille de Lens.
Après ces deux faits de guerre, le régiment du prince Ru-
pert fut supprimé. Les troupes en furent incorporées dans
celui du colonel anglais Thomas de Rokeby, qui prit André
comme capitaine (novembre 1648). Il fit la campagne de 1649
à Cambrai et à Condé. Puis Rokeby, ayant quitté le service
de la France pour aller en Angleterre rejoindre le prince



ET LA MARTINIQUE
145
Rupert, céda son régiment, alors en garnison à Amiens, à
M. le comte Victor-Maurice de Broglio (sic), gouverneur de
la Bassée en Flandre1, où ledit régiment fut conduit (juillet
1650). M. de Sainte-Marthe servit à la Bassée en qualité de
capitaine aide-major de la place et fît ensuite les campagnes
de 1654-55-56-57, jusqu'à la prise d'Ypres par les Français, le
26 septembre 1658.
Sur ces entrefaites, Marguerite Ested, sa femme, mourut
à la Bassée, le laissant père de quatre enfants. La paix (dite :
des Pyrénées) signée (7 novembre 1659), André se retira à
Saint-Venant2 vers le 16 décembre, date à laquelle M. de
Broglie quitta son gouvernement. L'année suivante, M. de
Sainte-Marthe maria sa fille Alizon avec M. Jean-Baptiste
de la Haye des Aublois, officier qu'il avait connu au dernier
siège d'Ypres.
Le régiment de la Fère (colonel Jacob Blanquet de Lahaye),
étant venu prendre ses quartiers d'hiver à Saint-Venant,
M. de Sainte-Marthe y fut employé comme capitaine. Il y
servit deux ans (1664-65). Après ce temps, ce régiment ayant
été réduit et la compagnie commandée par André supprimée,
il se fixa dans le pays d'Averdoingt3 et se remaria avec
Mademoiselle Isabelle-Louise du Riez, fille du seigneur d'A-
verdoingt.
« Mais comme il est impossible à un homme accoustumé
à la guerre de demeurer dans l'oisiveté d'une vie cham-
pêtre, » André chercha à reprendre du service. En 1667, par
la faveur de M. le comte de Charost4 et de M. de Carnavalet5,
capitaines des gardes du Roi, dont il était parent, il entre
à la cour en qualité de garde du corps de Sa Majesté. C'est
dans cette position que cinq ans après, recommandé à Col-
bert par les mêmes personnages, M. de Sainte-Marthe est
1 A trois lieues de Lille.
2 A neuf lieues d'Arras.
3 A trois lieues de Saint-Pol en Artois.

4 Louis de Béthune, comte de Charost, gouverneur de Calais.
5 Claude d'Acigné, seigneur de Carnavalet (1621-1686).
COLLART (250)
13

146
FRANÇOIS DE COLLART
nommé gouverneur de la Martinique, à la date du 1er
juillet 1672.
Voilà certes un luxe de détails donnés par M. de Sainte-
Marthe en vue d'obtenir la naturalisation de ses deux en-
fants, nés à l'étranger. Mais, non seulement son récit a
l'avantage de nous montrer combien jusqu'ici son existence
avait été accidentée et laborieuse — et de grouper une foule
de renseignements historiques qu'on ne trouverait peut-
être pas facilement ailleurs — il nous prépare à mieux com-
prendre la seconde partie de sa carrière, qui rentre abso-
lument dans notre sujet.
IV
M. de Sainte-Marthe s'embarque pour la Martinique avec
sa femme et six enfants, et, le 28 décembre 1672, il arrive
à Saint-Pierre, siège du gouvernement de la colonie. Dire que
M. de Baas le reçut avec joie serait exagérer. Le gouverneur
général des Antilles, homme d'ailleurs d'un vrai mérite,
était goutteux et quinteux. Il avait supporté volontiers le
prédécesseur de M. de Sainte-Marthe, parce que M. de Lau-
bières, étant du pays, pouvait lui servir d'intermédiaire
entre les habitants et de cette façon lui être fort utile. Mais
l'idée d'avoir à la Martinique un gouverneur étranger à la
colonie lui est importune. Sa correspondance trahit cette im-
pression. Quand il voit débarquer M. de Sainte-Marthe en
modeste équipage avec sa nombreuse famille (lui qui n'a
ni femme ni enfants), il fait la grimace. Avec quel dédain il
le toise dans son rapport à Colbert ! Pas de logement pour
le recevoir, à moins que lui, de Baas, « n'aille camper1 ».
1 Ce manque de logement pour le
gouverneur s'explique ainsi : MM. de
Vaudrocques et de Clermont avaient occupé l'habitation de la Montagne ap-
partenant en propre aux héritiers du Parquet; MM. de Tracy et de la Barre,
séjournant sur leurs vaisseaux, Clodoré avait pu se loger au fort Saint-


ET LA MARTINIQUE
147
Quelle imprévoyance! On aurait dû le prévenir... Enfin
cela s'arrange. Un directeur de la Compagnie, qui rentre en
France, cède son pavillon à M. de Sainte-Marthe : lui et sa
famille peuvent s'y installer.
Le surlendemain 30 décembre, le Conseil souverain est
assemblé.
Les provisions de M. de Sainte-Marthe sont
lues solennellement, puis enregistrées. Ces provisions ont
cela de particulier que, données à Saint-Germain-en-Laye
« le 16e jour de may de l'an de grâce 1672 », elles sont
signées : « Marie-Térèse ». La reine avait la signature pen-
dant l'absence de Louis XIV, parti pour la guerre de Hollande.
Le 16 mai, le Roi se trouvait à la tête de son armée, sur la
route qui conduit de Liège à Maëstricht.
Le contre-coup de cette guerre fameuse se fit sentir dans
nos colonies. Cependant, par une fortune inespérée, la Mar-
tinique n'en souffrit pas comme elle aurait pu le craindre.
Elle y cueillit au contraire des lauriers dont le souvenir pré-
cieux pour sa gloire ne s'est point effacé. Il était réservé au
beau-père du colonel François de Collart d'attacher son nom
à cette gloire par le fait mémorable dont le récit va trouver
place en ce chapitre.
A la date du 1er juin 1673, M. de Baas écrit à Colbert :
« M. de Sainte-Marthe a bien fait son devoir. Il a paru actif
et intelligent partout. Il est juste, monseigneur, de songer
aux moyens de le faire subsister; car ce que la Compagnie
luy donne ne sçauroit le faire vivre six mois de l'an. Toutes
les denrées quy viennent de France sont vendues à un prix
excessif. Cela fait que le peuple crie et soupire après les Hol-
landais quy traittoient toujours à bonne composition. »
La dernière phrase de cette lettre (critique indirecte de la
politique du grand Roi, au moment où nous sommes) fait
Pierre. Laubières étant du pays et possédant son habitation privée, de
Baas avait pu remplacer Clodoré dans les appartements du fort, qui au-
raient dû revenir a M. de Sainte-Marthe. C'était donc le gouverneur général

qui n'avait pas d'hôtel, d'où son mot amer : « à moins que j'aille camper. »

148
FRANÇOIS DE COLLART
allusion à l'ordonnance royale du 10 juin 1670, qui avait in-
terdit de nouveau tout commerce étranger dans les îles fran-
çaises de l'Amérique. La déclaration de guerre, enregistrée à
la Martinique le 7 juin 1672, vint donner à cette défense toute
la rigueur de l'exécution. Les navires de la nation ennemie
n'eurent plus accès à Saint-Pierre. L'importation des denrées
hollandaises, jusque-là tolérée, avait cessé depuis deux ans,
et les habitants gémissaient fort de cette suppression. La
contrebande, toujours serviable en pareil cas, ne pouvait les
consoler qu'imparfaitement.
Mauvaise politique qui devait bien coûter à Colbert !
Les Hollandais étaient par-dessus tout des commerçants.
Il suffisait de ces entraves pour les pousser à s'emparer de
nos colonies, afin d'y maintenir ou d'y rétablir le trafic de
leurs marchandises. On en eut bientôt la preuve...
Le 23 mars 1674, le Roi écrit au gouverneur :
« Monsieur de Sainte-Marthe, la guerre que je soutiens contre
les Espagnols et les Hollandois joints ensemble, m'obligeant de
prendre un soin particulier de la conservation de mes isles de l'Amé-
rique, j'escris
au sieur de Baas, mon lieutenant général ès dites
isles, mes intentions, et luy donne mes ordres sur tout ce qui con-
cerne leur conservaon, et quoyque je sois bien certain que vous
exécuterez ponctuellement les ordres qu'il vous donnera pour
la
conservaon de celle de la Martinique, en laquelle vous commandez,
je ne laisse pas de vous dire que je me repose sur votre valeur et
sur votre expérience pour la conserver, et m'assurant que vous me
donnerez,
en toutes les occasions quy se présenteront, des preuves
de votre valeur et de votre expérience, je prie Dieu, Monsieur de
Sainte-Marthe, qu'il vous ayt en sa sainte garde. Signé : Louis, et
plus bas : Colbert. »
Bien que cette lettre sentît la poudre, rien n'avait pu faire
supposer aux Martiniquais — comme au gouverneur — qu'ils
seraient attaqués d'abord si tôt, ensuite où ils le furent, et
enfin que Michel-Adrien Ruyter, amiral de Hollande, dont la
renommée était alors universelle, viendrait exprès d'Europe
avec sa flotte pour leur faire cet honneur.

ET LA MARTINIQUE
149
Le récit du siège de la Martinique par les Hollandais en
1674, très écourté par les historiens — qui n'en ont jamais
eu le résumé complet — doit être détaillé dans toutes ses
particularités. Ainsi mis en lumière, il peut encore intéresser
et même, à certains égards, servir d'enseignement. C'est
d'ailleurs un fait connu. Henri Martin le mentionne. Il a sa
place dans la collection des médailles historiques. Le peintre
officiel Gudin l'a représenté au Salon de peinture de 1846.
Rien ne manque à la notoriété de ce fait de guerre coloniale...
Trois documents principaux dont il n'a jamais été parlé,
rédigés immédiatement après le siège, permettent d'en écrire
le récit sans rien omettre de ce qui s'est passé dans cette
attaque infructueuse des Hollandais. Ce sont les rapports de
MM. de Baas, de Sainte-Marthe et de la Calle, ce dernier
commis général de la Compagnie des Indes occidentales.
Une lettre extrêmement remarquable de Colbert à M. de
Sainte-Marthe (tout à fait inédite, et que nous donnerons
textuellement) vient couronner cet ensemble rendu aussi
complet que possible par diverses notes colligées dans la
correspondance générale de cette époque conservée aux ar-
chives de la Métropole
V
Ruyter avait reçu de son gouvernement l'ordre d'aller at-
taquer nos colonies d'Amérique. On l'ignorait à la cour de
France. Il avait su dissimuler habilement sa marche, pour
lui simple jeu de navigation. La flotte batave quitta les côtes
de Hollande le 8 juin 1674 et arriva le 19 juillet, vers trois
heures de l'après-midi, en vue de la Martinique, du côté des
Anses d'Arlet. Elle parut se diriger vers le Fort-Royal. Rap-
pelons que ce fort est construit sur une pointe rocheuse élevée
qui s'avance dans la mer et forme à sa droite une baie assez
profonde que l'on appelait jadis

150
FRANÇOIS DE COLLART
le Cul-de-Sac Royal ou encore le Carénage, parce
que les navires, à l'abri de tout vent, y pouvaient radouber
leur carène. Alternativement négligé en temps de paix et ré-
paré à chaque menace de guerre, le Fort-Royal — œuvre de du
Parquet — était resté, avec sa bonne situation stratégique, un
double rang de palissades étagées que, dans les derniers temps,
on avait armées de batteries à barbette formant un ensemble
de quarante bouches à feu installées tant bien que mal sur
de grossiers affûts en bois.
Ruyter n'ignorait pas que cet ouvrage, assez bien muni de
canons, était vide de troupes. Il crut habile de faire une des-
cente plutôt là qu'au Fort Saint-Pierre, qu'il savait garni de
bons soldats et solidement défendu.
Heureusement pour les Martiniquais, un grand calme, qui
dura toute la nuit, ayant arrêté vers cinq heures du soir la
flotte batave, leur donna le temps d'aviser.
M. de Baas était malade. Dès qu'il fut prévenu, il fit partir
son neveu, M. de l'Herpinière, capitaine de ses gardes, en
lui prescrivant de s'entendre pour la défense avec le marquis
d'Amblimont, commandant le vaisseau du roi Les Jeux, ancré
dan's le Carénage. Puis le gouverneur général réfléchit que la
présence de M. de Sainte-Marthe serait nécessaire, et, malgré
son regret de le mettre en avant, il lui donna l'ordre de se
rendre immédiatement au Fort-Royal. M. de Baas avait des
raisons de craindre que MM. d'Amblimont et de l'Herpinière
ne se disputassent l'honneur de commander pour diriger la
défense. L'arrivée du gouverneur devait obvier à tout in-
convénient de cette nature. M. de Baas envoya aussi l'ingé-
nieur de Gémosat, « très habile à remuer la terre. »
M. de Sainte-Marthe quitta Saint-Pierre en canot à cinq
heures du soir et parvint à quatre heures du matin au Cul-de-
Sac Royal, comme on disait encore.
Trouver du monde pour garnir le fort fut ce dont le gou-
verneur s'occupa en premier lieu. M. d'Amblimont fournit
un enseigne et une douzaine de soldats de marine. Deux na-

ET LA MARTINIQUE
151
vires provençaux, à l'attache dans le port, prêtèrent une
partie de leurs équipages. Les habitants armés les plus
voisins accoururent à l'appel d'alarme. M. de Sainte-
Marthe put réunir ainsi cent soixante et un hommes (chiffre
exact). Parmi les officiers de milice qui se présentèrent se
trouvaient MM. de Valmenier, Antoine Cornette, Claude de
Collart et Pierre du Prey, son beau-frère. Vint aussi, des
premiers, d'Orange, combattant sans grade, mais qui, par
sa bravoure éprouvée, son entrain au milieu de ses compa-
gnons, son ingéniosité dans les moyens de défense, valait dix
hommes à lui seul.
Cependant, la brise, qui s'était élevée le matin, poussait les
vaisseaux hollandais vers la Martinique. A la manière dont
la flotte gouvernait, le doute n'était plus permis sur les in-
tentions de son illustre chef. Il était évident que Ruyter
allait chercher à franchir la passe du Cul-de-Sac. Elle était fort
étroite et défendue par une batterie à fleur d'eau. Mais, une
fois gagné, l'avantage était si réel que l'amiral devait céder
coûte que coûte à la tentation de le conquérir. On vit en effet
deux frégates légères et un brûlot se détacher du gros de la
flotte, dont on n'avait distingué nettement jusqu'ici que
quatorze voiles, et mettre le cap sur le point ambitionné.
M. de Sainte-Marthe, comprenant l'imminence du danger,
fit couler à fond dans le chenal, pour le fermer, deux navires
qui se trouvaient en partance. Il n'y avait que le temps juste.
La rapidité avec laquelle cet ordre fut exécuté par le sieur
Aycard, propriétaire de ces navires chargés de marchandises,
honora beaucoup cet habitant, qui fut plus tard indemnisé
et récompensé par le Roi. Cet écueil improvisé (les mâts des
navires coulés se voyaient d'assez loin) surprit Ruyter, qui
perdait ainsi l'unique moyen de détruire deux vaisseaux bien
armés stationnant dans le Carénage : Les Jeux, déjà nommé,
et le Saint-Eustache, de Saint-Malo, nef marchande com-
mandée par le sieur Beaulieu, brave et intelligent marin,
qui se rendit très utile.
L'amiral rappela ses deux frégates, fit signal aux autres na-

152
FRANÇOIS DE COLLART
vires de forcer la marche, et bientôt l'on put compter quarante-
trois voiles fondant sur l'île, bon vent arrière. Quarante-trois
voiles1 ! Gomment résister à une telle armée dans un pauvre
fort défendu par cent soixante et un hommes ? Il y avait de
quoi perdre courage. L'amour du pays inspira mieux les
Martiniquais. Ils eurent à la fois de l'esprit et de l'héroïsme.
M. de Sainte-Marthe avait connu bien des ruses de guerre.
Il en employa une très simple, qui fait encore illusion dans
les spectacles militaires. L'ennemi n'est pas toujours dupe
de cette ruse presque enfantine ; mais elle ne manque pas de
laisser dans son esprit un doute salutaire. Pendant que plu-
sieurs navires de la flotte, embossés devant l'anse Le Vassor,
non défendue, fouillaient les fourrés de la côte voisine du
fort à coups de canon, dans le but d'assurer le débarquement
des troupes hollandaises, M. de Sainte-Marthe faisait défiler,
disparaître et revenir, dans un étroit sentier caché par des
broussailles et qui semblait se rendre au fort, les mômes
cinquante hommes faisant briller leurs mousquets. Ils pas-
saient à la vue de l'ennemi, afin de lui donner à croire qu'un
nombre infini de défenseurs venait se ranger derrière les
remparts. Ce long défilé, par l'effet produit, fut peut-être pour
quelque chose dans le résultat final. Il eut ce premier avan-
tage d'occuper, de distraire les habitants, qui ne devaient pas
avoir le temps de songer au péril.
Dès que cessa la canonnade, l'on vit les chaloupes de la
flotte, chargées de monde, se détacher des vaisseaux et dé-
barquer, en plusieurs voyages de chacune d'elles, une troupe
de soldats que l'on put évaluer par la suite à quatre mille
hommes environ. Au milieu de cette opération, qu'il n'était
pas en mesure d'empêcher, M. de Sainte-Marthe, disconti-
nuant le défilé trompeur, avait fait entrer tous ses hommes
dans le fort et pris la précaution d'en fermer la porte, afin
que personne de ceux qu'il avait réunis n'eût la pensée de se
retirer. Il n'ignorait pas que M. de Baas, pour obtenir des
1 Trente-sept vaisseaux et six brûlots. C'est le chiffre donné, après le
siège, par un capitaine de navire de la flotte hollandaise.

ET LA MARTINIQUE
153
troupes de la Métropole, avait écrit récemment à Colbert
qu'en cas d'attaque on ne devait pas compter sur les habi-
tants pour défendre le Fort-Royal.
A l'obligation de retenir ses hommes autour de lui, M. de
Sainte-Marthe devait ajouter celle de ménager les munitions
apportées par les miliciens (tous chasseurs, partant bons
tireurs) ou fournies par les vaisseaux qui devaient concourir
à la défense, car le fort n'en possédait qu'un approvision-
nement très restreint.
Devant les Hollandais dont le nombre grossissait, les cent
soixante et un voyaient leur groupe compter si peu qu'ils ne
pouvaient s'empêcher de dire : « C'est pour l'honneur que
nous allons combattre. Quant à repousser tant d'ennemis, il
ne faut pas l'espérer. » Si cette crainte hantait l'âme des
Martiniquais, il y avait une singulière présomption dans
celle de l'ennemi. Ruyter ne doutait pas d'un facile triomphe.
Il avait jugé superflu de faire descendre du canon. Sa flotte se
trouvait ancrée dans la rade dite « Rade des Flamands », à
une telle distance du fort qu'il lui était aussi difficile de
l'atteindre que d'en être atteinte. L'amiral voulait bien
exposer ses hommes, non ses vaisseaux. Le souvenir de la
défaite des Anglais à Saint-Pierre, sept ans auparavant, lui
conseillait la prudence. La flotte britannique avait failli être
incendiée.
Le comte de Stirum désigné par les Etats de Hollande
« pour prendre ma place », dit M. de Baas, avait été chargé
de diriger l'attaque du fort avec le comte de Horn et le fils de
Ruyter, ayant tous deux le grade de contre-amiral. Ils avaient
fait débarquer une certaine quantité d'instruments propres
à remuer la terre. La présence de ces objets surprit moins
les habitants que l'absence absolue d'échelles, sans quoi il est
difficile de gravir des remparts. On ne songe pas à tout
quand on est puissant et c'est bien heureux pour les faibles ;
l'imprévoyance de l'ennemi doit toujours compter parmi
leurs chances de salut.
COLLART (250)
14

154
FRANÇOIS DE COLLART
VI
Il était dix heures du matin. M. de Sainte-Marthe avait
placé chacun à son poste. D'Orange, caché au plus haut des
palissades, voyant de loin sans être vu, avertissait le gou-
verneur de tout ce qui se passait sur le rivage. Il fut ainsi
prévenu que les premiers soldats débarqués, forçant les
portes de magasins établis sur le bord de la mer, sortant et
perforant des fûts de vin et d'eau-de-vie qui s'y trouvaient
rangés, s'attardaient à goûter à même, façon de boire qui
leur était certainement familière. Ceux qui venaient, au fur
et à mesure des débarquements, s'empressaient de suivre
leur exemple. M. de Sainte-Marthe se garda bien de les
troubler dans cette providentielle occupation. L'ivresse des
assiégeants devint un précieux auxiliaire pour les assiégés.
Tout à coup, maladroitement, sans être organisés, les Hol-
landais, brusquant l'attaque, coururent à l'assaut du fort,
avant même que le débarquement fût complétement terminé.
Ce fut un désordre épique où la masse se laissa entraîner
confusément. Triste moment pour eux ! Beau spectacle pour
nous ! Une trombe de fer s'abattit sur la foule houleuse, qui
fléchit dans le sang. Boulets, balles et pierres culbutaient les
assaillants les uns sur les autres au milieu de la multitude
affolée, qui piétinait sur elle-même impuissante à se diriger,
sourde aux commandements de ses officiers. Jamais élan dé-
fensif ne fut plus fécond en résultats surprenants... L'ennemi
recula, tourna sur lui-même et revint à la charge sans plus de
succès. Des milliers de coups se croisèrent pendant une demi-
heure environ, après quoi le feu s'éteignit de part et d'autre.
Les Hollandais désabusés se recueillirent. Leur attitude témoi-
gnait d'un profond désappointement. Un cruel embarras se
peignait sur leurs visages et dans leurs gestes. Avaient-ils à

ET LA MARTINIQUE
155
gémir sur la perte de quelqu'un des personnages qui les com-
mandaient ? Des officiers marquants étaient-ils tombés dans
cette première attaque? On l'eût dit, aux groupes compacts
formés autour de certains corps étendus à terre.
De notre côté, tout le monde avait fait son devoir avec une
ardeur instinctive. Le juste sentiment du péril commun en-
flammait les cœurs. Plusieurs combattants s'étaient montrés
d'une intrépidité presque inattendue. Le gros de l'attaque
avait été à la palissade où M. de Sainte-Marthe, animant ses
hommes et leur désignant les ennemis qu'il fallait surtout
abattre, se multipliait comme doit le faire un bon général.
Le vieux d'Orange (il avait 65 ans), ne pouvant se servir du
mousquet, à cause d'une ancienne blessure à la main droite,
avait eu la précaution de réunir autour de lui une grande
quantité de lourdes pierres. Ce qu'il fit de victimes avec ces
armes primitives est inimaginable. Les assaillants qu'il sur-
prenait cherchant à grimper aux palissades avaient affaire à lui.
Le jeune enseigne de vaisseau, M. de Martignac, excellent
tireur, n'ayant pas dédaigné de se servir de fusils qu'on lui
passait tout chargés, avait descendu à lui seul plus de trente
ennemis « des mieux couverts ». Dans sa fougue, M. de l'Her-
pinière, perdant son chapeau et sa perruque, avait gagné en
plein visage une belle blessure, heureusement sans gravité.
Antoine Cornette enfin s'était fait remarquer par son intel-
ligence à diriger sa compagnie, surprise elle-même des
prouesses dont il l'avait rendue capable.
La première partie comptait à notre actif. Qu'allait-il
advenir de la seconde? Les Hollandais, rendus sérieux,
dégrisés par les pertes qu'ils venaient de subir, devaient
tenter cette fois un effort plus réfléchi. On voyait qu'ils s'y
préparaient. M. de Sainte-Marthe se disposait à les recevoir. Il
avait engagé les deux vaisseaux armés, qui se trouvaient au
fond du Carénage, à s'approcher aussi près que possible de
l'extrémité de la pointe où est construit le Fort-Royal. Cette
manœuvre devait leur permettre de prendre une plus grande
part à la défense.

156
FRANÇOIS DE COLLART
Le second assaut commença à deux heures. A travers des
péripéties semblables à celles du premier, l'artillerie des deux
vaisseaux, canonnant les ennemis de flanc, tandis que le fort
les foudroyait de front, donna « des coups d'enfilade » qui
renversaient chacun jusqu'à douze et quatorze hommes.
M. d'Amblimont, secondé par Beaulieu, fut le héros de cet
assaut qui avait été plus long, plus méthodique et plus meur-
trier que le précédent.
Les Hollandais se recueillirent de nouveau... Il était quatre
heures... A la sombre colère que reflétaient leurs regards,
aux vives paroles qui se faisaient entendre dans leurs rangs
décimés, à leurs gestes démonstratifs, on comprenait que
les soldats criaient : Faut-il faire tuer tant de monde pour
une pareille bicoque ! Qu'auraient-ils pensé s'ils avaient su
que cent soixante et un hommes seulement défendaient cette
bicoque déjà glorieuse?
Le héros du troisième assaut, qui termina la journée, fut
d'Orange, que les assaillants trouvaient toujours alerte avec
ses quartiers de roc lancés du haut des palissades. Mais
obligé de se découvrir pour casser la tête à ceux qui serraient
de près les remparts, il reçut une balle qui lui traversa le
corps. Peu d'instants après il expirait. On s'émut beaucoup
dans le fort de la perte de cet homme intrépide. On l'aimait
comme un fétiche, non seulement parce qu'il était d'une
bonté rare et que, riche colon, son habitation servait de re-
fuge aux malheureux, mais parce qu'il représentait la tra-
dition vivante des colonies de Saint-Christophe, de la Gua-
deloupe et de la Martinique, successivement habitées par
lui. Il avait servi sous d'Esnambuc et du Parquet. Celui-ci,
un jour de combat contre les Caraïbes, avait dit de son fidèle
compagnon grièvement blessé : « J'aimerais mieux perdre
un bras que d'Orange. » Une telle parole dans la bouche d'un
tel homme n'était pas un mince éloge, et que de fois on se
l'était répétée ! D'Orange, ayant à la Martinique trente en-
fants ou petits-enfants, était le père doyen de la colonie. Le

ET LA MARTINIQUE
157
père mort, il sembla que le malheur allait s'abattre sur
l'île. S'il n'en fut rien, en grande partie on le dut à son cou-
rage... A cette heure où l'ombre s'épaississait, la victoire
appartenait aux cent soixante et un hommes qui s'étaient
battus comme des lions et qui néanmoins, protégés par les
remparts, ne comptaient parmi eux que cinq tués et dix
blessés. Il n'était pas supposable que l'ennemi se relèverait
bien vigoureux de sa triple défaite, et la France allait pro-
clamer que cette petite troupe héroïque, commandée par
M. de Sainte-Marthe, avait bien mérité du pays.
VII
Tout n'était pas fini cependant. Nous avons montré le
drame au dénoûment sanglant; représentons maintenant la
comédie à la fin réjouissante.
Il est fréquent de voir, après de chaudes actions de guerre,
un moment où, parmi les groupes des combattants, apparaît
une exaltation singulière. Les quiproquos, les malentendus,
les rires bruyants, les racontars, les paniques, et autres
lutins de même espèce, forment le cortège de la folie pas-
sagère qui trouble les esprits sur le théâtre du combat. La
joie de se retrouver vivants, au milieu de tant de causes de
mort, achève de faire perdre la raison à ceux dont le fracas
du canon et l'odeur de la poudre ont déjà ébranlé le cerveau.
Les contrastes ne manquent pas dans ces rencontres : on
voit des vaincus ayant la défaite gaie ; des vainqueurs, la
victoire triste. Que les quatre mille Hollandais, par exemple,
sous la conduite du grand Ruyter, aient trouvé tout à fait
drôle d'être repoussés par une poignée de miliciens dont le
nombre, d'ailleurs inconnu d'eux, leur semblait fantastique ;
qu'ils se soient amèrement égayés de l'imprévoyance de
leurs chefs ; que les Martiniquais, par contre, émus de leur
succès inespéré, s'en exagérant les conséquences venge-

158
FRANÇOIS DE COLLART
resses, en face d'un ennemi si puissant, se soient tenus
aussi froids après l'action qu'ils s'étaient animés pour la
défense, rien n'est plus acceptable. Ce qui est certain, c'est
que les uns et les autres étaient d'avis que l'affaire avait
assez duré. Les miliciens avaient hâte de retourner dans
leurs familles, les Bataves à leurs vaisseaux. Cela dit pour
faire pressentir ce qui va se passer, transportons-nous au
fort Saint-Pierre, auprès de M. de Baas.
Le gouverneur général, bien qu'affaibli par la fièvre, n'était
pas resté inactif pendant que les échos du canon, grondant
du côté du Fort-Royal, lui bourdonnaient aux oreilles et te-
naient en suspens la population qui l'entourait. Il avait réuni
des secours en hommes et en munitions et dirigé le tout vers
le point assiégé. Lui-même suivait à distance avec un second
détachement. Quand la troupe envoyée arriva par un détour
au lieu de sa destination, une double surprise l'attendait :
personne ne vint la reconnaître. Le silence — un silence de
mort — régnait aussi bien dans le fort que dans le camp des
Hollandais. La fatigue avait-elle à ce point accablé ennemis

et défenseurs?... On approche avec défiance... A l'entrée
de la citadelle, un homme posé en faction dormait assis, son
fusil entre les jambes... Au loin, les premières lueurs de
l'aube laissaient apercevoir la flotte hollandaise se perdant à
l'horizon... Plus de doute, se dit-on, les Martiniquais voyant
l'ennemi se rembarquer se sont retirés à leur tour. On re-
connut bientôt que ce qui paraissait évident n'était pas la
vérité. Il y a là un sujet d'étude d'anciennes mœurs colo-
niales qu'il serait dommage de négliger... Les incidents qui
suivent vont nous en convaincre. Revenons un peu en arrière
du récit et rentrons dans le Fort-Royal.
M. de Sainte-Marthe félicite ses compagnons du résultat
de la journée et les encourage à continuer la résistance. Ses
paroles sont accueillies froidement par les uns, sans entrain
par les autres... On murmure : Les munitions manquaient...
On n'attendait rien de M. de Baas. L'amiral, venu à terre,

ET LA MARTINIQUE
159
avait fait débarquer du canon. Les moyens de défense du
fort étaient nuls maintenant. Pourquoi se le dissimuler? Cela
et autres réflexions désolantes..
Ceux qui parlaient ainsi
ignoraient (comme tout le monde dans le fort) que le comte
de Stirum — futur gouverneur de la Martinique ! — avait été
frappé mortellement; que le comte de Horn, son second,
avait eu les deux bras fracassés par un boulet, et le fils de
Ruyter l'épaule traversée par une balle. Autrement, au lieu
de maugréer, ils auraient compris que les Hollandais, décou-
ragés, étaient plus près de lever le siège que de poursuivre
une entreprise déjà trois fois malheureuse...
Cependant les imaginations se montèrent. Les murmures
tournèrent en clameurs. M. de Sainte-Marthe sentit qu'il
n'était plus maître de ses hommes...
Du côté des Hollandais, même déchaînement des esprits...
Il y avait dans leur camp un trouble étrange. Pour eux, les
clameurs parties du fort annonçaient une sortie. Afin de se
garantir d'une attaque nocturne par une sorte d'épaulement,
ils roulaient sur le rivage les fûts de vin et d'eau-de-vie dont
ils avaient trouvé, comme nous l'avons dit, des magasins
remplis. Pour les assiégés, c'étaient des canons qu'on ap-
prochait des palissades. Des soldats criaient et chantaient;
d'autres se disputaient comme pour défendre leur butin...
Pour les Martiniquais, on préparait un nouvel assaut.
M. de Sainte-Marthe, bien qu'intrigué lui-même de tout ce
tapage, affirma qu'il en est souvent ainsi en pareil cas ; mais
que les appréhensions conçues dans les ténèbres ne sont pas
justifiées au retour de la lumière. Peu à peu le calme se ré-
tablissant dans le camp des Bataves, on convint que M. de
Sainte-Marthe avait raison et que la nuit se passerait sans
encombre.
Mais alors la fatigue, la faim, la soif parlèrent plus haut
que le gouverneur. Les matelots prêtés par les navires mar-
chands voulurent rejoindre leurs capitaines. Il fallut débarrer
la porte. Eux partis, on pressa de nouveau M. de Sainte-

160
FRANÇOIS DE COLLART
Marthe. Pouvait-on rester la nuit entière sans vivres et sans
poudre ? N'était-il pas plus sage d'aller prendre de la nourri-
ture et du repos dans le bourg et de revenir au petit
jour. Ne fallait-il pas d'ailleurs transporter les morts et ac-
compagner les blessés? M. de Sainte-Marthe eut beau
répondre à ces insinuations comme il le devait, les hommes
disparaissaient un à un. Vers minuit, sur le point de se voir
seul, il plaça en faction un milicien, qui voulut bien accepter
la consigne de prévenir en cas d'alarme. Puis, suivi de quelques
officiers qui lui étaient restés fidèles jusqu'au dernier moment,
il alla rejoindre M. d'Amblimont à bord des Jeux. Il y trouva
M. de l'Herpinière occupé à soigner sa blessure et M. du
Prey partant pour aller à Saint-Pierre informer M. de Baas
des événements du jour et le presser d'envoyer du monde
et surtout des munitions...
Plus d'une heure déjà s'était écoulée depuis que les assié-
geants avaient abandonné la plage à l'insu des assiégés. Ruy-
ter (on le sut plus tard par les prisonniers) était venu à terre
dans la soirée ; et voyant le désastre, Stirum et de Horn expi-
rants, son fils blessé, craignant une sortie, il avait ordonné
« mélancoliquement » la retraite... Les Hollandais, frappés
d'une terreur panique et d'un profond dégoût de leur en-
treprise téméraire, s'étaient rembarqués avec une hâte
inexprimable...
Peu d'instants après son entrée dans le fort, vers trois
heures du matin, la troupe fraîchement arrivée de Saint-
Pierre était descendue sur le rivage... Pauvres Bataves!
Quel spectacle ! Quatre cent trente-trois cadavres des leurs
gisaient sur le sable et, dans la confusion la plus étrange
d'objets de toute sorte abandonnés, au milieu du plus affreux
désordre, non loin des magasins dévalisés, quantité de sol-
dats hollandais, insensibles à tout appel, dormaient ivres-
morts ...

ET LA MARTlNIQUE
161
VIII
La suite, des péripéties qui devaient signaler cette journée
— où le comique à chaque instant se mêlait au sérieux —
n'était pas épuisée
Rentrés dans le fort plus vite qu'ils n'en étaient sortis, les
vainqueurs prévenus purent jouir à leur tour du tableau
réconfortant dont nous n'avons pu donner qu'une faible
idée... Au milieu des manifestations de joie, on vint remettre
à M. de Sainte-Marthe l'étendard des Etats de Hollande, laissé
par les ennemis dans leur précipitation à se rembarquer.
Poussé par un sentiment naturel, mais irréfléchi, le gouver-
neur fit planter ce trophée de victoire au plus haut des palis-
sades. Les Martiniquais saluèrent d'une bruyante acclamation.
Le valet de M. de l'Herpinière rôdant aux alentours, entendant
ce bruit, trompé de loin par la vue des couleurs hollandaises
ainsi arborées, crut bien faire en courant prévenir M. de Baas,
qu'il rencontra à la Case-Pilote, que le Port-Royal était pris
et que la flotte s'éloignait pour aller s'emparer du fort
Saint-Pierre. A cette nouvelle — qui ne l'étonna pas outre
mesure — M. de Baas rebroussa chemin et regagna au plus
vite Saint-Pierre, dont la population, déjà en alerte, se
lamentait. On voyait la flotte arriver lentement, le vent étant
presque nul. « Le Port-Royal est pris », criait-on dans les
rues, et l'on se préparait à la défense, en vue de laquelle,
du reste, le gouverneur général avait déjà fait tout disposer...
On attendait les Hollandais, mèche au canon...
Ruyter avait un autre souci : celui d'organiser des secours
pour huit conts blessés distribués sur les vaisseaux, parmi
lesquels son fils grièvement atteint à l'épaule, comme nous
l'avons dit. De plus, l'amiral cherchait un endroit favorable
pour inhumer le corps de Stirum, dont la famille, hautement
COLLART (250)
15

162
FRANÇOIS DE COLLART
placée en Hollande, voudrait recueillir les restes... La flotte
fila au large devant Saint-Pierre et se rendit à la Dominique
où le noble défunt fut enterré en lieu sur... On craignait un
retour offensif. La leçon, paraît-il, avait été suffisante. La
victoire martiniquaise fut définitive.
La première nouvelle de l'éclatant succès parvint à Colbert,
dans les premiers jours d'octobre, d'une façon qui mérite
d'être rapportée. Pendant que Ruyter revenait en Hollande,
un bâtiment de sa flotte, resté en arrière, fut pris par un
corsaire de Saint-Malo. Le capitaine de la prise qui avail
assisté à l'attaque du Fort-Royal, qui avait vu mourir le
comte de Stirum, raconta au Malouin ce qui s'était passé à la
Martinique. C'est ainsi que l'on sut le nombre des blessés
hollandais. M. le duc de Chaulnes, gouverneur de Brest, à qui
ce récit fut communiqué on ne sait comment, en écrivit, le
1* octobre, à M. de Seignelay qui prévint son père.
Les rapports de MM. de Baas et de Sainte-Marthe partirent
seulement le premier septembre et arrivèrent bien après la
communication faite par M. de Chaulnes. Pourquoi ce retard?
Nous allons le dire. On verra à quels excès de zèle peut se
porter l'esprit de rivalité de certains chefs, quand leur amour-
propre est en jeu.
M. de Sainte-Marthe, resté au Fort-Royal avec M. de l'Her-
pinîère, s'était hâté d'écrire la relation qu'il destinait à Col-
bert et l'avait confiée à son secrétaire chargé de la copier.
Quand il s'agit de la faire partir, le secrétaire avoua qu'on
lui avait dérobé minute et copie. M. de Sainte-Marthe fut
obligé de recommencer son travail, et il explique qu'il le fit
dans de mauvaises conditions, voulant malgré tout que sen
rapport partît en même temps que celui de M. de Baas. Il ne
faut pias s'étonner après cela que le gouverneur général ait
écrit àu ministre : « M. de Sainte-rMarthe n'est pas mon ami. »
Ce&érnier, au surplus, se borne à se plaindre, sans nommer
son chef, duprocédé par lequel « on a voulu ternir sa gloire ».
Il est vrai que les récits diffèrent entre eux sur certains

ET LA MARTINIQUE
163
points. M. de Baas notamment dissimule la retraite momen-
tanée des habitants et autres défenseurs du fort. M. de Sainte-
Marthe, persuadé que l'on ne pouvait et que l'on ne devait
rien cacher au ministre, avait été plus franc. Colbert lui ré-
pondit par la dépêche suivante, datée de Sceaux, 21 mai 1675.
Le registre sur lequel nous copions ce document porte, en
marge de la page où il ligure, la mention : « De la main de
Monseigneur ». Ce qui veut dire que la minute avait été ré-
digée par Colbert lui-même.
« M. de Sainte-Marthe, je fais seulement ce mot de responce à la
lettre que vous m'avez escrite après la descente des Hollandois
dans l'isle de la Martinique, à laquelle estoit jointe une relation de
tout
ce qui s'est passé dans cette action. Je dois vous dire que le
Roy a esté très satisfait d'apprendre ce que vous y avez fait pendant
le jour. Mais en même temps je ne puis vous celer que l'abandon-
nement que vous fistes
de ce fort pendant la nuict a dépieu à Sa
Majesté et a mis les isles dans un risque manifeste d'estre perdues,
si Dieu, qui assiste toujours la justice des armes de Sa Majesté, ne
les avoit deffendues en aveuglant ses ennemis. Vous deviez plustost
prendre la résolution de périr dans le poste que vous aviez si bien
deffendu. Mais
Sa Majesté, dans sa bonté, a bien voulu considérer
plustost le succez de
la première que de la seconde action. C'est à
vous de prendre garde une autre fois, en cas que vous trouvassiez
d'autres occasions de pareille nature, d'avoir la fermeté et la cons-
tance nécessaires pour soustenir une action jusqu
'au bout et faire
en sorte que le Roy demeure plus satisfait de vostre fermeté, ainsy
qu'il a esté de vostre courage dans la première action. »
Cette dépêche nous parait charmante. Elle est empreinte
d'un véritable esprit paternel. Le cœur de Colbert y est tout
entier. Vraisemblablement elle était destinée à être lue pur
tous ceux qui avaient pris part à la défense-, car en réalité
M. de Sainte-Marthe n'avait rien eu à se reprocher. Du reste
n'équivalait-elle pas à dire : « Tout est bien qui finit bien. »
Ce fut donc malgré tout une glorieuse journée pour la Mar-
tinique que celle du 20 juillet 1674.
Il faut que l'avantage remporté sur Ruyter, jusqu'alors

164
FRANÇOIS DE COLLART
invincible, ait beaucoup flatté Louis XIV pour que l'ordre
immédiat de frapper une médaille commémorative soit parti
de la bouche du grand Roi1.
Les noms des braves habitants qui s'étaient dévoués à la
défense de la colonie ont été conservés dans un état dressé
(avec l'indication des morts et des blessés) par l'un des héros
de cette action : le sieur Antoine Cornette. Ils furent récom-
pensés en sa personne. Sur la proposition de M. de Sainte-
Marthe, le roi lui accorda des lettres d'anoblissement, les
premières données à la Martinique2...
Trois années se passèrent sans événements remarquables.
Le 15 janvier 1677, M. de Baas mourut subitement à son poste
« de la goutte remontée ». De cette date au 8 novembre,
c'est-à-dire presque une année, M. de Sainte-Marthe gouverna
seul, à la commune satisfaction des habitants. Le 19 avril
1678, le Roi, satisfait de sa bonne administration, lui envoya
une gratification de trois mille livres, argent de France. Il ne
survécut que deux ans et demi à M. de Baas. Il est mort le
12 août 1679 et fut remplacé le 7 juin 1680. Sa famille demeura
à la Martinique. Nous aurons bientôt l'occasion de dire un
mot de chacun de ses membres. Voici ce que ce bon père
écrit à leur sujet le 15 février 1677, dans une lettre, adressée
à Colbert :
« J'ay douze enfans de tous âges, dont deux servent Dieu à
l'église, trois au service de Sa Majesté, et sept qui me restent sur
les bras, desquels il y en a quatre nez en ce pays (la Martinique).
1 Cette médaille porte en latin d'un côté : « Colonie française victorieuse
en Amérique » et de l'autre : « Les Bataves défaits et mis en fuite à la Marti-
nique, 1674. »
2 Le nom d'un autre de ces braves, figurant sur le dit état, doit être parti-
culièrement rappelé : celui du sieur Antoine Ganteaume, de la Ciotat,
commandant la Notre-Dame, l'un des deux bâtiments provençaux dont

nous avons parlé au début du récit. Ce capitaine se fit remarquer par son
empressement à monter au fort avec quinze de ses hommes « qui firent tous
leur devoir. » M. de Baas, en signalant au ministre le mérite de Ganteaume,

ajoute qu'il est « le porteur de cette dépêche. » Il fut en effet chargé, retour-
nant en France avec son navire, de remettre à Colbert les relations du siège.

ET LA MARTINIQUE
Je suis cadet de la famille des Sainte-Marthe et sans bien. Tout mon
reconfort est à vostre bonté, la suppliant très humblement de me
prendre en sa protection. Dieu sera vostre récompense. C'est de
quoi nous le prierons tous ensemble. »
Cette lettre si touchante de M. de Sainte-Marthe avait pour-
but sans doute d'inciter Colbert à lui donner la succession de
M. de Baas. Le but ne fut pas atteint. Le comte de Blénac fut
nommé Gouverneur général des îles d'Amérique...
Il nous reste peu de chose à ajouter sur le fondateur de la
famille de Collart à la Martinique. Dans un recensement fait
en 1678 (compagnie de M. Antoine Cornette), la maison de
Collart est inscrite comme suit : « M. de Collart, une femme,
un garçon, 0 filles, deux domestiques, seize nègres, quatorze
négresses, onze négrillons, six fusils, deux pistolets, une
épée, six livres de poudre et cent balles. » Nous avons d'ail-
leurs la preuve que, cette année-là môme, M. Claude de Col-
lart est mort sur mer, à l'âge de 59 ans, dans le cours d'un
voyage qu'il fit de la Martinique en France avec sa femme,
pour aller joindre son fils unique, alors en Touraine. C'est
à ce fils que nous allons maintenant consacrer tous nos soins.
IX
François de Collart est né à. la Martinique, comme nous
l'avons dit, le 1er juin 1662. Lui-même a fourni cette date en
1707 à d'Hozier, dans les archives duquel nous l'avons re-
trouvée, accompagnée d'autres précieux renseignements.
Son acte de baptême n'a pas été conservé. Mais il. y a lieu de
croire que ce fut le capitaine de la compagnie où servait alors
son père, M. François Rools de Laubières (plus tard gouver-
neur particulier de la Martinique), qui nomma le fils unique
de Claude de Collart et de Madeleine de Bremond1.
1 Les Rools, venus à la Martinique en 1642, originaires de Goursolas, en
Périgord, étaient deux frères. Goursolas, l'aîné (1615-1664), marié à Jeanne
Hurault de Manoncourt, fit souche dans la colonie. Laubières (1617-1672).
son cadet, marié d'abord à une Dyel, parente de du Parquet, ET ensuite à

166
FRANÇOIS DE COLLART
A l'âge de onze ans, vers 1673,François fut envoyé en
France pour faire son éducation. Il alla chez son oncle Fran-
çois de Henry, sieur de la Moinerie, demi-frère de Charles de
Henry, propriétaire du domaine d'Auchamp, à Restigné
(Indre-et-Loire). On lui donna pour précepteur M. de Soisy,
curé d'une paroisse voisine, la Chapelle-Blanche, aujourd'hui
la Chapelle-sur-Loire. M. de Soisy (dont la famille était alliée
aux Bremond de Bossée) était le fondé de pouvoirs de M. et
Mme de Collart, pour l'administration des biens possédés par
eux en Touraine.
En 1676, dans sa quinzième année, François obtint une
sous-lieutenance au régiment de Rouergue, créé en 1667 par
le colonel de Montpeyroux, qui le commandait encore. Ce
régiment servit sous les ordres du maréchal de Créqui, dans
la guerre de Hollande, conjointement avec celui de Touraine.
S'aventurer dans le dédale de cette guerre, que les immor-
telles campagnes de Turenne ont rendue si mémorable, serait
ici sans utilité. L'état des services de François de Collarl
porte que « il a esté fait sous-lieutenant en 1676 dans le ré-
giment de Rouergue, de la compagnie de M. de Planque, et
a servi jusqu'à la réforme ». C'est tout ce que nous pouvons
savoir à ce sujet. Il peut donc suffire de rappeler ici que le
régiment de Rouergue était, le 7 octobre 1677, au combat de
Kokersberg, près Strasbourg, et, le 14 novembre, à la prise
de Fribourg, dans le grand duché de Bade. A la fin du mois
suivant, il se trouvait au combat de Schonau et à celui d'Al-
berspach. On le voit, le 7 juillet 1678, à l'attaque du pont de
Seckingen et à la prise d'assaut de Kehl. Le 9 août, au blocus
de Strasbourg, Rouergue contribue à la prise des forts de
Zolhauss et de l'Ill, dont la garde lui est confiée. Il est appelé
en novembre au siège de Lichtemberg, où son colonel, M. de
Montpeyroux, perdit la vie, et il termina cette guerre en 1679
Elisabeth de Lahaye, parente des Baillardel de Lareinty, est mort sans pos-
térité. Les descendants de Goursolas se sont alliés notamment aux Cacqueray
de Valmenier (de Saint-Martin-le-Blanc, en Normandie) et aux des Vergers
de Sanois (d'Anet, en Brie). Ces différentes familles ont servi très honora-
blement aux îles et en France.

ET LA MARTINIQUE
par le combat de Minden, qui eut lieu le 30 juin. François de
Collart servit ainsi jusqu'à la réforme de son régiment (21
décembre 1681), et tout nous porte à croire qu'il le fit avec
honneur.
Durant ces quatre années de guerre, François avait profité
de plusieurs accalmies pour venir en permission à la Cha-
pelle-Blanche, où sa présence est indiquée par divers actes
d'état civil signés de lui. Il y était au commencement de
1678. Il s'y trouvait au moment de l'arrivée de sa mère à
Restigné, dans les premiers jours de 1679, et l'année 1680
l'y vit à son début. N'est-il pas naturel de penser que
François venait à l'époque du jour de l'an dans sa famille ?..
Mme de Collart séjourna au moins trois ans en France avec
son fils. A la date du 7 juin 1679, nous trouvons un acte
portant « acquisition par damoiselle Magdeleine de Bremond,
veuve d'escuyer Claude de Collart, sieur de Coucy, d'une
maison et plusieurs pièces de terre, le tout scitué au village
de la Rue-Neuve, paroisse de Restigné ». Le 16 août, même
année, nous voyons un « relief de noblesse pour Magdelaine
de Bremond, native de Genillé, en Touraine, daté de Saint-
Germain-en-Laye, signé Louis et contresigné Colbert, » avec
mention de « copie délivrée conforme, ce dernier octobre 1681,
signée M. de Bremond et Sallais, notaire royal de Chinon ».
Le 18 novembre 1680, nous sommes en présence d'une décla-
ration de tutelle faite « devant le sénéchal et juge de la pré-
vosté et chastellenie de Restigné », signée « M. de Bremond,
veuve de Claude Collart, écuyer, sieur de Coussy ». Il est dit
dans cet acte que Mme de Collart déclare prendre la tutelle de
son fils unique mineur, alors dans sa 19e année.
Nous pourrions citer ainsi bien d'autres pièces montrant
la présence de Madeleine dans son pays natal. Mais il est
préférable de résumer l'impression que fait naître la lecture
d'une foule d'actes qui, séparément, sont d'une importance
secondaire.
Quand l'avenir d'une famille est devenu sombre et que
son horizon se rétrécit chaque jour sans autre motif que

FRANCOIS DE COLLART
l'apathie des circonstances, il est rare que, providentielle-
ment, par la force de choses, il ne se révèle pas, au milieu de
cette famille, une intelligence qui lui fasse bientôt entrevoir
une meilleure perspective.
Pour les Bremond de Bossée, Madeleine fut la personne
à laquelle nous faisons allusion. En 1653, elle avait vu mourir
la plupart des siens : père, frères, sœurs. Claude, son aînée,
la seule qui lui restât, ne se mariait pas, elle non plus. Vivant
au fond d'une campagne, Madeleine n'a guère d'espérance
de voir changer cette situation. Il lui faut sortir de là. Le flot
qui baigne la Chapelle-Blanche mène à la grand'ville... Sur
la Loire, si proche du lieu de sa résidence, passent réguliè-
rement des galiotes offrant aux voyageurs un moyen de
transport aussi commode que peu coûteux. Madeleine est
ainsi conduite à Nantes, chez des parents, chez des amis
peut-être. Dans cette ville de nombreuse et haute société, elle
rencontre M. de Collart qui venait chercher de bien loin ce
que Mlle de Bremond lui apportait de Restigné : un noble
cœur, une intelligence d'élite... A la Martinique, la fortune
leur sourit... Les deux époux reviennent en France avec
leurs enfants. Chez qui vont-ils? Dans la famille de Made-
leine. Qui ramènent-ils avec eux à la Martinique ? Une sœur
de Madeleine. Où François de Collart vient-il faire son
éducation? Dans le pays de sa mère. Où François, sous-
lieutenant, vient-il en congé? Dans la famille de Ma-
deleine. Plus tard Louis du Prey, son cousin-germain,
vient aussi faire son éducation en France. Où va-t-il?
A Restigné, dans le pays de sa mère. L'influence de Madeleine
se manifeste bien plus encore après la mort de son mari.
Ses idées s'agrandissent. Elle veut son fils riche en
France comme il l'est en Amérique. Son premier soin est
d'acheter une nouvelle propriété. Son second est de se faire
honneur en obtenant du Roi une reconnaissance de noblesse
où son mari mort et son fils mineur figurent à côté d'elle ;
car à la Martinique, désormais, il ne suffit pas d'être noble
pour jouir des prérogatives de la noblesse, il faut encore

ET LA MARTINIQUE
169
le prouver par un titre. Ce n'est pas tout : Madeleine de
Bremond couronne son action bienfaisante sur la famille
en rachetant les propriétés d'Auchamp, de la Moinerie, de
la Janverie, du Mosey, provenant anciennement partie des
Bossée, partie des Henry1. Et, plus tard, nous voyons les
enfants et petits-enfants des deux soeurs de Bremond-Bossée
porter à la Martinique les noms de ces terres revenues à
la famille. Ces achats successifs en France font penser que
Mme de Collart avait l'intention de venir se fixer définitive-
ment en Touraine et d'y finir ses jours. On perd la trace de
son existence en 1690.
Quoi qu'il en soit, en retournant pour la troisième fois aux
Antilles, Mme de Collart emmena avec elle une cousine, âgée
de trente-deux ans, qu'elle put marier à la Martinique comme
elle avait fait de Claude de Bremond, sa sœur. Mlle Renée des
Prés du Vert, cette parente, native des Essarts, en Poitou,
(sœur de M. Jean des Prés, dont on trouve le mariage à
Restigné en 1670), épousa à la Case-Pilote, le 19 juillet 1683,
M. Charles Haye, de Valenciennes.
Il est curieux, disons-le en passant, de retrouver à la Mar-
tinique nombre d'émigrés dont on découvre l'origine dans le
pays habité par la famille des Bremond de Bossée. Toutes ces
personnes, alliées entre elles, étaient venues par la Loire à
Nantes, où se faisaient constamment des armements pour les
Antilles.
De retour à la Martinique, à la fin de 1681, Mme de Collart
et son fils s'appliquèrent à faire réparer sur leurs habitations
les désastres qu'avait causés l'ouragan survenu dans la nuit
du 12 au 13 août 1680.
Nous n'avons rien à signaler des années 1683 et 1684. En
1685, François do Collart fut nommé lieutenant de milice.
C'est le premier échelon de sa carrière militaire à la Marti-
1 Ces terres ayant passé à Mme Charles de Henry, née Duval, par testa-
ment de son mari, avaient été mises en vente après le décès de cette dame,
morte sans enfants.
COLLART (250)
16

170
FRANÇOIS DE COLLART
nique. Bien avant cette époque, la milice coloniale (nous
l'avons vu) formait un corps militaire des plus sérieux. Sous
du Parquet, vers 1650 et après, celle de la Martinique comp-
tait six compagnies, dont les capitaines étaient MM. du
Bois, de la Houssaye, de Laubières, de la Garenne, de Fran-
cillon et Jaham de Vertpré. M. de Tracy trouva la popula-
tion « portant les armes » divisée en huit compagnies com-
mandées par les mêmes capitaines, plus MM. de la Peyre et
Desjardins pour les deux nouvelles. Au moment où M. de
Collart entra dans la milice, en 1685, on y comptait neuf
compagnies, ayant pour capitaines MM. Le Pelletier, du Gas,
Roy, de Saint-Aubin, de Vertpré, du Joncheray, de la Peyre,
Le Vassor, Isaac Le Canu des Caveries.
Ces noms (et d'autres que l'on verra par la suite), connus
des anciens Martiniquais, se rattachent aussi bien à des sou-
venirs de famille qu'à des faits historiques. Les colonies des
Antilles françaises étant solidaires les unes des autres, rela-
tivement à la défense contre les attaques de l'étranger, la
milice prenait part à toutes les actions de guerre dans l'ar-
chipel. Elle était composée de tous les habitants capables de
porter les armes. Les officiers, nommés par les gouverneurs,
étaient brevetés par le Roi. La croix de Saint-Louis leur était
accordée en récompense de leurs services. Les occasions de
se distinguer étaient fréquentes. Les colons réputés braves
ne manquaient jamais d'y concourir. Ils le faisaient avec un
certain -orgueil. Les officiers de milice — riches habitants
en général — ne comprenaient l'existence coloniale qu'unie
à l'honneur militaire. Lorsque les forts furent garnis de
troupes du Roi, il s'établit, dans les combats, une noble
émulation entre ces troupes « réglées » (comme on disait)
et celles des milices, et, plus d'une fois, on dut reconnaître
que l'élan martial des miliciens avait dépassé celui des
compagnies de la Métropole.
Revenons à notre futur colonel. François de Collart n'a-
vait que vingt-trois ans lorsqu'il fut nommé lieutenant de
milice. C'est à cet âge aussi qu'il se maria.

ET LA MARTINIQUE
171
X
Nous avons dit précédemment que la famille de Sainte-
Marthe était demeurée à la Martinique après la mort de son
chef en 1679. En épousant l'une des filles de l'ancien gouver-
neur, François de Collart s'honora et fit une bonne action.
Les demoiselles de Sainte-Marthe offraient l'avantage de leur
grand nom. Mais elles étaient sans fortune.
C'est ici le lieu de donner le détail de cette famille. Nous
avons eu tant de peine à compléter la liste qui va suivre que
nous ne saurions nous refuser le plaisir de la présenter au
lecteur. Elle est inédite et d'ailleurs instructive.
M. Antoine-André de Sainte-Marthe avait eu douze enfants
de deux lits. De sa première union, contractée en Angleterre
avec Marguerite Ested, sont issus : I. Alix ou Alizon, née à
Londres vers 1642, mariée à Saint-Venant (Artois) vers 1660
à M. de la Haye, déjà nommé, qui en eut huit enfants, nés
de 1661 à 1683 ; II. Robert ou Rupert, né vers 1647, élevé à
Vendôme, devenu prêtre, docteur en théologie de la maison
de Navarre, curé à Troissy (Marne) de 1687 à 1706, puis cha-
noine de Notre-Dame-des-Vignes de Soissons ; III. Pierre
de Sainte-Marthe, sieur de la Lande, né vers 1649, nommé
en 1674 gouverneur de la Grenade, blessé à l'attaque de
cette île en 1675, lieutenant de Roi à la Guadeloupe en
1679, gouverneur de la Guyane en 1684, marié le 14 jan-
vier 1688 à Marie-Renée de Rosmadec, mort en 1692 sans
enfants; IV. Victor-Maurice de Sainte-Marthe, sieur de
Boisvre, né vers 1651, gouverneur de l'île Sainte-Croix (An-
tilles) en 1674, marié à demoiselle Anne de Bourgneuf, dont :
François-Bernard de Sainte-Marthe, né en 1676, garde de
marine à Toulon en 1692, enseigne à la Martinique en 1696,

172
FRANÇOIS DE COLLART
lieutenant à la Guadeloupe en 1697, mort en 1698; 2° Louis
de Sainte-Marthe, né en 1689. enseigne de vaisseau en 1712 ;
et 3° Louise de Sainte-Marthe, mariée le 28 décembre 1708 à
M. Guillaume Hease, écuyer.
De sa seconde femme, Isabelle-Louise du Riez, morte à la
Martinique vers 1718, M. de Sainte-Marthe a eu huit enfants :
V. Maximilien, né à Saint-Venant en 1662, volontaire dans
l'armée du vice-amiral d'Estrées — tué en 1677 à l'attaque du
fort Tabago (Antilles) ; VI. François-Maximilien de Sainte-
Marthe, né à Paris en 1664, prêtre de l'Oratoire, le continua-
teur du « Gallia Christiana », publié par ses grands oncles
en 1656, mort à Paris le 29 janvier 1707, à l'âge de 43 ans ;
VII. Angélique-Anne de Sainte-Marthe, née à Paris vers
1670, mariée le 28 février 1685, au Fort-Royal de la Marti-
nique, à François de Collart, qui en eut douze enfants,
notamment : 1° Pierre-François de Collart, sieur d'Auchamp,
né en 1686, garde de marine de 1709 à 1713, puis capitaine de
milice jusqu'en 1739, date de sa mort;2° Françoise-Angé-
lique, née en 1687, mariée en 1709 à M. Pierre Le Pelletier de
Grandair, commandant des milices, chevalier de Saint-Louis,
morte en 1727 ; 3° Marie-Rose, née en 1688, mariée en 1709 à
M. Jean-Ignace de Beltgens, baron de Roux, colonel des
milices de la Grenade ; 4° Pierre-César, né en 1690, tué à
l'ennemi en 1713 ; 5° Louis, né en 1692, tué à l'ennemi en
1713; 6° Madeleine-Elisabeth, née en 1694, mariée en 1722 à
M. Charles-Nicolas Millet, écuyer, sieur de Saint-Paul ;
7° Claire, née en 1697, mariée en 1720 à M. Philippe Mirabeau
des Marais, enseigne, et en 2es noces, en 1723, à M. Louis
de Giraudel, capitaine de milice, morte en 1736 ; 8° Bona-
venture-Louis de Collart, sieur d'Auchamp, né en 1699, marié
en 1724 à Mlle Marie-Anne Petit de la Grandcour ; 9° Claude de
Collart, sieur de Coucy et du Mose y, né en 1702, marié en 1740,
à Sainte-Lucie (Antilles), à demoiselle Catherine d'Arène ;
10° Antoine de Collart, sieur de Vaux, capitaine de milice,
chevalier de Saint-Louis en 1746, à Saint-Domingue. —

ET LA MARTINIQUE
173
Madame de Collart, née de Sainte-Marthe, est morte en 1709, à
l'âge de 38 ans. — VIII. Marie-Antoinette de Sainte-Marthe,
mariée le 28 février 1685 à M. Ricaud, munitionnaire de la
Martinique, morte en 1690 ; IX. Marie-Anne de Sainte-Marthe,
née en 1676, mariée au Fort-Royal le 18 mars 1696 à M. Pierre
Guyon de la Roche-Guyon, chevalier de Saint-Louis, lieu-
tenant de Roi, lequel en eut dix enfants, morte en 1729 ;
X. Dorothée de Sainte-Marthe, née en 1678, femme, le 9 oc-
tobre 1697, de M. Léon Fornier de Carles de Pradines, gou-
verneur de la Grenade, morte en 1708 au Fort-Royal ; XI et
XII. Deux autres filles, mortes en bas âge.
En terminant l'honorable liste de cette longue descendance,
nous ne pouvons mieux faire que de donner un extrait,
concernant la famille de Sainte-Marthe, tiré du supplément,
publié en 1777, de la grande Encyclopédie de Diderot et
d'Alembert :
« MM. de Sainte-Marthe, famille illustre dans la République des
lettres, où l'esprit, le savoir et la piété semblent se succéder, ont
donné plus de quarante auteurs distingués dans tous les genres,
depuis 1500 jusqu'au XVIIIe siècle. M. du Radier a consacré à leur
éloge et au catalogue de leurs ouvrages le Ve volume de sa Biblio-
thèque du Poitou, imprimée en 1754, auquel nous renvoyons. Cette
famille où la nature, par un effort inouï, a rassemblé tant de per-
sonnes illustres, tant de savants : théologiens, jurisconsultes, poètes,
historiens, subsiste encore dans quatre personnes. Mais elle n'a
plus qu'un héritier de ce beau nom en Scévole Louis de Sainte-
Marthe, né en 1753 : Magnæ spes unica gentis. »
Cet » unique espoir d'une grande race » mourut jeune.
Depuis un siècle environ le nom de Sainte-Marthe n'est plus
porté. Mais, par les femmes, il reste encore un héritier de
ce noble sang : M. le baron Hulot de Collart, demeurant à
Nantes, descend en ligne directe à la fois d'Angélique-Anne
de Sainte-Marthe, épouse du colonel François de Collart,
et de Marie-Anne de Sainte-Marthe, femme de M. de la Roche-
Guyon, lieutenant de Roi à la Martinique.

174
FRANÇOIS DE COLLART
Collart se fit une sorte de spécialité des expéditions qui
eurent lieu dans les Antilles. C'est de la prise de Saint-
Eustache, en 1689, que datent ses premières armes aux îles.
La relation de ce fait, honorable pour nos trois principales
colonies de l'archipel, a été bien négligée par les historiens
du pays. Les uns se sont contentés de le mentionner à
une date approximative et ce que les autres ont ajouté à
cette mention est insignifiant. L'absence de documents,
qu'ils ne pouvaient avoir qu'en France, a causé leur faiblesse
sur ce point comme souvent ailleurs.
Il y avait pour nous un réel intérêt historique à rechercher
avec soin, aux archives de la Métropole, tout ce qui pouvait
renseigner sur cette action de guerre, et à procéder dans ce
récit tel que nous l'avons fait pour le siège de la Martinique
par le grand Ruyter. Ainsi exposée, la conquête (ou plutôt
la destruction) de Saint-Eustache en 1689 — continuation
d'une série de représailles, entreprise par le Roi de France
contre la Hollande — a ceci d'important qu'elle peut montrer
comment nos colons savaient improviser, avec des moyens
très bornés, des expéditions remarquables qui pourraient
servir encore d'exemples en pareille occasion.
Ce n'était pas la première fois que nous allions aborder
Saint-Eustache. En août 1629, l'amiral de Cahuzac, envoyé,
par Richelieu à Saint-Christophe (on se le rappelle), afin d'y
soutenir d'Esnambuc contre les Anglais et les Espagnols,
s'était hâté — ayant accompli sa mission principale — d'aller
prendre possession de Saint-Eustache, alors déserte. Obligé
d'abord de quitter ce poste (pour les raisons exposées
dans la première partie de cette étude), Cahuzac y était
retourné, en revenant de sa chasse au galion, et avait pris le

ET LA MARTINIQUE
175
temps d'y faire construire un fort. Une petite troupe, qui
devait garder cet ouvrage défensif, s'était occupée, aussi en
présence de l'amiral, à établir une habitation, afin d'en re-
tirer des vivres et pour mieux prouver sa possession par
un commencement de culture.
Rien de plus sage. Mais le défaut de l'île était de manquer
d'eau. Nous eûmes le tort de ne pas chercher tout de suite à
obvier à cet inconvénient, qui nous empêcha d'y maintenir
garnison. La plupart des soldats passèrent à Saint-Chris-
tophe et le fort resta sans défense.
Vers 1636, des Hollandais venant du Brésil, voyant Saint-
Eustache presque délaissée, s'y fixèrent sans protestation de
notre part, et, plus industrieux que leurs devanciers, ils y
créèrent de vastes citernes, où l'eau du ciel recueillie, pen-
dant la saison des orages, rendit l'île parfaitement habitable.
Sa fertilité même y gagna beaucoup. Le gouvernement
batave, voyant les Hollandais prospérer et s'augmenter à
Saint-Eustache, y nomma un commandant. Ils y firent à
la longue si bien leurs affaires que nos colons des Antilles,
trafiquant avec eux, ne cessaient de se plaindre qu'on eût
abandonné une possession dont les étrangers tiraient un
grand profit; de là de vagues projets mal dissimulés...
D'autres que nous à Saint-Christophe portaient envie
aux heureux occupants de Saint-Eustache : nos voisins les
Anglais. En 1663, devançant nos vues, ils y descendirent
nuitamment en nombre et les Hollandais se trouvèrent dé-
possédés de leur île, sans même avoir eu le temps de songer
à la défendre... Beaucoup d'entre eux, refusant de subir le
joug britannique, vinrent nous demander asile. C'étaient de
bons colons ; on les recueillit et l'on n'eut pas à le regretter.
Trois ans après, la guerre s'étant rallumée entre la France
et l'Angleterre, les Anglais, que l'ambition tourmentait sans
cesse, voulurent profiter de cette guerre pour réaliser leur
vœu constant : se débarrasser de nous à Saint-Christophe.
On se battit avec acharnement. Mais nos rivaux écrasés dans

176
FRANÇOIS DE COLLART
plusieurs combats, amèrement déçus dans leur espoir,
furent obligés de déguerpir d'une colonie qui leur était si
chère (avril 1666).
Les Bataves réfugiés voulurent à leur tour profiter de
l'avantage que nous venions d'obtenir pour recouvrer leur
île. Nous consentîmes à les y conduire et à les aider. Encou-
ragés par la défaite de nos communs ennemis et soutenus
par cinquante de nos soldats, ils envahirent Saint-Eustache,
persuadés qu'elle ne leur échapperait pas. Les Anglais démo-
ralisés, ne pouvant opposer qu'une faible résistance,
allaient rendre le fort, quand de la Barre, alors aux Antilles
avec son escadre, trouva plus à propos d'envoyer, sur un
vaisseau bien armé, le commandant d'Orvillers, son gendre,
s'emparer de l'île pour notre compte, que de laisser les
Hollandais la reprendre pour le leur, avec notreappui.
D'Orvilliers s'acquitta de sa mission, sans coup férir, le
15 novembre 1666, et laissa dans le fort le capitaine des
Roses avec quatre-vingts soldats. Le parti batave, revenu à
Saint-Eustache, fut rétabli dans ses foyers. Quant aux An-
glais, avec lesquels nous avions signé la capitulation, on les
transporta à la Jamaïque, comme il avait été convenu à la
reddition du fort.
Les succès de nos colons dans les petites Antilles furent
mal récompensés. Le fâcheux traité de Bréda (1667) nous
obligea de rendre à la fois et la partie naguère anglaise de
Saint-Christophe et l'île Saint-Eustache aux Anglais. Ceux-
ci durent consentir en même temps à remettre cette île à la
Hollande.
Telles sont en résumé les vicissitudes de Saint-Eustache
jusqu'en 1689. On voit qu'elle fut alternativement occupée
par les Français, les Anglais et les Hollandais. Les Bataves,
ses tranquilles possesseurs depuis vingt ans, avaient pu
donner à leur établissement une importance capitale qui,
par malheur pour la colonie, ne fut pas ignorée de notre
gouvernement. Les Hollandais, plus appliqués d'ailleurs à

ET LA MARTINIQUE
177
la colonisation et au négoce qu'à la politique, n'avaient pas
remarqué qu'à ce dernier point de vue, eu égard aux idées
de Louis XIV, ils venaient de lui fournir contre eux une
cause de mécontentement des plus graves.
Vers 1686, une trentaine de Français, protestants de reli-
gion, éloignés de leur pays par la Révocation de l'Edit de
Nantes — et passés d'abord à la Martinique, où, par ordre
du Roi, l'administration pressait les « religionnaires » d'abju-
rer — étaient venus demander refuge à l'autorité hollandaise
de Saint-Eustache. Ils y avaient été d'autant mieux reçus
que la colonie comprenait encore de vieux compagnons
d'armes de l'amiral Cahuzac. Quelques-uns même de ces
anciens habitants, s'étant mariés dans l'île, y avaient fait
souche, et leurs familles vivaient en bons rapports avec les
maîtres de la colonie. Tout cela formait en 1689 un groupe
français assez nombreux qui, pour des yeux mal prévenus,
semblait en révolte contre son pays d'origine1.
En révélant ces dernières circonstances à la cour de Ver-
sailles, dans le but de provoquer la reprise de Saint-
Eustache, le Gouverneur général des Antilles avait saisi l'oc-
casion de rappeler au Roi ce qu'était maintenant cette île,
autrefois nôtre à deux époques.
En l'état aigu où se trouvaient encore une fois les relations
de Louis XIV avec la Hollande, il n'en fallait pas davantage
pour faire condamner la colonie batave à une destruction
complète, ce qui sans doute allait désappointer nos colons,
ambitionnant Saint-Eustache pour l'exploiter, non pour la
détruire.
1 Par ordre du Roi (13 septembre 1686), M. de Seignelay avait écrit au
Gouverneur général et à l'Intendant des Antilles:
Sa Majesté est
bien aise de leur dire, à cet égard, que son intention est d'empêcher, par
toutes sortes de moyens, que les religionnaires ne sortent des îles françoises
pour aller s'establir dans celles des étrangers. »
COLLART (250)
17

178
FRANÇOIS DE COLLART
XII
Saint-Eustache est située entre Saint-Christophe et Saba,
à trois lieues N. O. de la première, à six lieues S. E. de la
seconde. Elle a cinq lieues de circonférence. Cette île n'est
en réalité qu'une montagne, en forme de pain de sucre, au
sommet de laquelle le cratère d'un volcan éteint a laissé
un enfoncement central. Les alentours ont été magnifique-
ment disposés pour la défense par le travail des feux souter-
rains. Dans la partie du S. E., principal endroit de l'île habité,
se trouve un plateau en vironné de ruines granitiques, tout
indiqué pour servir d'assiette à un fort. C'est là qu'en 1629
l'amiral de Cahuzac avait fait construire celui qui défendait
encore Saint-Eustache. Si les Hollandais ne pouvaient consi-
dérer ce fort comme imprenable puisque déjà il avait été pris,
du moins ils le faisaient passer pour tel dans les Antilles.
Sa position stratégique très vantée, la difficulté d'y parvenir
justifiaient jusqu'à un certain point cette opinion. Aussi ap-
prirent-ils, sans beaucoup s'émouvoir, l'annonce d'une nou-
velle guerre entre la France et la Hollande. Il leur sèmblait
d'ailleurs peu croyable que les Français, après vingt ans
d'un abandon complet de leur ancienne possession, son-
geassent à la reprendre.
Mais Louis XIV savait que Saint-Eustache, suivant l'expres-
sion de M. de Blénac, était « un bijou », et que nous n'avions
rien d'approchant comme entrepôt de richesses commer-
ciales et centre de colonisation. Les Hollandais en effet
avaient créé dans l'île un marché d'esclaves. A Saint-Eustache
étaient emmagasinés les produits de leur industrie sucrière
et ceux de leur commerce interlope aux Antilles. Cet entrepôt
de nègres et de marchandises, dont les habitants des îles,
sans distinction de nation, tiraient de bons offices ; cet

ET LA MARTINIQUE
179
entrepôt respecté pendant la guerre de l672... rien ne pouvait
leur faire supposer qu'il ne fût pas en toute sûreté à Saint-
Eustache.
Cela suffisait pour que le Roi de France, tenu au courant
des choses coloniales, voulût atteindre aussi de ce côté son
mortel ennemi, afin de lui faire sentir le poids de sa colère
à la fois dans les deux mondes.
Par une dépêche, datée de Versailles, 26 novembre 1688,
adressée à M. le comte de Blénac, Louis XIV lui explique les
raisons qui l'obligent à recommencer, la guerre, que le traité
de Nimègue(1678) semblait avoir terminée. L'établissement,
dans l'Electorat de Cologne, du cardinal de Furstemberg, que
Louis voulait soutenir contre la ligue d'Augsbourg, fut le
motif donné de cette nouvelle lutte, que bien d'autres causes
avaient provoquée... Elle atteignit en Europe, comme on
sait, aussi bien qu'aux îles d'Amérique, un degré de fureur,
une rage de destruction, que les cruelles nécessités de cette
guerre excusaient peut-être, mais que les temps modernes
ne connaissaient plus.
Le 29 novembre 1688, par le même courrier, le Roi écrit au
Gouverneur général des Antilles :
« Monsieur le comte de Blénac, vous avez été informé de la réso-
tion que j'ai prise de déclarer la guerre aux Hollandois, et, comme
mon intention est de ruiner leur commerce autant qu'il se pourra
et que j'apprens qu'ils en font un considérable dans l'île de Saint-
Eustache, où ils n'ont qu'un très petit fort, qui peut estre insulté
sans beaucoup de difficultés, je vous escris cette lettre pour vous
dire que je veux qu'aussitôt que vous l'aurez receue, vous preniez

les mesures convenables pour vous rendre maître de cette isle, et,
pour cet effet je désire que vous assembliez le nombre de troupes
et de milices nécessaire pour cette entreprise. Je veux que vous
détruisiez le fort et toutes les habitations, de manière que les
Hollandois ne puissent jamais prendre la résolution de venir s'y
establir. »
En transmettant cet ordre du Roi à M. de Blénac, le ministre
lui recommande le secret absolu sur le point visé, « mesme

180
FRANÇOIS DE COLLART
pour M. de Goimpy, » alors Intendant général des îles d'Amé-
rique*.
Toutefois, dans une lettre à part écrite à ce dernier, M. de
Seignelay lui enjoint d'accompagner son chef dans l'expédi-
tion qu'il va entreprendre par ordre du Roi, sans spécifier
autrement. L'Intendant devait être chargé de la partie admi-
nistrative et financière de l'entreprise, en ce qui était relatif
aux détails des approvisionnements, de l'affrêtement des
navires, etc. Il allait devenir ce qu'on appelle aujourd'hui
un commissaire d'escadre.
Provisoirement la précaution de ne pas laisser échapper
son secret était facile au Gouverneur général à l'égard de
M. Dumaitz de Goimpy, alors en tournée à la Guadeloupe.
M. de Blénac n'entreprenait rien sans l'aide de son intendant.
Comprendre un tel auxiliaire dans la réserve qu'il devait
garder put lui sembler une condition gênante. Cependant il
s'y soumit.
Contrairement à ce qui s'était passé dans les îles entre
hauts fonctionnaires, MM. de Blénac et de Goimpy vivaient
en bonne intelligence 2. Le premier était un officier général
prudent et avisé, des plus alertes; le second, un administra-
teur des plus capables. Rare avantage ! Ils n'étaient pas jaloux
l'un de l'autre.
Nous allons les voir à l'œuvre.
XIII
Le 22 février 1689, aussitôt la réception du courrier de
France, M. de Blénac envoie par une barque un exprès de
confiance à la Guadeloupe, avec commission de ramener
M. l'Intendant. L'exprès arrive le 25 à la Basse-Terre. Dès
1 Il avait été nommé à cet emploi le 28 novembre 1684.
2 Cela ne dura pas longtemps.

ET LA MARTINIQUE
181
le lendemain, M. de Goimpy reprend la mer. Il est de re-
tour à Saint-Pierre le 3 mars. Le 4, il se rend au Fort-Royal,
résidence du Gouverneur général (depuis le 14 septembre
1681), et, sur-le-champ, gouverneur et intendant déterminent
les moyens d'assurer l'exécution de la volonté du Roi.
Ils n'avaient pas de temps à perdre. On les prévenait que,
dans le port de Flessingue, « quatre capres hollandois1 » se
préparaient à faire voile pour les îles d'Amérique, avec ordre
d'aller inquiéter nos colonies et détruire, s'il était possible,
les navires de commerce français fréquentant ces parages.
Afin de parer à ce danger, M. de Blénac fit délivrer immé-
diatement des lettres de marque aux habitants des îles qui
voulurent bien armer en course...
La déclaration de guerre publiée fut enregistrée au Conseil
souverain le 7 mars 1689.
Bien que le cardinal de Furstemberg (qui eut pour seul
honneur, en définitive, de voir son nom donné à l'une des
rues de Paris), fût, ainsi que sa cause, absolument ignoré
aux Antilles, on y salua l'annonce de la guerre comme l'au-
rait été un glorieux avantage. Toute parole émanant de
Louis XIV avait le don d'enflammer les cœurs.
— Marchons ! dirent les habitants de la Martinique, quand
M. de Blénac leur eut appris l'ordre du Roi, et les esprits se
mirent de suite en campagne.
Garder son secret en face d'opinions qui tombent juste,
leur donner le change, tromper son monde par nécessité
n'est pas chose commode. M. de Blénac le sentit plus d'une
fois. Certes il lui était désagréable de voir sur la lèvre des
autres un nom qui fuyait la sienne. Mais comment empêcher
les allusions ?... La brusquerie de son caractère le servit
mieux que ne l'eussent fait toutes les finesses du monde. Il
imposa silence à la curiosité. Il faut agir, disait-il, et non
perdre le temps en considérations superflues.
1 Corsaires.

182
FRANÇOIS DE COLLART
Appel est fait à toutes les bonnes volontés. Presque tout
manquait... Chacun propose d'être utile suivant ses moyens.
Saint-Pierre se transforme en arsenal. D'un bout du port à
l'autre on entend résonner des marteaux, cercler des ton-
neaux, retentir des forges. Les échos sont en fête.
Affrêter des navires, les armer en guerre, « se précaution-
ner de futailles, très rares en ces pays, » acheter des vivres,
réunir des farines, en faire du biscuit, etc., le tout s'accomplit
en moins de vingt jours. M. de Blénac pressait, M. de Goimpy
stimulait. L'entrain patriotique se transmettait de proche en
proche. C'était une activité des plus réjouissantes...
A peine avait-on fini d'approvisionner les bâtiments que
« le 25 mars, dit M. de Blénac, on embarqua les milices de
Saint-Pierre, avec la compagnie entretenue tenant garnison
dans le fort. Le 26, tous les bastiments se rendirent au Fort-
Royal. Le 27, on embarqua les autres milices destinées pour
cette entreprise, avec les compagnies qui estoient dans le Port-
Royal, et plusieurs personnes distinguées du pays qui alloient
volontaires, et l'on remarquoit une si grande joie parmi ceux
qui estoient de cette expédition que l'on pouvoit, avec beau-
coup de fondement, en augurer le succez. »
Comment M. de Blénac forma-t-il la petite armée dont il
avait besoin ? Toutes les sources lui furent bonnes. D'abord
il mobilisa, comme on le voit, une partie des troupes royales
et des milices dans les deux quartiers susnommés. Les pre-
mières furent commandées par M. Calcavy, avec trois lieu-
tenants : MM. Devaux, Lestiboudois et Ferrières, qui eurent
chacun vingt soldats sous leurs ordres.
Les milices eurent à leur tête les capitaines Le Vassor
de la Touche et Jarday des Marinières, qui prirent chacun
soixante-dix hommes, avec du Buq et du Prey pour lieu-
tenants.
M. de Blénac choisit pour son chef d'état-major M. le che-
valier de Bernessac, neveu de M. de Gemozat, lieutenant de

ET LA MARTINIQUE
183
Roi, chargé de l'intérim au Fort-Royal, pendant que le gou-
verneur serait absent.
Nous verrons bientôt comment M. de Blénac compléta son
effectif à la Guadeloupe et à Saint-Christophe, où il avait en-
voyé d'avance M. de Mareuil, major de l'île, chargé de pré-
parer les détachements à embarquer lorsque la flottille y
passerait.
Il eût été imprudent de priver la Martinique des moyens
de défense qui lui étaient nécessaires, pour être prête a tout
événement.
Le plus grand nombre de milices, assemblées sous les
armes tout le temps que durerait l'entreprise, ne devait
pas quitter la colonie.
Cette précaution, cependant bien juste, chagrina beaucoup
d'habitants. Tout le monde aurait voulu s'embarquer. M. de
Blénac était contraint de modérer cet élan.
Collart était de ceux qui, poussés par un noble esprit d'a-
venture, s'opiniâtraient le plus à vouloir faire partie de l'ex-
pédition. Heureux d'ailleurs de se mettre en avant, chaque
fois que le gouvernement de la colonie faisait appel au zèle
des habitants, il cherchait à se distinguer, à payer de sa
personne.
Ainsi le Roi, s'étant proposé d'acclimater les vers à soie aux
Antilles, avait prescrit que l'on y entreprît la culture du mû-
rier. Pour les colons, dont l'unique souci était d'étendre les
plantations sucrières, rien n'était moins engageant. Collart
s'offrit pour satisfaire au désir de M. de Blénac, et depuis
quatre ans, ses terres contenaient deux cent cinquante pieds
du seul arbre qui nourrisse utilement la précieuse chenille.
S'efforcer par ce moyen d'être utile à la colonie, c'était bien.
Joindre à cette preuve de zèle des avantages plus chèrement
acquis, c'était mieux. Collart jugeait, comme d'autres autour
de lui, qu'un rayon de gloire sur la tête d'un riche colon ne
pouvait manquer de faire ressortir son mérite de tirer un
large profit d'un sol généreux. A tort ou à raison, le fait d'a-

184
FRANÇOIS DE COLLART
voir rendu service au pays, les armes à la main, s'oublie
moins que tout autre.
Donc parmi ces « plusieurs personnes distinguées du pays
qui alloient volontaires » se trouvait François de Collart. Sa
compagnie n'étant pas comprise dans l'effectif mobilisé, il
proposa de former un corps de volontaires qui ferait cam-
pagne sous les ordres de M. de Blénac, à part des troupes
royales et des milices. Ces personnes étaient d'habiles chas-
seurs, habitués à gravir les roches dans les montagnes et à
poursuivre le gros gibier jusque dans les retraites les moins
abordables.
Collart exposa son idée. M. de Blénac se rendant compte
que la montagne de Saint-Eustache, surtout en face de l'en-
nemi, offrirait matière à exercer la valeur et les talents de
chasseurs déterminés, accepta la proposition de l'ancien of-
ficier au régiment de Rouergue, et celui-ci se trouva désigné,
dans le personnel de l'expédition, comme « gentilhomme à
la tête d'un corps de volontaires ».
Cette concession faite au dernier moment à l'extrême désir
d'une trentaine de a personnes distinguées du pays », le
Gouverneur général, « espérant que le vent de terre méneroit
les bastimens hors la veue de la Martinique, détermina la
partance à la nuict ouvrante du 28. »
C'est l'instant de considérer cette pittoresque réunion de
nefs disparates, prête à quitter la colonie. Elle était composée
de trois navires, d'un brigantin, d'une grosse barque et de
cinq demi-barques, en tout dix bâtiments armés, dont voici
plus ample désignation :
Le Bien Acquis, de Nantes, capitaine Noël-François, 160 ton-
neaux, 12 pièces de canon, 25 hommes d'équipage ; aumônier:
le R. P. Zéphirin, capucin.
La Vierge, de Bordeaux, capitaine Meynadier, 180 tonneaux,
14 pièces de canon, 25 hommes d'équipage ; aumônier : le
R. P. Jartarie, cordelier.

ET LA MARTINIQUE
185
Le Sauvage, de Bordeaux,
130 tonneaux, 8 pièces de
canon, 20 hommes ; aumônier : le R. P. Longchamps, jésuite.
Ensuite, La Raffineuse, grosse barque, capitaine Clermont,
et le brigantin, capitaine Roussel, avaient chacun 9 hommes.
La conduite des cinq demi-barques était confiée séparément
aux patrons Lincolle, Bernier, Langlois, Bodin et Briard.
M. de Blénac avait chargé du service de santé MM. Desvaux
de la Martinière, médecin du Roi, et Dugast, Peribaud,
Cazenave, chirurgiens.
On voit que la petite armée navale qui prit la mer devant
le Fort-Royal, le 28 mars au soir, devait faire assez bonne
figure, et qu'on avait tout prévu, au spirituel comme au tem-
porel, pour soutenir le courage de ceux qui la montaient.
Les habitants demeurés dans la colonie ignoraient, comme
nous l'avons dit, sa destination, et ne pouvaient ni l'accom-
pagner, ni la suivre à distance. Ordre formel avait été donné
de « ne laisser partir aucun bastiment de ceux qui estoient
restés, que trois jours après son départ, afin d'osteraux mal-
intentionnez les moyens d'en donner avis aux ennemys ».
Le secret avait donc été fidèlement gardé. Ceux qui partaient
se demandaient où M. de Blénac les conduirait, et les moins
favorisés, ceux qui restaient, n'en savaient pas davantage.
Les uns et les autres en étaient réduits aux suppositions.
Ce voile de mystère jeté sur le but de l'expédition donnait
du piquant au spectacle de son départ. C'était nouveau.
L'esprit français surtout chérit l'inattendu, la surprise.
XIV
Par une nuit superbe, la brise, soufflant de la côte, éloigna
les navires assez rapidement de la Martinique. Pendant la
journée du 29 et celle du 30, le vent s'affaiblit. On avançait si
doucement et la gaieté se montrait partout si franche que
COLLART (250)
18

180
FRANÇOIS DE COLLART
ceux qui voyaient passer la flottille durent prendre l'expédi-
tion pour une partie de plaisir, une promenade en mer, un
peu nombreuse, il est vrai.
M. de Blénac, ayant imaginé pour la circonstance des for-
bans hollandais signalésdans les eaux de la Dominique et me-
naçant la Guadeloupe (où l'on mouilla le 31), avait fait avertir
M. Hinselin, gouverneur de cette colonie, de se tenir sur ses
gardes et d'avoir les milices en armes, prêtes à s'embarquer
avec le secours qu'il amenait, en vue de poursuivre, de
combattre et de détruire ces forbans.
Tout le monde à la Guadeloupe crut à ce danger imminent.
Les milices étaient sur le rivage. M. de Blénac embarqua le
détachement qu'il estima devoir prendre, et, voyant que la
place libre serait insuffisante pour emmener les troupes
demandées à Saint-Christophe, il se prémunit d'un navire à
la Guadeloupe : les Deux-Sœurs, de la Rochelle, capitaine
Gabiou.
Le vent contraire retint la flottille en rade jusqu'au matin
du 1er avril. Vers la fin de la journée, le vent changea, la
brise s'éleva, et, le 2, les vaisseaux se trouvaient à l'embou-
chure du canal formé par les îles Antigue et Montserrat.
Cette dernière fut doublée à trois heures de l'après-midi. On
la rangea de très près, à tel point qu'il eût été possible d'en
compter les habitants que la surprise et la curiosité avaient
fait accourir sur le rivage.
La flottille arriva tard devant la Basse-Terre de Saint-
Christophe. Elle y demeura en panne toute la nuit. C'était un
avantage : on arriverait de bonne heure à Saint-Eustache.
Avertis de la présence des vaisseaux, MM. de Salnave et
de Magne, lieutenants de Roi à Saint-Christophe, avaient fait
si grande diligence pendant la nuit, que, le 3 avril, dès l'aube,
M. de Mareuil, envoyé d'avance, comme nous l'avons dit,
vint prévenir que tout était prêt. L'embarquement eut lieu
très vite sur le navire pris à la Guadeloupe à cet effet, et, sa
capacité se trouvant insuffisante pour le passage des troupes,

ET LA MARTINIQUE
187
on ajouta aux Deux-Sœurs trois brigantins et trois barques,
qui se joignirent à la flottille, composée, en définitive, de dix-
sept voiles et de douze cents hommes environ, en comptant
les équipages. Les trois brigantins appartenaient aux sieurs
Raffin, Duthuy et Bertrand ; les trois barques, aux sieurs
Lefèvre, Patau et Bioche.
On mit le cap sur Saint-Eustache. Le vent était favorable.
Une heure à peine suffit pour accomplir cette dernière étape
du voyage.
L'ennemi n'avait pu soupçonner le but de l'expédition
qu'aux premières lueurs du jour. Le sieur Schorer, gouver-
neur de l'île au temps de cette histoire, s'était mis immé-
diatement en mesure d'éloigner deux flûtes1 armées en
guerre, chargées de monde et de marchandises. On sut plus
tard que les protestants français notamment avaient été
embarqués par précaution. Ces bâtiments contenaient sans
doute ce que Saint-Eustache tenait le plus à mettre en sûreté.
M. de Blénac, qui avait prévu l'éventualité d'un combat
sur mer, s'y était préparé. Mais il se garda bien de poursuivre
les deux flûtes qu'il voyait fuir à pleines voiles. D'autres
soins réclamaient tous ses instants.
Les approches de Saint-Eustache sont naturellement pro-
tégées, d'un côté par des falaises, de l'autre par des brisants.
Outre la descente sous le fort (qu'il fallait éviter), il y a
deux endroits abordables, et encore à la faveur d'embellies,
car la mer se tient assez rude autour de l'île.
Ces deux endroits sont, du côté regardant Saint-Christophe,
l'anse des Interlopes, formée par l'embouchure évasée d'un
ravin presque toujours à sec, et de l'autre, au vent de l'île,
une très petite anse appelée la Pointe-Blanche.
M. de Blénac divisa ses forces en deux corps afin d'atteindre
l'ennemi de deux côtés à la fois. La plus grande partie des
milices de la Martinique, aux soins de MM. Le Vassor,
1 Gros navire de charge, alors très commun dans les ports de Hollande.

188
FRANÇOIS DE COLLART
Jarday et du Prey, et toutes celles de Saint-Christophe, diri-
gées par MM. Castaing et Laguarigue de Survilliers (en tout
deux cents hommes), reçurent l'ordre d'opérer leur débar-
quement à la Pointe-Blanche,
Un poste hol ndais s'étant retranché sur l'éminence qui
domine celte pointe et n'en pouvant être chassé que par le
canon, M. de Blénac fit mouiller en face le navire le Sauvage,
dont l'artillerie balaya sans peine la hauteur occupée. De
cette manière le débarquement eut lieu sans perte aucune de
notre part.
M. de Blénac se rendit compte que là n'était pas le plus
difficile et que sa présence serait plutôt nécessaire à l'anse
opposée, où la troupe qu'il venait de chasser s'était reportée.
Après avoir donné ses instructions aux officiers qui devaient
faire gravir la montagne à leurs hommes jusqu'à l'assiette
du fort, où l'on devait se rejoindre, le Gouverneur général
gagna l'anse des Interlopes. Il y voulait débarquer le reste de
ses troupes, c'est-à-dire les compagnies réglées, à la tête des-
quelles se trouvait M. Calcavi, les milices de la Guadeloupe,
dirigées par M. de la Malmaison, soixante Martiniquais mis à
la disposition du lieutenant du Buq et enfin la poignée de
volontaires, commandée par François de Collart.
M. de Blénac, laissant le Sauvage à la Pointe-Blanche avec
quelques barques, fit conduire les deux navires armés, le
Bien Acquis, de 12 pièces, et la Vierge, de 14, à l'anse des In-
terlopes. Son intention était de descendre devant le retranche-
ment élevé en cet endroit, en faisant d'abord couvrir l'opéra-
tion par le canon des deux vaisseaux. Puis la mousqueterie
des troupes distribuées sur les brigantins et les barques, dont
les navires étaient suivis, viendrait appuyer la descente au
fur et à mesure qu'elle s'effectuerait. Il en avait donné l'ordre.
La violence du courant en empêcha l'exécution. La flottille
ne put mouiller qu'à deux cents pas de là, au pied d'une fa-
laise où la mer était plus maniable. Mais cette escarpe était
bordée d'un espace de terrain si étroit qu'à peine deux

ET LA MARTINIQUE
189
hommes de front allaient pouvoir s'y engager pour pénétrer
dans l'île.
Néanmoins, le débarquement, garanti par la falaise même,
commença tant bien que mal, et ce furent les volontaires di-
rigés par Collart qui touchèrent le sol les premiers.
M. de Blénac vit tout de suite à leur allure ce qu'il pouvait
attendre de ces hardis auxiliaires.
Du Buq suivit Collart avec ses soixante compagnons.
Vinrent ensuite les milices de la Guadeloupe. La troupe réglée
ferma la marche.
C'était le contraire qui avait été résolu d'avance. Mais, en
raison du trouble causé par les mouvements de la mer,
l'ordre indiqué s'était trouvé renversé. Les derniers descen-
dirent les premiers et vice versa. Personne ne s'en plaignit.
Le retranchement défendu par le lieutenant de l'île, second
de M. Schorer, avec un groupe assez compact, n'allait pas
être enlevé sans peine. Les vaisseaux et les petits bâtiments
— tant le courant était mauvais — n'avaient encore pu s'em-
bosser pour apporter un concours efficace, que déjà l'on re-
cevait des coups de feu, sans être en mesure de les rendre.
M. de Bernessac venait d'être atteint d'une balle tout près de
M. de Blénac et quelques soldats qui les précédaient tombaient
frappés. La situation pressait.
Ce fut Collart et ses volontaires qui ouvrirent le feu. Montés
les premiers dans l'intérieur de l'île par un sentier escarpé
serpentant aux flancs de la falaise, ils se glissèrent derrière
des roches jusqu'à portée du retranchement et s'y maintinrent
à la faveur d'un ancien éboulis, formant tertre et coiffé d'un
fouillis de broussailles, qui permettait de tirer sans être vu.
De là, les volontaires, visant à coup sûr, forçant les Ba-
taves à chercher d'où partaient ces coups meurtriers, favo-
risèrent l'approche des troupes. Du Buq et ses hommes
purent se hausser dans la montagne afin de prendre le re-
tranchement à revers. Ils grimpaient de roche en roche,
lorsque les avant-postes du fort les apercevant descendirent

190
FRANÇOIS DE COLLART
en hâte pour les déloger à coups de fusils. Les barques et les
brigantins furent alors à même de répondre assez heureuse-
ment pour éteindre le feu des Bataves juchés sur les hau-
teurs. Toutefois, Collart, ayant vu du Buq dans une position
dangereuse, s'était élancé avec ses compagnons pour le sou-
tenir. Le péril conjuré, les avant-postes de l'ennemi s'étant
retirés, Collart revint à son refuge et du Buq se maintint à
l'étage supérieur.
Les Bataves, alors exposés à trois feux, s'efforçaient d'y
répondre. Fusillés par du Buq d'en haut à revers, par Col-
lart à droite, canonnés de face par les vaisseaux, dont les
boulets faisaient sauter les palissades du retranchement, il
leur fut d'autant plus impossible de tenir qu'ils appréhen-
daient de se voir enveloppés à gauche par la troupe royale
et les milices de la Guadeloupe, qui dessinaient un mouve-
ment tournant.
Après avoir résisté jusqu'à l'extrême limite de leurs forces,
les Hollandais abandonnèrent le retranchement, et, craignant
de ne pouvoir échapper aux assaillants par les sentiers, tous
occupés, ils se jetèrent dans un ravin presqu'à pic, bordé de
roches, où d'ordinaire il eût été prudent de ne pas se hasar-
der. Ils crurent qu'on ne les y suivrait pas... Collart et
du Buq grimpèrent à leur suite. Les Hollandais étaient con-
duits par le lieutenant de l'île, qui soutenait vaillamment
leur retraite. Au milieu d'une fusillade acharnée, ce brave,
dont nous regrettons de ne pouvoir faire connaître le nom
— les documents ne le disant pas — ce brave roula mortel-
lement frappé dans le ravin. Sa chute ne ralentit pas l'ar-
deur des Bataves; montant, s'arrêtant et se retournant pour
combattre, comme des fauves surpris dans un repaire, ils
vendirent chèrement leur vie. Il y eut en cet endroit une
sorte de chasse à l'homme, dont il est très difficile de se
faire une juste idée.
Ce fut à la fin de cette lutte sauvage que François de Collart
reçut une balle qui lui perça la main droite, puis une autre

ET LA MARTINIQUE
191
qui lui écorcha le flanc. Le même projectile traversa la cuisse
gauche de du Buq qui se trouvait derrière lui. Vingt Bataves
furent blessés ou tués aux abords du ravin. Les autres avaient
pu rejoindre le fort. De notre côté, quatre soldats et un habi-
tant de la Martinique furent tués à l'affaire du retranchement :
douze soldats et deux habitants y furent blessés*.
XV
Dans cette rencontre, où tous les combattants, de part et
d'autre, firent admirablement leur devoir, il nous a paru
que la palme était due aux volontaires martiniquais, et,
comme on va le reconnaître, ce succès si chaudement disputé
fut décisif. Schorer, en perdant son lieutenant, avait perdu
le seul homme capable de conduire la résistance.
Cependant, M. de Blénac, craignant une sortie du fort, ne
voulut pas abandonner les Martiniquais à ce mouvement
isolé qui lui paraissait téméraire. Il leur fit donner le signal
d'arrêt et reprendre les chemins tracés. Il les obligea de se
reposer, de se réconforter. Les blessés reçurent les premiers
soins. Puis on reprit la marche ascensionnelle avec prudence
et, sans incident, on parvint à l'assiette du fort, au soleil
couchant.
Un feu de cannes, s'élevant du côté opposé à celui que
1 Extrait des états de services de François de Collart : d'un état délivré
en 1703 : « .... En 1689, il a esté à la prise de Saint-Eustache, sous le com-
mandement de M. de Blénac, en qualité de volontaire, et fust mis à la teste
des autres. Il fust blessé de deux coups de mousquet, un à la main droite,
dont il est estropié de deux doigts.... » —2° d'un état donné en 1707 :
« .... A recherché avec ardeur toutes les occasions de se signaler, lorsqu'il
s'est agy de la défense de nos isles ou d'aller attaquer celles des ennemis, y
ayant fait paroistre autant de valeur que de bonne conduite et d'expérience,
notamment en 1689, à la prise de Saint-Eustache, sous le commandement du
sieur de Blénac qui luy donna celuy des volontaires, où il receut deux coups
de mousquet, dont un dans le corps et l'autre lui perça la main droite, de
laquelle il est estropié.... »

192
FRANÇOIS DE COLLART
M. de Blénac venait d'occuper, renseigna très à propos sur
la présence du corps de troupes laissé en marche à la
Pointe-Blanche. On y répondit par un feu semblable, ainsi
qu'il avait été convenu.
La journée du 3 avril avait donc été bien employée, et
tout faisait croire que le succès ne s'arrêterait pas à ce pre-
mier avantage.
La nuit se passa sans trouble. Le lendemain matin, i avril,
les troupes arrivées de la Pointe-Blanche se réunirent à celles
campées du côté de l'anse des Interlopes... M. de Blénac fit
ranger l'ensemble de ses forces en bataille et les dirigea
jusqu'à la portée du fort. Les campements furent établis à
l'endroit qui parut au Gouverneur général le plus commode
et le plus sûr.
Le 5 avril, on alla reconnaître le fort, sa situation, la dis-
position du terrain dont il était environné, les chemins qui
pouvaient y conduire. Pendant cette observation, on s'aperçut
que l'ennemi, qui jusqu'ici n'avait pas donné signe de vie
sur les remparts, y rangeait des sacs de terre.
A ce moment, M. de Goimpy émit l'opinion qu'il fallait
monter du canon et le mettre en vue, ne fut-ce que pour aider
les assiégés à justifier une demande de capitulation. M. de
Blénac objecta la difficulté du transport à une telle hauteur.
L'Intendant déclara qu'il se chargeait de diriger l'opération.
M. de Blénac ayant consenti à ce qu'elle fût essayée, on se
mit à l'œuvre. Trois pièces furent débarquées du vaisseau
le Sauvage, resté à la Pointe-Blanche, et, à la fin de la journée,
l'ennemi put voir une pièce établie à sa portée. Il ne chercha
môme pas à la démonter. Le sieur Schorer semblait résigné
au silence. Etait-ce calcul ? Que fallait-il penser?...
Dans cette situation, le Gouverneur général, jugeant à
propos de brusquer le dénouement, décida que l'assaut aurait
lieu le soir même... Il commanda deux cents hommes dont
une moitié agirait à sa droite, l'autre à sa gauche, lui restant
au milieu en réserve avec quatre cents hommes pour aller

ET LA MARTINIQUE
193
soutenir les premiers assaillants au fur et à mesure, que
besoin serait, si, contre toute prévision, la garnison du fort*
se défendait sérieusement. Le reste des troupes était occupé
à garder les issues.
Ceci réglé, M. de Blénac envoya sommer le gouverneur de
se rendre.. Il avait bien jugé.
Schorer, reconnaissant son impuissance, demanda une
suspension d'armes jusqu'au matin, afin de préparer les
articles d'une capitulation. M. de Blénac accorda la suspen-
sion demandée. Dès la pointe du jour, le 6 avril, deux offi-
ciers se présentèrent au camp, porteurs des conditions
rédigées par le commandant du fort. Elles furent modifiées
suivant ce que MM. de Blénac et de Goimpy jugèrent « le
plus convenable pour les intérests de Sa Majesté et l'hon-
neur de ses armes ». Reportées, par un officier des troupes
réglées, au sieur Schorer, il les accepta sans difficulté.
La garnison, composée de cent soixante-quinze hommes,
avait la vie sauve. Les officiers pourraient conserver leurs
armes et sortir avec leur porte-manteau sans qu'il fût ou-
vert. Il leur était accordé, suivant le grade, uncertain nombre
de nègres qu'ils pourraient emmener comme domestiques.
Habitants, soldats et officiers seraient transportés à l'île de
Nièves.
Ces conditions furent exécutées fidèlement.
Puis, suivant l'ordre rigoureux du Roi, la colonie fut dé-
truite de fond en comble : habitations, plantations et
magasins, tout fut bouleversé, incendié, ruiné.
M. de Blénac prit sur lui de laisser le fort intact. Il y
envoya une compagnie de troupes réglées, commandée par
le capitaine Donon de Galliffet.
Tout ce qu'il était possible d'emporter : esclaves, chevaux,
ustensiles d'exploitation, meubles, étoffes et autres marchan-
dises, fut chargé sur nos vaisseaux et transporté à la Mar-
tinique en plusieurs voyages. La vente en fut opérée succes-

sivement, dans l'espace de quelques mois.
COLLART (250)
19

194
FRANÇOIS DE COLLART
Deux cents nègres furent vendus à Saint-Pierre, en moyenne
â raison de 273 livres par tête.
Tout compte fait, la recette de l'expédition se monta à la
somme de 1,578,254 livres de sucre (brut), la dépense à
1,232,598 livres. Le bénéfice fut de 345,656 livres, lequel,
réduit en livres d'argent, produisit 15,255 livres, qui furent
versées entre les mains du trésorier de la Martinique1.
L'entreprise avait donc été aussi honorable que fructueuse.
M. de Blénac expédia son rapport au ministre le 27 avril
1689 ; celui de M. de Goimpy porte la date du 1er mai2. Le
compte de liquidation de l'expédition, qui ne fut terminé que
le 16 décembre suivant, est une pièce particulièrement instruc-
tive. En prenant connaissance de ce long travail, on assiste
au détail de l'entreprise; on la voit naître, grandir et finir.
On y voit le prix des denrées communes à cette époque. Le vin
y est acheté 55 livres d'argent la barrique; la farine, 55 livres
le baril ; le bœuf,32 livres le baril; le fromage, 0,55 la livre ;
le beurre « emporté pour les officiers seulement», 0,73 la
livre.
Enfin, pour montrer que rien n'a été négligé dans les
comptes, il y est dit que M. de Blénac s'est fait confectionner
deux cages à poules pour emporter ses volailles ; que l'on a
rasé la tête des nègres pris à Saint-Eustache, afin de les
reconnaître à la Martinique ; que le poste envoyé à l'île con-
quise a été pourvu d'une..., de l'instrument que Molière avait
acclimaté en 1673 sur la scène française dans « le Malade
imaginaire ».
11 est à remarquer oncore que du Buq, lieutenant de mi-
lice, reçoit 30,000 livres de sucre « en considération de sa
1 Précédemment on comptait aux Antilles en livres de tabac. Mais le sucre
s'étant trouvé en grande partie substitué à cette denrée par la culture géné-
rale de la canne, on comptait en 1089 en livres de sucre (brut). On voit que
le quintal de sucre brut représentait environ 23 livres d'argent.

2 Il est à noter que ces documents ne font pas mention du nombre de ca-
nons trouvés dans le fort. L'absence d'artillerie n'est pas non plus signalée.

ET LA MARTINIQUE
105
blessure et des pertes faites sur son habitation pendant qu'il
a esté absent pour se faire traiter ».
Les blessures de Collart ne coûtèrent rien à la colonie. Il
était si fort à l'aise que personne n'eût pensé à lui proposer
une compensation pécuniaire. Dans une lettre écrite par lui
en 1713, Collart parle de son désintéressement après les ac-
tions de guerre. Nous n'avions pas d'abord saisi en quoi
pouvait consister ce désintéressement. Le don fait à du Buq
« en considération de sa blessure » explique suffisamment ce
qu'a voulu faire entendre François de Collart. Il ambitionnait
une autre récompense qu'il ne tarda pas à obtenir.
Terminons cette relation par une morale, qui se présen-
terait probablement à l'esprit du lecteur si nous ne la'
faisions pas.
Après bien d'autres vicissitudes, Saint-Eustache est reve-
nue définitivement en 1814 à ses premiers colonisateurs. De
cette petite île abrupte, imperceptible sur les mappemondes,
peuplée de 2,500 habitants au plus, les Hollandais tirent
annuellement près d'un million de francs. Cela ne montre-
t-il pas qu'en fait de colonisation surtout, il ne faut jamais
se décourager? Les Hollandais, maintes fois chassés de
Saint-Eustache, y revenant toujours sans se lasser, nous
en donnent la preuve. Le succès définitif est la récompense
inéluctable de la persistance.

QUATRIÈME PARTIE
Collart est nommé capitaine. — Il assiste à la seconde prise de
la partie anglaise de Saint-Christophe. — L'année suivante
(1690), les Anglais reprennent cette île. — En 1691, deux com-
pagnies de milices martiniquaises, dont l'une commandée
par Collart, vont au secours de la Guadeloupe assiégée par
les Anglais. — L'arrivée de ce renfort détermine l'ennemi à
renoncer à son entreprise. — Descente des Anglais à la Marti-
nique en 1693. Brillante conduite de Collart à la fin du
siège. — Retraite de l'ennemi. — Le traité de Ryswick (1697)
rend aux Français leurs possessions de Saint-Christophe. —
En 1702, ils sont contraints de quitter cette colonie. — Nou-
velle descente des Anglais à la Guadeloupe, en 1703. Les
Martiniquais, commandés par Collart, arrivent au secours de
l'île. — L'ennemi, forcé de se retirer, brûle tout sur son pas-
sage. — Nouveau règlement pour les Milices de la Martinique.
Les quatre régiments. Collart nommé colonel. — En 1706, Col-
lart et du Buq fils se distinguent à l'expédition du commandant
Chavagnac, envoyé par Louis XIV pour venger les ravages
exercés par les Anglais dans nos colonies d'Amérique. Saint-
Christophe et Nièves sont ruinées. Butin immense. Collart et
du Buq cités dans la Gazette de France. Ils sont proposés pour
la croix de Saint-Louis par l'Intendant général de Vaucresson.
— Mémorable campagne aux Antilles de Jacques Cassard. —
Collart et du Buq, qui prennent largement part à cette expé-
dition, reçoivent les éloges du grand marin.
Succès à

FRANÇOIS DE COLLART ET LA MARTINIQUE
197
Montserrat,
et à Curaçao. Lettre de Collart au mi-
nistre. — Proposé de nouveau pour la croix de Saint-Louis
par le Gouverneur général de Phélippeaux, Collart obtient
cette distinction. — Traité d'Utrecht qui met fin à la guerre.
I.
Les chroniqueurs martiniquais — dont la prétention
(nous l'avons déjà fait remarquer) a dû se borner à offrir
une idée avantageuse de l'histoire des Antilles, ne pouvant
y mettre toute l'exactitude désirable — ont placé la seconde
prise de la partie anglaise de l'île Saint-Christophe, par
leurs concitoyens, au mois de mai 1689. Cette date, si peu
distante du moment où s'est terminée l'expédition de Saint-
Eustache, ci-dessus détaillée, porte à croire que M. de Blénac,
après avoir présidé à l'évacuation de l'île hollandaise
et achevé sa ruine, a voulu faire d'une pierre deux coups
et nous rendre tout de suite les uniques possesseurs du
berceau de la colonisation européenne aux îles d'Amé-
rique, comme nous l'avions été en 1666. On se le persuade
si bien que cette date, séduisante, paraît-il, (précisée même
quelque part au 17 mai) — inventée par qui? nous ne
savons — a été jusqu'ici communément reproduite. Et ce-
pendant elle est manifestement impossible.* Personne n'a
donc fait le moindre effort pour la vérifier. Il y a plus :
sa présence dans les récits donnés — singulièrement réduits
— prouve que nul de ceux qui les ont écrits n'a connu
les documents qui vont nous servir. Leur simple lecture dé-
cèle l'erreur commise.
De Blénac, militaire correct, connût-il, en avril ou mai, les
premiers effets de la révolution d'Angleterre, n'aurait pas
agi contre les Anglais avant d'en avoir reçu l'ordre de son
maître. Or cet ordre ne partit de Versailles que le 18 mai, le

198
FRANÇOIS DE COLLART
lendemain de la déclaration de guerre du prince d'Orange,
qui venait d'usurper la couronne de Jacques II, son incapable
et fugitif beau-père, dont le Roi de France s'était fait le cham-
pion et qu'il avait recueilli à Saint-Germain-en-Laye. Ajou-
tons que c'est le 25 juin seulement que Louis, alors à Marly,
signa sa déclaration de guerre à l'usurpateur, aux Anglais et
aux Ecossais. Mais, bien que déjà en état d'hostilité contre
l'Angleterre protestante — l'envoi en Irlande d'une flotte et
de troupes françaises, commandées par son royal protégé,
Jacques II en personne, le prouvait assez — Louis XIV avait
voulu se donner le temps de prévenir ses colonies lointaines,
avant de publier en Europe sa résolution d'engager directe-
ment la lutte contre Guillaume III et la Grande-Bretagne. Au
surplus, les dates suivantes groupées chronologiquement
s'expliquent d'elles-mêmes: 1689,7 janvier, JacquesII en France
— 24 février, le prince et la princesse d'Orange élevés au
trône d'Angleterre — 22 mars, débarquement de Jacques II
en Irlande
17 mai, déclaration de guerre de Guillaume III
— 18 mai, ordre du Roi de France, à la Martinique, d'attaquer
les Anglais — 25 juin, déclaration de guerre de Louis XIV à
l'Angleterre.
II.
Louis ne s'était pas contenté d'enjoindre à Blénac de
chasser les Anglais de Saint-Christophe et autres îles leur
appartenant. Il lui avait dépêché une flottille sous les ordres
du chevalier d'Arbouville « qui devait exécuter tout ce que le
Gouverneur général lui ordonnerait pour le service du Roi ».
Pendant que cet officier supérieur cingle vers les Antilles,
voyons ce qui s'y était passé depuis la prise de Saint-
Eustache.
Blénac redoutait l'incursion dans nos îles de corsaires
hollandais, à lui annoncés par une dépêche ministérielle du

ET LA MARTINIQUE
190
28 février. Averti dans le môme temps de la présence à
Curaçao de Rassemus, fameux corsaire batave, avec un
vaisseau de 50 canons et une frégate de 30, le Gouverneur
général s'était hâté de reconduire à Saint-Christophe, à la
Guadeloupe et à la Martinique, les troupes que ces îles lui
avaient fournies pour son expédition de Saint-Eustache.
De retour à Saint-Pierre, Blénac s'était occupé, de concert
avec M. de Goimpy, à réaliser le produit de ladite expédition
et à récompenser ceux de nos colons qui s'y étaient le plus
distingués. Collart, à peine « guari de ses blessures », reçut
dans cette distribution le grade de capitaine, seul avantage
qu'il souhaitât en ce moment. Mais, comme il n'y avait pas
alors de place vacante dans les milices martiniquaises et
que le chef des volontaires était bon cavalier ; comme
d'autre part on avait tiré de Saint-Eustache un certain nombre
de chevaux (dont la vente négociée par le sieur Pinel avait
produit 10,000 livres), Blénac décida qu'une compagnie de
cavalerie serait créée à la Martinique et Collart en fut nommé
le capitaine1...
Sur ces entrefaites,' le 19 juillet 1689, parvint au Port-Royal
l'ordre du 18 mai dont nous avons parlé. Il ne s'agissait plus
cette fois d'affréter des navires de commerce, comme on
l'avait fait pour l'expédition précédente. Le vaisseau du Roi,
la Perle, que d'Arbouville montait, porteur des instructions
pressantes du marquis de Seignelay, était suivi de cinq
autres nefs armées2, dont le concours allait permettre à
Blénac d'obéir plus rapidement à la volonté du Roi.
1 Déjà en 1672, pareille création avait été résolue. Elle était restée à l'état
de projet. Cependant, même avant 1672, il est parlé de cavalerie dans les
actions de guerre à ,1a Martinique. Des miliciens montés, comme nous
l'expliquerons plus loin, se joignaient aux fantassins et rendaient service à
cheval. Mais ce n'était pas là une cavalerie organisée comme on l'entendit
plus tard. Au surplus, nous n'avons pas vu, dans les documents, que l'on

embarquât de la cavalerie à la Martinique lorsque les milices de cette île
allaient au secours d'une colonie voisin© attaquée. Ce qui n'empêchait pas
les cavaliers de s'embarquer et de faire campagne comme fantassins.
2 Le Marin, l'Hazardeux (sic), l'Emérillon, la Loire, la Dauphine.

200
FRANÇOIS DE COLLART
M. de Goimpy ne perdit pas une minute pour organiser la
campagne. Il s'arrangea si bien que, le 22 juillet, au matin,
tout était prêt. Deux jours lui avaient suffi pour compléter
l'approvisionnement des navires. Trois compagnies de mi-
lices, dont celle de Collart, furent embarquées et, sans tarder,
la flottille quitta la Martinique. On prit en passant à la Gua-
deloupe trente hommes des troupes réglées de la garnison
de cette colonie.
Bien qu'entreprise si vite et avec des moyens relativement
peu considérables, l'expédition avait les meilleures chances
de réussite, comme on va pouvoir s'en rendre compte.
Dès que les Anglais eurent appris à Saint-Christophe, par
des navires venant d'Europe, la descente de Jacques II en
Irlande, avec une armée française, ils crurent prudent d'o-
bliger les Irlandais, établis sur le territoire anglais aux con-
fins de notre Capesterre, à déposer leurs armes et leurs mu-
nitions dans le fort de la Pointe-de-Sable. Les colons irlan-
dais, au nombre de trois cents environ, ressentirent vivement
l'outrage. Ils refusèrent d'obéir, et, pour échapper aux vio-
lences de leurs maîtres, ils désertèrent chez nous en masse,
emportant ce dont on voulait si injustement les priver.
Ces infortunés, en fréquentes relations de bon voisinage
avec nous pour l'exercice de leur culte, avaient droit à notre
assistance. On les accueillit en frères. On fit mieux : il fut
question d'aviser aux moyens de leur accorder autre chose
que les témoignages d'une vaine pitié. M. de Salnave, lieu-
tenant de Roi, alors gouverneur par intérim, ne pouvant les
conserver à la charge de nos colons, voulut bien qu'un offi-
cier français brave et intelligent — qui venait d'émigrer à
Saint-Christophe afin d'y chercher fortune.— se mit à leur
tête, avec un certain nombre de nos miliciens, pour faire en
sorte de contraindre les Anglais à respecter ces fils de la
catholique Irlande. Dans ces conditions, il fallait que l'affaire
marchât rondement. La petite troupe, pleine d'ardeur, con-
fiante en son courage et en son chef, fut d'avis qu'il n'y avait

ET LA MARTINIQUE
201
pas à négocier, à parlementer avec les Anglais. On s'élança
sur les postes ennemis sans autres préliminaires qu'un cri
de combat. Les Anglais culbutés, surpris par la soudaineté
de l'attaque, n'ayant pu se jeter dans leur fort de la Pointe-
de-Sable, élevé non loin du nôtre, gagnèrent précipitamment
celui de la Grande-Rade, leur meilleur refuge. Le succès fut
complet pour nos protégés.
Le terrain ainsi déblayé, sans grand dommage de part et
d'autre, les Irlandais rentrèrent chez eux, où, grâce à notre
soutien, ils purent se maintenir armés. De son côté, par un
déploiement de forces opportun, Salnave avait fait com-
prendre à nos voisins la nécessité de se tenir tranquilles.
Son devoir ne lui permettait pas d'aller au delà'.
Voilà dans quelle position critique les Anglais s'étaient fait
mettre à Saint-Christophe peu avant l'arrivée de la flottille
venant de la Martinique. Nous ne pouvions omettre de re-
later cet incident.
III
Le 27 juillet, à midi, cinq jours après leur départ du Fort-
Royal, Blénac et Goimpy, parvenus à la Basse-Terre de
Saint-Christophe, y font débarquer leur monde. Sans retard
l'ordre est transmis secrètement aux milices de la Capesterre
et donné à celles de la Basse-Terre de s'avancer pendant la
nuit, chacune de leur côté, jusqu'à un point indiqué, sur le
1 Un traité de neutralité, pour les colonies d'Amérique, signé en 1686
entre les rois de France et d'Angleterre, avait été enregistré aux îles en
avril 1687. Mais les Anglais de Saint-Christophe furent les premiers à dé-

clarer, en apprenant la fuite de Jacques II, que ce traité n'avait plus de
valeur à leurs yeux. Notre gouverneur se le tint pour dit. Cependant,

jusqu'à nouvel ordre à cet égard, il conserva une certaine réserve, en ce
sens qu'il évita de se mettre en lutte ouverte avec les Anglais.

202
FRANÇOIS DE COLLART
quartier anglais*. Cet ordre est exécuté à l'insu de l'ennemi.
Le 28, dès le petit jour, le fort est investi par nos troupes
débarquées et bientôt viennent s'y joindre 120 hommes d'un
vaisseau flibustier, commandé par le fameux du Casse (plus
tard gouverneur de Saint-Domingue), que Blénac avait engagé
pour cette opération. Le mouvement avait été parfaitement
combiné. La consternation des Anglais était visible.
Le fort, « qui se trouvoit dans un meilleur estat que l'on ne
se lestoit persuadé, » était défendu par 500 soldats, tout ce que
la partie anglaise comptait d'hommes sous les armes. Blénac,
sans se préoccuper autrement des colons britanniques
habitant les bourgs et la campagne, les fit tenir à distance par
les milices de la Basse-Terre et de la Capesterre.
Le 29 juillet, les Anglais qui voyaient leur situation très
compromise, essayèrent d'une sortie pour se dégager. La
sortie ne leur réussit pas. Ils avaient devant eux les milices
de la Martinique, Collart en tête... L'action fut chaude. Ils
y perdirent vingt hommes restés sur la place. Nous n'eûmes
que quatre miliciens blessés grièvement, dont un seul mou-
rut le lendemain...
En fait, il s'agissait de prendre le fort. On n'avait pas à
s'inquiéter du reste.
Qu'était-ce que cet ouvrage déjà ancien, appelé le Fort-
Charles, nom de l'infortuné monarque, sous le règne duquel
il avait été construit ? Nous possédons un document, portant
la date du siège, qui peut nous renseigner à cet égard. Il
n'est pas superflu d'en profiter.
Bâti en pierres sur une falaise rocheuse, tout au bord de
la mer, haut de dix pieds environ, sans talus, sans fossé,
ayant deux bastions joints par une courtine sans parapet :
1 II est à propos de rappeler que, dès l'origine
de l'occupation franco-
anglaise à Saint-Christophe, nous avions eu en partage les deux extrémités
de l'île, les Anglais la partie centrale. Plus d'une fois, nous avions souffert
de cette distribution singulière. A leur tour, les Anglais, pris entre deux
feux, allaient avoir à la regretter.

ET LA MARTINIQUE
203
tel apparaissait, à première vue, le fort anglais, considéré du
côté de la terre.
Du côté de la mer, on voyait une longue courtine, ayant
pour toute défense uu petit rempart de terre, élevé sur la fa-
laise. Il est vrai que celle-ci avait sept toises de haut. Mais
elle était tellement peu escarpée, qu'au dire d'un rapport, on
aurait pu surprendre le fort par là, si l'on s'en était avisé.
La place, sans ravelin ni chemin couvert, était commandée,
à 150 pas, par le terrain même, plus haut de quinze pieds
que le rempart, et à une bonne portée de fusil, par un morne
beaucoup plus élevé, d'où l'on pouvait battre l'intérieur du
fort, en y montant du canon.
Du Casse, officier de mérite et bon stratégiste, indiqua
tout de suite ce moyen d'attaque au Gouverneur général.
Naturellement Blénac fut d'un autre avis. Il aima mieux
ouvrir une tranchée et la pousser aussi près que possible du
fort. Puis, ce long travail terminé péniblement, il fit dresser
une batterie de grosses pièces en face de la porte...
Pendant que l'on remuait ainsi la terre, les vaisseaux
embossés devant la falaise faisaient tonner leur artillerie
contre ce mur granitique. C'était évidemment pour occuper
ou distraire les équipages ; car le tir ne produisait et ne pou-
vait produire aucun effet. L'obstacle était invulnérable, seul
avantage réel de la position du fort Charles.
Quatorze jours se passèrent ainsi. Les assiégés se défen-
daient mollement. On en sut plus tard la raison. Ils n'avaient
dans le fort que des canons sans valeur, rongés par la rouille
et tous de calibre différent.
Cependant Blénac hésitait à faire jouer sa batterie contre
la porte et à commander l'assaut. Forcément, disait Goimpy,
on y perdra du monde...
Du Casse, voyant l'hésitation du Gouverneur général, vint
lui réitérer son offre de monter une batterie sur le morne qui
dominait si bien le fort. Blénac finit par y consentir. Ce

204
FRANÇOIS DE COLLART
travail très rude fut exécuté en une seule nuit par les 120
flibustiers agissant sous la conduite de leur commandant...
Il ne fallait pas être très versé dans l'art stratégique pour
prévoir le ravage qu'allait produire cette demi-couronne de
bronze aux bouches menaçantes. Au jour, à la vue des six
pièces de campagne ainsi juchées, les Anglais, comprenant
le péril, cherchèrent à les démonter. C'était peine perdue. Ils
le virent bien, mais ne voulurent pas apparemment nous
priver de ce spectacle. On laissa faire ; leurs faibles canons
ne portaient pas... Puis du Casse leur montra par un feu
plongeant ce que pouvait sa batterie. Aux premiers coups,
dont l'effet sur les constructions intérieures fut désastreux,
« les Anglais sortirent d'eux-mêmes pour capituler, » en
poussant des cris, accompagnés de gestes expressifs, à l'élo-
quence desquels on ne résista pas un instant. Du Casse
avait épargné un assaut. Beaucoup de braves gens lui
durent la vie.
La capitulation démandée par le major Hill, alors gouver-
neur de la colonie britannique, accordée par Blénac, porte la
date du 15 août 1689. On voit que celle donnée trois mois
plus tôt par les chroniqueurs martiniquais nécessitait une
rectification.
La colonie anglaise fut transportée à l'île de Nièves. Les Ir-
landais, demandant à rester avec nous dans leurs habita-
tions, on y consentit de bon cœur.
Maintenant, quelles furent les circonstances dans lesquelles
Collart se signala durant le siège ? Les documents ne les pré-
cisent pas. Ses états de services disent, en 1703 : « En la
mesme année 1689, il a esté fait capitaine d'une compagnie de
cavalerie et, après estre guari de ses blessures, il s'est trouvé
à la prise de Saint-Christophe, sous le commandement de
M. de Blénac, où ledit Collart s'est distingué dans toutes les
occasions, » et, en 1707 :... « où il fit tout ce qu'on pouvait
attendre de sa valeur et de son zèle. »
On doit croire, d'après ces deux extraits, que la compagnie

ET LA MARTINIQUE
205
de Collart (où il servait à titre de lieutenant, celle de cava-
lerie n'étant pas organisée) donna vigoureusement lors de
l'unique sortie des assiégés et que notre héros trouva moyen
d'y faire éclater sa valeur.
Pour obéir aux instructions formelles qu'il avait reçues de
la cour, Blénac fit dépouiller et incendier les magasins et
les habitations rurales des Anglais « excepté cependant celles
des catholiques » (les Irlandais). On retira de cette expédition
« 352 nègres et autres effets » dont la vente produisit
119,895 livres. Les dépenses faites pendant le siège déduites,
il resta 39,895 livres.
IV.
Blénac avait reçu un ordre du Roi, daté du 17 février 1689,
qui lui prescrivait d'installer au gouvernement de Saint-
Christophe le chevalier de Guitaud, gouverneur particulier
de la Martinique, à la place du chevalier de Saint-Laurent,
depuis longtemps atteint d'une maladie de langueur. La
présence de Blénac et celle de Goimpy, à la résidence du
Gouvernement général, y rendaient moins nécessaires les
services d'un commandant en second. Mais Saint-Laurent
étant décédé le 31 mars 1689, la mutation ne put avoir lieu.
Guitaud fut installé gouverneur à Saint-Christophe à l'arrivée
de la flottille et remplacé à la Martinique par M. de Gabaret,
qui prendra figure dans la suite du récit. La nomination de
ce dernier porte là date du 15 juin 1689.
Huit jours après la prise de Saint-Christophe, le 23 août,
Blénac laissant Goimpy dans la colonie, afin d'y terminer les
affaires, revint à la Martinique avec les vaisseaux ramenant
les troupes. Du Casse l'y suivit sur son navire.
Par une longue lettre du 27 août, Guitaud, en informant
le marquis de Seignelay de la prise de Saint-Christophe, fait

206
FRANÇOIS DE COLLART
ressortir la situation fâcheuse où Blénac a laissé le fort
Charles et la colonie elle-même. Pas de vivres, pas de mu-
nitions, pas d'artillerie servable, nombre d'armes portatives
insuffisant, mille hommes de troupes pour défendre six
lieues de côtes abordables, les Anglais se concentrant à
Nieves, à une lieue de Saint-Christophe : tel est en résumé
le tableau peu rassurant que M. de Guitaud présente au mi-
nistre. A sa lettre est annexé un « Estat des choses néces-
saires pour la conservation de l'isle Saint-Christophle, sur
quoy la cour est très humblement suppliée d'avoir égard. »
Quelques détails sont à noter, dans ce passage surtout :
« Il est à propos de metre la place que l'on a conquis sur les
Anglais dans un estat conforme au devis qui est envoyé par
M. Dumaitz de Goimpy. On ne peutaussy sassurer de la conservation
de cete colonie à moins que sa maiesté n'ait égard au peu de forces
que nous avons et quelle envoye au moins six compagnies d'aug-
mentation, de bons officiers
et de bons soldats bien armés de bons
fusils boucaniers, faits de main de maistre ; ces armes estants
beaucoup plus commodes que les mousquets
qui ne portent pas sy
loing. Il
est nécessaire, pour armer généralement tous les habitants,
que la cour envoyé trois cents fusils boucaniers, dont le Roy sera
remboursé
par lesdits habitants et deux cents espées pareilles à
celles que l'on donne aux soldats1. »
Suit une liste des provisions de bouche, des munitions et
des objets d'armement indispensables à la colonie, avec les
quantités indiquées : canons, boulets, balles, poudre, mêches,
pierres à fusil, grenades, cordages, fanaux, pertuisanes,
boulets ramés, charbon de terre, vivres pour six mois, etc.,
etc. Le développement techniqne de cette liste, les réflexions
1 Ces f fusils boucaniers » dont se servaient, dès l'origine de la flibuste, les
forbans de Saint-Domingue pour tuer les taureaux sauvages qu'ils bouca-
naient ensuite, devinrent quatorze ans plus tard (1703) les fusils de munition
employés dans l'armée française. Sur des types venus des colonies, on les
fabriquait à Nantes, à Dieppe et à Bordeaux. On voit que nos colons taisaient
grand cas de ces armes à longue portée, dont le prix marchand était de
31 livres 10 sous.

ET LA MARTINIQUE
207
qui la suivent, prouvent que le chevalier de Guitaud était un
officier d'expérience et savait bien son métier.
Deux mois s'étaient écoulés. Le Gouverneur général
voulut rappeler son Intendant à la Martinique. Mais, crai-
gnant que les corsaires bataves, dont l'idée ne le quittait
pas, n'enlevassent M. de Goimpy, il l'envoya chercher par
la flottille. Son retour à Saint-Pierre eut lieu pacifique-
ment, le 15 octobre 1689. Le 23 décembre suivant, Blé-
nac écrit une longue lettre au marquis de Seignelay, dans
laquelle il fait part au ministre de certaines difficultés que
du Casse vient de faire naître dans la colonie en traitant
assez durement les hommes de son équipage. Cette lettre,
qui prouve que ce capitaine avait le sang vif et le coup de
bâton facile, montre en même temps que le signataire est
devenu soupçonneux. Elle se termine par ces deux phrases
légèrement obscures : « Le pis de tout cela est que (du Casse
et) le sieur de Gémosat, son amy, chez quy il demeure pen-
dant que son navire est en carène, ont tellement changé M.
Dumaitz (de Goimpy) de toute la disposition qu'on lui avoit
donnée de demeurer en paix et d'y laisser les autres, qu'il
n'est pas connoissable de l'estat où on l'avoit mis à Saint-
Eustache et à Saint-Christophe. Aussy peut-on assurer à M.
le marquis de Seignelay que ce corsaire (du Casse) et le lieu-
tenant de Roy (Gémosat) sont deux grands brouillons. »
A la place du pronom indéfini on, trois fois employé dans
ce passage, il faudrait, ce semble, supposer je pour le rendre
plus clair. En fait, Blénac insinue que du Casse et Gémosat
se sont ligués avec Goimpy pour le contrarier. Premier
nuage qui s'élève entre le Gouverneur général et l'Intendant !
De son côté, Guitaud, écrivant de Saint-Christophe au mi-
nistre, se plaint amèrement de Blénac et dit par contre que
« M. de Goimpy est infatigable quand il s'agit du service du
Roy. »
Au commencement de mars 1690, Blénac, irrité de cette
mésintelligence, qui ne fit que s'accroître, et surtout des

208
FRANÇOIS DE COLLART
façons désordonnées du bouillant du Casse qu'il n'aimait
pas ; d'ailleurs mécontent de voir que ses demandes de
troupes et de munitions pour Saint-Christophe n'avaient pro-
duit aucun effet, sollicita instamment son rappel pour des
raisons de santé. La nomination du marquis d'Alesso d'Esra-
gny, son successeur, à la date du 1er mai 1690, prouve que
le Roi avait pris tout de suite au sérieux le prétexte dont
s'était servi le Gouverneur général. Mais celui-ci devait
attendre près d'un an avant de pouvoir quitter la Martinique.
Quelques mots glissés dans la correspondance de Guitaud
font comprendre la cause principale de la mésintelligence
survenue entre les hauts fonctionnaires de la colonie.
Il faut convenir que Blénac avait usé bien modérément de
la flottille de guerre, mise à sa disposition en juillet 1689.
Le Roi lui avait prescrit de s'emparer de Nièves et autres îles
appartenant aux Anglais. Blénac s'était contenté d'agir à
Saint-Christophe et, malgré les instances de son entourage,
il avait commis la faute de transporter la colonie anglaise à
Nièves, au lieu de l'envoyer à la Jamaïque, comme le sou-
haitaient ses conseillers. Les Anglais profitèrent de cet avan-
tage pour se concentrer dans la petite île si voisine de Saint-
Christophe, afin de reconquérir plus vite leur colonie pré-
férée. Que devait faire Blénac pendant qu'il disposait à son
gré de la flottille? Prendre Nièves, la saccager, en transporter
les habitants aux possessions anglaises des Antilles les plus
éloignées de Saint-Christophe. Rien ne lui était plus facile.
Par une économie mal entendue et surtout par crainte de
voir la Martinique attaquée pendant qu'il serait à Nièves, il
ne le fit pas. Mais combien il dut regretter d'avoir donné
trop de créance aux projets supposés des corsaires hollan-
dais contre lesquels, sur de vagues indices (il faut le penser),
le ministre l'avait mis fortement en garde! Au moment où
nous sommes la faute n'était plus réparable.
Le nouveau cabinet britannique, ayant appris la perte de
Saint-Christophe, avait envoyé aux Antilles une escadre

ET LA MARTINIQUE
209
pour venger cet échec. Composée de huit vaisseaux, portant
plus de trois mille hommes de troupes, cette escadre était
commandée par le chevalier Christophe Codrington, ancien
gouverneur de la Barbade, maintenant capitaine général et
gouverneur en chef des possessions anglaises aux îles d'A-
mérique.
Depuis le 27 août 1689, comme il a été dit, M. de Guitaud
avait prévu que les Anglais ne resteraient pas longtemps
sous le coup de leur défaite à Saint-Christophe et qu'il était
indispensable de se préparer à les recevoir si l'on voulait
conserver cette île. Nous verrons que la cour de France,
bien qu'avertie et comprenant le péril, s'était vue dans l'im-
possibilité d'agir assez vite pour prévenir l'attaque des
Anglais. Guitaud n'avait reçu aucun renfort, aucun secours
(et, pour comble, la colonie était décimée par la fièvre jaune,
qui venait d'enlever 450 colons) lorsque, le 30 juin 1690,
Codrington vint débarquer ses trois mille hommes de
troupes sur les côtes de Saint-Christophe. Notre gouverneur,
n'ayant pas assez de forces pour empêcher ce débarquement,
livra bataille aux Anglais dès qu'il lui fût possible de les
joindre. Plus d'une fois, devant l'élan de nos milices,
l'ennemi plia ; mais on ne put l'obliger à regagner ses
vaisseaux.
Guitaud laissa trois cents hommes au dehors pour harceler
les Anglais et détruire par le feu le bourg de la Grande-Rade
afin de les empêcher de s'y fortifier. Puis, toutes précautions
prises pour l'approvisionnement, le gouverneur, résolu à ne
céder qu'à la dernière extrémité, comme c'était son devoir,
se renferma avec trois cents hommes dans le fort Charles,
notre récente conquête. Il s'y tint sans faiblir pendant qua-
rante-cinq jours, attendant qu'un secours de France ou de
la Martinique vînt lui permettre de reprendre l'offensive.
Les Anglais avaient déjà perdu trop de monde, dans mainte
escarmouche, pour chercher à prendre le fort autrement
que par la famine. Ils patientèrent. Le secours ne venant
COLLART (250)
20

210
FRANÇOIS DE COLLART
pas, Guitaud exténué, avec ses trois cents compagnons, dut
capituler le 24 juillet 16901.
La colonie française fut transportée en partie à la Marti-
nique et en partie à Saint-Domingue. D'un côté comme de
l'autre elle fut accueillie avec la plus grande bonté. Tous les
colons un peu aisés se chargèrent d'une famille et ouvrirent
largement leur bourse pour aider les autres à remplir digne-
ment le même devoir. Nous voyons notre Collart figurer sur
a liste de ceux qui montrèrent l'exemple de la charité avec
un empressement très louable. Ce n'était pas seulement du
pain qu'il fallait offrir à ces pauvres réfugiés se tenant à peine
debout. Un lit et des soins délicats leur étaient d'abord né-
cessaires, tant ils avaient souffert des fatigues et des priva-
tions pendant le siège et durant la traversée. A les voir on
désespérait de les sauver. Mais comblés d'attentions par nos
dames créoles, en même temps que reconfortés progres-
sivement, suivant que la prudence l'ordonnait, ces vaillants
fantômes, si l'on peut dire, reprenant figure, se rattachèrent
à la vie. Leurs bienfaiteurs et bienfaitrices eurent, pour pre-
mière récompense de tant de soins, la satisfaction d'avoir
rendu à l'existence de malheureux compatriotes plus morts
que vifs. Ce fut, à la Martinique comme à Saint-Domingue,
un touchant spectacle que cette résurrection, dont l'humanité
seule eut tout le mérite. Les maux de cette guerre intermi-
nable ont fourni trop souvent à nos créoles des Antilles
l'occasion d'exercer l'hospitalité dans de semblables con-
ditions.
La seconde récompense fut un accroissement de prospé -
rité pour les deux colonies. L'arrivée de ces nouveaux ha-
bitants n'augmenta pas seulement la population de la Mar-
tinique et de Saint-Domingue. Toutes les industries y ga-
1 Il est ainsi qualifié dans l'acte de capitulation : « Charles de Peychpeyrou
Comminge Guitaud, chevalier de Saint-Jean de Jérusalem, lieutenant de
roi au Gouvernement général, gouverneur de Saint-Christophe et isles ad-
jacentes. »

ET LA MARTINIQUE
211
gnèrent d'utiles travailleurs et chaque profession se renforça
d'habiles artisans.
Il faut excuser un peu le Gouverneur général de ne pas
avoir secouru Saint-Christophe. Blénac se voyait lui-même
si menacé par les Anglais qu'il craignait sans cesse d'être
attaqué. De son côté la cour de France voyait ses ressources
absorbées par les exigences croissantes de la guerre euro-
péenne. Nous étions à l'heure cruelle où Louis XIV donnant
l'exemple de l'abnégation, envoyait son
argenterie
au
Trésor et faisait fondre des chefs-d'œuvre d'art métallique
pour les transformer en monnaie. Voilà à quelles extrémités
la guerre sans merci, indéfiniment prolongée, conduit une
grande nation.
V
Cependant le Roi de France, instruit des misères de toutes
sortes au milieu desquelles se débattaient nos colonies d'A-
mérique, n'avait pas négligé de les
faire secourir. Par
malheur, ses ordres tardivement exécutés n'avaient pu con-
jurer le péril...
D'Esragny, désigné en mai, comme on l'a vu, pour aller
remplacer Blénac, devait passer aux Antilles sur le vaisseau
de guerre le Mignon escortant plusieurs navires chargés
d'armes, de vivres et de munitions, avec un certain nombre
de troupes. Son départ de Brest devait s'effectuer en sep-
tembre et, de fait, il prit la mer dans le courant de ce mois.
Mais, forcé par les vents contraires de relâcher à Rochefort
— où la nouvelle de la mort de Seignelay lui parvint dans les
premiers jours de novembre — puis à la Rochelle, où la
saison le cloua jusqu'au 22 décembre, il n'avait pu mettre
définitivement à la voile que dans les derniers jours de
l'année 1690, quatre mois après la perte de Saint-Christophe.
Pendant que d'Esragny faisait route pour les Antilles.

212
FRANÇOIS DE COLLART
Codrington, ancré à la Grande-Rade, se préparait à nous
faire tout le mal possible et comme Blénac était réduit, par
le manque de vivres et de munitions, à ne pouvoir rien en-
treprendre hors de la colonie, les Anglais avaient beau jeu
pour continuer leurs déprédations. S'ils tardaient encore à
lancer leur escadre, c'est qu'ils avaient tout à refaire à Saint-
Christophe. Habitations rurales, plantations, bourgs, ma-
gasins, tout avait disparu. Plus entreprenants qu'expéditifs,
les Anglais travaillaient à rétablir leur colonie.
On savait toutefois par leurs démonstrations que la Gua-
deloupe, Marie-Galante, la Martinique et Saint-Domingue
étaient menacées d'une prochaine invasion. C'est dire avec
quelle impatience la Martinique attendait le successeur de
Blénac et les secours qu'il devait amener. Cette espérance,
dont on se flattait avec raison, ne fut pas déçue. D'Esragny
parvint sans encombre au Fort-Royal le 5 février 1691.
En voyant la flottille approcher on se sentit délivré des plus
cuisants soucis. Installé dans son gouvernement par Blénac,
qui se hâta de quitter la colonie, le nouveau Gouverneur gé-
néral commença par faire distribuer des vivres et des muni-
tions aux habitants. On donna des armes à ceux qui en man-
quaient. Un certain nombre de nègres, les plus intelligents
et les plus attachés à leurs maîtres, furent embrigadés et
armés. On consolida les palissades construites aux endroits
de l'île les plus exposés à la descente des ennemis. Tous les
planteurs furent tenus d'employer une partie déterminée de
leurs terres à cultiver les plantes nourricières du pays, soin
qu'ils ne prenaient ordinairement que dans des proportions
insuffisantes. Deux mois furent occupés à ces préliminaires
de défense... Vinrent alors de mauvaises nouvelles. Le 20
avril 1691, Codrington avait pris Marie-Galante, et la Guade-
loupe était assiégée par l'escadre britannique. D'Esragny
fut-il prévenu tardivement de ce fait? Eut-il confiance que les
troupes de cette dernière île suffiraient pour repousser l'at-
taque des Anglais?... Ce que l'on peut affirmer, c'est que la

ET LA MARTINIQUE
213
Guadeloupe envahie resta livrée à elle-même pendant plus
d'un mois. Les milices et les troupes réglées, bien que fai-
blement dirigées, se défendirent héroïquement. Elles per-
dirent peu de monde et tuèrent aux Anglais plus de 400
hommes. Puis, comme à Saint-Christophe, accablés par le
nombre en divers combats que nous n'avons pas à détailler,
où, de part et d'autre, il fut dépensé beaucoup d'énergie,
les Guadeloupéens furent obligés, les uns de se réfugier dans
les montagnes, les autres de s'enfermer avec leur gouver-
neur malade dans le fort de la Basse-Terre. Ils y étaient
cernés depuis deux semaines environ, désespérant de voir
arriver les secours que le gouverneur Hinselin avait deman-
dés à la Martinique ; pressés par la famine, plus meurtrière
que la poudre, ils allaient se rendre, lorsqu'enfin d'Esragny
parut avec sa flottille.
Inspiré par M. de Goimpy, toujours plein d'ardeur, le Gou-
verneur général avait désigné deux compagnies de milices
pour s'embarquer. Collart et du Buq étaient à leur tête...
Nous ne pouvons donner beaucoup d'importance au récit de
cette expédition, parce qu'en fait elle n'en eut qu'au point de
vue du résultat. La flottille, partie du Fort-Royal le 19 mai
1691, se dirigea d'abord sur Marie-Galante, d'où quelques
Anglais, qui gardaient cette île, déguerpirent dans leur
bateau en voyant approcher nos vaisseaux. D'Esragny remit
sans tarder à la voile et mouilla le 24 mai à la Grande-Terre
de la Guadeloupe, au lieu dit le Gosier. De là il passa par la
voie terrestre à la Basse-Terre, où se trouvait ancrée l'escadre
britanique.
En voyant paraître les milices martiniquaises, les Anglais
— dont les maladies avaient fort réduit le nombre — aban-
donnèrent complètement leur entreprise. Résister à des
troupes fraîches ne leur était plus possible. Ils se jetèrent
pêle-mêle dans leurs navires, laissant des canons, un mortier,
quantité de munitions, de blessés, des malades, et, prenant
la mer à la hâte, ils mirent le cap sur Saint-Christophe.

214
FRANÇOIS DE COLLART
Ainsi la seule vue du renfort donna des ailes aux pieds de
l'ennemi. Pas le moindre combat ne fut livré par les milices
martiniquaises en cette circonstance. Ce que l'on a publié à
ce sujet n'est pas exact. Les Anglais ont une qualité pratique
qui chez nous serait tenue pour un défaut capital. Quand ils
prévoient une défaite, ils n'insistent pas. Réserver leur bra-
voure, souvent réelle, pour une occasion profitable, leur
paraît être une preuve de sagesse.
Cette expédition fut cependant honorable pour la Marti-
nique. L'arrivée de ses troupes, la renommée qu'elles avaient
acquise, l'appareil martial dont se firent précéder Collart, du
Buq et leurs compagnons, concoururent à sauver la Guade-
loupe à bout de forces. Deux jours plus tard elle capitulait.
Le sang versé de part et d'autre n'eût pas rendu le résultat
plus favorable.
L'état des services de Collart, auquel nous avons déjà fait
quelques emprunts, est bref sur ce point, comme il convenait.
« En 1691, y lisons-nous, les Anglais attaquèrent la Gua-
deloupe ; il (Collart) fut commandé pour aller au secours
avac un détachement, sous le commandement de M. Déragny
(sic). Les ennemis levèrent le siège à la vue du secours. »
Le rapport de M. de Goimpy, qui s'étend longuement sur
la belle résistance des Guadeloupéens, ne dit guère plus que
cet extrait, au sujet du secours amené par les milices de la
Martinique.
On a raconté que d'Esragny, dès son retour au Fort-Royal,
mourut foudroyé « par le mal de Siam1 ». L'événement, qui
priva les Antilles françaises de leur chef, fut en réalité moins
prompt. La flottille rallia la Martinique au commencement
de juin. Dans les premiers jours d'août, d'Esragny fut atteint
de la fièvre jaune, languit deux semaines environ, et mourut
le 18 août 1691.
1 La fièvre jaune, importée à la Martinique en 1600 par le vaisseau du
Roi l'Oriflamme, commandant de Lestrille, venant de Siam, sévissait depuis
plusieurs années au Brésil, où ce bâtiment avait séjourné avant de faire
escale aux Antilles.

ET LA MARTINIQUE
215
M. de Pontchartrain, successeur du marquis de Seignelay
à la Marine, écrivait encore le 4 octobre à d'Esragny. Ce fut
seulement dans les premiers jours de novembre que, la nou-
velle de sa mort étant parvenue à la cour, le Roi résolut de
nommer le prédécesseur du défunt pour le remplacer. —
Blénac n'eut rien à objecter. Du Casse, « ce corsaire », comme
il l'appelait, qui lui était surtout antipathique à cause de son
caractère, avait été pourvu en juin du gouvernement de
Sai-nt-Domingue. La Martinique était délivrée de sa présence.
Louis XIV, sachant cette colonie particulièrement en butte
à la haine des Anglais, pressa l'armement de l'escadre qui
devait escorter Blénac sous les ordres du commandant de
Vaudricourt. Parti de Rochefort fin décembre 1691, le Gou-
verneur général des Antilles mit pied au Fort-Royal le
5 février 1692, juste un an, jour pour jour, après l'installation
de feu d'Esragny.
Blénac fut reçu à bras ouverts. Ses emportements répétés,
sa mésintelligence avec l'Intendant général, étaient déjà
tombés dans l'oubli. On sentait que la Martinique avait besoin
d'un chef énergique. Blénac était l'homme de la situation.
VI
L'année 1692, qui se passa en alertes continuelles, n'offre
cependant rien de remarquable à signaler pour notre
sujet. Mais voici 1693. Les Anglais ont reçu des ren-
forts d'Europe. Ils sont prêts à frapper un grand coup. Du
moins ils s'en flattent. La colonie où réside le Gouvernement
général des Antilles est digne de leur ambition. C'est la Mar-
tinique qu'ils vont envahir avec des forces considérables.
Blénac avait su par des éclaireurs échelonnés dans les eaux
de Saint-Christophe et de la Guadeloupe—arrivés nuitam-
ment par esquifs — que la flotte britannique était en marche.
Les deux forts, ayant tout ce qu'il fallait pour repousser une

216
FRANÇOIS DE COLLART
attaque, même simultanée, si sérieuse qu'elle fût, étaient
prêts à recevoir l'ennemi. Quatorze cents miliciens veillaient
sous les armes aux approches de ces deux principaux points
de défense. Les compagnies réglées attendaient de pied ferme
derrière les remparts. Les défaites de Willougby en 1666, de
Ruyter en 1674, étaient encore trop présentes à la mémoire
des Martiniquais pour ne pas les encourager à se bien tenir.
Pendant les accalmies dont la colonie avait pu jouir l'année
précédente, Blénac s'était empressé de faire élargir et de
rendre plus praticable un chemin de communication, déjà
tracé dans les hauteurs par les piétons, entre Saint-Pierre
et le Fort-Royal. Cette voie devait être surtout utilisée dans
la présente campagne.
Pour faciliter la mobilisation des milices, Blénac les avait
divisées en quatre bataillons, chacun de trois compagnies :
1° Le bataillon de Saint-Pierre, le plus nombreux, où se
trouvait rangée la compagnie de cavalerie dont Collart était
le capitaine, était placé sous les ordres de Gabaret, gouver-
neur particulier ; 2° celui du Fort-Royal était commandé par
M. de Guitaud, ex-gouverneur de Saint-Christophe, « lieute-
nant général des îles d'Amérique1 »; 3° celui du Marin, le
moins nombreux, était confié aux soins d'Auger, lieutenant
de Roi, gouverneur de Marie-Galante inpartibus2, précédem-
ment à Saint-Christophe ; et 4° le bataillon de la Trinité, où
commandaient MM. du Buq père et fils.
Cette organisation du reste, à peine ébauchée, devait se
compléter avec le temps. L'ordre était de s'arranger le mieux
possible pour se défendre. Ainsi, en attendant que chaque
bataillon pût avoir sa compagnie de cavalerie, ceux qui pos-
sédaient un cheval marchaient comme cavaliers à la tête
1 Ce titre lui avait été donné pour l'autoriser à remplacer Blénac au besoin.
Mais, en fait, Guitaud était sous les ordres du Gouverneur général des Antilles.
2 Le Roi avait décidé que Marie-Galante, en attendant la fin de la guerre,
serait provisoirement abandonnée. M l'ingénieur de Gémosat, lieutenant de
Roi, avait été nommé gouverneur de la Grenade.


ET LA MARTINIQUE
217
des fantassins. Dans les relations, quand un chef écrit :
je lançai ma cavalerie, une ou deux escouades figuraient
généralement l'arme dont il parle L'aspect de loin, à
travers les éclaircies, de quelques miliciens chevauchant
ensemble n'était pas sans produire de l'effet sur l'ennemi ;
moyens primitifs assurément. Le résultat seul importait.
Avant de détailler cette nouvelle attaque des Anglais,
signalons un fait qui surprend au premier abord dans l'une
des relations du siège... L'ennemi descend en nombre sur les
rives en apparence désertes d'un quartier. Il perd du monde,
ne tue personne, se déconcerte, se rembarque et poursuit sa
tentative d'un autre côté, sans plus de succès. Ce qui paraît
si peu croyable s'explique ainsi : Les miliciens armés de longs
fusils boucaniers, qu'ils maniaient fort habilement, se pos-
taient en petits groupes espacés dans les hautes herbes ou les
broussailles, dès qu'ils apercevaient l'ennemi près d'aborder.
Le laissant mettre pied à terre, ils tiraient, se déplaçaient
sans bruit, comme de vraies couleuvres, et tiraient de nou-
veau, tandis que l'assaillant troublé faisait en vain siffler ses
balles dans la direction d'où partaient les coups.
Cette sorte de défense par embuscades, très commune aux
Antilles, était des plus meurtrières pour l'ennemi. On com-
prend qu'il lui fallait un courage surhumain pour résister
longtemps à ce jeu terrible, dont il était fatalement victime.
En 1691, à la Guadeloupe, vingt Français dont huit nègres,
tuèrent ainsi quatre-vingts Anglais, au prix seulement de
quatre des leurs, qui avaient eu le tort, à la fin, de se laisser
voir en changeant de place, après avoir tiré.
VII
Le 11 avril 1693, la flotte anglaise parvint à l'aube en vue
de Saint-Pierre. On put compter 32 vaisseaux, 9 barques,
3 brigantins, 2 quaiches1 et une galiote à bombes, au total
1 Quaiche, ketch, navire à poupe carrée, de
50 à 200 tonneaux, assez en
usage en Angleterre.

218
FRANÇOIS DE COLLART
47 bâtiments. Le signal d'alarme fut donné. On pensait que
le fort allait être attaqué et l'on se prépara en conséquence.
Gabaret, qui commandait le bataillon du quartier, envoya le
capitaine de Collart, avec sa compagnie de cavalerie, surveil-
ler la descente de l'ennemi. Mais on fut surpris de voir la
flotte défiler assez loin devant la rade et poursuivre sa route
à distance de la côte martiniquaise. On eut lieu de croire
alors que l'attaque était destinée au Fort-Royal... Même
déception, la flotte passa et, tournant au sud-est, elle disparut
derrière les Anses-d'Arlet1.
1 Pour vérifier les dénominations locales contenues dans les relations du
siège, j'ai dû consulter le recensement cadastral de 1671, cité dans la troi-
sième partie de cette étude. Cette circonstance m'a rappelé que plusieurs
personnes de la Martinique, s'étant occupées de la topographie de leur île,
m'avaient dit n'avoir pu comprendre la marche de ce recensement. La question
était celle-ci : avait-on suivi un ordre quelconque ou bien chevauché dans les
quartiers, d'après certaines convenances ? Il n'était pas facile de répondre nans
un examen approfondi. Le doute provenait de ce que nombre d'endroits de
différente nature, très éloignés les uns des autres,portent le même nom ; par
exemple : le Cul-de-Sac Louis (à l'est) et le Fort-Louis (à l'ouest), la rivière
Saint-Jacques, et la paroisse Saint-Jacques, le rocher du Pain-de-Sucre et le
piton du Pain-de-Sucre, le morne du Céron et l'anse du Céron, la rivière
Monsieur et l'ancien quartier de Monsieur (le Carbet), la Case-Pilote et la
Rivière-Pilote, la Case des navires et l'Anse des navires, etc , et quand on se
bornait à consulter une carte moderne incomplète, en regard du recense-
ment, à chaque instant on se trouvait dérouté.
Cependant il est très bien fait ce cadastre de 1671, l'ordre y est fidèlement
suivi. Je vais en donner la preuve. Le récit du siège en sera mieux compris.
Les commissaires chargés de ce travail énorme, partis de la Caravelle, à
l'est, sont montés au nord, ont descendu la côte ouest jusqu'au Fort-Royal,
dont ils ont contourné la baie et, passant devant les anses d'Arlet, ont suivi
la côte sud jusqu'au Cul-de-Sac Marin, dont ils ont fait également le tour
et se sont arrêtés à la Pointe-Desjardins, terme de leur voyage. Le reste de
l'île au sud et à. l'est n'était pas encore habité.
Voici maintenant la nomenclature des localités, donnée dans le recen-
sement de 1671. Quelques indications sont ajoutées, entre parenthèses, en
vue d'éclairer les points qui ont pu sembler douteux.
Capesterre. Paroisse de la Caravelle — Cul-de-Sac Louis (c'est le havre de
la Trinité) — Fort Sainte-Marie — Fort Saint-Jacques — Pain-de-Sucre
(Rocher) — Fond du Charpentier — Marigot— Morne du Céron (au nord) —
Grande Anse — Basse-Pointe — Macouba — Potiche — Grande-Rivière —
Anse du Lévrier (à l'ouest) — Anse du Céron — Prêcheur — Pointe de la
Mare — Fonds Canouville — Rivière-Blanche — Ravine Sèche — Saint-
Pierre (comprenant alors le Carbet et la Case-Pilote) — Rivière Monsieur
(autrement dit du Parquet, à droite à côté du Fort-Royal vu de la mer) —

ET LA MARTINIQUE
219
Blénac sut bientôt que la flotte avait mouillé à dix heures
du matin, dans la baie Desjardins. Les Anglais attaquaient
la Martinique par son côté le moins défendu, le moins peuplé,
le plus faible... Codrington avait probablement mûri son
projet en considérant la carte publiée dans l'ouvrage de Du-
tertro, la seule imprimée à cette époque. Or cette carte qui
représente assez mal les contours de l'île, n'indique ni les
cours d'eau, ni les accidents de terrain, ni les obstacles
d'aucune sorte. Elle pouvait donc laisser croire que rien
n'était plus facile de pénétrer par le sud jusqu'au Fort-Royal
et de le cerner avec des troupes en même temps qu'il serait
bloqué par mer. Gela fait, on procéderait pareillement au
nord pour le Fort-Saint-Pierre, du côté du Prêcheur, et les
deux forts, ne recevant pas de vivres par terre ni par mer,
ne pourraient tenir longtemps. Ce projet ainsi conçu n'était
pas déraisonnable. En supposant que les Martiniquais ne se
défendraient pas, Godrington pouvait espérer le voir réussir.
Mais le brave Auger, commandant le sud de l'île, était
homme à faire plus que son devoir, bien que ses moyens de
défense fussent très bornés, presque nuls.
On n'avait pas imaginé que la Martinique serait attaquée
par cette extrémité, semblant si peu faite pour attirer et rece-
voir une grande flotte. Aussitôt l'alarme donnée à Saint-Pierre
et transmise le long de la côte, les milices de la baie Desjar-
dins et du Cul-de-Sac Marin s'étaient portées, suivant l'ordre,
sur le Fort-Royal, par les chemins les plus courts. Auger
Rivière de l'Acajou — Rivière du Lamentin — Rivière des Lézards — Trou-
au-Chat (Ducos) — Rivière Salée — Trois Ilets — Anse du Mitan (du milieu)
— Anse-des-navires (entre l'îlet à Ramiers et la pointe d'Arlet) — Petite
Anse du Diamant — Marigot du Diamant (au sud) — Trois Rivières —
Anse Laurent — Anse du Serrurier [Sainte-Luce) — Rivière-Pilote —
Pointe de la Borgnesse — Cul-de-Sac Marin — Quartier des Suisses (à
gauche du Marin). — Pointe Marin (à droite du Gul-de-Sac) — et Pointe
Desjardins (à droite de la baie jadis appelée du même nom (celui d'un
habitant), aujourd'hui nommée la Baie de Sainte-Anne. Ainsi compris, le
recensement cadastral de 1671 devient, pour la topographie de la Martinique,
un document historique de premier ordre. J'ai souligné les dénominations
qui figurent dans le récit du siège de 1693.

220
FRANÇOIS DE COLLART
n'avait donc autour de lui que sa garde. Le Gouverneur gé-
néral, "croyant à une feinte des Anglais pour mieux sur-
prendre nuitamment le Fort-Royal, en attirant nos troupes
au sud, se contenta d'envoyer à Auger une soixantaine
d'hommes, sous les ordres du capitaine Henry de Saint-
Amour et du lieutenant Fouger, deux bons officiers. Et encore
on était si persuadé que les Anglais n'avaient pas sérieuse-
ment l'intention d'effectuer leur descente en cet endroit que
le secours envoyé, prêt à retourner au premier signal, ne se
pressa pas d'arriver...
Cependant, le 12 avril, à sept heures du malin, 50 chaloupes,
des barques et des brigantins, abordant à droite à l'égard de
l'ennemi, au Cul-de-Sac Marin, déposèrent 2500 hommes
environ depuis la pointe Desjardins jusqu celle du Marin,
distante l'une de l'autre d'une demi-lieue. Auger, n'ayant
sous la main que 48 à 50 hommes à leur opposer, ne pouvait
songer à empêcher cette descente. Tout ce qu'il pouvait faire
était de rester invisible et d'inquiéter l'ennemi par des em-
buscades dressées comme nous l'avons dit. Dès le premier
moment, 2 officiers et 12 soldais tombèrent mortellement
frappés, sur les bords de la pointe Marin, sans que les Anglais
débarqués eussent pu voir d'où lés coups étaient partis. Leurs
balles sifflèrent dru, comme en pense, mais ne touchèrent
personne. Les tireurs s'étaient déjà mis en sûreté.
Pour venger leur perte (dont on sut exactement l'impor-
tance le lendemain par un prisonnier), les Anglais mirent le
feu à l'habitation, sur laquelle ils se trouvaient alors, appar-
tenant à M. Monnel fils, conseiller, qui avait tué l'un des deux
officiers.
Le 13 avril, à midi, les Anglais détachèrent de la pointe
Marin trente chaloupes, une galiote à bombes et deux barques,
pour aller descendre des troupes dans le fond du Cul-de-Sac,
près de l'église. Avant d'aborder, les barques tirèrent du
canon dans les broussailles au hasard et les hommes lan-
cèrent force grenades qui n'atteignirent personne, puisque

ET LA MARTINIQUE
221
l'endroit était désert. Mais Auger, dissimulé de côté en ar-
rière sur une hauteur, guettait l'opération. Il envoya au plus
vite, par un chemin détourné, trente hommes de cavalerie
et infanterie. Cette poignée de braves arriva juste à temps
pour voir descendre l'ennemi et se poster en embuscade. Au
rapport d'un soldat débarqué, qui s'égara et que l'on fit pri-
sonnier, les Anglais perdirent là seize des leurs et eurent
plusieurs blessés, entre autres le colonel Foë qui comman-
dait la troupe de descente. L'incendie de l'église du Marin,
construite en bois, punit de leur bravoure les habitants de
cette partie de la colonie.
Le 14, à 7 heures du matin, trois détachements de l'en-
nemi, formant ensemble deux cent cinquante hommes, occu-
pèrent les hauteurs de la Rivière-Pilote. L'une de ces hau-
teurs dominait la maison du sieur Thibaut, conseiller, dernière
sucrerie du Cul-de-Sac Marin. Les plantations de cet établis-
sement furent livrées aux flammes par les Anglais. La maison
seule resta debout. A la même heure, quatre chaloupes ayant
tenté de descendre à une demi-lieue, à main gauche du Cul-
de-Sac, à leur égard, le détachement du capitaine Henry, qui
venait d'arriver et qu'Auger avait posté en embuscade pour
garder l'entrée de la Rivière-Pilote, canarda si à propos ceux
qui les montaient qu'une des chaloupes, perdant ses avirons,
resta à la côte et que les trois autres se retirèrent avec perte.
L'ennemi perdit là dix-huit hommes, sans compter les blessés.
On lui fit cinq prisonniers dans la chaloupe qui n'avait pu
fuir. Quelques heures après, quinze cents Anglais, venus
par terre, incendièrent le bourg de la Rivière-Pilote et son
église pour venger l'échec de la descente par mer.
Le 15, à midi, trois brigantins, cinq barques et vingt-huit
chaloupes débarquèrent sur la droite de la Rivière-Pilote, à
leur égard, huit à neuf cents hommes. Plusieurs de ces cha-
loupes, venant reconnaître la gauche de ladite rivière, l'une
d'elles reçut l'ordre d'y mettre à terre. Le détachement du
lieutenant Fouger, posté à point, salua de son feu les hommes

222
FRANÇOIS DE COLLART
qu'elle débarquait. L'ennemi perdit là trois hommes, dont
un capitaine, et releva plusieurs blessés. Treize soldats an-
glais, épouvantés par la décharge, s'échappèrent dans les
bois voisins. Ils y furent enveloppés et tombèrent entre les
mains du détachement. Les habitants, exaspérés de voir le
quartier incendié, voulaient fusiller ces treize malheureux,
qui s'étaient laissés désarmer sans coup férir. Auger arriva
juste à temps pour les sauver de la rage des miliciens. Il
rendit la liberté à l'un de ces prisonniers, en lui faisant pro-
mettre de raconter ce qui s'était passé au général anglais. Le
but d'Auger était de ramener ce chef incendiaire à de meil-
leurs sentiments.
Peine perdue ! Le 16 avril, l'ennemi n'osant forcer l'entrée
de la Rivière-Pilote, garnie d'un retranchement, brûla dans
le voisinage presque tout le quartier Sainte-Luce et son église.
Le 17, quatre chaloupes faisant du bois, furent canardées
par quatorze hommes embusqués du détachement Henry,
qui tuèrent 15 Anglais et firent 2 prisonniers. Les autres
soldats débarqués regagnèrent leur bord avec peine. L'une
des chaloupes resta à la côte.
Le 18, l'ennemi, sans rien tenter, se tint vers le fond du
Cul-de-Sac et la pointe Desjardins, dont il était maître. Le
19, à midi, 4 vaisseaux, 4 brigantins et 2 barques arrivèrent
de Nièves avec le renfort des îles Antigue, Saint-Christophe
et Montserrat. A trois heures, ces bâtiments joignirent
l'armée dans la baie Desjardins. Le soir, Auger, qui tenait
ces détails de deux transfuges, envoya ces deux Anglais à
Blénac pour le mieux renseigner. Le 20, deux cents Anglais
débarquèrent aux anses Laurent, à la faveur du canon de
leurs barques. Pendant qu'ils mettaient le feu sur leur
passage, huit de leurs hommes tombèrent frappés mortelle-
ment ; plusieurs autres furent blessés. Deux fugitifs égarés
se rendirent.
Le 21, toutes les chaloupes allant visiter les côtes du Cul-
de-Sac et de la pointe Desjardins (apparemment pour ra-

ET LA MARTINIQUE
223
mener les hommes éloignés du lieu de campement), Auger
supposa que l'ennemi ne tarderait pas à se rembarquer. Deux
transfuges, recueillis le soir du même jour, l'ayant confirmé
dans son idée, il prévint tout de suite Blénac par un message.
Les Anglais en effet passèrent une partie de la nuit à se
rembarquer et leur flotte appareilla le 22 avril, à sept heures
du matin. Dès qu'Auger se fut assuré qu'elle avait dépassé
le Diamant, à l'extrémité sud-ouest de cette partie de la côte,
il fit ce que n'avait osé entreprendre l'ennemi. Il s'engagea
dans la montagne, par des chemins connus des habitants, et,
avec ses 120 miliciens, il traversa l'espace compris entre la
côte des anses Laurent et celle du lieu dit le Gul-de-Sac à
Vaches, qui, vu de la rade, se trouve à droite de la baie du
Fort-Royal.
Parvenu en cet endroit à quatre heures, assez à temps
pour y voir entrer la flotte, Auger embusqua ses hommes sur
les pointes environnantes, pendant que les Anglais mouil-
laient leurs vaisseaux dans la baie. Bientôt leurs barques,
venant pour reconnaître les descentes, les fusiliers postés
sur les pointes, canardant ces bateaux, les obligèrent à se
retirer. « Les Anglais trouvèrent du monde partout », dit
Auger. Le 23 avril se passa en mouvements des chaloupes
anglaises cherchant à reconnaître les environs du Fort-Royal.
Quelques volées de canon les forcèrent à s'éloigner. A ce
moment, Auger reçut l'ordre de Blénac de venir le joindre
aussitôt qu'il verrait le fort attaqué ou que les ennemis
appareilleraient dans la direction de Saint-Pierre. Les 24, 25
et 26 se passèrent, de la part des Anglais, en vaines démons-
trations de barques et de chaloupes. Ils trouvèrent moyen de
se faire tuer encore quelques hommes, avant de quitter leur
seconde station sur les côtes martiniquaises.
Le 27 avril, à deux heures du matin, Auger fut prévenu du
départ de la flotte. La voyant au point du jour, le cap tourné
du côté de Saint-Pierre, il se mit en route avec son monde
pour le Fort-Royal. Il y parvint à midi. Déjà Blénac avait

224
FRANÇOIS DE COLLART
quitté le fort, à la tête d'une partie des milices du quartier,
laissant à Guitaud l'ordre de dire à Auger de venir le joindre
avec sa troupe à Saint-Pierre. Le 28, Auger, ayant marché
toute la nuit par le chemin de communication dont nous
avons parlé, se trouvait à Saint-Pierre, en présence du Gou-
verneur général, à neuf heures du matin.
On verra que pour bien comprendre la suite du récit il était
nécessaire de connaître toutes ces particularités.
VIII
Jusqu'ici les Anglais, plus malfaisants que redoutables,
ne nous avaient causé que de sérieux dégâts. On était encore
à se demander ce qu'ils voulaient faire avec tant de forces
réunies. Avaient-ils une résolution arrêtée ou bien agissaient-
ils au caprice du vent? On aurait pu le croire.
Sur ces entrefaites, en effet, Gabaret apprit, dans l'après-
midi du 27 avril, que l'ennemi, retenu par un calme, se dis-
posait à descendre au Carbet (à trois lieues de Saint-Pierre).
A cette nouvelle, aussi peu attendue que les précédentes, le
gouverneur, voulant parer à tout événement, avait dépêché
vers ce bourg l'une des compagnies réglées du fort Saint-
Pierre, conduite par MM. de Mareuil et Mallevault, avec la
cavalerie commandée par Collart. Quand elles parvinrent à
destination dans la soirée, l'ennemi resté à l'ancre, ne parais-
sait avoir fait aucun préparatif de descente. On attendit...
Le matin du 28, le vent s'étant élevé, et la flotte ayant vu le
Carbet garni de troupes, sembla renoncer au dessein d'y
aborder. Elle remit à la voile, reprit sa route vers Saint-
Pierre, dépassa la rade et alla mouiller vers le fonds Canou-
ville1, à l'extrémité sud du Prêcheur, hors la portée du Fort
1 Canouville, aujourd'hui
commune de l'arrondissement d'Yvetot, était
un des fiefs de d'Esnambuc, en Normandie.

ET LA MARTINIQUE
225
et d'une batterie établie à proximité, derrière un retranche-
ment récemment construit'.
On peut se figurer combien tous ces mouvements sans
suite avaient présentement affaibli nos moyens de résistance.
Le peu de miliciens qui se trouvèrent au débarquement
avec Gabaret, arrivé à la hâte, n'étaient nullement en mesure
d'empêcher les Anglais de se répandre en masse sur la côte2.
Ces pauvres gens surpris, effrayés de se voir tout à fait à dé-
couvert devant tant d'ennemis, s'enfuirent, abandonnant leur
gouverneur, qui resta seul avec M. Ranché, officier des
troupes réglées, dont il s'était fait accompagner.
Survint heureusement Blénac, avec ses miliciens du
Fort-Royal, qui les rassurèrent et
les ramenèrent en
face de l'ennemi. On reprit d'assez loin, sans effet
d'ailleurs, une faible escarmouche, destinée de notre part
à prouver que cette partie de la côte ne manquait pas
de défenseurs. Mais, accablés de fatigue par deux longues
étapes à travers des mornes, qu'il fallait sans cesse
monter et descendre, ayant pour surcroît passé plusieurs
nuits sans sommeil, les compagnons de Blénac ne pouvaient
pas être d'un grand soutien. En attendant le retour des troupes
envoyées au Carbet et l'arrivée des milices de Saint-Pierre,
qu'il savait en marche, le Gouverneur général était obligé de
se maintenir à distance sur une hauteur avec Gabaret.
L'ennemi, voyant cette situation embarrassée, fit pousser
au pas de course, le long de la mer, un bataillon de fusiliers
marins pour isoler Blénac et Gabaret, et les empêcher de re-
cevoir le secours qu'ils attendaient. Ce mouvement des An-
glais inquiéta vivement les deux gouverneurs. Ils pouvaient
1 « A la Rivière des Pères Jésuites, au nord et à l'extrémité
du bourg de
Saint-Pierre, le terrain se trouve eslevé de 5 à 6 toises et le costé qui regarde
la mer est un espèce d'ouvrage à corne. C'est sur ce terrain que l'on a fait
construire une batterie. »
(Extrait du rapport de mai 1089, envoyé par l'ingénieur de Gémosat.)
2 Blénac, dans sa relation, donne les
chiffres de 5000 hommes et de 63
voiles.
COLLART (250)
21

226
FRANÇOIS DE COLLART
être enveloppés avec la poignée d'hommes restés autour
d'eux... Leur émotion ne dura pas longtemps. Arrivèrent à
point la cavalerie de Collart et les milices de Saint-Pierre,
commandées par les capitaines Le Vassor de la Touche et
Giraud, « tous trois de très braves gens, » dit Blénac.
Se précipitant avec une extrême vigueur sur le bataillon
anglais, ils le firent plier, retourner sur ses pas et, le pour-
suivant l'épée dans les reins, ils l'obligèrent à se retrancher
dans une maison qui se trouvait en contre-bas derrière un
ravin assez profond. L'affaire se continua jusqu'au soir. « Ces
messieurs (Collart, la Touche et Giraud) ayant les hauteurs
sur les Anglais, firent merveille avec nos milices et tuèrent
un grand nombre d'officiers et de soldats. »
« Trois braves gens qui firent merveille ! » C'est le cri de
reconnaissance du Gouverneur général. Ne leur devait-il
pas sa liberté et celle de Gabaret ; le salut de la colonie ?
Le soleil couché, Blénac laissa en avant deux détache-
ments pour surveiller l'ennemi pendant la nuit et se relira,
avec les milices de Saint-Pierre, derrière le retranchement
dont nous avons parlé.
Le lendemain, 30 avril, les Anglais se voyant mal pris le
long de leur ravin, voulurent gagner les hauteurs. Dans ce
but ils firent marcher un bataillon de leurs fusiliers. Blénac
leur opposa la compagnie de Saint-Amour, du Cul-de-Sac
Marin, et celles des sieurs Renaudot et Lefebvre, formant
ensemble trois cents hommes, qui tous, avec une hardiesse
surprenante « grimpant comme des chèvres » sur les mornes
que les Anglais convoitaient, les empêchèrent d'accomplir
leur dessein. Quelques coups de canon, tirés à propos de
notre batterie, obligèrent l'ennemi à redescendre au plus
vite et à se réfugier dans un vallon pour se mettre à couvert.
Cette position, qui lui masquait nos troupes, permit à celles-
ci de jeter impunément par terre nombre de fusiliers anglais.
L'ennemi, voyant nos hommes très avancés et absorbés par
cette occupation destructive, imagina de recommencer le

ET LA MARTINIQUE
227
mouvement tournant qu'il avait essaye la veille, du côté do
la mer.
Auger, qui commandait une sorte de réserve derrière le
retranchement, comprit l'intention... Avec la cavalerie de
Collart et les milices du Marin, il s'élança, le long de la mer,
à la rencontre du bataillon en marche et ramena les Anglais
jusque dans leur camp, en même temps que « les coureurs
de montagnes » les obligèrent complétement à la retraite du
côté opposé.
Il n'y avait réellement plus grand chose à faire pour con-
traindre les Anglais à reconnaître leur impuissance. Leurs
jeunes soldats peu aguerris ne tenaient pas. Ils semblaient
combattre à contre-cœur.
Cependant on s'aperçut, à des coups de fusil partis d'un
pli de terrain entouré de haies vives, que l'ennemi s'était em-
paré d'un moulin à sucre qui s'y trouvait à la portée de notre
retranchement. « Ce feu des Anglais nous incommodait »,
dit Blénac. Il fallut se glisser en nombre dans les hautes
herbes qui masquaient cet enclos, pour en déloger les Anglais,
sans trop de pertes de notre part. Nos milices, très habiles,
comme on sait, à. la guerre d'embuscades, cernèrent les
abords de la sucrerie et commencèrent à manœuvrer leurs
« boucaniers ». L'ennemi, voyant tomber ses hommes par
dizaines, sous le tir invisible des Martiniquais, dut faire
avancer au plus vite la moitié de ses forces pour dégager son
monde occupant l'enclos. Il comprit que s'il perdait le mou-
lin, devenu comme le centre de sa résistance, il perdrait en
quelque sorte son va-tout.
Mais, au moment où s'avançaient hésitants deux bataillons
britanniques, les Martiniquais avaient réussi à faire prati-
quer, du côté opposé à la porte, une large brèche dans le
rempart végétal qui entourait l'enclos. Par ce passage dé-
boucha la cavalerie de Collart, qui, suivie de nos meilleures
milices, se précipita à la rencontre des fusiliers anglais et
les fit rebrousser chemin dans le plus grand désordre. Ce
fut là que l'ennemi décontenancé perdit le plus de inonde.

228
FRANÇOIS DE COLLART
Les officiers et les soldais anglais, qui s'étaient réfugiés
dans les bâtiments de la sucrerie, n'opposèrent pas de résis-
tance. On les fit prisonniers. Blénac sut par eux que, le 2 mai,
la Hotte devait s'embosser entre Saint-Pierre et notre re-
tranchement, afin de foudroyer nos milices de flanc, tandis
que l'ensemble des troupes anglaises débarquées les aurait
prises de face. « L'affaire aurait été chaude et fâcheuse », dit
Blénac. Mais, pour en arriver là, fait-il observer, il fallait que
l'ennemi traversât à découvert une savane dominée par des
hauteurs, d'où nous aurions pu le couvrir de feux.
Quoi qu'il en fût, les Anglais réfléchirent, se consultèrent
et, dans la nuit du 1er au 2 mai, se rembarquèrent, nous
laissant le soin d'enterrer leurs morts. Leur flotte appareilla
dès l'aurore. Sa présence sur les côtes de l'île pesait à la
colonie depuis le 11 avril.
« Ils ont laissé, dit Auger, des marques de fuite ou tout
au moins d'un embarquement si précipité qu'ils ont aban-
donné du pain (cinq barriques), des poudres, des balles, des
sacs et des instruments à remuer la terre, en assez grande
quantité pour faire juger qu'ils ont eu quelque crainte... Leur
perte à la Martinique est d'environ 600 hommes, en y com-
prenant le nombre de 110 qui ont été tués au Cul-de-Sac
Marin et dépendances, sans que j'y aie perdu un seul homme.
Je n'ai même pas eu un seul blessé. Nous avons perdu à
Saint-Pierre 13 hommes et eu 30 blessés. »
Voici maintenant l'extrait de l'état des services de Collart,
relatif à cette nouvelle étape des campagnes de notre héros :
« En 1693, la Martinique fut assiégée par les Anglois qui avoient
des forces considérables. Le sieur Collart s'est signalé dans toutes
les occasions et particulièrement dans une sortie où il fut com-
mandé d'aller à la teste de sa compagnie reconnoistre les ennemis
jusque dans leurs retranchements, ce qu'il fît avec beaucoup de
courage et de conduite. L'action fut chaude et vigoureuse, tant de
la part des ennemis que de la nostre. Collart se retira avec avantage

ET LA MARTINIQUE
229
par un grand feu qu'il fit faire fort à propos. Les ennemis eurent
deux cents hommes hors de combat et de nostre côté il n'y eust
que 17 hommes tant tuez que blessez, ce qui fut cause que les
ennemis levèrent le siège. »
Ce passage du présent extrait fait sans doute allusion à la
dernière rencontre de nos troupes avec les Anglais où no-
tamment Collart « fit merveille ». suivant l'expression de
Blénac.
Ajoutons, pour clore ce chapitre, que M. de Blénac, si-
gnalant au Ministre, M. de Pontchartrain, la belle conduite
des officiers qui s'étaient distingués à l'attaque des Anglais,
nomme François de Collart au premier rang dans ses de-
mandes de récompenses.
VIII
Il nous faut maintenant traverser une période de neuf
années, sur lesquelles nous devons passer aussi rapidement
que possible pour arriver au récit d'un siège important où le
capitaine de Collart sut encore se distinguer, et dont les
opérations compliquées différèrent en tous points de celles
que nous venons de raconter.
La mésintelligence, déjà signalée entre le Gouverneur
général et l'Intendant, « ayant excité des mouvements et des
animosités, particulièrement dans le Conseil de la Marti-
nique, » le ministre se vit contraint, à regret, de proposer au
Roi le rappel de M. de Goimpy. L'Intendant n'était pas le plus
blâmable en cette affaire. L'âge et la maladie avaient rendu
M. de Blénac insociable. En lui donnant le repos, on lui eût
prolongé l'existence peut-être ; c'est l'Intendant qui fut rem-
placé. Le principe d'autorité doit toujours prévaloir. Rare-
ment du reste les gouverneurs vécurent d'accord avec les
intendants. Le mariage du sabre avec la plume ne fut pas
heureux.

230
FRANÇOIS DE COLLART
Le 2 janvier 1696, M. de Goimpy, après avoir présenté au
Conseil M. l'Intendant général Robert, son successeur, quitta
la colonie sur le bâtiment qui avait amené le nouveau fonc-
tionnaire... Le 10 juin, M. de Blénac, atteint d'une dysenterie
chronique, mourut à l'âge de74 ans. Le chevalier de Guitaud,
ayant le titre de Gouverneur général en prévision de cet évé-
nement, prit l'intérim jusqu'à l'arrivée de M. le capitaine de
vaisseau marquis d'Amblimont, nommé Gouverneur général
des Antilles. Cet officier supérieur parvint à la Martinique le
14 mars 1697. La colonie le connaissait déjà pour la glorieuse
part qu'il avait prise à la défense du Fort-Royal en 1674. Sur
ces entrefaites, la guerre fut terminée par le traité de Ryswick
qui nous rendit la partie française de Saint-Christophe
(30 octobre 1697). Le 2 février 1699, M. d'Amblimont, accom-
pagné de M. Robert, alla, au nom du Roi, reprendre posses-
sion des quartiers de l'île que nos colons avaient dû aban-
donner en 1690. Ce ne fut pas sans grandes difficultés que les
Anglais, détenteurs des habitations françaises, les remirent à
leurs anciens propriétaires, représentés par le comte de
Gennes, qui fut installé gouverneur. Cette remise leur coûta
d'autant plus qu'à l'annonce du traité, dont ils ne connais-
saient pas le texte, ils s'étaient empressés de tout détruire.
Eglises, maisons, habitations, tout avait été renversé, sac-
cagé. Or, le traité ayant prévu le cas, exigeait que les Anglais
rendissent les deux quartiers, Capesterre et Basse-Terre, dans
l'état le plus convenable. Le Gouverneur général, texte en
main, les obligea de tout réédifier, de tout réparer. Ils se
soumirent, mais en jurant qu'à la rupture de la paix, ils re-
prendraient ce que le traité les forçait de rendre. Le marquis
d'Amblimont n'eut pas la mortification de les voir exécuter
leur menace. Il mourut de la fièvre jaune en mai 1700. M. le
comte d'Esnotz, qui vint le remplacer le 23 mai 1701, fut
bientôt frappé par le même fléau. Il venait de recevoir du
Roi l'avis de la prochaine reprise des hostilités, ramenées par
la trop fameuse guerre de la succession d'Espagne (autre

ET LA MARTINIQUE
231
fléau), lorsqu'il mourut, dans le courant d'octobre 1701. Le
chevalier de Guilaud reprit l'intérim.
M. de Machault, nommé Gouverneur général le 1er juillet
1702, fut installé au Fort-Royal le 24 mars 1703. Dans l'inter-
valle, la Hollande et l'Angleterre avaient déclaré la guerre à
la France (8-14 mai 1702) et nous avions reperdu la partie
française de Saint-Christophe (16 juillet 1702). Son gouver-
neur, d'ailleurs mal outillé de toute manière, ne sut pas la
défendre avec assez d'énergie. Louis XIV fut très irrité de
celte perte. De Gennes, accusé d'impéritie, fut traduit à la
Martinique devant un conseil de guerre. Il aurait été puni
avec la dernière rigueur si sa femme, alors en France, ne
l'avait soutenu auprès du ministre avec un rare dévoue-
ment. L'accusation fut abandonnée1.
Les Anglais ne se contentèrent pas de leur facile victoire
sur de Gennes. Ils avaient à venger les défaites de 1691 et
1692 à la Guadeloupe et à la Martinique.
La nouvelle flotte britannique envoyée aux Antilles (dont
le début avait été de reprendre la partie française de Saint-
Christophe) était commandée par le fils de celui que nos
colons avaient si maltraité dans la dernière guerre2.
Le présompteux Codrington, paraît-il, avait promis de
faire payer chèrement à nos colonies d'Amérique la mau-
vaise fortune de son père.
La Guadeloupe fut la seconde île dont il voulut s'emparer.
En 1691, cette colonie avait été bravement défendue par Hin-
selin, son gouverneur, et par La Malmaison, lieutenant de
Roi. Le premier, déjà malade lors du siège, était mort en
1 M. de Gennes mourut en novembre 1705. Le Roi voulut bien accorder
une pension à sa veuve et promettre de prendre soin de l'avenir de son fils
« s'il se rend capable de servir ».
2 Christophe Codrington, né à la Barbade en 1668, avait fait de bonnes
études à l'université d'Oxfort. Il était plus poète que militaire. Après avoir
servi comme capitaine dans les gardes de Guillaume III, il fut nommé
Gouverneur général des Iles-du-Vent... 11 est mort à la Barbade en 1711,
laissant un poème qui fut publié en 1741.

232
FRANÇOIS DE COLLART
juillet 1695 et avait été remplacé, le 21 août de la même
année, par Auger, que nous avons vu se distinguer à la Mar-
tinique en 1693. Ce fut sur Auger et La Malmaison que reposa
d'abord tout le soin de la défense à la Guadeloupe. Ils s'y
préparaient depuis le commencement de l'année, lorsque, le
6 mars 1703, l'avis leur fut donné à la Basse-Terre que la
flotte anglaise se rassemblait à Marie-Galante. La prudence
nous avait fait quitter momentanément cette petite île, dis-
tante do six lieues de la Guadeloupe.
Les Anglais savaient que les troupes de la colonie étaient
sur leurs gardes et qu'il serait difficile d'aborder par surprise.
De là l'hésitation du jeune Godrington, qui réfléchit pendant
douze jours à ce qu'il devait faire.
La Guadeloupe, comme on sait, est formée de deux îles
séparées par la Rivière-Salée, bras de mer sinueux, large
de cent mètres environ. La Basse-Terre a la forme d'une
ellipse, la Grande-Terre, d'un triangle déformé. Son nom
vient de ce que, sur les cartes primitives, elle paraissait plus
grande que l'île voisine. Sa superficie en réalité est moindre
que celle de la Basse-Terre...
A l'aube du 18 mars, la flotte anglaise fut signalée par les
vigies de la pointe du Vieux-Fort, ainsi nommée parce qu'en
1035, à l'origine de la colonie, un fort en palissades avait été
construit en cet endroit. La flotte arrivait si lentement — à
cause du calme qui régnait alors — que des barques furent
obligées de remorquer les bâtiments à l'aviron pour leur
faire doubler la pointe et prendre le large afin d'éviter les
canons du fort de la Basse-Terre.
La lenteur des mouvements de la flotte commandée par
Codrington permit aux nôtres de compter sûrement sept
vaisseaux, une frégate, dix-huit navires marchands armés
en guerre et dix-neuf barques ou brigantins, au total qua-
rante-cinq voiles. Les Anglais n'épargnaient rien quand il
s'agissait de nous attaquer.
Du 18 mars au 22, le temps se passa, du côté des Anglais,

ET LA MARTINIQUE
233
à tâtonner avant de choisir le point où ils allaient opérer
leur descente. La côte sud-ouest (de l'anse Bouillante à la
rade de la Basse-Terre) fut en somme la partie de la Guade-
loupe où se borna leur action. Un débarquement partiel fut
tenté à Bouillante. Trois cents hommes environ se jetèrent
sur ce petit bourg et parvinrent à l'incendier. Mais, repoussés
par nos milices, ils regagnèrent au plus vite leurs barques,
laissant une vingtaine de cadavres sur le rivage. Le lende-
main 22, (démonstration aussi absurde qu'inutile) la flotte
bombarda le bourg incendié, puis se retira au large.
Le môme jour, vers huit heures du soir, un nègre trans-
fuge, qui avait appartenu à un colon français de Saint-Chris-
tophe, vint à la nage sur un point de la côte gardé par
quelques éclaireurs. Recueilli par les nôtres, il dit vouloir
parler au gouverneur. On l'y conduisit. Auger le reçut. Il
venait prévenir que les Anglais devaient descendre le len-
demain aux anses du Val-de-l'Orge et des Vieux-Habitants.
Le gouverneur fut loin d'être persuadé par ce que lui raconta
ce brave homme. Auger crut plutôt à une feinte de l'ennemi,
destinée à détourner nos troupes en ces deux endroits,
pendant qu'il déposerait les siennes à un autre. Dans cette
pensée, Auger se concentra au Baillif, où, suivant lui, les
Anglais devaient tenter leur débarquement. Il dut regretter
de s'être montré incrédule. La descente des Anglais s'opéra
juste sur les deux points désignés par le nègre. On y courut.
On arriva trop tard; quinze cents hommes étaient débarqués.
Nos milices en abattirent un certain nombre. Mais leurs
efforts ne purent arrêter la troupe de descente. Elle s'avança
jusqu'au Baillif, que le gouverneur avait jugé à propos de
quitter pour se retirer à la Basse-Terre.
Deux jours après, le chef-lieu de l'île était occupé par les
Anglais.
Auger avait fait entrer 370 hommes dans le fort que La
Malmaison était chargé de défendre: chose malaisée! Il
allait avoir à subir le choc d'une batterie de 16 pièces de

234
FRANÇOIS DE COLLART
différents calibres, que les assiégeants dressèrent du côté de
la mer. Il les contraria tant qu'il put dans leur travail. Mais
l'ennemi réussit quand même à établir sa batterie.
Les Quadeloupéens commençaient à désespérer, quand,
.
le 27 mars, ils apprirent l'arrivée de M. de Machault à la
Martinique. Cette nouvelle releva leur courage. Ils ne dou-
taient pas que le Gouverneur général, instruit de leur situa-
tion, n'envoyât promptement au secours de la colonie. Le
mal était déjà considérable. Quatre bourgs, cinq couvents
pillés et brûlés, nombre d'habitations dévastées dans la
campagne, le fort de la Basse-Terre attaqué, ainsi pouvait-on
résumer l'état du siège à la fin de mars 1703.
IX
En arrivant au Fort-Royal le 24 mars, M. de Machault
avait appris la mort du chevalier de Guitaud, récemment dé-
cédé. Ce fut M. de Gabaret, gouverneur particulier du la
Martinique, qui reçut le Gouverneur général... Machault
ne perdit pas de temps. La Guadeloupe était en péril. Il s'a-
gissait de la secourir au plus vite et le mieux possible. Quinze
cents hommes se présentèrent. On en choisit sept cents des
meilleurs. Afin de parer à tout événement, Machault restait
à la Martinique avec le double au moins de bons soldats. A
Gabaret, plus ancien qu' Auger, fut confié le commandement
en chef de l'expédition. Neuf barques, deux navires et un
brigantin (ayant nom Trompeuse, Union, Samaritaine) furent
immédiatement armés et approvisionnés. Cette opération,
lestement menée par M. Robert, ne demanda que six jours.
L'embarquement de la petite armée eut lieu, à six heures
du matin, le 31 mars 1703, le samedi veille des Rameaux. La
flottille, convoyée par deux vaisseaux de guerre et une fré-
gate, que Machault avait amenés aux Antilles, appareilla le
même jour, à neuf heures du matin. En troupes, elle empor-

ET LA MARTINIQUE
235
tait douze compagnies : 1° deux compagnies de marine,
commandées par M. de la Roche-Guyon (beau-frère de
Collart), et par M. La Guarigue de la Tournerie, créole de
Saint-Cristophe ; 2° quatre compagnies de miiices, capitaines
de Collart, du Buq, de Saint-Amour et Renaudot, et 3° six
compagnies de flibustiers, à la tête desquelles se trouvaient
les sieurs Lambert, Questel, Bréart, Daniel, Lauriol et
Mayeux, tous renommés pour leur bravoure.
Gabaret avait pour aides de camp MM. de Boisfermé, gou-
verneur nommé de Marie-Galante, de Cacqueray-Valmenier
et du Parquet, lieutenants de Roi. Ce dernier était un petit-
neveu du fondateur de la colonie martiniquaise.
Gabaret commandait sur la Trompeuse, Boisfermé sur l'U-
nion, du Parquet sur la Samaritaine. Les trois vaisseaux de
guerre avaient pour commandants MM. de Patoulet, chevalier
de Saugeon et Chabon.
La flottille, ayant eu bon vent, parvint en vue de Marie-
Galante dans l'après-midi et s'y rassembla vers cinq heures.
Le débarquement se fit à la Guadeloupe, le matin du 2
avril, au port Sainte-Marie de la Capesterre. Gabaret, con-
fiant à du Parquet le soin d'amener les troupes à la Basse-
Terre, se rendit en hâte à cheval auprès d'Auger, accompagné
de quelques officiers.
Le gouverneur de la Guadeloupe instruisit son ancien de
ce que les Anglais avaient fait jusqu'alors et de la résistance
qui leur avait été opposée. Auger, évitant des engagements
sérieux, dans la crainte de perdre beaucoup de monde, s'était
borné à multiplier les embuscades. Les Anglais en avaient
souffert, mais pas assez pour les empêcher de s'avancer jus-
qu'aux approches du fort. La situation était fâcheuse...
Les deux chefs s'entendirent sur les premières dispositions
à prendre. Il fallait d'abord que l'ennemi sût bien qu'il n'au-
rait plus seulement affaire aux Guadeloupéens.
Avant d'amener les Martiniquais sur le théâtre de
la
guerre, nous devons montrer la position do l'assiégeant et

236
FRANÇOIS DE COLLART
celle de l'assiégé. Le fort de la Basse-Terre s'élevait à l'endroit
où se trouve aujourd'hui le fort Richepanse, beaucoup plus
vaste que son devancier. Considéré de la rade, il était à
gauche de la rivière des Galions, près de son embouchure,
en vue d'une colline derrière laquelle débouche ladite rivière.
Les Anglais, occupant le bourg de la Basse-Terre, atta-
quaient le fort au N. et au N.-O., tandis que les Français, hors
du fort, en défendaient les approches à l'E. et au S.-O. On
avait garni de retranchements les bords de la mer et ceux
de la rivière des Galions, afin d'empêcher l'ennemi de tour-
ner la position de ce côté. Mais par les hauteurs au N. et à
l'E., il était possible aux assiégés comme aux assiégeants
de cherchera s'envelopper. C'était là que les efforts des uns
et des autres allaient se porter, les Anglais par les chemins
qui conduisent aujourd'hui au camp Jacob, ou par la ravine
l'Espérance, les Français par les chemins des hauteurs d'où
vient la rivière des Galions.
Le 3 avril, les troupes martiniquaises, parties la veille du
port Sainte-Marie, joignirent les défenseurs du fort vers
midi. Gabaret les fit défiler bruyamment, à la vue de l'en-
nemi, sur la colline du S.-O., trompettes en tête et tambours
battants. Les Anglais, semblant ne pas les voir, commen-
cèrent à tirer de leur batterie sur le fort et continuèrent ainsi
pendant tout le défilé, comme pour montrer que cette dé-
monstration leur était indifférente. On se rappelle qu'au
dernier siège, la seule vue du renfort martiniquais avait fait
rembarquer les troupes britanniques. Il est à croire que le
père de Codrington avait recommandé à son fils de ne pas se
laisser émouvoir par un tel spectacle. Si Gabaret, comme on
le prétend, comptait sur son défilé pour produire beaucoup
d'effet sur les Anglais, il fut trompé dans son attente.
Du Parquet, suivant les ordres qu'il avait reçus, avait laissé
à Sainte-Marie une centaine d'hommes pour garder les
abords de la flottille qui devait fournir les approvisionne-
ments. Les vaisseaux de guerre, le débarquement opéré,
étaient retournés à la Martinique.

ET LA MARTINIQUE
237
Tout compte fait les assiégés pouvaient opposer deux mille
hommes aux assiégeants, qui, d'après ce que Ton pouvait
juger, en avaient débarqué plus de trois mille, ayant d'ail-
leurs une forte réserve sur la flotte.
Le 4 avril, Gabaret fit la revue des troupes, pour se faire
reconnaître commandant en chef. Il avait jugé à propos de
remplacer, dans le fort, la moitié des milices de la Guade-
loupe par les deux compagnies de marine qu'il avait ame-
nées de la Martinique.
Le 5 avril (jeudi saint), prenant avec Auger les com-
pagnies Gollart, du Buq, Lefebvre (capitaine de la Marti-
nique, commandant les volontaires de la Guadeloupe), et La
Perle (nègre libre, à la tete des nègres armés en troupe) — le
tout formant 500 hommes — Gabaret se dirigea vers un ter-
rain qu'Auger lui avait signalé comme propre à attirer
l'ennemi pour combattre avec avantage.
Les deux gouverneurs étaient accompagnés de MM. du
Parquet et La Guarigue.
On s'aperçut, assez loin en chemin, qu'un détachement an-
glais faisait, dans la même direction, une reconnaissance aux
environs. Pour le surprendre, en évitant le détour que firent
Gabaret et Auger avec la majeure partie de leurs troupes, il
s'agissait de couper par une voie escarpée presque inabor-
dable.
« On peut dire avec vérité, mentionne, le rapport, que nos
gens y furent avec la contenance la plus vive et tout l'em-
pressement possible. Il est difficile de croire que des troupes
aient passé par où ils passèrent pour arriver plus tôt à
l'action. Les officiels et soldats hazardèrent tous à se tuer
estant obligez de s'attacher à des racines d'arbres pour mon-
ter au-delà de la rivière, et de se donner leurs fusils de main
en main. Enfin MM. Gabaret et Auger, qui, marchant en
avant, estoient fort inquiets, furent surpris agréablement de
voir, en moins d'une demi-heure, arriver nos troupes qui,
suivant les ordres de MM. du Parquet et La Guarigue, don-
nèrent avec vigueur. »

238
FRANÇOIS DE COLLART
En voyant déboucher les nôtres, les Anglais, bien autre-
ment surpris, ne devant pas apparemment combattre, firent
volte-face, s'enfuirent et revinrent à la Basse-Terre.
On continua la marche vers le terrain recherché.
Cet endroit, appelé dans le rapport « le camp du st de Cra-
pado » (vraisemblablement celui où se trouve aujourd'hui le
camp Jacob, à une lieue environ de la Basse-Terre), était bien
approprié pour recevoir le gros des troupes martiniquaises.
Là en effet fut établi « le camp de la Martinique » dont
François de Collart eut le commandement. A droite, du côté
de la rivière des Galions, s'installèrent les volontaires de la
Guadeloupe. Ce poste, appelé « le camp des Galions », fut
commandé par Lefebvre. En avant, du Buq, avec sa compa-
gnie, occupa une clairière qui prit le nom de « poste avancé ». .
M. de Boisfermé fut chargé de diriger cet important dé-
tachement et le commandant en chef demeura au camp de la
Basse-Terre, sur une hauteur, d'où il pouvait tout surveiller
avec Auger, à l'aide de lunettes d'approche, et envoyer ses
ordres par des cavaliers.
Les troupes ainsi cantonnées, il fut résolu, entre Gabaret,
Auger, du Parquet et La Guarigue, que le lendemain on en-
tamerait la lutte. On commencerait par manifester l'inten-
tion de faire une sortie du fort pour détruire la batterie des
ennemis. Si les Anglais, voyant nos préparatifs de sortie, se
maintenaient exclusivement à leur batterie et dans le bourg,
nos troupes, placées sur les hauteurs, descendraient à un
signal parti du fort pour les cerner; la sortie n'aurait lieu
qu'au moment de l'engagement aux approches de la Basse-
Terre. Si, au contraire, les Anglais, informés du mouvement
de nos troupes, s'aventuraient à leur rencontre vers les hau-
teurs, le terrain, vrai nid d'embuscades, était bien choisi
pour battre l'ennemi à coup sûr, et peut-être en même temps
pourrait-on détruire sa batterie.
Ce plan était habilement combiné. Mais, comme tous les
plans trop bien réglés d'avance, il fut en grande partie dé-

ET LA MARTINIQUE
239
rangé par les circonstances. Gabaret avait recommandé que
rien ne fût commencé sans un ordre venu de lui. Or, le 6
avril (vendredi saint) dès le petit jour, Lefebvre, se méfiant
peut-être, imagina d'aller avec cinquante hommes en quête
de l'ennemi. Assez en avant, il rencontra, sur l'un des che-
mins qui conduisaient « au camp du sieur de Crapado », un
corps d'environ quatre cents Anglais. Lefebvre, ne pouvant
lutter contre-un tel nombre, « se battit en retraite », et attira
les Anglais dans les parages où les nôtres étaient campés. Le
bruit de la fusillade les avertit heureusement de la présence
de l'ennemi. M. de Boisfermé, qui se trouvait avec les Mar-
tiniquais commandés par Collart, eut le temps de s'assurer
que tout le monde était à son poste de combat. Dans les four-
rés, dans les broussailles, dans les creux, derrière des files de
gros arbres, l'ennemi allait rencontrer la mort à chaque pas.
Du Buq, qui eut d'abord les Anglais à sa portée, les obli-
gea, en les canardant par derrière, de s'avancer du côté des
volontaires guadeloupéens, sortis du camp des Galions.
Ceux-ci, les recevant à coups de fusil comme il convenait,
les rejetèrent vers les compagnies de la Martinique, que
François de Collart avait semées en embuscades sur un assez
grand espace. Les Anglais, persuadés qu'en avançant fer-
mement, ils trouveraient un point où, par leur nombre, ils
pourraient écraser les Français, ne s'attardaient guère à
répondre au feu de nos soldats, jusqu'alors invisibles. Mais
il vint un moment où, ahuris, ne sachant s'ils devaient avan-
cer ou reculer, les Anglais tournèrent sur eux-mêmes
comme un troupeau que l'épouvante a gagné. Pris alors
entre deux feux par du Buq qui les avait suivis et par Collart,
dont les hommes s'étaient rapprochés, les Anglais commen-
cèrent à plier. Boisfermé, qui d'une hauteur avait pu em-
brasser l'ensemble de l'action, vint ordonner fort à propos
d'aborder l'ennemi à l'épée. Collart et ses compagnons se
précipitèrent en avant avec une telle vigueur que, sans du
Buq, qui vint le dégager rapidement, il aurait pu être enve-
loppé dans la mêlée. L'action des diverses compagnies, se

240
FRANÇOIS DE COLLART
combinant avec plus d'ensemble, acheva la déroute des
Anglais. A ce moment un renfort britannique, arrivant de la
Basse-Terre, nous aurait mis en péril si la première troupe
engagée avait pu reprendre position. Elle n'y parvint pas ;
nos embuscadès étaient trop bien garnies. La présence du
renfort aida seulement les Anglais débandés à retrouver le
chemin de la Basse-Terre.
Les troupes de Codrington laissèrent sur le terrain 150
hommes, dont 75 tués et 75 blessés. De notre côté, le capi-
taine Lefebvre fut tué avec quatre hommes et nous relevâmes
17 blessés.
« M. de Boisfermé, dit le rapport, reçut un coup de fusil
au travers de son bras de bois (le droit), qu'il a eu emporté
dans un fait de guerre. Tous les officiers majors se sont dis-
tingués et ont agi avec toute la bravoure et la prudence
possible. Les sieurs Collart, capitaine de cavalerie à la Mar-
tinique, et du Buq, à leur ordinaire, ont parfaitement bien
fait, aussi bien que les sieurs des Rivières, lieutenant de du
Buq, Gallet, Arbousset et Gasse, enseignes de milices et de
flibustiers, et plusieurs volontaires. M. Gabaret dit qu'il était
très content des officiers et des troupes. »
Au sujet du même événement, voici ce que l'on remarque
dans l'état des services de notre capitaine, dressé en juillet 1703 :
« ... Et, dans le mois d'avril de la présente année 1703, on a fait
choix du sieur Collart pour estre à la teste des troupes de milice,
qui ont esté au secours de la Guadeloupe sous le commandement
de M. Gabaret. Il s'y est tout à fait distingué, particulièrement
dans l'action qui se passa le 6e avril, où, à la teste de sa compagnie,
dans le détachement que commandait le sieur de Boisfermé, on
soutint, pendant plus de deux heures, le feu de deux bataillons
ennemis, qui à la fin plièrent et se retirèrent en désordre. Les
ennemis, au rapport même des prisonniers, y ont eu plus de cent
hommes tuez sur la place et autant de blessez. »
Tel fut ce fameux combat du 6 avril 1703, qui, d'après les
chroniqueurs, fit à l'époque, aux Antilles, une si profonde
impression.

ET LA MARTINIQUE
241
X
On aurait voulu que, plus entreprenant, Gabaret se fût
porté, par la môme occasion, sur la batterie des Anglais. La
Malmaison, qui se dépitait dans le fort, avec ses 370 hommes,
lui avait envoyé proposer d'en faire la tentative. Les troupes
qu'Auger avait près de lui, à l'embouchure de la rivière des
Galions, se seraient jointes à celles que le fort pouvait fournir
sans inconvénient et tout donnait à espérer que les Anglais,
restés à la Basse-Terre, n'auraient pu résister à cette attaque
bien combinée.
Gabaret ne le voulut pas, dans la crainte de perdre trop de
monde. Le sentiment était louable. Presque tous les miliciens
étaient pères de famille. Mais, répondait-on, en laissant les
Anglais user de leur batterie comme ils le faisaient depuis
trois jours, le fort, déjà endommagé, ne pourra tenir long-
temps. Cette objection aurait préoccupé Gabaret si l'abandon
et la destruction du fort n'étaient tout d'abord entrés dans
son plan de défense.
On critiqua vivement cette idée. La Malmaison protesta,
demanda un ordre par écrit. Auger fit son possible pour
dissuader le commandant en chef de commettre ce qui, sui-
vant lui, était une imprudence — ce que certains, en arrière,
qualifièrent de trahison. Cependant Gabaret ne céda pas. Le
fort de la Basse-Terre fut évacué le 11 avril. On devait le
démanteler par la mine. Mais la plupart des mèches, hu-
mides ou mal arrangées, s'éteignirent, et le fort resta solide
sur sa base. L'explosion fit juste assez de bruit pour avertir
les Anglais qu'il s'était passé quelque chose d'anormal du
côté des Français.
Pendant tout un jour l'ennemi se défia; puis, comme La
Malmaison s'était éloigné avec sa troupe, les Anglais purent
s'assurer que l'abandon était réel. Ils réparèrent le fort, le
COLLART (250)
22

242
FRANÇOIS DE COLLART
réarmèrent et s'y logèrent militairement, sans pouvoir com-
prendre, comme le dirent plus tard des prisonniers, ce qui
avait poussé les Français à priver la colonie de son principal
moyen de défense.
L'action de Gabaret n'était pas aussi injustifiable qu'elle
pouvait le paraître. Le commandant en chef avait de puis-
santés raisons pour croire que le fort serait investi a bref
délai, et que le travail de l'artillerie ennemie l'obligerait
bientôt à se rendre. Fatalement (comme le fait avait eu lieu
à Saint-Christophe) la capitulation, qu'il s'agirait d'obtenir
d'un ennemi altéré de vengeance, comprendrait la reddition
de la colonie, et la Guadeloupe était perdue pour la France.
Or Gabaret ne voulait pas que l'on fût obligé de recourir à
une telle capitulation pour sauver la vie ou la liberté des
370 bons soldats commandés par La Malmaison. L'évacuation
au contraire allait augmenter le nombre des assiégés mili-
tants. Un bon poste était indispensable aux Trois-Rivières
(au S. de la colonie) où les approvisionnements apportés de
la flottille allaient venir en dépôt. La Malmaison y fut envoyé
avec ses 370 hommes et l'on reconnut, comme nous le
verrons bientôt, que leur présence était absolument néces-
saire en cet endroit.
L'idée de Gabaret pouvait sembler obscure ; elle concourut
en somme à sauver la colonie. C'était une gêne pour la dé-
fense que ce fort. La gêne allait passer du côté de l'ennemi.
Les Anglais ne le comprirent pas d'abord et célébrèrent leur
prise de possession comme un succès. Ils ne tardèrent pas à
se rendre compte que la crainte d'être enveloppés les for-
cerait à porter tout le poids de la lutte dans ces hauteurs aux-
quelles ils ne pouvaient songer sans frémir.
Ceci expliqué, il est juste de reconnaître que notre com-
mandant en chef n'avait pas à s'inquiéter de la batterie des
Anglais, naturellement réduite au silence par le fait même de
l'abandon du fort...

ET LA MARTINIQUE
243
XI
On fatig uerait le lecteur à raconter en détail les péripéties de
la fin du siège de la Guadeloupe. Le plan de Gabaret, quoique
mal jugé, fut obstinément suivi. Durant un mois entier, les
Anglais, harcelés par nos milices, s'épuisèrent en vains
efforts pour étendre leur action dans l'île. Rien ne leur
réussit. Parmi leurs tentatives infructueuses, il en est deux
que l'on doit citer.
Codrington imagina, en premier lieu, d'enlever le poste
des Trois-Rivières. La destruction de ce bourg, qui était
comme la clé des communications avec la flottille, d'où la
colonie tirait ses approvisionnements, eût équivalu pour
nous à une défaite presque irrémédiable. Heureusement pour
les Français, il y avait de bonnes âmes dans le bas per-
sonnel, durement traité, de la flotte anglaise. Gabaret, averti
par un transfuge (dont l'indication cette fois ne fut pas dé-
daignée), renforça le poste menacé. La plupart des miliciens
d'ailleurs s'offrirent pour aller au secours de La Malmaison.
On comprenait le danger... Lorsque Codrington se présenta
aux Trois-Rivières avec une partie de ses vaisseaux chargés
de soldats, il aperçut tant de monde aux alentours, la côte
lui parut si bien gardée et si bien armée, que le goût de cette
expédition lui passa plus vite que l'idée ne lui en était venue.
Codrington se remit piteusement au large, et, pour se con-
soler de sa déconvenue, il fit brûler, en passant, le village
abandonné du Vieux-Fort, facile moyen de faire croire à ses
troupes qu'il avait atteint son but.
Le résultat de sa seconde tentative fut plus sérieux en ce
qu'il amena la retraite des Anglais.
Ils sentaient bien que la conquête de la Guadeloupe leur
serait impossible tant que les milices réunies au « camp du
st de Crapado », pour l'instant « le camp de la Martinique »,

244
FRANÇOIS DE COLLART
tiendraient solidement avec celles du poste avancé et du
camp des Galions. De ces hauteurs l'action de nos troupes
rayonnait dans un circuit de plusieurs lieues. La bonne en-
tente et la valeur de Collart et de du Buq les gênaient fort. Il
fallait briser ce faisceau ou renoncer à l'entreprise.
Les Anglais, n'ayant réussi ni par le milieu (la ravine
l'Espérance) ni par la droite (les Trois-Rivières), voulurent
tenter un dernier effort par la gauche. Ils mûrirent leur
projet au bourg des Vieux-Habitants et devaient partir de là
en forces pour nous surprendre.
Mais encore une fois Gabaret fut prévenu. Il dut cet avis
salutaire à des Irlandais de Saint-Christophe qui, servant
malgré eux sur la flotte, avaient gardé bon souvenir du ser-
vice que les Français leur avaient rendu en 1689.
Le capitaine de Collart fut envoyé de son camp, avec ses
milices, aux approches des Vieux-Habitants. Les flibustiers
de la Martinique fournirent leur contingent. Sur la route
que devaient suivre les Anglais, on échelonna savamment
des embuscades...
A peine les soldats de Codrington, ayant quitté le bourg,
se furent-ils engagés le long de chemins dont les abords leur
paraissaient déserts, qu'ils furent assaillis à coups de fusil
par les compagnons de Collart et les autres combattants Mar-
tiniquais. Les Anglais croyaient nous surprendre; ils furent
surpris. Opposant une résistance que nous ne leur connais-
sions pas encore, ils se battirent avec acharnement et lais-
sèrent sur le terrain 80 des leurs, dont la moitié de blessés.
Ce dernier coup désespéra Codrington. Sa flotte était
pleine de malades ; les privations commençaient à se faire
sentir... Les vivres allaient manquer. Un groupe d'Irlandais,
ne voulant pas retourner à Saint-Christophe, vint nous
demander refuge et prévenir que, pendant la nuit, depuis
quelques jours, les Anglais rembarquaient leur matériel. Il
y avait toute apparence que leur départ était prochain...
Bref, on les vit regagner sournoisement leurs vaisseaux dans

ET LA MARTINIQUE
245
la journée du 18 mai... A la tombée du jour, aux tourbillons .
de flamme et de fumée qui s'élevèrent de l'intérieur du fort
et à la Basse-Terre, on comprit que l'amiral anglais venait
d'accomplir son œuvre de destruction. Enfin, à dix heures
du soir, les quarante-cinq voiles britanniques s'enflèrent,
éclairées et rougies par l'incendie répandu sur la côte ; beau
spectacle pour un vaincu ! Les malédictions françaises, par-
tant du rivage, firent aux Anglais une conduite dont leurs
oreilles, bien qu'elles ne les comprissent pas, durent garder
le souvenir.
Les pertes de l'ennemi, au siège de la Guadeloupe en 1703,
furent de 700 hommes, chiffre officiel, qui doit se décompter
ainsi : tués 148, dont 5 officiers ; blessés : 473 ; déserteurs 79.
Ces derniers, presque tous Irlandais, furent envoyés à la
Martinique, où ils demeurèrent*.
Les Français (Guadeloupéens et Martiniquais) eurent à
regretter la perte de 15 hommes, 1 capitaine (le sr Lefebvre,
et 14 miliciens). On compta de plus, parmi nos troupes,
50 blessés.
Ainsi que nous l'avons déjà fait remarquer, le système des
embuscades, dans un pays inconnu à l'assiégeant, est mortel
pour l'ennemi, précieux pour l'assiégé. Mais ce qui est
désastreux pour l'un comme pour l'autre, à cause des repré-
sailles, c'est le pillage et l'incendie. Les Anglais avaient
réduit en cendres Bouillante, les Vieux-Habitants, le Baillif,
Saint-François, la Basse-Terre, le Vieux-Fort. Avec ces
bourgs déjà prospères, huit églises, cinq couvents, et nombre
d'habitations (ou fermes) dans la campagne, furent complè-
tement ruinés...
Trois ans plus tard, comme nous le verrons, Louis XIV
fera durement payer aux Anglais cette dévastation ..
Le 21 mai, la flotille martiniquaise, de retour à Saint-Pierre
et au Fort-Royal, y ramenait les troupes, au secours des-
1 On prétend que les Anglais perdirent un millier d'hommes par suite de
maladies. Ce chiffre n'est pas constaté dans les documents.

246
FRANÇOIS DE COLLART
quelles la Guadeloupe avait dû, pour la seconde fois, de
rester française1.
Et à qui la Martinique devait-elle la renommée que ses
héroïques enfants lui attiraient par leurs courses à la gloire ?
Surtout à Collart et à du Buq, les deux boute-en-train de
chaque expédition.
XII
Le premier soin que prit M. de Machault, quand on lui
eut rendu compte de cette campagne, fut de chercher à ré-
compenser les officiers et les miliciens qui s'y étaient le plus
distingués. Il pensa d'abord à' Collart, dont le mérite avait
encore une fois dominé dans les nombreuses rencontres de
nos troupes avec celles de Codrington. Après un entretien
avec le capitaine, M. de Machault adressa au ministre, le 3
juillet 1703, une demande spéciale, très flatteuse pour notre
héros, et que nous aurons bientôt l'occasion de faire con-
naître. ..
A la suite de cet entretien, et d'autres qui l'éclairèrent, le
gouverneur comprit que, pour rendre justice à tout le monde,
il faudrait donner un avancement général. Pour atteindre
1 Le chroniqueur colonial Labat (dont Voltaire loue quelque part l'esprit
caustique), ayant assisté à cette campagne de la Guadeloupe, a fort injus-
tement traité M. de Gabaret qu'il n'aimait pas. Ce qu'il raconte avec un cer-
tain art n'est guère exact. Labat rédigea de mémoire, longtemps après les
événements, sur des notes faites à la hâte. On doit le consulter avec une
certaine réserve. Voici ce que l'on trouve, à son article, dans le Diction-
naire historique du savant abbé Ladvocat : « Labat (Jean-Baptiste), célèbre
voyageur dominicain né à Paris, alla en 1693
en Amérique, en qualité de
missionnaire; de retour en France en 1705 — mort à Paris le 6 janvier 1738,
à 75 ans. — Voyage aux îles de l'Amérique, 6 vol. in-12, 1722 ; réimprimé
en Hollande en 2 vol. in-4°. —Puis augmenté à Paris, 1741, 8 vol. in-12.
Ouvrage agréable et instructif en bien des choses, mais pas toujours exact
dans les faits. » Ladvocat aurait pu dire : rarement exact, et ajouter à « de
retour en France en 1705 » : il fut disgracié. Le ministre de la marine écri-
vait en 1707 et répétait en 1708 à M. de Machault : « Le Père Labat ne re-
tournera pas dans les colonies, quelques instances qu'il fasse pour en obtenir
la permission. »

ET LA MARTINIQUE
247
son but, M. de Machault se proposa de réorganiser les mi-
lices des Antilles. Cette organisation consista, pour la Mar-
tinique, à transformer les quatre bataillons créés par M. de
Blénac en 1693, en autant de régiments qui seraient com-
mandés par des colonels et des lieutenants-colonels. De plus,
on avait maintenant les moyens de créer un régiment de
cavalerie. Il y serait pourvu.
Ce projet, s'il était admis à la cour, allait permettre de
faire une importante promotion...
Le ministre (le comte Jérôme Phelypeaux de Pontchar-
train, qui avait succédé à son père en septembre 1699) agréa
la proposition, et, l'ayant soumise à l'approbation du Roi, il
autorisa M. de Machault à pourvoir de titulaires tous les
nouveaux emplois, et lui prescrivit d'envoyer un état des
officiers avancés ou créés (avec le détail de leurs services)
afin de les faire breveter par Sa Majesté.
Les quatre colonels nommés, à la date du 15 mai 1705,
furent, par rang d'ancienneté, La Touche père, Collart, Sur-
villiers et Jorna. On leur donna pour lieutenants-colonels
La Touche fils, Roussel, du Buq et du Prey.
Il est à propos d'ajouter ici quelques renseignements sur
les trois colonels, dont nous n'avons guère parlé.
Le premier était Samuel-François Le Vassor de la Touche,
originaire de Paris, fondateur de sa famille à la Martinique.
Il avait épousé une demoiselle d'Orange. La suite du récit
nous permettra de faire connaître les enfants issus de cette
union.
L'auteur de la souche coloniale de la famille du troisième
était Jean de la Guarigue, natif de la Tournerie, en Cham-
pagne, capitaine d'une compagnie française à Saint-Chris-
tophe, où il avait épousé, le 18 novembre 1656, Mlle Elisa-
beth de Rossignol, née en France. L'un de ses fils, Claude
La Guarigue de Survilliers, réfugié en 1690 à la Martinique et
marié dans cette île, le 13 janvier 1697, avec Mlle Luce de la
Salle, était le colonel nommé à la Capesterre. Il est mort

248
FRANÇOIS DE COLLART
chevalier de Saint-Louis, le 18 octobre 1748, à l'âge de 84 ans.
Joseph de Jorna, le quatrième colonel, est celui qui fit souche
à la Martinique. Originaire d'Aix-en-Provence, il avait épousé
une demoiselle Picquet de la Calle, fille du commis général
de la Compagnie des Indes, dont il eut notamment un fils,
qui devint lieutenant de Roi à la Guadeloupe, où ce fils fonda
famille. Les autres enfants de Joseph demeurèrent à la Mar-
tinique. L'une de ses arrière-petites-filles, Caroline de Jorna,
figure dans l'intéressante généalogie de la famille de Pellerin
de la Touche, que les Annales historiques ont publiée en
18861. Caroline de Jorna avait épousé M. Louis-Claude-Ernest
de Fabrique de Saint-Tours, dont la fille, Henriette, s'unit le
10 août 1857 avec M. Auguste-Rose-Gaston de Pellerin de la
Touche (1826-1875). Ce dernier était d'une ancienne famille de
l'Orléanais, dont un membre, venu à la Martinique, en 1728,
avec l'Intendant général d'Orgeville2, s'y fixa et s'y maria.
En remontant à l'origine de cette famille (qui fut très hono-
rablement représentée dans la magistrature, dans l'armée,
et l'est encore dans l'administration de la métropole), on la
trouve issue de « Pierre de Pellerin, chevalier, seigneur de
la Touche-Bredière, fondateur, vers 1480, de l'église de Notre-
Dame-du-Noyer, près Chateaudun, dans le chœur do laquelle
il fut inhumé en 1524 ».
Ce tribut de souvenirs — se rattachant à la parenté du co-
lonel de Jorna — offert à l'affection que les Collart ont con-
servée pour les Pellerin de la Touche, revenons à notre sujet.
Les soucis de la guerre qui sévissait alors avaient retardé
la conclusion du travail de l'organisation des milices. Com-
mencé en 1703, continué en 1704 et 1705, il ne fut terminé
qu'en 1707. Comme il reste fort peu de documents relatifs à
1 H. Tisseron, directeur, Paris, 5 rue d'Assas.
2 Pannier (Jacques), chevalier seigneur d'Orgeville, l'Epervanche, Lamotte-
Merrinchal, Cherdon-le-Bouchel, conseiller du Roi, maître des requêtes
ordinaires de son hôtel. Possesseur d'une fortune considérable, il avait
épousé Mlle de Sainte-Hermine, parente do M. de Maurepas ; mort en 1739.


ET LA MARTINIQUE
249
cette affaire, nous croyons devoir insérer ici l'extrait d'une
lettre inédite que M. de Machault écrivit au ministre en 1704 :
« Fort-Royal de la Martinique, 29 juin 1704... Le règlement que
vous avez fait donnera de l'émulation pour le rang que vous don-
nez aux anciens officiers des troupes et des milices, et par le tiltre
de colonels dont vous les honorez. Comme ils jouissaient des privi-
lèges de la noblesse pour l'exemption des droits pour douze nègres
vous pourriez, Monseigneur, pour les distinguer des capitaines
de milices, leur accorder l'exemption de dix-huit nègres. MM. de
Jorna et de Survilliers ont été choisis entre les officiers des troupes;
MM. de la Touche et de Collart, entre ceux de milices, et les com-
pagnies leur ont été distribuées, selon les quartiers, avec la plus
grande égalité qu'il a été possible. »
Pour la distribution dont il s'agit, on avait tenu compte
de la résidence privée des colonels. La Touche, qui demeurait
à l'Acajou, près du chef-lieu de la colonie, eut le Fort-Royal;
Collart, qui pouvait communiquer facilement avec le sud de
l'île, eut le Cul-de-Sac-Marin ; Jorna, le Fort-Saint-Pierre, et
Survilliers, habitant de la Trinité, la Capesterre.
De son côté, le Gouverneur général reçut du ministre la
lettre suivante, qui semble clore la correspondance entre-
prise au sujet de l'organisation :
« Versailles, 10 juin 1705... Le roy m'a permis d'expédier le
règlement pour l'établissement des compagnies de milices, dont je
vous avais adressé le projet, et vous trouverez en même temps, cy-
joint, les provisions pour les colonels, les brevets pour les lieute-
nants-colonels1 et capitaines, et les ordres du roy pour les lieutenants
et enseignes. J'en expédierai de pareils pour les aydes-majors
lorsque vous m'en aurez adressé la liste. Cette disposition, qui donne
à
ces officiers un relief qui mettra en état de n'y admettre que des
gens d'une considération proportionnée à leur emploi, ne sera
1 La nomination de du Buq, comme lieutenant-colonel, n'eut lieu qu'à
une promotion faite à la date du 14 avril 1707 et dans laquelle d'ailleurs
toutes les nominations précédentes furent confirmées par le Roi. Dès 1705,

du Buq était désigné pour la croix de Saint-Louis, qui lui fut donnée l'année
suivante. Or il était de règle que la même personne ne pouvait obtenir deux
faveurs à la fois.


250
FRANÇOIS DE COLLART
d'aucun embarras, puisque, lorsqu'il en vaquera par mort, vous
pourrez en commettre en attendant que S. M. ait choisi sur les
sujets que vous proposerez. »
Restait à pourvoir d'an chef le régiment de cavalerie.
M. Adrien Rools de Goursolas (1658-1733) y fut nommé co-
lonel. Fils et neveu des Rools de Goursolas et de Laubière,
dont nous avons parlé dans la troisième partie de cette étude,
il avait épousé, en 1690, Catherine de Cacqueray-Valmenier,
dont il eut quatre fils et une fille.
XIII
Cependant Louis XIV n'avait pas oublié ses griefs contre
les Anglais aux îles d'Amérique. Dans sa pensée, tout
dommage de leur part appelait un dommage équivalent
de la nôtre. Il va commencer à leur faire subir la peine
du talion. Saint-Christophe, Nièves seront d'abord dé-
truites , et comme nous n'aurions aucun profit à con-
server des îles que nos rivaux ne tarderaient pas à re-
prendre, nous économiserons les frais de réarmement et
de défense ultérieure en les abandonnant de plein gré. Puis,
ce premier châtiment accompli, ayant vengé la Martinique et
la Guadeloupe, nous reviendrons fléau vengeur, au nom de
Marie-Galante et de Saint-Domingue, et ferons ainsi jusqu'à
ce que les Anglais aient acquis la certitude que le salut de
leurs établissements d'outre-mer dépendra du respect qu'ils
auront pour les nôtres. La politique de représailles est dé-
plorable, on doit en convenir ; mais c'est une politique parfois
nécessaire, à laquelle pourra seule mettre fin la sagesse des
nations : ce que doivent souhaiter tous les gens sensés.
En décembre 1705, M. de Machault reçut par un exprès
venu de France l'ordre secret de se préparer à cette cam-
pagne. Louis XIV allait envoyer aux îles deux escadres, avec
« deux cents bons soldats » embarqués sur chacune d'elles.

ET LA MARTINIQUE
251
La première, dont l'armement s'opérait à Brest, était com-
mandée par le comte de Chavagnac; la seconde, préparée à
Rochefort, avait pour chef le capitaine de vaisseau d'Iberville.
M. de Chavagnac, parti le premier, vers le 15 décembre
1705, était parvenu à la Martinique vers la fin de janvier 1706.
Quand le Gouverneur général vit arriver cette escadre, il
fut très surpris. Voici pourquoi. Au lieu de se conformer
simplement aux ordres du Roi, M. de Machault avait ima-
giné d'écrire en substance à Louis XIV que, ne partageant
pas ses idées sur la politique de représailles, il le suppliait de
vouloir bien laisser la Martinique à ses travaux de culture,
sans quoi les habitants, appauvris déjà par la guerre,
seraient exposés à mourir de faim (14 décembre 1705). N'ayant
pas reçu de réponse immédiate, le gouverneur, persuadé que
ses représentations avaient eu bon accueil à la cour, était
resté dans une complète inertie1.
Le comte de Chavagnac, qui s'attendait à quelque chose de
semblable, ne perdit pas un instant à se plaindre. Des indi-
cations lui avaient été données à Versailles dans les bureaux
du ministère. Il pria Machault de le mettre en rapport avec
Collart et du Buq, dont on lui avait beaucoup parlé...
Des explications données par le commandant de l'escadre,
il ressortit que le Roi, ne pouvant faire entièrement les frais
de cette campagne, les colonies de la Martinique et de la
Guadeloupe devraient compléter ce qui serait nécessaire à
Tarmement, en moyens de transport, en hommes et en
vivres, comme on avait procédé pour Saint-Eustache et
Saint-Christophe en 1689. Le butin paierait autant que pos-
1 Le Roi s'était montré très irrité de la hardiesse de Machault. Il n'eut
connaissance de sa lettre que fort tard, en avril 1706. Il lui fit répondre ver-
tement par le ministre. Dans sa dépêche, pleine de hauteur, celui-ci blâme
M. de Machault d'avoir osé discuter les ordres du Roi, et ajoute qu'il regar-
derait comme extrêmement regrettable que, réflexion faite, le Gouverneur
général n'ait pas obéi aux injonctions de Sa Majesté (14 avril 1706). On doit
avouer que Machault, bien qu'animé de bonnes intentions, avait commis là
une très grande faute. Heureusement, grâce au zèle et à la valeur des
troupes martiniquaises, cette faute n'eut pas de conséquences fâcheuses.

252
FRANÇOIS DE COLLART
sible les dépenses de l'expédition. Des volontaires, deman-
dés aux compagnies de milices et de flibustiers, se joindraient
aux troupes embarquées sur l'escadre. En fait, la Martinique
et la Guadeloupe allaient armer en course.
En moins de huit jours, Collart et du Buq, toujours pleins
d'ardeur, achevèrent leurs préparatifs. Ils purent répondre
d'un secours de quatre cents volontaires'. Trois cents flibus-
tiers qui s'offrirent à les accompagner mirent plus de temps
à s'organiser à cause des vivres, fort rares dans la colonie.
Le moment du reste était bien choisi. Codrington, dégoûté
delà guerre après sa défaite, avait donné sa démission d'a-
miral. La flotte britannique était retournée en Angleterre
et il s'était retiré dans ses propriétés à la Barbade. Toutefois
Chavagnac envoya une frégate (la Nymphe) croiser au vent
de cette île, afin d'y surveiller quelques petits navires anglais
restés au mouillage...
Le 3 février 1706, l'escadre, ayant embarqué les milices
commandées par Collart et du Buq, appareille et croise dans
la rade de Saint-Pierre, afin de presser lES flibustiers à suivre
son exemple. Le 4, la journée se passe de même à les at-
tendre. A cinq heures du soir, presque tous les flibustiers,
ayant mis à la voile, Chavagnac fait route pour la Guade-
loupe, où le rendez-vous avait été donné. Le lendemain,
étant par le travers de la Dominique, il renvoie à la Marti-
nique, avec une barque, M. de la Calande, lieutenant de vais-
» A la date du 15 février 1706, M. Mithon, commissaire de la marine,
taisant l'intérim d'intendant général après le départ de M. Robert, rentré
en France, écrivait au ministre :

« Les sieurs Collart et du Buq colonel et capitaine des grenadiers, se sont
extrêmement distinguez par le zèle qu'ils ont fait paroistre pour aller à cette
expédition, où ils ont entraîné, par leur crédit, un grand nombre de volon-

taires. Je suis persuadé que ces deux habitans seront très utiles à M. de
Chavagnac par leur valeur et par leur bonne conduite. Ils méritent d'autant
plus de louanges que l'honneur seul les a engagez à cette expédition, sans
avoir égard qu'ils quittent leurs biens en cette isle et une famille nombreuse.

Ce sont de ces sujets, Monseigneur, s'il m'est permis de vous le représenter,
à qui l'on doit des récompenses distinguées. »
En marge il est écrit de la main du ministre : « Bon. Sçavoir quoy ? »

ET LA MARTINIQUE
253
seau, pour chercher les flibustiers en retard et laisse en
arrière un de ses vaisseaux pour les convoyer. Le 6 et le 7,
en vue de la Guadeloupe, un calme ralentit la marche de
l'escadre, qui n'arrive à la Basse-Terre que le 8 à sept heures
du soir. Le 9 et jours suivants, embarquement de trois cents
miliciens commandés par le major Poullain. Conseil de guerre
pour savoir où, pour attaquer Nièves, la descente devra
s'opérer.
Le 13 février, la flotte, enfin réunie au complet, appareille
de la Basse-Terre par beau temps. Elle est composée de cinq
vaisseaux de guerre : le Glorieux, l' Apollon, le Brillant, le
Fidèle, le Ludlow, commandés par MM. de Choiseul, de Ga-
baret (neveu du gouverneur de ce nom), du Coudray, Gui-
mond et le chevalier de Nangis. Avec deux navires mar-
chands armés en guerre et vingt-quatre barques ou bri-
gantins fournis par les flibustiers, le comte de Chavagnac
avait à conduire un ensemble de trente-et-une voiles, portant
au total douze cents hommes de débarquement.
Le 14 et le 15, le vent fraîchit, la mer grossit en vue d'An-
tigues. Le 16, on mouille devant Nièves, à 10 heures du soir.
Du 17 au 20, le temps se tient si mauvais que l'abord de l'île
est jugé impossible. Le conseil renonce provisoirement à
l'attaque de Nièves et se décide pour Saint-Christophe. Le 21,
l'escadre mouille à cette dernière île, à dix heures du soir,
« devant la Basse-Terre (au N.-E.) où était le bourg français. »
Le 22 février, à une heure après minuit, le débarquement
s'opère « sans opposition » à la Petite-Saline. Au jour, Cha-
vagnac fait marcher les troupes réglées le long de la mer
pour aller au bourg français et envoie descendre à la Pointe-
de-Sable (à l'autre extrémité de l'île) le major Poullain avec
ses trois cents Guadeloupéens.
Poullain devra faire le tour de Saint-Christophe, du côté
du vent (en remontant par le nord) et venir rejoindre le
commandant, après avoir tout ravagé et brûlé sur son pas-
sage ...

254
FRANÇOIS DE COLLART
La descente effectuée à la dite Pointe-de-Sable, Poullain
voit arriver à sa rencontre un corps de deux cents hommes.
Il marche droit à eux, et, après trois heures de combat, il les
chasse de leurs postes. Les Anglais mis en fuite se retirent
dans le fort de la Soufrière.
Pendant que le major exécutait ponctuellement la part de
destruction qui lui avait été assignée, Chavagnac se dirigeait
vers le bourg de la Basse-Terre, à une demi-lieue de l'endroit
où il avait débarqué. Un parti de 40 hommes fait mine de
vouloir lui barrer la route. Poussés vivement par du Buq,
ils lâchent pied et rejoignent un corps de 300 fantassins et
100 chevaux, que Chavagnac aperçoit rangé en bataille dans
une prairie, entre le bourg de la Basse-Terre, qui se trouvait
derrière l'ennemi, et un petit bois plein de broussailles.
MM. du Parquet et de Collart arrivent en ce moment
avec les milices et les flibustiers. Le commandant fait gagner
les hauteurs à du Parquet conduisant les flibustiers et engage
Collart le long de la mer avec ses compagnies de milices.
Chavagnac, ainsi épaulé, marche droit à* l'ennemi, à travers
les broussailles, avec les troupes réglées. Les Anglais font
bonne contenance jusqu'à demi-portée de canon. Mais en
voyant les Français s'élancer de trois côtés à la fois, ils lâchent
pied et si bien qu'il est impossible de les joindre.
On reprend le chemin du bourg. L'église en fermait l'entrée.
Elle était entourée d'un fossé avec un pont-levis flanqué de
quatre pièces de canon. On est contraint de s'arrêter et de
faire un détour.
Dans un endroit où l'on pouvait descendre, le bord de la
mer était retranché et garni de six canons, que l'ennemi
n'avait pas encloués. Chavagnac fait « crever » les six canons.
Puis, les troupes s'étant reposées pendant la grande chaleur,
les trois détachements s'avancent dans le môme ordre, s'ap-
pliquant, à ravager le pays et à prendre des nègres dans les
bois. A demi-lieue du bourg français, un grand retran-
chement établille long d'une ravine fait croire que l'ennemi

ET LA MARTINIQUE
255
disputera ce passage. Mais personne ne s'y trouvant, Cha-
vagnac gagne la Basse-Terre, et, apprenant par des prison-
niers que le bourg est désert, il y passe la nuit.
Le 23 février, mis en marche à 7 heures du matin, le
commandant rencontre sur sa route un village (Cayonne)
auquel les Anglais venaient de mettre le feu en l'abandon-
nant. Du Buq, avec ses grenadiers, se charge de l'éteindre
et l'on passe la nuit dans cet ancien village français.
Le 24, Chavagnac quitte Cayonne à huit heures et, traver-
sant de l'E. à l'O., va camper à demi-lieue du fort de la
Grande-Rade. Serrant le fort de près sans l'attaquer, ils
contente de ravager le pays environnant. Les flibustiers, à
qui cette destruction est confiée, « s'en acquittèrent à mer-
veille, n'étant bons à rien autre », dit Chavagnac. On met
aussi le feu aux cannes à sucre et aux maisons qui entouraient
le fort. L'ennemi fait une sortie pour tâcher d'arrêter ce
ravage. Cinquante chevaux et cent fantassins se dirigent du
côté des milices de la Martinique. Collart, du Parquet et le
capitaine des Cassaux qui les commandent vont droit aux
Anglais, qui tiennent bon celte fois. Après une demi-heure
d'un combat acharné, le capitaine de Choiseul, à la tête des
troupes réglées, marche « pour les couper par le bas », ce
qu'ayant aperçu, les Anglais se retirent en désordre dans le
fort, en laissant nombre des leurs sur le terrain.
Le 25, Chavagnac envoie M. de Choiseul, suivi des troupes de
marine, avec les milices et flibustiers commandés par Collart
et du Parquet, pour faire le tour de la Soufrière1 et aller brûler
un bourg que l'on voyait de l'autre côté. L'ennemi tire le canon
de son fort. Un boulet frappe le major du bataillon de M. de
Choiseul, M. de la Perrière, qui tombe mort auprès de lui. Une
heure après, le bourg est réduit en cendres par nos troupes.
Le 26, M. Langon, capitaine de troupes réglées, et du
Buq, avec ses grenadiers, sont détachés pour aller brûler
1 Morne contenant une mine de soufre non loin du fort anglais appelé le
fort de la Soufrière, vers la Pointe-de-Sable au N. O.

256
FRANÇOIS DE COLLART
tout ce qui se trouvait entre le fort et le camp français.
L'ennemi sortant veut s'y opposer. Autre combat acharné
soutenu par Collart et ses milices, qui, pour la seconde fois,
repoussent les Anglais. Tout ce qu'ils avaient dessein de
protéger est livré aux flammes, jusqu'à un corps de garde
construit au pied du fort.
Le 27 février, « n'y ayant plus rien à faire et les vivres
pressant, » dit le rapport, Chavagnac fait « crever » deux
pièces de canon qui étaient à la redoute et fait rembarquer
les flibustiers1. Le 28, jour de l'appareillage, le commandant
avait résolu de les maintenir à côté de l'escadre pour les con-
voyer jusqu'à la Martinique ; mais ils forcèrent de voiles et
s'éloignèrent, uniquement préoccupés « de serrer leur petit
butin qu'ils voulaient mettre en sûreté ». Le 1er mars, Cha-
vagnac, forçant lui-même de voiles pour les rattraper, sans
y réussir, passe à trois lieues de Montserrat, « bien fâché de
ne pouvoir y aller. »
Nous avons laissé au récit du comte de Chavagnac toute la
simplicité de sa forme, afin de présenter un tableau aussi
réel que possible de l'expédition. L'ennemi, battu en quatre
rencontres, a dû faire en hommes des pertes sensibles. Mais
les chroniqueurs, en avançant que les Anglais subirent de
de notre part « un carnage effroyable », ont singulièrement
exagéré. Le chiffre peu élevé de nos pertes suffirait pour les
contredire. Nous eûmes sept tués, dont un officier, et treize
blessés dont deux officiers, ce qui certes ôte créance à un
prétendu « carnage effroyable » infligé à l'ennemi.
La lettre d'envoi, dont M. le comte de Chavagnac accom-
pagna son rapport au ministre, rend trop bien justice aux
milices de la Martinique pour qu'il nous soit permis d'en
omettre ici la reproduction :
« A la rade du Fort-Saint-Pierre de la Martinique le 16e mars 1706,
« Monseigneur, les vents m'ayant contrarié, comme vous verrez
par le journal que j'ai l'honneur de vous envoyer, je n'ay pu en-
1 On doit supposer ici que la flotte était venue joindre le corps français
à la Pointe-de-Sable.

ET LA MARTINIQUE
257
treprendre sur Nieves et j'ai été obligé d'aller à Saint-Christophe.
Tout le monde convient en ce pays-ci que nous avons fait plus de
trois millions de ravages. Si les vivres n'avoient pas manqué aux
flibustiers, j'aurois pu y rester encore huit jours. Messieurs les
flibustiers m'abandonnèrent aussitôt qu'ils eurent mis à la voile.
On ne sçait ce que c'est que de les contraindre à la moindre chose.
Il n'en est pas de même des habitans et milices de ce pays. Elles
sont par troupes connoissant fort bien les officiers et servent avec
plus d'exactitude que ne le font nos milices en France. Je dois, mon-
seigneur, cette justice à M. Collard et à M. du Buq, qu'ils se sont
portez partout avec une ardeur qui n'est pas commune. Je suis, etc.
« CHAVAGNAC. »
Au sujet du butin fait à Saint-Christophe sur les Anglais,
nos chroniqueurs ont parlé de 1500 nègres et de l'enlèvement
de tous les moulins à sucre. Nous serions disposé à les
croire, si, dans une pièce datée à la Martinique, 8 mars 1706,
les miliciens de cette île ne déploraient « la mauvaise fortune
du butin, attribuée aux contre-temps survenus par le mauvais
temps... » Néanmoins « les habitants et flibustiers », désirant
témoigner au comte de Chavagnac leur reconnaissance pour
ses bons procédés, viennent le supplier (Collart portant la
parole) de vouloir bien accepter six noirs provenant dudit
butin. Sans doute le commandant se contenta d'agréer l'ex-
pression de la gratitude de ces braves gens. Mais cette dé-
marche n'est-elle pas de nature à faire supposer que, s'il y
eut un immense butin dans cette campagne de 1706, ce n'est
pas de Saint-Christophe que l'on dut le rapporter? Les An-
glais avaient eu la précaution, ne croyant pas Nièves atta-
quable, de faire passer leurs richesses dans cette petite île
très bien défendue, leur refuge ordinaire... Nièves est donc
l'endroit sensible, celui qu'il faut atteindre pour faire re-
gretter amèrement à l'ennemi ses déprédations à notre
égard. Là se retrouveront les dépouilles de nos colonies
ravagées par les deux Codrington. L'escadre commandée
par d'Iberville, qui vient d'arriver à la Martinique, va se
COLLART (250)
23

FRANCOIS DE COLLART
joindre à celle de Chavagnac, et, réunis à Nièves, à la tête
de onze cents Martiniquais, les deux commandants vont
ruiner, pour une assez longue période, le commerce des
Anglais aux Antilles.
XIV
Pour une raison que l'on comprendra, nous n'avons pas à
détailler l'expédition de Nièves, comme nous l'avons fait
pour celle de Saint-Christophe.
Les Anglais ne se défendirent pas. L'action simultanée des
deux escadres les trouva démoralisés. Ils se rendirent à dis-
crétion. Jamais succès plus productif ne fut acheté moins
cher...
D'Iberville arrive à la Martinique le 7 mars. Les deux es-
cadres mettent à la voile, pour la Guadeloupe le 26. Elles
prennent en passant dans cette île un appoint de 50 volon-
taires commandés par le capitaine de Bragelogne et re-
partent le 31, composées de 12 vaisseaux de guerre, 2 flûtes
et 21 barques. Chavagnac et d'Iberville arrivent à Nièves
le 2 avril. Les Anglais capitulent le 4 et, presque tout de suite,
le lieutenant de vaisseau de Nangis, commandant le Ludlow,
est détaché de la flotte, avec ordre de porter en France la nou-
velle de cette capitulation.., Laissons-le arriver... La Gazette
de France qui va publier son récit nous permettra d'ajouter
quelques détails à la brève mention que nous venons de faire.
Le 26 avril, les deux escadres chargées de butin étaient de
retour à la Martinique. Ce que l'on saura bientôt donne à
penser qu'elles furent obligées de retourner à Nièves...
Le 12 mai, M. l'Intendant général Arnoul de Vaucresson1
(installé le 12 mars au Fort-Royal, en remplacement de
M. Robert) écrit au ministre :
1 Arnoul (Nicolas-François), chevalier, seigneur de Vaucresson, commis-
saire de la marine, mort à Marseille le 2 mars 1726.

ET LA MARTINIQUE
259
« ... Je profite de cette occasion pour vous parler du sieur Colart,
colonel des milices de la Martinique, et du sieur du Bucq, capitaine
des grenadiers, qui étoient à la première expédition faite à Saint-
Christophe par M.
de Chavagnac, où ils se sont distingués avec
toute la conduite et la valeur qu'on pouvoit souhaiter. Ils dévoient
même estre de cette dernière (celle de Nièves) ayant demandé à y
aller. Mais M. le général (de Machault) voulut se les conserver, en
sorte que ces deux sujets estant toujours prets d'aller aux ennemis,
j'ay cru devoir représenter qu'il conviendroit de leur donner quelque
marque de distinction, en les honorant de la croix de Saint-Louis.
Cela augmenteroit leur
zèle et inspireroit aux autres l'amour du
service, ce que l'on doit désirer dans ce païs-cy, où les sujets de
cette nature ne laissent pas d'estre rares. »
Evidemment M. de Vaucresson, nouveau dans la colonie,
n'avait adressé cette proposition au ministre que par l'ordre
de M. de Machault. Collart méritait certes la croix de Saint-
Louis. Mais le Gouverneur général savait que le colonel
préférait un autre avantage à cette distinction. Il laissait
donc M. de Vaucresson proposer la croix pour Collart (ce
qui ne tirait pas à conséquence) et s'était chargé lui-même
de pousser pour l'autre faveur. La recommandation du Gou-
verneur général primait toujours celle de l'Intendant. M. de
Machault avait agi en bon tacticien.
C'est ici le moment d'expliquer ce à quoi nous avions déjà
fait allusion. Il faut pour cela nous reporter à l'année 1679, au
moment où Collart s'était rencontré en France avec sa mère.
La mort prématurée de son père — décédé en voyage en
1678, sur le navire qui l'amenait à Nantes — avait laissé
ignorer à François de Collart les origines de sa famille pa-
ternelle en Lorraine et en Picardie. Il était mineur. Il allait
retourner à la Martinique. Un titre lui était nécessaire pour
jouir de ses droits dans la colonie.
Madeleine de Bremond, sa mère et tutrice, se fondant sur
la qualité d'écuyer que portait feu Claude de Collart, son
mari, dans leur contrat de mariage et autres actes privés,
avait fait exposer à la cour la situation nobiliaire de son fils
— en même temps que la sienne.

260
FRANÇOIS DE COLLART
Par lettres patentes signées à Saint-Germain-en-Laye le
16 août 1679, (contresignées Colbert), le Roi — « voulant,
disent ces lettres, traiter favorablement l'exposante, recon-
noistre la constance et le courage qu'elle et son deffunct mary
ont eus de demeurer pendent un si long temps en nostre
dite isle de la Martinique, pour, suivant notre dessein, peu-
pler et cultiver et faire cultiver la dite isle, luy donner
moyen d'élever avec honneur son dit fils et à elle occasion
de continuer sa demeure en la dite isle, en jouissant du pri-
vilège de noblesse », — avait invité le Conseil souverain de
la Martinique à tenir compte des pièces qui lui seraient pré-
sentées par Mme de Collart.
Mais, si bienveillant qu'il fût dans la forme, ce document
n'était au fond qu'un titre royal de recommandation, adressé
au dit Conseil.
Ce titre, pris d'abord en considération, ne suffit pas en
définitive pour l'enregistrement qui fut plus tard exigé à
la Martinique. François, bien que réputé gentilhomme1, fut
donc obligé de solliciter des lettres do noblesse coloniales
par l'intermédiaire du Gouverneur général des Antilles.
Voici en quels termes M. de Machault voulut bien s'ex-
primer en écrivant au ministre :
« 19 juillet 1703. Le sieur Collart, monseigneur, capitaine d'une
compagnie de cavalerie de milice, distingué par ses bonnes actions
et par la manière noble dont il vit, vous supplie très humblement
de luy faire accorder, par Sa Majesté, des lettres de noblesse.
Par le détail des occasions où il s'est trouvé, vous voirez, mon-
seigneur , qu'il mérite bien que vous luy procuriez l'honneur
qu'il vous demande. M. Gabaret, qui le connoist depuis longtemps,
m'a rendu bon témoignage de luy, et, par ce qu'il m'a paru, il est
fort zélé pour le service du roy. Il prend grand soin de sa compagnie.
Dans la dernière action de la Guadeloupe, où il estoit, il a eu des
détachements dans lesquels il a parfaitement bien servy. Il a épousé
1 Cela est prouvé notamment par une lettre de M. l'Intendant général de
Goimpy, en date du 1er mai 1689, écrite au ministre après la prise de Saint-
Eustache.

ET LA MARTINIQUE
261
la fille de feu M. de Sainte-Marthe, gouverneur de la Martinique,
dont les deux cadettes ont épousé MM. de Pradines et de la Roche-
Guyon, capitaines de compagnies franches de la marine. »
« Distingué par ses bonnes actions et par la manière noble
dont il vit », M. de Machault ne pouvait mieux dire. Toute-
fois cette lettre étant restée sans réponse, apparemment à
cause de l'état de guerre, M. de Machault réitéra le 29 juin
1704 :
« Si vous cognoissiez, monseigneur, la valeur du sieur de Collart,
son zèle pour le service du roy, ses bonnes actions distinguées et
la manière noble dont il vit, vous n'héziteriez pas un moment à
luy faire accorder les lettres de noblesse qu'il demande. »
Quelque pressantes — éloquentes, oserons-nous dire —
que fussent ces deux missives — modèle du style épistolaire
officiel de l'époque, d'inférieur à supérieur — il fallut pa-
tienter encore...
Arriva l'expédition de Saint-Christophe. On a vu comment
le comte de Chavagnac s'était empressé de signaler à la cour
la valeur que notre héros et Jean du Buq avaient déployée
dans cette campagne.
Encouragé par M. de Machault, Collart fit lui-même appel
à l'attention de M. Jérôme de Pontchartrain par une lettre
qui n'a pas été conservée.
Enfin le ministre lui adressa la dépêche suivante, qui vint
couronner l'œuvre de cette intéressante correspondance :
« Au sieur Collard, colonel de milice à la Martinique. A Ver-
sailles, le 9 juin 1706.
« J'ai reçu votre lettre du 25 mars dernier. J'ay esté informé par
M. de Chavagnac de la conduite pleine de zèle et de fermeté que
vous avez tenue dans l'expédition de Saint-Christophe, et j'avois
désjà de bons témoignages de vous. Sur le compte que j'en ay rendu
au roy, Sa Majesté a bien voulu vous accorder les lettres de no-
blesse que vous demandez — ce qui n'est pas une grâce médiocre
dans quelque conjecture que ce soit, mais surtout dans celle-cy, où

262
FRANÇOIS DE COLLART
on n'en a pas fait une affaire de finance*. Vous m'envoyerez en ré-
ponse un mémoire de vos services, avec le blason des armes qu'il
vous convient de prendre et chargerez quelqu'un à Paris de suivre
ce qu'il y aura à faire sur ce sujet. »
Entre la date de cette notification et celle de l'expédition
du titre, quinze mois se passèrent. Les nouvelles lettres
patentes furent signées à Fontainebleau, par le Roi, en
septembre 1707, et contresignées Phelypeaux par le ministre*.
D'après leur texte, que nous avons sous les yeux, le colonel
les obtint en considération des services exceptionnels par lui
rendus en temps de guerre aux colonies.
Sur le contenu desdites lettres, très développé et des plus
honorables, en ce qu'il détaille et fait ressortir lesdits ser-
vices, sans en négliger aucun, on peut affirmer que François
de Collart — tout en possédant originairement la noblesse —
avait bien mérité de l'obtenir pour lui-même et pour « ses
enfans et postérité, nez et à naistre en légitime mariage ».
Au lieu de charger quelqu'un de son affaire, comme le lui
avait dit le ministre, Collart s'était rendu en France pour
recevoir le royal parchemin dans les bureaux du ministère
de la marine. Puis, de Versailles, il était allé chez d'Hozier.
Par un acte daté de Paris, 1er octobre 1707, le garde de
l'Armorial général de France lui régla ses armoiries « à
l'avenir ». Collart adopta, par substitution aux armes de ses
ascendants paternels, celles de sa mère, dernière héritière
des Bremond de Bossée : « Un écu d'azur à une aigle à
deux têtes d'or, le vol abaissé ; cet écu timbré d'un casque
de profil, orné de ses lambrequins d'or et d'azur. »
Ces lettres patentes furent enregistrées au Parlement le
1 Personne n'ignore que l'extrême détresse de l'Etat, pendant la guerre
de la succession d'Espagne, l'avait réduit à taxer chèrement jusqu'aux
lettres de noblesse, hormis celles données pour services exceptionnels.
2 Jérôme de Pontchartrain signait : Phelypeaux, son nom patronymique,
pour se distinguer de son père, qui existait encore. Le comte Louis de Pont-
chartrain est mort en 1727, a 85 ans.


ET LA MARTINIQUE
263
12 décembre 1707 et, suivant ordre de la cour, au Conseil
souverain de la Martinique, le 4 septembre 1708.
Ce n'est pas sans raison que nous avons donné ces détails.
Nous devions montrer de combien de formalités s'entourait
l'enregistrement des titres nobiliaires aux colonies, et sur-
tout quels services éclatants il fallait avoir rendus pour les
obtenir.
Ajoutons, pour surcroît de renseignements, que toutes les
pièces dont il vient d'être parlé furent détruites dans l'in-
cendie de l'habitation Collart au siège de la Martinique par
les Anglais en 1762, et qu'il a fallu de grands soins de
recherches pour en reconstituer le dossier complet sur les
minutes conservées dans les diverses archives de la Métropole.
XV
Que le lecteur veuille bien nous pardonner d'avoir un
moment interrompu le récit pour aborder ce côté spécial de
notre sujet...
Nous avons laissé le Ludlow quittant Nièves avec la mission
d'aller faire connaître en France la capitulation des Anglais.
Le mieux que nous puissions faire pour rendre compte des
nouvelles dont le chevalier de Nangis était porteur, est de
reproduire ici l'article rédigé dans les bureaux du ministère
pour être inséré dans la Gazette de France.
Il y est parlé de Collart et de du Buq. Les deux expéditions
y sont avantageusement résumées. On ne saurait trop insister
sur ces faits séculaires, qui prouvent combien nos colonies
des Antilles ont eu part, sous Louis XIV, à la gloire comme
aux souffrances de la nation.
Collart et du Buq n'assistèrent pas à l'affaire de Nièves,
dont la Martinique tira un immense profit. La fortune aurait
pu les favoriser davantage. M. de Machault en les retenant

264
FRANÇOIS DE COLLART
près de lui, pour s'assurer deux solides défenseurs eu
l'absence de tant d'officiers, les priva des bénéfices de cette
campagne. Ils purent donc se dire : tout pour l'honneur !
« 22 mai 1706. Le 16 de ce mois le chevalier de Nangis, lieutenant
de vaisseau du roy, venant des isles de l'Amérique, est arrivé à
Marly et a rapporté les nouvelles suivantes :
« L'escadre des vaisseaux du roy, commandée par le comte de
Chavagnac, capitaine de vaisseau, fit descente le 21 février dernier
dans l'isle de Saint-Christophe, occupée par les Anglois, qu'elle pilla
et ravagea, nonobstant l'opposition des troupes et des habitans du
pays, jusqu'au 2 mars suivant, que cette escadre revint mouiller à
la Guadeloupe. La perte que les ennemis y ont faite est estimée
plus de trois millions, sans compter trente canons qu'ils y ont perdu.
On assure qu'il leur faut plus de dix années pour se rétablir en l'es-
tat qu'ils estoient avant la descente. Nous n'avons eu en cette
occasion que 11 ou 15 hommes tant tués- que blessez, du nombre
desquels sont le sr de la Perrière, enseigne de vaisseau, tué, et le
sr de Joyeux, autre enseigne, et le sieur de Lescouëtte, garde-
marine, blessez de coups de mousquet.
« Le dit sr de Chavagnac avoit pris à la Martinique un détache-
ment des troupes commandé par le sr du Parquet, lieutenant de
roy, et des milices, conduit par les s" Collart et Dubucq, de la valeur
et de la discipline desquelles il se loue beaucoup, et 5 à 600 flibus-
tiers qui ont agi avec leur vigueur ordinaire.
« Cette expédition, qui n'avoit été projetée par le comte do Cha-
vagnac qu'en attendant la jonction d'une autre escadre que le roy
envoyait en Amérique sous le commandement du sr d'Iberville a
esté suivie d'une entreprise plus considérable et encore plus dom-
mageable aux ennemis.
« Le sr d'Iberville, capitaine des vaisseaux du roy, qui estoit
arrivé avec son escadre à la Martinique dès le 7° de mars, ayant
joint celle du comte de Chavagnac et embarqué avec lui 1100 ha-
bitans de la Martinique ou flibustiers, descendit la nuit du 1er au
2 d'avril à l'isle de Niesves, l'une des meilleures que les Anglois
aient dans l'Amérique. Il chassa d'abord les ennemis des postes
avantageux qu'ils occupoient et les contraignit d'abandonner le fort
de la Pointe, où ils s'estoient retirez avec une bonne partie de leur
artillerie. Il y fit entrer aussytost 200 habitans et on s'empara en
même temps de 22 bâtimens anglois qui estoient à l'anchre sous ce



ET LA MARTINIQUE
265
fort. Cependant les ennemis s'estant retranchés le 4e d'avril dans un
réduit dont les avenues estoient presque impraticables et où ils
auraient pu faire une longue résistance, le sr d'Iberville prit la
résolution de les y aller forcer et s'avança en effet à la teste des
troupes du roy. Cette démarche intimida les ennemis de sorte qu'ils
demandèrent à capituler, et ils acceptèrent les articles qu'on voulut
bien leur accorder. Les principaux furent que le commandant, les
officiers, les soldats et tous les habitans, sans distinction d'âge ni
de sexe, seroient prisonniers de guerre et qu'on remettroit entre
les mains des Français tous les nègres de l'isle. On ne sçait point
précisément à quoy se monte le butin. Mais on y compte plus de
quatre mille nègres et près de 30 navires armés en guerre et mar-
chandises.
« Tous les officiers qui se sont trouvez à ces deux expéditions ont
marqué tant de conduite et d'intrépidité qu'on ne peut leur donner
trop de louanges, et ces deux actions ne coûtent pas cinquante
hommes au roy. »
Au dos est écrit : « Pour la Gazette. »
Il serait superflu de s'arrêter à rectifier quelques erreurs
de détail glissées dans la rédaction de cet extrait. L'ensemble
est exact.
On trouve du reste cette mention dans la table analytique
de la Gazette de France — dont les trois petits volumes sont
dans toutes les bibliothèques 22 mai 1706 (N° 21, p. 251) :
« Le sieur Collart commande un détachement aux Antilles et
se distingue dans une expédition contre l'isle Saint-Chris-
tophe, le 21 février 1706. »
D'autre part, pour le même fait, l'auteur des « Hommes
illustres de la Marine française », Graincourt (1780), men-
tionne, page 183 : « Messieurs Duparquet et Collart, de la
Martinique, débarquent en 1706 à Saint-Christophe avec 400
hommes.... »
On voit que notre héros, illustre aux Antilles, n'était pas
tout à fait un inconnu pour la mère-patrie.
COLLART (250)
24

266
FRANÇOIS DE COLLART
XVI
François de Collart profita de son voyage en France pour
régler quelques affaires privées. On voit par des papiers
relatifs à la succession de son beau-frère (déjà cité),
François-Maximilien de Sainte-Marthe, attaché à la maison
enseignante de l'Oratoire, mort à Paris le 29 janvier 1707, que le
colonel s'était logé « à l'Hôtel de Saumur, rue de la Harpe,
paroisse Saint-Sévérin ». Collart s'y trouvait encore (pour
préciser une date) le 19 octobre 1707. Il résulte desdits papiers
que sa belle-mère, Mme veuve de Sainte-Marthe, habitant la
Martinique, l'avait chargé de recouvrer des fonds à l'Oratoire1,
à Paris, puis chez des négociants à la Rochelle et à Nantes,
où il dut se rendre pour cet objet. Sa descente à Paris à
« l'Hôtel de Saumur » fait supposer, non sans raison, qu'il
avait séjourné dans cette dernière ville, où il était à portée
de communiquer facilement, par la Loire, avec la Chapelle-
Blanche et Restigné, pays de sa mère. Ses propriétés rurales
ont dû l'y attirer souvent pendant le séjour qu'il fit en France.
Nous n'avons pu d'ailleurs fixer l'époque à laquelle les terres
d'Auchamp, du Mosey, de Vaux, de la Moinerie, cessèrent
d'appartenir à la famille. Vraisemblablement le voyage de
Collart ne fut pas étranger à cette affaire. Tout l'engageait
à reporter en entier ses intérêts à la Martinique, où sa for-
tune était considérable. Ses brillants services aux Antilles,
sa nombreuse parenté dans la colonie, le tenaient attaché au
sol américain par des liens autrement étroits que ceux qu'il
pouvait avoir encore en France...
Avant d'arriver au récit de la troisième série de repré-
sailles, entreprise par Louis XIV contre les possessions
1 L'église de l'Oratoire, rue Saint-Honoré, est devenue, comme on sait,
après la Révolution, un temple protestant, qui existe encore. Le P. Abel-
Louis de Sainte-Marthe (1621-1697), général de cette congrégation jusqu'en

1696, y avait fait entrer le P. Maximilien, que l'on dit « son proche parent ».
Nous avons recherché cette parenté. Elle existait au septième degré.

ET LA MARTINIQUE
267
anglaises et hollandaises en Amérique, nous devons faire
connaître un nouveau changement de gouverneur.
M. de Machault, malade à la fin de 1708, avait demandé
son remplacement. La mort le surprit le 7 janvier 1709. Il
avait dépassé de beaucoup la soixantaine. Sa nomination de
capitaine de vaisseau remontait au 1er mars 1673 ; celle de
chevalier de Saint-Louis, au 1er février 1694. Pendant les six
années que M. de Machault était resté Gouverneur général,
il avait donné tant de marques de bienveillance au colonel
que celui-ci dut vivement regretter sa perte. Mais une mort
plus sensible vint frapper Collart à un mois de là : celle de
sa femme à l'âge de trente-huit ans. Que de soucis avaient
abrégé l'existence de cette courageuse mère de famille !
Chaque fois que son mari partait en expédition, sa crainte de
ne pas le revoir n'était que trop justifiée par l'ardeur qu'il
mettait à montrer le bon exemple. Cependant à travers tant
de combats à Saint-Eustache, où il avait été blessé, à Saint-
Christophe, à la Guadeloupe et à la Martinique, la Provi-
dence le lui avait conservé pour la gloire de son nom et le
bien de sa famille.
Une consolation restait au colonel : Mme de Sainte-Marthe,
alors âgée de soixante-dix ans, survécut à sa fille neuf ans
encore. Elle avait été elle-même bien éprouvée. La mort lui
avait ravi cinq grands enfants. 1677, 1690, 1707, 1708, 1709
étaient pour Mme de Sainte-Marthe de tristes années. Rien
n'est plus cruel que de voir descendre dans la tombe de
chères personnes que l'on devait y précéder. Mais il faudrait
anticiper pour dire ici quelles peines l'avenir réservait encore
à cette aïeule....
A la mort de M. de Machault, Gabaret avait pris l'intérim.
Il le conserva deux ans, jusqu'à l'arrivée de M. de Phely-
peaux, nommé Gouverneur général le 1er janvier 1709. Ce
haut fonctionnaire ne partit de Brest, sur le vaisseau du Roi
l'Elisabeth, que vers la fin de l'année 1710. Il parvint à la
Martinique le 22 décembre et ne s'installa au Fort-Royal que
le 2 janvier 1711.

268
FRANÇOIS DE COLLART
C'était la première fois que la Martinique avait pour gou-
verneur un aussi grand personnage, n'appartenant d'ailleurs
à aucun titre au département de la marine'. Dans ses
mémoires le duc de Saint-Simon (1675-1755) parle de cette
nomination. La manière dont il dépeint le nouveau Gouver-
neur général des Antilles est curieuse.
« Phelypeaux était un homme très extraordinaire, avec infiniment
d'esprit, de lecture, d'éloquence et de grâce naturelle, fort bien fait,
point marié, qui n'avait rien, avare quand il pouvait, mais hono-
rable et ambitieux, qui n'ignorait pas qui il était, mais qui s'écha-
faudait sur son mérite et sur le ministère ; poli, fort l'air du monde
et d'excellente compagnie, mais particulièrement avec beaucoup
d'humeur, et un goût exquis en bonne chère, en meubles et en tout. »
Ce que Saint-Simon ajoute à ce portrait est trop inté-
ressant au point de vue historique pour ne pas fixer un
moment notre attention :
« Il était lieutenant-général, fort paresseux et plus propre aux
emplois de cabinet qu'à la guerre. Il avait été auprès de l'électeur
de Cologne, puis ambassadeur à Turin et fort mal traité à la rupture,
dont il donna une relation à son retour, également exacte, piquante
et bien écrite. Il fut conseiller d'Etat d'épée à son retour. Mais,
après cet écrit où M. de Savoie était cruellement traité, et ses
propos, que Phelypeaux ne ménagea pas davantage, madame la
duchesse de Bourgogne lui devint un fâcheux inconvénient, et M. de
Savoie même après la paix. Il n'avait rien, et n'avait qu'un frère,
évêque de Lodève, qui n'avait pas moins d'esprit que lui, ni moins
de mœurs, chez lequel il alla vivre en Languedoc. Ils étaient cousins-
germains de Châteauneuf, secrétaire d'Etat, père de la Vrillière,
qui, avec le chancelier Pontchartrain et son fils, trouva moyen de
l'envoyer à la Martinique, général des îles, qui était alors devenu un
emploi indépendant de plus de quarante mille livres de rentes, sans
le tour du bâton qu'il savait faire valoir. »
1 Il avait eu dans la marine deux cousins de la branche des Phelypeaux
d'Herbaut : Antoine-François, intendant général des armées navales, et
Henri, capitaine de vaisseau. Le premier mourut le 10 octobre 1704 de la
blessure qu'il avait reçue au combat naval de Malaga, où son frère fut tué
le 24 août 1704.

ET LA MARTINIQUE
269
Quelques renseignements, puisés dans la généalogie des
Phelypeaux, feront mieux comprendre ce passage.
Raymond-Balthasar de Phelypeaux (1650-1713), qui venait
d'arriver aux Antilles, appartenait à la branche des sei-
gneurs du Verger, de la célèbre famille de son nom. Il était le
fils aîné d'Antoine de Phelypeaux, conseiller au Parlement,
mort en 1665, et de Marie de Villebois, dont le père avait une
charge à la cour. De son aïeul paternel, Raymond de Phe-
lypeaux (1560-1629), frère de Paul (1569-1621), auteur de la
branche des comtes de Pontchartrain. le nouveau gouver-
neur de la Martinique tenait une parenté, au septième degré,
avec Jérôme de Pontchartrain, ministre de la marine, qui
l'avait fait nommer. Par son oncle, Louis de Phelypeaux de
la Vrillière (1598-1681), notre gouverneur étant cousin-ger-
main de Balthasar de Phelypeaux, marquis de Châteauneuf,
mort en 1700, se trouvait parent, au cinquième degré, de
Louis de Phelypeaux de Châteauneuf, comte de Saint-
Florentin, marquis de la Vrillière (1672-1725). C'est de ce La
Vrillière (fils de ministre, père et cousin de ministres) que
parle Saint-Simon.
On comprend qu'avec de l'esprit, du savoir et une telle
parenté, Phelypeaux aurait pu viser aux plus hauts emplois.
En 1698, il fut nommé envoyé extraordinaire à Cologne ; en
1700, ambassadeur à Turin. Là, sa position devint délicate
et difficile. Rappelons-en brièvement les circonstances.
Le 30 mai 1696, le duc Victor-Amédée — petit-fils de
Christine de France, sœur de Louis XIII, beau-père, l'année
suivante, du dauphin le duc de Bourgogne, et, en 1701, de
Philippe V, roi d'Espagne — s'était lié à la politique de Louis
XIV par un traité secret, dont la Savoie devait tirer de grands
avantages territoriaux. Au moment où le Roi — bien qu'il
n'eût pas réalisé les conditions du traité — croyait ce lien
des plus solides, Phelypeaux s'aperçut que le duc de Savoie,
en vue de s'assurer les mômes avantages vainement attendus,
complotait, avec l'empereur Léopold, un marché qui allait

270
FRANÇOIS DE COLLART
amener une rupture de la Savoie avec la France et consé-
quemment avec l'Espagne.
Marie-Adélaïde de Savoie, duchesse de Bourgogne, dont
l'esprit et la beauté dominaient à la cour de Versailles, avait
conservé pour son pays une inclination que l'impatiente
ambition de son père pouvait rendre funeste à la France...
Phelypeaux suivit cette intrigue, et, quoique sentant com-
bien il était périlleux pour lui d'instruire Louis XIV des
projets de Victor-Amédée, l'ambassadeur n'hésita pas à faire
son devoir1. Le Roi, déjà mis en garde, eut peine encore à
croire à tant d'ingratitude. Mais, quand Phelypeaux lui eut
prouvé que les préliminaires du marché de l'empereur avec
le duc de Savoie avaient été signés en janvier 1703, Louis
ne pensa plus qu'à chercher les moyens de prévenir le coup
qui allait le frapper au milieu d'une guerre si dangereuse
pour la France. Un seul se présenta tout d'abord à son
esprit comme pouvant être immédiatement mis en œuvre.
Louis avait dans son armée trois mille Savoyards. Il les fit
arrêter et désarmer. Le duc de Savoie, so voyant découvert,
fit saisir l'ambassadeur de France à Turin et les Français
qui se trouvaient dans ses Etats. La rupture était accomplie.
Le mal suivit son cours...
Phelypeaux, mis en liberté, ne se gêna pas à Versailles
pour exprimer publiquement son indignation contre Victor-
Amédée. On conçoit combien la duchesse de Bourgogne eut
à souffrir de ces propos qui pouvaient l'atteindre directement.
Elle n'avait pas dû ignorer les projets de son père...
Telle fut la cause, restée longtemps obscure, à laquelle la
Martinique dut un gouverneur de si haut parage. On a parlé
de disgrâce. Phelypeaux ne fut pas disgracié. Le Gouverne-
ment général des Antilles lui fut offert en récompense du
service rendu par lui.
Rappeler un fait aussi honorable pour l'ancien ambassa-
1 Le grand Catinat, commandant alors en Italie, avait fait part a Louis
XIV d'un soupçon à cet égard et, sur-le-champ, Catinat avait été remplacé.

ET LA MARTINIQUE
271
deur à Turin, est donner à sa mémoire une marque de gra-
titude que nous lui devions au nom de notre héros. Gomme
on le verra par la suite, .M. de Phelypeaux accorda au
colonel François de Collart de grandes preuves de bien-
veillance.
Quant aux méchancetés de Saint-Simon, bien connu pour
ne ménager personne, elles sont de peu de poids. Rien ne
prouve, par exemple, que Phelypeaux « savait faire valoir le
tour du bâton ». Saint-Simon le dit pauvre. Gela s'accorde
mal avec ce dont il l'accuse.
Deux années se passèrent à la Martinique sans événements
assez remarquables pour être signalés. Le seul à mentionner
est la mort du brave Gabaret, vers le milieu de l'année 1711.
La nomination de Phelypeaux l'avait contristé. Il espérait
que le Gouvernement général des Antilles, laissé entre ses
mains, par intérim, pendant deux ans, lui serait définitive-
ment accordé. Retomber en sous-ordre, après ce laps de
temps, lui fut tellement sensible qu'il ne put se faire à
l'autorité de Phelypeaux. Celui-ci ne ménagea pas assez ce
bon serviteur. Entré avec lui en de graves contestations, il
le suspendit de son emploi de gouverneur particulier et
informa le ministre de cette mesure. Le Roi, sans donner tort
à Phelypeaux, nomma Gabaret gouverneur de Saint-Do-
mingue. Il n'existait plus quand l'ordre qui le nommait
parvint à la Martinique...
Les Antilles vont de nouveau se trouver le théâtre d'entre-
prises guerrières. Le Roi de France supporte avec résigna-
tion les suites malheureuses de la juste guerre provoquée
par la Succession d'Espagne ; mais il sent bien que le mo-
ment est venu d'atteindre encore une fois au loin ses ennemis
afin de les décider à la paix, qu'ils ont le tort de ne pas
désirer autant que lui. Par une mauvaise fortune dont nous
souffrions depuis vingt ans, noire était la détresse du Trésor.
Si la marine royale avait encore des vaisseaux, les moyens
lui manquaient pour les mettre en état de naviguer. Ce

272
FRANÇOIS DE COLLART
n'était pas là une difficulté insurmontable. En profitant du
patriotisme de nos corsaires, du naturel désir de lucre de
nos armateurs, on pouvait organiser une expédition à la fois
redoutable et fructueuse. Le tout était de trouver, pour con-
duire l'escadre que Louis XIV projetait d'envoyer aux
Antilles, un homme d'expérience, entraînant, excellent
marin, capable d'agir vite... On avait choisi Cassard.
Préoccupés qu'ils étaient de nous accabler en Europe, nos
ennemis laissaient leurs colonies presque sans défense.
Nous pouvions les molester facilement : les Portugais, sur
la route du nouveau monde, aux îles du Cap-Vert; les Anglais,
dans la mer des Caraïbes, à Montserrat, à Antigue, à Saint-
Christophe, à Nièves ; les Hollandais, à Saint-Eustache, à
Curaçao, et, sur la terre ferme, à Surinam, à Berbice, etc.
Il s'agissait de les surprendre dans quelques-unes de ces
possessions lointaines et de faire le plus de mal possible
à leurs colonies. Triste rôle de la guerre !
Les derniers mois de 1711 offraient, il est vrai, aux propo-
sitions de paix formulées par Louis XIV, une lueur d'espé-
rance non entrevue jusqu'alors. La reine Anne, fatiguée pour
l'Angleterre d'une lutte où la gloire d'un grand général qui
l'inquiétait avait seule à gagner, semblait vouloir revenir à la
raison. Mais, de ce que, sur son initiative, le 29 janvier 1712, les
représentants des puissances intéressées avaient commencé
d'examiner à Utrecht si la paix était faisable, il eût été pré-
maturé de conclure que la guerre allait finir. La nécessité de
peser sur cette disposition pacifique était pour nous évidente.
L'urgence ne l'était pas moins. Il ne fallait pas exposer les
négociants de Marseille, qui s'étaient décidés à faire les
avances de l'armement, à perdre ces avances, dans le cas où
la paix, signée trop tôt. pour eux, viendrait à empêcher le
départ de l'escadre. Cette préoccupation n'enchaîna pas leur
zèle. Les trois premiers mois de 1712 furent patriotiquement
employés à l'approvisionnement des vaisseaux prêtés par le
Roi, ainsi qu'à réunir les équipages et les troupes qui devaient
faire la campagne.

ET LA MARTINIQUE
273
XVII
Nous n'apprendrons rien au lecteur en disant que la gloire
de Cassard fut éclatante au commencement du XVIIIe
siècle. Né à Nantes en 1679, il fit ses premières armes
en 1697, à l'expédition flibustière de Gartagène d'Amérique,
où le chef d'escadre, baron de Pointis, fit perdre plus de
vingt millions à l'Espagne, en rapportant dix millions de
valeurs d'or et d'argent à ses armateurs. Jacques Cassard
eut de ce magnifique butin sa petite part qu'il avait bien
gagnée, dit-on, en réglant le tir de mortiers avec le sûr coup
d'oeil d'un bombardier. L'apprenti marin, que l'on crut
majeur sur sa bonne mine, fut fait, à vingt ans, capitaine de
navire marchand, et, chose à remarquer pour notre sujet,
son premier voyage sur le Laurier, de Nantes, armé guerre
et marchandises, se fit à la Martinique, où nous allons le voir
établir son quartier général. Nous n'avons pas à suivre Gassard
à travers tous ses exploits. Avant sa campagne des Antilles,
qui doit seule nous occuper, ses croisières du Saint-Guillaume,
de la Duchesse-Anne, du Jersey, de l'Eclatant, etc., ont été,
si l'on peut dire, des chefs-d'œuvre de l'art du corsaire.
Intrépidité, célérité; science maritime, modération dans la
victoire, tout s'y rencontre, jusqu'à cet esprit de « probité
intacte » — un peu sauvage — qui plus tard concourut à faire
son malheur'.
1 Consulter, pour le détail complet des hauts faits de ce glorieux marin,
la vie de « JACQUES CASSARD, Capitaine de vaisseau, 1679-1740 », publiée
dans la Revue historique de l'Ouest, par M. S. de la Nicollière-Teijeiro, et
ensuite en un volume de 196 p. chez E. Lafolye, éditeur à Vannes, 1890. —
La récompense qu'un héros doit le plus envier ici-bas dans l'avenir est
d'avoir un historien consciencieux qui le mette pleinement en lumière, comme
l'a fait pour Cassard M. de la Nicollière. Personne n'ignore que le grand
nantais eut terriblement à souffrir à la fin de sa vie. Mais si, dans la prison
de Ham, éclairé d'un rayon mystique, rêvant à ses campagnes, il put entrevoir
son image sculpté» comme elle l'est aujourd'hui, son nom gravé sur le marbre
et le beau livre qui vient de restaurer dignement sa mémoire, JACQUES
CASSARD, consolé de l'injustice de son temps, dut se croire plus que vengé.
COLLART (250)
25

274
FRANÇOIS DE COLLART
Cassard, à qui ses précédents services avaient acquis la
situation de lieutenant de frégate, de capitaine armateur et
les grades, dans la marine royale, de capitaine de brûlot, de
capitaine de frégate, reçut, pour la campagne, celui de ca-
pitaine de vaisseau, dont il eut en réalité la jouissance le
25 novembre 1712.
A la tète d'une escadre de six bâtiments2, portant trois
cent huit canons et neuf cents hommes de troupes et d'é-
quipages — à l'armement de laquelle il avait présidé lui-
même de concert avec ses armateurs — Cassard met à la
voile à Toulon le 29 mars 1712.
Parvenu le 4 mai aux îles du Cap-Vert, où, selon ses ordres,
il avait à venger sur les Portugais les atrocités commises par
eux en 1710 sur des Français à Rio-Janeiro, Cassard descend
à la Praia, ville et port de l'île Santiago. Le gouverneur,
sommé de se rendre, consent d'abord, au nom des habitants,
à une contribution de 60,000 piastres. Ceux-ci, refusant de
combattre aussi bien que do payer (ils étaient pourtant de
dix à douze mille en comptant la troupe), le gouverneur, peu
valeureux lui-même, leur montre le chemin de la fuite et se
réfugie avec eux dans l'intérieur de Santiago. Cassard pa-
tiente six longs jours. Il leur avait fait déclarer nettement
ce à quoi s'exposait la colonie. Ne voyant rien paraître au
bout du terme fixé, le chef d'escadre ordonne le pillage, fait
brûler la ville, sauter la forteresse, crever quarante canons
de fer, enlever dix-sept pièces de fonte, deux cents barils de
poudre, les cloches et quelques marchandises de peu de va-
leur. Cinq grands navires, dont trois anglais et deux portu-
gais, pris dans le port en y arrivant, sont chargés de butin,
puis dirigés sur Cadix, où ils parviennent au commencement
d'août. Toute l'escadre elle-même avait dû prendre sa charge
du butin. Cette première affaire ne coûta la vie, de notre
côté, qu'à un enseigne de vaisseau et deux soldats.
2 Les vaisseaux Neptune,
Téméraire, Rubis ;
les frégates Méduse,
Parfaite, Vestale.

ET LA MARTINIQUE
275
Le 14 mai, Cassard quitte les îles du Cap-Vert et se rend à
Surinam. Le gros temps, et diverses circonstances inutiles à
rappeler, l'obligent à remettre l'attaque de cette colonie
hollandaise à un moment plus favorable. L'escadre arrive à
la Martinique le 1er juillet 1712. Comme nous l'avons dit,
Cassard, connaissant déjà cette île, se propose de faire à
Saint-Pierre le quartier général de sa campagne, Il se pré-
sente à M. de Phelypeaux qui l'accueille avec empressement
et lui donne toutes facilités pour renforcer son armée navale
d'un corps d'élite de milices et de flibustiers, ainsi qu'avaient
procédé en 1706 les commandants Chavagnac et d'Iberville.
De vastes magasins sont rapidement disposés pour recevoir
les dépouilles de la Praia et celles des colonies étrangères
que l'on projette de ravager.
C'était vraiment un beau spectacle que cette escadre, déjà
riche des produits de sa descente à Santiago, dont elle n'avait
cependant qu'une partie. Il était impossible que tous les
braves gens habitués à ces sortes d'entreprises ne fussent
pas de suite attirés par la présence de l'illustre Cassard à la
tête de ses vaisseaux.
A peine lui laissa-t-on le temps d'aborder la question.
Collart, du Buq et du Prey, qui lui étaient connus de réputa-
tion, vinrent lui proposer leur concours et toute la colonie
militante se disputa l'honneur de les suivre.
Les conditions pour le partage des prises et du butin
bientôt réglées, il fallait déterminer par quelle colonie an-
glaise on devait commencer la campagne. Cassard ayant
peut-être décidé à cet égard, comme c'était son droit, ne
voulut pas se prononcer sans avoir recueilli les avis de
ses capitaines et ceux des principaux officiers de la colonie
prenant part à la campagne. Il réunit un Conseil qui fut
composé de quatorze personnes, dont voici les noms :
MM. de Collart, du Buq, du Prey, et Lascaris de Jauna, re-
présentant la colonie martiniquaise ; Maillet, des Hayes, le
chevalier de Sabran-Bagnols, Castelet de Pérez, le baron de

276
FRANÇOIS DE COLLART
Moans de Grasse, de Sorgues, de Bandeville de Saint-Périer,
officiers de l'escadre ; Le Vasseur, commissaire de l'escadre,
Boisragues, major de l'escadre, et Cassard qui présidait.
Les avis sont rédigés et signés par chacun sur un procès-
verbal, dont, par parenthèse, nous n'avons qu'un extrait
non daté. Les sentiments sont exprimés et motivés briève-
ment. Deux points surtout sont examinés : doit-on attaquer
Antigue ou Montserrat, voisines l'une de l'autre? La très
grande majorité, y compris Cassard, se prononce pour
Antigue, bien que cette île ait en rade foraine deux vaisseaux
de guerre anglais de 40 canons. Ce qui préoccupe la plu-
part des membres du Conseil, au sujet d'Antigue, est de
savoir si, avec le concours de la Martinique et de la Guade-
loupe, on pourra réunir sur l'escadre au moins deux mille
combattants. Or la Martinique seule ayant, fourni ses milices
et ses flibustiers pour cette expédition, le susdit chiffre ne
dut pas être atteint.
Maintenant il y a tout lieu de penser, d'après ce qui advint,
que cette réunion du Conseil ne fut, pour le chef d'escadre,
qu'une ruse de guerre. Cassard savait bien que la surprise
est la première condition de réussite en ces sortes d'affaires.
Il devait croire impossible de cacher le secret d'une délibé-
ration qui réunissait quatorze membres, dont quatre Marti-
niquais devant commander à plusieurs centaines de milices
et de flibustiers embarqués sur l'escadre. Certes on pouvait
ne pas dire après la séance : « Nous irons attaquer Antigue. »
Mais donner le change aux espions que l'ennemi entretenait
dans la colonie rendait cette communication plus utile que
nuisible. Que l'on veuille bien se rappeler les précautions
prises en 1689 par de Blénac pour l'attaque do Saint-
Eustache, dont lui seul avait le secret ! Là, silence absolu ;
ici, nulle précaution apparente ; on délibère, et, quelques
jours après, l'escadre, accompagnée d'un certain nombre de
petits bâtiments, appareille sans mystère pour Antigue. Mais
alors, qu'arrive-t-il? Le rusé Cassard, parti pour Antigue,

ET LA MARTINIQUE
277
se jette sur Montserrat, « la prend, la détruit, fait sauter les
fortifications, brûle entièrement la campagne », et revient à
la Martinique. Avec deux moyens différents, le même but
est atteint... Il y avait un réel intérêt à surprendre l'ennemi :
ne pas lui laisser le temps de se reconnaître et de cacher
ses richesses.
On a raconté qu'aussitôt l'affaire de Montserrat terminée
et le butin déposé à la Martinique, Cassard, se retournant
vers Antigue, lui fit subir le môme sort. Trois documents
prouvent le contraire : une lettre de Collart au ministre
(18 mars 1713), une lettre de M. de Phelypeaux (21 mai
1713)1, un mémoire imprimé, rédigé pour Cassard et pré-
senté au Conseil de Marine avant le 25 juin 1716. Dans ces
trois documents, où chaque fait principal de la campagne des
Antilles est mentionné, le nom d'Antigue ne figure même
pas. Nous nous sommes assuré d'ailleurs que cette prétendue
expédition est demeurée à l'état de projet.
Quant à celle de Montserrat, la détailler est difficile en
l'absence d'un rapport officiel. Si Cassard en fit un spécial,
on dut avoir quelque raison pour le supprimer. La suspen-
sion d'armes, particulière entre la France et l'Angleterre,
fut convenue (17-19 juillet 1712) juste au moment de la des-
cente à Montserrat. Louis XIV, assure-t-on, fut contrarié, ou
plutôt feignit d'être contrarié de cette affaire et fit exprimer
le regret qu'elle ait eu lieu. Larmes de crocodile ! N'était-ce
pas lui qui avait fait écrire, le 12 février 1712, à Cassard,
« pour lui seul » :
« L'intention du Roy est qu'il exerce, par représailles, tous les
actes d'hostilités possibles sur les colonies ennemies, qu'il en fasse
sauter, avec des mines, les travaux et fortifications, maisons, ma-
gasins et tous autres bâtiments sans exception ; qu'il brûle les
cannes de sucre et autres plantes en campagne ; qu'il fasse géné-
ralement tous les dégâts pratiquables dans une terre que l'on veut
dévaster. »
1 On les verra plus loin.

278
FRANÇOIS DE COLLART
Après cela, le regret peut venir d'un sentiment diploma-
tique bien entendu, mais peu sincère.
Observons que, dans cette lettre de Pontchartrain, il n'est
question ni de contribution, ni de rançon, ni de butin, ni de
pillage. « Dévaster », voilà le dernier mot, celui qui résume
tout. Si les armateurs avaient eu connaissance de ladite
lettre — eux dont l'unique profit était basé sur tout ce qui n'y
figurait pas — ils auraient protesté sur-le-champ, comme ils
le firent plus tard, contre cette étrange campagne entreprises
à leurs frais. Rendons cette justice à Cassard qu'il fit tout
pour satisfaire le Roi et ses armateurs. Amener à contribu-
tion ou ravager fut en effet sa règle, selon les circonstances.
D'après ce que nous venons de dire, on est donc obligé,
pour s'éclairer sur l'affaire de Montserrat, de recourir à des
sources de moindre valeur qu'un rapport officiel.
Nous avons, en premier lieu, une correspondance anglaise,
insérée au Mercure historique (t. 53, octobre 1712, p. 463) et
citée par M. de la Nicollière (p. 85 note).
Plusieurs navires marchands, partis de Saint-Chistophe le
30 juillet 1712, arrivés le 20 septembre à Liverpool, rappor-
tèrent que « le sieur Cassard » fit sa descente à Montserrat
lu 16 juillet, dans la baie de Corne, et s'empara de l'île
« excepté du fort de Dedan, situé sur une montagne inacces-
sible, où la plupart des habitans s'étoient retirés... Les
François ont ensuite entièrement ruiné cette isle et brûlé
tous les vaisseaux qui s'y trouvoient... excepté le SPEEDWEL,
vaisseau de S. M., commandé par le capitaine Moulton, qui,
à la vue des ennemis, coupa son câble et eut le bonheur de
se sauver à Nevis (Nièves), où il donna l'avis ci-dessus aux
capitaines marchands... Les François avoient resté dix
jours maîtres de Montserrat, après quoi ils avoient fait
voile avec leur butin vers le nord, ce qui donnoit beaucoup
d'inquiétude aux habitans des trois autres isles Antilles,
savoir : Antigoa, Nevis et Christophe, où l'on travailloit à
mettre les meilleurs effets en sureté et à se tenir en état de
repousser l'ennemi en cas d'attaque. »

ET LA MARTINIQUE
279
On voit dans la même correspondance que Cassard s'était
rendu à Montserrat « avec 12 vaisseaux de guerre et 30 cha-
loupes ». D'après ce que nous savons de la composition de
l'escadre, cela paraît exagéré. Mais si l'on veut bien se rap-
peler que le commandant Chavagnac partit de la Martinique
pour Saint-Christophe en 1706 avec 31 voiles, dont 24 barques
et 2 navires marchands armés on guerre, on conviendra que,
dans ces conditions, le chiffre de 42 voiles emmenées par
Cassard, à Montserrat, n'a rien de surprenant. Les flibustiers
de la Martinique, très industrieux, ont pu fournir au chef
de l'escadre 6 navires marchands armés en guerre et 30
barques, prises ici pour des chaloupes1. Ces petits bâtiments
étaient nécessaires pour emporter le butin, sinon pour com-
battre. Que de choses on pouvait loger dans les flancs arron-
dis de ces coques, à qui leur faible tirant d'eau permettait
toute approche...
Nous avons, en second lieu, l'état des services de du Buq,
qui prit une grande part à l'affaire de Montserrat, en com-
pagnie de François de Collart, dont la belle conduite est si-
gnalée dans une lettre du Gouverneur général de Phelypeaux.
Il résulte de ces documents que les deux colonels martini-
quais, à la tête de 320 miliciens et flibustiers, aidèrent glo-
rieusement Cassard à réduire Montserrat. L'endroit où les
habitants avaient porté à la hâte ce qu'ils avaient de meilleur
fut découvert, pris et pillé. L'île fut dévastée suivant les in-
tentions du Roi. Le butin qu'on en tira — joint à celui recueilli
à Saint-Christophe et à Nièves en 1706 — concourut à indem-
niser les Martiniquais et les Guadeloupéens des pertes dont
les troupes de Codrington les avaient affligés en 1693 et en
1703. On sait que nos flibustiers avaient une particulière ap-
titude à dépouiller une colonie de tout ce qu'elle possédait de
transportable. Ils purent largement exercer leurs talents à
Montserrat. Le butin y fut immense.
1 Pour aller à ces expéditions, les habitants de nos îles ne se
servaient
que de barques pontées, jaugeant de 25 à 40 tonneaux et davantage.

280
FRANÇOIS DE COLLART
XVIII
Les milices de la Martinique n'ayant pas assisté à l'expé-
dition de Surinam et de Berbice, nous n'avons pas à la dé-
tailler'. Cassard partit le 21 août de la Guadeloupe, rendez-
vous de ses vaisseaux après avoir quitté la Martinique.
Parvenue pour la seconde fois à Surinam, le 10 octobre
1712, son escadre obligea cette colonie hollandaise à capi-
tuler après dix jours de siège et de bombardement. Cette
prise fit beaucoup d'honneur au grand Nantais. M. de Pont-
chartrain en porta la nouvelle au Roi le 4 février 1713, pen-
dant qu'il soupait avec Mme de Maintenon2.
Berbice, attaquée par le baron de Moans, commandant
la Méduse, ne se rendit pas non plus sans résistance. La
rançon de Surinam fut de quinze mille barriques de sucre
payées 3,400 en espèces et le reste en marchandises d'Eu-
rope ; celle de Berbice, de « cens mille escus d'Ollande »,
payés en barriques de sucre, en nègres et en lettres de
change3.
L'escadre, ayant quitté Surinam le 6 décembre, était de
retour à la Martinique le 25. On voit que Jacques Cassard, qui
avait si bien ravagé Santiago et Montserrat, se contenta
d'assez belles rançons pour les deux établissements bataves
de Surinam et de Berbice4. Il agit de même à l'expédition do
Curaçao, qui doit nous intéresser davantage.
1 Un certain nombre de flibustiers martiniquais a suivi Cassard dans cette
expédition. D'après un compte liquidé bien tard (en 1727), on voit que la part
revenant à ces flibustiers, sur des marchandises vendues, partie, en no-
vembre 1712, à Carthagène et à Porto-Bello, partie plus tard en France, se
montait à la somme de 26,934 francs. Leur fut-elle payée? Nous n'en avons
pas trouvé la preuve.
2 Rangeait — cité par M. de la Nicollière.
3 Ces rançons produisirent en argent 1,415,450 francs.
4 Depuis 1814, Berbice fait partie de la Guyane anglaise.

ET LA MARTINIQUE
281
Le 30 décembre 1712, il y eut à la Martinique à bord du
Neptune, que montait Cassard, un « Conseil de guerre tenu,
dit l'intitulé du procès-verbal, pour sçavoir la situation de
l'escadre, des troupes, et les mesures à prendre pour attaquer
Corosso1, où, suivant les derniers avis, il y a sept à huit cens
hommes. M. Cassard demande les avis de ces messieurs
(les officiers) et le renfort jugé nécessaire pour la réussite de
cette entreprise. »
L'unanimité fut pour l'attaque à bref délai et la demande
au Gouverneur général d'un renfort de cinq cents hommes
environ.
M. de Phelypeaux chargea encore une fois Collart de
commander ce détachement et de réunir les volontaires de la
Guadeloupe et de la Martinique qui voudraient participer à
l'entreprise. Collart fut bientôt en mesure de répondre au
désir de Cassard. L'acte renfermant
« les conventions et
charte-partie » a été conservé en entier. Nous pouvons en
donner un aperçu. Il a été rédigé chez maître Lemoyne, no-
taire, à la date du 11 janvier 1713. En voici le début :
« Par devant le notaire royal en l'isle Martinique, soussigné,
furent présents, en personnes, Messieurs CASSARD, capitaine de
vaisseau, commandant une escadre de vaisseaux du Roy, de présent

en cette dite isle, en la rade de ce bourg Saint-Pierre, d'une part;
et François COLLART, escuyer, colonel d'un régiment de milice de
cette isle, stipulant en cette partie pour les autres officiers, habi-
tans et flibustiers qui s'embarqueront avec luy pour l'expédition
entreprise par ledit sieur Cassard sur les Hollandais, ennemis de
l'Etat, d'autre part. »
Le premier article est relatif aux moyens de transport et
aux vivres. Cassard fournira les vaisseaux de son escadre,
« et autres qu'il conviendra, bien avitaillés de vivres du
pays » ; le second règle la manière dont les prises et le butin
seront partagés : Collart fera « la répartition de ce qui luy
1 Ancien nom de Curaçao. Op prononçait aussi Curassol, qui diffère moins
du véritable nom.
COLLART (250)
26

282
FRANÇOIS DE COLLART
reviendra, auxdits flibustiers et habitans »; le troisième a
trait aux blessés, qui seront indemnisés « d'une valeur de
600 escus, et soignés par les chirurgiens de l'escadre «. — « A
esté expressément convenu, dans le quatrième article, que
tout ce qui pourra être pris et enlevé sera porté à la masse
pour être partagé et qu'il n'y aura de pillage que ce qui est
ordinairement accordé aux flibustiers des isles'. » — On lit
dans les cinquième et sixième articles : « Toutes les attaques
seront faites par les troupes, les habitans et flibustiers à
proportion des forces, afin que les uns ne soient pas plus
exposés que les autres. » — « Le sieur Collart roulera avec les
officiers de la marine, suivant l'ancienneté de leurs com-
missions et conformément au règlement du Roy, pour ce qui
regardera le commandement », etc., etc.
Cet acte, dont l'original se trouve aux archives de la Marine,
est instructif en ce qu'il montre que l'on procédait régulière-
ment et avec tout le soin possible pour ces entreprises co-
loniales, si communes alors aux Antilles...
Cassard ne perdit pas un instant; les conventions avaient
été signées le 11, il partit de la Martinique le 13 janvier 1713.
Six bateaux portant les volontaires martiniquais suivaient
l'escadre : l'Atalante, la Mignonne, la Marianne, le Dragon-
volant, la Thérèse, la Gaillarde, commandés, dans le môme
ordre, par MM. de Collart, colonel ; du Prey, lieutenant-
colonel; Bernier, Bonfils, Hude et Bertrand.
Cassard était le 15 à la Guadeloupe. Il y prit un renfort
d'une centaine de volontaires qui furent embarqués sur trois
autres bateaux : le Saint Antoine, le Vainqueur, le Guillaume,
commandés, dans le même ordre, par MM. Testas, Courtin et
la Ferrandière.
Ce paragraphe indique qu'après l'enlèvement par les troupes des mar-
chandises et autres objets d'une certaine valeur, qui formaient le butin
proprement dit, on permettait aux flibustiers de procéder à une sorte de
glanage de tout ce qui avait été négligé dans la première opération. Sou-
vent ce glanage, grâce à l'habileté, à la prestesse et aux connaissances
particulières des flibustiers, valait mieux que la moisson.

ET LA MARTINIQUE
283
L'escadre remit à la voile le 22 et mouilla le 25 devant l'île
hollandaise de Saint-Eustache, que nous connaissons déjà.
Le gouverneur, sommé de se rendre, se rendit. Il fit savoir
que, sur la nouvelle de l'arrivée de l'escadre, les habitants
s'étaient réfugiés à Saint-Thomas et dans les autres îles,
avec leurs effets, et que l'on pouvait disposer de tout ce qui
restait.
Cassard fit prendre les rafraîchissements nécessaires pour
son approvisionnement. Il embarqua trente quatre nègres et
le gouverneur lui remit 13,500 l., seule valeur d'argent qui
restât dans la colonie.
Cassard reprit la mer et mit le cap sur Curaçao1. Le com-
mencement de l'expédition fut loin d'être heureux. On débuta
par un désastre. Le 6 février, en allant faire de l'eau à la
Guayra2, le Neptune, de 66 canons, à une lieue environ de
terre, toucha sur un banc non marqué sur les cartes, et que le
pilote ne connaissait pas. La mer était très grosse. Le vais-
seau s'ouvrit. Tout ce que l'on put faire, en ce péril extrême,
fut de l'échouer à la côte de Caracas, au port de la Caraota,
l'une des trois rivières qui traversent le (erritoire de cette
ville. Les hommes, débarqués à grand'peine, parvinrent à
sauver les mortiers, si précieux pour un siège. Le reste fut
perdu, le vaisseau abandonné, « carcasse crevée et de l'eau
jusqu'au premier pont ».
Cassard fit distribuer son monde sur les autres navires et
se transporta sur le Téméraire, commandé par M. de Ban-
deville. Puis il remit tristement à la voile et mouilla le
15 février en vue de Corossol. Là, toujours soigneux des
formes, Cassard réunit un conseil composé des principaux
officiers de l'escadre. Il voulait savoir l'impression qu'avait
laissée dans l'esprit du personnel le naufrage du. Neptune,
1 Près de la côte de Vénézuela à 10 lieues N.-E. de la terre ferme. L'île de
Curaçao est plus longue que large, 17 lieues sur 5. Elle a sept baies nom-
mées Flye, Sainte-Barbe, Krabraye, Pescadère, Saint-Michel, Sainte-Marie
et Sainte-Croix.
2 Petit fleuve sur la côte de Vénézuela.

284
FRANÇOIS DE COLLART
« ce cruel malheur », dit-il, et connaître l'opinion de chacun
sur ce qu'il convenait de résoudre en la conjoncture.
L'impression avait été des plus fâcheuses. Tant de vivres,
de munitions et d'armes de toute sorte étaient disparus, que
l'on se croyait à la veille de manquer du nécessaire. La très
grande majorité du conseil (9 voix contre 4)1 opina pour
abandonner l'expédition. Curaçao, que l'on
ne pouvait
prendre par surprise, était, selon toute apparence, très bien
défendue. On craignait que le commandant de l'escadre,
jusque-là victorieux, ne ternît sa gloire par un insuccès.
Cassard écouta les avis contraires au projet d'attaque ; au-
cun ne le persuada. Au lieu de discuter, il prononça quelques-
unes de ces paroles dont l'effet sur de braves cœurs n'est
pas douteux: « Je vous connais, dit-il en substance, vous
êtes des intrépides. Avec vous je n'ai rien à craindre et j'ai
tout à espérer. Allons, messieurs, appareillons pour Co-
rossol. » Ou cria: vive Cassard ! et l'on parti rassuré. L'escadre
alla mouiller dans la baie de Sainte-Croix, comme la plus
sûre.
Au milieu de cette manœuvre, que le gros temps rendait
fort difficile, survint un nouvel incident, déplorable encore
pour l'expédition. En arrière de l'escadre, le vaisseau le
Rubis de 56 canons, commandant de Beaudinard, fut emporté
vers l'ouest par les courants et ne put venir au mouillage2...
On le retrouva plus tard à Saint-Domingue3.
1 Collart fut l'un des quatre qui tinrent bon. Voici les termes de son
avis : « M. Collart a 423 hommes de débarquement, tant habitans que
flibustiers. L'on pourra débarquer environ 500 hommes à la fois dans les
chaloupes et canots. Suivant tout ce qui est dit cy-devant, mon opinion est
de faire la descente. Signé : Collart. »
2 Cassard, ne voyant plus le Rubis, avait envoyé deux bateaux flibustiers
à sa recherche pour le piloter. Les deux bateaux disparurent aussi. L'un
d'eux reparut douze jours après. Il portait cinquante Martiniquais, dont
Cassard, comme on le verra, sut habilement exploiter le retour.

3 M. Le Vasseur, commissaire de l'escadre, embarqué sur le Rubis, pro-
fita de la présence de plusieurs officiers de vaisseau et autres, témoins de
la perte du Neptune, pour ordonner une information sur cet événement. Le
procès-verbal est daté, à Léogane (St-Domingue), du 24 mars 1713.


ET LA MARTINIQUE
285
Tout autre que Jacques Cassard eût vu, dans ces deux évé-
nements si rapprochés, un mauvais présage et plié sous les
coups de la fatalité qui le frappait. Lui ne se laissa pas
abattre. Il avait pris sa résolution; rien ne pourrait l'en
détourner.
Cependant la disparition du Rubis, plus fâcheuse en un
sens que la perte du vaisseau-amiral, dont on avait sauvé
tout le personnel, privait l'escadre de 650 hommes.
Il ne restait que 600 soldats, plus 350 habitants et flibus-
tiers, heureusement « tous de bonne volonté ». Quant aux
forces de l'ennemi, les indications rassurantes, précédem-
ment obtenues, n'offraient aucun caractère de certitude. Rien
n'était moins sûr que ces forces ne fussent pas de beaucoup
supérieures à celles dont Cassard allait pouvoir disposer.
Les assiégés d'ailleurs n'allaient pas ignorer les malheurs
survenus à l'escadre. Pour eux, c'était une raison d'opposer
une résistance à laquelle peut-être ils n'auraient pas songé...
Toutes ces réflexions vinrent à l'esprit des officiers. Le chef
lui-même en fut pénétré. Mais s'arrêter maintenant à les
peser avec prudence, était superflu. L'honneur commandait.
Il fallait obéir.
XIX
Le débarquement s'opéra le 18 février, à dix heures du
matin. Cassard mit pied à terre le premier, «. pour donner
l'exemple ». Les officiers et les troupes le suivirent « avec
une vivacité incroyable », et l'on put se mettre en bataille
sans recevoir un coup de fusil. L'ennemi présent à la des-
cente, surpris par la rapidité de l'action, se replia dans un
retranchement élevé sur une hauteur voisine. Sept cents
hommes environ défendaient cet ouvrage construit en pierres
à hauteur d'épaule. Cassard, à la tête de sa troupe, marcha
droit à eux. Salué par une décharge de mousqueterie, il fut

286
FRANÇOIS DE COLLART
blessé, le premier, d'une balle qui lui perça le talon, de part
en part. Cette blessure l'obligea de se retirer sur le Témé-
raire. Il y fut vers midi.
C'était jouer de malheur pour la troisième fois. L'adversaire
n'y gagna pas. Nos troupes, émues de voir Cassard blesse,
conduites par le lieutenant de vaisseau de l'Espinay, s'élan-
cèrent à l'assaut du retranchement, le forcèrent, en chas-
sèrent l'ennemi, lui prirent un drapeau, plusieurs hommes
et cinquante chevaux. A cette première affaire, très san-
glante de part et d'autre, nous eûmes, de notre côté,
cinquante tués ou blessés.
Tandis que Cassard — instruit de la défaite de l'ennemi —
faisait panser sa blessure, il remettait le commandement des
troupes débarquées au capitaine de frégate Bandeville de
Saint-Périer, le plus ancien des officiers supérieurs.
C'est au rapport de ce dernier que nous devons recourir
pour continuer le récit. Ce document, très développé et ré-
digé avec un soin extrême, débute ainsi :
« L'escadre de M. Cassard étant mouillée devant Sainte-Croix à
ouest de l'Isle, environ huit lieues de la ville, n'étant composée
pour lorsque du Téméraire, la Vestale, la Parfaite et la Méduse,
avec six bateaux et un brigantin, dans lesquels étoient embarqués
les habitants et flibustiers de la Martinique et Guadeloupe, au
nombre de trois cent vingt hommes de descente, commandés par
Monsieur Collart, colonel des habitants de la Martinique... »
Nous allons maintenant résumer, jour par jour, l'intéres-
sante relation de M. de Bandeville, qui suit pas à pas tous
les incidents et les opérations du siège.
Vers deux heures de l'après-midi, le nouveau commandant
passe à terre, va reconnaître les troupes, et, considérant que
la plaine est libre, les fait camper dans une habitation dont
M. de l'Espinay s'était emparé à une lieue de la mer. Les postes
établis, Bandeville rend compte de la situation du camp au
chef d'escadre et lui demande ses ordres. Cassard lui fait
répondre qu'il veut réfléchir jusqu'au matin. Le lendemain

287
ET LA MARTINIQUE
19, Cassard écrit à Bandeville qu'il le laisse maître de faire
rembarquer les troupes ou d'aller en avant. Sur ce, Bande-
ville — dont l'esprit de prudence et d'entente sous tous les
rapports est très remarquable — se résout à retourner au
Téméraire pour conférer avec son chef... Ce qui préoccupe
surtout l'un et l'autre est de savoir si l'on pourra se servir
des mortiers. Le malheur a voulu que la provision de fusées
pour différents calibres de bombes se trouvât sur le Rubis
disparu. Après une minutieuse recherche à bord du Témé-
raire, on découvre 130 fusées pouvant à la rigueur s'adapter
aux bombes de ce vaisseau. Bref, la marche en avant est
décidée et les dispositions sont prises pour assurer le trans-
port, par bateaux, des mortiers et munitions, jusqu'à la bat-
terie Pescadère, à une lieue de la ville, située à l'autre bout
de l'île.
Le matin du 20 février, Bandeville retourne au camp et
organise ses détachements en quatre bataillons : le 1er com-
mandé par M. de l'Espinay ; le 2e, par M. de Rutty, l'un et
l'autre de 280 hommes, avec chacun 18 officiers ; le 3e, com-
posé de 320 habitants et flibustiers de la Martinique, com-
mandé par M. de Collart1 ; et le 4e, formé des officiers mari-
niers et matelots détachés de l'escadre, au nombre de 180
hommes, commandé par M. d'Héricourt, le tout donnant un
ensemble de 1170 hommes, en comptant l'arrière-garde et ses
officiers.
On venait d'apprendre par les prisonniers que l'ennemi
prétendait pouvoir nous opposer 3000 insulaires environ
Le 21, dès la pointe du jour, la petite armée se met en
marche dans l'ordre ci-dessus indiqué. Après une heure de
chemin, Bandeville, obligé de suivre un défilé, dominé à
droite et à gauche par des hauteurs, dont heureusement
l'ennemi n'avait pas su profiter, pénètre avec défiance et
précaution dans ce passage étroit. Il eût suffi de quelques
1 Il avait, parmi ses officiers, deux de ses fils servant comme enseignes.

288
FRANÇOIS DE COLLART
pelotons placés en diverses embuscades pour entraver la
marche des assiégeants. En sortant de là, on rencontre une
assez grande maison abandonnée, où la troupe s'arrête et
passe la nuit.
Le 22 février fut une journée des plus rudes. L'armée,
partie au lever du soleil, aperçoit , après une heure de route,
un gros de cavalerie stationnant sur la crête d'un morne que
l'on ne pouvait éviter. Craignant qu'un retranchement ne
soit établi en cet endroit, Bandaville commande la marche
sur trois colonnes. La cavalerie à cette vue quitte la hauteur
et disparaît. On reprend la marche ordinaire. Le morne
gravi, la troupe descend le long d'un chemin creux, qui
se continue entre deux murailles et débouche dans une
petite plaine. En face, au pied d'un coteau, un corps de
soldats hollandais se tient rangé en bataille. On reconnaît
alors que ce monticule est retranché. Derrière une batterie
de neuf petits canons, se trouve un gros d'hommes armés,
au milieu desquels on apercevait des visages noirs. Bande-
villes'arrête, étudie la situation ; puis, tandis qu'il se laisse
voir à l'ennemi comme hésitant, il fait pratiquer à sa droite
une brèche dans la muraille. Son but est de lancer par cette
ouverture un tiers de sa troupe vers une hauteur qui va per-
mettre, en la tournant, de prendre le retranchement à revers.
La trouée faite et le détachement lancé — la marche des
hommes qui le composent étant dissimulée par des accidents
de terrain — Bandeville s'avance à la vue de l'ennemi et fait
disposer en trois colonnes le reste de sa troupe, à l'entrée de
la plaine. Lorsqu'il juge que le détachement chargé de faire
diversion est arrivé sur la hauteur, il marche fermement à la
tête de son monde, vers l'assiégé, afin de l'atteindre à la
fois de face et de flanc. L'important est de bien combiner le
moment de la double agression. L'ennemi était trop occupé
de ce qui se passait devant lui pour s'inquiéter de ce qui
pouvait venir à sa gauche par la hauteur, d'ailleurs consi-
dérée comme impraticable, à cause des raquettes (ronces)

ET LA MARTINIQUE
289
dont elle était couverte. Nos agiles troupiers franchirent ce
vain obstacle comme un coup de vent.
On comprend quels furent la surprise, le trouble, la stu-
péfaction des défenseurs du retranchement en le voyant en-
vahi par ce côté. Pendant que, tournant le dos pour répondre
à cette brusque attaque, ils tirent sur les envahisseurs un
de leurs petits canons chargé à mitraille, Collart et ses
hommes à leur gauche, Bandeville et sa troupe en face et à
leur droite, se précipitent dans l'ouvrage fortifié avec un tel
entrain, une telle fm;ie que l'ennemi épouvanté se débande
aux premières décharges et s'enfuit en désordre dans un
bois qui se trouvait derrière lui. La déroute fut si rapide que
l'on ne put faire que sept prisonniers. Mais on prit trois
drapeaux, neuf canons, des armes jetées à terre, avec les
munitions de guerre et de bouche dont le retranchement ne
manquait pas. L'habile manœuvre de Bandeville avait par-
faitement réussi. Pour ce qui suit dans son rapport, il faut
citer textuellement :
« On ne peut trop exprimer, dit-il, l'ardeur que messieurs les offi-
ciers et les troupes ont eue dans cette occasion, ayant marché avec
beaucoup de vitesse et autant d'ordre que le terrain le permettoit ;
et quoiqu'ils deussent être fatigués de la marche précipitée qu'ils
venoient de faire, ils donnèrent avec toute la vigueur que l'on peut
souhaiter des meilleures troupes du Roy. Les habitants et flibus-
tiers animés par MM. Collart, leur colonel ; Courpon, lieutenant-
colonel; Beltgens1, Marguerine, majors, et quelques autres officiers,
donnèrent à la gauche de nostre second bataillon et presque au
mesme moment ; de mesme que notre troupe de matelots qui estoit
plus à nostre gauche, commandée par M. d'Héricourt, ce qui occupa
la droite du retranchement des ennemis. Il y a eu à cette occasion
qui n'a duré que demy-heure, deux officiers de la marine blessés
légèrement, M. de Raousset, capitaine de grenadiers, et M. d'Erville,
capitaine, qui a eu une contusion, sept soldats tués et douze blessés
entre les deux bataillons; et des habitans ou flibustiers de la Marti-
nique, un lieutenant de tué, un capitaine et deux enseignes blessés2,
1 Gendre de Collart.
2 Les deux fils de Collart, Pierre-César et Louis.
COLLART (250)
27

290
FRANÇOIS DE COLLART
deux flibustiers tués, sept blessés et quatre de nos matelots aussy
blessés. Nous avons esté heureux de n'avoir pas perdu davantage
de monde, y ayant dans ce retranchement huit à neuf cens hommes
de leurs meilleures troupes et trois cens noirs, de l'aveu des prin-

cipaux de la ville et de leurs officiers, nous ayant dit qu'ils avoient
esté si étourdis de la valeur avec laquelle on les attaqua, qu'ils
prirent la fuite avec tant de terreur qu'ils ne peurent rallier vingt

hommes, et se sauvèrent en confusion à la ville qui est à trois lieues
de ce retranchement, et ou ils mirent l'épouvante. Cela fist aussy

que la batterie de Saint-Michel, de douze canons sur le bord de la
mer, fut abandonnée. »

Il est manifeste, d'après ce passage du rapport (comme
d'ailleurs le dira bientôt clairementM. de Phelypeaux), que
les Martiniquais,
« animés par M. Collart, leur colonel »,
combattant à l'égal « des meilleures troupes du Roy », avaient
tenu la plus belle part de cette action. A eux seuls, ils comp-
taient dix blessés, dont trois officiers, et trois tués, dont un
lieutenant. Une demi-heure avait suffi
pour nettoyer un
retranchement défendu par douze cents assiégés et neuf
canons. C'est bien là le fait de cette bravoure irrésistible dont
Collart et ses compagnons nous ont donné tant de preuves.
Bandeville employa le reste de la journée à conduire sa
petite armée vers la batterie de Pescadère, à une demi-lieue
de laquelle il campa. Le matin du 23, la trouvant abandonnée
avec sept canons, dont cinq encloués, et des vivres, il
l'occupa.
Cassard, retenu à bord par sa blessure, ne cessait de
s'entendre avec Bandeville au sujet des opérations du siège.
Chaque jour il lui en était rendu compte et ses instructions
concouraient à diriger nos troupes en marche. Il veillait
aussi à ce que la flottille de chaloupes et de bateaux, envoyée
dès le commencement— portant notamment les mortiers
sauvés du Neptune, dont on allait bientôt faire usage —
cotoyât les bords de l'île1 et suivît la petite armée, afin qu'elle
1 Sa forme tout en longueur facilitait cette manœuvre.

ET LA MARTINIQUE
291
ne manquât pas de vivres et fût nantie de tout ce qu'il lui
faudrait pour attaquer la ville.
Non loin de la batterie de Pescadère, s'étendait un lac,
séparé de la mer par une étroite chaussée. Bandeville la fit
ouvrir pour établir une communication. De cette manière les
bateaux, qui venaient d'aborder au mouillage, allaient pou-
voir transporter les mortiers et les munitions jusqu'à un
chemin conduisant devant la ville. Tandis que s'opérait ce
percement, le commandant, accompagné
de cinquante
hommes alla reconnaître les approches des remparts et
s'assura de l'endroit où les mortiers pourraient être avanta-
geusement placés. Le matin du 24 février, il fit solennelle-
ment avancer toutes les troupes, drapeaux déployés, tam-
bours battants. C'était une manière de prouver à l'ennemi
que le combat de la surveille n'avait nullement ralenti notre
ardeur. Dans la même journée du 24, à quelque distance du
campement, au milieu d'un champ de cannes de millet assez
hautes pour masquer à l'assiégé le travail des ingénieurs,
furent commencés l'épaulement et la plate-forme de la batte-
rie projetée.
Lé lendemain 25, le même travail fut continué et achevé.
Pendant la nuit, « on voitura les mortiers » arrivés par le
lac. Le 26, à huit heures du matin, la batterie étant prête à
tirer, le chevalier de Ligondès, major du second bataillon,
fut envoyé au gouverneur de Corossol pour lui demander
« s'il vouloit laisser mettre sa ville en poussière ou venir à
contribution ». Il répondit « qu'il défendroit la place jusqu'à
la dernière goutte de son sang ». Bandeville transmit à
Cassard cette belle réponse.
L'ennemi jusqu'alors avait semblé indifférent à nos prépa-
ratifs d'attaque. Mais, le 27, des vigies montées au plus haut
des mâts de ses navires, découvrirent les travaux de notre
batterie. Toute l'artillerie de la ville se mit à tonner contre
les mortiers encore silencieux. Son tir mal dirigé ne produisit
aucun dégât. A neuf heures du matin, une lettre de Cassard

292
FRANÇOIS DE COLLART
apporta l'ordre de commencer le bombardement. Trente-
quatre bombes furent tirées jusqu'à une heure de l'après-
midi. On cessa le feu à la réception d'une lettre de Cassard
adressée au gouverneur, à qui elle fut portée sur-le-champ.
Cette missive ne parut produire aucun effet sur l'esprit de ce
fonctionnaire. Cassard en fut informé. Le feu des mortiers
fut recommencé et continué de six heures du soir à huit
heures du matin. On avait tiré en tout cent-vingt bombes. Le
28 février, à une heure de l'après-midi, Bandeville reçut une
nouvelle lettre de Cassard pour le gouverneur. Celle-ci l'ins-
truisait de l'arrivée d'un renfort et l'assurait que s'il ne
voulait entrer en composition, on allait attaquer la ville des
deux côtés. Effectivement, ce jour-là même, l'un des bateaux
« qui s'étoient écartés de l'escadre, » revenu à temps, avait
pu fournir au camp une compagnie de cinquante hommes
des troupes de la Martinique, si redoutées dans l'archipel. Le
gouverneur savait ce fait avant d'avoir reçu la lettre de
Cassard. Cette coïncidence, jointe aux menaces de Bandeville,
de plus en plus pressantes, fit réfléchir le chef batave. Il de-
manda ce que l'on entendait par contribution, en faisant res-
sortir l'extrême pauvreté des habitants de Corossol. Sa lettre
fut portée à bord du Téméraire le 1er mars à minuit. Cassard
n'ignorant pas qu'il ne restait plus à Bandeville que dix
bombes à tirer, à cause du manque de fusées, autorisa le
commandant à traiter comme il pourrait avec le gouverneur.
Enfin, après divers pourparlers qui remplirent les journées
des 2 et 3 mars, la contribution fut arrêtée péniblement à
la somme de cent quinze mille piastres (575,000 francs)'.
Le rapport de M. Bandeville de Saint-Périer est daté « du
camp, devant la ville de Corossol, le 5° mars 1713 » ; celui de
Cassard, du Téméraire, le 18 mars 1713.
Nous ne savons que par la lettre suivante de Collart que
1 « Sans les malheurs qui sont arrivés, dit Cassard en terminant son rap-
port, ils n'eussent pas été quittes à si bon marché... On n'a jamais veu
tant de valleur dans les officiers et dans les troupes. »

ET LA MARTINIQUE
293
l'escadre appareilla le 19 mars de Curaçao pour revenir à la
Martinique. Ce n'est pas seulement à ce titre que nous la re-
produisons. Elle contient des renseignements utiles à con-
naître. C'est d'ailleurs la seule lettre autographe de Çollart
qui nous ait été conservée :
« A Curaçao, le 18 mars 1713.
« MONSEIGNEUR, »
« Je prens la liberté d'informer vostre grandeur au sujet
de l'entreprise de Curaçao1. Je suis persuadé que M. Cassard
vous rendra compte du zelle que j'ay pour le service du Roy,
ayant eu lieu d'estre content de mes troupes2, M. de Phe-
lypeaux m'ayant donné ordre de prendre cinq cents hommes
de la Martinique et de la Guadeloupe pour cette entreprise.
Après la blessure de M. Cassard, j'ay esté sous les ordres de
M. de Bandeville qui a aussy eu lieu d'estre content de moy.
J'ay eu l'honneur, Monseigneur, de vous rendre compte de
l'entreprise de Montsarat, ayant esté commandant des
milices et flibustiers3. J'aurois aussy suivi M. Cassard à celle
de Surinam, si les Anglois n'avoient eu dans leurs isles douze
vaisseaux de guerre, qui auroient pu faire quelque attaque à
la Guadeloupe4. Je vous prie, Monseigneur, de considérer
que, depuis 1685, j'ay toujours commandé dans toutes les
entreprises sans en laisser passer aucune. A cette considéra-
tion, je prie vostre grandeur de m'accorder la croix de Saint-
Louis, ayant mes certificats de services des troupes de France
1 Il est à observer que la lettre de Collart est le seul document de la cam-
pagne qui porte le nom de l'île écrit ainsi. Tous les autres disent : Corossol
Carassol ou Curassol.
» Cela prouve que ces troupes, dirigées par Collart, avaient pris une grande
part à l'assaut du premier retranchement, où Cassard fut blessé.
3 Ce rapport, qui eût pu suppléer en partie à celui de Cassard, n'a pas été
retrouvé.
4 Ce ne fut qu'un bruit.

294
FRANÇOIS DE COLLART
au bureau de M. de Salaberie1. Je puis vous assurer, Monsei-
gneur, que, dans toutes les entreprises où j'ay esté, je n'ay
jamais profité d'un seul sol. Mon seul but n'a esté que de
rendre service au Roy. Je continuerai tousjours mes services
avec le mesme zelle, tant dans mon régiment que dans les
sorties. Je pars demain avec mes troupes pour me rendre
à la Martinique.
« Je suis avec un très profond respect, etc.
« COLLART. »
Cette lettre porte en tête, de la main du ministre : « Ré-
ponse honneste. Il est colonel de milices à la Martinique. »
L'annotation prouvait que M. de Pontchartrain connaissait
bien le nom du signataire, mais elle n'impliquait aucune
décision conforme à la demande...
Cependant M. de Phelypeaux avait fortement appuyé cette
demande dans une lettre adressée au ministre le 20 mai 1713.
Elle est tellement honorable de toute manière pour notre
héros que nous aimons à la reproduire en entier2. Peu d'offi-
1 M. Charles de Salaberry, premier commis à la marine sous cinq mi-
nistres, maître à la chambre des comptes, pourvu en 1710 d'un office de
président en ladite chambre, était né à Charleville en 1659. Il était fils de
Charles-Simon d'Irumberry de Salaberry et de Marie Morel de Vindé, mariés
en 1656. Son frère Vincent de Salaberry de Benneville, « capitaine des vais-
seaux du Roy,» devenu vice-amiral de France (1663-1749), avait eu pour mar-
raine Antoinette-Marie de Collart, sa tante par alliance (1645-1726), mariée
à Charleville en 1660 avec Marius Morel de Vindé, directeur général des
Domaines de France (1632-1686). M. Charles de Salaberry, ayant vu François
de Collart, dans les bureaux à Versailles en 1707, n'avait pu manquer de
lui parler des Collart de Charleville (issus au troisième degré d'Etienne,
l'Elu de Rethel en 1596). Ceci explique comment le souvenir de M. de Sala-
berry était resté au colonel après un entretien qui datait déjà de six années.
Mais Collart ignorait que M. de Salaberry avait quitté la marine en 1710.
2 M. de la Nicollière, à qui elle avait été communiquée, n'en a inséré que
la partie principale dans son remarquable ouvrage sur Cassard (p. 114),
en la précédant des lignes suivantes : — « Parmi les officiers qui se distin-
guèrent (à Curaçao) d'une façon brillante, n'oublions pas M. de Collart. Sa
belle conduite est ainsi appréciée dans la lettre fort honorable que le gou-
verneur de la Martinique écrivit au ministre de la Marine, et à la suite de
laquelle le chef des milices martiniquaises reçut la distinction qu'il am-
bitionnait. » Collart, hélas 1 dut l'attendre encore et se consoler en pensant
que Jacques Cassard ne fut décoré qu'en 1718, après six ans de grade de
capitaine de vaisseau,

ET LA MARTINIQUE
295
ciers supérieurs, dans les milices coloniales, ont mérité et
obtenu un hommage aussi complet:
Lettre de M. de Pholypeaux, Gouverneur général des Antilles, au
ministre de la marine.
« 20 mai 1713, Fort-Royal de la Martinique.
« ... Dimanche 23 d'avril, furent ramenés ici par M. de Collart,
le plus ancien de nos colonels de milices, les habitants et flibustiers
de la Martinique, ainsi que de la Guadeloupe, qu'il avoit conduits à
l'expédition de Corossol, suivant la demande que m'en avoit faite
M. Cassard ; dans une lettre qu'ensuite il m'a escrite, il se loue
extrêmement de la valeur et de la bonne conduite de M. de Collart,
auquel il convient devoir la meilleure partie du peu de succès qu'il
a eu en cette occasion. Nous n'y avons perdu que douze hommes de
nos habitans ou flibustiers. Le fils de Collart y a esté blessé au
visage et trois autres de nos officiers'.
« Collart, deux fois à Monsarat, et en plusieurs autres occasions,
a donné des preuves de valeur. Il en donnera toujours. Il souhaite
ardemment une croix de Saint-Louis et la mérite. Je vous seray
très obligé, Monsieur, si vous jugés à propos de luy procurer cette
grâce.
«... Est revenu de l'expédition de Corossol le sieur Beltgens. C'est
un gentilhomme de la Gueldre espagnole qui a servy seize ans dans
les troupes d'Espagne, capitaine d'infanterie, ou à Madrid, dans les
mousquetaires de Sa Majesté catholique, et cinq ans sur les vais-
seaux du roy, en qualité d'officier bleu Le désir de voyager et de
faire une fortune imaginaire a obligé Beltgens de passer ensuite
dans nos isles, où il n'a manqué aucune des expéditions qui s'y sont
faites, y servant major des armemens Il estoit icy avant moy et y
avoit déjà espousé une fille de Collart, un de nos colonels de milices
duquel je vous ai parlé dans cette lettre. Beltgens est âgé d'environ
40 ans, bien fait et d'une taille assez approchante de la gigantesque.
Il a du mérite et s'est toujours bien comporté icy, outre que son
beau-père est digne que le gendre soit favorisé. Beltgens a, à la
1 Parmi ces trois officiers se trouvait probablement un second fils de
Collart. Une lettre postérieure apprend qu'il perdit t deux de ses fils ». Il est
vraisemblable que, ramenés à la Martinique, atteints de blessures d'abord
considérées comme peu graves, ces deux jeunes créoles finirent par succom-
ber à leur mal.

296
FRANÇOIS DE COLLART
Grenade, une assez bonne habitation qu'il rendra meilleure ayant
du talent pour cela. Il souhaite ardemment d'estre colonel des mi-
lices de la Grenade, ce que je crois qu'on ne peut mettre ici en
meilleures mains. Vous m'obligerez, Monsieur, si vous voulés avoir

la bonté de luy en envoyer la commission... »
« PHELYPEAUX. »
Les endroits qui nous ont frappé dans cette lettre si bien-
veillante n'ont pas dû échapper au lecteur.
Cassard convient devoir à Collart la meilleure partie du
succès qu'il a remporté à Curaçao... Collart, deux fois à
Montserrat, a donné des preuves de valeur. Il en donnera
toujours1... Beltgens a du mérite, outre que son beau-père
est digne que le gendre soit favorisé.
Il est difficile de faire mieux ressortir les titres qu'avait
Collart à la faveur sollicitée pour lui.
XX
La paix d'Utrecht, ayant mis fin aux exploits du grand
Nantais, comme à ceux de l'illustre Martiniquais, va nous
obliger à clore cette longue « quatrième partie », que nous
avons tâché de rendre aussi intéressante que possible...
Quelques lignes encore pour faire entendre comment
Collart et ses compagnons d'armes n'eurent à partager aucun
profit d'argent, venant des expéditions par eux entreprises à
Montserrat, à Saint-Eustache et à Curaçao.
La campagne de Cassard aux Antilles, qui infligea aux
colonies ennemies une perte estimée à plus de trente mil-
lions, ne produisit à son armement que 2,291,693 livres
10 sols 11 deniers (chiffre officiel).
1 Les miliciens et les flibustiers martiniquais, babitués au climat, mieux
nourris, moins fatigués que les soldats de l'escadre, étaient beaucoup plus
vigoureux. Leur pratique, en certaines rencontres, d'étourdir l'ennemi par
des élans bruyants, donnait à ces troupes coloniales une valeur exception-
nelle. L'esprit d'émulation, dans les combats livrés de concert avec les com-

pagnies réglées, exaltait encore cette bravoure surprenante.

ET LA MARTINIQUE
297
Les frais généraux se montèrent à 3,227,155 livres 19 sols
7 deniers1.
Par un arrêt du 12 août 1715, rendu en Conseil, Louis XIV,
reconnaissant le déficit de 935,462 livres 8 sols 8 deniers,
décida que le Trésor royal ferait en sorte de le combler.
Par un autre arrêt du 16 juin 1716, rendu en Conseil après
la mort du grand Roi, cette somme fut réduite, « à cause de
la difficulté des temps », à 625,000 livres, « payables sur les
fonds faits ou à faire pour les huit premiers mois de l'exer-
cice de 1715 ». Autant qu'on peut en juger, cette dernière
somme dut être payée en billets d'Etat aux armateurs de
Cassard. Mais comme ils perdirent au
change environ
125,000 livres, on comprend combien grand fut leur déboire.
De là vint que Jacques Cassard, qui d'ailleurs n'avait pu
sauver sa fortune personnelle généreusement engagée dans
cette triste affaire, conçut, après sa campagne des Antilles,
un sombre chagrin que le temps ne put adoucir, source de
tous ses malheurs... Rien ne put distraire cet homme, « d'une
probité intacte, » de l'âpre idée que tant de braves gens
avaient perdu (au lieu de gagner) à se fier à sa parole, à
son étoile...
La paix d'Utrecht, fille, si l'on peut dire, de l'immortelle
victoire remportée le 24 juillet 1712, à Denain, par le maréchal
de Villars, glorieux sauveur de la France, avait été signée le
11 avril 1713. Elle fut notifiée au Gouverneur général des
Antilles par une dépêche ministérielle du 21 avril. Toutefois
M. de Pontchartrain annonçait, dans cette dépêche, qu'un
nouvel avis serait donné à Phelypeaux pour la célébration
de cette date mémorable. L'ordre, retardé par les délais de
1 Par diverses circonstances difficiles à expliquer, la campagne des An-
tilles, dont les dépenses avaient été prévues pour huit mois, en dura vingt-
sept. Ce nombre, donné par les documents, doit se décomposer ainsi : 10
mois de 1712, 12 mois de 1713 et 5 mois de 1714. Bandeville, embarqué sur
le Téméraire en mars 1712, en fut débarqué en mars 1714. Cassard, embar-
qué sur le Neptune en mars 1712, fut débarqué, du Téméraire en mai 1714.

Le désarmement de l'escadre n'a donc été terminé qu'à cette dernière date.
COLLART (250)
28

298
FRANÇOIS DE COLLART
ratification, ne parvint au Gouverneur général que dans le
courant d'août. La fête, publiée dans toute l'île le 24, fut
célébrée à la Martinique le jour de la Saint-Louis (25 août).
Cette solennité des plus brillantes fut un triomphe pour Phe-
lypeaux qui l'avait organisée1. Tous les corps militaires et
civils de la colonie, réunis, vinrent adresser au Gouverneur
général, représentant le Roi, « un compliment pour la paix »,
qui fut prononcé par le procureur général d'Hauterive.
Phelypeaux y répondit éloquemment. Puis il y eut Te Deum,
salves d'artillerie, grand feu de joie sur la place d'Armes du
Fort-Royal, et le soir feu d'artifice. La principale pièce de
cette réjouissance, élevée sur quatre faces, représentait
autant de sujets différents entourés d'inscriptions de circons-
tance : 1° deux mains passées en foi, soutenant sept cou-
ronnes ; 2° un lion et un coq se tenant chacun par une patte
élevée ; 3° une corne d'abondance d'où les richesses et les
fruits ruisselaient sur la terre ; et 4° la Justice recevant une
balance des mains de la Paix. Les devises dans le même
ordre — écrites en latin seulement — étaient : 1° Quo major
numerus, concordia fortior (Plus on est nombreux, plus on
est fort quand on est uni) ; 2° Quis disjunget ? (Qui nous dé-
sunira ?) ; 3° Abundantia ubique parta (L'abondance est
partout répandue) ; 4° Pacis Justicia soror et cornes (La Jus-
tice est sœur et compagne de la Paix).
« Toute cette machine était surmontée d'une grande figure
représentant la sûreté publique qui foulait aux pieds la dis-
corde et les armes. Pendant que les fenx d'artifice en par-
taient, et que tout se consumait, les vaisseaux rangés dans le
Carénage, au bout de cette place, au nombre de près de
quarante, se trouvèrent en un instant illuminés dans tous
leurs mâts et toutes leurs manœuvres, ce qui fit pendant
deux heures de nuit le plus beau coup d'œil qu'on puisse
imaginer. »
1 La description nous en a été conservée dans les « Annales du Conseil
souverain de la Martinique », publiées par Pierre Dessallés en 1786.

ET LA MARTINIQUE
299
Ces belles allégories, toujours de mode, ne sont guère com-
prises de la multitude, pas plus que le beau latin qui les
entoure. Exceptons-en toutefois la corne d'abondance, dont
tout le monde voudrait la réalité... Cet emblème parla beau-
coup aux regards de nos colons, en cette grande fête de la
paix. Trop souvent détournés de leurs travaux par les ex-
péditions guerrières, ils vont pouvoir enfin augmenter bril-
lamment leurs cultures et leur commerce. Ils en ont le plus
vif désir. C'est avec une noble passion que la Martinique,
après avoir recueilli la gloire, va maintenant chercher à con-
quérir la fortune. Aussi, malheur aux deux chefs présomp-
tueux qui, par excès de zèle, imagineront inconsidérément
d'arrêter cet essor ! Ils ne pourront tenir au choc et dispa-
raîtront.
Nous verrons, dans la cinquième et dernière partie de cette
étude, ce qui nous mène à faire pressentir au lecteur de nou-
veaux et très graves événements. Collart y trouvera sa place
encore. Il y donnera la mesure de sa raison, après nous avoir
offert le spectacle de sa valeur.

CINQUIÈME PARTIE
Prospérité de la Martinique sous le Gouverneur général de
Phelypeaux. Sa mort. Son oraison funèbre. — Le chef d'es-
cadre du Quesne lui succède. Serment de fidélité au Roi.
— Mort de Louis XIV. Le Régent. — Le Conseil de Marine.
— Le commerce étranger aux Antilles. Du Quesne ne peut
résister aux embarras que lui cause cette grave question. Il
est remplacé. — Le capitaine de vaisseau marquis de la
Varenne et l'intendant de Ricoüart. —Rappel de proposition
pour le colonel de Collart. — Instructions du Conseil de Marine
aux nouveaux administrateurs. — Affaire de 1717. Visite de
Collart dans les quartiers sud de la colonie. — Confiscation du
navire espagnol le Saint-François-Xavier, appartenant à la
famille Le Vassor de la Touche. Complot des La Touche, amené
par cette saisie. La cache des 50,000 écus. — La Varenne et
Ricoüart se sont aliéné toute la population martiniquaise.
Révolte des habitants. Le gouverneur et l'intendant sont
arrêtés. Collart prend en vain leur défense. Les révoltés
veulent s'emparer des forts de la colonie. Service rendu à
cette occasion par le cornette de cavalerie Guillaume Geffrier.
— Du Buq est nommé par le peuple commandant provisoire de
la colonie. Energie qu'il déploie dans cette situation. — Efforts
de Collart pour enlever La Varenne et Ricoüart aux révoltés.
— Conduite distinguée de du Buq tout le temps de la révolte.
— Le gouverneur et l'intendant sont embarqués et renvoyés
en France. L'ordre rétabli. — MM. de Peuquières et de Sylve-
canne viennent les remplacer. — Procès criminel des prin-
cipaux révoltés. Condamnés à mort par contumace, ils sont
exécutés en effigie. Amnistie. Pin de l'affaire de 1717. —
Fortune de Collart en 1718. — Sa mort. — Conclusion.

FRANÇOIS DE COLLART ET LA MARTINIQUE
301
I
Phelypeaux ne jouit pas longtemps de son triomphe.
Deux mois après la splendide fête que nous venons de
décrire — organisée par lui à l'occasion de la paix d'Utrecht
— la Martinique prenait le deuil de son Gouverneur géné-
ral. Phelypeaux mourut le 21 octobre 1713. L'oraison funèbre
fut prononcée à l'église Saint-Louis du Fort-Royal, le 9 jan-
vier 1714. On s'était réservé d'imprimer à ce service solennel
tout l'éclat que méritait le personnage.
Sur l'homme distingué par sa naissance, ses hauts emplois,
son administration libérale aux Antilles, que de belles choses
à dire, en flattant par surcroît le ministre, son parent, qui
tenait encore, avec la Marine, les Colonies dans sa puissante
main !
L'éloge était facile. La présence, les départs, les retours
bruyants de l'escadre de Cassard, arrivant, quatre fois diffé-
rentes à Saint-Pierre, chargée du plus riche butin, avaient
donné du lustre au gouvernement de Phelypeaux. La fête de
la paix, célébrée au Fort-Royal, avait prouvé, par sa magni-
ficence, que le défunt s'était attiré des artistes capables, par
leurs œuvres, d'inspirer le goût du beau, du luxe, des eni-
vrements de l'esprit.
La colonie avait eu le spectacle de grandes joies sous
M. de Machault, lors des expéditions mémorables de Cha-
vagnac et d'Iberville. Mais, avec Cassard, ces glorieuses sur-
prises ne finissaient plus. Elles avaient porté au plus haut
degré l'enthousiasme des habitants.
Les armements de flotilles flibustières, renouvelés coup
sur coup, avaient donné à la Martinique une importance jus-
qu'alors sans exemple. Pour elle cette époque exceptionnelle
fut marquante. Ces nombreux marins de l'escadre se mêlant
à la population blanche et colorée ; la venue à terre de ces
brillants officiers de vaisseau accueillis par des acclamations

302
FRANÇOIS DE COLLART
sympathiques ; leur réception chez les colonels de milice se
disputant l'honneur de les héberger; l'aspect des magasins
de Saint-Pierre encombrés d'armes et d'objets de toute sorte;
la vue de cet arsenal sans cesse en mouvement, les entrées,
les sorties, puis les échanges, les ventes de butin !... Quelle
agitation ! Quel orgueil ! Tout cet appareil avait échauffé les
têtes de nos colons enclins à s'émouvoir et semé dans les
esprits des germes d'idées libres, ambitieuses, qui vont se
développer.
Les Martiniquais n'oublieront de longtemps ces années fé-
condes en réjouissances, en dépouilles opimes tirées des co-
lonies étrangères, années où la fièvre de gloire et la bienveil-
lance du chef, rendant tout permis, rendront difficile l'admi-
nistration des successeurs de Phelypeaux.
Nous devions montrer ce vivant tableau de prospérité pas-
sagère. Revenons maintenant à notre récit.
II
La Malmaison, gouverneur de la Guadeloupe (après Auger
passé à Saint-Domingue), avait été appelé à prendre l'intérim
du généralat. Il reçut une commission du Roi à cet effet, le
6 novembre 1713.
On attendait impatiemment le marquis du Quesne, chef
d'escadre (neveu du grand marin de ce nom), choisi par le
Roi pour remplacer Phelypeaux. Que serait ce nouveau
maître? Aurait-on avec lui l'existence aisée dont on venait de
jouir? Peut-être la face des choses allait-elle changer com-
plètement. Autant d'hommes au pouvoir, autant de manières
de gouverner.
En môme temps que du Quesne avait été nommé, le 1er jan-
vier 1714, Gouverneur général des lies du Vent, Blénac, fils
de l'ancien gouverneur des Antilles, s'était vu porté au gou-
vernement de Saint-Domingue, érigé en Gouvernement gé-

ET LA MARTINIQUE
303
néral des lies sous le Vent, dernière création de Louis XIV
aux Antilles : deux Gouvernements généraux dans nos îles
d'Amérique...
Du Quesne parvint à la Martinique le 7 novembre 1714.
Son installation eut lieu le 10 janvier 1715. A cette date, le
Conseil souverain prêta devant lui le serment d'usage. Mais
la principale solennité — celle du serment public — se fît le
12 mars. Les trois corps d'Etat de l'île — Clergé, Noblesse,
Tiers-Etat — se présentèrent avec une certaine pompe au
Gouverneur général entouré de son état-major. Voici, pour
la Noblesse, la formule sacramentelle prononcée par du
Quesne, devant une infinité de gentilshommes rassemblés
l'épée au côté, et à genoux sur un tapis de Turquie, la main
droite levée : « Vous jurez et promettez à Dieu de bien et fidè-
lement servir le Roy, de verser tout votre sang, comme de
bons et vrais gentilshommes doivent le faire pour le service
de Sa Majesté et celui de l'Etat, et que, s'il vient quelque
chose à votre connaissance qui puisse être contre le service
ou la personne de Sa Majesté, vous m'en avertirez. » A quoi
tous ont répondu : « Nous le jurons ! »
Les députés du Tiers-Etat répondirent pareillement, sur
une formule analogue, appropriée au rang des habitants
qu'ils représentaient'.
Cela montre que, dans nos Colonies, comme en France,
rien n'était négligé pour maintenir intact le respect du prin-
cipe d'autorité. Cependant il va recevoir bientôt une terrible
atteinte à la Martinique.
A six mois de la date de cette cérémonie, le Roi, auquel on
avait tant de fois renouvelé promesse de fidélité, expirait à
Versailles.
Le 1er septembre 1715, Louis XIV — si cruellement éprouvé
ces dernières années par les rudes coups dont la mort avait
frappé sa famille — terminait son éclatante et laborieuse car-
rière. Son règne de soixante-douze ans, assemblage gran-
1 Annales du Conseil souverain.

304
FRANÇOIS DE COLLART
diose de succès et de revers guerriers dans les deux mondes
et sur toutes les mers, est resté vénéré. Ce que l'on ne peut
oublier, c'est que le génie français, dans les arts, dans les
sciences, dans toutes les créations, a couronné ce règne
d'une gloire impérissable. Nous nous permettons de rappeler
ici ce que personne n'ignore, parce que la Martinique eut ce
privilège, aux Antilles, d'attirer presque toujours l'attention,
les bienfaits du Grand Roi. Il y fut très regretté. Les docu-
ments le constatent.
La pensée que la couronne allait se poser sur la tête d'un
enfant augmentait l'émotion qui serrait tous les cœurs.
Louis XV, âgé de cinq ans, reçut, comme on sait, le pouvoir
nominal sous la régence de Philippe d'Orléans, neveu du
monarque défunt.
Qu'allait devenir la France entre les mains d'un prince ma-
gnifique, instruit, spirituel, hardi, mais novateur irrésolu et
brouillon dans les affaires les plus sérieuses? Voilà ce qui
donnait à réfléchir...
Le Régent, ayant besoin de s'attacher à la cour beaucoup
de partisans et de s'en faire un appui dans son gouvernement,
remplaça les ministres par autant de Conseils qu'il y avait
alors de départements administratifs, idée fâcheuse qui ne
tarda pas à lui causer de grands embarras.
Le Conseil de Marine fut ainsi composé ; la liste de ses
membres est peu connue :
Les maréchaux Victor-Marie d'Estrées (1660-1737), prési-
dent du Conseil, et René Froulay, comte de Tessé (1651-1725);
les intendants des armées navales, Louis Girardin de Vauvré,
conseiller d'Etat (1650-1724), et François d'Usson de Bonre-
paus (1650-1719) ; les chefs d'escadre, marquis de Champigny,
plus tard gouverneur de la Martinique, et Alain-Emmanuel
de Coëtlogon (1646-1730), plus tard maréchal de France.
Jérôme de Pontchartrain remit l'administration de la ma-
rine, le 1er septembre 1715, au Conseil de ces hommes
éminents, mais dont pas un seul ne connaissait les Colonies.
Du Quesne, aussi bon marin qu'excellent homme, désirait

ET LA MARTINIQUE
305
sincèrement vivre d'accord avec le Conseil de Marine comme
avec ses administrés. Mais la question du commerce étranger,
toujours brûlante aux Antilles, lui amena rapidement des
ennuis, ainsi qu'elle en avait amené à la plupart de ses pré-
décesseurs.
Les gouverneurs s'expliquaient mal l'intérêt qu'avait la
Métropole à empêcher ce trafic. Avant leur départ, on leur
remettait des instructions. Aux Colonies, on avait bientôt
fait de leur persuader que celles concernant l'interdiction du
commerce étranger — provenant de vieilles traditions —
étaient tombées en désuétude. Certaines dépêches, en effet,
parties de Versailles, semblaient contredire ces instructions.
La disette sévissait-elle dans l'île, on tolérait, on encoura-
geait, on ordonnait même les opérations du commerce
étranger.
Le manque de vivres cessait-il de se faire craindre, l'in-
terdiction reparaissait avec son épouvantait de rigueurs :
l'amende, la prison, la confiscation des navires et de leur
chargement.
Les négociants habiles s'arrangeaient de manière à ne pas
trop souffrir de ces gênantes alternatives. Ils obtenaient des
gouverneurs une licence pour continuer le commerce entre-
pris pendant la disette. Si la permission leur était refusée,
ils opéraient en fraude et l'autorité fermait les yeux pour
avoir la paix. Telle était, sous du Quesne, la situation du
commerce étranger pratiqué aux Antilles.
Nous avons là-dessus vingt documents probants. En voici
un qui peut montrer ce que sont les autres. Il contient d'ail-
leurs des renseignements utiles.
Le 8 octobre 1715, le Conseil de Marine adresse à du
Quesne le reproche suivant :
« Après les ordres réitérés qui vous ont été donnés sur le com-
merce étranger, le Conseil désapprouve que vous ayez permis aux
habitans de la Martinique d'aller chercher à la Barbade (colonie
anglaise) des matériaux pour faire des moulins à vent, et d'y porter

306
FRANÇOIS DE COLLART
du cacao, pour en rapporter, en échange, du cidre, de la bière et de
l'eau-de-vie. Les habitans doivent tirer les secours, dont ils ont
besoin, de France ou des îles appartenant au Roi. D'ailleurs, ces
sortes de permissions sont toujours suspectes de plus grands com-
merces, auxquels elles servent le plus souvent de prétexte. Ainsi
vous ne devez en donner absolument aucune pour quelque raison
que ce puisse être. »
On mettait un gouverneur à la torture avec de pareilles
défenses. Les habitants suppliaient, en faisant valoir des
raisons auxquelles il était difficile de ne pas se rendre. Si le
gouverneur faiblissait, l'intendant, avec lequel il se trouvait
toujours en sourde lutte, croyait de son devoir d'avertir le
Conseil et bientôt la foudre administrative tombait sur le
haut délinquant...
Vaucresson ne résista pas plus que ses prédécesseurs aux
effets prolongés de cette désunion. Il fut rappelé en France
vers la fin de 1715, et remplacé dans ses fonctions, le 15 dé-
cembre, par l'Intendant général de Ricoüart, dont nous au-
rons beaucoup à reparler. Un sieur Mesnier prit l'intérim
en attendant l'arrivée du titulaire qui tarda une année
entière...
Cependant, sans que l'on puisse toujours s'expliquer de
quelle manière les bureaux de la Métropole se trouvaient
renseignés au sujet du commerce étranger, aucun fait ne
leur échappait, et, chaque fois, le gouverneur était blâmé.
En 1716, du Quesne reçoit encore cette réprimande :
« Le Conseil de Marine a approuvé que vous ayez renvoyé le na-
vire anglais sans lui permettre de vendre sa cargaison de bœuf
salé. Mais le Conseil estime que vous avez très mal fait d'avoir pris
six barils pour vostre usage, parce que cela est de très mauvais
exemple. »
Assurément ! Mais du Quesne ne put tenir à ce régime. Il
demanda son rappel. Malgré quelques efforts de sa part, il
ne réussit pas à empêcher le commerce étranger. De son
côté, le Conseil de Marine vit que ses idées absolues d'inter-

ET LA MARTINIQUE
307
diction ne pouvaient cadrer avec l'humaine faiblesse d'un
tel gouverneur. Il lui fallait quelqu'un d'énergique pour ob-
tenir un résultat décisif. Du Quesne fut remplacé par le capi-
taine de vaisseau marquis de la Varenne, que l'on choisit et
que Ton styla en conséquence, ainsi que l'intendant de Ri-
coiiart, dont on éveilla particulièrement les défiances à l'égard
du trafic interlope.
Avant de laisser du Quesne revenir en France, n'oublions
pas de mentionner ce qu'il fit pour Collart. Le Gouverneur
général ayant jugé que, proportionnellement aux campagnes
de notre vieil ami, la cour s'était montrée peu généreuse,
avait écrit à Pontchartrain le 17 mai 1715 :
« Le sieur Collart, colonel, pour lequel M. de Phelypeaux vous
avait demandé la croix de Saint-Louis, est un très bon sujet. Il a
plusieurs blessures, surtout la main droite estropiée. Si vous avez
la bonté de lui accorder cette grâce, dont je le crois asseurément
très digne, elle lui donnera encore plus d'émulation. »
Cette lettre, parvenue en France au moment de la mort du
Roi et du remplacement de Pontchartrain par le Conseil de
Marine, ne reçut pas de réponse... Collart fut ensuite obligé
par une circonstance plus loin déduite de faire solliciter une
autre faveur qu'on ne pouvait lui refuser. Elle fut accordée.
Mais cette seconde demande fit négliger la première et le
colonel dut se résigner encore à n'obtenir la croix qu'à une
époque indéterminée. Jamais pourtant (on le voit par la cor-
respondance) il ne lui échappa une plainte, une parole amère.
Il attendit patiemment que justice lui fût enfin rendue.
III
La Varenne et Ricoüart s'embarquèrent ensemble à Brest
pour la Martinique, vers le commencement de novembre
1716, sur la frégate la Valeur, commandée par le chevalier
de Ricoüart, parent de l'intendant.

308
FRANÇOIS DE COLLART
Ils eurent le temps, pendant la traversée, de relire les ins-
tructions qui leur avaient été remises à Versailles et d'en
méditer les conséquences. Deux points y dominaient : la cul-
ture des terres mieux appropriée que par le passé aux be-
soins de la Métropole et à ceux des colons ; l'interdiction du
commerce étranger.
Sur des renseignements intéressés parvenus de quelques
ports de France, le Conseil de Marine s'était imaginé qu'il y
arrivait trop de sucre et pas assez d'autres produits coloniaux
— « comme le coton, la casse, le rocou, l'indigo, le gingembre
et le cacao ». Il fallait donc faire mettre en seconde ligne la
culture de la canne, l'empêcher même, afin d'y substituer
celle des susdits végétaux.
Puis La Varenne devait « interdire aux gens de procès
l'entrée des îles de son gouvernement... » — « ces sortes de
gens étant très dangereuses pour les colonies, où les affaires
demandent à être traitées sommairement, à quoi il doit
exciter les officiers de justice. »
« Sommairement », c'était revenir au temps de du Parquet.
Les mots « officiers de justice » tombant à la fin de cette
phrase, que La Varenne comprit mal, le frappèrent. Il ne les
oublia pas.
Le gouverneur et l'intendant retinrent aussi ce paragraphe,
dont l'objet pouvait s'étendre à toute sorte de détail :
« La police, qui contribue plus que tout autre chose à l'augmen-
tation des colonies pour le bon ordre du travail et l'application des
habitans, doit faire une des plus importantes occupations du sieur
de la Varenne, en la maintenant dans les lieux où il la trouvera
établie, l'affermissant dans ceux où elle aura été négligée, toujours
conjointement avec le sieur de Ricoüart, avec lequel il doit la faire
en commun. »
En résumé, dans ces instructions presque paternelles, si
l'interprétation n'en était pas forcée, les matières qui de-
vaient se partager l'attention de MM. les administrateurs
étaient les cultures, les gens de justice, le commerce étranger
et la police.

ET LA MARTINIQUE
309
Mais La Varenne et Ricoüart, bien que dignes à certains
égards do la confiance du Conseil de Marine, dépassèrent
l'esprit, la portée de leurs instructions.
Dès leur entrée à la Martinique, le 7 janvier 1717, ils pro-
duisent sur le public la plus fâcheuse impression. Ils arrivent
au Fort-Royal : « Les Martiniquais n'ont qu'à bien se tenir, »
dit la Varenne à peine débarqué. Le Conseil souverain vient
les complimenter par la voix du procureur général Lauren-
ceau d'Hauterive : « Allons ! pas tant de phrases, interrompt
La Varenne, les ordres dont nous sommes porteurs con-
tiennent à votre adresse plus de verges que de douceurs. »
Soixante sucreries sont en construction : ordre est donné
par Ricoüart de suspendre, d'abandonner sur-le-champ les
travaux1.
La saisie, l'amende, la prison frappent les maîtres de
navires et les négociants simplement soupçonnés ou à peine
convaincus de commercer avec les colonies étrangères.
Aussi, trois mois après leur installation, dit un mémoire
signé par les plus notables habitants, « la colonie de la Mar-
tinique ne pouvait plus supporter les violences et les injus-
tices de MM. de la Varenne et Ricoüart, qui, loin de chercher
à établir et à maintenir le service du roi et du bien public,
1 Les administrateurs eurent tort évidemment d'agir arec cette précipi-
tation. Les habitants lésés écrivirent au Conseil de Marine pour se plaindre
du grave dommage qui leur était causé. A la date du 17 juin 1717, le
Conseil répondit par la dépêche suivante, qui parvint à la Martinique trop
tard pour être lue par La Varenne et Ricoüart :
« Il vous a été ordonné, messieurs, par le Mémoire du Roi. de l'année der-
nière, d'empêcher l'établissement de nouvelles sucreries aux Iles du Vent,
et le Conseil de Marine a été informé que vous avez rendu une ordonnance
pour les défendre ; sur quoi il y a eu des représentations laites par les ha-
bitans de ces îles, qui exposent qu'ayant fait planter des cannes à sucre
nécessaires et fait les autres dépenses, c'est les ruiner entièrement que de
les empêcher d'établir leurs sucreries. Le Conseil en a rendu compte à M. le
Régent, et Son Altesse Royale a bien voulu leur permettre l'établissement
des sucreries qui sont commencées. Ainsi vous n'y apporterez aucun obs-
tacle et vous aurez soin de leur faire part de la permission qui leur est
accordée. »
Il ressort de cette lettre que les administrateurs, avant de procéder avec
tant de rigueur, auraient dû prendre un nouvel avis du Conseil de Marine.

310
FRANÇOIS DE COLLART
ne travaillaient au contraire, depuis leur arrivée dans cette
île, qu'à détruire l'un et l'autre... »
Dans ce court espace de temps, les administrateurs
s'étaient mis à dos la magistrature, la petite et grande cul-
ture, les détaillants, les milices, les gens de mer et le peuple
des campagnes, que la suppression du commerce étranger
ne manquait jamais d'affamer.
Nous réservons à dessein le fait qui va porter à l'exaspéra-
tion la partie remuante de la colonie. Mais de ce qui précède,
on peut déjà inférer que La Varenne et Ricoüart furent des
plus mal inspirés quand, le 3 mai 1717, ils annoncèrent leur
résolution d'entreprendre une tournée d'inspection générale
dans les quartiers.
D'après leurs propres termes, il s'agissait de tout, et, en
particulier, « de démêler les sentiments des gens du pays,
grands et petits, riches et pauvres, et, par cet examen, nous
mettre en état de rendre un compte très régulier des remarques
que nous aurions pu faire. »
Chaque fois que des chefs de colonie manifesteront, sans
y prendre garde, ces visées policières, ils s'exposeront à la
haine de leurs administrés.
Cependant, indice que toute prudence ne leur semblait pas
superflue, La Varenne et Ricoüart prièrent Collart — qui, sans
y chercher, avait gagné toute leur confiance de vouloir
bien parcourir les bourgs qu'ils projetaient d'inspecter en
premier lieu, afin de s'assurer de l'état des esprits.
Le colonel employa la semaine avant le dimanche de la
Pentecôte à remplir cette mission.
Peu apte à pénétrer les mystères d'une situation téné-
breuse, Collart se plut à constater que la tranquillité régnait
partout sur son passage. On se plaignait seulement de la ra-
reté des vivres, cause de leur excessive cherté. Prenant sur
lui d'adoucir l'amertume de ces plaintes, Collart dit être in-
formé que plusieurs navires, chargés notamment de bœuf
salé, étaient partis de Nantes pour la Martinique, et que d'un
jour à l'autre on les verrait arriver.

ET LA MARTINIQUE
311
L'état des esprits exigeait que l'on ne crût pas à l'assurance
donnée par l'envoyé du gouverneur. La nouvelle fut regardée
comme inventée par notre colonel, et, sans savoir pourquoi,
on se défia de lui. Le service, bien innocent, rendu à La Va-
renne et à Ricoüart, faillit lui devenir funeste. Et pourtant,
au sujet des vivres, il avait dit vrai. On le reconnut bientôt.
Collart alla rendre compte de son voyage aux administra-
teurs. Ils ne virent dans son récit rien qui pût arrêter leur
projet d'inspection...
Le 26 avril, la frégate la Valeur, qui avait amené le gou-
verneur et l'intendant, était partie de Saint-Pierre, emportant
leurs dépêches, ainsi que les plaintes des habitants relatives
à l'arrêt des travaux dans les sucreries en construction, et
auxquelles il fut répondu par le Conseil le 17 juin.
La présence d'un bâtiment de l'Etat aux abords d'une
colonie est toujours un soutien pour ceux qui l'administrent.
Le départ de la frégate fut regrettable pour La Varenne et
Ricoüart. Il ne restait à la Martinique, en partance pour
France, que le brick le Gédéon, navire marchand de la Ro-
chelle, qui prendra singulièrement place dans le récit.
Revenons au Fort-Royal, où vient de se produire le fait
important que nous avons annoncé.
A la date du 1er mai 1717, La Varenne informe le Conseil
de Marine « qu'une sédition est survenue à la Guadeloupe
à cause des vivres qui manquent par suite de la suppression
du commerce anglais ».
Rien n'était plus capable, ce semble, de suggérer des
réflexions salutaires au gouverneur. Mais la nouvelle qu'il
transmet ne lui apporte aucun enseignement. La Varenne
avait au bout de la plume une autre information, suivant lui,
beaucoup plus intéressante.
Dans la même lettre il relate :
« La nuit du 23 au 24 avril, un vaisseau espagnol, nommé le
Saint-François-Xavier, est venu mouiller au Fort-Royal... Le
lendemain, le capitaine vint à terre me demander la permission de

312
FRANÇOIS DE COLLART
faire des vivres et d'entrer dans le Carénage, ce que je lui accordai
avec des termes très gracieux.
Aussytost que M. Durand, capitaine
de port,
l'eust amarré dans le Carénage, j'envoyai à bord un déta-
chement de vingt hommes, commandé par M. de Poincy, qui s'em-
para dudit vaisseau venant de la Vera-Crux, dans lequel on a
trouvé 25,000 piastres. C'est au sieur Latouche de Longpré qu'il était
adressé, comme commissionnaire. Il réclame 5,000 piastres qu'il
dit lui appartenir. »
Sans doute La Varenne et Ricoüart avaient été prévenus
par quelque dénonciateur intéressé. Car, il est peu probable
que, si résolus qu'ils fussent de prouver leur zèle au Conseil
de Marine, ils se soient exposés à saisir le navire d'une na-
tion amie, sur laquelle régnait le petit-fils de Louis XIV.
En fait, le Saint-François-Xavier appartenait à Longpré. Il
avait profité du départ de M. du Quesne pour le fréter sous
pavillon espagnol, avec capitaine et équipage de la même
nation. Le navire ayant porté à la Vera-Cruz des marchan-
dises martiniquaises, était revenu au Fort-Royal avec les
fonds de sa cargaison vendue et un chargement de cuirs.
Longpré qui habitait aux environs l'avait fait entrer au Ca-
rénage, afin d'en opérer le déchargement pendant la nuit.
Des particuliers, venant s'établir dans la colonie et à qui ap-
partenait la majeure partie des 25,000 piastres, avaient pris
passage à la Vera-Cruz pour la Martinique sur le Saint-
François-Xavier.

Le Gouverneur général, d'accord avec l'intendant, confis-
qua le tout : piastres, cargaison et bateau.
C'était violent !... Ils ne connaissaient pas (ils ne connurent
jamais) toute l'importance de leur saisie. Certes Longpré
avait de quoi gémir. La perte de ses cuirs et de ses piastres
(peut-être définitive) le chagrinait beaucoup. Mais la confis-
cation de son navire l'exaspérait. Voici pourquoi :
A l'avant du Saint-François-Xavier, il avait fait pratiquer
une cache, qui, pour l'instant, renfermait 50,000 écus, dont
son père, ses frères, ses neveux et lui-même, avaient chacun
leur part.

ET LA MARTINIQUE
313
Ce fut une histoire très curieuse que la reprise du trésor
dans la cache : nous la raconterons en temps et lieu. Bor-
nons-nous à dire ici sans retard que les principaux intéressés,
appelés en conférence secrète pour se concerter après l'évé-
nement, résolurent d'affronter tout péril, tout obstacle pour
récupérer leurs écus. Ils jurèrent de s'entr'aider afin d'ob-
tenir ce résultat.
Pour être à même de bien envisager l'affaire de 17171, qui
va prendre à la Martinique une portée considérable, il faut
connaître la famille Le Vassor de la Touche2.
IV
Son glorieux chef, Samuel-François Le Vassor de la Touche,
colonel de milice de la promotion Collart (1705), avait épousé
Marie-Madeleine d'Orange, dont le nom nous est déjà connu.
En première ligne, cinq enfants étaient issus de ce mariage :
1° Charles-Lambert Le Vassor de la Touche, lieutenant-co-
lonel du régiment de son père; 2° Charles-François Le Vassor
de Beauregard, capitaine de cavalerie ; 3° Alexandre Le Vassor
de Longpré, capitaine d'infanterie, marié le 12 juin 1713,
avec Françoise Courtois ; 4° Marie Le Vassor, épouse de
Robert Giraud du Poyet ; et 5° Françoise-Rose Le Vassor,
mariée, le 12 janvier 1700, à.Louis-Gaston de Cacqueray-Val-
menier, lieutenant de Roi, résidant au Fort-Royal.
1 M. le sénateur baron de Lareinty, qui tient anciennement de nous un
précis de l'affaire de 1717, où figurèrent si honorablement ses ancêtres du
Buq et Baillardel, se retrouvera en pays de connaissance dans cette partie

de notre étude.
2 Trois frères Le Vassor (que l'on dit originaires de Paris) figurent dans le
recensement de 1671 : 1° François Le Vassor, capitaine de milice à Saint-
Pierre, qui fut nommé conseiller au Conseil souverain de la Martinique du

2 décembre 1675 ; il n'eut de Marie Dorothée Dyel, sa femme, qu'une fille qui
épousa en 1699 le marquis de la Rosa, vice-amiral des galions d'Espagne ;

2° Nicolas Le Vassor de la Chardonnière, mort lieutenant-colonel du régiment
de la Capesterre ;
Le Vassor de la Touche, dont les titres de noblesse ont
été enregistrés au Conseil souverain de la Martinique, le 3 janvier 1708. —
Cette famille de la Touche n'avait aucune parenté avec les Pellerin de

la Touche, dont nous avons parlé dans la 4e partie.
COLLART (250)
29

314
FRANCOIS DE COLLART
De plus, par sa femme, La Touche était parent des d'Orange,
des Papin, des Le Roux de Chapelle, des Cattier, des Ra-
guienne, des Platelet de Lagrange, etc., etc., et tout ce monde
là avait des enfants déjà grands.
Tous les officiers servant sous les ordres de La Touche
lui étaient parents ou alliés, à l'exception néanmoins de
Charles Baillardel, capitaine dans son régiment'. Ainsi que
que nous le verrons, il faillit payer cher cette absence com-
plète de parenté avec les La Touche. Sa voix manquait au
concert de soumission servile incessamment chanté en l'hon-
neur du colonel.
En 1717, La Touche, bien qu'âgé de près de 80 ans, était très
vert encore et très actif. Il commandait en roi à son innom-
brable famille.
Or presque tous les membres de cette famille, directement
ou indirectement, pratiquaient le commerce étranger. Anglais,
Espagnols, Hollandais trouvaient ce qu'ils voulaient chez
eux en leur versant l'or ou l'argent à pleines mains. Valme-
nier, lieutenant de Roi au Fort-Royal, leur beau-frère, leur
rendait la surveillance aussi douce que possible.
Peut-être les La Touche et leurs adhérents n'avaient-ils pas
tout à fait tort d'agir ainsi.
Le commerce de nos colonies avec les nations étrangères
avait une raison d'être extrêmement naturelle. La Métropole,
en échange de tout ce qu'on lui fournissait, devait ou payer
comptant, ou envoyer des vivres et autres marchandises de
bonne qualité en quantités correspondantes. Elle ne faisait
1 Père de Désir-Magloire Baillardel de Lareinty (1707-1777), commandant du
Lamentin, chevalier de Saint-Louis Charles (2e du nom), né en 1669,
était enseigne de milice de la paroisse des Anses d'Arlet en 1696. Il
avait épousé, le 30 janvier de la même année, Mlle Marie-Catherine de
Lahaye de Saint-Hilaice. Il prit part aux expéditions de Nièves et de Mont-
serrat (1706-1713), et fut nommé, le 10 mai 1715, capitaine de la compagnie

colonelle du régiment La Touche, au quartier du Lamentin, par commis-
sion de M. le Gouverneur général du Quesne. Charles, petit-fils de Pierre
que nous avons vu fonder famille à la Martinique, est le trisaïeul de
M. le sénateur baron de Lareinty.


ET LA MARTINIQUE
315
convenablement ni l'un ni l'autre. Aussi nos Colonies re-
couraient-elles à l'étranger, dont les transactions, par l'in-
termédiaire de ses îles voisines, étaient immédiates, faciles
et lucratives. Le commerce étranger était devenu pour le
peuple une nécessité, pour les colons industrieux une cause
de richesse.
Cependant beaucoup de colons s'abstenaient d'employer ce
trafic défendu par les ordonnances. L'habitant scrupuleux
gémissait en obéissant. Les autres, sans se plaindre, se
livraient secrètement à leur négoce interlope, et, par toutes
sortes de moyens subreptices, ils arrivaient presque toujours
à bien terminer leurs opérations.
Ainsi faisait la famille Le Vassor de la Touche. Ayant réussi
jusqu'alors à échapper à la surveillance où, si l'on veut, à
imposer, elle vivait en bons termes avec l'autorité. Mais elle
devint redoutable au gouvernement de la colonie, du jour où
celui-ci voulut mettre obstacle au commerce dont elle se
rendait coupable, sinon aux yeux de la conscience publique
plutôt jalouse, du moins aux yeux de ce qui représentait
alors la loi.
La Varenne et Ricoüart avaient fait tout ce qu'il fallait
pour devenir les victimes de cette faction dominante. Ils
avaient fatalement préparé les circonstances de leur chute,
en mécontentant tout le monde et les La Touche.
Il faut maintenant que nous disions comment et en quoi la
rivalité se mit entre ceux-ci et trois autres grandes familles
qui doivent ici nous intéresser également : les Collart, les
Baillardel et les du Buq. Cette dernière surtout pouvait se
vanter d'avoir, à son actif de notoriété martiniquaise, l'anti-
pathie des La Touche.
Les fortunes ne procédaient pas de la même source» Celles
de ces trois familles tiraient uniquement leur importance de
l'envoi régulier en France des excellents produits do leurs
propres cultures. Cette différence portait ombrage aux La
Touche. Ils auraient voulu que leur exemple fût suivi, afin

316
FRANÇOIS DE COLLART
que l'on pût se prêter un mutuel appui dans la pratique du
commerce étranger. Rien n'y fit. La conduite des Collart, des
du Buq et des Baillardel fut inébranlable. Ce n'était pas l'idée
seule du devoir qui dominait à cet égard dans leur esprit.
Gentilshommes ayant prêté serment de fidélité au Roi, ils se
tenaient d'autant plus fermes sur ce point que les autres
avaient une tendance plus marquée à s'émanciper. Ils se con-
tentaient de souhaiter que le progrès amenât légalement la
liberté du commerce, dont leurs rivaux jouissaient par
avance en fraude1.
Les La Touche, également de la noblesse, tenaient bien à
leur foi politique. Mais ils avaient gagné, à de fréquentes
relations commerciales avec les Anglais et les Hollandais,
une facilité de principes qui les fit céder à la pression des
circonstances. Ce fut, au grand dommage de l'ordre, qu'une
certaine classe de citoyens, très populaire à la Martinique,
concourut à renverser sens dessus dessous. Le peuple com-
manda ; les chefs durent obéir.
Ceci nous oblige à dire un mot de la flibuste.
Pour qui connaît l'histoire des îles d'Amérique, l'exercice
du commerce étranger avait des liens de parenté fort étroits
avec l'ancienne et glorieuse flibuste. A cette sorte de franc-
maçonnerie coloniale nous avions dû, comme on sait, un peu
Saint-Christophe et beaucoup Saint-Domingue. On a vu avec
quel succès Cassard employa, dans sa campagne de 1713, des
volontaires flibustiers joints à des volontaires miliciens. La
différence entre les uns et les autres consistait en ce que le
mobile des premiers était mercenaire ; celui des seconds, che-
valeresque. Les miliciens se battaient bravement par amour
de la gloire ; les flibustiers, avec autant d'ardeur, par amour
de l'argent. Ils avaient, dans les faits de guerre, la passion
du pillage2.
1 L'avenir réalisa leurs vœux, et ce fut un du Buq, sous le ministère de
M. de Choiseul, qui fit établir la liberté du commerce colonial, à certaines
conditions. La Métropole, au lieu d'y perdre, y gagna beaucoup.
2 Leur nom corrompu de flibustiers (friboutiers vient de deux mots an-
glais : free booters, francs pillards.

ET LA MARTINIQUE
317
Cependant peu à peu cette race de corsaires amphibies, dont
l'élan et la bravoure étaient irrésistibles, et qui, au repos,
vivait dans les jouissances du luxe et de la bonne chère, cette
race étrange s'adoucit, se disciplina et finit par se fondre
avantageusement dans chacune de nos colonies. Les petits-fils
des plus enragés corsaires devinrent de paisibles cultivateurs.
Mais il faut avouer que ceux qui avaient sucé, à leur ber-
ceau, le lait de la flibuste, héritaient d'idées et d'habitudes
d'indépendance peu en harmonie avec les principes du pou-
voir royal. Ces idées-là, exaltées par la prétention qu'avaient
manifestée les administrateurs d'empêcher le fonctionne-
ment des sucreries, d'y substituer de nouvelles cultures, de
réduire enfin la colonie à la portion congrue, ces idées-là fer-
mentèrent avec une foudroyante rapidité sous le gouverne-
ment du marquis de la Varenne... La confiscation du navire
espagnol fut le signal de leur explosion.
Tant que les La Touche purent opérer sans encombre avec
l'étranger, rien ne vint troubler leurs rapports avec les
représentants du pouvoir. Du jour où il fut avéré que le
mécanisme de leur fortune ne pouvait plus fonctionner, ils
condamnèrent sans appel les deux hommes qui osaient
braver le danger de leur nuire.
Du même coup, ils n'auraient pas été fâchés de compro-
mettre un peu leurs rivaux, en leur mettant sur le dos la
responsabilité d'une échauffourée, au cas où l'affaire tournât
mal.
Ce fut dans ce double but que La Touche père trama le
complot, de concert avec le procureur général d'Hauterive,
si injurieusement apostrophé par La Varenne.
Le vieux colonel réunit dans l'ombre par escouades ses
fils, petits-fils, neveux, petits-neveux, gendres, etc., les
échauffa, les persuada et disposa les rôles suivant le caractère
de chacun. Six de ses neveux, capitaines ou aides-majors,
furent particulièrement employés par lui. Ce furent Bour-
gelas, Lépine-Dupont, Cattier, Belair, Labat et d'Orange.

318
FRANÇOIS DE COLLART
Les deux premiers, messagers secrets des instructions du
maître, furent chargés de préparer les esprits pour un pro-
chain gaoulé, mot d'origine caraïbe qui signifiait : assemblée
pour faire un coup...
La cause réelle de la révolte n'étant connue que des seuls
initiés, quel était le but donné par les meneurs? Faire,
paraît-il, une pâle copie du parlement anglais.
« Il s'agissait de rendre cette isle libre, que le commerce
serait ouvert à tout le monde et qu'il y aurait deux Chambres
pour gouverner, composées, l'une de la noblesse, et l'autre
du peuple. »
Telles furent textuellement les paroles que Bourgelas
insinua dans son message à Charles Baillardel. Celui-ci, ne
considérant pas comme sérieuse une semblable proposition,
dédaigna d'y répondre. On voit du reste que le « vieux
flibustier » (comme du Buq appelait La Touche) n'y allait pas
de main morte, en supposant toutefois que l'idée de ce
système de gouvernement colonial provînt de lui. On devine
que s'il avait jeté'en l'air de pareils projets, c'était afin d'atti-
rer à sa cause les têtes chaudes de la colonie.
Quoi qu'il en soit, les capitaines Cattier, Belair, Labat et
d'Orange, hommes résolus et forts, furent désignés après
débat pour la partie la plus difficile de l'entreprise. Pour
eux, c'était une question de vie ou de mort. Aussi, bien que
doués d'un caractère énergique, ils n'acceptèrent cette mis-
sion redoutable que sur les promesses formelles de La Touche
de les soutenir de son argent, de son crédit et des forces
miliciennes dont il disposait pour les sauver en cas de réel
danger.
En voyant comment le projet de complot s'exécuta, on
pourra juger si la trame en avait été habilement ourdie.

ET LA MARTINIQUE
319
V
La Varenne et Ricoiiart, partis du Port-Royal le jeudi
13 mai 1717. s'embarquèrent en canot, dans l'après-midi,
avec uh secrétaire, trois gardes et trois domestiques. Ils
devaient être rejoints en route par les officiers et fonction-
naires dont le concours leur serait nécessaire. Collart et
d'Hauterive furent du nombre, avec un ingénieur, un capi-
taine d'artillerie, le grand voyer et l'arpenteur général.
Ils commencent leur tournée par le lieu dit l'Acajou, situé
dans la baie du Fort-Royal, au quartier du Lamentin, à
gauche, vu de la mer. C'est là que se trouvait l'habitation du
colonel de la Touche, où les conjurés s'étaient maintes fois
réunis, à la fin d'avril et depuis le commencement de mai.
La Varenne et Ricoüart (preuve qu'ils ne se doutaient de
rien) y vont dîner et coucher. Le colonel les reçoit aussi gra-
cieusement que le gouverneur avait accueilli le capitaine du
navire espagnol : « ce que je lui accordai en termes très gra-
cieux », suivant ses propres mots.
Le vendredi 14, La Varenne et Ricoüart passent au bourg
du Lamentin, où ils font la revue de la compagnie colonelle
du régiment La Touche, commandée par Charles Baillardel, et
de la compagnie de cavalerie, attachée audit régiment, com-
mandée par Le Vassor de Beauregard. Ils assistent à la messe,
puis vont dîner et coucher à l'habitation de M. de Saint-Cyr,
paroisse du Trou-au-Chat, aujourd'hui Ducos.
Le samedi 15, ils se rendent chez M. Cornette1, font la re-
vue de sa compagnie appartenant au régiment La Touche,
puis vont dîner et coucher à l'habitation du conseiller Pain,
dans la paroisse du Cul-de-Sac-à-Vaches, située au côté droit
de la baie du Fort-Royal.
Dans, leur rapport, La Varenne et Ricoüart résument les
1 Antoine Cornette, qui s'était distingué à la défense du Fort-Royal en
1674, avait eu deux fils : Cornette l'aîné, et Cornette de Saint-Cyr

320
FRANÇOIS DE COLLART
diverses affaires réglées « sommairement » par eux entre les
habitants. Ce détail, pour nous sans intérêt, prouve qu'ils
s'occupaient de bien des choses que la justice seule aurait pu
démêler. Il est difficile de savoir, au pied levé, qui a vrai-
ment raison ou tort dans certaines contestations, relatives,
par exemple, à des terrains en litige.
Le lendemain 16 mai, jour de la Pentecôte, après avoir en-
tendu la messe et dîné chez M. de Montigny, La Varenne et
Ricoüart se rendent par mer à la Petite-Anse-d'Arlet, quar-
tier du Diamant1. Ils y font la revue de la compagnie colo-
nelle du régiment Collart, commandée par M. de Montigny,
et vont dîner chez Labat, l'un des principaux conjurés, où
du reste ils passent la nuit.
Profitons de leur sommeil pour nous tenir au courant de ce
qui se machine contre eux en d'autres quartiers de la colonie.
Les forces de la révolte vont se mettre en branle.
Le colonel du Buq (celui-là même que nous avons suivi
avec Collart dans toutes ses campagnes), entendant l'office à
l'église de la Trinité avec M. de Martel, venu passer une se-
maine chez lui, observa « qu'il y avait bien peu d'hommes à
la messe ». Cette indifférence, un jour de grande fête, lui
parut singulière. Il en fit la réflexion.
— Est-ce que vous croyez, lui dit M. de Martel, aux bruits
qui ont circulé, ces derniers temps ?
— Dame ! répondit du Buq, il y a bien des étourdis dans
ces parages et bien des misères dans la colonie.
La circonstance eût certainement été oubliée si, la nuit du
dimanche au lundi, les conjurés n'avaient commencé à exé-
cuter le plan combiné par le vieux La Touche.
Partant de l'Acajou, ils s'étaient divisés en trois colonnes :
la première s'était rendue à Sainte-Marie, dans les hauts de
l'île; la seconde,à la Trinité,un peu plus bas, et la troisième,
au Diamant, où se trouvaient alors La Varenne et Ricoüart.
1 Doit son nom à l'éclat de salines qui reflètent les rayons du soleil, à son
lever, dans cette partie de la Martinique.

ET LA MARTINIQUE
324
Deux heures avant le jour, à la Trinité, du Buq est réveillé
par son nègre veilleur. On frappe à la porte do l'habitation.
Il y a du tumulte. Le colonel fait ouvrir. Soixante hommes
armés pénètrent dans sa chambre. Voici le dialogue qui s'en-
gage entre lui et cette troupe1 :
— « Qui vous amène ? — Colonel du Buq, dit l'un des con-
jurés qu'il ne connaissait pas, nous venons vous chercher de
la part de la colonie. — Et pourquoi faire ? — Pour renvoyer
MM. La Varenne et Ricoüart dont nous avons assez, vous le
savez bien. — Personnellement, je n'ai pas à me plaindre de
ces messieurs. Parlez pour vous ! — Nous, nous ne suppor-
terons pas davantage leur tyrannie. — Et de quel droit venez-
vous troubler mon repos pour une cause qui m'est étrangère ?
— Du droit du plus fort, crie quelqu'un sans se montrer. Il
faut marcher avec nous de bonne volonté ou nous vous y for-
cerons. — Messieurs, je ne marcherai pas. Je ne veux pas
me mettre on lutte ouverte avec les représentants du Roi. —
Choisis ! conclut une voix: c'est nous suivre ou la mort et le
feu chez toi !... »
Sur ces entrefaites, un nouveau tumulte se fait entendre
au dehors, et du Buq voit arriver une nouvelle troupe avec
les colonels de Jorna et La Guarigue de Survilliers. Ils
viennent à lui tout émus. On les avait entraînés jusqu'à l'ha-
bitation. Rien qu'en les voyant du Buq comprend que, pro-
visoirement, toute résistance est inutile. Ses fils prévenus
accourent et reçoivent ses ordres sans dire mot. Puis,
après quelques préparatifs, les trois colonels montent à
cheval et l'on se met en marche. Au commencement, du Buq,
Jorna et Survilliers sont placés au centre de la troupe, qui se
dirige vers le quartier du Robert par le chemin du Gros-
Morne. Plus on avance, plus la troupe grossit. Les insurgés
sortent par grappes des taillis, et bientôt du Buq se voit
entouré d'un millier d'hommes, lui en tête, Jorna et Survil-
liers un peu en arrière.
1 D'après les déclarations écrites très détaillées de du Buq.

322
FRANÇOIS DE COLLART
De la Trinité au Lamentin, avec les détours, il n'y a guère
moins de six lieues. La troupe s'arrête en route pour manger
et se reposer. Laissons-la continuer sa seconde étape et reve-
nons à La Varenne et à Ricoüart, qui se lèvent chez Labat...
Le matin du 17 mai, lundi de la Pentecôte, on les conduit
au bourg du Diamant. La compagnie de cavalerie attachée
au régiment Collart, commandée par M. de Sanois, est passée
en revue. Puis, après avoir entendu la messe avec leur suite,
le gouverneur et l'intendant, ainsi qu'il avait été convenu
d'avance, sont retenus à dîner au presbytère par M. Roussel,
lieutenant-colonel dudit régiment, homme fort estimé dans
la colonie.
Assistaient à ce repas d'apparat : Roussel (en réalité
l'amphitryon), Collart, d'Hauterive, Malherbe, capitaine d'ar-
tillerie ; du Joncheray, grand voyer ; Petit, arpenteur général ;
La Roulais, ingénieur, et d'autres, le curé, par exemple...
Unincident, bien inattendu assurément de tous les convives,
vint troubler les derniers moments du festin.
Au milieu de la gaieté qui règne d'ordinaire à la fin d'une
telle réunion, le sieur Eynaud, lieutenant de cavalerie milice
(fidèle sujet, lisons-nous quelque part), se présente mysté-
rieusement et prie le Gouverneur général de vouloir bien lui
accorder quelques minutes d'entretien. La Varenne, sans
réfléchir, lui dit de parler, qu'il n'y a ici de secret pour per-
sonne. Eynaud commence à regretter d'avoir entrepris cette
démarche. Sa communication n'est pas de nature à être
entendue par d'autres que le gouverneur et l'intendant. Enfin,
sur un ordre formel après avoir beaucoup hésité, le lieute-
nant déclare être venu prévenir « ces messieurs » de se tenir
sur leurs gardes, parce qu'il y a complot de les arrêter dans
la soirée.
— Qui vous a dit cela? interroge La Varenne. — Ma femme,
répond Eynaud. — Et qui doit nous arrêter? — Je l'ignore.
— Avez-vous connaissance de quelque chose ? dit le gouver-
neur, s'adressant aux convives.

ET LA MARTINIQUE
323
La réponse est négative. Bref. La Varenne conclut : « Dites
que cet avis, surprenant de toute façon, ne doit pas nous em-
pêcher de continuer notre tournée. N'est-ce pas, messieurs ? »
L'assistance approuve.
Eynaud se retire confus. Persuadé qu'il a fait un pas de
clerc, il croit sans danger de raconter les circonstances de sa
démarche. Une bande de conjurés, sous prétexte de lui faire
répéter son récit, le conduit à l'écart, et, pour lui apprendre
à se taire, le maltraite cruellement. Il est roué de coups.
Pour éviter une telle avanie à ce « fidèle sujet », à eux-
mêmes ce qui va suivre, comment auraient dû procéder le
gouverneur et l'intendant mieux inspirés ? Ecouter ce brave
homme au dehors, lui recommander la discrétion, le conser-
ver près d'eux pour plus de sûreté ; rentrer dire que leur
présence était nécessaire au gouvernement; se faire accom-
pagner jusqu'à leur embarcation, regagner le Fort-Royal,
s'y mettre en défense... la révolte était manquée ! Mais, là
comme ailleurs, la prudence fit complètement défaut à La
Varenne et à Ricoüart. Ils le sentirent si bien que leur rela-
tion est muette sur cet incident, connu par d'autres pièces
parvenues en France après l'affaire.
Vers quatre heures de l'après-midi, sans plus s'inquiéter,
La Varenne et Ricoüart montent à cheval avec leur suite et
vont, à quelque distance du bourg, sur l'habitation du sieur
Bourjot, une sorte d'hôtellerie où les attendait un souper
commandé par eux pour rendre la politesse qu'ils venaient
de recevoir.
Détail à noter : ils rencontrent, avant d'arriver à la maison
Bourjot, les capitaines de milice Belair et Chatillon, le major
d'Orange, les aides-majors Emond Cattier et Labat, le lieu-
tenant Jacquart, les enseignes Belair des Goutières, La Mothe
du Soliers, et les frères Gautier, « à qui, disent-ils, nous
avions parlé très obligeamment pendant le dîner du presby-
tère. » C'étaient les conducteurs de la révolte.
Après s'être promenés longtemps sur l'habitation Bourjot,

324
FRANÇOIS DE COLLART
La Varenne et Ricoüart prennent place à table à huit heures,
avec leur suite, moins l'ingénieur de la Roulais et le capitaine
Malherbe, qui, s'étant excusés, avaient demandé à se retirer
pour aller prendre du repos. Ceux-là sans doute éprouvaient
quelque défiance.
Mais, adieu la tournée d'inspection commencée ! Voici le
moment critique pour le gouverneur et l'intendant.
A peine les convives se sont-ils assis qu'un grand bruit se
fait entendre aux fenêtres. Une bande de gens armés pénètre
tumultueusement dans la salle. Trois détachements peloton-
nés autour des sieurs Belair, d'Orange et Cattier, tombent là
poussés par d'autres, et trente voix prononcent ensemble ces
paroles évidemment apprises d'avance : « Au nom de la co-
lonie, nous avons ordre de vous arrêter ! »
A l'exception de d'Hauterive que rien n'émeut, les convives
stupéfaits se lèvent et La Varenne dit : Qu'est-ce ? De quoi
s'agit-il ?
Reprise du chœur : « Au nom de la colonie, nous avons
ordre de vous arrêter ! »
— Au nom du Roi, s'écrie La Varenne, pourpre de colère,
moi, je vous ordonne de vous retirer !
Cris : Non ! non ! S'ils résistent, fusillons-les !
Ricoüart, plus maître de lui, essaye de parlementer.
— Ces messieurs, dit-il, sont trop bons sujets du Roi pour
ne pas comprendre leur méprise. Voici M. le général et je
suis l'intendant.
— Non ! non ! A bas La Varenne et Ricoüart !
— Quels sont vos chefs?
— Personne ne veut plus de vous.
— Voyons, messieurs, un peu de calme. Quel est celui qui
vous commande ? Nous nous expliquerons avec lui.
Collart veut parler. Des murmures étouffent sa voix. Il
n'en continue pas moins de protester contre une telle violence
et se tient près du gouverneur et de l'intendant, comme pour
les protéger de son corps...

ET LA MARTINIQUE
325
Cris : « Empoignons-les ! » Sur ce, d'Hauterive s'esquive
« d'un air content d'avoir été de la scène », dit La Varenne
dans son rapport. Les autres convives sont jetés brusque-
ment hors de la salle. Collart résiste de toute sa force, mais
en vain. Le gouverneur et l'intendant restent seuls en face
de cette bande déchaînée. C'est un tourbillon qui crie, qui
menace, qui injurie.
Un quart d'heure se passe ainsi. Puis, peu à peu l'efferves-
cence se calme et, non sans quelques égards, on fait monter
La Varenne et Ricoüart au premier étage. Ils y sont enfermés
dans des chambres séparées, avec quatre sentinelles à chaque
porte. La maison est gardée par trois cents miliciens en-
viron. ..
C'est à la môme heure que du Buq, arrivant avec sa troupe
au terme de sa seconde étape, parvient au bourg du Lamen-
tin. Il y est reçu au milieu d'acclamations qui ajoutent à son
embarras... Nous le verrons bientôt prendre, malgré lui,
la tête du mouvement, dans l'unique but de sauver la co-
lonie des conséquences du désordre.
VI
Ce qui permet de suivre pas à pas l'affaire de 1717, c'est
l'examen des papiers du procès dont fut suivie la révolte. Les
dépositions du principal inculpé et des nombreux témoins
— que personne jusqu'alors n'avait consultées— fournissent
à cet égard quantité de détails intéressants. Nous avons pro-
fité largement de cette mine précieuse. Le récit peut s'en-
richir ainsi de maintes circonstances propres à donner du
jour aux côtés obscurs de la révolte, comme à lui imprimer
une face nouvelle. Rien n'est moins commode, il est vrai, de
coordonner les renseignements puisés dans les dépositions.
Mais, en revoyant les pièces dont la rédaction confuse a
rebuté, on arrive à saisir ce qui d'abord échappe aux pre-
mières lectures.

326
FRANÇOIS DE COLLART
La déposition très explicite du sieur « Guillaume Geffrier,
cornette de cavalerie, habitant à la Rivière-Salée, natif
d'Orléans, paroisse Saint-Paterne, âgé de 42 ans' », est une
de celles qui nous ont le plus servi.
Geffrier a presque tout vu de la révolte et raconté tout ce
qu'il a vu, un peu sans suite, mais fidèlement. Le principal
mérite de ce « bon officier » est d'avoir rendu impossible
l'exécution d'un projet qui eût constitué un crime impar-
donnable pour la colonie. Voici comment :
La Touche avait recommandé aux officiers de milice,
chargés d'arrêter La Varenne et Ricoüart, de le faire prévenir
à l'Acajou par un exprès, aussitôt l'événement accompli. On
avait choisi Geffrier, parce qu'il était bon cavalier. Le vieux
colonel attendait avec une extrême impatience l'avis qui lui
avait été promis. Il prévoyait que les troupes du Roi, caser-
nées au Fort-Royal et à Saint-Pierre, viendraient le lende-
main, à la première nouvelle de l'arrestation, tenter de dé-
livrer le gouverneur et l'intendant. Pour les en empêcher,
La Touche devait envoyer deux compagnies de son régiment
surprendre les forts pendant la nuit, seul moyen de réussir
dans son projet. Mais, craignant les indiscrétions, il avait
insuffisamment préparé cette partie du complot. Les deux
compagnies devant agir contre les forts n'avaient pas été dé-
signées, l'exprès choisi nullement pressenti. Bien des im-
prudences furent commises, à la dernière heure, pour obvier
à ces défauts.
Ainsi, après la revue passée le matin au Diamant, les sieurs
Belair, Emond Cattier, Martin et Duval fils, quatre conduc-
teurs de la révolte, joignirent Geffrier comme il descendait
de cheval et l'amenèrent dans une case abandonnée. Là, ces
officiers lui confièrent que, le soir, on devait arrêter le gou-
verneur et l'intendant. — Pour quelle raison ? A cause de
quoi ? demanda-t-il. — Ils répondirent : Ce sont deux tyrans
1 9 septembre 1718.

ET LA MARTINIQUE
327
qui ont réduit l'île à la famine. Ils ont traité tout le monde,
sans distinction de personnes, d'une manière dure et mé-
prisante. — Vous avez donc particulièrement à vous plaindre
de ces messieurs, observa Geffrier. Quant à moi, je n'ai qu'à
m'en louer. — C'est, lui dirent-ils, que vous n'avez point eu
d'affaire avec eux. Grand nombre de gens (qu'ils lui nom-
mèrent) ont été traités avec la dernière indignité. — Est-ce
que, poursuivit Geffrier, MM. de Collart, Roussel et Petit,
qui sont ici à la suite de ces messieurs, savent cette étrange
résolution ? — Non, et nous vous défendons de leur en
parler, sous peine de la vie et vos biens brûlés. — Mais qui
vous soutiendra dans une pareille action? — M. de la Touche
père. Les forts doivent être pris demain à la garde levante.
Presque tous les habitants de l'île sont déjà en marche pour
se rendre au Lamentin. — Mais qu'attendez-vous de moi,
dans cette affaire ? Que vous restiez ici pour commander les
hommes de la compagnie de chevaux, dont nous sommes
assurés.
Se voyant seul devant ces ardents conjurés, Geffrier parut
acquiescer et l'on se sépara...
Il alla dîner dans une auberge du bourg avec huit ou dix
cavaliers qui le joignirent et auxquels (les en entendant
parler) il conseilla de ne point entrer dans cette mauvaise
affaire. Ils le lui promirent. Après le repas, il monta à cheval
avec eux. Ils partaient ensemble pour retourner à leurs habi-
tations, lorsque ceux qui l'avaient pris à part après la revue,
le voyant en marche, accourent et lui disent que, s'il partait
et n'exécutait pas ce qu'on lui avait ordonné, il pouvait
compter d'être pendu avec toute sa famille. Geffrier leur
répondit: « Je
ne vous crains pas. Vos menaces ne
m'effrayent point. Je serai toujours en état de repousser vos
insultes ». Et il partit avec six cavaliers qui lui étaient restés.
Arrivés ensemble à la Rivière-Salée, à cinq heures du soir,
ses compagnons le quittèrent, et chacun s'en alla chez soi.
Vers onze heures du soir, étant couché, deux cavaliers de

328
FRANÇOIS DE COLLART
la révolte vinrent lui dire que « ces messieurs » avaient été
arrêtés et qu'il eût à monter à cheval pour aller en prévenir
M. de la Touche à l'Acajou. Geffrier refusa de se charger
d'une telle commission. Alors on le menaça ; on lui fit com-
prendre que rien n'était plus pressé que do partir pour
l'Acajou. Ni les menaces, ni les explications ne le convain-
quirent. Ce que voyant, les émissaires lui dirent que cinq
cents révoltés les suivaient à quelque distance, et que, s'il no
s'était pas mis en route avant leur arrivée, on le pendrait, et
que le feu serait mis à son habitation.
Après le départ de ces deux cavaliers, Geffrier, fort ennuyé,
réfléchit. Redoutant pour sa famille le malheur dont on le
menaçait, il se résolut à faire preuve de bonne volonté.
Le voilà à cheval ; il part, se fait reconnaître au poste de la
Rivière-Salée, « passe à l'embarquement principal » défendu
par un corps de garde, et se dirige vers l'Acajou sans trop
savoir s'il poussera jusque-là. Dans l'état d'esprit où Geffrier
se trouve, hésitant de plus en plus à poursuivre son chemin,
son cheval lui vient en aide (du moins il le semble). Rompu
de fatigue comme son maître, il refuse d'avancer. Tout ce dont
le cavalier se sent capable est de traîner sa monture à pied
jusqu'au bourg du Trou-au-Chat. Le Père Raphaël, curé de
cette paroisse, qu'il connaît, lui donne l'hospitalité...
Cependant, après un certain temps de repos, Geffrier ne
peut songer à sa commission sans inquiétude... Expliquer
par écrit ce qu'on l'a chargé do dire et montrer l'impossibi-
lité de continuer sa route, lui paraît préférable à une com-
plète abstention... Le Père Raphaël va réveiller son domes-
tique et l'envoie porter la lettre à La Touche.
L'homme (un mulâtre esclave), étourdi de sommeil, ayant
marché sans se presser, ne put joindre le colonel qu'à sept
heures du matin... Il était trop tard...
A l'exception des enragés de la révolte, la colonie sut beau-
coup de gré à Geffrier de son peu d'empressement, lors-
qu'elle fut à même d'en avoir la preuve. Grâce à sa lenteur,

ET LA MARTINIQUE
329
la surprise des forts, pendant la nuit ou « à la garde levante »,
ne put avoir lieu.
Mais La Touche n'était pas homme à renoncer complète-
ment à son projet. Il ne s'agissait plus de surprendre les
forts ; les bloquer lui suffirait, afin de rendre tout secours
impossible à La Varenne et à Ricoüart. Dans ce but, il fit
dépêcher par un piquet de cavalerie, au capitaine Baillardel,
l'injonction de se mettre à la tête de sa compagnie et de
marcher sur le Port-Royal.
La Touche s'adressait mal.
Baillardel indigné répondit « qu'il ne se meslerait jamais
de l'affaire dont il s'agissait, qu'il était fidèle à son Roy et
qu'on eust à lui casser la tête, parce qu 'asseurément il ne
marcherait jamais pour entreprendre rien contre les forts,
ny contre la personne de ces messieurs, à qui l'on pouvait
faire de très humbles représentations », ce qui lui attira
quantité de menaces de ceux qui l'entendirent1.
On loua généralement Baillardel de son héroïque refus,
qui lui valut, par contre, la haine des La Touche.
La colonie, en grande majorité dévouée à la révolte, vou-
lait bien certaines choses. D'autres lui répugnaient abso-
lument. Toute idée de collision entre les troupes réglées et
celles des milices lui était particulièrement odieuse.
Du reste, La Touche eut tort d'insister sur ce point. Les
commandants des deux garnisons étaient déjà convenus
qu'ils ne prendraient aucune part aux événements, pourvu
que rien d'hostile ne fût tenté contre les forts.
Il nous faut maintenant retourner à l'hôtellerie Bourjot,
auprès du gouverneur et de l'intendant, très impatients de
savoir ce que l'on va faire de leurs personnes captives.
Le rôle décisif que prit du Buq dans un moment périlleux
et les efforts de Collart pour délivrer les représentants du
Roi attireront ensuite successivement notre attention.
1 Déclaration du 12 avril 1718.
COLART (250)
30

330
FRANÇOIS DE COLLART
VII
Au quartier du Diamant, chez Bourjot, la nuit s'était passée
sans trouble. Réquisitions pacifiques de vivres dans les ha-
bitations voisines : voilà comment se traduisirent alors ce
qu'on appela « les fureurs populaires ».
Le mardi de la Pentecôte, 18 mai, à sept heures du matin,
on alla chercher, dans leurs chambres, La Varenne et Ri-
coüart. Ils demandèrent à entendre la messe et — ce qui
peint le lieu et l'époque témoins de ces événements — on se
rendit à leur désir, en allant prier le curé de venir célébrer
l'office divin sur l'habitation Bourjot. Le prêtre vint, la messe
fut dite : les chefs révoltés et leurs hommes y assistèrent
pêle-mêle avec le recueillement désirable.
On déjeuna. Puis, vers neuf heures, on fit monter à che-
val MM. les administrateurs, qui furent.ainsi conduits, entre
deux gros d'infanterie avec quantité de cavalerie au centre,
jusqu'au bourg du Trou-au-Chat. On descendit chez M. Cor-
nette, où l'on dîna. A trois heures, La Varenne et Ricoüart
remontèrent à cheval et furent dirigés dans le même ordre
jusqu'à l'habitation de Mme veuve Papin de Lépine (à un
quart de lieue du Lamentin), où ils furent déposés, vers
quatre heures, et tenus sous bonne garde.
Au Lamentin, où se trouvait le gros de la révolte, la nou-
velle de l'arrestation du gouverneur et de l'intendant s'était
vite répandue le matin. Les milices, arrivées la nuit de tous
côtés, étaient dans la plus grande confusion. Explications,
récriminations, projets extravagants, mots en l'air, sages
conseils, le tout se croisait, s'entrechoquait d'étrange façon.
Tout le monde voulait la même chose, et pour l'exécution
personne n'était d'accord.
L'absence remarquée de La Touche surprenait, inquiétait.
On se demandait « où il estait, le traitant de traître, qu'il les
abandonnait après les avoir mis en besogne ; que, s'il ne

ET LA MARTINIQUE
331
venait incessamment, tout serait brûlé chez lui. » On chargea
Lépine, son neveu, de Taller chercher et de l'amener immé-
diatement.
Mais La Touche avait sans doute des raisons pour ne pas
se montrer si vite au Lamentin. Il était chef de la révolte
in petto. De l'Acajou, à demi-lieue du bourg, il était censé
tout diriger. Cela lui suffisait. La journée du 18 s'écoula sans
que personne le rencontrât.
Cependant son absence prolongée sur le principal lieu de
la révolte exaspéra les têtes chaudes du rassemblement.
Le peuple, livré à lui-même, sans chef visible, se crut trahi,
délaissé. Un cri part de la foule : « Des torches, et chez
La Touche ! »
En un clin d'œil la flamme brille, le délire s'empare des
esprits. La folie de l'émeute secoue ses grelots sinistres sur
cette multitude qui devient houleuse. Un mouvement de plus
et c'en est fait de notre belle colonie...
D'un groupe où l'on délibère sur les précautions à prendre
pour éviter un conflit avec les troupes du Roi, du Buq
s'élance au devant des incendiaires et s'écrie :
— Qu'allez-vous faire, mes amis? Voulez-vous achever de
nous perdre? Y pensez-vous? M. de la Touche a ici soixante-
douze neveux, sans compter plus de deux cents parents ou
alliés. Si vous faites une pareille action, nous allons nous
poignarder les uns les autres.
— On nous trahit ! On nous abandonne !
— Est-ce que je vous trahis, moi ? Est-ce que je vous aban-
donne ? MM. La Varenne et Ricoüart sont arrêtés comme vous
l'avez voulu. On va les amener ici. Vous avez à décider paci-
fiquement de leur sort. Prononcez ! Mais, de grâce, mes amis,
pas de feu ! pas de sang répandu ! ou nous sommes tous
perdus.
Des cris répondent : « Vive le colonel du Buq ! » et les
torches sont éteintes.
Les colonels de Jorna, du Prey et de Survilliers s'étaient

332
FRANÇOIS DE COLLART
approchés : — Messieurs, leur dit du Buq, il faut à tout prix,
au plus vite, donner une direction à ce mouvement, ou il va
tourner à mal.
— Nommons un chef pour nous commander! propose quel-
qu'un du peuple.
— Oui, oui, allons aux voix !
Les officiers présents délibèrent. On pense d'abord à faire
nommer un représentant par la noblesse et les privilégiés, et
un autre par le peuple.
Jorna réunit le plus de voix pour le premier mandat. Mais,
en môme temps qu'il met peu d'empressement à accepter,
de nouveaux cris se font entendre :
— Un seul ! un seul ! Nous n'en voulons pas...
Et le tumulte recommence.
On redélibère. Survilliers vient dire à la foule :
— Vous voulez élire un seul commandant?
— Oui, oui!
— Commençons par M. du Buq !
— Oui, oui !
— Que ceux qui veulent du colonel du Buq passent à droite,
et que ceux qui veulent d'un autre passent à gauche ! Nous
verrons après.
Presque toute l'assistance court à droite en criant : « Vive
le colonel du Buq ! vive notre commandant ! »
Et du Buq est déclaré élu.
Le premier usage qu'il fait de son pouvoir est de réunir
par un signe la multitude autour de lui, et, monté sur un
tertre, il adresse paternellement au peuple les paroles sui-
vantes :
— Messieurs, ainsi que vous le voyez, l'ordre est, grave-
ment compromis. J'ai entendu prononcer les mots d'indé-
pendance et de république. Je dois vous déclarer qu'il ne
m'est possible d'accepter votre commandement qu'en rece-
vant aussi votre serment de m'obéir en tout et pour tout ce
que je croirai devoir vous ordonner.

ET LA MARTINIQUE
333
— Oui, oui, mais à la condition du départ de MM. La Va-
renne et Ricoüart, autrement non !
— Mais, objecte le colonel, ces messieurs ne consentiront
peut-être pas à quitter la colonie.
— Qu'on les y force ! Qu'on les embarque !
— Alors, à cette condition seule, unique, vous promettez
de m'obéir ?
— Oui, oui !
— Vous jurez fidélité inviolable au Roi?
Et le peuple prononça : « Nous le jurons ! » en levant la
main.
— Fort bien ! Maintenant, mes amis, j'ordonne qu'on res-
pecte les forts, les propriétés, le domaine du Roi, les églises.
J'ordonne à ceux qui ont des vivres de les partager avec
ceux qui n'en ont pas. J'ordonne enfin que les personnes du
gouvernement soient respectées et qu'il ne soit fait aucun
mal ni adressé aucune injure à MM. les gouverneur et in-
tendant, en attendant que ces messieurs aient été mis en
mesure de quitter la colonie.
— Oui, oui ! Vive le colonel du Buq !
Cet incident terminé, du Buq fait diviser le rassemblement
par compagnies, rangées sous les ordres de leurs chefs, et
distribue ses instructions. Renvoie avertir les commandants
des forts de ce qui vient d'avoir lieu et les prier d'empêcher
les soldats de sortir, afin d'éviter toute collision des troupes
du Roi avec les milices.
Tout ceci et bien d'autres détails réglés, du Buq fait
rompre les rangs et l'on va dîner dans l'intérieur du bourg...
Vers quatre heures, on vient avertir du Buq de l'arrivée de
La Varenne et Ricoüart à l'habitation Papin. Il dépêche im-
médiatement doux do ses fils avec une compagnie d'infan-
terie pour les aller chercher...
L'habitation Papin, qui fit plus tard partie de l'immense
propriété du baron de Lareinty, était, comme nous l'avons
dit, à un quart de lieue du Lamentin. En moins d'une heure,

334
FRANÇOIS DE COLLART
aller et retour, ce chemin est parcouru... Du Buq, qui voulait
que l'ordre ne fût pas troublé sur le passage du gouverneur
et de l'intendant, avait disposé la mise en scène de manière
à prouver à ces messieurs que la colonie savait se tenir
quand elle était bien commandée...
Surpris, non décontenancés, de trouver là, rangés en deux
haies, une multitude d'officiers et de miliciens formant un
corps d'environ mille hommes de troupes armées, La Va-
renne et Ricoüart passèrent au milieu de ce déploiement de
forces « d'un port assuré et d'un air fier ». Ce sont eux qui le
disent dans leur rapport. Il est certain que cet appareil mi-
litaire les flatta et pour un instant les rassura. Ils s'imagi-
nèrent qu'on allait leur faire connaître à quoi tendait la
révolte et ce qu'on exigeait de leur clémence.
La Varenne et Ricoüart, bientôt détrompés, protestèrent
tour à tour, en longues phrases inutiles, contre le traitement
dont ils étaient victimes. Sans leur répondre, on les écouta
plutôt par curiosité que par intérêt. Ils assurèrent alors,
d'une commune voix, qu'ils feraient tout pour gagner l'affec-
tion du peuple irrité, si les chefs consentaient à leur sou-
mettre en quoi ils avaient manqué, ce que la colonie leur
reprochait et ce qu'elle voulait d'eux.
« Nous voulons faire le commerce étranger », dit un offi-
cier à haute voix. Un autre officier, considérant sans doute
cette parole comme imprudente, parce qu'il était convenu
que le silence seul leur serait opposé, interdit à La Varenne
et à Ricoüart de continuer à parler... Ils furent conduits au
presbytère du Lamentin et logés dans des chambres sépa-
rées... On avait laissé les portes ouvertes. Ils sortirent
furieux quelques instants après.
— Quels sont vos chefs ? cria La Varenne.
— Ils tiennent conseil.
— J'ordonne qu'on aille avertir celui ou ceux qui sont à la
tête des révoltés et qu'ils aient à venir me parler.
Un aide-major fut détaché pour aller porter cet ordre. Un

ET LA MARTINIQUE
335
peu après, le colonel du Buq se présenta. Dès qu'on l'aperçut,
on cria : « Vive le Roi et M. du Buq, notre commandant ! »
La Varenne commença de lui parler avec hauteur, en récri-
minant sur ce qui venait de se passer.
— Messieurs, interrompit du Buq s'inclinant profondé-
ment, je n'ai rien à vous dire. Vous, monsieur le marquis de
la Varenne, vous n'êtes plus gouverneur, et vous, mon-
sieur de Ricoüart, vous n'êtes plus intendant.
— Vive le Roi ! vive le commandant! crièrent de nouveau
les assistants.
Aux questions pressantes
des
administrateurs sur
ce que décidément on voulait d'eux, du Buq, fuyant toute
explication, leur fit une réponse à double entente, qui ne
manqua pas de le faire accuser plus tard de fourberie, par
La Varenne.
— J'espère, messieurs, dit-il, que tout ceci s'accommodera
quand nous serons à Saint-Pierre, où il faut absolument se
rendre pour contenter le peuple.
Or le peuple savait que le navire sur lequel les prisonniers
devaient être embarqués les attendait à Saint-Pierre.
Sans ajouter un mot de plus, du Buq se retira. La Varenne
et Ricoüart furent enfermés dans leurs chambres, gardées à
toutes les issues par de doubles sentinelles. Ils y devaient
souper et passer la nuit. C'est ainsi que la journée du 18 se
termina pour eux.
VIII
Nous regrettons d'avoir été toute cette journée du mardi
sans parler de notre Collart. On va comprendre pourquoi
nous n'avons pu faire autrement. Resté avec « ces messieurs »
jusqu'à la dernière minute de leur arrestation, il avait été
arrêté en même temps qu'eux et gardé comme eux dans l'hô-
tellerie Bourjot. Le rapport de La Varenne constate cette fidé-
lité du brave colonel.

336
FRANÇOIS DE COLLART
Mardi matin, Collart s'était vu conduire, avec les deux
captifs, jusqu'à la Rivière-Salée, où s'était faite la séparation.
Là, embarqué en compagnie de Belair, l'un des officiers con-
jurés, dans un canot escorté par deux autres embarcations
armées, il était arrivé au Lamentin a à la nuit fermante ».
Du Buq, instruit de sa présence, vient à sa rencontre et le
fait mettre en liberté. Dans le court entretien qu'ils ont
ensemble, du Buq lui dit : « Collart, mon ami, je viens d'être
élu commandant et j'appréhende fort les suites d'une pareille
action. » Troublé par tant de choses inattendues, craignant
de plaindre ou de féliciter du Buq, parce qu'ils étaient en-
tourés, Collart ne sait que répondre. Prévoyant alors l'im-
possibilité de se loger au Lamentin, à cause de l'affluence de
monde, il exprime à du Buq le désir de se rendre chez Bour-
gelas, à un quart de lieue du bourg, afin d'y passer la nuit.
Du Buq y consentit et tristement ils se quittèrent.
Mercredi 19 mai, sur les huit heures du matin, Collart
retourne au bourg et s'arrête à l'habitation de Mme Le Bou-
cher, où nombre de gens assemblés discutaient bruyamment.
Les uns demandaient l'attaque du Fort-Royal ; d'autres s'op-
posaient à cette folle proposition. De Clieux, capitaine d'une
compagnie des troupes de la marine, alors en congé régulier
au Lamentin, voyant arriver Collart, lui dit : « Collart, aide-
moi pour empêcher qu'on attaque le fort. Ce serait une ac-
tion des plus téméraires et des plus criminelles. Prends la
parole pour représenter à ce peuple l'énormité de la faute
qu'il veut commettre et le malheur extrême où il se plonge-
rait dans une pareille action. »
Ici encore on se défiait des sages conseils du colonel. Il
put difficilement placer quelques mots. Le bruit des voix
couvrait la sienne. De Clieux insista pour qu'il fît en sorte
de raisonner ces enragés.
« Messieurs, dit simplement Collart dans une accalmie,
vous avez manqué de prendre le fort par surprise. Vous ne
sauriez aujourd'hui tenter de l'avoir qu'en l'attaquant par les

ET LA MARTINIQUE
337
formes. Or personne de vous n'est capable de conduire une
telle entreprise. Cette résolution n'est donc plus de saison. »
Tous les honnêtes gens et les personnes distinguées de
l'assemblée applaudirent à ce langage, violemment contre-
dit par les autres pendant que le colonel s'éloignait.
Il va trouver du Buq et lui demande à rejoindre sa famille,
sans nouvelles depuis trois jours.
Du Buq, ayant appris ce qui s'était passé chez Mme Le
Boucher, lui dit : « Va ! Mais j'appréhende qu'il ne t'arrive
accident. Je vais commander six cavaliers pour t'escorter... »
Au moment de monter à cheval, Collart regarde fixement
du Buq, d'un air interrogateur, sans oser lui parler. Celui-ci
remarque les regards soupçonneux qui leur sont lancés par
l'entourage. Alors, pour couvrir le brave colonel de sa haute
affection, du Buq l'embrasse et ne le laisse partir qu'après lui
avoir serré longuement la main.
Certes l'élu de la colonie avait quelque mérite à braver
ainsi l'hostilité que s'était attirée son ami, en précédant La
Varenne et Ricoüart dans leur tournée, en les y suivant
jusqu'au bout, en les soutenant enfin de tout son pouvoir
au moment de leur arrestation.
Collart, plus capable d'enlever une redoute à l'ennemi que
propre à tourner les difficultés de la présente situation, avait
conçu le dessein d'arracher à la révolte le gouverneur et
l'intendant. Nous verrons ce que l'événement fera de cette
héroïque tentative.
Arrivé vers midi chez lui, Collart y trouve sa famille dé-
solée (c'est lui qui le déclare). Mais travaillé par l'idée qu'il
a ruminée en route, il écrit « dans le moment » à du Buq
pour l'aviser de son retour et le prier « de lui mander où il
sera le soir, afin de le joindre avec ses gens, pour l'exécution
du projet qu'il a formé de deslivrer ces messieurs ».
Collart se persuadait que du Buq était d'accord avec lui.
Son embrassement prolongé lui avait paru un signe d'en-
tente. Il se regardait comme très heureux de l'avoir compris.

338
FRANÇOIS DE COLLART
Pure illusion ! Le double but du commandant provisoire était
de sauver la colonie, en conservant l'existence à La Varenne
et à Ricoüart. Les maintenir à leur emploi lui semblait d'une
impossibilité absolue.
Dès le matin on était venu prévenir du Buq qu'un parti
de mécontents, réuni à l'Acajou, et inspiré par la faction
La Touche, s'obstinait à vouloir marcher contre les forts.
C'était à peu près le moment où Collart se rencontrait à l'ha-
bitation Le Boucher, au milieu d'écervelés épris de la même
sottise.
Sans perdre un instant, du Buq ordonne au capitaine
Baillardel, qui se trouvait au Lamentin, de se rendre avec
quelques hommes à l'Acajou. Il le charge en plus d'un ordre
écrit pour mander le colonel La Touche. Des instructions lui
sont données pour engager les dissidents à renoncer à leur
projet. Un mouvement sur le Fort-Royal pouvait tout gâter,
tout perdre.
Arrivé à l'Acajou, Baillardel remplit sa principale mission
en termes si remarquables et qui pourraient si bien servir
encore d'enseignement, que nous n'hésitons pas à reproduire
ce passage de sa déposition.
L'intelligent capitaine court à ces révoltés et, de la part de
du Buq,
« leur représente le crime, dans lequel ils vont se plonger, la té-
mérité de l'entreprise et leur fait sentir que le châtiment dont le
Roi les frapperait serait aussi prompt que facile. Qu'il suffisait
d'affamer cette isle et qu'on le pouvait en fermant les ports de
France et en envoyant seulement deux vaisseaux pour empescher
l'abord des estrangers. Qu'ils considèrent de plus que c'était changer
un maître contre plusieurs tyrans, qui ne secouaient l'autorité lé-
gitime que pour se rendre les maîtres icy. Que l'autorité du com-
mandement serait ambitionnée de plusieurs. Que cela formerait
différents partis et causerait une guerre intestine où les bons se-
raient la victime des méchants. Que d'ailleurs les esclaves nègres
auraient assez de lumières pour profiter de cette occurence et se
révolter. Qu'enfin, si le devoir de la fidélité n'était pas capable de

ET LA MARTINIQUE
339
les retenir, ils réfléchissent à leurs propres intérêts, aux chaînes
qu'ils vont se forger eux-mêmes. Que jusque-là le tort de leur
assemblée était pardonnable ; mais qu'il fallait se garder de passer
outre.
Les raisons contenues dans ce sage discours découra-
gèrent les révoltés. Le projet de marcher contre les forts
fut abandonné.
L'ordre, signé : du Buq, au colonel La Touche de se rendre
sur-le-champ au Lamentin, à la voix du peuple qui le récla-
mait, acheva l'effet produit par les conseils de Baillardel.
La Touche n'osa pas résister. Sans dissimuler son humeur
d'être forcé d'obéir « à son cadet en grade », il vint payer de
sa présence au quartier général du soulèvement. Personne
ne fut dupe de son mécontentement simulé. Du Buq le con-
sola par quelques mots courtois ; puis, avec les assurances
honorables dues au rang de La Touche, il congédia cette vieille
gloire martiniquaise, dont les services étaient présents à
toutes les mémoires...
Dans la matinée du même jour, 19 mai 1717, du Buq, ayant
fait assembler la noblesse, les conseillers, les privilégiés,
les officiers de milice et les notables de l'île, leur fit signer à
tous une délibération approuvant les résolutions prises par
le peuple au sujet: de son élection ; 2° de l'arrestation des
gouverneur et intendant ; 3° des griefs de la colonie contre
eux; 4° de leur renvoi irrévocablement décidé ; et 5° du res-
pect que l'on aurait pour les forteresses et leurs garnisons.
Copie de la présente délibération fut adressée à MM. les
officiers commandant les forts, qui, d'après l'avis de leurs
conseils de guerre, déclarèrent la ratifier, s'engageant à cer-
taines conditions très raisonnables, à ne pas entraver le
but avoué du soulèvement.
On comprend tout l'intérêt que du Buq attachait au con-
tenu de la délibération. Régler le présent avec sagesse était
bien ; prévoir les dangers de l'avenir n'était pas moins
important.

340
FRANÇOIS DE COLLART
IX
Nous nous appliquons, comme on voit, à ne rien négliger
pour donner la physionomie réelle de l'affaire de 1717. Mais
tous ces différents fils du récit, quittés et repris tour à tour
pour être réunis au moment opportun, ne sont pas faciles à
démêler. Reprenons celui de Collart; car c'est d'après sa
déposition que les détails qui vont suivre se trouvent ici
amenés.
Collart avait écrit à du Buq, on se le rappelle. Mais, réflé-
chissant que celui-ci n'aurait pas le temps de lui répondre,
il descendit sur l'heure au Fort-Royal avec son escorte et se
rendit dans la savane de la dame de Goursolas1, où les ha-
bitants se rangeaient en armes... Il ignorait que, vers cinq
heures; La Varenne et Ricoüart, forcés de continuer leur
triste voyage, ayant quitté le Lamentin, avec la troupe, dans
le môme ordre que les jours précédents, allaient souper et
coucher à l'habitation de M. de Girardin, conseiller. Il l'apprit
à l'instant. Du Buq marchait à la tête do cette troupe avec
Jorna. La cavalerie de la colonie arrivait au Fort-Royal et
commençait à défiler sur le glacis. Elle s'arrêta devant le
Carénage. La Roche-Guyon, commandant du fort, envoya un
officier lui dire de ne pas séjourner en cet endroit... Cepen-
dant, Collart, pris au dépourvu, venait « de ramasser du
monde », une trentaine de cavaliers de son régiment. De
la savane, il se porte au galop sur le centre de la troupe
qui gardait le gouverneur et l'intendant et commençait à
s'ébranler pour continuer la marche. A cette vue, la cava-
lerie de cette troupe vole à sa rencontre, l'aborde rudement
et le renverse. Le choc est aussi terrible que subit. On se
précipite sur Collart désarçonné. Du Buq, surpris de ce
1 Aujourd'hui la savane de Fort-de-France, ornée au centre de la statue
monumentale de l'impératrice Joséphine. Mlle Tascher de la Pagerie était
née en 1763, paroisse des Trois-Ilets.

ET LA MARTINIQUE
341
mouvement, arrive au plus vite pour s'en rendre compte.
Il voit notre ami se relevant. On presse le commandant de
le laisser « hacher en morceaux comme traître à la colonie ».
Du Buq apaise cotte fureur par de bonnes paroles ; fait
remonter Collart à cheval, comme s'il était tombé par
accident ou par l'emportement de sa monture, et lui glisse
à mi-voix : « Nous ne sommes pas au combat ici, ami Collart;
nous marchons en procession. Suis-nous doucement avec
tes hommes, mais sans fonction. » L'incident est clos de
cette manière, grâce à l'admirable présence d'esprit que
montra du Buq, dans toutes les circonstances de cette
révolte.
Collart, dans cette rencontre, éprouva le sort de ces hé-
roïques chevaliers de l'immortel Arioste, toujours en quête
d'aventures, et que la lance d'or de Bradamante désarçonnait,
sans qu'ils pussent deviner à quelle force mystérieuse ils
avaient dû leur chute.
Mais qu'espérait-il donc, en agissant ainsi ? Que La Roche-
Guyon, son beau-frère, d'accord avec du Buq, ferait baisser
le pont-levis et permettrait à La Varenne et à Ricoüart
d'entrer dans le fort à la faveur de la mêlée. Rien n'était
moins praticable. N'insistons pas ! L'illusion généreuse de
Collart provenait d'un malentendu regrettable...
Vers dix heures du soir, La Varenne et Ricoüart étant ins-
tallés à l'habitation Girardin, déjà depuis longtemps,
« M. du Buq, raconte le commandant du Fort-Royal, vint prier
l'officier de garde de m'avertir qu'il désirait me voir. Je descendis
et l'apercevant, je lui permis d'approcher jusqu'au bord du fossé,
moi placé sur la banquette. — M. de la Roche-Guyon, me dit-il,
vous commandez à des troupes disciplinées dont vous êtes le
maître. Mais nous avons ici un peuple confus et sans discipline
dont nous ne pouvons répondre, ce qui me fait vous prier — pour
obvier à tout accident et désordre — de vouloir bien me permettre
de poser quelques sentinelles ici proche, afin d'arrêter des séditieux
et les brouillons qui voudraient peut-être faire quelques mauvaises

342
FRANÇOIS DE COLLART
actions. — Voyant qu'il n'agissait que pour un bon motif, je con-
sentis à ce qu'il me demandait M. du Buq me dit encore qu'il avait
remarqué, du côte du Carénage, une tente do vaisseau marchand,
appuyée sur la muraille du fort. Il me pria de la faire enlever,
craignant que quelques séditieux, en grimpant dessus, ne péné-
trassent dans le fort. Je le remerciai et la Ils retirer sur-le-champ.
Nous nous séparâmes... »
Est-il possible de pousser plus loin la prévoyance? Vraiment,
ce peuple révolté, il faut lui rendre celle justice, avait bien
choisi son chef en nommant du Buq. Ce n'est pas sans
raison que nous parlons ainsi de lui. Il faut, pour la solidité
du récit, que le commandant provisoire de la colonie, soit
apprécié.
Le jeudi 20 mai, au point du jour, on fît monter à cheval La
Varenne et Ricoüart, et, accompagnés du peuple en armes,
qui ne lâchait point sa proie, ils allèrent faire halte au bourg
de la Case-Pilote. Dans l'après-midi, pour abréger le voyage,
on les fit embarquer on canot, et, gardés par sept ou huit
chaloupes pleines de miliciens, ils furent conduits jusqu'à
l'habitation Banchereau, paroisse du Carbet. à un quart de
lieue de Saint-Pierre. Quantité d'hommes armés, rangés sur
le bord de la mer, aux environs de la maison et sur les hau-
teurs, les gardèrent comme les jours précédents. Le soir, du
Buq se présenta pour les saluer. Ils espéraient une commu-
nication d'une certaine importance ; mais le colonel se con-
tenta do leur dire qu'il ne lui serait plus permis de les voir,
ce qui les intrigua fort.
Le vendredi 21, ils no reçurent aucune visite et ne purent
rien savoir de ce qui se passait à Saint-Pierre, où les chefs
do la révolte, assemblés, délibéraient.
La journée du samedi 22 mai leur fut très dure. Ils étaient
à la veille d'un grand événement.
Entre huit et neuf heures du matin, vinrent quatre députés
de la colonie : MM. Pain, conseiller, le colonel de Jorna,
Cornette, capitaine de milice, et Haillet, négociant. Ils étaient
suivis d'un grand cortège d'officiers.
On entra dans la

ET LA MARTIN'I QUE
343
chambre de La Varenne. M. Pain, prenant la parole, exposa
qu'il lui avait été commandé de se présenter à la tête de cette
députation afin de poser à ces messieurs quatre questions.
La première seule fit naître un incident que nous devons
relater. Du reste, La Varenne et Ricoüart, refusant nettement
de répondre, se bornèrent à dire qu'ils auraient l'honneur de
rendre compte de leur administration au Roi et au Conseil de
Marine.
Voici les questions —
elles indiquent bien l'état d'esprit de
la colonie : — 10 Est-ce par l'ordre du Roi ou par le leur que le
Saint-François-Xavier a été arrêté et confisqué ? Pourquoi
n'ont-ils pas montré ces ordres ? 3° Que sont devenus les fonds
de la vente et confiscation ? Que sont devenus les fonds
de la caisse du Roi ?
Sur la première question, La Touche-Longpré, commission-
naire du navire soi-disant espagnol, lequel se trouvait dans
l'assistance, s'écria « d'un ton insolent» (c'est La Varenne qui
le dit) : « M. le général a toujours fait entendre que c'était
par son ordre que ledit vaisseau avait été arrêté. »
— Etes-vous autorisé à parler ? dit La Varenne.
— Non, fit Longpré, mais je ne peux que répéter ce que
j'ai entendu...
— Alors je vous ordonne de vous taire ! »
Sur ce, MM. Pain et Jorna poussèrent Longpré à la porte
en lui disant : « Vous n'avez pas à prendre ici la parole.
Retirez-vous ! »
Il leur coûtait sans doute de laisser soupçonner que là était
le point sensible de la révolte, et qu'un intérêt particulier,
où la fraude était manifeste, avait pu faire soulever la
colonie. De là à ne pouvoir dissimuler que le mécontente-
ment général s'était enté sur la confiscation rigoureusement
légale du Saint-François-Xaxier, il n'y avait qu'un pas.
Quoi qu'il en soit, il est pour nous certain que, lors de cet
incident suprême, la fortune, par la main de Longpré, offrait
un moyen de salut à La Varenne, et qu'il n'a pas su le saisir.

344
FRANÇOIS DE COLLART
La réflexion de Longpré, si peu mesurée qu'elle fût dans
la forme, indiquait dans l'esprit de cet homme (véritable
inspirateur des quatre questions) l'idée d'un accommodement.
Combien devaient le préoccuper, lui et ses co-intéressés,
les 50,000 écus renfermés dans la cache du Saint-François-
Xavier !
Or, si l'on avait pu s'arranger... Le navire était toujours
séquestré dans le Carénage... Si La Varenne, au lieu de
traiter Longpré avec sa hauteur ordinaire, lui avait dit en
souriant : « Mon ami, expliquez-vous ! Est-ce bien cela qui
vous tient à cœur? Si oui, je ne veux pas qu'il soit dit que
votre belle colonie s'est mise dans une situation aussi péril-
leuse pour la saisie, bien que régulière, d'un chargement de
cuirs. Eh bien ! j'offre de vous rendre votre navire et le prix
de sa cargaison vendue, à la condition que tout va rentrer
dans l'ordre. Je vous promets, devant ces messieurs, que
l'oubli enterrera ce qui s'est passé. Nous avons pu nous
tromper. Mais voyez les instructions que nous avons reçues
de la cour. Elles nous ordonnent d'empêcher le commerce
étranger et de saisir tous les navires qui s'en rendraient
coupables. Ce n'est donc pas nous qui avons imaginé de
sévir. Nous n'avons fait qu'obéir au Roi, notre maître à tous. »
La Varenne et Ricoüart pouvaient tenir ce langage sans se
déjuger. La surveille, ils avaient fait bien d'autres conces-
sions à leur arrivée au Lamentin. Ils avaient offert d'envoyer
chercher du bœuf salé à la Barbade, des farines et autres
vivres dans toutes les colonies étrangères voisines. On avait
répondu non. Pourquoi? Parce que l'occasion de parler du
Saint-François-Xavier ne s'était pas présentée. Mais là, on
leur offrait de s'expliquer. Le nom de ce navire était pro-
noncé. Ils ne comprirent pas et les députés de la colonie, du
reste, ne tinrent pas à ce qu'ils fussent éclairés.
En résumé, La Varenne et Ricoüart manquèrent du sens
diplomatique qui ne doit jamais faire défaut dans les mau-
vaises passes que tout pouvoir est exposé à subir. Un peu

ET LA MARTINIQUE
d'adresse, de flair, si l'on peut dire ici, et ils étaient sauvé?.
On ne perd pas 50,000 écus de gaieté de cœur pour une pé-
rilleuse satisfaction de vengeance.
Du Buq, à leur place, eût triomphé, parce que l'art de con-
duire les hommes ne lui était pas étranger, tandis que La Va-
renne et Ricoüart, tout haut placés qu'ils étaient, n'en
avaient pas la moindre notion.
L'entretien relatif aux quatre questions terminé, M. Pain
ajouta que la colonie lui avait ordonné de faire connaître à
ces messieurs que, le lendemain matin, ils seraient embar-
qués, pour retourner en France, sur le navire le Gédéon, ca-
pitaine Pabre, en partance pour la Rochelle, lequel, déjà
mouillé à l'anse La Touche (entre le bourg du Carbet et Saint-
Pierre), était, depuis la veille, préparé à les recevoir.
Cette communication inattendue souleva dans l'âme de
ces messieurs une véritable indignation léonine. Ils eussent
préféré la mort (ils le dirent) au ridicule de se voir ainsi
congédiés en face de cette multitude, naguère opprimée par
eux. Ils eurent peine à se résigner à leur sort. Enfin, quand
ils virent qu'il fallait en passer par là, ils demandèrent « leurs
hardes et des ordres1 pour les meubles qu'ils seraient obligés
de laisser au Fort-Royal ». On accorda tout ce qu'il fut de-
mandé, sauf de l'argent dont ils durent se priver.
Le même jour 22 mai, il y eut une nouvelle assemblée
générale. Du Buq, qui ne perdait pas un instant, soumit à
son approbation les dépêches adressées au Roi et au Conseil
de Marine. Il y rendait un compte exact des raisons que la
colonie avait eues d'agir comme elle l'avait fait dans cette
grave conjoncture. Il y demandait de nouveaux administra-
teurs. Ces dépêches furent signées d'abord par les lieute-
nants de Roi ; puis par tous les officiers (moins ceux des
forts), par tous les fonctionnaires, magistrats et autres, et
enfin par les notables de la Martinique. Elles furent remises
1 Un état d'inventaire, une reconnaissance.
COLLART (250)

346
FRANÇOIS DE COLLART
cachetées au capitaine Fabre, qui reçut l'ordre de les porter
en personne à la cour.
Le dimanche 23 mai, La Varenne et Ricoüart entendirent
la messe sur l'habitation Banchereau, et, vers onze heures
du malin, on les fit embarquer sur le Gédéon.
Toute la colonie rangée sur les hauteurs en amphithéâtre,
sur le rivage et dans quantité de bateaux « remplis de monde
armé », assistait à l'embarquement. Le navire était à l'ancre.
La Varenne et Ricoüart y furent conduits en canot, sans qu'il
leur fût causé aucun désagrément.
A quatre heures du soir, au moment où le Gédéon appa-
reillait par un temps superbe avec brise favorable, du milieu
de l'immense assemblée, jusque là silencieuse, on entendit
résonner une fanfare de trompettes jouant la marche des
flibustiers. C'était le vindicatif Longpré qui, présent avec sa
compagnie, envoyait aux deux exilés, comme un insultant
adieu, ce chant de guerre et de sédition. Du Buq y répondit
par un « Vive le Roi ! » que le plus grand nombre répéta.
A cinq heures, le Gédéon disparaissait dans la brume, lais-
sant au rivage, pour lequel il n'était déjà plus qu'un point
mourant sur l'horizon, une responsabilité dont personne
peut-être à la Martinique n'avait calculé toute la portée. Nous
disons personne autre que du Buq, Collart et Baillardel, alors
conversant ensemble devant la rade do Saint-Pierre.
Ils se rappelaient, ceux-là, que naguère encore, « l'épée au
côté, à genoux sur un tapîs de Turquie, la main droite levée, »
ils avaient prêté serment « de verser tout leur sang, comme
de vrais gentilshommes, pour le service de Sa Majesté et
de l'Etat ».
Or, par une singulière contradiction du sort, pas une
goutte de sang n'avait été répandue, dans le cours de cette
révolte, pour défendre les représentants du Roi... Collart
seul s'était offert en holocauste. Mais le sacrifice de notre
vieil ami n'avait pas été accepté.
Quelques lignes encore pour terminer ce chapitre.

ET LA MARTINIQUE
347
La Varenne et Ricoüart consignent dans leur rapport :
« Quo. le 23 mai, la lune, levée à quatre heures et demie, éclaira
toute la nuit... que le chef de la révolte (le Tourbe du Buq), qui
voulait absolument se défaire de nous, avait armé un grand bateau,
qui fit voile pour nous convoyer jusqu'au débouquement. Sur le
bâtiment, percé pour huit canons, mais n'en ayant que six montés,
étaient embarqués 150 fusiliers bien armU. Ce bâtiment, attendu
la petitesse de notre navire, son peu d'équipage, lui donnait la loi
de la route. Il se tint toujours fort près jusqu'à sept heures du
matin, où ils nous quittèrent en criant : Vous voilà hors des pa-
rages des forbans et au débouquement, bon voyage ! Nous étions
alors à 150 lieues de la Martinique, entre Nièves et Antigue, ou
nous débouquâmes à la faveur des courants. »
La Varenne et Ricoüart, suivant le même document, vou-
lurent décider le capitaine Fabre à retourner au Fort-Royal.
Celui-ci eut quelque peine à leur faire comprendre l'impossi-
bilité d'un pareil projet au point de vue de la navigation,
comme à celui de la réception qui leur serait faite aux approches
de la Martinique, où le Gédéon était connu... Cela prouve au
moins combien s'aveuglèrent, jusqu'au dernier moment, ces
deux hommes, plutôt faits pour « débouquer à la faveur des
courants » que pour gouverner une grande colonie.
Nous verrons que I'aventuro de La Varenne et de son col-
lègue lit plutôt sourire le Régent qu'elle ne lui causa d'indi-
gnation contre les Martiniquais. Un rapport officiel, semé
de détails oiseux, tels que... « d'un port assuré et d'un air
fier » au milieu de la révolte ; une question de « hardes »,
« l'heure du lever de la lune » au moment du départ, et l'iro-
nique « bon voyage ! » jeté par le convoyeur, dénotait, à
première lecture, que ces messieurs, expulsés pour cause
d'impéritie, n'étaient pas en effet à la hauteur de leurs
fonctions...
Le lendemain 24 mai, du Buq engagea paternellement les
habitants à retourner dans leurs quartiers respectifs en
prenant soin de faire distribuer des vivres à ceux qui man-

348
FRANÇOIS DE COLLART
quuient du nécessaire, afin d'éviter toute cause sérieuse de
désordre.
Mardi 25 mai, le commandant provisoire de la colonie
donna un solennel exemple de sagesse à ses concitoyens. 11
réunit au siège du gouvernement le Conseil souverain, la
Noblesse, les officiers supérieurs, les commandants des for-
teresses et les principaux notables. Il leur adressa un discours
fort bien approprié à la circonstance etremit, sans plus tarder,
le commandement qu'il avait reçu des mains du peuple, à
M. Le Bègue, le plus ancien lieutenant de Roi, en demandant
qu'on voulût bien lui donner acte de cette remise, ce qui eut
lieu sans la moindre objection.
Puis du Buq, qui eût pu trouver cent raisons plausibles
pour conserver le pouvoir jusqu'à l'arrivée de nouveaux ad-
ministrateurs, revint simplement chez lui reprendre le cours
ordinaire de ses occupations.
X
La Varenne et Ricoüart, malgré leur raideur habituelle ,
n'avaient pas toujours été inabordables. Ils montrèrent par
exception une certaine bienveillance à qui leur convenait.
Collart avait eu, en quelque sorte, le privilège de ne pas leur
déplaire. La franchise, la simplicité, la droiture de son ca-
ractère lui valurent apparemment cet avantage. Voici à
quelle occasion ils commencèrent à lui donner preuve d'in-
térêt.
Par un édit royal du mois d'août 1715, toutes les lettres de
noblesse accordées depuis le 1er janvier 1689, « moyennant
finance ou autrement », avaient été révoquées, « à la réserve
de celles données en considération de services importants
rendus à l'Etat et que le Roi jugerait à propos d'excepter. »

DE LA MARTINIQUE
849
François de Collart aurait pu, nous le croyons, ne pas s'in-
quiéter de cet édit. Mais, conduit par un scrupule fort hono-
rable et désirant faire connaître son glorieux passé aux nou-
veaux administrateurs, il avait remis ses lettres de noblesse
à l'intendant, afin que celui-ci en demandât confirmation,
s'il' le jugeait nécessaire. Ricoüart, après avoir lu ce beau
document, s'était empressé d'en référer au Gouverneur gé-
néral, et La Varenne avait écrit au Conseil de Marine la lettre
suivante. La production des pièces qui l'accompagnent va
montrer, par un exemple aussi bref que possible, de quelle
manière on traitait au Conseil les affaires courantes :
Lettre du Gouverneur général des Iles-du-Vent
au Conseil de Marine.
« Fort-Royal de la Martinique, 26 avril 1717.
« M. Collart, colonel des milices, est un des meilleurs officiers de
ces isles, qui, dans différentes occasions pour le service du Roy,
s'est distingué et y a reçu plusieurs blessures et y a perdu deux de
ses enfants. Le Roy Louis XIV. en considération de son zèle et de
sa valeur, lui avoit accordé des lettres de noblesse, lesquelles il a
remises entre les mains de M. l'intendant pour le prier de les
envoyer au Conseil, afin qu'il eust la bonté de voir de quelle ma-
nière elles lui avoient été accordées, qui n'est point par achat. Je
le supplie de lui en procurer la confirmation, ainsi qu'on a bien
voulu le faire à M. La Touche, auquel on a accordé pareille grâce.
« LA VARENNE. »
En marge de cette lettre bienveillante est écrit : « Pour
être porté à Monseigneur le duc d'Orléans. Délibéré le 30 juin
1717. »
Dans un rapport du même jour , le Conseil de Marine
expose :
« M. de la Varenne marque que le sieur Collart, colonel des
milices, est un des meilleurs officiers des isles ; qu'il s'est distingué

350
FRANÇOIS DE COLLART
dans différentes occasions de guerre, ou il a reçu plusieurs blessures
et a perdu deux de ses fils. Le feu Roy, en considération de son zèle et
de sa valeur, lui a accordé, au mois de septembre 1707, des lettres de
noblesse, dont M. de la Varenne demande pour lui La confirmation. »
En marge de ce rapport on lit : « Pour être porté à Mon-
seigneur le duc d'Orléans, 6 juillet 1717 », et au dessous est
écrit de la main du Régent : « Expédier un arrêt de noblesse. »
L'arrêt de « maintenue de noblesse pour le S. Collart » fut
expédié et signé ce même jour 6 juillet 1717, « Sa Majesté
étant en son Conseil, de l'avis de M. le duc d'Orléans,
Régent. »
A la date du 6 juillet, le Gédéon n'était pas encore parvenu
à destination. Cette affaire gagna donc à être aussi rapide-
ment traitée. Quelques jours plus tard, le Régent, apprenant
la révolte des habitants de la Martinique, aurait repoussé
toute demande faite en leur nom. Collart, en y songeant, dut
savoir gré au Conseil de sa promptitude. Mais, pour la croix
de Saint-Louis, tant de fois sollicitée en sa faveur, ce lui fut
une raison nouvelle de regretter l'inexplicable lenteur de
l'administration métropolitaine.
XI
Pendant que La Varenne et Ricoüart étaient à la Rochelle
occupés à rédiger leur rapport, le capitaine Fabre, venu en
poste à Paris, remettait au Régent le paquet dont l'avaient
chargé conjointement du Buq et d'IIauterive.
Ce paquet contenait des adresses respectueuses écrites par
« les habitants de l'isle de la Martinique » : au Roi, au Ré-
gent, au comte de Toulouse, amiral de France ; au maréchal
d'Estrées , président du Conseil de Marine. On voit que
d'Hauterive n'avait rien négligé.
Le texte de la première adresse a été conservé. Il apprend

ET LA MARTINIQUE
351
succinctement ce que nous savons déjà. Mais, le 25 mai, fut
écrite, après le départ du Gédéon, une « seconde lettre des
habitants au Roi, justificative de la conduite qu'ils venaient
de tenir ». Ce document très développé, que nous a transmis
Pierre Dessalles dans ses Annales du Conseil souverain de
la Martinique, sur la minute restée aux archives de la colonie,
contient dix-neuf pages d'impression in-quarto. On peut juger
par cette étendue combien de détails sont renfermés dans
ce factum, fort bien tourné d'ailleurs. Il fut composé hâtive-
ment (la situation étant impérieuse) par d'Hauterive, l'homme
vraiment lettré du Conseil martiniquais. La seconde lettre
dont il s'agit, annoncée dans la première, a suivi celle-ci de
très près. Dans cette pièce capitale les méfaits de La Varenne
et de Ricoüart, pendant quatre mois, sont exposés au grand
jour. On ne ménage rien à ces messieurs... Deux passages
à noter sembleraient prouver qu'ils ne gardaient guère de
convenance en quoi que ce soit. Et d'abord : « la Noblesse,
les officiers et les principaux du pays se sont vus méprisés
et tutoyés, soit de bouche, soit par écrit... » On trouve en
second lieu que La Varenne et Ricoüart s'étaient aussi aliéné
les dames de la colonie, chose grave! Ne s'expliquant pas le
laisser-aller créole et l'extrême simplicité du vêtement léger
féminin qu'exige la chaleur du climat, ils usaient communé-
ment devant témoins, au sujet des femmes, d'une expression
que l'on peut à peine laisser deviner. Voici la phrase carac-
téristique extraite de la seconde lettre martiniquaise : « Le
sexe n'a pas plus éprouvé d'égards, puisqu'il est notoire qu'il
a été qualifié par ces messieurs d'une épithète également
injurieuse et obscène, qu'on n'ose répéter à Votre Majesté,
et cela sans distinction d'âge, d'état ni de condition. »
D'Hauterive est impitoyable. Tout ce qu'il expose (du moins
il le déclare) est appuyé de plusieurs déclarations particulières,
faites sous la foi du serment.
A-t-on ajouté créance, au Palais-Royal, à ces allégations
habilement présentées ? On doit le supposer d'après ce qui

352
FRANÇOIS DE COLLART
va suivre. Cette seconde lettre martiniquaise fut-elle com-
muniquée à La Varenne et à Ricoüart, afin de les mettre en
mesure de répondre ? Les documents se taisent à ce sujet.
Mais s'il fut donné à ces messieurs de lire ce long exposé des
griefs de la colonie, ils durent éprouver une très vive con-
trariété.
Quoi qu'il en soit, l'affaire du Gaoulé était trop curieuse
pour ne pas devenir rapidement l'objet de plus d'un entretien
à la cour. Saint-Simon, à la piste des nouvelles — d'ailleurs
du Conseil de Régence — fut des premiers à savoir les prin-
cipaux faits de la révolte. Il est même vraisemblable que le
duc a pris connaissance des deux lettres martiniquaises et
que le souvenir de l'appréciation du Régent et des divers
membres du Conseil sur leur contenu ne lui a pas échappé.
On a vu quels traits malicieux Saint-Simon décoche sur
Phelypeaux nommé Gouverneur général aux îles d'Amérique.
L'infortune de La Varenne et de Ricoüart excite pareillement
sa verve dans les précieux mémoires qu'il nous a laissés.
Le duc, que la contradiction ne pouvait atteindre de son
vivant, ne s'astreint pas à raconter avec une exactitude ri-
goureuse. Mais il saisit admirablement la physionomie des
hommes et des choses et, si l'on ne peut toujours se fier aux
détails, parce que Saint-Simon résume de mémoire, on sent
bien que la vérité plane sur l'ensemble de son œuvre.
Ici l'impression recueillie par le noble écrivain est très in-
téressante à faire ressortir... Les mots soulignés seront
suivis dans le même ordre, soit d'une rectification, soit d'un
éclaircissement :
« Il arriva a la Martinique une chose si singulière et si bien con-
certée, qu'elle peut être dite sans exemple. Varenne y avait succédé
à Phelypeaux, qui avait été ambassadeur à Rome et, comme lui,
capitaine général de nosiles. Ricoüart y était intendant. Ils vivaient
à la Martinique dans une très grande union, et y faisaient très bien
leurs affaires. Les habitants en étaient fort maltraités. Ils se plai-
gnirent à diverses reprises et toujours inutilement
. Poussés à bout
enfin de tyrannie et de leurs pillages, hors d'espérance d'avoir

ET LA MARTINIQUE
353
justice, ils résolurent de se la faire eux-mêmes. Rien de si sagement
concerté, de plus secrètement conduit parmi cette multitude, ni de
plus doucement et plus plaisamment exécuté. »

« Sans exemple », un pareil fait s'était produit en Amé-
rique, dans une colonie anglaise et ce fait rappelé à propos
avait pu servir d'exemple. — Pas « à Phelypeaux », à du
Quesne. — A Turin, pas « à Rome ». — « Très bien leurs affaires »,
en un certain sens. On les accusa d'exactions. Ils accordaient,
paraît-il, la liberté aux gens emprisonnés pour délit en leur
faisant signer des billets à ordre « valeur reçue », payables à
un tiers. — Les habitants ne « se plaignirent » qu'une fois au
Conseil de Marine et pas inutilement. — « Pillages », s'il s'agit
ci des confiscations, l'argent des cargaisons confisquées et
vendues fut retrouvé « dans la caisse du roi ». — « Rien de
si sagement concerte », Saint-Simon le présume. S'il avait
connu le complot dans tous ses détails, l'admiration modérée
qu'il exprime eût été sans bornes. Continuons son article :
« Ils les surprirent un matin, chacun chez eux, au même moment,
les paquetèrent, scèlèrent tous leurs papiers et leurs effets, n'en dé-
tournèrent aucun, ne firent mal à pas un de leurs domestiques, les
jetèrent dans un vaisseau qui était là de hasard prêt à partir pour
la France et tout de suite le firent mettre à la voile. Ils chargèrent
en même temps le capitaine d'un paquet pour la cour, dans lequel
ils protestèrent de leur fidélité et de leur obéissance, demandèrent
pardon de ce qu'ils faisaient, firent souvenir de tant de plaintes
inutiles qu'ils avaient faites et s'excusèrent sur la nécessité inévi-
table où les mettait l'impossibilité absolue de souffrir davantage la
cruauté de leurs vexations.
On aurait peine, je crois, à représenter
l'étonnement de ces deux maitres des îles, de se voir emballés de la

sorte et partis en un clin d'œil, leur rage en chemin, leur honte à
l'arrivée. »
Pas « un matin », un soir. — « Chez eux », n'aurait pu se
faire. Ils résidaient dans l'intérieur du Fort-Royal. — « Les
paquetèrent » voudrait dire les garrotèrent. Non. — « Scélèrent
tous leurs papiers et leurs effets... » Tout cela n'a pas eu lieu.—
« Ne firent mal à pas un de leurs domestiques. » Evidemment:

354
FRANÇOIS DE COLLART
les sept hommes dont « ces messieurs » s'étaient fait accom-
pagner pour leur service pendant la tournée avaient dé-
guerpi en bateau, aussitôt l'arrestation opérée, afin d'en
porter la nouvelle au Fort-Royal. — « Demandèrent pardon... »
Le repentir est exprimé en termes très convenables. Nulle
bassesse. — « La cruauté de leurs vexations... » Cela est pos-
sible. La seconde lettre déclare « qu'il y a môme eu des capi-
taines de navires marchands qui ont reçu de M. de la Varenne
des coups de pied au derrière ». En ce temps-là, les com-
mandants de vaisseaux, corrigeant ainsi leurs hommes à
bord, trouvaient commode de continuer à terre la même pra-
tique. — « En un clin d'œil », la révolte dura huit jours. —
« Rage en chemin, honte à l'arrivée ». La Varenne et Ricoüart
avaient trop haute opinion d'eux-mêmes pour manifester à
ce point leur ennui. Ils ont dû faire bonne contenance en
public, ce en quoi nous ne pouvons les blâmer.
Jusqu'ici Saint-Simon a passablement suivi l'énoncé re-
marquable de la seconde lettre martiniquaise. Le reste de
son article est moins fidèle. Mais l'impression favorable
subsiste, et c'est ce que nous tenons à constater pour l'intérêt
du récit:
« La conduite des insulaires ne put être approuvée dans la surprise
qu'elle causa, ni blâmée, par ce qui parut du motif extrême de leur
entreprise, dont le secret et la modération se .tirent admirer. Leur
conduite, en attendant un autre capitaine général et un autre
intendant, fut si soumise et si tranquille, qu'on ne put s'empêcher
de la louer. Varenne et Ricoüart n'osèrent plus se montrer après
les premières fois et demeurèrent pour toujours sans emploi. On
murmura fort, avec raison, qu'ils en fussent quittes à si bon marché.
En renvoyant leurs successeurs à la Martinique, pour que ce fût
une bonne leçon, on n'envoya point de réprimande aux habitants,
par la honte tacite de les avoir réduits par là à la nécessité de se
délivrer eux-mêmes. »

« Ni blàmée », oui, sur le moment. Les deux lettres des
habitants restèrent sans réponse. Le Régent avait compris
que provisoirement le silence valait mieux que toute espèce

ET LA MARTINIQUE
355
de blâme. L'ordre d'intenter une action criminelle contre les
principaux coupables ne vint que plus tard. — « Si soumise,
si tranquille »... Saint-Simon embellit un peu. — « Pour tou-
jours ». Non. La Varenne, renvoyé à Brest, reprit son rang
dans l'état-major disponible de ce port. Ricoüart fut nommé
commissaire général de la Marine à Nantes, le 15 juillet 1719.
— « On murmura fort »... Qui, on ? La presse du temps? Elle
ne dit pas un mot de la révolte. Le Conseil de Marine? Ses
instructions avaient en partie causé le mal. On représente
ici les bureaux... les dames de la cour peut-être. — « A si
bon marché ». Que pouvait-on faire à La Varenne et à Ri-
coüart? Rire de leur aventure. C'est ce que fit la cour, ainsi
qu'il résulte de l'article de Saint-Simon. A cette époque,
l'existence était peu gourmée au Palais-Royal. Un rien,
pourvu que ce rien fût nouveau, y récréait la très noble
société.
Mais si le Régent trouva plaisamment exécuté le complot,
il se garda bien d'approuver la conduite des Martiniquais,
non plus que celle de La Varenne et de Ricoüart, dont le rap-
port embarrassé, partial et ridicule en certains endroits,
montrait assez les fautes qu'ils avaient dû commettre.
Saint-Simon n'a pas suivi cette affaire jusqu'au bout. Il
ignore complètement ce qui se passa l'année suivante. Nous
le saurons bientôt.
En résumé, tous ceux qui prirent une part active à cette
affaire, encoururent la critique. La Conseil de Marine eut à se
reprocher son ignorance des choses coloniales ; La Varenne
et Ricoüart, leur dureté, leur maladresse ; les Martiniquais,
leur impatience. Comment! les habitants lésés au sujet des
sucreries se plaignent à la cour et n'attendent pas qu'une
réponse ait pu leur donner ou non satisfaction. Or celte ré-
ponse satisfaisante était arrivée à la Martinique avant que La
Varenne et Ricoüart fussent parvenus en France. Quant aux
navires annoncés comme partis de Nantes, chargés de vivres
— auxquels on ne croyait pas — ils atterrirent à Saint-Pierre
peu après le départ du Gédéon.

356
FRANÇOIS DE COLLART
Aussi les Martiniquais ne furent pas longtemps fiers de
leur équipée. Ils ne tardèrent pas à démêler, en reconnaissant
leurs torts, que des rancunes particulières avaient provoqué
et exploité le mécontentement du peuple, qui n'y trouva pas
son compte, résultat ordinaire des révoltes. Le commerce
étranger, objet de son plus cher désir, fut plus que jamais
interdit à l'arrivée du nouveau gouverneur.
Insistons néanmoins sur ce fait, en concluant, que les torts
furent partagés. Le Conseil de Marine ne pécha pas seulement
par ses instructions écrites. La Varenne et Ricoüart durent
être verbalement excités à poursuivre sans faiblesse ce qu'on
nommait les abus, à ne ménager aucun délinquant, aucune
position. Un ministre responsable, en remettant ses ordres,
se borne, pour l'exécution, à conseiller la prudence, dont on
ne doit jamais se départir. Il ne pouvait en être ainsi d'une
réunion d'hommes autoritaires tenant à dire chacun son mot
et renchérissant les uns sur les autres. Les conséquences de
cette commune excitation devaient être déplorables. Comment
expliquer autrement l'état d'esprit que ne purent cacher La
Varenne et Ricoüart durant la traversée ?
« Enfin, sire, dit la seconde lettre martiniquaise, nous ne devions
rien attendre que de sinistre de ces deux messieurs. Les officiers de
votre vaisseau La Valeur qui les avait amenés ici ont assuré hau-
tement, en plusieurs occasions, que, sur ce qu'ils leur avaient oui
dire dans la traversée, de la manière dont ils prétendaient gouverner
ce pays, ils aimeraient mieux être dans une chaumière ailleurs, que
dans un château ici. »
N'est-ce pas un trait de lumière ? On a vu que La Varenne
et Ricoüart étaient arrivés au Fort-Royal comme deux bou-
lets de canon tirés par la frégate. En rudes paroles, ils avaient
écarté de leur passage les corps d'Etat venus les compli-
menter. Le Conseil de Marine avait voulu des hommes éner-
giques. Il fut trop bien servi.

ET LA MARTINIQUE
357
XII
François de Collart n'aurait plus à figurer dans l'affaire de
1717 si sa déposition comme témoin, au cours du procès,
n'eût été nécessaire pour la défense du principal inculpé. En
ce moment le brave colonel est retenu par une atteinte de
goutte, dont la gravité a pris naissance le jour de sa chute,
que l'on peut dire glorieuse, puisqu'elle témoigna de son
dévouement unique à la cause de l'ordre. L'ébranlement qui
l'a frappé, à l'heure même où le besoin d'un repos absolu se
faisait sentir, deviendra funeste à notre héros. Désormais il
traînera languissant. Il a néanmoins partagé jusqu'au bout
les brûlantes émotions des suites de la révolte, dont l'exposé
va terminer le récit.
Que se passa-t-il jusqu'à l'arrivée du nouveau gouverneur,
après que du Buq, se dépouillant du commandement, l'eut
remis au plus ancien lieutenant de Roi?
Une lettre du Conseil martiniquais, écrite au Conseil de
Marine le 13 juillet 1717, fait connaître que, vers la fin de
juin, l'avidité de quelques marchands a causé des troubles
passagers. Ces industriels sans entrailles, ayant accaparé
les cargaisons de bœuf salé des navires attendus, les gar-
daient en magasin pour faire monter abusivement les prix
de vente. Ils profitaient ainsi de la détresse publique. M. de
Bègue prescrivit des mesures d'ordre afin de remédier à ce
grave inconvénient. Ces mesures eussent été insuffisantes si
le Conseil, voyant « les vaisseaux de Nantes vendre jusqu'à
trois fois leurs cargaisons, qu'ils renouvelaient par la voie
de l'étranger », n'avait toléré ce trafic. On doit comprendre
par là que des capitaines, ayant vendu leur cargaison, allaient
de nuit s'en faire transborder une autre, à quelque distance,
par un bâtiment étranger et revenaient à Saint-Pierre avec
un nouvoau chargement. Ces rusés marins jouaient ainsi,

358
FRANÇOIS DE COLLART
avec leur navire, le tour de la bouteille merveilleuse qui ne
s'épuise pas.
Il eût fallu sévir contre cet ingénieux moyen de frauder les
ordonnances. Le Conseil martiniquais, sentant son tort ,
cherche à s'excuser par la raison suivante, qui aurait dû faire
réfléchir en France.
« Le Conseil de Marine est supplié, dit-il, de considérer à
quelle extrémité le porte un peuple qui n'a de revenu qu'à
proportion d'un nombre d'esclaves qu'il faut nourrir, quand
cette nourriture lui manque, sans savoir d'où tirer du secours.»
C'était là, en effet, un souci continuel. A ces malheureux
noirs, que le dur labeur affamait par centaines sur les habi-
tations, le manioc, comme principale nourriture, ne suffisait
pas. Dans de telles conditions, l'homme, complètement privé
de chair, éprouve à la longue des appétits qui vont jusqu'à
la férocité. L'abondance régulière pouvait seule résoudre
cette irritable question du bœuf salé, sans cesse agitée. Celle
du manioc avait soulevé aussi une certaine classe de colons.
La Varenne, suivant les ordres qu'il avait reçus, forçait les
chefs des grandes maisons à consacrer une partie notable de
leurs terres à la culture du manioc. Cette mesure, bien que
très sage en apparence, ruinait les petits habitants qui,
n'ayant pas le moyen de faire du sucre, plantaient unique-
ment du manioc et le fournissaient aux sucreries. Le Conseil
de Marine ignorait ce détail.
D'Hauterive (c'est lui qui tient la plume) ne se borne pas à
ces préoccupations alimentaires. Echo de ce qui se passe au-
tour de lui, sa lettre revient sur la révolte par un détour as-
sez heureux. Non sans inquiétude pour lui-même, il fait pres-
sentir que chacun tâchera de rejeter « l'affaire » sur le pro-
chain et que dès lors on ne pourra se fier aux dires de per-
sonne. Il va plus loin ; il laisse entendre que des informa-
tions ont été prises, et que, jusqu'alors, rien n'a pu mettre sur
la trace des coupables. Mais il faut citer. On ne croirait pas
à tant de finesse.

ET LA MARTINIQUE
359
«... Par des menées secrètes, écrit-il, de mauvais serviteurs du
Roi ont fait courir des bruits capables d'armer les familles les unes
contre les autres, soit par un esprit d'inimitié particulière, ou par
envie de profiter de nouveaux désordres qu'ils auraient causés, soit
enfin dans l'idée de se laver d'une affaire dont ils auraient peut-être
été des mobiles secrets, en tâchant de la rejeter sur les autres, sans
qu'on ait pu encore en découvrir les auteurs, quoique quelques uns
en soient soupçonnés... »
Avec quel art cette longue phrase est construite! Les
menées secrètes, les inimitiés particulières, les bruits, les
peut-être, les suppositions, les conditionnels s'y croisent
intentionnellement sans rien dire, pour laisser beaucoup en-
tendre. Ces « mauvais serviteurs du roi », ces « quelques-
uns soupçonnés », qui sont-ils? Le rédacteur ordinaire du
Conseil martiniquais est trop désireux de ménager tout son
monde pour vouloir signaler autrement à l'attention les vrais
« mobiles secrets ». D'Hauterive, en écrivant ce que l'on vient
de lire, a voulu faire illusion sur les « auteurs des dé-
sordres », qu'il connaît mieux que personne. Le procureur
général a voulu dire : si nous ignorons quels sont les cou-
pables, comment pourriez-vous croire aux accusations de
MM. La Varenne et Ricoüart?
Dans celte affaire étrange, une anomalie s'est produite.
Celui-là même dont le devoir est de recueillir des preuves de
culpabilité s'applique au contraire à préparer la défense
pour le salut commun. Maltraité par La Varenne et Ricoüart,
ayant conçu de leurs injures un très vif ressentiment, sou-
tenu par ses collègues du Conseil, qui avaient souffert au-
tant que lui, d'Hauterive a concouru secrètement à délivrer
la colonie de ses deux tyrans. Il doit concourir maintenant
à empêcher que la faute ne devienne funeste à ceux qui l'ont
commise. C'est même une nécessité pour sa propre sauve-
garde. Le peuple, qui parfois a le flair des choses, sentant
que « Monsieur d'Hauterive » n'était pas un ennemi, le lui a
témoigné surtout au moment de l'arrestation. La Varenne
et Ricoüart, voyant les ménagements que l'on avait pour lui,

360
FRANÇOIS DE COLLART
ne pouvaient se méprendre sur sa part mystérieuse dans
l'insurrection. Mais, ne pouvant articuler un fait contre lui,
ils avaient glissé dans leur rapport cette phrase trouvée :
« Il fit connaître par son silence qu'il était l'un des principaux
chefs de la révolte1. »
En incriminant le procureur général sur un aussi faible
indice, ces messieurs trahissaient une sorte de remords. Ils
sentaient que les injures par eux faites à d'Hauterive avaient
dû soulever une terrible amertume dans le cœur de ce magis-
trat et le porter à se venger. Ils prisaient du reste trop peu
les Martiniquais (bien à tort ) pour admettre qu'une pareille
« affaire » ait pu sortir tout armée de leur étroite cervelle.
Evidemment d'Hauterive, dont l'esprit subtil dominait au
Conseil, avait inspiré le chef du complot. L'idée de l'embar-
quement venait du procureur général. La Varenne et Ri-
coüarten étaient convaincus. Il faut avouer que l'instinct ne
les avait pas trop mal servis. Seulement, pour eux, « ce chef
du complot » était du Buq, tandis qu'en réalité, ce person-
nage était La Touche. Rien n'était plus déplorable que cette
confusion. Leur intelligence les avait laissés, sur ce point,
dans une complète obscurité. Ils n'avaient pas soupçonné
que le vieux colonel, qui les recevait si bien la surveille de
la révolte, était le véritable instrument de leur expulsion.
D'après ce qui précède, on comprend dans quel embarras
va se trouver le Conseil de Marine. A croire La Varenne et
Ricoüart, le chef de la justice à la Martinique, était « l'un des
principaux chefs de la révolte ». Mais alors, pour entre-
prendre de juger une telle affaire, il faudra l'évoquer en
France, y faire transporter les inculpés, les témoins, la. moi-
tié de la colonie. Et quelle lumière sortira de ces ténèbres ?
1 Voici le passage : « Le procureur général d'Hauterive, qui nous accom-
pagnait dans la tournée, était à table avec nous lorsque les révoltés nous
arrêtèrent. Loin d'être surpris d'une telle catastrophe, il fit connaître par
son silence qu'il était l'un des principaux chefs de la révolte. Quand ces
insolents se furent assurés de nos personnes, ils dirent à haute voix : Mon-
sieur d'Hauterive, sortez! Et il sortit content d'avoir été de la scène. »

ET LA MARTINIQUE
361
XIII
D'Hauterive n'était pas le seul à prendre position pour la
défense. Du Buq, on le verra bientôt, s'employa noblement
pour sa propre cause, devenue l'intérêt commun. La Touche,
visant au même but, combina ses moyens avec moins de
franchise. Il avait profité do l'émotion populaire, signalée
dans la lettre du 13 juillet, pour s'attribuer un rôle qui pou-
vait donner le change avec celui que naguère il avait joué
dans le complot. Nous tenons là-dessus un document pro-
bant : la déposition du capitaine Charles Baillardel, dont
quelques extraits ont été précédemment utilisés pour le récit :
« Plusieurs faux bruits, dit cette déposition, s'estant élevés que les
habitants de la Capsterre et des autres quartiers dévoient se mettre
en marche pour attaquer le fort, le sieur La Touche père l'envoya
chercher et luy dit que, comme il le conoissoit fidelle sujet du Roy,
il s'adressait à luy pour le prier de prendre toutes sortes de précau-
tions pour s'oposer au dessein des révoltés ; le chargea, au premier
avis, de faire abattre le pont du Lamentin et de voir tous les
habitants pour les exciter à prendre le bon party et leur ordonner,
en cas de mouvement, de se rendre tous chez luy en armes, offrant
d'en fournir à ceux qui n'en auraient point ; à quoy Baillardel
l'asseura qu'il satisferoit au péril de sa vie, quoyqu'il fust averty
qu'on le menaçoit encore de le brusler. »
Ici l'on aimerait à louer sans réserve la grande bonne
volonté de La Touche. On conviendra toutefois qu'elle était
exprimée d'une manière très suspecte. Ce rendez-vous gé-
néral des habitants en armes, donné à l'Acajou, rappelle
trop bien celui du 17 mai pour qu'il soit possible de s'y
tromper. La Touche voulait tenter évidemment de faire
servir cette échauffourée à reprendre les 50,000 écus cachés
dans le navire espagnol.
Mais il y avait autre chose sous l'invention de cette bande
COLLART (250)
32

362
FRANÇOIS DE COLLART
insurgée, excitée à venir de la Capesterre pour s'emparer du
Fort-Royal. Quel était le but de La Touche lorsqu'il donnait
verbalement à Baillardel, sur de « faux bruits », des ordres
dont l'exécution, « en cas de mouvement », eût été aussi
compromettante ? On doit se demander si, à la veille du
procès, le capitaine de la compagnie colonelle du Lamentin
n'était pas devenu, pour le vrai chef du précédent complot,
un témoin embarrassant. Voici pourquoi.
Quinze jours avant la révolte, au commencement de mai,
le colonel « l'envoya chercher, sous prétexte de lui donner
quelque ordre pour les chemins du quartier ». Baillardel se
rendit à l'Acajou, accompagné de M. Rahault, depuis con-
seiller au Conseil souverain1. La Touche, les ayant conduits
dans la sucrerie où l'on travaillait, fit adroitement tomber
l'entretien sur le gouvernement de MM. La Varenne et
Ricoüart. Il leur dit que chacun se plaignait et que c'était
avec raison. Il ajouta que le bruit courait qu'on allait dé-
sarmer les habitants, et, s'adressant à Baillardel, il lui de-
manda s'il serait d'humeur à le souffrir. Le capitaine, évitant
de répondre, La Touche, pour l'exciter à parler, annonça,
comme une nouvelle, que ces messieurs allaient établir à la
Martinique le papier timbré et des droits de lods et ventes;
que l'ordre en était arrivé. « Il ne faut pas, dit-il, souffrir ces
nouveaux impôts. » Puis il s'étendit sur plusieurs autres sujets
de mécontentement, etc., etc.
Cet entretien, au sujet duquel le capitaine avait cru devoir
garder le silence, fut révélé plus tard par M. Rahault. Le
gouverneur en écrivit le détail au Conseil de Marine, qui,
semble-t-il, ne tint pas compte de cette communication.
Cependant La Touche, après l'expulsion de La Varenne et
de Ricoüart, devait songer, avec une certaine inquiétude, à
ce qu'il avait dit à Baillardel, lors de cette entrevue. Il avait
tort. Celui-ci était incapable d'en profiter pour accuser son
1 Nous voyons partout écrit : Rahault ; mais la signature autographe de
ce conseiller porte ; « Rohault de Choisy. »

ET LA MARTINIQUE
363
colonel d'avoir fomenté la rébellion. Mais nous dirons en'
temps et lieu comment notre capitaine délivra La Touche
(et se délivra lui-même) de toute crainte à cet égard...
Venons à du Buq. Qu'avait-il préparé pour sa défense?
Si la population martiniquaise, enfin calmée par le débit,
sur le marché de Saint-Pierre, de sept mille barils de bœuf
salé et autres marchandises, avait repris ses travaux, insou-
cieuse un instant des suites du mouvement qui l'avait soule-
vée, du Buq n'était pas tranquille sur son propre sort. Qualifié
« chef de la révolte », il pressentait que La Varenne et Ri-
coüart, parvenus en France, avaient dû mettre à sa charge la
plupart des iniquités commises. Or, dans un fait semblable,
considéré comme crime de lèse-majesté, le maintien du prin-
cipe d'autorité exigeait au moins une victime. « Le chef de la
révolte » était tout désigné pour ce rôle. Du Buq ne pouvait
se dissimuler, en y songeant, qu'il n'avait personne là-bas
pour le défendre contre une décision précipitée. Son nom
avait figuré maintes fois honorablemont dans les rapports
des gouverneurs, à côté notamment de celui de Collart, si
vénéré dans
l'administration
martiniquaise.
Mais cela
s'oublie. Les changements survenus dans les conditions du
pouvoir et dans le personnel des bureaux ne lui permettaient
pas le moindre do.ute. Au Palais-Royal maintenant, au sujet
de la Martinique, le nom de du Buq ne devait plus désigner
que « le chef de la révolte ».
Au moment où cette pensée le préoccupait, il apprit que la
place de lieutenant de Roi du quartier de la Trinité allait
devenir vacante. Du Buq imagina de solliciter cette place,
non qu'il la désirât, mais il allait profiter d'une occasion
unique pour se faire connaître au Régent. Il lui écrivit.
En termes à la fois très respectueux et très élevés, du Buq
instruit Son Altesse royale des services par lui rendus de-
puis trente années dans les troupes de France et celles de la
Martinique. Après avoir mis en ligne ses campagnes aux
Antilles, les grades et autres avantages qu'il avait obtenus ;

364
FRANÇOIS DE COLLART
après avoir exposé comment, forcé par le peuple de prendre
le commandement de la colonie lors de la révolte, il était
sorti à son honneur de cette situation périlleuse, du Buq se
flatte d'avoir mérité, comme une juste récompense, la place
de lieutenant de Roi du quartier qu'il habite. Sa lettre au
Régent partit de la Martinique le 17 août 1717. Assurément
cette démarche était des plus adroites. Il fit plus A l'arrivée
du nouveau gouverneur, du Buq, s'empressant d'aller le
complimenter, suivant l'usage, avec l'état-major de la colonie,
lui remit copie de sa demande au Régent et le pria de vouloir
l'appuyer auprès de Son Altesse royale... Du Buq ne se
faisait aucune illusion. Il prévoyait que sa lettre ne recevrait
pas de réponse. Mais son but était surtout de se faire con-
naître. C'était là pour lui le point capital...
XIV
En attendant qu'il fût possible de donner une leçon sévère
à la colonie repentante, l'autorité régulière devait être au
plus tôt rétablie à la Martinique. Diverses circonstances fa-
cilitèrent la tâche du Gouvernement.
La Malmaison, commandant à la Guadeloupe, était mort
le 1er mai 17171. Sur la proposition du Conseil de Marine, le
Régent l'avait remplacé par le chevalier de Pas de Feuquières,
alors gouverneur de la Grenade. Celui-ci se trouva pourvu
en même temps de l'emploi éventuel de Gouverneur général
des Iles-du-Vent, comme l'avait été La Malmaison en 1713.
M. de Valmenier, lieutenant de Roi à la Martinique, en
congé à Paris, allait retourner à son poste, sur le navire le
Saint-Florent2, prêt à mettre à la voile à Nantes pour les An-
1 Son nom était Cloche de la Malmaison. Il avait rempli trois fois l'inté-
rim de Gouverneur général.
2 Le Saint-Florent, appartenant à la maison Louis Bernier, de Nantes,
devait être d'un assez fort tonnage. Nous le voyons faire un voyage en Guinée
en 1715, et amener a la Martinique, le 14 novembre, 437 esclaves.
11 avait
alors pour capitaine le sieur Patris Lincol.

ET LA MARTINIQUE
635
tilles. Le capitaine de ce bâtiment, le sieur Bertomé, devait
toucher à la Grenade, afin d'y prendre M. de Feuquières,
pour le conduire à la Guadeloupe.
Sur ces entrefaites, arrivèrent La Varenne et Ricoüart.
Sans rien changer à la double nomination fraîchement signée,
le Régent fit mander Valmenier, l'instruisit de ce qui venait
de se passer à la Martinique et le chargea, pour M. de Feu-
quières, d'une lettre enjoignant à ce gouverneur de se rendre
au Fort-Royal et d'y prendre, jusqu'à nouvel ordre, les fonc-
tions de Gouverneur général. M. de Feuquières devait se
concerter avec Valmenier pour rétablir l'autorité dans la co-
lonie. La lettre remise au lieutenant de Roi, est datée du 21
juillet 1717, très peu de jours après l'arrivée du Gédéon à la
Rochelle. Toutes ces mesures étaient sagement prises. Pas
un moment n'avait été perdu...
Le Saint-Florent, parti de Nantes fin juillet, ayant fait es-
cale en septembre à la Grenade, parvint à la Martinique le
5 octobre 1717, date de l'installation de M. de Feuquières,
présenté par M. de Valmenier.
En remettant le gouvernement au titulaire, M. de Bègue,
lieutenant de Roi à Saint-Pierre, chargé du commandement
par intérim, lui communiqua les dépêches écrites au Conseil
de Marine pour l'informer de l'état de tranquillité dont avait
généralement joui la colonie depuis le départ de M. de la
Varenne.
M. le commissaire de la Marine Mesnier, ayant déjà fait
l'intérim d'intendant lors du rappel de M. de Vaucresson,
reprit cette position par l'ordre de M. de Feuquières et la
conserva jusqu'à l'arrivée de M. de Sylvecane, nommé par le
Régent, le 1er novembre 1717, à l'Intendance générale des
Iles-du-Vent. Nous reparlerons de M. de Sylvecane au mo-
ment de son installation.
Dès que celle du nouveau gouverneur, à la Martinique, fut
connue en France, les intentions du Conseil de Marine com-
mencèrent à se manifester au sujet de la répression. Sans

366
FRANÇOIS DE COLLART
doute le Régent, bienveillant par nature, ayant trouvé l'affaire
plaisante, inclinerait finalement à l'indulgence. On ne pou-
vait cependant, par une impunité absolue, encourager les
colonies à se faire justice elles-mêmes. Il était nécessaire que
la cour parût au moins très indignée. Le rire désarme; mais
il fallait que les chefs dé révolte connussent à quelles peines
ils s'exposaient.
Trois frégates, la Victoire, l' Argonaute et la Charente, sous
les ordres du capitaine de vaisseau de la Roche-Allard, ame-
nèrent cinq compagnies des troupes de la marine, destinées
à renforcer les garnisons, dont la faiblesse avait inspiré tant
de hardiesse aux révoltés et tant de craintes aux comman-
dants des forts. L'arrivée de cette escadrille de guerre au
Fort-Royal causa un certain émoi. On se tint sur ses gardes.
Mais, peu de temps après le débarquement des troupes
opéré, les frégates remirent à la voile et le souci de leur pré-
sence disparut avec elles. Cette alarme devait être suivie
d'une autre plus sérieuse.
Conformément aux ordres qu'il venait de recevoir par le
commandant de la Roche-Allard, et après une information
forcément superficielle, M. de Feuquières avait proposé
l'amnistie pour la colonie, avec la mise en jugement « des
quatre scélérats, disait-il, qui ont arrêté MM. de la Varenne
et Ricoüart. Ils sont les neveux de M. le cqlonel de la Touche,
qui est fort brouillé avec eux ». C'était ce qu'on lui avait
assuré. Il sut plus tard que cette prétendue brouillerie était
imaginaire.
Dans le même courrier, le gouverneur se plaint de la
colonie. Aucun habitant ne vient le visiter. Il insinue, sans
rien préciser, que la population lui est fort peu sympathique.
Personne (ou peu s'en faut) n'a échappé à la contagion. « Il
est très certain que, le seul Collart excepté, tous les officiers
de milice ont trempé dans la révolte. » Ecrit-il cela pour at-
ténuer la gravité de la faute en la divisant à l'infini ? Sans
doute, car le gouverneur ne pouvait ignorer que l'exception

ET LA MARTINIQUE
367
devait s'étendre aux colonels Survilliers et Jorna, au capi-
taine Baillardel et au lieutenant-colonel Roussel. Le nom de
ce dernier, notamment, se trouve uni à celui de Collart
dans le rapport des administrateurs expulsés, où il est dit :
« MM. Collart et Roussel, auxquels le projet de la révolte
était caché, au dire de tout le monde, parce qu'on les croyait
véritablement attachés au service du roi, et capables de
nous révéler le secret, s'ils l'avaient su, ayant un chagrin
mortel de nous voir traités comme de véritables malheureux
par de la canaille... » Ce passage prouve d'ailleurs que « ces
messieurs » s'exprimaient avec peu de convenance. Mais,
en supposant que Roussel et Collart fussent « capables de
révéler le secret », à quoi aurait servi leur révélation ? On
sait avec quel dédain,La Varenne et Ricoüart reçurent l'avis
du brave Eynaud, qui pouvait les sauver...
M. de Feuquières n'a vu plusieurs fois que du Buq, auprès
duquel il a voulu se renseigner. L'ex-commandant provisoire
de la colonie, s'est bien gardé de se poser en accusateur. Les
conseillers ont suivi son exemple en ne sortant pas des gé-
néralités. Valmenier, en France pendant la révolte, d'ailleurs
parent des La Touche, ne pouvait d'aucune manière éclairer
le gouverneur. On conçoit la gêne de M. de Feuquières ré-
vélée par sa correspondance. Pour livrer au Conseil de
Marine les noms des « quatre scélérats » (le mot est dur), il
avait dû se contenter des indications fournies dans le rapport
de La Varenne et Ricoüart. C'était vraiment trop peu.
Du reste, la connaissance de ce document, dont le peuple
sut à la Martinique le contenu par lambeaux, avait causé
dans l'île un effet terrifiant. D'Hauterive lui-même en fut
effrayé (du moins il le sembla) et à tel point, qu'à la date du
17 novembre 1717, il écrivit au Régent, pour se disculper,
une assez longue lettre, qui débute par ces lignes : « Je
supplie très humblement, et avec le plus profond respect
votre altesse royale de me permettre de me jeter à ses pieds,
dans la juste amertume de mon cœur, pour la supplier

368
FRANÇOIS DE COLLART
d'agréer que je l'assure de toute mon innocence, dans ce qui
s'est passé ici au sujet de l'arrestation et de l'embarquement
de MM. de La Varenne et Ricoüart, dont mes ennemis, ou
des gens mal informés, m'ont voulu rendre coupable. J'ay
fait voir à M. de Feuquières la noirceur de cette calomnie et
luy ai offert et donné des preuves de ma fidélité... » M. de
Feuquières s'était laissé persuader beaucoup mieux que le
Conseil de Marine, qui insista pour savoir à quoi s'en tenir.
D'Hauterive, en fait, n'avait contre lui que des présomptions
fort discutables. Prévenu de ce qui se tramait à l'Acajou,
après la confiscation du navire espagnol, s'il avait frayé avec
La Touche pour commencer
l'affaire, avec du Buq, au
moment du départ du Gédéon, pour la terminer, il s'y était
pris avec tant de réserve, que ni l'un ni l'autre n'avaient
dû penser que lui d'Hauterive « trempait dans la rébellion ».
Quant à du Buq, le soi-disant « chef de la révolte », il avait
paru à M. de Feuquières si recommandable à tous égards
que le gouverneur s'était refusé à comprendre cette haute
personnalité martiniquaise dans la poursuite proposée par
lui. Peut-être même jugeait-il imprudent de mettre du Buq
en cause dans cette malheureuse affaire. Il n'ignorait pas que
la colonie, en très grande majorité, était résolue à se soulever
de nouveau pour la défense de son élu. Celui-ci avait eu
beaucoup de peine à obtenir que l'on s'engageât à rester
calme, tant que sa vie ne serait pas en danger.
Mais si du Buq possédait un très grand nombre de parti-
sans dévoués à la Martinique, il y comptait des ennemis
acharnés. La faction dont la conscience était si lourde au
sujet de la révolte avait mis tant d'ardeur à rejeter ses torts
sur du Buq, que M. de Feuquières pencha visiblement du
côté des La Touche. Ils s'étaient tenus à l'écart; on les vit
s'empresser auprès du gouverneur. Valmenier leur facilitait
des entrevues... Leurs plaintes ne furent pas inutiles. M. de
Feuquières, comprenant que La Varenne et Ricoüart, en
étendant la confiscation à tout l'argent découvert dans le
navire espagnol, avaient été par trop durs, fit de justes con-

ET LA MARTINIQUE
369
cessions. Les 25,000 piastres saisies sur le Saint-François-
Xavier furent remises aux passagers et à Longpré. Cela ne
suffit pas aux La Touche. Avec un peu de patience, ils au-
raient pu gagner complètement les bonnes grâces du gouver-
neur. Ils n'y parvinrent pas. Toujours dévorés d'inquiétude
au sujet des 50,000 écus emprisonnés dans la cache du bâti-
ment confisqué, ils voulurent, pour les ravoir, que le navire
leur fût rendu. M. de Feuquières refusa. Ç'eût été réprouver
trop ouvertement l'acte de son prédécesseur, justifié par les
ordres du Roi sur le commerce étranger. Les La Touche in-
sistèrent. Leur insistance déplut. Le gouverneur, soupçon-
nant quelque mystère, parce que le bateau, à moitié pourri,
ne valait pas d'être réclamé avec tant d'âpreté, s'obstina dans
son refus et tint dès lors les La Touche à distance... Du Buq
reprit le dessus...
Voici l'instant de raconter l'histoire que nous avons pro-
mise au sujet des 50,000 écus.
Que fit Longpré, quand il vit que son navire « en perdition »
ne lui serait pas rendu?... Il obtint ce qu'il voulait par un
coup hardi, assez digne d'être admiré.
Le fait a été communiqué par du Buq lui-même, à qui sa
bru (Marie-Anne Courtois), belle-sœur de Longpré (Françoise
Courtois), l'avait confié longtemps après l'affaire.
On sait que le Saint-François-Xavier était gardé dans le
carénage, au Fort-Royal. Pendant une nuit obscure, Longpré,
partant de l'Acajou en canot avec deux de ses parents, se
rendit au navire. Arrivés là, solidement amarrés sous l'avant,
ils pratiquèrent à tâtons, avec un vilebrequin et une égohine,
un trou suffisant pour laisser passer le bras dans la cache.
Ils en tirèrent les sacs contenant les 50,000 écus, rebou-
chèrent l'ouverture et s'éloignèrent sans que les vingt soldats
qui veillaient (qui dormaient plutôt) sur le pont ou dans les
cabines eussent rien entendu. Comment, de retour à l'Aca-
jou, Longpré et ses deux acolytes purent-ils transporter cet
argent jusqu'à l'habitation La Touche? L'histoire ne le dit
pas. Mais la réussite fut complète.

370
FRANÇOIS DE COLLART
XV
Ainsi finit, à la Martinique, cette année 1717, si pleine
d'événements'. Celle qui s'ouvre ne sera guère moins troublée.
Tant que l'amnistie, impatiemment attendue, n'aura pas
absous la colonie du crime dont elle s'est rendue coupable,
l'anxiété pèsera sur les esprits. On s'est d'abord étourdi sur
les conséquences de la révolte. On a tout de suite conçu
l'espoir que le pardon sollicité en termes éloquents, môme
un peu fiers, ne tarderait pas à venir. Mais que veut dire ce
silence prolongé ? Est-ce qu'il serait possible de frapper une
population nombreuse qui, s'honorant d'avouer sa faute,
prend soin d'expliquer, au mieux de sa cause, il est vrai,
comment le fait a été perpétré? Le bruit court maintenant
qu'il y aura procès et que tous ceux qui, plus ou moins, ont
« trempé dans la révolte », seront soumis à de terribles inter-
rogatoires. Et l'on s'agite et chacun cherche comment il
pourra se défendre Les La Touche surtout se remuent sour-
dement. Plus d'un motif les y pousse. Le principal est la
crainte que leur inspire la future déposition de Baillardel.
L'interrogatoire auquel on le soumettra, dans le cours du
procès, pourrait mettre sur la voie de l'origine du complot.
L'entretien du colonel avec le capitaine en présence du con-
seiller Rahault, quinze jours avant la révolte, deviendrait un
indice redoutable, appuyé d'un témoin. On découvrirait dé
cette manière le premier fil de la trame. Si Rahaut parlait,
lui qui n'avait rien à craindre et n'était pas alors du Conseil,
Baillardel, homme sincère, ne saurait pas résister aux ques-
tions à lui posées sur ce point important. Le reste inquiète
moins, parce que des contradictions se produiront et qu'après
tout la colonie entière s'est laissée entraîner « au torrent ».
Comment le vieux La Touche s'y prit-il pour éloigner ce
danger? Eut-il-recours à d'Hauterive, ce dieu de l'habileté

ET LA MARTINIQUE
371
pour la Martinique ? On doit le penser. Ce qu'il y a de certain,
c'est que Baillardel, voyant autour de lui croître l'agitation,
se rappela les menaces qui lui avaient été faites en différentes
fois. Il conçut un profond ennui de celte situation, pleine de
trouble et se résolut à quitter la colonie, au moins pour un
temps, pour toujours peut-être suivant les circonstances.
Le 12 avril 1718, il va trouver M. de Feuquières et lui dit
que, depuis longtemps malade, il se voit obligé de lui donner
sa démission de capitaine et de lui demander congé, afin
d'aller avec sa famille en France, où il pourra seulement re-
couvrer la santé. Baillardel ajoute que, voulant éviter d'être
soupçonné « d'avoir trempé dans la rébellion », il prie le
gouverneur de vouloir bien recevoir sa déclaration sur les
faits qui ont affligé la colonie, de l'interroger à cet égard, de
faire ensuite examiner sa conduite et enfin de lui délivrer un
certificat établissant « son innocence et sa fidélité inviolable ».
M. de Feuquières, n'ayant rien à objecter à ce désir
exprimé en si bons termes, fit ce que lui demandait Baillardel,
et, comme celui-ci ne dit rien qui ne fût déjà connu par le
rapport La Varenne et prouvé par d'autres informations, le
gouverneur lui délivra un « certificat de bonne conduite et un
congé d'embarquement ».
Baillardel, laissant le soin de ses habitations, à son neveu
Théodore de Lahaye, quitta la Martinique à la fin d'avril 1718,
sur le Saint-Florent, qui, après avoir fait sa tournée dans les
Antilles, était revenu à Saint-Pierre et mettait à la voile pour
Nantes, d'où il était parti, comme on sait, en septembre de
l'année précédente.
Baillardel avait donné son adresse à M. de Feuquières, à
Nantes, chez le banquier chargé des affaires de sa maison,
M. Guilloré, dont le nom serait, paraît-il, encore porté dans
le pays nantais. — Baillardel emmenait avec lui sa femme et
ses enfants, au nombre de cinq'.
1 Trois filles et deux fils. L'aîné, Magloire Baillardel de Lareinty, déjà cité,
avait alors onze ans. Charles revint à la Martinique avec sa famille en 1722.
Magloire épousa dans la colonie, en 1746, Louise-Elisabeth du Prey, petite-

372
FRANÇOIS DE COLLART
Le départ de Baillardel détendit l'animosité des La Touche
et les rassura. De son côté, M. de Feuquières, revenu de ses
préventions contre les habitants, était loin de vouloir enve-
nimer les choses. Il n'avait plus qu'une idée à ce sujet: en
finir avec cette affaire de la révolte qui lui causait des ennuis.
Il n'ignorait pas au fond ce qu'il en serait... Le moment ap-
proche où le procès va s'ouvrir. Nous en dégagerons les
points principaux aussi rapidement que possible.
L'Intendant général de Sylvecane1, parti de France en juin,
parvint à la Martinique le il août 1718, porteur de divers
ordres importants. M. de Feuquières était nommé définitive-
ment Gouverneur général des Iles-du-Vent ; M. de Moyen-
court, intérimaire à la Grenade, allait prendre le gouverne-
ment de la Guadeloupe, dont M. La Guarigue de Savigny
exerçait le commandement provisoire, depuis la mort de
fille du colonel Louis du Prey, cousin germain de François de Collart.
Leur fils, Désiré-Hilaire de Lareinty (1760-1822), chevalier de Saint-Louis,
retiré du service avec le grade de lieutenant-colonel, épousa, en 1780
Marie-Geneviève-Désirée du Buq, petite-fille de l'illustre compagnon d'armes
de Collart. De cette union est issu Hilaire-Julien-Félix, baron de Lareinty
(1782-1826), intendant de la Marine, conseiller d'Etat, directeur des Colonies,
officier de la Légion d'honneur, chevalier de Saint-Louis, etc., marié en
1820, à Nantes, avec Clémentine Cossin de Chourses, père et mère de
M. Clément-Gustave-Henry, baron de Lareinty, ancien délégué de la Mar-
tinique, sénateur, président du
conseil général de la Loire-Inférieure,
officier de la Légion d'honneur, etc., marié, en 1849, avec Mlle Jules-Marie
de Chastenet de Puységur, fille unique du Pair de France, comte de Chastenet
de Puységur, et de Mlle de Tholozan. De cette union sont issus Mme la
comtesse Georges de Paris et M. le député Jules de Lareinty, qui a mainte-
nant quatre fils de son mariage avec Mlle de Sabran-Pontevès. — Cette descen-
dance, des plus honorables, comme on le voit, est ici relatée, parce que,
tenant à la plus ancienne famille de la Martinique encore existante, elle
relève de notre sujet par les origines. — Armes des Baillardel de Lareinty :
d'azur au cheval ailé d'argent, accompagné en chef de deux épées de môme
posées en sautoir, et, en pointe, d'une fourmi d'or. Devise : Labor improbus
omnia vincit.
1 M. de Sylvecane, commis et conseiller a la cour dès 1689, avait été pré-
sident de la cour des monnaies de Paris, de 1702 k 1705, puis nommé comme
faisant fonctions d'intendant des armées navales, de 1705 îi 1709, et enfin
premier commis à la cour de 1709 à. 171.', époque à laquelle il avait quitté
cet emploi jusqu'à sa nomination d'Intendant général des Iles-du-Vent
d'Amérique,

ET LA MARTINIQUE
373
M. de la Malmaison. M. de Sylvecane apportait enfin l'or-
donnance royale attendue, signée en mars 1718.
La colonie était amnistiée. Comment ne l'eût-elle pas été?
Mais les conducteurs de la révolte, qui seuls pouvaient être
poursuivis et par conséquent prétendre au pardon, se trou-
vaient exceptés de la mesure gracieuse. Du Buq était consi-
déré comme le véritable chef du soulèvement.
A cet égard, voilà ce que portait l'ordonnance :
« .... N'entendant pas toutefois comprendre dans la présente
amnistie le sieur du Buq, lieutenant-colonel d'un des régiments de
milices à la Martinique et chef choisy par les dites milices au temps
de la révolte, les sieurs Belair, capitaine de milices, d'Orange,
Cattier et Labat, aydes-majors de milices, qui ont arrêté les sieurs
La Varenne et Ricoüart, et le s:eur Bourgelas, capitaine de cava-
lerie (accusé de discours séditieux), lesquels seront tenus, deux jours
après l'enregistrement des présentes, de se rendre au Fort-Royal
pour être envoyés en France pour se justifier au sujet de la dite
révolte, et, faute par eux de se présenter, voulons que leur procès
soit fait et parfait, comme criminels de lèze-inajesté, par notre
Conseil supérieur de la Martinique... »

« Deux jours après l'enregistrement », c'était permettre de
fuir aux officiers inculpés, autrement on les eût saisis sans
les prévenir. Dès que l'on fut assuré que ceux considérés
comme tout à fait compromis étaient hors d'atteinte dans
les colonies étrangères voisines, l'ordonnance fut dûment
enregistrée au Conseil souverain, à la requête du procureur
général (16 août 1718). Il résultait des termes de l'amnistie et
de la fuite des inculpés, sauf un, que le procès aurait lieu à
la Martinique. On était maître de la situation. C'était ce que
d'Hauterive avait combiné.
Quant à du Buq, il était trop haut placé dans l'estime de
ses concitoyens, et dans la sienne propre, pour vouloir se
faire juger par contumace. Il endossa son bel uniforme où
brillait la croix de Saint-Louis, ceignit son épée, se rendit au
Fort-Royal et se constitua prisonnier.

374
FRANÇOIS DE COLLART
MM. de Feuquières et de Sylvecane furent plus flattés que
surpris de la soumission de du Buq. On avait du reste tant
de confiance maintenant que pas un murmure ne s'éleva dans
la colonie.
L'affaire fut instruite en septembre 1718. Les conseillers
Pain et Petit, avec le greffier Moreau, furent commis pour
interroger les témoins et l'inculpé non contumace. Le Conseil
jugerait ensuite en séance plénière. Les conseillers instruc-
teurs évitèrent de manifester une curiosité gênante. Aux
questions posées, préparées par d'Hauterive, les témoins ré-
pondaient ce qu'ils voulaient, sans être poussés en quoi que
ce soit. La Touche déclina l'honneur que certains voulaient
bien lui faire d'avoir été le chef de la révolte, et, comme le
rapport de La Varenne et Ricoüart ne signalait en rien sa
complicité, le vieux colonel eut beau jeu pour expliquer sa
conduite... Bref, presque tous les officiers et les notables de
la Martinique, assignés à cet effet, vinrent déposer. La culpa-
bilité des cinq contumaces, que leur fuite incriminait d'ail-
leurs, ne put être dissimulée. Toute la faute retomba sur ces
boucs émissaires. Mais l'innocence de l'élu de la colonie res-
sortit éclatante de cette instruction. Il fut établi que du Buq
n'avait donné aucun ordre, pris aucune mesure, qui ne fussent
pour l'intérêt commun. Lés commandants des forts témoi-
gnèrent en sa faveur. Collart montra son ami le protégeant,
le faisant escorter afin qu'il ne lui arrivât rien de fâcheux, au
moment où, prenant la défense des administrateurs, il
s'était attiré l'animosité, du reste passagère, des plus chauds
partisans de la révolte.
La lumière se fit si bien, dans l'esprit de M. de Feuquières
et de M. de Sylvecane, que du Buq n'eut bientôt pour prison
que l'appartement du gouverneur. Ils prenaient les repas
ensemble. M. de Feuquières, comprenant l'avantage qu'il
pourrait tirer de l'amitié d'un tel habitant, se plaisait à s'en-
tretenir avec lui des intérêts de la colonie.
Sur ces entrefaites, M. de Sylvecane, atteint depuis quelques

ET LA MARTINIQUE
375
jours du mal de Siam (là fièvre jaune), mourut le 2 oclobrc.
La surprise fut d'autant plus pénible que, depuis longtemps,
cette maladie, surtout funeste pour les Européens nouvelle-
ment arrivés, n'avait pas fait de victimes à la Martinique.
L'intendant, qui avait gagné l'estime générale pendant les
six semaines de son exercice, fut sincèrement regretté.
M. Mesnier reprit l'intérim pour la troisième fois et le con-
serva jusqu'au i) juin 1719, date de l'installation de M. Charles
Besnard, commissaire de la Marine, nommé Intendant gé-
néral par le Régent le 10 janvier de la même année.
Cependant du Buq, malgré les excellentes dispositions du
gouverneur à son égard, ne se sentait pas tout à fait rassuré.
Le i octobre, après la clôture du procès, les sieurs Cattier,
Belair, d'Orange, Labat et Bourgelas, avaient été condamnés
par le Conseil souverain, le premier au supplice de la roue,
les autres à celui de la potence. Il est vrai que ces condam-
nations, ayant pour but unique de donner une apparente
satisfaction au principe d'autorité, ne pouvaient recevoir, et
ne reçurent réellement d'exécution qu'en effigie. Mais le co-
lonel n'était pas contumace. Suivant les termes du décret
d'amnistie portant exception, on devait l'embarquer pour
France et là tout était à craindre.
M. de Feuquières, résolu à sauver du Buq, se contenta
d'envoyer toute la procédure au Conseil de Marine, avec la
lettre suivante, datée du 22 octobre 1718. Ce document est un
si ferme appui poùr le récit, que nous ne pouvons omettre
de le reproduire :
« Il nous a paru, dit le Gouverneur général, que la révolte procé-
dait de l'Acajou ; que Longpré La Touche, qui n'avoit cessé de courir
par toute l'isle, après le projet conclu d'arrêter ces messieurs, a voit,
chemin faisant, forcé tous les habitants qui ont paru au rendez-vous
au Lamentin et ensuite à Saint-Pierre. Nous aurions aussi reconnu
que c'est à la sollicitation de La Touche, et même de M. de Valmenier
(son gendre), que les cinq proscrits Belair, Cattier, d'Orange, Labat
et Bourgelas, ne s'étoient pas rendus en ce fort, suivant les ordres
du Roi et au désir de l'amnistie.

376
FRANÇOIS DE COLLART
« Par les informations contre du Buq, par sa déposition et d'autres
notions particulières, il avoit paru à M. de Sylvecane et à moi, que
du Buq n'étoit coupable que d'avoir accepté ce commandement des
révoltés et même il l'avoit fait dans des vues qu'on ne pourroit
improuver. Je crois que Sa Majesté peut le dispenser du voyage en
France, à cause de son âge déjà avancé et de ses grandes infirmités,
et aussi pour contrebalancer parmi le peuple la nombreuse famille
dans laquelle est l'origine du mal, qui est arrivé à l''occasion du
navire espagnol, »

On voit, par ces derniers mots, que le mystère du complot
n'avait pas échappé à la pénétration de M. de Feuquières.
Mais il n'affirme rien, parce qu'en fait les termes de l'am-
nistie l'empêchaient de revenir sur cette circonstance et
qu'il était au moins inutile d'insister.
Au nombre des pièces envoyées par le gouverneur, se
trouve une déclaration de du Buq, contenant sa propre dé-
fense. Dans cette pièce, il explique comment, sans lui, il y
aurait eu collision entre les troupes réglées et les milices
insulaires, et comment il avait évité cet épouvantable mal-
heur de voir la Martinique mise à feu et à sang. Il prouve
que MM. La Varenne et Ricoüart lui devaient la vie, et,
qu'au lieu de l'accuser, ils auraient dû lui savoir gré de les
avoir sauvés des conséquences d'une révolte sans frein, à
laquelle il était parvenu à substituer une manifestation en
quelque sorte pacifique, au prix de leur départ...
M. de Feuquières, ayant su, par des informations offi-
cieuses, que la défense de du Buq avait été goûtée et que sa
cause était gagnée dans l'esprit du Régent, fut encouragé à
écrire, à Son Altesse royale, la lettre suivante. Elle est du
15 avril 1719. C'est encore un de ces documents dont il n'est
guère possible d'épargner le texte au lecteur. Le Gouverneur
général y témoigne avec chaleur son estime pour du Buq :
« Les ennemis du sieur du Buq1, ayant été capables de publier
1 Dans une note généalogique écrite vers 1750 par M. du Buq d'Enneville
(Félix-André, né en 1726), petit-fils du colonel, on remarque ce passage, au
sujet de l'inimitié des La Touche contre les du Buq :
« Famille La Touche
Leur grand-père (le vieux colonel) fut jaloux de

ET LA MARTINIQUE
377
que M. de Sylvecane et moi nous étions laissé gagner par luy,
quoique je fusse déjà persuadé de son innocence, je n'ai pas jugé à
propos de rien dire en sa faveur, afin de ne pas me rendre suspect
d'avoir penché plutôt d'un costé que d'un autre ; mais depuis que
toutes les procédures ont été envoyées et que la vérité a été suffi-
samment découverte, je ne puis me dispenser de dire à Votre Altesse
Sérénissime que la démarche de du Buq à se rendre ici aux ordres
du Roy, et ce qui a esté prouvé de sa conduite, lorsqu'il a esté forcé
d'accepter le commandement des rebelles, marque le peu de part
qu'il a eue dans cette affaire et, j'ose l'avancer, qu'on doit à lui
seul le salut des forteresses et des colonies de Sa Majesté.
« Depuis qu'il est en prison dans ce fort, j'ay remarqué en luy
tant de bonnes qualités, un si fort attachement pour le Roy, une si
parfaite résignation à ses volontés que je ne puis plus garder le
silence en ce qui le regarde. Il m'a paru d'ailleurs homme droit,
brave de sa personne et inviolable dans sa parole, ce qui m'a en-
gagé de luy permettre d'aller passer quinze jours chez luy, autant
pour donner quelques ordres dans sa maison, que sa longue absence
à fort dérangée, que pour y voir une de ses filles qui estoit à l'extré-
mité. M. Poulain, major, l'a accompagné dans ce voyage et revien-
dra avec luy. »
Le Régent n'avait pas eu besoin de cette nouvelle recom-
mandation pour se prononcer. Dès le 9 janvier 1719, il avait
fait signer au Roi des « lettres d'abolition accordées au colonel
du Buq ». Elles parvinrent à la Martinique dans les premiers
jours de juin. M. de Feuquières s'empressa d'aller trouver
son prisonnier et, lui remettant d'une main la dépêche gra-
cieuse, lui rendant de l'autre son épée, il lui dit : « Dieu merci !
nous voilà tous deux délivrés de ce grand souci. »
Du Buq, pénétré de reconnaissance, se courba profondé-
ment, et recevant son épée en vrai chevalier, il mit un genou
à terre. « Dans mes bras », s'écria le gouverneur, et ces deux
l'estime et de la confiance générale que s'étaient acquise mon bysayeul et
mon grand père (le colonel du Buq)... Néanmoins l'aîné des La Touche a
épousé ma sœur, après avoir épousé ma cousine germaine en 1res noces;
leur oncle a épousé une de mes tantes, et l'on ne trouve plus dans cette

famille cet acharnement à détruire notre nom. »

378
FRANÇOIS DE COLLART
hommes, si bien faits pour s'apprécier, s'embrassèrent avec
effusion...
Grâce entière fut ensuite accordée « aux effigiés ». Tous
rentrèrent à la Martinique et furent remis en possession de
leurs biens.
D'Hauterive avait quelques droits à la reconnaissance des
Martiniquais. Ils ne manquèrent pas de la lui manifester,
trop ouvertement peut-être. Mais, bien que le procès fût ainsi
terminé à la satisfaction commune, le Conseil de Marine ne
crut pas devoir oublier l'accusation portée contre le procureur
général par Varenne et Ricoüart. D'Hauterive fut révoqué
de ses fonctions et remplacé, le i*r septembre 1721, par le
conseiller de Perrinelle-Dumay. D'Hauterive, qui possédait
une sucrerie à la Martinique, se retira sur son habitation et
demeura dans la colonie.
XVI
Nous voilà près du terme de notre excursion aux îles d'A-
mérique. Si ce long travail n'a pu fatiguer la patience du
lecteur, nous en sommes redevable à l'intérêt qu'inspirent
généralement aujourd'hui nos colonies. Puisse ce sentiment
s'étendre et devenir durable ! C'est une vieille erreur de
croire qu'une grande nation peut longtemps vivre et pros-
pérer sans colonies. Mais, pour recueillir un réel profit de
ces établissements d'outre-mer, il faut les traiter avec dou-
ceur, les soutenir dans leur enfance, leur permettre de com-
mercer à l'aise et leur porter secours à l'occasion. Ce n'est
pas ce que l'on faisait toujours jadis. Certain gouverneur de
la Martinique1, des plus distingués, écrivant au ministre3, le
1 M. Salignac de Fénelon, parent de l'archevêque de Cambrai, le doux
auteur de Tèlémaque.
2 M. le duc de Choiseul (Etienne-François).

ET LA MARTINIQUE
379
27 novembre 1763, déplorait « l'espèce d'éloignement et d'a-
version » que les habitants de cette île manifestaient « pour
l'autorité ». — « Il faut avouer, disait-il, que l'abus que l'on en
a fait longtemps devait la produire cette aversion et l'entre-
tenir. Les bureaux de la Marine et les chefs de la colonie
l'ont étrangement gouvernée. »
Il y a toujours eu beaucoup à dire là-dessus. Ce n'est plus
le moment d'y revenir. A François de Collart, dont la fin est
proche, notre dernière pensée !...
L'affaire de 1717,
si curieuse, si intéressante à tant
d'égards, eut des suites fâcheuses pour l'état-major des
milices de la colonie.
M. de Feuquières, persuadé, bien à tort selon nous, que
l'organisation par régiments avait été pour beaucoup dans
la révolte, s'était résolu à demander la suppression des colo-
nels et des lieutenants-colonels.
« Mais, dit-il dans sa lettre adressée à ce sujet au Régent
le 4 décembre 1718, je dois observer à Votre Altesse Sérénis-
sime que, comme le sieur Collart, par son zèle et sa fidélité
pour le Roy, a couru plusieurs fois risque de la vie en vou-
lant faire rentrer le peuple dans son devoir, il me paroist
juste qu'il soit dédomagé de son employ de colonel par
quelque marque de distinction, comme, par exemple, une
croix de Saint-Louis, que M. de Phelypeaux. qui conoissoit
sa valeur et son mérite, avoit demandée pour luy, peu avant
de mourir. Il en est très digne et j'ose asseurer Votre Altesse
Sérénisme qu'aucun de ses confrères ne sera en droit de
murmurer. »
En marge de cette lettre, est écrit de la main du Régent :
« S'en souvenir pour luy accorder la croix de Saint-Louis,
quand on réformera les colonels. »
La proposition relative à la réforme régimentaire, assez
mal justifiée, ne fut pas immédiatement accueillie. La déci-
sion du Conseil de Marine traîna en longueur. A l'ordre

380
FRANÇOIS DE COLLART
qu'il reçut d'attendre et de procéder par extinction, M. de
Feuquières répond le 19 juin 1719 :
« Je n'ay rien à répliquer sur ce que le Conseil me fait l'hon-
neur de me marquer touchant les colonels et les lieutenants-
colonels de ces isles. Mais je le supplie de vouloir bien se sou-
venir de ce qu'il a eu la bonté de promettre au sieur Collart. »
En pressant ainsi, le Gouverneur général ne se dissimule
pas que si l'on tarde à donner au colonel cette consolation
suprême, celui-ci risque fort de mourir avant de l'avoir
obtenue. Miné par la maladie autant que par le chagrin,
cloué sur son lit de douleur par cette cruelle goutte dont il
avait pris le germe en couchant sur la dure dans ses nom-
breuses campagnes, et qui, depuis sa chute, ne l'avait pas
quitté, Collart se voyait décliner sans espoir de retour à la
santé.
Cependant, à la fin de 1719, sur nouvelles instances de
M. de Feuquières, le Conseil se prononça. Les colonels et
lieutenants-colonels de milice furent réformés. Le titre seu-
lement leur fut laissé jusqu'à extinction. Alors, suivant la
décision du Régent ci-dessus rappelée, notre pauvre ami,
bien près de s'éteindre, fut nommé chevalier de Saint-Louis
dans la fournée commune, Guerre et Marine, de janvier 1720.
Il était dit que le sort le poursuivrait jusqu'au bout au sujet
de cette distinction si bien méritée, pour laquelle il avait été
proposé quatre fois. Quand la notification,subissant les délais
ordinaires de transmission, parvint à la Martinique, notre
héros n'était déjà plus de ce monde. François de Collart,
expiré le 13 mai « au soir après avoir reçu les derniers sa-
crements », fut inhumé dans l'église du Fort-Royal, le 14 mai
1720, à l'âge de 58 ans.
Une lettre de la Martinique, informant de sa mort, relate
que l'illustre défunt est descendu dans la tombe « univer-
sellement regretté ».
Ces « universels regrets », malgré tout, sont éphémères,
Collart avait le droit d'espérer que l'avenir lui réservait une

ET LA MARTINIQUE
381
récompense plus durable. A cent soixante-treize ans de dis-
tance, le voilà célébré bien au delà de cette chère île qui le
vit briller par sa valeur, dominer par sa fortune et mourir
au milieu d'une nombreuse famille1. Cet avantage de sa mé-
moire restaurée à si longue échéance, à qui le doit-il? Aux
souvenirs (bien épars, il est vrai) de sa vie glorieuse,
exhumés de nos archives. Nous en avons suivi la trace
en Europe pendant la guerre d'Allemagne, où Collart fit
ses premières armes ; en Amérique en 1689, à la prise de
Saint-Eustache, où deux fois il fut blessé ; à celle de Saint-
Christophe en 1690 ; à la défense de la Martinique en 1693, à
celle de la Guadeloupe en 1703, deux terres françaises,
presque perdues, que sa valeur concourut fortement à nous
conserver ; puis, en 1706, à Saint-Christophe encore, avec
Chavagnac, pendant la guerre des représailles ; ensuite, en
1713, durant la même guerre, avec le grand Cassard, d'abord
à Montserrat, et bientôt après à Curaçao, où Collart emporta
deux retranchements d'assaut à la tête de ses troupes et vit
tomber deux do ses fils. Nous le voyons enfin à son île natale
s'exposer, seul entre tous, pour la défense des représentants
du Roi, pendant la révolte martiniquaise.
1 Notamment quatre fils et quatre filles, dont deux étaient alors mariées
(voir dans la 3E partie). Le seul des quatre fils dont la descendance se soit
continuée jusqu'à l'époque actuelle est Bonaventure-Louis
de COLLART
D'AUCHAMP, marié en 1724 à Marie-Anne Petit de la Grandcour, fille du
conseiller de ce nom. — Son fils, Louis de Collart d'Auchamp (1725-1787),
commandant des milices du Fort-Royal en 1762, s'est marié en 175S avec
Marie-Françoise-Angélique du Prey (1735-1796), sœur de Madame Magloire
de Lareinty. — De celte union provint Charles-Louis-Joseph (1761-1790),
marié en 1794 à Marie-Élisabeth Garnier de la Roche (1767-1850) — (cousine
de son mari notamment par les Sainte-Marthe), qui fut aux Antilles le
dernier rejeton mâle de cette honorable famille. Les enfants de sa fille —
Charlotte-Julie-Élisabeth de Collart (1800-1860), mariée en premières noces
à M. le Commipsaire de la Marine Hippolyte de Castel, appartenant à la
noblesse de Bretagne, et en deuxièmes noces, en 1827, au lieutenant-colonel
Hulot de Charleville, Directeur de l'Artillerie à la Martinique, officier de la
Légion d'honneur, chevalier de Saint-Louis, etc., — ont été autorisés par
décret du 26 février 1874, inséré au Bulletin des lois, à relever le nom de
Collart.
28*

382
FRANÇOIS DE COLLART
François de Collart fut apprécié par tous les gouverneurs
et intendants généraux des Antilles, sous lesquels il a servi.
Pas un d'eux n'a manqué de signaler ses belles actions à
l'administration métropolitaine. C'est à leur sympathie pour
son caractère et son mérite que nous devons l'ensemble
documentaire sur lequel est basée la partie biographique de
ce travail.
XVII
II nous reste à dire un mot de la fortune de Collart. Nous
avons répété qu'elle était considérable. Un recensement
de l'année 1718 permet d'établir que nous n'avons pas
exagéré. Personne n'ignore qu'à cette époque, et jusqu'à
l'abolition de l'esclavage, on évaluait la fortune d'un colon
surtout par le nombre des travailleurs noirs qu'il possédait.
Nous trouvons cette évaluation, relativement à Collart, dans
l'extrait d'un état intitulé : « Dépouillement du produit du
domaine d'Occident de l'isle Martinique, pour les droits de ca-
pitation et poids, tant en sucre qu'en argent, de l'année 1718. »
« Collart : 15 blancs payants-droits ; 84 nègres exempts ;
646 nègres, négresses, mulâtres et mulâtresses payants-
droits. — Capitation par tête : 6 livres ; sucre 54,700, argent
1,284. Droits de poids : 1 0/o ; sucre 7.400, argent 2 1. 28. —
Total : sucre 62,100, argent 1,28G,28.»
Collart possédait donc 730 esclaves. En déduisant un tiers
pour les non-valeurs (enfants, vieillards, etc.), on obtient le
chiffre de 487 travailleurs. On disait jadis aux colonies
d'Amérique qu'un bon nègre rapportait à son maître environ
1.800 livres par an. Mais au XVIIIe siècle, sur les sucreries,
le travail annuel d'un noir n'était plus évalué qu'au chiffre
net de 600 livres. 487 nègres travailleurs pouvaient donc

ET LA MARTINIQUE
383
rapporter 292,200 livres coloniales. C'était en somme ronde
un revenu net de 150.000 francs de notre monnaie.
Il est évident que François de Collart n'eut pas toujours
730 nègres. Le nombre élevé de cette population travailleuse
ne dut être atteint que dans les dernières années, où l'on vit
la marchandise humaine abonder sur la place de Saint-Pierre.
De 1714 à 1720, 10,200 nègres et négresses, amenés de
Guinée par 68 navires français, dont 55 de Nantes1, entrèrent
à la Martinique. On y comptait exactement 238 sucreries en
1720. On peut se faire une idée de ce qu'il fallait de noirs
pour cultiver et entretenir ces établissements, dont le nombre
ne fit que s'accroître. En 1731, époque à laquelle les recense-
ments généraux commencent à être bien détaillés, il y avait
à la Martinique 421 sucreries, 23 bourgs, 58,548 âmes, dont
11,957 blancs, 45 387 esclaves et 1204 hommes et femmes de
couleur, libres. Le café, introduit dans l'île en 1723, était
déjà représenté, en 1731, par 1,802,533 pieds. Cette progres-
sion ne s'arrêta pas là. Mais on peut dire que notre colonie
était parvenue, en quelque sorte, à l'apogée de sa période
originaire.
Des deux cents compagnons de Jacques du Parquet,
amenés de Normandie par le capitaine Pierre Baillarde1, au
chiffre de 58,548 âmes ci-dessus mentionné, il y avait toute
ladislance d'une hardie tentativeà la réussite la plus complète ;
ne craignons pas d'ajouter la plus glorieuse, pour tous ceux
qui ont attaché leur nom à cette difficile entreprise.
Notre tâche est accomplie. Résumons en deux points l'en-
seignement général à tirer de cette étude. 1° Il faut un siècle
1 Nantes faisait alors beaucoup d'armements pour la Martinique. Nous
avons relevé, de 1714 à 1721, les noms des principaux armateurs propriétaires
de navires nantais. Ce sont MM. Bernier (Pierre et Louis), Berrouette, Bon-
neau (Jean), Chavaud, Daussaint Desmarais-Joubert, Ernaud de Gaude.
Joubert (Mathurin), La Brouillières. La Garde. L'Epinay-Sarreau, Le Jeune,
Montaudouin (de Launay et René). Perinsel, Pradines. Robin, Sarrebourse
d'Audeville, Schiel (Luc). Simon (Jean). Tatin (Jean), Terrien (Jean). Le»
Montaudouin dominent par la fréquence de leurs armements.

384
FRANÇOIS DE COLLART
environ pour former une colonie de premier ordre, à travers
les obstacles qu'opposent à cette œuvre les guerres, les
troubles intérieurs, les éléments et, par dessus tout, les
erreurs gouvernementales. 2° Un laborieux colon, fût-il
maintes fois entravé par ces obstacles, ne peut manquer, si
Dieu lui prête vie, d'acquérir honorablement la fortune dans
cette colonie de premier ordre. Le colonel François de Collart,
et bien d'autres de son temps, nous en ont donné amplement
la preuve.
FIN.

TABLE DES MATIÈRES
AVANT-PROPOS
PREMIÈRE PARTIE
Une Compagnie française, sous la conduite de Pierre d'Esnambuc,
s'établit à Saint-Christophe aux Antilles, en même temps qu'une
Compagnie Anglaise, et prend ensuite possession de la Martinique
(1625-1637), pages
9 à 42.
SECONDE PARTIE
Jacques du Parquet, neveu de d'Esnambuc, venu de Dieppe avec
le père de François de Collart et nombre d'autres émigrés normands,
bretons et picards, fonde
la colonie martiniquaise (1638-1664),
pages
43 à 129,
TROISIÈME PARTIE
Lutte pour l'existence dans les Antilles entre les colonisations
française et étrangère. Les Anglais, chassés de Saint-Christophe
par leur faute en
1666, échouent
l'année suivante dans leurs
attaques sur la Martinique. Les Hollandais, commandés par Ruyter,
sont repoussés du Fort-Royal en 1674 par le Gouverneur André de
Sainte-Marthe, beau-père de François de Collart. Premières armes
de celui-ci en Europe, et aux îles, à la prise de Saint-Eustache
(1665-1689), pages
130 à 195.
COLLART (250)
34

TABLE DES MATIÈRES
QUATRIÈME PARTIE
Guerre de représailles. Campagnes glorieuses de Saint-Christophe,
de la Martinique, de la Guadeloupe, de Montserrat, de Curaçao, où
brille, dans chaque expédition, le colonel François de Collart. Paix
d'Utrecht (1680-1713), pages
196 à 299.
CINQUIÈME PARTIE
L'interdiction absolue du commerce étranger dans nos colonies
d'Amérique amène à la Martinique la révolte de 1717, où Collart et
du Buq jouent un rôle considérable pour la défense de l'ordre.
Fortune de Collart. Sa descendance. Sa mort. Conclusion (1714-1720),
pages
300 à 384

TABLE ANALYTIQUE
A
Acajou (1') : à demi-lieue du Lamentin, dans la baie du Fort-
Boyal, résidence du colonel de la Touche, endroit d'où part la
révolte de 1717, pages 319, 375.
Affaire de 1717 : révolte des habitants de la Martinique, provoquée
par la confiscat ion d'un navire appartenant aux La Touche, et par
l'interdiction absolue du commerce étranger, 313 ; La Varenne et
Ricoüart, administrateurs généraux des Antilles, sont arrêtés et em-
barqués pour être reconduits en France, 346; procès qui suivit, 373.
Amblimont (marquis d') : capitaine de vaisseau, se distingue, sur
son bâtiment les Jeux, à la défense du Fort-Royal en 1674, 150.
156 ; Gouverneur général de 1697 à 1700 ; énergie dont il fait preuve
auprès des Anglais pour l'exécution du traité de Ryswick à Saint-
Christophe, 230.
Antilles : leur nom, 9 ; dites d'abord Iles du Pérou, 10 ; citées dans
ce volume : Antigue, 276-278 ; la Barbade, 15, 305; Curaçao, 280-
296 ; la Désirade, 42, 46, 118 ; la Dominique, 37, 39, 46, 52, 78 note,
162 ; la Guadeloupe, 213 et suiv., 234 et suiv. ; Marie-Galante, 42,
46, 232 ; la Martinique (V. à ce nom) ; Montserrat, 256, 277-279, 293 ;
Nièves, 26, 106, 258, 261 ; Saba, 39, 178 ; Saint-Barthélemy, 42, 131 ;
Saint-Christophe (V. à ce nom) ; Saint-Domingue, 18 ; Saint-Eus-
tache, 174-195, 283 ; Saint-Martin,
32, 46 ; Saint-Vincent, 124 ;
Sainte-Croix, 131, 171 ; les Saintes, 42, 118 ; Tabago, 172; la Tortue,
18, 40,
7 6 .
Auchamp: terre de Restigné, près Saumur, ayant appartenu —

388
TABLE ANALYTIQUE
avec celles de la Moinerie, du Mosey, des Vaux, de la Janverie —
aux de Henry, aux Bremond de Bossée, aux Collart de Coucy, 122,
127, 166, 169, 172, 266.
Auger : lieutenant de Roi, se distingue à la défense de la Mar-
tinique en 1693, 216-228 ; gouverneur de la Guadeloupe, 232-241.
Aycard, 151.
B
Baas (de) : Gouverneur général de 1669 à 1677, 136, 165.
Baillardel de Lareinty: 7 note, avant-propos, 1773: « Le Baillar-
del, le plus beau sucre de nos isles... » — En 1635, le capitaine
Pierre Baillardel, sur le Saint-Jacques, son plus grand navire, trans-
porte une colonie de Dieppe à Saint-Christophe avec les deux frères
Dyel (capitaines de Vaudroques et du Parquet) ; prend part, avec
d'Esnambuc, leur oncle, à la prise de possession de la Dominique,
37 et 52 ; conduit du Parquet de Saint-Christophe à la Martinique,
en 1636, 54 ; le ramène en France en 1637, 55 ; le passe de nouveau
avec une colonie normande et picarde (dont Claude de Collart) en
1638 ; s'établit à la Martinique avec sa femme et ses trois fils, 59 et
65 ; habite d'abord à la Rivière-des-Pères, 68 ; puis au Marin, 86 ;
est nommé « capitaine garde-côtes contre les Sauvages », en 1654,
123 ; son fils Charles (né à Dieppe en 1631), qui lui succède dans cette
fonction, préside au traité de paix de 1660, 132; le fils de celui-ci
(né en 1669), après avoir fait les campagnes de Nièves et de Mont-
serrat (1706-1713), est nommé capitaine de la compagnie colonelle
du Lamentin en 1715, 314; figure très honorablement dans l'affaire
de 1717, 329-338 ; quitte la Martinique en 1718 et va séjourner à
Nantes avec trois filles et deux fils. La descendance de l'aîné, Ma-
gloire de Lareinty, indiquée jusqu'à l'époque actuelle, fait l'objet
d'une note intéressante, page 372, qui prouve l'illustration continue
de cette famille, la plus ancienne de la Martinique encore existante
(V. Lareinty de).
Baillardel (îlot des), 86.
Bandeville de Saint-Périer : capitaine de frégate de l'escadre de
Cassard pendant sa campagne des Antilles do
1712-1713; se
distingue surtout à l'affaire de Curaçao, 286-292.
Basse-Terre : de Saint-Christophe, 18 ; de la Guadeloupe, 105.

TABLE ANALYTIQUE
Beaufort: général d'émeute, fusillé lors de la Révolte de 1646, 110-114.
Belain : nom patronymique de d'Esnambuc,
10 ; sa
sœur
Adrien ne, 22 ; sa sœur Catherine, 22 note.
Beltgens, baron de Roux (Jean-Ignace de) : gendre du colonel de
Collart, 172, 280 ; son éloge par Phelypeaux, 295.
Benjamin d'Acosta : juif espagnol d'Andrade, planteur à la
Martinique, l'un des premiers qui ont cultivé le cacao, 7.
Blénac (comte de) : Gouverneur général (installé le 8 novembre
1677) de 1677 à 1690, 140-164 ; et de 1692 à 1696, 214-230 ; son fils
gouverneur de Saint-Domingue, 302.
Bonnard (Marie) : épouse de Saint-André, 88 ; son divorce, 112 ;
épouse en 2es noces Jacques du Parquet; son dévouement pendant
une insurrection, 112-118 ; meurt en mer, 126.
Bossée : terre près Loches, provenant de Perrine Cottin de
Saint-Senoch, épouse de Hector de Bremond, 122.
Bremond d'Ars (Famille de), de Saintonge, du Poitou, et' de
Touraine, alliée aux Collart de Coucy, dans la personne de Made-
leine de Bremond-Bossée (1630-1690),mariée en 1653 à Nantes avec
Claude de Collart; descendante des Bremond de Balanzac, 122 ; alliée
aussi aux du Prey dans la personne de Claude, sœur de Madeleine,
mariée en 1665, à la Martinique, avec Pierre du Prey, père du co-
lonel de ce nom ; ascendante des Baillardel de Lareinty, 129.
C
Cacao, connu à la Martinique en 1655, cultivé vers 1680, 7.
Cacqueray-Valmenier (de), Louis : pays d'origine, 64 (premier
membre du Conseil souverain en 1675, mort en 1682); son fils Louis-
Gaston, lieutenant de roi, allié aux La Touche, 166, 235, 313, 364.
Café : introduit à la Martinique en 1723 par de Clieu ; nombre de
pieds en 1731; p. 383.
Cahuzac (amiral de) : envoyé avec une escadre, en 1629, par Ri-
chelieu, au secours de la colonie française de Saint-Christophe,
envahie par les Anglais ; battus par lui, ils sont forcés de restituer
les terrains qu'ils ont pris, 21 à 29 (Dutertre et ceux qui l'ont copié
l'ont appelé par erreur : Cussac).
Cassard Jacques) : capitaine de vaisseau, ancien corsaire, né à

390
TABLE ANALYTIQUE
Nantes en 1679 ; sa glorieuse campagne des Antilles en 1712-13, à
laquelle prend part le colonel François de Collart à Montserrat et à
Curaçao, 273-297. Etude sur ce grand marin par M. S. de la Nicollière-
Teijeiro, 273 note.
Chavagnac (comte de) : capitaine de vaisseau : sa campagne de
représailles dans les Antilles en 1706. 251-259, 261, 264.
Codrington (Christophe) : père, gouverneur des possessions an-
glaises aux Antilles, 200-213 ; fils, id., 231 et note, 232-252.
Collart : Claude de Collart, écuyer (1618-1678), de N.-D. de Liesse,
61 ; ses ascendants de Lorraine, sgrs de Ville, de Loutre et de
Coucy (1481-1615), 64 ; passe à la Martinique avec du Parquet en
1638, 65 ; famille d'un frère qu'il laisse en France, 83 note ; s'établit
à la Case-Pilote, 68 ; se marie à Nantes en 1653 avec Madeleine de
Bremond (Voir à ce nom) et revient à la Martinique, 123 ; prend
part comme officier de milice à la défense du Fort-Royal en 1674,
151 ; meurt en mer en 1678, 165. Son fils :
François de Collart, le héros du livre (1662-1720), né à la Mar-
tinique, 165 ; fait son éducation en France à Restigné ; sous-lieute-
nant au régiment de Rouergue ; sa campagne d'Allemagne (1676-
1680), 166 ; retourne à la Martinique avec sa mère, 169 ; lieutenant
de milice en 1685, 170 ; se marie avec Mlle de Sainte-Marthe (V. à ce
nom), 171 ; sa nombreuse descendance, 172 ; sa brillante conduite à
la prise de Saint-Eustache, où il est blessé deux fois, 174 et suiv. ;
est nommé capitaine de cavalerie, 199; se distingue à la prise de
Saint-Christophe en 1689, 204, et à la défense de la Martinique en
1693, 226 ; à celle de la Guadeloupe en 1703, 240 ; est nommé colonel
en 1705, 247 ; se distingue à Saint-Christophe en 1706, 252 et suiv. ;
est proposé pour la croix de Saint-Louis, 259; reçoit des lett res de
noblesse en 1707, 262; passe en France la même année ; figure dans
la Gazette de France et dans Les Hommes illustres de la Marine
française, 264 et 265 ; séjourne à Paris et à Restigné, vend ses pro-
priétés d'Auchamp, des Vaux, de la Moinerie, de la Janverie, 266 ;
fait la campagne des Antilles avec Cassard ; se distingue à Mont-
serrat, 279, et au siège de Curaçao, 281-292 ; sa lettre remarquable
au Ministre, 293 ; est proposé la seconde fois pour la croix de Saint-
Louis par Phelypeaux, qui fait grandement son éloge, 295; une
troisième fois par du Quesne, 307; figure très honorablement dans
l'affaire de 1717, 310-341 ; est proposé une quatrième fois en 1719
pour la croix de Saint-Louis, qui lui est donnée en 1720 ; meurt
« universellement regretté », 380; sa fortune, 382 ; sa descendance

TABLE ANALYTIQUE
continuée jusqu'à l'époque actuelle par l'alliance, avec une de ses
arrière-petites-filles, du lieutenant-colonel Hulot, dont les enfants
ont été autorisés par décret à relever le nom de Collart, 381 note.
Collart d'Auchamp, du Mosey, des Vaux, trois fils du précédent,
172 ; alliances : Petit de la Grandcour, du Prey, Garnier de la Roche,
de Castel, d'Arène, 381 note. Collart (baron Hulot de), 173 et 381 note.
Colomb (Christophe), 9, 12, 43-47.
Combats : de la Grande-Rade à Saint-Christophe en 1629, 23 ; de
de la Basse-Terre, ib., id. 25 ; de la Pointe-de-Sable, ib. en 1646, 107;
do la Montagne, à la Martinique, en 1654, 124 ; du Fort-Royal en
1674, 154 ; de Saint-Eustache en 1689, 190 ; de la Souffrière, à Saint-
Christophe, id., 200 ; de Canouville, à la Martinique, en 1693, 226 ;
du Camp Crapado, à la Guadeloupe, en 1703, 239 -, des Vieux-Habi-
tants, ib., id. 244 ; de la Grande-Rade en 1706, 255 ; de Montserrat,
en 1712, 279 ; de Curaçao en 1713, 288.
Commerce étranger : interdit dans nos îles d'Amérique par l'or-
donnance du 25 novembre 1634, 34 ; et par celle du 10 juin 1670, 148;
permis en cas de disette, 305 ; avait d'ailleurs sa raison d'être, 314 ;
lut pour beaucoup dans la révolte de 1717, 315.
Compagnies: de Saint-Christophe (1626-1633), 13, 15, 22-40;
des Iles d'Amérique (1635-1650) ; 18 note, 36-41, 89, 130 ; des Indes
occidentales (1604-1074), 130, 133, 147.
Conseil de marine : institué en septembre 1715, après la mort de
Louis XIV, pendant la régence, pour tenir lieu de ministre ; noms
de ses membres, 304.
Conseil souverain de la Martinique (le) : eut pour principe la
déclaration du Roi du 1er août 1644 à M. de Thoisy, pour l'établisse-
ment d'une « justice souveraine » ; ladite déclaration confirmée,
pour la Compagnie des Indes occidentales, par lettres patentes du
11 octobre 1664, enregistrées à la Martinique le 19 octobre 1665.
Constitué le 2 décembre 1675, après la révocation de la Compagnie
(décembre 1675), par la nomination ad hoc de cinq membres,
habitants du pays, qui le composaient alors, le Conseil souverain a
fonctionné à ce titre en 1679, en vertu des lettres patentes de confir-
mation du 1er avril, enregistrées à la Martinique le 17 août de la
même année. La justice civile et criminelle (premier degré) était
d'ailleurs exercée à la Martinique par le gouverneur, assisté d'un
juge (très longtemps le sieur Turpin) nommé à cet effet, 103, 309,
373 (V. Dutertre, tome 1er, p. 312, et Pierre Dessalles).

TABLE ANALYTIQUE
Cornette (Antoine) : capitaine de milice, se distingue avec Claude
de Collart, son lieutenant, à la défense du Fort-Royal en 1674, 155,
164 ; a deux fils, l'aîné, 319 ; de Saint-Cyr, id.
Curaçao (île anciennement appelée Corossol ou Curassol), prise
et rançonnée par Cassard en 1713 ; expédition qui fit grand honneur
au colonel François de Collart, 280-296.
D
Dessalles (Pierre-Régis, 1752-1808) : a publié en 1786 les Annales
du Conseil souverain de la Martinique, utiles à consulter pour
l'ancienne législation de la colonie et pour les dates d'installation
de ses principaux administrateurs, 112, 298, 55l. (On a de son petit-
fils Adrien Dessalles, une Histoire générale des Antilles, publiée en
1847. Le mérite de cet auteur est d'avoir extrait un certain nombre
de documents tirés surtout des volumes timbrés Ordres du Roi.
Mais l'absence des précieux renseignements que peut fournir la cor-
respondance des gouverneurs et intendants, qu'il n'a pas été à même
de consulter, laisse une lacune considérable dans son ouvrage d'ail-
leurs rempli de sentiments d'amour du pays vivement exprimés.)
Dieppe : relations très anciennes et fréquentes avec les Antilles,
10, 11, 22, 33, 37, 50-53, 56-59, 63-65, 135, 138, 206.
D'Orange. Trois sujets de cette famille, originaire de Dieppe, ont
marqué aux Antilles : 1° Guillaume (1609-1674), qui a vu les débuts
des colonies de Saint-Christophe avec d'Esnambuc, de la Guade-
loupe avec Liénard de l'Olive, dont il a épousé la nièce, et de la
Martinique sous du Parquet — a été tué à la fin du siège du Fort-
Royal en 1674, où il s'était très distingué, 135, 154, 156 ; 2° Madeleine
(1639-1718), fille de Guillaume, épouse Valance et, en 2es noces,
Le Roux de Chapelle — une héroïne, — son courage au siège de
Saint-Pierre en 1667 ; ce qu'en dit Dutertre, 135 ; son acte de nais-
sance, le plus ancien conservé des Antilles, 136 ; 3° Nicolas, petit-
fils de Guillaume, que l'on voit figurer dans la révolte de 1717, 317-
375. D'Orange (Marie), ascendante des La Pagerie et des Collart —
sœur de Madeleine — épouse Papin de Lépine, 136,
Drouait : capitaine du navire la Roxelane— de Nantes (?) —
conduit d'Esnambuc de Saint-Christophe à la Martinique en 1635
pour aller prendre possession de cette île, 52 et note.
Du Buq : famille normande, anciennement de grande notoriété

TABLE ANALYTIQUE
aux Antilles ; plusieurs ont marqué dans l'histoire coloniale ; deux
surtout dans la période du livre : 1° Pierre du Buq (1649-1708), ca-
pitaine de grenadiers milices, à la prise de Saint-Eustache, en
1689, où il est blessé, 189; au siège de la Guadeloupe en 1691,
214 ; 2° Jean du Buq, son fils aîné (1672-1739), garde-marine ; pre-
mières armes aux îles en 1693, au siège de la Martinique par les
Anglais ; se distingue à celui de la Guadeloupe en 1703, 237-240 ; à
Saint-Christophe en 1706, 251-257 ; figure à ce titre dans la Gazette
de France avec Collart, 204; lieutenant-colonel de milices en 1707,
249 ; brille à Montserrat en 1713, dans la campagne de Cassard, 279 ;
élu par le peuple commandant provisoire de la colonie, lors de la
révolte de 1717 à la Martinique, sa conduite, d'abord mal appréciée,
est reconnue digne d'éloges, 320-377.
Du Casse : Son intervention décisive au siège de Saint-Christophe
en 1687, 202-208.
Dumaitz de Goimpy : intendant général (1684-1696), 180, 213, 229.
Du Parquet (Dyel) : deux frères de ce nom, neveux de d'Esnambuc
par leur mère, 22; — Simon (1600-1629), son courage, sa mort
glorieuse à Saint-Christophe, 25 ; — — Jacques ( 1006-1658), officier au
régiment de Picardie, 51; passe à Saint-Chistophe en novembre
1635, 51 ; est nommé capitaine; remplace du Pont à la Martinique
en 1636, 54; son retour en France en 1637, 55; nommé lieutenant
général de la Martinique le 2 décembre de la même année, 56 ;
réunit à Dieppe une colonie de Normands et de Picards et la
conduit à la Martinique en octobre 1638, sur le Saint-Jacques,
capitaine Baillardel, 57-65 ; fonde le Fort-Royal, 68; reçoit la visite
du Gouverneur général de Poincy, 71 ; son habileté pour augmenter
le nombre de ses colons, 73; son portrait, 75 ; son voyage à Saint-
Christophe, 77; sénéchal de la Martinique, 79; sa lettre curieuse au
président Fouquet, 81; fonde le Carbet, 88; fait construire sa rési-
dence de la Montagne à Saint-Pierre, 89 ; circonstances singulières
de son mariage avec Mme de Saint-André, 112; prend témérairement
la défense de M. de Thoisy, successeur de M. de Poincy, révolté ;
passe à Saint-Christophe, enlève comme otages les neveux du
commandeur,
Lonvilliers et Tréval; est battu par une troupe
anglaise et fait prisonnier, 107 ; reste captif une année entière, 108;
insurrection à la Martinique en son absence, 110 ; service rendu à la
colonie par sa femme, 113; est mis en liberté, 116; devient pro-
priétaire de la Martinique, 119; fait un voyage en France, obtient
audience de la Reine-mère et du Roi, 120; de retour dans l'île, du
COLLART (250)
35

394
TABLE ANALYTIQUE
Parquet repousse vaillamment une incursion des Sauvages, 124 ;
meurt, 120.
Du Pont (Jean): laissé par d'Esnambuc, en septembre 1635,
comme premier commandant à la Martinique ; bat les Caraïbes ré-
voltés, les décide à la paix-, fait naufrage; est lait prisonnier des
Espagnols, 37,54. (Reparait à la Martinique en 1044 ; puis à Saint-
Christophe au commencement de 1045, s'y marie avec Marguerite
Laguarigue et vient s'établir à la Capesterre (Guadeloupe), où il a
des enfants.)
Du Prey : Pierre, natif du Havre, épouse à la Martinique en 1005
Claude de Bremond-Bossée, sœur de Mme de Collart ; Louis son fils,
colonel de milices, reçoit des lettres de noblesse, 129, 168, 182,
247, 372.
Du Riez (Isabelle-Louise) : seconde femme de M. André de
Sainte-Marthe, fille du seigneur d'Averdoingt (Artois), 145, 172, 266.
Dutertre : « l'Hérodote des Antilles » (suivant Rufz en 1850 et
Margry en 1863), a publié en 1667 une Histoire générale des Antilles ;
ami de du Parquet et de Patrocles de Thoisy, 85,115. (Jean-Baptiste
Dutertre, né à Calais en 1610, après avoir servi dans les troupes et
voyagé sur des navires hollandais, se fit dominicain à Paris et fut
envoyé en 1048 en mission à la Guadeloupe, puis à la Martinique.
De retour à Paris en 1658, il y est mort en 1087.)
Dyel : famille originaire du pays de Caux, illustre aux Antilles
françaises, introduite à Saint-Christophe et à la Martinique par
d'Esnambuc, oncle des sieurs Dyel du Parquet et de Vaudroques,
gouverneurs de la Martinique, 22,25, 41,42, 165 note (V. du Parquet).
E
Elisée (le Père) : prieur des capucins de l'Ile de Ré en 1634, cité
à l'article des Sainte-Marthe, 142, 143.
Embuscades : manière des miliciens pour combattre, 217.
Errata :
59, note 1", ligne 14, lire : et en
deuxièmes noces, M. de Sigalony ; p. 84, ligne 24, lire : conjoncture
pour conjecture; au sommaire de la 4e partie, p. 190, dernière ligne,
et 197, première ligne, lire, après grand marin : <• Succès à Mont-
serrat et à Curaçao. »
Esnambuc (Pierre Belain d') : né en 1585 à Allouville, pays de

TABLE ANALYTIQUE
395
Caux, capitaine général à Saint-Christophe, fondateur de la coloni-
sation française aux Antilles ; sa biographie, 10-42 ; prend possession
de la Martinique et de la Dominique en 1635, 36-37 ; meurt, 39 ;
a été considéré par erreur comme un frère du père de Jacques Dye
du Parquet, 41.
Ested (Marguerite) : première femme de M. le gouverneur André
de Sainte-Marthe ; son mariage à la cour d'Angleterre en 1641,
144 ; sa mort à la Bassée, en Flandre, 145 ; ses enfants, 171.
Eynaud : lieutenant de cavalerie-milice ; prévient en vain le
Gouverneur général de la révolte en 1717, 322.
F
Femmes remarquables citées dans ce volume : Mme du Parquet,
88, 111, 118, 126 ; Mme de Lagrange, 91-96 ; Mme de Lafayole, 87;
Mme d'Orange, née Madeleine Huguet (V. à ce nom), 135 ; sa fille Ma-
deleine, id. ; Mme Claude de Collart, née Madeleine de Bremond, 122,
167-169 ; Mme de Maintenon, 7, 87, 120, 280 ; l'Impératrice Joséphine,
7, 128, 340.
Flibustiers : de Saint-Domingue, 18 ; six compagnies de flibustiers
de la Martinique prennent part à la défense de la Guadeloupe en
1703, 235 ; Cassard les emploie dans sa campagne des Antilles, 280 ;
ce qui leur était accordé comme pillage, 282 ; sorte de glanage après
la moisson du butin, 282 note ; leur bravoure, 296 ; d'où vient le
mot, 316 note ; différence entre le courage des miliciens et celui des
flibustiers, 316.
Fort-Royal : seconde ville capitale de la Martinique, fondée par
du Parquet en 1638 ; peu habitée d'abord, à cause de son insalubrité
marécageuse, 68 note ; fort construit sur une pointe élevée, assiégé
en vain par Ruyter en 1674, 151-162 ; résidence définitive du Gou-
verneur depuis le 14 septembre 1681, 181.
Fusils Boucaniers : remplacèrent les mousquets ; leur prix, 206
et note.
G
Ganteaume : Capitaine de navire en 1674, 164.
Gaoulé : mot caraïbe, qui signifiait assemblée pour faire un
coup ; on a donné ce nom plaisamment à la révolte de 1717, 318.

TABLE ANALYTIQUE
Geffrier : cornette de cavalerie-milice ; service rendu par lui à la
colonie dans la révolte de 1717, 326 et suiv.
Généalogies : des Baillardel de Lareinty, 59 note, 314 note, 372
note ; des Bremond d'Ars de Bossée, 122 et note ; de Cassard, 52
note ; des Collart, 63, 64, 172, 294, 381 ; des Dyel, 22 ; des Le Vassor,
313 et note ; des Lonvilliers de Poincy, 91 note ; des Pellerin de la
Touche-Brédière, 248 ; des Phelypeaux, 268-269 ; des Sainte-Marthe,
140, 141 et note, 144, 104, 172-173 ; des Salaberry, 294 note.
Giron : capitaine de vaisseau de l'escadre de Cahuzac, très estimé
dans l'ancienne marine, bat les Anglais en rade de Saint-Christophe
en 1629, y ramène d'Esnambuc et sa colonie, que les Espagnols, com-
mandés par l'amiral Federico de Tolède, en avaient éloignés, 29-31.
Gouverneurs généraux et particuliers : Pierre Belain d'Esnambuc,
capitaine général à Saint-Christophe de 1625 à 1637, 10 à 42 ; éta-
blit Jean du Pont commandant à laMartinique, le 17 septembre
1635, 37 ; puis Jacques Dyel du Parquet, son neveu, 1630-1637, 54 ;
de la Vallée, intérimaire en l'absence des sus-nommés, 1635-1638, 54
et 05. Sous le commandement de Poincy, lieutenant-général des
Antilles à Saint-Christophe, et sous Patrocles de Thoisy (qui ne put
être installé), ledit Dyel du Parquet est gouverneur de la Martinique,
d'abord au nom de la Compagnie des îles de l'Amérique, puis comme
propriétaire de l'île, de 1638 à 1658, date do sa mort, 65 à 120. Adrien
Dyel de Vaudroqucs, frère du précédent, gouverne» au nom du petit
du Parquet », fils de Jacques, de 1659 à 1662, 126 ; Jean Dyel de
Clermont, cousin de Jacques, id, de 1663 à 1664, 126. Alexandre
Prouville de Tracy, lieutenant-général commandant une escadre,
est chargé d'installer aux Antilles et à Cayenne les administrateurs
de la Compagnie des Indes occidentales en 1664,132. Robert de Clodoré,
gouverneur particulier de la Martinique, 1665-1668, 133, sous Le
Fèvre de la Barre, lieutenant-général des Antilles, commandant
une escadre, 1666-1668, 134 ; de Baas, lieutenant-général des An-
tilles, sans escadre, 1669-1677, 104 ; Rools de Laubières, gouverneur
particulier, 1668-1671, 138; André de Sainte-Marthe, id., 1672-1679,
140-164; le comte de Blénac, gouverneur général, 1677-1690, 208 ;
d'Alesso d'Esragny, 1091, 214 ; le comte de Blénac, pour la seconde
lois, 1692-1696, 214-230 ; le chevalier de Guitaud, intérimaire, 230; le
marquis d'Amblimont, 1097-1700, 230 ; le comte d'Esnotz, 1701, 231 ;
de Machault, 1703-1709,231-267-, de Cabaret, gouverneur particulier,
général intérimaire, 205-271 ; Raymond-Balthazar de Phelypeaux,
1711-1713, 267-301 ; La Malmaison, 1713, intérimaire, 302; le marquis

TABLE ANALYTIQUE
397
du Quesne, 1717, 307-350 ; le marquis de la Varenne, 1717, 307-350;
le chevalier de Pas de Feuquières, 1717-1728, 335.
Guadeloupe : les Martiniquais vont au secours de cette île au
siège de 1691 par les Anglais, 213, et à celui de 1703, kl , 234 et suiv.
H
Hauterive (Laurenceau d') : procureur général près le Conseil
Souverain de la Martinique, du 3 juillet 171? au 1er septembre 1721 ;
sa conduite habile pendant et après la révolte de 1717,317, 319,351,
358-300 ; sa lettre au Régent, 367 ; est révoqué, 378.
Henry d'Auchamp (de) : famille de Restigné, alliée aux Bremond
de Bossée et dont est provenue la terre d'Auchamp, possédée ensuite
par M. et Mme de Collart, 127, 169.
Huguet (Madeleine), épouse de Guillaume d'Orange, nièce de
Liénard de L'Olive, « ange de bonté et de charité », 135. (V. ce qu'en
dit Dutertre, t. Ier p. 308, et t. II, p. 472.)
Hulot : lieutenant-colonel, Directeur de l'Artillerie à la Martinique
(frère du général baron Hulot de Charleville), épouse en 1827 Char-
lotte-Julie-Elisabeth de Collart, 381 note. - Hulot de Collart (Jules-
Louis-Charles, baron), 173.
' I.
Iberville (d') : capitaine de vaisseau ; sa campagne aux Antiles
en 1706 ; prise de Nièves, 258', 264.
Iles du Pérou, premier nom des Antilles, 10.
Intendants généraux (liste chronologique des) : de Leu ont
1642-1004 ; Patoulet (Jean-Baptiste), 1679-1683, mort en 1695 ; Bégon
(Michel), né à Blois en 1638, 1683-1685, mort en 1710 ; François Le
Vassor, intérimaire ; Du Maitz (Gabriel), chevalier seigneur de
Goimpy, 1685-1695; Robert (François Roger) de Paris, 1696-1703,
mort en 1730; Mithon, commissaire de la Marine, intérimaire;
Arnoul (Nicolas-François), seigneur de Vaucresson, 1706-1716, mor
en 1719 ; Mesnier, intérimaire ; de Ricoüart (Louis-Balthazar), comte
d'Hérouville, 1717, mort en 1749 ; de Sylvecane, 1718, mort en 1718;
Besnard (Charles), 1719-1722.

398
TABLE ANALYTIQUE
J.
Jaham de Vertpré (Jean), 59.
Jorna (Joseph do) : colonel de milices, 217-259.
Joséphine (l'Impératrice), 7,91, 128, 130, 340.
K
Keranguen de Rosselan, 112.
Kerroland ou Quérolan (de), 91, 94.
L
Labat : Père (le), dominicain, le second chroniqueur des Antilles,
rarement véridique, 240 note.
Laffilard (François-Maurice), 1687-1754 : successeur de Clai-
rambault comme archiviste de la Marine et des Colonies ; est l'au-
teur.d'un grand dictionnaire en plusieurs volumes in-folio, resté
manuscrit, intitulé Grand Alphabelh de la Marine (V. notre His-
torique des Archives de la Marine et des Colonies, Revue britan-
nique, avril 1880), 50.
La Fontaine (Jean de) : le fabuliste (1621-1695) : cousin, par
les Pidoux, du chevalier André de Sainte-Marthe (1013-1079), gou-
verneur de la Martinique, 141 note.
Lagrange (Fromenteau de) : gouverneur particulier de Saint-
Christophe ; ses démêlés avec le commandeur de Poincy ; les in-
trigues de sa femme, 90-95 ; leur expulsion de Saint-Christophe, 90.
La Guarigue : origine ; de Survilliers, colonel de milices, 247.
La Malmaison (Cloche de) : gouverneur de la Guadeloupe, 188,
231, 233, 241-243, 302, 364.
La Pierrière (Jérôme du Sarrat de) : chargé en 1040 du gouver-
nement de la colonie martiniquaise pendant l'absence de du Parquet,
111 124.
Lareinty (Baillardel de) (V. à ce dernier nom) : la famille des
barons de Lareinty, actuellement représentée par M. le sénateur
baron de Lareinty (Clément), est la plus ancienne de la Martinique
encore existante,272 et 273 note (V. aussi pp. 41. 129, 313,314,333).

TABLE ANALYTIQUE
399
La Roche-Guyon (Pierre Guyon de) : capitaine des troupes, plus
tard lieutenant de Roi à la Martinique, beau-frère de Collart, 172,
173,235, 261, 340, 341.
La Touche (Le Vassor de) : capitaine, puis colonel des milices en
1705; se distingue au siège de la Martinique par les Anglais, 227;
nommé colonel, 247; sa famille, 313 note; a marqué dans l'affaire
de 1717 dont il a été le promoteur avec son fils Longpré, 314-370
(V. Le Vassor).
La Touche-Brédière (V. Pellerin de).
La Varenne (marquis de) : capitaine de vaisseau, Gouverneur
général, a concouru, par sa rigueur et sa maladresse, à provoquer la
révolte de 1717, 307-312, 315-378.
Lefort (Yves Le Cercueil, dit) : lieutenant de milice, homme éner-
gique, d'intelligence avec Mme du Parquet pour délivrer la colonie
de révoltés qui voulaient s'emparer du gouvernement pendant
la captivité de son mari, 110-118.
Le Pelletier de Grandair : commandant de milices, gendre de
•Collart, 172.
Lettres importantes insérées in extenso ou citées en extrait dans le
cours du récit ; de d'Esnambuc à Richelieu — 12 novembre 1035 —
37; de du Parquet au président Fouquet — 10 août 1639 — 80, 82; du
Roi à M. de Sainte-Marthe —23 mars 1074 - 148 ; de Colbert au même
— 21 mai 1675 — 103 ; du Roi au comte de Blénac — 23 novembre
1088 — 179 ; de Guitaud à Seignelay — 23 novembre 1688— 179 ; de
Guitaud à Seignelay — 23 août 1089— 200; de Machault à Pontchar-
train — 29 juin 1704 — 249 ; de Pontchartrain à Machault —10 juin
1705— 249; de Mithon au ministre, au sujet de Collart— 15 février
1700—252 ; de Chavagnac, id. — 10 mars 1700 — 250; de Machault, id.
— 19 juillet 1703—260,261 ; de Pontchartrain à Collart — 9 juin 1700 —
201 ; de Collart au ministre — 18 mars 1713 — 293; de Phelypeaux, au
sujet de Collart, - 20 mai 1713 —295; de du Quesne, id., 17mai 1715 —
307 ; de La Varenne au Conseil de Marine — 1er mai 1717 — 311 ; du
même, id. — 20 avril 1717 — 349; de Feuquières, id. — 22 octobre
1718 —375 ; 15 avril 1719 — 376; au sujet de Collart — 4 décembre
1718 —379.
Lovasseur : capitaine de navire corsaire français, le premier qui
s'établit à Saint-Christophe, s'y rencontre avec d'Esnambuc en 1625,
12 ; passe à la Tortue ; fonde en 1640 un établissement dans cette
petite île, voisine de Saint-Domingue, et nous facilite ainsi la con-
quête de la partie nord de la terre haïtienne, 18 note et 40.

400
TABLE ANALYTIQUE
Le Vassor : ancienne famille de la Martinique, riche, influente et
nombreuse, originaire de Paris ; branches : de La Touche, de Beau-
regard, de Longpré, de la Chardonnière, 313et note. Alliances : Dyel,
d'Orange, Courtois, de Cacqueray-Valmenier, La Rosa, etc. (V. La
Touche).
Liesse (N.-D. de), près Laon ; pèlerinage ; résumé de son histoire
au sujet des Collart, 00-63.
L'Olive (Liénard de) : premier gouverneur de la Guadeloupe dont
il prit possession, au nom de la compagnie, le 28 juin 1636. Son inca-
pacité absolue et sa résistance aux conseils et aux ordres de
d'Esnambuc causèrent en quelques mois la perte presque entière de
la colonie qu'il avait amenée de Dieppe. 36, 63, 71, 135.
Longpré (de) (V. La Touche).
Lopez (dom Matheo) : ambassadeur du roi d'Ardres (Guinée),
envoyé à Louis XIV ; de passage à la Martinique en 1G70 ; curieuse
réception à Saint-Pierre, 137, et à Paris, 138.
M
Machault (de) : capitaine de vaisseau, Gouverneur général de 1703
à 1709, 231-267.
Macouba (le) : nom caraïbe d'un quartier très pittoresque, au
nord de la Martinique, renommé par son tabac, 7, 48.
Maintenon (marquise de), 7, 87, 120, 280.
Mal de Siam (la fièvre jaune), 214, 375.
Manioc, 31, 358.
Margry (Pierre), 41,76.
Marin (le) : quartier de la Martinique dans la partie sud de l'île,
00, 85, 219.
Martignac (de), 155.
Martinique : d'Esnambuc en prend possession personnellement
au nom de la France, le 1er septembre 1035, 37 ; découverte par
Christophe Colomb, en janvier 1493, à son premier voyage au nou-
veau monde (retour), 45 ; abordée par lui à son troisième voyage
(aller) le 5 juin 1502, 46 ; origine de son nom ; comment les femmes
caraïbesses y ont contribué, 46, 47 ; son nom Caraïbe ; aspect de l'île
en relief, anecdote à ce sujet, 47, 48 ; particularité de ses contours,

TABLE ANALYTIQUE
401
40; sa faune, 50 ; son tabac, 55 ; ses tremblements de terre, 48 note
et 129 note.
Milices de la Martinique : d'abord établies en quatre compagnies,
09; puis, vers 1050, en six compagnies, et en 1085, en neuf compa-
gnies, noms des capitaines, 170 ; en 1093, douze compagnies forment
les quatre bataillons : de Saint-Pierre, du Fort-Royal, du Marin et
de la Trinité, 210 ; lesquels, en 1705, sont transformés en autant de
régiments, dont les colonels furent : Samuel-François Le Vassor
de la Touche, François de Collart, Claude Laguarigue de Survilliers
et Joseph de Jorna ; les lieutenants-colonels, La Touche fils,
Roussel, Jean du Buq et Louis du Prey, 247,248.
Ministres de la Marine et,, des Colonies : Richelieu (de l'origine),
les deux Colbert, les deux Pontchartrain, 1669, 1683, 1690, 1699-
1715; sous la Régence, le Conseil de Marine, tint lieu de ministre
jusqu'au 23 mars 1723.
Mûriers. Le Roi voulut en 1685 que la culture de cet arbre fût
tentée aux Antilles, afin d'y acclimater les vers à soie. Collart
seul s'y appliqua, 183.
N
Nantes, 52, 74 ; Claude de Collart s'y marie avec Mlle de Bre-
mond-Bossée, 123 , patrie de Jacques Cassard, 273 ; beaucoup
d'armements pour la Martinique ; noms des armateurs nantais de
1714 à 1721, 383.
Nicollière-Teijeiro (de la) : auteur de savantes Notes généalogiques
sur la famille de Jacques Cassard, 52, et d'une étude remarquable sur
la vie de ce grand marin, 273 note.
Nièves, 26, 106, 193, 258, 264.
O
Orgeville (Pannier d') : Intendant général, 248 note.
Origines diverses indiquées : du nom Antilles, 9,10 ; de d'Esnam-
buc, 111 ; de la Compagnie de Saint-Christophe, 12-16, 40 ; de l'île de
la Tortue, 18; de l'interdiction du commerce étranger, 34; de la
Compagnie des Iles d'Amérique, 35 ; de Saint-Pierre-Martinique, 37 ;

402
TABLE ANALYTIQUE
du nom Martinique, 43-47 ; de du Parquet, 22; des Lareinty, 58, 59
et note; du Vauclin, 59 note ; des Jaham, 59; de N.-D. de Liesse,
60 ; des Collart, 01-05 ; du Fort-Royal, 08 ; du sucre à la Martinique,
81; du Marin, 85; du Carbet, 88 ;de Poincy, 91 note ; du Conseil Sou-
verain, 103, (V. Dutertre, t., 1er, p. 312) ; des mariages martiniquais, 121;
des Bremond de Bossée, 122 ; des noms d'Auchamp, de la Moinerie,
127; des recensements, 128 ; des du Prey, 129 ; de la Compagnie des
Indes Occidentales, 130 ; des relations avec le royaume d'Ardres
(Guinée), 137 ;du cadastre martiniquais, 139 et 218 ; des Sainte-Marthe,
140 ; des Rools, 165 note ; des Cacqueray, des Sanois, id.; des milices
170; de Saint-Eustache, 174 ; de la cavalerie martiniquaise, 199; du
fort Charles à Saint-Christophe, 202 ; des fusils de munition, 200
note ; du mal de Siam (fièvre jaune), 214 ; des régiments de la Mar-
tinique, 247 ; des Laguarigue, id. ; des Jorna, des Pellerin de la
Touche-Brédière, 248 ; du nom Curaçao, 293; des Salaberry, 294
note ; du Conseil de Marine, 305 ; des Le Vassor, 313 et note.
Ouycou : vin des Sauvages-Caraïbes: sa composition, 07 note.
p
Patrocles (de) : écuyer de la reine, 99 ; — de Thoisy, Gouverneur
général ; sa lutte malheureuse contre le commandeur de Poincy,
99-132.
Pellerin de la Touche (de) : 248.
Péroutiers : corsaires des Iles du Pérou, premier nom des
Antilles, 10.
Phelypeaux (Raymond-Balthazar de, 1050-1713) : Gouverneur gé-
néral, 267 ; ce qu'on dit Saint-Simon, 268 ; sa parenté avec les
Pontchartrain et les La Vrillière, 269 ; service rendu par lui à Louis
XIV comme ambassadeur à Turin, 270; sa bienveillance pour
Collart, 271 ; sa lettre au ministre, 295 ; fête de la paix d'Utrecht, or-
ganisée par lui, 298 ; meurt, 301.
Picquet de la Calle, commis général de la compagnie des Indes :
son rapport après le siège du Fort-Royal en 1674, 149 ; sa fille,
épouse de Jorna, 248.
Poincy (le commandeur Philippe Lonvilliers de) : chef d'escadre.
gouverneur de Saint-Christophe, lieutenant général des Antilles
françaises de 1038 à 1047, passe à la Martinique, 71 ; sa famille, 91,

TABLE ANALYTIQUE
403
note ; sa lutte contre M. et Mme de Lagrange, 91-96 ; son despotisme
97 ; sa révolte contre son successeur Patrocles de Thoisy, 100-117 ;
sa mort, 132.
Population de la Martinique, pp. 70, 74 ; en 1664, p. 128 ; en
1731, p. 383.
Pradines(Léon Fornier de Carles de) : capitaine destroupes, plus
tard gouverneur de la Grenade, beau-frère de Collart, 173, 261.
Prêcheur (le quartier du) : d'où vient le nom, 82 ; foyer d'émeutes,
133 ; fonds Canouville, 224.
Prises de possession : de Saint-Christophe par Levasseur et
d'Esnambuc en 1625, 12 et 40; de la Tortue, 18; de Saint-Eustache,
par Cahuzac en 1629,24 ; de Saba, de la Martinique, de la Dominique,
en 1035, par d'Esnambuc, 37 ; de la Guadeloupe, la même année, par
Liénard de L'Olive, 36.
Q
Quérolan (de), 91,94.
R
Recensements : de 1664, 128 ; de 1671, 139 ; note qui fait ressortir
l'importance historique de ce document, 218.
Religieux: Bouton, jésuite, 84 ; Breton (Raymond), dominicain,
auteur d'un dictionnaire caraïbe, 47, 130 ; Dutertre, id., le chroni-
queur, 85,115 ; Elisée, prieur des capucins de l'île de Ré en 1034,
142-143 ; Hampteau (Charles), jésuite, 84,112; Labat, dominicain,
le chroniqueur, 246 note ; Mesland (Denis), aumônier de du Parquet,
75, 83, 112 ; Sainte-Marthe (François-Maximilien de), de l'Oratoire
de Paris, 172, 266.
Révoltes : des Sauvages à la Martinique en 1035,37 ; du lieutenant
général de Poincy contre son succeseur en 1040,104 à 117 ; des Mar-
tiniquais, la même année, 111 ; des Sauvages en 1654, 124 ; du Prê-
cheur, en 1005,133 ; de l'Acajou à la Martinique en 1717, 319-348 (la
plus célèbre par les faits nombreux qui s'y déroulèrent et le procès
qui la suivit).
Richelieu (le cardinal de) : ministre, fonde la Compagnie de Saint-
Christophe, à la demande de d'Esnambuc, en 1026,14 ; envoie une

404
TABLE ANALYTIQUE
escadre au secours de la colonie, 23 ; la soutient par une mesure
fiscale en 1029, 31 ; fonde la Compagnie des Iles d'Amérique en 1G35,
35 ; appréciait d'Esnambuc, 39.
Ricoüart (Louis-Balthazar),comte d'Hérouville, de Normandie (1673-
1749) : Inspecteur général de la Marine à Brest, nommé Intendant
général à la Martinique en 1715,306 ; partage avec le Gouverneur
général marquis de la Varenne la responsabilité et les ennuis de la
révolte de 1717,319-353; commissaire général de la Marine à Nantes,
354.
Roissey (Urbain du) : compagnon de d'Esnambuc, son second, 11,
15-21, 23-30.
Rools : de Goursolas (1615-1664), de Laubières (1617-1672), famille
anciennement en renom à la Martinique, 105 et note. Alliances :
Hurault de Manoncourt, id., de Cacqueray-Valmenier, 250.
Roxelane (la) : rivière de Saint-Pierre Martinique, d'où vient le
nom, 52 note.
Rufz (le docteur), 48, 64. (Le second volume de son ouvrage se
termine par un long mémoire chronologique anonyme (1745-1757),
qui a l'avantage de contenir entre autres une multitude d'indications
d'état civil se rapportant à une époque où les registres de paroisses
n'existent plus).
s
Saint-André (Jacques Le Chesneau de) : commis général de la Mar-
tinique, 85 ; époux de Marie Bonnard, 88 ; son divorce, 112 et note.
Saint-Christophe (île) : découverte, 12 note ; prise de possession
par les Français et les Anglais, 12, 40 ; Compagnie de l'île, 14 ;
partage des terres, 17 ; population française en 1035, « colonie-mère » ;
d'Esnambuc en est parti pour aller prendre possession de la Marti-
ninique et de la Dominique,' 36-38 ; de Poincy à —90-109 ; de
Thoisy à — 113-118; prise de la partie anglaise par les Français,
197, 206 ; reprise par les Anglais, 209-213 ; expédition de Chava-
gnac en 1706, 252-257.
Saint-Eustache (île) : prise par les Français en 1089 ; expédition
qui fit honneur à François de Collart et à Pierre du Buq, 174-199 ;
rançonnée par Cassard, 283.
Saint-François-Xavier (le) : navire, soi-disant espagnol, dont la

TABLE ANALYTIQUE
405
confiscation a été pour beaucoup dans la révolte de 1717, 311, 343,
360, 376.
Saint-Jacques : patron de la paroisse Saint-Jacques de Dieppe
où habitait le capitaine Baillardel, 52; de son navire le Saint-Jacques
qui amena la première colonie normande et picarde à la Martinique,
37, 53, 55, 57, 65 ; de Jacques du Parquet, promoteur de l'entreprise;
et de la paroisse Saint-Jacques du Garbet (Martinique), dit « le quar-
tier de Monsieur », 88, 118, 218.
Saint-Pierre : première ville capitale de l'île Martinique, fondée,
du 1er au 15 septembre 1635, par Pierre d'Esnambuc qui lui donna
le nom de son patron, en y faisant construire un fort, 37. La ri-
vière qui passe à Saint-Pierre prit le nom du navire (la Roxelane)
qui avait amené d'Esnambuc de Saint-Christophe à la Martinique,
52.Il appela un vaste terrain du bord de la mer à gauche de la rade :
Fonds Canouville, nom d'un de ses fiefs à Yvetot, 218, 224.
Saint-Simon (le duc de) : passages de ses précieux mémoires
où il parle de Phelypeaux, Gouverneur général des Antilles, 268, et
de la révolte de 1717, 352-355.
Sainte-Marthe (Antoine-André de) : beau-père du colonel Fran-
çois de Collart, 5 ; ses illustres ascendants ; rue qui porte son nom
à Saint-Pierre, 140 ; sa biographie, 145-105; curieuses circonstances
qui l'obligent à passer en Angleterre en 1041 ; personnages français
réfugiés rencontrés par lui à Londres, 143 ; introduit par eux chez
la reine Henriette de France, il est nommé capitaine de sos gardes
et se marie à la cour, 144; revient en France avec le prince Rupert,
id.; prend part à toutes les campagnes de guerre de 1647 à 1658 ;
devient garde-du-corps, 145; est nommé gouverneur de la Marti-
nique en 1672, 14G ; repousse l'attaque de Ruyter sur le Fort-Royal
en 1674 siège intéressant et glorieux 150-102; lettre inédite de
Colbert à M. de Sainte-Marthe, 163; sa nombreuse famille, sa mort
164 ; sa descendance, 171 ; unique héritier actuel, 173.
Salaberry (Charles de) : premier commis à la Marine ; famille de
son frère, Vincent de Salaberry, vice-amiral, alliée aux Collart de
Charleville par les Morel de Vindé, 294 note.
Sauvages-Caraïbes, 12, 18, 37, 66, 67, 82, 84, 123, 132.
Scarron (Paul), le poète (1610-1660) : à la fin de 1652, sur le point
de s'embarquer à Nantes pour la Martinique, avec Françoise
d'Aubigné, sa jeune femme ; projet avorté, 120, 121.
Seigneurs de la Martinique (les) : titre employé par le docteur

406
TABLE ANALYTIQUE
Ruiz pour un chapitre de ses « Etudes statistiques sur la population
de Saint-Pierre Martinique » publiées en 1850, et adopté en 1878
par M. Margry pour un article publié dans la Revue maritime et
coloniale, 64, 76.
Sièges : de la Martinique par les Anglais en 1007, 135 ; par les
Hollandais en 1674, 149 et suiv. ; de Saint-Eustache par les Français
en 1080, 185 et suiv., et de Saint-Christophe, id, 201; id. par les
Anglais, en 1000, 209 ; de la Guadeloupe, id. en 1691, 212; de la
Martiniqne en 1693, 217 et suiv.-, de la Guadeloupe en 1703, 231 et
suiv. ; de Saint-Christophe et de Nièves par les Français en 1706,
252 et suiv. -, de la Praia, 274, et de Montserrat, 279, en 1712; de
Curaçao en 1713, 288.
Stirum (comte de) : « futur gouverneur de la Martinique », tué
au commencement du siège en 1674; 159; enterré à la Dominique,
162
Sucre : la canne à sucre connue à la Martinique en 1039, 81 ; (les
premières sucreries datent de 1654). (V. pour la fabrication deux
articles très remarquables : 1° de Dutertre, Histoire générale des
Antilles, t. ir, pp. 122 et suiv. Paris, 1667 in-4° ; et 2° de Labat,
Voyage. aux isles de l'Amérique, de 1693 à 1706, t. iv, pp. 1 à 150. Ed.
de 1741, in-12). Nombre des sucreries martiniquaises'en 1720 et en
1731, p. 383.
T
Tabac : de Saint-Christophe, 13-, de la Martinique 7, 55; du
Macouba, 7.
Tolède (Federico ou Fadrique de) : amiral espagnol, 21-29.
Trézel, Rouennais, introduit La canne à sucre à la Martinique
en 1039, 7, 81.
Y
Vauclin, 59 note.
Vaucresson (Nicolas-François Arnoult de) : Intendant général -,
lettre de lui très bienveillante pour Collart et du Buq, 258 et note.
Yille-sur-Cousance (Meuse) : berceau des Collart de Lorraine, 04.
FIN
DE LA TABLE ANALYTIQUE.





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