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LE
PAYS DES NÈGRES

OUTRAGES DU MÊME AUTEUR
EN V E N T E
E n t r e les T r o p i q u e s (Dentu, éditeur) 3 fr. 50
U n e Lorraine, ouvrage couronné (Dentu, éditeur)... 3 »
Contes A n g l a i s , traduction (Gilon, éditeur) » 60
EN PRÉPARATION
A n a - M a g u a , nouvelle exotique 1 vol.
L a Laubetto, nouvelle patriotique 1 vol.
L a lépreuse de la Désirade, nouvelle guadelou-
péenne 1 vol.
L A L I T T É R A T U R E F R A N Ç A I S E D ' O U T R E - M E R
Seconde édition, revue et complétée.
Guadeloupe, Martinique, Haïti, la Réunion, Maurice, Algérie,
Sénégal, Canada, Louisiane.
2 volumes.
D O M P T E U R D E F E M M E S
Roman parisien.

LE
PAYS DES NÈGRES
VOYAGE A HAITI
A N C I E N N E P A R T I E F R A N Ç A I S E DE S A I N T - D O M I N G U E
PAR
EDGAR LA SELVE
OFFICIER D'ACADÉMIE
Ouvrage orné d'une carte et de 24 gravures
PARIS
L I B R A I R I E H A C H E T T E ET Cie
79, B O U L E V A R D S A I N T - G E R M A I N , 79
1881
Droits de propriété et de traduction réservés.

-;

A
S. M. LÉOPOLD II
ROI DES BELGES
SIRE,
Votre Majesté a pris la généreuse initiative de
l'Association internationale africaine, croisade
digne de notre siècle, puisqu'elle se propose d'ou-
vrir à la civilisation l'Afrique, ce continent perdu,
comme on l'a dit, où elle n'a pas encore pénétré;
de mettre un terme aux horreurs de la traite;
d'étudier les ressources du sol, de persuader,
de protéger les peuplades qui viendront s'abriter
sous le drapeau pacifique de ses établissements
hospitaliers.
L'un de mes éminents confrères à la Société des

VI DÉDICACE
Gens de Lettres, qui a étonné l'Egypte, cette
terre fabuleuse, par un travail autrement utile
que les pyramides des premiers Pharaons, que
la statue parlante d'Aménophis II, que le ma-
gnifique tombeau d'Osymandias ; autrement gran-
diose que le lac de Mœris, que les construc-
tions de Sésostris, que le canal de Néchao tant
admiré d'Hérodote, et qui, jamais lassé, comme
l'Hercule antique, va bientôt, nouvelle merveille,
unir l'Atlantique au Pacifique, — M. Ferdinand
de Lesseps, pour le désigner par son nom, —
que répètent avec admiration les cinq parties du
monde, a donné pendant l'Exposition universelle
de 1878, dans une des salles de la maison égyp-
tienne du parc du Trocadéro, des explications
publiques sur le but, le résultat et l'avenir de
l'association.
Il n'est point d'entreprise plus humanitaire.
On y est convié par les découvertes des Li-
vingstone, des Baker, des frères Poncet, des
Compiègne, des Burton, des Speke, des Grant,
des Stanley, des Cameron, des Schweinfurt,
qu'ont suivis le lieutenant Ernest Cambier, le
capitaine Louis Crespel, le docteur ès sciences
A.-J.-H.-H. Maes, explorateurs belges, non moins
intrépides, mais dont les deux derniers sont

DÉDICACE VII
malheureusement tombés, après leurs premières
étapes, — glorieux martyrs de la science et de la
philanthrophie.
Veuillez donc, Sire, agréer la dédicace de cet
ouvrage. L'honneur insigne d'une acceptation
si pleine de condescendance est le plus grand
dédommagement de ses peines, la plus glorieuse
récompense de ses travaux, que puisse recevoir,
De Votre Majesté,
Le très dévoué serviteur,
EDGAR LA SELVE.
Paris, 1 janvier 1881.
e r

CABINET DU ROI
Palais de Bruxelles, le 5 janvier 1881.
MONSIEUR,
Le Roi a reçu l'exemplaire de votre publication
sur la République d'Haïti, que vous avez adressé
à Sa Majesté, sous la date du 1 de ce mois.
e r
Sa Majesté a accepté avec plaisir cette relation
très intéressante ; et Elle me charge de vous trans-
mettre ses remerciements pour votre attention.
Agréez, Monsieur, l'assurance de ma considé-
ration la plus distinguée.
Le Secrétaire du Roi,
Comte DE BORCHGRAVE.
M. Edgar La Selve, à Paris.

Cravé par-Erhard.


INTRODUCTION
Dans l'Atlantique, à l'entrée du golfe du Mexique, Haïti,
la plus grande des Antilles après Cuba, s'étend entre le 17e
55' et le 2 0 degré de latitude nord, et entre les 7 1 et 77°
e
e
degrés de longitude ouest du méridien de Paris.
Aussi vaste que l'Irlande, cette île occupe, de l'est à
l'ouest, du cap Tiburon au cap Engaño, un espace de cent
soixante lieues de longueur, sur une largeur qui varie, de
soixante à soixante-sept lieues, de la Grande-Pointe, au
nord, à la pointe de la Béate, au sud.
On évalue sa superficie, indépendamment de la Tortue,
de la Gonave, de la Saona, et des autres îles adjacentes, à
cinq mille deux cents lieues carrées.
A vingt-deux lieues au N.-O., on trouve Cuba. A l'O.-
S.-O., elle a la Jamaïque, distante de cent quatre-vingts
kilomètres. Puerto-Rico est à vingt lieues, à l'O.-S.-E. Au
N., se trouvent les Iles Turques ( T u r c k s islands) et les
autres débouquements. De la Colombie, située au Sud, elle
est éloignée de deux cent cinquante lieues. Une distance
1 De l'espagnol defembocar, sortir du passage.
1

2 LE PAYS DES NÈGRES
beaucoup moindre la sépare des Iles Vierges et des Iles du
Vent,
Sa population actuelle est de douze cent mille habitants,
à peu près : quatre cent mille pour la Dominicanie (l'an-
cienne partie espagnole de l'île, que nous visiterons plus
tard, à son tour), et pour Haïti proprement dit, huit cent
mille, presque tous de race africaine ou sangs mêlés.
Dans l'île entière il n'y a pas plus de mille blancs.
Cette terre, si belle, présente des aspects si variés, que
le seul nom d'Haïti — Aïty, d'après l'orthographe caraïbe,
— lequel signifie terre haute, élevée, montagneuse,
n'avait pas paru, à ses premiers habitants, suffire à la ca-
ractériser pleinement. D'après d'anciennes traditions, ils
lui donnaient deux autres dénominations selon le point de
vue d'où ils la considéraient. Quisqueya, qui désignait
particulièrement la partie de l'est, signifie grande terre ;
Bohio
ou Babèque, appliquée à la partie de l'ouest, veut
dire terre où il y a beaucoup de villages.
Haïti était, du temps des Indiens, divisée en cinq xis ou
hios (royaumes), la Magua, le Marien, le Xaragua, la
Maguana, le Higuey, gouvernés par des Kaciks, chefs hé-
réditaires, qui avaient au-dessous d'eux, comme tribu-
taires et vassaux, les nitaynos ou gouverneurs de pro-
vince.
Lorsque Christophe Colomb, après avoir touché à Gua-
nahani, une des Lucayes, et à Cuba, découvrit cette île, le
6 décembre 1492, trouvant, entre ses côtes et celles de
l'Espagne, de Barcelone à Carthagène, une ressem-
blance frappante, il lui donna le nom d'Hispañola, petite
Espagne.
— Hispañola, écrivait-il à Ferdinand et à Isabelle, es
una maravilla !
1
Hispañola est une merveille !
1

INTRODUCTION 3
Récemment, un de ses nombreux poètes, M. Charles
Villevaleix, chargé d'affaires d'Haïti à Londres, l'a saluée,
à la façon lyrique, d'un vers harmonieux et qui fait image :
Ile aux vertes forêts, fille aimable des flots
Puis, il a parlé de l'odeur enivrante de ses ombrages, de
ses coquillages si délicatement coloriés et de son resplen-
dissant soleil.
Quant à moi, si j e ne l'avais pas visitée, j e ne tenterais
pas de la dépeindre, et même l'ayant habitée pendant de
longs mois, j'hésite encore.
Au lieu d'une plume trempée dans une liqueur noire qui
tache les doigts et le papier, il faudrait le pinceau de
Diaz, ce peintre ordinaire du soleil, imbibé des plus cha-
toyantes couleurs délayées sur sa palette lumineuse.
Enfin, voici mon essai de paysage-marine dont je ne ga-
rantis pas la ressemblance.
Quelque fidèle que je m'efforce de le rendre, j e n'espère
pas reproduire l'original d'une façon parfaite et sans
retouche. Inévitablement il restera au-dessous.
Figurez-vous donc, car j'ai besoin que votre imagination
vienne à mon aide, figurez-vous une île, verte comme une
grosse émeraude, s'élevant au-dessus d'une mer bleu-in-
digo, qui creuse sur ses côtes une infinité de petites baies,
sur le sable d'argent desquelles viennent mourir des flots
indolents.
De même que la mer a creusé des baies dans la terre,
ainsi la terre, par revanche, a jeté sur la mer des promon-
toires et des îlots, de telle sorte que de loin on dirait d'une
immense corbeille de verdure de près de cent cinquante
lieues de tour, irrégulièrement festonnée et posée sur les
eaux, au milieu de flottantes Délos.
1 Les Primevères.

4 LE PAYS DES NÈGRES
Trois nuances diversement fondues, diversement fon-
cées, selon les accidents du paysage, dominent : le vert à la
terre, l'opale au ciel, le bleu aux flots.
A l'intérieur, Haïti, comme sa voisine Cuba, est hérissée
de chaînes de montagnes, formées de mornes de configura-
tion différente et de hauteurs inégales, s'enfuyant dans
tous les sens, et qui ressemblent à une succession de ma-
melles colossales. Entre ces mornes s'étendent des savanes,
les unes vastes comme les prairies du continent américain,
les autres resserrées comme les vallons de l'étroite Europe.
Au milieu de ces plaines, de ces vallées, autres jardins des
Hespérides, se mêlent dans l'exubérante confusion de la
création, des orangers, des manguiers, couverts de leurs
fruits d'or; des bananiers, chargés de lourds régimes sa-
voureux; des figuiers, aux branches tortues; de sveltes
palmiers, plus sonores que les pins d'Ionie; les cannes à
sucre, les cafiers, les cotonniers, etc., etc. La nature a pro-
digué ici ses dons en mère qui donne sans compter. Eh
bien ! cette terre, vrai paradis terrestre, a été le théâtre de
scènes horribles, de drames épouvantables. Son sol a bu
plus de sang que de sueur!...
Bientôt après la découverte, la recherche de l'or y attira
de nombreux colons qui se partagèrent les premiers o c c u -
pants comme des troupeaux. Sous des maîtres aussi avides,
ces malheureux furent forcés de se livrer aux pénibles tra-
vaux des mines, qui dévorèrent en peu de temps ceux que
le fer avait épargnés .
1
Je raconterai en détail dans la Découverte de l'Amérique la fin
1
lamentable de ces intéressantes populations ; je retracerai les efforts
héroïques de Kaonabo, de Kotubanama, d'Ana-Kaoua et du Kacik Enri-
que, qui repoussèrent parfois avec succès, toujours avec gloire, de 1503
à 1522, les adelantados. Chacun des membres de cette trinité de martyrs

de la liberté de leur pays, quoique tombé obscurément, dans le cercle
étroit des Karbets domestiques, mérite bien, ce me semble, d'être tiré

de l'oubli, et a droit à l'admiration comme aux sympathies de ceux qui
aiment les grands caractères et les imposantes figures.

INTRODUCTION
5
Les Espagnols imaginèrent alors de transplanter sur ce
sol, épuisé d'indigènes, des Africains à la traite desquels les
Portugais se livraient déjà, parce que, si l'on en croit Her-
rera, un seul nègre faisait plus de travail que quatre I n -
diens.
En 1630, des aventuriers français expulsés par Frédéric
de Tolède, amiral espagnol, de Saint-Christophe, dont ils
s'étaient emparés, cinq ans auparavant, sous la conduite de
Niel'd'Enambuc, de Dieppe, se réfugièrent sur la côte occi-
dentale d'Haïti que, de crainte d'y être inquiétés, ils aban-
donnèrent peu après, pour aller à la Tortue. Ils deman-
dèrent alors la protection de la métropole.
En 1640, le commandant de Poincy, gouverneur des
Iles françaises d ' A m é r i q u e , envoya, pour les commander,
Levasseur. Celui-ci, heureux dans ses rencontres avec les
Espagnols, fut tué par Willis, chef des flibustiers anglais.
Après lui, son lieutenant du Rausset réunit cinq cents
hommes au Port-Margot, sur la grande terre, et reprit la
Tortue, dont il se fit gouverneur d'abord, propriétaire e n -
suite. Appelé en France, pour rendre compte de sa con-
duite, du Rausset fut enfermé à la Bastille, d'où il ne sortit
que le 15 novembre 1664, après avoir cédé ses droits sur la
Tortue à la Compagnie des Indes occidentales substituée,
par un édit du mois précédent, à la Compagnie des Bules
de l ' A m é r i q u e .
Pour prendre possession de l'île en son nom, la Compa-
gnie choisit Bertrand d'Orgeron, gentilhomme angevin,
qui habitait le Nouveau-Monde depuis huit ans. Son admi-
nistration fut fort habile, mais il mourut en 1675. De
Pouancey, son neveu, qui fut son successeur, transporta le
siège du gouvernement de la colonie au Cap-Français.
Mort en 1682, il fut remplacé, l'année suivante, par M. de
Cussy. Chargés d'organiser le gouvernement de Saint-Do-
mingue, d'après le système en vigueur à la Martinique,

6 LE PAYS DES NÈGRES
MM. de Saint-Laurent et Bégon créèrent, à la même
époque, au Petit-Goave,d'où il fut transféré à Léogane, un
Conseil supérieur jugeant en dernier ressort. Ils établirent
aussi quatre sièges particuliers dits royaux, au Petit-Goave,
à Léogane, au Port-de-Paix et au Cap-Français.
Afin de maintenir dans l'ordre ses administrés, pas
toujours paisibles, le nouveau gouverneur envoya au
Mexique une expédition qui revint avec un riche butin;
puis, il enleva San-Yago aux Espagnols. Il faut dire aussi
qu'attaqué par eux l'année suivante, il fut défait et tué dans
la plaine de Limonade. Les vainqueurs prirent le Cap qu'ils
brûlèrent par représailles.
Le béarnais Ducasse, qui remplaça de Cussy, au mois
d'octobre 1691, trouva la colonie dans un pitoyable état.
En 1695, il eut à soutenir une guerre contre les Anglais et
les Espagnols qui saccagèrent le Cap et le Port-de-Paix,
pour venger l'enlèvement de 3000 esclaves qu'il avait pris,
l'année précédente, sur les côtes de la Jamaïque.
Ce fut en 1697 seulement que le traité de Ryswyk vint
mettre fin à ces luttes sauvages. Louis X I V obtint du roi
d'Espagne, Charles II, la cession régulière de la partie o c -
cidentale de l'île conquise depuis quarante ans. Au nord,
on fixa les limites à la pointe du cap Rose, et, au sud, à la
pointe de la Béate. Dans cette dernière région, il n'y avait
pas cent habitants sur cinquante lieues de côtes. Le mar-
quis de Seignelay la concéda, en 1698, pour trente ans, à
la Compagnie dite de Saint-Louis, qui s'engagea à y trans-
porter, dans le délai de cinq ans, quinze cents blancs et
deux mille cinq cents nègres. Cette compagnie usa mal
de ses privilèges et fut ruinée par les profusions de ses
agents.
A Ducasse, nommé chef d'escadre en 1703, succéda un
ancien gouverneur de la Guadeloupe, M. Auger, créole de
cette île. Le pouvoir civil, exercé jusqu'alors par le gou-

INTRODUCTION
7
verneur avec le pouvoir militaire, fut déféré à un commis-
saire spécial, M. Deslandes, autrefois directeur de la
Compagnie des Indes. Ces deux administrateurs, qui fai-
saient la colonie prospère, moururent en 1706. Le premier
fut remplacé par le comte de Choiseul-Beaupré et le second
par M. J.-J. Mithon de Senneville, qui reçut le titre
d'intendant de justice, de police et des finances des îles
sous le Vent. Le comte de Choiseul-Beaupré occupa sa
charge à peine quatre ans. Il fut remplacé successivement
par MM. de Gabaret, le comte d'Arquin, Charles de
Blénac, de Château-Morand, le marquis de Sorel.
Sous le gouvernement de celui-ci, en 1722, les colons,
se plaignant de ce que la Compagnie des Indes, qui avait
le monopole de la traite des nègres, n'en fournissait pas
assez pour les cultures, prirent les armes. Ils incendièrent
les édifices de la Compagnie et se saisireut de la personne
du gouverneur. M. Desnos de Champmélin, son rempla-
çant, fut obligé de transiger avec eux. Cette révolte s'a-
paisa, lorsque les privilèges de la Compagnie eurent été
abolis par le traité de Léogane.
Deux ans après, la colonie fut de nouveau désolée par
un tremblement de terre qui dura quinze jours. Le P o r t -
au-Prince fut renversé tout entier. M. de Nolivos était
alors gouverneur. Après lui, ces importantes fonctions
furent remplies par le comte d'Ennery auquel on doit cette
convention, connue sous le nom de Traité des Limites,
qui fixa définitivement, en 1778, les frontières des deux
possessions;. par M. d'Argout, en 1779 ; par M. Belle-
combe, en 1780 ; par M. de la Luzerne, en 1784 ; par
Barbé de Marbois, en 1785 ; par le marquis du Chilleau,
en 1788.
Tandis que la colonie espagnole déclinait, l'établisse-
ment français, moins ancien, prenait, chaque année, un
nouvel accroissement. A cette époque de sa plus grande

8 L E PAYS DES NÈGRES
splendeur, — c'est un historien haïtien qui l'a écrit , —
1
on ne pouvait imaginer spectacle plus beau que celui des
cultures dans cette Reine des Antilles. On y comptait
792 sucreries, 2810 caféières, 3097 indigoteries, 705 coton-
nières, en plein rapport. Les exportations s'élevaient par
an à 193,000,000 livres-tournois et les importations à
2
200,000,000. Ce mouvement d'échange occcupait 1400
navires.
Mais, entre les colons et les esclaves, croissait une
classe intermédiaire, composée d'affranchis. Cette classe
s'était multipliée, autant par sa propre reproduction que
par celle qui résultait du croisement des blancs avec elle.
En 1789, le nombre des esclaves était de 500,000 et de
40,000 celui des colons, qui faisaient peser sur cette mul-
titude d'opprimés la plus lourde servitude. D'autre part,
les affranchis ne pouvaient exercer aucun droit politique.
A la suite de leurs réclamations, appuyées par la
société des Amis des Noirs, formée à Paris en 1787 et
qui comptait parmi ses membres Brissot, Grégoire, Mira-
beau, Lafayette, Pétion, Robespierre, parurent, sur la
proposition de Barnave, président du Comité colonial, les
décrets des 8 et 28 mars 1790.
Irrités de voir admettre les hommes de couleur affran-
chis à l'égal partage des droits politiques, les colons refu-
sèrent de s'y soumettre. Vincent Ogé, fils d'un boucher
du Cap et l'un des Commissaires de sa classe à Paris,
réussit à tromper la surveillance du Ministre de la marine,
M. de la Luzerne, et, aidé par Clakson, philanthrope a n -
glais, revint à Saint-Domingue, sous le nom emprunté de
Poissac, afin d'en réclamer l'exécution. Après avoir tenté
auprès du gouverneur, le comte de Peinier, des démarches
Moreau de Saint-Rémy, dans Pétion et Haïti.
1
La livre tournois valait 33 1/3 centimes forts.
2

INTRODUCTION 9
restées infructueuses, secondé par son ami d'enfance,
J . - B . Chavannes, il prend les armes au Dondon, avec
deux cent cinquante hommes de couleur. Que pouvait cette
poignée de désespérés contre les 1500 fantassins et les
2 pièces d'artillerie du colonel Cambefort envoyé contre
eux ? Mis en déroute, ils cherchent un asile, les uns dans
les bois de la Grande-Rivière, les autres dans la partie
espagnole. Ogé est arrêté à Hincha, Chavannes à San-
Juan. Rouxelle de Banchelande, qui avait remplacé le
comte de Peinier, demande leur extradition. Sourd aux
supplications de son assesseur, don Vicente de Faura,
le gouverneur espagnol, don Joaquim Garcia, l'accorde.
Les rebelles furent condamnés par le Conseil supérieur du
Cap à être roués. On attacha leurs têtes coupées à deux
poteaux, celle d'Ogé sur le chemin du Dondon, celle de
Chavannes, sur le chemin de la Grande-Rivière.
Le sang des martyrs a toujours fait lever, comme les
dents du dragon de Cadmus, des moissons de guerriers.
A peu de jours d'intervalle se forment de nombreux
rassemblements d'insurgés : le 14 août 1771, sur l'habita-
tion Lenormand de Mézy, près du Morne-Rouge, dans le
N o r d ; le 2 1 , sur l'habitation Râteau, et, le 26 du même
mois, sur l'habitation Diègue, non loin du Port-au-Prince,
dans l'Ouest. Prométhées en révolte, les esclaves saisis-
sent le cou du vautour qui les ronge, le Régime colonial,
et vont le tordre. Ils attestent Dieu, qui a pétri du même
limon le noir et le blanc, puis ils agitent la torche incen-
diaire et la manchette plus terrible en leur main que la
claymore dans celle des Ecossais. Les chefs qui les
conduiront à l'incendie, au meurtre, au viol, au pillage,
ne leur manquent pas. Ils sont tous étranges, redoutables,
horribles. Regardez ! Ils passent au flamboiement des
habitations...
Beauvais et sa garde de trois cents noirs qu'il appelait
1.

10 LE PAYS DES NÈGRES
Suisses ; Bouckmann, de la Jamaïque, chef des cent
vingt-cinq nègres marrons de la montagne Bleue, qui
faisait boire à sa bande, pour la fanatiser, le sang d'un
cochon égorgé par une griote, selon les sombres rites
vaudoux ; la Martin, furie aux ciseaux terribles ; Romaine
Rivière, ce charlatan mulâtre du Trou-Coffi, qui, se
disant le filleul de la Sainte-Vierge, se faisait appeler la
Prophétesse, et exerçait, grâce à leurs superstitions, j e
ne sais quelle puissance de fascination sur des malheureux
qui ne se révoltaient que pour ne pas obéir ; Halaou qui,
brandissant au milieu de la mitraille, le talisman qui le
rendait invulnérable, une queue de taureau enchantée !
luttait corps à corps avec les canons ; Biassou, le vice-
roi des pays conquis,
qui, s'appuyant sur l'obi Habi-
brah, se contentait de brûler ses prisonniers à petit feu et
leur arrachait les yeux avec un tire-balle ; Jean-François,
qui s'attribuait les grades de grand amiral de France
et de général en chef, se couvrait de galons et de croix,
dépouilles de ses victimes ; inspectait ses hordes, monté
sur un cheval richement harnaché ou porté dans une voi-
ture traînée.par quatre chevaux ; possédait un harem de
blanches qu'il livrait à ses officiers et à ses soldats quand il
en était las ; Jeannot, qui se constituait le vengeur d'Ogé
et de Chavannes. Son étendard était le corps d'un enfant
blanc fixé au bout d'une pique. Il entourait sa tente d'une
haie de lances dont chacune portait une tête de blanc.
Tous les arbres de son camp étaient pourvus de crocs où
pendaient par le menton d'autres blancs. Il sciait ses pri-
sonniers entre deux planches, amputait les pieds de ceux
qu'il trouvait trop grands ou faisait étirer de six pouces
ceux qu'il trouvait trop petits. Puis, le Procuste africain
disait avec bonhomie : Moé soéf ! Il coupait une nouvelle
tête, en exprimait le sang dans un vase, ajoutait du tafia
et buvait... Toussaint Bréda, ce cocher de M. Bayon de

INTRODUCTION 11
Libertas, ce fatras-bâton, qui, sous le nom de Toussaint-
Louverture, devait se faire une si grande réputation ;
J.-J. Dessalines, qui semble être la seconde incarna-
tion de Kaonabo ou du farouche Kotubanama ; enfin,
le Roy du Nord, Henry Christophe, ancien garçon de
Y Hôtel de la Couronne du Cap, devenu un Néron et qui
finit comme le Romain.
Tous ces Spartacus déchaînés forcent le gouverneur
général Blanchelande à fuir; ils lassent les commissaires
civils Roume, Saint-Léger et Mirbeck ; Polverel, Son-
thonax et Ailhaud. Ils battent à la Crête-à-Pierrot le
général Leclerc, beau-frère de Napoléon I ; au morne de
e r
la Tranquillité, le général Pamphile de Lacroix ; et
Rochambeau lui-même, Rochambeau qui, comme un bou-
canier, marchait précédé d'une meute formidable de ces
limiers de Cuba, qui suivent la piste des nègres. Ils
enterrent les Anglais, appelés à leur aide, dans les grèves
de la Grande-Anse, de Léogane, de l'Archaie, de Saint-
Marc, du Môle-Saint-Nicolas ; les Espagnols, un moment
leurs alliés, sous les mornes de Ouanaminthe, de la Mar-
melade, de Plaisance, du Limbe, du Borgne....
La France, à laquelle la rupture de la paix d'Amiens
créait mille difficultés en Europe, lâche prise. Profitant de
cette occasion favorable, les insurgés affirment avec
solennité leur indépendance, le 1 janvier 1804 ; et, l'on
e r
voit s'élancer d'un seul jet la flèche hautaine du palmier
planté par Toussaint-Louverture.
J . - J . Dessalines, élu gouverneur général, se fait empe-
reur sous le nom de Jacques I ! Sa conduite, immorale
e r
et impolitique, détache de lui un grand nombre de parti-
sans. Il tombe au Pont-Rouge sous les trois coups de poi-
gnard d'un Yayou, Brutus obscur. Henry Christophe
s'était distingué dans la révolte contre la métropole. P r o -
fiterait-il de l'exemple de son prédécesseur Amende-

12 L E PAYS DES NÈGRES
rait-il son naturel qui lui valait déjà une triste notoriété ?...
A l'imitation de J.-J. Dessalines, il se fait proclamer roi
sous le nom de Henry I . Pendant que, s'imposant par la
e r
terreur, il renouvelait dans le Nord les massacres de
Toussaint-Louverture, dans le Sud Alexandre Pétion,
sage, juste, pacifique, ménageait le sang de ses conci-
toyens et accueillait, comme des frères, ceux qui fuyaient
le tyran du Cap, Henry ou que le sort des combats faisait
tomber entre ses mains...
« Il ne fit couler des larmes qu'à sa mort ! » Le bel
éloge à faire d'un chef d'Etat que de lui appliquer ce cri
parti, lorsqu'il descendit au tombeau, du cœur de ses
administrés, et que son biographe a enregistré fidèlement.
A Alexandre Pétion succéda Pierre Boyer.
De nouveau la colère enflamme Henry I . Il ordonne
e r
que Saint-Marc, le boulevard de son royaume, soit mis en
état de défense. Une apoplexie, qui le frappe dans l'église
de Limonade, l'empêche de poursuivre son entreprise.
Sous l'administration ferme et sage du nouveau Prési-
dent, en treize mois l'ordre est rétabli, la prospérité sem-
ble renaître.
Il conquit la partie espagnole par force et par adresse,
et fit un seul Etat des deux Républiques sœurs. Les rela-
tions extérieures, nouées depuis vingt-deux ans, étaient
une reconnaissance toute tacite de l'indépendance de l'île.
En 1825, après de longues négociations avec la France,
son ancienne colonie, érigée en République, s'engagea à
payer aux colons, pour les dédommager de la perte de
leurs habitations, 30,000,000 de francs en trente ans, et
Charles X ajouta, par une déclaration explicite, une der-
nière sanction à la reconnaissance de l'autonomie haï-
tienne.
Depuis lors, Rivière-Hérard, Guerrier, Pierrot, Riche,
Soulouque, Geffrard, Salnave, Nissage-Saget, Michel

INTRODUCTION 13
Domingue, Boisrond-Canal, Salomon, ont été successive-
ment nommés présidents.
On se rappelle que le cinquième se fit empereur en 1848,
tout comme Dessalines.
De nos jours, Haïti forme une République autonome.
Son gouvernement se compose d'un président, chef du
Pouvoir exécutif, d'un Sénat, d'une Assemblée nationale
législative, et de cinq secrétaires d'Etat préposés aux
départements de la Justice ; des Finances et des Affaires
étrangères; de l'Intérieur, de la Police générale, de l'Agri-
culture et du Commerce ; de la Guerre et de la Marine ;
de l'Instruction publique et des Cultes.
Son territoire est divisé en quatre départements : le
Nord, l'Artibonite, l'Ouest, le Sud, administrés militaire-
ment, sous le contrôle du secrétaire d'État de l'Intérieur,
par des généraux-commandants.
Ces départements se subdivisent en arrondissements,
également administrés par des chefs militaires, choisis par
le Président, excepté ceux ayant pour chef-lieu, le chef-
lieu même du département, et qui restent, dans ce cas,
sous la direction immédiate du commandant de départe-
ment.
A leur tour, les arrondissements sont subdivisés en
cantons, les cantons en communes, les communes en
sections rurales.
Chaque commune a un magistrat communal assisté
d'un conseil, issu du suffrage universel, et chargé de la
discussion et de la surveillance de ses intérêts.
Tous les Haïtiens doivent le service militaire. La force
armée se compose de l'armée proprement dite et de la
garde nationale. La flotte compte, en moyenne, deux
navires.
La justice est rendue, dans chaque canton, par des
juges de paix. Au-dessus des justices de paix sont les

14 LE PAYS DES NÈGRES
tribunaux de première instance, aussi nombreux que les
arrondissements. Au Port-au-Prince, siège une Cour de
cassation.
La très grande majorité de la population est catholique.
Il y a trois diocèses, celui du Port-au-Prince, à la tête
duquel est un archevêque, celui du Cap-Haïtien, sous la
conduite d'un évêque, et celui des Cayes, dont le titulaire
est encore à nommer.
Les autres cultes sont reconnus par l'Etat et librement
professés.
Vous savez à présent où je vous amène, ami lecteur,
mon cher compagnon de voyage. Si effrayé, ce que je ne
crois pas, par ce que j e viens de vous apprendre, vous
aviez le désir de retourner sur vos pas, il n'est plus
temps : nous sommes arrivés.
Estimez-vous donc heureux et ne soyez pas ingrat.
Rendez plutôt grâce à Kouroumon, le Neptune Karaïbe,
dans l'empire duquel nous sommes entrés, car vous n'avez
pas eu le mal de mer, dont rient ceux qui n'y sont pas
sujets, mais que Cicéron trouvait plus douloureux que la
mort même, à ce que rapporte Victor Hugo.
E. L. S.
Paris, février 1881.

L E
P A Y S D E S N È G R E S
I
Premier aspect du Cap-Haïtien. — Débarquement. — A. la Place. —
Une sentinelle. — Second aspect du Cap-Haïtien. — En route pour
le Bonnet-à-l'Evêque. — Milot. — Le Palais de Sans-Souci. — Un
priseur forcé. — Fin d'un tyran. — La citadelle Laferrière. — Phi-
lippe Guerrier, — Comment Henry I punissait les concussion-
e r
naires. — Mort du colonel Stanislas Desroches. — Un cabrouetier
courtisan et ce qui lui advint. — Moyen de passer en voiture les
torrents sans pont. — Lénave et Souverain.

Le 3 novembre 1872, à dix heures du matin, le Caraïbe
entra dans la rade du Cap-Haïtien, fendant les flots avec
une prudente lenteur, à cause des nombreux récifs dont elle
est semée. Il avait plu abondamment la veille. Cette j e ne
sais quelle tristesse qui règne là-bas, après une avalasse,
était répandue sur tout l'horizon. Les pays inter-tropicaux
sans soleil sont une lanterne magique sans éclairage. Des
Le manuscrit du Pays des Nègres écrit au Port-au-Prince même,
1
se trouvait dans une caisse, contenant des livres et des papiers, que, à
mon retour en France, par l'Angleterre, la Douane arrêta
à Douvres,
je ne sais pas encore pourquoi. Ainsi s'explique le retard mis à la pu-
lication de cette relation, annoncée depuis longtemps, par plusieurs

journaux tant américains qu'européens, et qui a fourni déjà la matière
d'une série d'articles parus dans le Tour du Monde, en septembre et
octobre 1879.

16 LE PAYS DES NÈGRES
traînées de brouillard voilaient comme d'un crêpe blanc les
sommets des mornes ; les eaux de la mer étaient d'un noir
lugubre; le vapeur lui-même avait un air triste. On dé-
sertait les cabines, Tous les passagers étaient montés sur
le pont encombré de malles. Appuyé au bordage, je regar-
dais la côte, écarquillant les yeux, sans découvrir le port.
Nous n'étions donc pas arrivés. Tout à coup le steamer
s'arrêta. Le capitaine Dardignac montait à ce moment sur
la passerelle.
— Y aurait-il une avarie ? capitaine... lui demandai-je.
Le capitaine me regarda avec son non chaloir créole et
me répondit :
— Nous sommes arrivés...
— Vous voulez rire, capitaine ?
— Du tout. Voici le Cap....
— Où?
— Sous vos yeux... A droite, cette maison qui arrondit,
sous un toit de tuiles rouges, sa double rangée d'arcades su-
perposées, c'est le bureau du port. Plus loin, vers le P i c o -
let, s'étend le Carénage, faubourg habité par les pêcheurs et
les bateliers. En face vous avez la Douane et les magasins
des négociants consignataires.
— Le Cap, cela ! m'exclamai-je désappointé. Le Cap !
c'est là l'antique Guariko, la capitale de Guakanagarik,
ce karik hospitalier du Marien qui engagea Colomb à se
fixer dans ses états ? C'est là la grande et riche cité, siège
de la juridiction du Nord et d'un conseil particulier d'Ami-
rauté, dont Moreau de Saint-Méry a laissé une description
et une vue babylonniennes et qu'on avait surnommée le
Paris de Saint-Domingue !
— Oui; c'est le Cap-Haïtien... répondit le capitaine.
Cependant au coup de canon, signal du mouillage, des
canots détachés du warf étaient venus en forçant d'avirons
s'accrocher au steamer. Attendant les passagers, qui de-

LE C A P - H A Ï T I E N 17
vaient débarquer, ils dansaient sous ses flancs, violem-
ment secoués par le remous des vagues, agitées par les
roues, comme des coquilles de noix sur un lac dont un
cygne émeut l'eau en nageant.
Pendant la traversée, les officiers auxquels j'avais été
recommandé par M. Adevisse, lieutenant de la Ville de
Saint-Nazaire, depuis capitaine en second de la Ville
de Bordeaux,
m'avaient traité d'une façon fort civile, dont
le souvenir m'est toujours agréable. Après avoir pris
congé d'eux en les remerciant, j e descendis dans un de ces
canots pour me faire transporter à terre avec mes bagages.
J'eus beau prendre mes précautions et faire prix d'avance
avec le batelier, robuste Africain aux omoplates aussi
larges que les pelles de sa pagaie, il m'écorcha impudem-
ment, ainsi que vous le lirez plus loin.
En mettant le pied sur le petit warf en planches, qui
s'avance devant le bureau du port, j e dus, avec les autres
débarqués, soumettre mon passe-port à l'examen du com-
mandant et le faire enregistrer. Cette première formalité
remplie, il fallut encore aller à la Place, sous la surveil-
lance d'un agent de police.
A la Place, la sentinelle, fatiguée sans doute d'une f a c -
tion prolongée, s'était assise devant le corps-de-garde, au
mur duquel s'appuyait son fusil, ennuyeux fardeau, et dé-
chirait à belles dents quelques nœuds de canne à sucre.
Nous attendîmes un quart d'heure au moins. J'employais
ce loisir à examiner la salle, dans laquelle on nous avait
fait entrer.
Deux poutres noircies par le temps, et les planches
qu'elles portent, forment le plafond. Sous les pieds, des
carreaux non vernissés. Aucun papier au mur, rien que le
plâtre, qui, n'ayant pas reçu de coups de badigeon depuis
longtemps, prend une teinte foncée et s'éraille. Voilà le bu-
reau du commandant de la Place. En douterait-on après

18 LE PAYS DES NÈGRES
ce premier examen, il suffit, pour achever de se convaincre,
de jeter un coup d'œil sur le mobilier. L'inventaire ne sera
pas long. Dans l'angle de gauche on voit une grande ar-
moire qui rappelle à l'imagination la fameuse armoire de
fer. A côté un bureau, encombré de paperasses couvertes de
poussière, est adossé au mur. Un claque, à poil rebroussé
et rouge, moisit, suspendu à un clou de la muraille, près
d'une épée semblable à celles que portaient les officiers de
l'ancienne infanterie française, et dont l'humidité verdegrise
les ornements de cuivre.
J'eus aussi le temps de lire une ordonnance du comman-
dant du département, le général Nord Alexis. Il y prohi-
bait le port de toute arme, affirmant que la tranquillité, qui
régnait dans la ville,
donnait à chaque habitant un gage
suffisant de sécurité.
Je m'appuyais sur un buisson servant de fourreau à une
longue lance d'acier jaspée d'azur. Or, je me trouvai en
contravention, ainsi qu'il appert, pour parler le langage de
Dandin. Je réfléchissais à cela, quand parut un noir en
cheveux blancs. Je le pris pour le commandant de place :
il n'en était que le secrétaire. Avec un soin méticuleux, il
examina nos passe-ports, surtout le mien. J'allais, à tout
hasard, lui faire part de mes scrupules, lorsque entra un
second personnage, infiniment plus maigre, et chauve
comme nne sapotille. Une longue lévite blanche flottait
autour de son corps, comme autour d'un mât la voile dégon-
flée. Il jeta sur nous tous un coup d'œil incisif et prit un siège
avec beaucoup de gravité. Je marchai vers lui, et, saluant
de mon mieux, ainsi qu'il convenait, un fonctionnaire qui
paraissait si haut.
— C'est au général Nord Alexis que j'ai l'honneur de
parler ?...
— Non, monsieur, au général Médard, commandant la
place du Cap-Haïtien.

LE C A P - H A Ï T I E N
19
— Ha ! fort bien ! j e viens de lire l'ordonnance affichée
sur la porte, et comme je suis armé d'une canne à lance,
j e voudrais savoir ce que j'ai à faire.
— Laissez-la dans la maison où vous allez descendre, ré-
pondit le commandant avec un sourire de bienveillante
condescendance.
Je le remerciai de son conseil, qui dissipa mes inquié-
tudes causées par une canne à épée, achetée sur le bou-
levard Saint-Michel.
En sortant du bureau de la Place, j e me rendis à la
Douane afin de retirer mes bagages.
J'y retrouvai mon batelier. Bien que nous fussions
tombés d'accord à une piastre, il en réclama quatre en plus.
Ce pourboire imposé me parut par trop fort.
Débarrassé de mon warfman, je me mis en quête d'un
hôtel. Je n'avais pas l'embarras du choix. Le seul et unique
qu'il y avait se trouvait près du marché des Blancs, dans
la rue Neuve, parallèle au quai Saint-Louis.
Je m'y fis conduire.
On a vu un poète menuisier, maître Adam, l'auteur des
Chevilles; un autre, maçon, Sédaine, l'auteur de l ' E p î t r e
à mon habit;
un troisième, boulanger, Reboul, l'auteur
des Traditionnelles ; un quatrième, perruquier, Jasmin,
l'auteur des Papillotes. Au Cap j e devais en rencontrer
un, gargotier, maître Oswald Durand, auteur d'un recueil
volumineux Rires et Pleurs, et, à cette époque, proprié-
taire-gérant de l'Hôtel des Voyageurs.
Je m'informai du prix de la pension, lequel fut fixé,
après une courte discussion, à une piastre et demie par
jour. L'accord fait à ce chiffre, je demandai la carte.
J'avais grand'faim. Les détestables plats, qu'on me servit
et auxquels je n'aurais pas touché dans toute autre circons-
tance, me parurent, quoique assaisonnés de fourmis, dignes
d'Apicius, et, comme j'étais très fatigué, je dormis sur un

20 · LE PAYS DES NEGRES
cadre, — espèce de lit de camp, composé simplement d'une
toile à voile tendue sur un pliant, — dans le réduit réservé
aux passants, aussi profondément que sur le meilleur som-
mier, au fond d'une bonne alcôve. Tout est repos et lit aux
voyageurs...
Le lendemain, après mon déjeuner, je commençai à visi-
ter la ville, matériellement parlant.
Le Cap-Haïtien, comme le nomment les indigènes, ou
Cap-Hayti, comme le nomment les Anglais et les Alle-
mands, a des fastes bien remplis. Les flibustiers l'ont fon-
dée en 1670 ; les Espagnols l'ont prise plusieurs fois. Ogé et
Chavannes y ont été roués ; Sonthonax y a déchiré le
Code Noir de Colbert ; d'Esparbès, d'Hinisdal, de Lassalle,
de Montesquiou-Fezenzac y sont venus; Leborgne, Rey,
Kerverseau, en sont partis ; Villaret-Joyeuse l'a bloquée
avec une puissante flotte ; l'armée de la métropole y a été
décimée par la fièvre jaune; Toussaint-Louverture y a été
transbordé avec sa famille sur le Héros ; le général Victor-
Emmanuel Leclerc y est mort ; le président Sylvain Sal-
nave y est né.
De 1640 à nos jours, c'est-à-dire en moins de trois
siècles, le Cap a essuyé quatre terribles incendies ; le
premier allumé par les Espagnols, en 1690 ; le deuxième,
par Bouckman et les esclaves des habitations Turpin,
Flaville et Clément, le 22 août 1791 ; le troisième, le
10 juin 1793, lors des troubles excités par le conflit
survenu contre le gouverneur Galbaud et les membres
de la seconde commission civile ; — Les flammes que n'étei-
gnirent point le sang qui ruisselait, dévorèrent, selon
Pamphile de Lacroix, une centaine de millions ; — le qua-
trième, par Christophe, en 1802, à l'arrivée du corps expé-
ditionnaire. Ajoutez le tremblement de terre de 1842, et
des bombardements qu'on ne peut pas compter. Le
dernier a été fait en 1865 par le Bull-Dog, navire de

)
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21.
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Caserne


LE C A P - H A Ï T I E N 21
guerre anglais, à l'instigation du président F. Geffrard,
qui se servait des canons étrangers pour tirer sur ses
concitoyens! Aussi la vieille ville coloniale est-elle a u -
jourd'hui méconnaissable. Dès les premiers pas qu'il porte
à l'intérieur, le voyageur éprouve une désillusion pénible.
Il y a loin, en effet, du port qu'il parcourt au Cap-
Français, au Cap du règne de Louis X V !
A cette époque prospère, on comptait six fontaines
monumentales, sans parler de celles des Prisons, des
Casernes, du collége des Jésuites, du couvent des Reli-
gieuses. Huit places, le Champ-de-Mars, la place d'Armes,
la place Montarcher, la place Royale, la place Saint-
Victor, la place Cluny, toutes de la plus grande propreté,
offraient chacune leur utilité et leur agrément. À présent
on tient le marché sur la dernière.
Que différent d'alors le Cap apparaît aujourd'hui 1 Je
marchais, meurtrissant mes pieds aux aspérités d'un
pavé inégal, dans des rues dont les côtés en pente forment
au milieu une rigole qui sert de canal d'écoulement aux
eaux pluviales.
Si Volney avait passé par là, il eût assurément ajouté
quelques périodes à son amphigourique Invocation.
A droite et à gauche les maisons des colons achèvent
de crouler brique à brique. Le soleil, la lune, les pluies,
ont creusé les pierres, émietté le mortier. Partout les
toits sont effondrés, les ouvertures béantes. Les portes
ont perdu leurs vantaux. Les gonds restent. Des herbes,
des graminées pendantes, couvrent le sol des corridors et
des salles basses de leur mélancolique végétation. Des pans
de murs, déchirés par d'énormes lézardes, tiennent en
équilibre contre toute géométrie. Des festons de liane
remplacent leurs corniches tombées.
Que sont devenus les monuments publics érigés par les
Français ? Aucun ne subsiste, et, sans le pinceau conser-

22 LE PAYS DES NÈGRES
vateur de M. Numa Desroches, qui les a restitués sur le
papier, nous ne pourrions nous en faire une idée. Le
palais des gouverneurs est un vestige. Christophe l'incen-
dia en 1802 de sa propre main. « Il voulait que les
soldats du général Leclerc ne trouvassent que des cen-
dres. » Deux statues, acéphales et navrantes, gisant
parmi les décombres, loin de leurs piédestaux, font l'effet,
au clair de lune, de cadavres de décapités laissés sans
sépulture. La Trésorerie offre le même aspect. Bâtie en
1774, en face du théâtre, sur le côté sud de la place
d'Armes, qui lui servait de parvis, et restaurée en 1825,
sous le président Boyer, par M. Besse, architecte fran-
çais, l'ancienne église paroissiale, simple de construction
comme une basilique, fait songer à un pâté dont on a
enlevé la croûte supérieure. Elle n'a plus de toiture et son
campanile est tronqué. Cependant ses murs, presque in-
tacts, n'ont pas souffert des tremblements de terre. Gar-
diens solitaires de ce temple abandonné, où ne vont plus
s'agenouiller les fidèles, deux saints de pierre, Paul et Pierre,
prient tout bas dans leurs niches étroites, ménagées dans
l'entrecolonnement des pilastres de la façade, de chaque
côté du grand portail, au-dessus d'entrées plus basses.
Tout auprès, on aperçoit d'autres ruines, séparées de
l'église par la. largeur de la rue. Cet édifice, dont je n'ai
pu connaître la destination, avait été construit par Chris-
tophe. Des restes de murs déchiquetés surgissent au
hasard avec des silhouettes bizarres. Il y a là notamment
un débris ayant conservé la forme d'une tour éventrée
restée debout, qui m'a rappelé la tour de Vézone, toujours
présente dans mes souvenirs de Périgordin.
Cette plante, surnommée sans-cesse, à cause de sa
floraison perpétuelle, se plaît à décorer tous ces emplace-
ments déserts, et mêlant les bouquets de ces jolies petites
fleurs rose-tendre à cinq pétales à ceux couleur de safran

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22.
(Pag
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Saint-Pierre-et-Saint-Paul
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l'Églis
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d
Ruine


LE C A P - H A Ï T I E N 23
que porte une espèce de chardon, dont la multiplication
est très rapide, les transforme indistinctement en par-
terres sauvages où les anolis sautillent sur les troncs
1
d'arbres, poussés dans l'aire des salles basses comme en
pleine terre et auxquels les lianes d'amitié , enveloppant
2
leur feuillage, font des perruques d'or.
Quelques centaines de maisons, épargnées par les dé-
sastres que j'ai énumérés plus haut ou rebâties depuis,
d'un étage au plus, en pitchpin, en brique, de dates diffé-
rentes, noires, blanches, jaunes, rouges, s'éparpillent avec
un désordre qui n'a rien de commun avec l'alignement ni
avec le beau, çà et là, au milieu de l'enceinte trop large
maintenant de l'ancienne ville.
Le silence qui y règne n'est troublé que par les animaux
de toutes espèces qui errent en liberté, sans crainte de la
fourrière. Le singe, montreur de lanterne magique,
trouverait là plus de spectateurs qu'il n'en voudrait. A son
invitation,
Chiens, chats, poulets, dindons, pourceaux,
Arrivaient vite à la file.
En compensation de ces pauvretés, il y a deux monu-
ments, ou, pour vrai dire, deux ruines grandioses, que le
voyageur qui passe au Cap, soit pour affaires, soit pour
son bon plaisir, ne peut en conscience se dispenser de v i -
siter. Les Capois les montrent aux étrangers avec beaucoup
de complaisance et encore plus de fierté : ce sont le palais
de Sans-Souci et la citadelle Laferrière, résidences préfé-
rées par Christophe à sa bonne ville qu'il faisait démolir.
On m'en parlait avec un enthousiasme que j e croyais
entaché de chauvinisme ; mais, grâce à l'obligeance de
M. Karnès Gourgues, avocat du barreau du Cap, il me fut
Petits lézards.
1
Lianes ténues comme les vrilles des vignes et de couleur jaune,
2

24 LE PAYS DES NÈGRES
donné de constater que cet enthousiasme n'a, en réalité,
rien d'exagéré.
Ces merveilles du Nord sont placées non loin du Cap,
à peu de distance l'une de l'autre, et il est facile de les
voir toutes les deux dans la même excursion.
Sans que j'aie eu besoin de m'occuper des préparatifs,
attendu que mon prévenant cicerone avait pourvu à tout,
nous nous mîmes en route vers les quatre heures de l'après-
midi, le 26 janvier, montés sur d'excellents petits chevaux,
sobres, légers et vigoureux, avec la jambe nerveuse et la
corne dure, comme l'île en produirait beaucoup, si les
propriétaires de hattes s'appliquaient à améliorer la race.
Nous nous étions munis d'un permis et d'une lettre de
recommandation du général Nord Alexis pour les autorités
que nous devions rencontrer. Le ciel, couvert, promettait,
de la pluie. Cette considération ne suffisait pas pour arrê-
ter deux voyageurs aussi déterminés. Nos précautions
étaient prises d'ailleurs : des manteaux de caoutchouc
nous enveloppaient de leur tissu imperméable et des jam-
bières de cuir préservaient nos jambes des éclaboussures
de la boue.
Pour sortir de la ville, nous passâmes l'embouchure de
la rivière du Haut-du-Cap, dans un bac qui me transporta
en idée sur les bords de ma chère Dordogne ; puis nous
suivîmes quelque temps le rivage, le long de la mer qui
montait, envoyant ses flots et son écume jusqu'aux poi-
trails de nos montures.
Prenant ensuite par la Saline, nous laissâmes le fort
Saint-Michel, pris en 1802 par le général indigène Pétion,
repris le même jour par le général français Clausel, à
notre droite, et la petite Anse, à notre gauche. Cette
bourgade mérite une mention à trois titres. D'abord, elle
s'élève sur l'emplacement présumé du principal village de
Guakanagarick ; ensuite le premier plan de bambous,

LE PALAIS DE SANS-SOUCI 25
apporté de la Martinique, fut planté, en 1759, sur l'habi-
tation Porte-Lance, dans la même commune ; enfin,
durant les troubles de la colonie, Christophe y commanda
quelque temps, avec le grade de capitaine de gendarmerie.
La route de Milot, qui a six bonnes lieues, est l'une des
plus exécrables que j'aie faite en Haïti, à cette époque de
l'année, alors que la pluie les change toutes en abîmes de
bourbe, entremêlée de quartiers de rocher.
Je vous fais grâce de toutes nos infortunes, dignes
néanmoins d'intérêt et de compassion.
Après avoir traversé la savane de Grand-Pré, champ
de bataille sur lequel Christophe voulait attirer les troupes
blanches, parce qu'il était avantageux pour ses hordes
noires, et passé un torrent débordé, sur ce pont qui a
gardé le nom d'un Français égorgé par son ordre, nous
fîmes notre entrée dans le bourg d'une façon très peu
triomphale, sur les huit heures du soir.
Il faisait nuit noire. Toutes les cases étaient fermées.
Après bien des allées et venues, des tâtonnements et des
demandes infructueuses de renseignements, nous prîmes
gîte chez un M. Jolicœur, qui nous recueillit avec un e m -
pressement au-dessus de tous les remerciements. Nous
passâmes la nuit dans une case qu'il faisait construire à
quelques pas de celle qu'il habitait provisoirement, sur des
nattes posées à terre, enveloppés de couvertures que nous
avions eu soin d'apporter, car, dans les mornes, la tem-
pérature est très fraîche et même humide. Levés avec le
soleil, nous cassâmes un biscuit qu'arrosa une bonne tasse
de café chaud, accompagnée d'un grog d'old brandy.
Ensuite, remontant sur nos chevaux, que M. Jolicœur
avait lâchés la veille au soir dans son champ d'herbe, où
ils avaient eu le loisir de paître toute la nuit, nous nous
rendîmes au bureau du commandant de la commune, le
général de brigade Turenne Jean-Gilles. Il était absent.
2

26 LE PAYS DES NÈGRES
Son lieutenant, à la présentation de la lettre du général
Nord Alexis, détacha du poste un soldat qui nous condui-
sit tout d'abord au palais appelé Sans-Souci, comme le
château bâti près de Postdam par Frédéric II de Prusse.
Celui dont il s'agit s'élève sur les gradins inférieurs
du morne du Bonnet-à-l'Évêque.
« — Autrefois, me dit tout en marchant mon cicérone,
» une allée remblayée conduisait à l'entrée fermée par
» deux grilles d'une serrurerie compliquée. Une guildive
» et le magasin de l'Etat se montraient à droite, hors de
» l'enceinte. A gauche, également en dehors, était l'église,
» rotonde couverte d'ardoises, dont un fronton triangu-
» laire surmontait le portail orné de quatre colonnes.
» Derrière l'église on apercevait la salle du Conseil. »
A propos de la salle du Conseil, j e vais vous raconter
une histoire.
— Je vous écoute plus attentivement, s'il est possible.
« — On venait d'achever ce corps de logis. Seul, un
» maître-couvreur était occupé à poser les dernières
» tuiles. Le R o y , qui examinait les travaux, s'arrêta
» devant la façade pour donner un coup-d'œil d'ensemble.
» A un certain moment, il tira sa tabatière, y plongea
» les doigts, et se mit à humer une large prise de ce
» macouba qu'il faisait venir de la Martinique pour ses
» nobles narines. Il paraît que le maître-couvreur, qui,
» du haut du toit, suivait les mouvements du Roi, avait
» aussi l'habitude du tabac.
» Mais, ayant perdu sa modeste queue de rat, il était
» depuis plusieurs jours réduit à s'en passer, privation
» intolérable pour lui, car il aurait volontiers soutenu
» contre Aristote, sans le connaître, que
Le tabac est divin et n'a rien qui l'égale.
» La tentation était forte. Elle avait quelque chose du

)
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26.
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(extérieur)
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Sans-Souci
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s
d
Ruine


LE PALAIS DE SANS-SOUCI 27
» supplice de Tentale. N'y pouvant résister, le maître-
» couvreur descend, s'avance vers le roi, s'arrête à une
» dizaine de pas, fait le salut militaire et s'incline trois fois.
» — Eh bien ! toi, que veux-tu ? demande Henry I .
er
» — Sire, sire, répond notre homme, voilà huit jours
» bientôt que je suis privé de ma tabatière. Y aurait-il de
» l'indiscrétion à demander une prise à Votre Majesté?
» — Avance, avance toujours, prends, prends encore,
» continua Henry I , dont cette feinte condescendance c a -
e r
» chait le jeu cruel. Et, se tournant au même instant vers
» les soldats du Royal-Dahomey qui le suivaient partout,
» portant, enroulées autour de leurs jambes, dans leurs
» bottes, des lianes à lampe, verges terribles avec les-
» quelles ils exécutaient ses arrêts, il ajouta :
» — S'il a le malheur d'éternuer, battez-le à mort....
» Cet ordre qu'entendit le maître-couvreur refroidit
» singulièrement son désir de goûter le macouba royal. Un
» mouvement convulsif, dont tremblèrent tous ses mem-
» bres, le fit chanceler.
» — Allons, allons, dit Henry I .
e r
» Le maître-couvreur enleva avec respect entre le pouce
» et l'index une mince prise, la porta à son nez, l'aspira
» avec non moins de respect, se gardant bien d'éternuer
» en présence du roi, ainsi que vous le pensez.
» — Prends, prends encore, reprit le roi.
» Le maître-couvreur, au comble de la surprise, restait
» immobile, tandis que ses yeux effarés allaient de
» Henry I aux soldats du Royal-Dahomey, qui avaient
e r
» préparé leurs verges, et de ces comparses muets, mais
» prêts à agir, à l'acteur principal de cette scène comico-
» tragique.
» — Allons, allons, prends encore, commanda avec
» impatience le roi, qui ne pouvait souffrir qu'on hésitât à
» lui obéir.

28 LE PAYS DES NÈGRES
» Notre priseur prisa de nouveau et encore sans éter-
» nuer. Le roi tendait toujours sa tabatière.
» — S i r e , sire,... balbutia l'artisan, c'est trop de bonté,
» je crains d'abuser de...
» — Non, non ; reprit Henry I dont l'irritation sem-
e r
» blait croître, ou j e te fais fouetter sur l'heure...
» Le maître-couvreur, tremblant, plongea de nouveau
» ses doigts dans la tabatière qui lui sembla bien pleine.
» Aucun éternuement, même étouffé, ne se fit entendre.
» — Allons, allons, encore, encore, commanda le roi.
. » Le priseur, terrifié, ouvrit de grands yeux, et dit:
» — Plaît-il, sire ?
» — Eh bien ! reprit vivement le roi avec des yeux
» brillants de joie et de férocité, prends, prends jusqu'au
» dernier grain.
» Le sens de ces dernières paroles n'était pas équivoque.
» L'ordre donné aux gardes achevait de l'expliquer. Le
» maître-couvreur obéit avec désespoir. L'effet du macouba
» royal se faisait sentir fortement. Sa membrane olfactive
» était comme brûlée ; mais il renfonçait ses éternuements,
» supportant cette torture inusitée en silence, devant le
»roi impassible et les soldats muets.
» Quand le contenu de la tabatière fut épuisé, sans que
» le priseur forcé eût laissé échapper le moindre bruit na-
» sal, ce qui est prodigieux : — dans la circonstance, vous
» comprenez qu'il dut faire son impossible afin de se rete-
» nir, — le roi lui dit :
» — Au diable, canaille! Tu as de la chance... Mon
» intendant te donnera deux gourdes, une tabatière et une
» bouteille de mon macouba que tu trouves si bon. V a . . .
» Et, content de s'être donné cette fantaisie à la Domi-
» tien ou à la Cambyse, Henry I rentra au palais.
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» On dit qu'à partir de ce jour le maître-couvreur ne
» prisa plus.

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LE PALAIS DE S A N S - S O U C I 29
» — Sapristi ! m'exclamai-je, il y avait bien de quoi en
» perdre l'habitude.
» — Nous voici dans la cour d'honneur, poursuivit mon
« c i c é r o n e , revenant aux ruines; elle était heptagone. Le
» palais proprement dit se composait d'un pavillon central
» et de deux corps de logis terminés par un pavillon carré.
» Une large porte, de chaque côté de laquelle se dressait
» un lion gardant un coffre plein d'or, donnait l'accès du
» rez-de-chaussée, qui servait d'entrepôt et de magasin
» pour les produits sortis des fabriques royales. Un double
» escalier extérieur conduisait au premier. La reine habi-
» tait le pavillon de gauche et le roi, celui de droite, près
» duquel se trouvait une vaste salle de billard, car il
» s'exerçait avec des billes d'ivoire à faire des carambo-
» lages avec des têtes d'hommes. Dans la cour même, en-
» close d'une grille où les barreaux de fer alternaient avec
» les piliers de maçonnerie, s'élevait un caïmitier presque
» aussi fameux, mais à un autre titre, que le chêne de
» Louis IX. Le despote noir se plaisait à rendre, sous
» son ombrage, ses sentences qui entraînaient toujours la
» perte de la vie. Sur le côté et vis-à-vis s'étendaient les
» logements des princes, les casernes et les écuries. Ces
» différentes constructions étaient entourées de délicieux
y> jardins pleins de fraîcheur, de verdure, et tout coupés
» de nombreux canaux d'irrigation.
» J'allais oublier un détail intéressant et important à la
» fois.
» C'est dans la salle haute de son pavillon, dont il avait
» fait sa chambre à coucher, qu'expira Henry I . Le 15 du
e r
» mois d'août 1820, on l'avait vu, frappé d'apoplexie dans
» l'église de Limonade, se pencher trois fois sur son siège
» et se relever brusquement, si bien que la dernière fois sa
» tête heurta si fortement la muraille qu'il se fit une bles-
» sure de laquelle le sang jaillit en abondance.
2.

30 LE PAYS DES NÈGRES
» On distinguait encore, il n'y a pas longtemps, une
» tache sanglante sur cette même muraille.
» A dater de ce jour, le roi se sentit malade. Justamont,
» médecin blanc, sauvé par lui des massacres de 1804,
» mais que, dans un accès de fureur, il avait fait tuer à
» coups de bâton sous ses yeux, en 1810, n'était plus là
» pour le soigner. Au surplus les mauvaises nouvelles se
» suivaient avec une rapidité désespérante. Le 2 octobre,
» il apprit la défection du 8 régiment d'infanterie à Saint-
e
» Marc; trois jours après, le 5, la mort de Jean-Claude,
» son lieutenant, dont la tête avait été portée à Boyer;
» enfin, à peine pouvait-il se tenir debout, tant il était af-
» faibli, qu'on vint lui annoncer, dans la matinée du 8 du
» même mois, la rébellion de ses troupes du Cap.
» Il tâcha de dissimuler son mal et ordonna qu'on lui
» préparât sur-le-champ un bain de piment, de tafia, de
» poivre et de macouba. Il espérait retrouver un peu devi-
» gueur dans cette infusion thermantique. En sortant du
» bain, il se sentit, en effet, moins faible; mais, lorsqu'il
» voulut monter à cheval, il lui fut impossible, malgré
» l'effort qu'il tenta, de passer la jambe sur la croupe et
» de se mettre en selle.
» Deux gardes s'approchèrent et l'aidèrent en le soute-
» nant sous les bras à regagner son appartement. Son
» courage ne pouvait suppléer à ses forces épuisées. Là, il
» demanda la reine Marie-Louise et ses enfants. Ceux-ci,
» craignant qu'il n'eût l'intention de les faire périr avec lui,
» puisqu'il avait perdu tout espoir de vivre, restèrent
» sourds à ce dernier appel.
» Alors Henry I , ce roi, moitié héros et moitié tigre,
e r
» comme Voltaire l'a dit de Pierre-le-Grand, et qui, vou-
» lant transformer son peuple, s'inquiétait peu des moyens ;
» lui qui avait été la terreur de son entourage et de son
» royaume, s'aperçut, à cette heure suprême, que ce n'est

LE PALAIS DE S A N S - S O U C I
31
» point par des cruautés qu'on gagne les cœurs et qu'on
» affermit sa puissance. Fui des siens, haï par les popula-
» tions du Nord, devenu impopulaire dans toute l'île, se
» voyant sur le point de tomber aux mains de ses ennemis,
» et peut-être en proie aux remords, il prit un pistolet sur
» un meuble à portée de sa main et se le déchargea dans
» le cœur.
» Il s'était fait justice lui-même.
» Par les soins de sa famille, son cadavre fut transporté
» dans un hamac à la citadelle où nous allons. Il n'eut
» pas d'autre linceul.
» — Et que devinrent la reine et les enfants ?
» — L'aîné des fils, Ferdinand, parti, en 1802, avec le
» général Boudet, pour aller en France faire ses études,
» mourut misérablement dans un hôpital. Les autres le
» prince Victor, le prince Eugène et le prince royal furent
» tués sur les ordres de Richard, duc de la Marmelade,
» gouverneur du Cap. Quant à la reine Marie-Louise, née
» Coidavid, on la laissa fuir avec ses filles, madame P r e -
» mière et la princesse Athénaïs. Afin de trouver une tem-
» pérature qui ne leur fît pas trop regretter le printemps
» éternel de notre île, elle alla en Italie où elle est morte à
» Pise.
« Vous le voyez, le palais de Sans-Souci n'est aujour-
» d'hui que débris sans forme, tristesse et solitude pro-
» fondes. Les stupides démolisseurs qui utilisent les ruines
» se sont abattus sur lui. Ils finiront par faire disparaître
» ses derniers vestiges. Pour eux, c'est une carrière à
» ciel ouvert et les matériaux qu'ils en tirent sont em-
» ployés à la réédification de l'église de la Grande-
» Rivière. O spectacle ! ainsi disparaît ce que nos pères
» ont fait ! »
Comme ces débris explorés et fouillés, Milot ne nous

32 L E PAYS DES NÈGRES
offrait rien d'autrement curieux, nous remontâmes à
cheval et nous nous engageâmes dans les mornes,
conduits par le soldat. Il nous restait à faire trois lieues,
au milieu de forêts de pins, d'un chemin montant, glissant
et si étroit que nous étions obligés d'avancer queue à
queue. Le ciel était, ainsi que la veille, couvert de nuages.
Bientôt une petite pluie fine nous assaillit, mais aucune
case ne s'offrit à nous et nous continuâmes notre route,
recevant toute l'averse avec un calme de stoïcien.
Après avoir chevauché deux heures, le chemin, taillé dans
le roc, s'escarpa tellement tout à coup que, pour gravir
cette espèce de talus, nous mîmes pied à terre, obligés de
nous cramponner des mains aux arbustes et aux herbes,
des pieds aux aspérités des larges pierres qui le garnissent,
traînant par la bride nos pauvres montures qui n'étaient
pas le moins à plaindre.
Au bout de trois quarts d'heure d'une ascension faite à
la façon des quadrumanes, au tournant de ce sentier ardu,
nous découvrîmes avec étonnement la citadelle sombre,
énorme, qui avançait vers nous, comme pour nous repous-
ser, son formidable éperon. Nous arrivâmes à ses pieds
tout essoufflés.
C'est encore aujourd'hui une fière ruine, laquelle, à
2500 pieds d'altitude, attristant de son ombre la crête
vertigineuse du Bonnet-à-l'Évêque,
Se dresse inaccessible au milieu des nuées,
pareille à un burg des bords du Rhin ou comme Ossa
sur Pélion. A ce moment nous ne pouvions embrasser du
regard sa masse colossale par cela même que nous la tou-
chions. Nulle part, en France, en Angleterre, aux États-
Unis, je n'ai rien vu de plus imposant. La citadelle Lafer-
rière est véritablement une merveille qui surprend le visi-
teur, myrmidon dont l'œil ne peut apercevoir le faîte.

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LA CITADELLE LAFERRIÈRE
33
Notre guide attacha les chevaux dans les hautes herbes,
et nous entrâmes par une poterne dans un corps-de-garde.
Trois soldats en haillons s'y chauffaient à un petit feu
flambant sur les dalles. Je ramassai à terre un morceau de
plâtre tombé du mur et sur une porte, qui est à droite, j e
crayonnai :
O Christophe, ô monarque insigne!
D'être né Français tu fus digne,
Et j e t'admire avec effroi,
Nègre-Titan, esclave-roi ! . . .
« — Henry Christophe, l'effrayant Titan de Laferrière,
» comme vous venez de le nommer si justement, me dit
» alors M. Karnès Gourgues, fut nommé président par
» cinquante voix contre quatorze, accordées au général
» Paul Romain et une donnée à Alexandre Pétion ; mais
» lorsque Juste Hugonin, son ami, lui eût écrit du Port-
» au-Prince, qu'avec la nouvelle constitution « il n'aurait
» pas le pouvoir d'un caporal » , il prit au sérieux, en
» dépit du Sénat, le 2 juin 1811, la royauté qui lui échut
» dans une partie de plaisir au Fort-Liberté, où l'on avait
» découpé un gâteau à fève. Telle fut l'origine de cette
» guerre civile entre le Nord et le Sud, qui dura neuf
» longues années.
» Dès janvier 1804, n'étant encore que général do
» division, conseiller d'Etat et commandant en chef du
» département du Nord, sous les ordres du gouverneur-
» général Dessalines, il commença cette forteresse,
» d'après les plans d'un homme de couleur, officier du
» génie, Henry Barré. Toute la population fut de corvée.
» Les jeunes habitantes, même les plus délicates, p o r -
» taient sur la tête des pierres, des briques, des boulets.
» Quand elles succombaient sous leur fardeau, les soldats
» les relevaient à coups de lianes.

34 LE PAYS DES NÈGRES
» — Avons-nous refusé, disaient en créole ces mal- «
» heureuses, lorsque nos frères et nos époux combattaient
» les blancs, de leur fournir, sous le feu de l'ennemi, des
» munitions ? Si l'indépendance était en danger, nous
» nous livrerions avec ardeur à ce travail de bête de
» charge. Nos oppresseurs sont chassés à tout jamais. Le
» règne de la légalité doit s'établir. Ces travaux, au-
» dessus de nos forces, nous rappellent trop les exigences
» de nos anciens maîtres. N'aurions-nous fait que
» changer de joug ?...
» Ces plaintes étaient justes. Le despote noir ne s'occu-
» pait point de si peu de chose. Il força la nature de toutes
» les façons. Ayant achevé sa citadelle après l'assassinat
» de J . - J . Dessalines, il y transporta ses archives, ses
» trésors que P. Boyer pilla ; des armes et des munitions
» de guerre dont il n'eut pas le temps de se servir.
» Derrière les murs de ce refuge inexpugnable, il bravait
» les assauts des soldats de la République. Il semble que
» Dieu pouvait seul démanteler cette nouvelle Babel. Dans
» le courant de l'année 1817, le feu du ciel tomba sur la
» citadelle, toucha au magasin des poudres et fit sauter
» une partie des constructions. Vous allez en juger.
» Avançons... »
Sur un mot de mon cicérone, notre guide prit au feu
un tison et soufflant de toute la force de ses poumons
sur cette torche improvisée, il éclaira notre marche en
nous précédant dans les sombres galeries de cet antre
profond.
L'intérieur de la citadelle n'est pas seulement lugubre,
il est aussi délabré. Je tirai mon calepin, et, à chaque
station que nous faisions, j'écrivis les notes que vous allez
lire. Prises sur les lieux mêmes, elles ont du moins le
mérite d'être précises et exactes.
Nous entrons dans une cour. — A droite, se dresse le

LA CITADELLE LAFERRIÈRE
35
mur extérieur de la forteresse. — A gauche, est une
porte par laquelle nous pénétrons dans une pièce obscure.
— C'était la salle de bain. — Les murs du bassin sont
ébréchés. — Nous prenons un corridor. — Il nous conduit
à la salle de billard, qui est voûtée. — A la suite est le
Trésor, salle basse, pleine d'eau croupie... Il n'y a plus
que deux coffres de fer, vides et rongés de rouille. —
Puis, les cachots, vastes oubliettes. — Par un escalier,
sur les marches duquel l'herbe et la mousse ont étendu un
tapis végétal de velours vert, nous montons au premier.
— Nous sommes dans les appartements du Roi, nus
comme une caverne. — Les murs sont verdis et ridés. —
On dirait qu'ils ont la lèpre. — La pluie, filtrant à travers
les pierres déjointes de la voûte qui s'effondre, a formé à
la longue sur les dalles des dépôts calcaires, sur lesquels
j e trébuche. — La torche de notre guide s'est éteinte. —
Pendant qu'il la rallume, nous nous arrêtons dans une
cour. — Toutes les plantes des ruines s'y sont installées
et y prospèrent. — Au milieu s'élève le tombeau du prince
Noël, frère de la Reine, que Henry I fit mystérieusement
e r
disparaître. — Ce tombeau est de forme carrée. — On le
dit vide. — La poudrière est devant nous. — De toutes
parts pyramides de bombes, de boulets. — Nous montons
encore. — Je jette par une meurtrière un regard sur la
campagne. — L'horizon est très vaste. — Nous traversons
les casernes : elles pouvaient contenir 10,000 hommes. —
Nous parcourons les batteries supérieures. — De longues
couleuvrines sur leurs affûts brisés ou chancelants. —
Beaucoup d'embrasures vides. — Je demande pourquoi
à mon compagnon. — I l me répond :
« — Sur les brisées de Dieu et du temps, cet auxi-
» liaire de Dieu, sont venus les brocanteurs. Ils ont e m -
» porté les belles pièces sur le sort desquelles vous me
» questionnez et les ont vendues comme ferraille ! Les

36 LE PAYS DES NÈGRES
» descendre était difficile et offrait de grands dangers.
» La plus grosse, Manpinba, qu'on ne put retenir à
» force de bras, roula dans les falaises, où elle est restée.
» Sous le Roy, il y en avait 365, autant que de jours dans
» l'année. On avait employé, pour les monter si haut, le
» moyen qui avait réussi à l'armée française, passant le
» Saint-Bernard. Des troupes d'hommes les tiraient,
» enveloppées de deux demi-troncs, le long des ravins. »
Nous continuons nos explorations :
A droite, des logettes. — Je regarde dedans. — Elles
sont remplies de pierres à fusil. — Sur les murs les noms
foisonnent. — Mon compagnon ajoute le sien. — Je
l'imite. — Nous montons encore. — L'escalade devient
difficile, — Nous grimpons de terrasse en terrasse. —
Cette opération occupe nos pieds et nos mains. — Les
arbustes, posés comme des panaches au front de cette
immense masure, agités par le vent, laissent tomber sur
nos têtes les gouttes de pluie restées sur leurs feuilles.
Nous voici arrivés, non sans peine, sur le faîte.
De là, par le beau temps, on embrasse d'un seul regard
la magnifique plaine du Nord, laquelle, depuis la rivière
du Massacre jusqu'au Port-Margot, a cent quatre-vingts
lieues carrées. Et cependant, Christophe, un peu avant sa
mort, songeait à exhausser encore cet édifice inouï !
Appuyé à un mur, me raidissant pour ne pas céder à
l'attraction de l'abîme, j e contemplai. Tout en bas, au
pied du Bonnet-à-l'Évêque, le palais de Sans-Souci pa-
raissait comme un gros tas de pierres ; devant nous, le
Cap, chétive ville abritée par la Bande-du-Nord, où est
située l'habitation Cormier, sur laquelle J.-J. Dessalines
naquit en 1758 ; à droite et à gauche, aussi loin que la
vue peut s'étendre, une foule de forêts, des savanes sans
fin, dont le Guayubin, la Grande-Rivière, la rivière du
Massacre, la rivière du Haut-du-Cap rayent la verdure

LA CITADELLE LAFERRIÈRE
37
foncée de leurs blanches sinuosités ; d'innombrables
hameaux, portés sur le dos des mornes ou cachés dans
leurs flancs, et que l'on aperçoit en tournant sur ses
pieds, comme une girouette, vers les quatre points cardi-
naux : le Limbé, célèbre par les crimes du féroce Makan-
dal ; l'Acul-du-Nord, visité par Colomb, en 1492 ; le
Dondon, lieu natal de V . Ogé ; le Quartier-Morin, où fut
fait le premier essai de culture de la canne à sucre ; Li-
monade, où a été retrouvée l'ancre de la Niña, naufragée
dans la nuit du 24 au 25 décembre 1492 ; la Grande-
Rivière, le Guaraouaî des Indiens, le Sainte-Rose des
colons, témoin du soulèvement de J . - B . Chavannes ;
Sainte-Suzanne, dont les cafés sont recherchés ; le Terrier-
Rouge, dans le voisinage duquel Colomb assit le fort
de la Nativité ; le Fort-Liberté, ci-devant Fort-Dauphin,
où se trouve le fort Labouque, prison d'Etat sous Sou-
louque, et lieu natal de Bruno-Blanchet, en 1760 ; Ouana-
minthe, appelé Guanaminto par les Indiens ; au-delà du
Grand-Yaque, à quatorze lieues du Cap, dans la Répu-
blique dominicaine, San-Francisco de Monte-Plata, qui
élève des bœufs estimés ; plus loin encore, Puerto-de-
Plata, au pied de sa montagne éblouissante, que les Espa-
gnols, la croyant, par une illusion d'optique, couverte
de neige, nommèrent Sierra-de-Plata ; enfin, tout à l'ex-
trémité, la mer, brillantée par les rayons de soleil, sorti
des nuages qui les interceptaient, et, suivant le contour
capricieux de la côte, formait le cadre étincelant de ce
paysage auquel j e ne trouvais rien à comparer.
M. Karnès Gourgues me donnait ces indications, me
nommait tous ces lieux, en me les montrant de la main.
Dire ce que j'éprouvais à cette hauteur, me voyant
si petit au milieu de choses si grandes, est impossible :
j'en appelle à ceux qui les ont vues... Avec un plaisir mêlé
d'effroi, je saisis tout l'ensemble de cet immense pano-
3

38 LE PAYS DES NÈGRES
rama, dont il n'est pas un détail qui ne soit merveilleux.
Je restai anéanti dans une contemplation muette, et, pris
de vertige, j e fus un moment obligé de fermer les yeux
devant tant d'éblouissements.
Quand nous fûmes descendus de la citadelle, nous allâ-
mes, avant de quitter le Bonnet-à-l'Évêque, voir le palais
du Ramier, autre fort qui est écrasé, bien entendu, par sa
voisine. Puis nous fîmes le tour de celle-ci. Au pied des
murs, gisent dans l'herbe des canons, des mortiers du
tout calibre. Je choisis, parmi les projectiles, qui se cou-
vrent là de rouille depuis 1820, un biscaïen de deux livres
que je conserve comme souvenir de mon excursion : je
l'ai fait monter en presse-papier.
Dans le but d'en obtenir de nouvelles anecdotes, j e me
remis à faire des questions à M. Karnès Gourgues. 11
n'était pas, en effet, à bout d'érudition.
« — Pendant la construction de cette citadelle cyclo-
» péenne, reprit-il, le froid vif, qui règne continuellement
» dans les régions montagneuses de l'île, bien qu'il n'y
» gèle jamais, avait encore redoublé, car on était en plein
» hivernage et la pluie tombait, comme lorsque Dieu ouvrit
» les cataractes du ciel pour faire le déluge.
» Les travailleurs, interrompant un instant leur labeur
» surhumain, s'étaient étendus en rond autour d'un grand
» feu allumé dans un endroit abrité du chantier. Le Roy,
» faisant sa ronde d'inspection, les surprit endormis.
» Irascible par tempérament et habitué à voir ses sujets,
» tremblant à son approche, redoubler d'activité et d'ef-
» forts sur son passage, il devint furieux à cette vue.
» Hors de lui, il tombe comme une bombe au milieu des
» travailleurs, brandissant au-dessus de leurs têtes le
» terrible coco-macaque qui lui servait de bâton de c o m -
» mandant, et les frappe à coups redoublés, en leur
» ordonnant de se mettre à l'ouvrage.

LA CITADELLE LAFERR1ÈRE
39
» Arrivé à l'un des généraux chargés de conduire les
» travaux, vétéran de la guerre de l'Indépendance, le
» même qui devait s'asseoir sur le fauteuil présidentiel, le
» 3 mai 1844, Henry I lève le bras, en l'accablant d'in-
e r
» jures, pour le bâtonner comme les autres. Mais celui-ci,
» portant la main à la poignée de son sabre :
» — Sire, nous avons combattu ensemble pour conqué-
» rir la liberté et assurer notre indépendance. A présent
» qui frappe Guerrier est m o r t . . . .
» Cette réponse inattendue, l'accent ferme avec lequel
» elle était dite, le caractère du vieux compagnon d'armes
» qui la faisait, tout cela arrêta subitement, loin de l'ex-
» citer davantage, la colère du Roy. Un mélange indéfi-
» nissable de sentiments opposés, une étrange expression
» de surprise passa rapidement sur ses traits. Reprenant
» un empire immédiat sur son irritation, sa physionomie
» redevint calme et froide. Le honteux instrument de
» tyrannie retomba cette fois sans frapper.
» — Au diable, canaille ! . . . se contenta de répliquer
» avec dépit le despote.
» En effet, dans cette attitude pleine de dignité de
» Philippe Guerrier, il n'y avait pas de bravade, mais
» bien la réclamation de droits difficilement acquis.
» Henry I , que la moindre résistance exaspérait, l'avail-
e r
» il compris ? Tout porte à le croire. »
Tandis que M. Karnès Gourgues me racontait ceci,
notre guide avait amené les chevaux. Les pauvres bêtes
avaient eu le temps et les moyens de se refaire en brou-
tant, autour de la citadelle, l'herbe haute humectée de
pluie.
Il était neuf heures. Nous nous remîmes en selle. Mainte-
nant il s'agissait de descendre le Bonnet-à-l'Évêque, ce
qui est plus périlleux, sinon plus difficile, que de le gravir.
Bref, après trois heures de marche avec précaution sur ses

40 LE PAYS DES NÈGRES
pentes rapides, nous découvrîmes, parmi les arbres, les
ruines que nous avions visitées le matin.
— Tiens!... exclama mon compagnon, à la vue du
palais, il me revient à l'esprit une histoire sanglante....
— Voyons ; vous n'avez pas idée à quel point vos récits
m'intéressent.... . ·
« — Parmi les familiers du R o y se trouvait M. Rou-
» mage aîné, directeur des domaines. Un soir, tous deux
» jouaient ensemble au lansquenet. Ce dernier, peu favo-
» risé de la chance, perdit grosse somme sur grosse
» somme. L'heure de se coucher venue, le R o y donna
» congé au courtisan.
« Le lendemain matin, M. Roumage, venant déjeuner
» avec Henry I , à la table duquel il mangeait, s'informa
e r
» si Sa Majesté avait bien dormi, et si Elle se trouvait bien.
» — Fort mal ! Fort mal! mon compère, dit le R o y ;
» j'ai fait un rêve singulier, qui m'a tourmenté toute la
» nuit.
» — Sire, reprit M. Roumage, est-il permis de deman-
» der à Votre Majesté quel est ce rêve ?
» — Oui, oui ; j'ai rêvé, compère, que j e vous c o u -
» pais la t ê t e . . .
» — Ah ! Sire, c'est impossible. J'aurai plutôt cru que
» vous aviez rêvé que vous me rendiez l'argent que j'ai
» perdu hier au soir.
» — Non ! Non ! J'ai bien rêvé que j é vous tuais, com-
» père : c'est un avertissement de Dieu. Vous me trom-
» pez. Vous êtes un faux ami, un Judas. N'avez-vous pas
» averti le général Bonnet, venu à Laferrière, après
» l'assassinat de Dessalines, que j'avais envoyé à Macaya,
» l'ordre de le faire disparaître à son passage à Camp-
» Coq ? et si vous avez tant d'argent à exposer sur des
» cartes, n'est-ce pas parce que vous avez mal versé ? On
» va vous conduire à la geôle.

L A CITADELLE LAFERRIÈRE 41
» Prévenus de ce qui se passait, les enfants et la femme
» de M. Roumage, sachant que le Roy exécutait toujours
» ce qu'il disait, vinrent le supplier, les larmes aux yeux.
» Ils se traînèrent à, ses pieds, ils embrassèrent ses genoux.
» Toutes leurs tentatives pour toucher son cœur furent
» inutiles : Henry I resta inexorable. Fatigué de leurs
e r
» prières, il les fit mettre à la porte.
» M. Roumage se livra aux soldats sans souffler mot.
» On l'enferma dans la prison du Cap, qui s'élevait alors
» près de la Providence, non loin de la Grande-Ravine.
» Deux mois plus tard, Henry I faisait élargir le
e r
» prisonnier et l'invitait à dîner. Celui-ci entrait chez le
» Roy au moment où le majordome annonçait que le repas
» était servi. On passa dans la salle à manger. Les deux
» convives se mirent à table, en face l'un de l'autre, —
» comme autrefois. Le Roy mangea et but de bon appétit.
» M. Roumage, content d'être rentré en grâce, fit hon-
» neur à tous les plats. Le dîner dura une bonne heure.
» Au dessert, Henry I remplit son verre et celui de son
e r
» invité, puis élevant la main.
» — A votre santé ! mon compère, fit-il.
» M. Roumage, si joyeux qu'il ne remarqua pas le ton
» ironique du Roy, répondit à son toast.
» Sur un signe les gardes s'approchèrent. Henry I ,
e r
» sans se lever, tira du fourreau le sabre de l'un d'eux,
» et, avant que son convive eût deviné son intention, il
» lui enleva la tête.
» Puis, sans paraître plus ému que s'il avait fait la
» chose du monde la plus simple, il rendit au garde le
» sabre dégouttant de sang, quitta la table, et descendit
» à la salle de billard. »
J'avais écouté cet horrible récit, tout haletant d'intérêt,
et quand j e connus son dénouement, l'indignation m'arra-
cha ce cri : O la bête féroce !

42 LE PAYS DES NÈGRES
— Mais, demandai-je à M . Karnès Gourgues, êtes-
vous bien sûr que l'affaire se soit passée de la sorte ? . . .
De qui tenez-vous ces détails ? . . .
— Eh ! mon cher monsieur, que voulez-vous que je
vous réponde ?. . . De la tradition....
Nos pères l'ont contée et moi j e la redis.
Avec une complaisance que ma curiosité, toujours
plus avide, pouvait bien fatiguer, mais ne lassait pas,
M. Karnès Gourgues voulait bien m'instruire de ee
que le règne de Henry I avait de particulier. A mon
e r
sens, insister aurait été peu convenable. Je ne poussai
donc pas plus loin ma critique historique.
D'ailleurs nous étions déjà devant la porte de notre
hôte. Au bruit des pas de nos chevaux, M. Jolicœur avait
paru sur le seuil pour nous recevoir avec son bon sourire
et sa franche cordialité. Il nous invitait à mettre pied à
terre, ce qu'il n'eut pas besoin do répéter. Nous entrâmes
dans sa maison, où nous attendait sur une table carrée,
ornée de la plus belle vaisselle de son dressoir, un de ces
plantureux dîners créoles, avec lesquels, si l'on a bon
appétit, on se restaure à merveille avec le pois-riz, les
bananes bouillies, qui remplacent le pain, et le tasso de
rigueur.
« — Puisque j e suis en train de souvenirs, permettez-
» moi encore une petite histoire, qui sera le pendant de la
» précédente, me dit mon compagnon en me servant. Par
» les différents traits que j'ai rapportés, vous savez déjà
» que, d'après les croyances du Roy, tout devait céder à
» ses désirs fougueux. L e fait suivant vous prouvera qu'il
» faisait aussi tuer les gens sans grands indices ni preuves
» certaines de culpabilité. Il pensait et agissait comme
» Tibère.
» Vainqueur des troupes du Sud à Sibert, le 1 janvier
e r

LA CITADELLE LAFERRIÈRE 43
» 1807, il marcha incontinent sur le Port-au-Prince avec
» son armée. Les généraux Pétion, Yayou, Lys et
» Caneaux s'enfermèrent dans la ville et organisèrent la
» défense, de telle sorte que le Roy, qui croyait pouvoir
» s'en emparer sans tirer un coup de canon, se trouva
» réduit à l'assiéger dans les formes. Il établit son quar-
» tier-général sur le champ de bataille, dont il était resté
» maître, et de là dirigea les opérations militaires.
» Un jour, il envoie le colonel Ambroise bombarder la
» ville. Celui-ci va prendre au magasin d'artillerie, confié
» à la garde du capitaine Stanislas Desroches, les muni-
» tions dont il avait besoin. Naturellement le capitaine
» livre la quantité demandée et tire un reçu.
» Malheureux dans son attaque ou inhabile, le colonel
» fut repoussé par les assiégés, et, forcé d'abandonner ses
» batteries, il rentra au camp avec ses artilleurs en
» désordre.
» Le Roy l'accueille avec ces reproches qui soufflètent
» lourdement la face d'un soldat.
» — Colonel, vous êtes un lâche, et vous allez être
» fusillé.
» — Sire, ce n'est pas ma faute. Je manquais de mu-
» nitions.
» — Il fallait en avoir.
» — Sire, le garde-magasin d'artillerie a refusé de
» m'en livrer.
» Sur cette réponse, qui invoquait les circonstances
» atténuantes, le Roy, transporté d'une grande colère, se
» rend au magasin. Le capitaine Stanislas Desroches,
» assis dans son bureau, jouait tranquillement aux dames
» avec un de ses amis, le capitaine Etienne Léo, mort
» commandant de l'arrondissement du Cap, et dont vous
» verrez le tombeau sur le Champ-de-Mars, auprès de
» l'autel de la patrie, sous le palmier de la Liberté.

44 LE PAYS DES NÈGRES
» — Capitaine, dit le Roy à l'officier, qui s'était levé à
» son entrée, vous avez refusé des munitions au colonel
» Ambroise ? . . .
» — Comment, Sire ? Mais c'est faux. Que Votre
» Majesté veuille... Et, en pronouçant ces mots, le capi-
» taine alla vers la table sur laquelle étaient ses deux
» pistolets. Henry I crut qu'il voulait faire usage de ces
e r
» armes :
» — Bayonnettez cette canaille !... ordonna-t-il à ses
» soldats d'un ton qui n'admettait pas d'hésitation.
» — Ah I ma pauvre femme ! exclama le capitaine
» Desroches, et il tomba presque aussitôt lardé de coups.
» Sur l'ordre du Roy, les officiers qui l'accompagnaient,
» dressèrent, séance tenante, l'inventaire des objets con-
» fiés au capitaine. En ouvrant le tiroir de la table, les
» premières pièces sur lesquelles ils mirent la main,
» étaient le reçu du colonel Ambroise, reçu que le Roy
» n'avait pas laissé au capitaine le temps de lui montrer,
» et une lettre de sa femme lui annonçant la naissance de
» son troisième fils.
» Henry I , revenu de son emportement, mais trop
e r
» tard, prit sous sa protection les trois enfants qu'il venait
» de faire orphelins si injustement. Il les plaça à l'Ecole
» Royale, instituée à Milot, et que dirigeait alors M. Hip-
» polyte Gélin, qui, envoyé en France avec plusieurs
» autres jeunes créoles par le commissaire civil Roume,
» en 1799, avait fait ses études au collège de Liancourt.
» L'aîné de ses enfants est M. Numa Desroches, le
» peintre que vous connaissez. Vous pouvez lui demander
» si ce que j e vous raconte est exact... »
Après avoir déjeuné avec un appétit de cavalier, rien
ne nous retenait plus à Milot ; le beau temps était revenu ;
et nous songeâmes à regagner le Cap. Au lieu du chemin
que nous avions suivi en venant, nous primes, pour varier,

LA CITADELLE LAFERRIÈRE 45
la large route tracée par Henry I , pour sa commodité
e r
personnelle, à travers la savane du Grand-Pré.
« — Par la voie que nous suivions, mieux entretenue
» alors qu'aujourd'hui, me dit tout à coup M. Karnès
» Gourgues, Henry I se rendait au Cap, entouré de
e r
» grands officiers de sa Cour et suivi de ses gardes. Un
» cabrouétier, son cabrouet et ses bœufs, venaient en sens
» contraire. — C'était l'époque où le Roi avait rompu
» avec Pétion. — Le cabrouétier, où la flatterie, qui est
» le propre des courtisans, dit-on, va-t-elle se nicher? le
» cabrouétier, afin de se rendre agréable à Sa Majesté, se
» mit à pester contre l'un de ses bœufs auquel il avait
» donné le nom de Pétion.
» — Hi Pétion ! hi rosse ! hi salop ! Voilà un Pétion
» fatras, tonnerre m'écrase !... .
» Henry entendit ces imprécations, et s'arrêtant, fit
» signe au cabrouétier d'approcher.
» — Ah ! tu appelles ton bœuf Pétion, et pourquoi ?...
» demanda-t-il.
» — Eh ! Sire, répondit celui-ci, satisfait d'avance de
» l'effet qu'allait produire sa réponse, c'est parce que
» Pétion est un mauvais mulâtre qui fait la guerre à Votre
» Majesté. Aussi, lorsque j e donne des coups à mon bœuf,
» il me semble que j e frappe votre ennemi.
» — Au diable, canaille ! exclama le Roy, c'est ainsi
» que tu manques de respect à mon compère...
» Et lui, qui surnommait Dessalines, de son vivant,
» l ' E m p e r e u r - s a u t e u r , et, après sa mort, l ' H y d r e dé-
» vorante,
ajouta :
» — Qu'on fouette à mort cet insolent....
» L'ordre fut exécuté à la lettre. Tandis que le bœuf
» Pétion et son compagnon de joug poursuivaient, à leur
» guise, leur chemin vers l'habitation à laquelle ils appar-
3.

46 L E PAYS DES NÈGRES
» tenaient, le cabrouétier, passé aux verges, erevait dans
» le fossé comme un chien.
» Ainsi l'avait ordonné la justice du Roy. »
Galopant à franc étrier, ainsi que de vrais courriers
extraordinaires, mon compagnon reconnaîtra cette c o m -
paraison, — à cinq heures du soir, nous arrivions à la
Fossette, second faubourg du Cap, à l'opposite du Caré-
nage, en traversant sans trop nous mouiller, une ravine
qui est un torrent après une averse, quand M. Karnès
Gourgues me dit :
— Vous voyez cette ravine ?...
— Oui, eh bien ?
« — Sortant du théâtre achevé en quarante jours,
» quoiqu'on eût été obligé de refaire la charpente, et qui
» est aujourd'hui la loge l ' H a ï t i e n n e , le R o y rentrait à
» Sans-Souci vers minuit. Pendant le spectacle, la pluie
» était tombée en abondance. Le cortège royal trouva un
» fleuve impétueux dans la ravine qu'il avait facilement
» traversée deux heures auparavant. Savez-vous c o m -
» ment le Roy s'y prit pour passer ?
— Ma foi, non.
— C'est tout simple. Il fit descendre dans la ravine un
escadron de cavalerie qui rompit et divisa le courant, en
sorte que sa voiture roula à marche-pied sec. M. D e -
mesvar Delorme rapporte ce fait dans ses Théoriciens
au pouvoir. Vous avez lu ce livre?
— Quel livre ?
— Les Théoriciens au pouvoir...
— Non, mais j e compte le lire.
J'achevais de parler, lorsque nous entendîmes dans la
rue Dauphine où nous étions entrés, ce chant bizarre :
C'é pas moé qui dit
Tête à Lénave gro, gro;

LA CITADELLE LAFERRIÈRE 47
C'é August qui dit
Tête à Lénave gro, gro.
Sur le trottoir était assis j e ne sais quoi do difforme
qui chantait ce j e ne sais quoi d'incompréhensible. Ce n'é-
tait pas un nègre comme un autre : c'était un composé de
Vulcain, de Caliban, d'Habibrah, de Quasimodo. Je n'ai
jamais vu être plus hideux... Court comme un gnome,
ventru comme une idole hindoue, la tête, — est-ce bien tête
qu'il faut dire ? — lourdement enfoncée entre les épaules
et hérissée d'une laine noire et crépue, les mains et les
pieds palmés, la bouche faite comme une gueule armée de
dents disposées en mâchoires de requin, ce monstre, qu'on
ne peut pas désigner d'une autre façon, — était là,
accroupi, chantant sa chanson inintelligible pour moi, ne
se doutant pas de l'attention dont il était l'objet, ce phé-
nomène de première catégorie que tout Paris irait voir,
qui détrônerait Millie-Christine et l'Homme-Chien, s'il
était exploité par un de ces barnums de foire qui savent
faire des recettes à rendre jaloux le Théâtre-Français,
avec les bizarreries vivantes de la nature.
D'abord il m'avait attiré, maintenant que j e l'avais vu,
il m'attristait.
— Quel est ce prodige de laideur? demandais-je à mon
compagnon.
— Cette espèce d'animal manqué I:.. C'est Souverain, le
« garde-soute de M. Nemours Bernardin. »
— Et que signifie ce qu'il chante?
— Mot à mot : « Ce n'est pas moi qui dis que la tête à
» Lénave est grosse, grosse ; c'est Auguste qui dit que la
» tête à Lénave est grosse, grosse. »
— L'explication de cela, s'il vous plaît?
— A la Fossette végète une espèce de nain, appelé
Lénave, qui a, comme tous les nains, la tête énorme.

48 LE PAYS DES NÈGRES
C'est à lui que la chanson de Souverain fait allusion.
— Cest trop fort!. . m'exclamai-je; Tersite raillant le
marquis de Roquelaure ; l'aveugle jetant le sarcasme et le
dédain au paralytique. Hélas ! Il n'y a pas de monstre qui
ne le soit moins par la comparaison d'un plus monstre
que lui.
J'étais tellement fatigué en rentrant à l'Hôtel des
Voyageurs, jusqu'à la porte duquel m'avait accompagné
M. Karnès Gourgues, que, sans entendre l'aubergiste-
poëte, me demandant sans doute s'il fallait servir mon re-
pas, j'entrai dans mon réduit, et me jetai tout habillé sur
le cadre, lequel me parut, comme la nuit où j'avais fait
connaissance avec ce genre de lit, une couchette fort
moëlleuse.

II
Courouillc. — Le Limbe. — Clameille. — Repas sur l'herbe. — L e
mal-mouton. — Le Dondon.— La Voûte-à-Minguet. — N u i t splen-
dide. — Histoire do Corsino, de sa femme Cocotte-Liqueur et de
son rival Petit-Zozo. — Prise du Cap par J.-J. Dessalines. — Tuerie
des blanches.

Après le palais de Sans-Souci et la citadelle Laferrière,
il me restait encore à voir, en fait de curiosités locales,
une cayerne que M. Karnès Gourgues, connaissant mon
faible, m'avait recommandée.
Beaubrun Ardouin affirme que cette grotte, appelée la
Voûte-à-Minguet, tient son nom d'un colon. Pour D e -
mesvar Delorme, ce serait du grand nombre de muguets,
en créole mviguettes, qui croissent alentour. Ces deux
opinions sont également soutenables; j e n'ai pas de pré-
férence pour celle-ci plutôt que pour celle-là ; ni vous non
plus, j e pense.
Le jour qui suivit notre retour de la citadelle, fut em- "
ployé par moi à faire les préparatifs de cette seconde
excursion. Mon complaisant cicérone, retenu à la ville par
ses affaires, ne pouvait m'accompagner cette fois, à mon
très grand regret, car, ainsi qu'on a pu s'en apercevoir,
c'était un vrai répertoire d'anecdotes, et le lecteur perd
à son absence.

50 LE PAYS DES NÈGRES
Je partis donc sans lui, à quatre heures du matin, le
29 janvier. Pour me conduire il m'avait donné un jeune sa-
catra du nom de Courouille, natif du Dondon, et qui, fa-
milier avec les localités que nous allions traverser, pour les
avoir parcourues en tous sens et fréquemment, était bien
le guide qui convenait.
C'est avec Courouille que j'ai pris ma première leçon
de créole. Je l'accablais, chemin faisant, de questions
auxquelles il répondait le plus souvent par un inva-
riable : moé pa connai, qui m'éclairait très peu, je dois
l'avouer.
Nous cheminions, lui marchant allègrement pieds nus,
moi à cheval, à travers les fameuses savanes de
l'Acul, qui font partie de la plaine du Nord, et où, en
1791, le 93 haïtien, retentirent pour la première fois
les redoutables chants d'Oua-Nassé et du Camp du
Grand-Pré.

La route, plate pendant trois lieues, devient ardue tout
à coup. On s'engage dans ces mornes du Limbé que L a -
martine a chantés dans sa tragédie intitulée Toussaint-
Louverture.

En 1715, une chapelle, ayant été bâtie à l'endroit où se
trouve aujourd'hui le village du même nom, quelques cases
vinrent aussitôt se ranger autour d'elle. En 1789, ce n'é-
tait encore qu'un hameau ; mais les vingt-deux sucreries
établies dans sa petite plaine lui donnaient de l'importance.
C'est dans cette commune, au Bas-Limbé, que fut inventé
par M. Bélin de Villeneuve et exécuté sur son habitation,
en société avec M. Raby, un équipage à sucre fort ingé-
génieux. Un congo, Makandal, appartenant à M. Le N o r -
mand de Mézy, planteur du Limbé, épouvanta longtemps
par ses crimes ce quartier laborieux. On retrouvera cet
effrayant personnage dans les Drames d'Haïti.
J'étais occupé à lire ces détails dans la géographie de

CLAMEILLE
51
Beaubrun Ardouin, que j'avais emportée avec moi pour
m'en servir comme d'un itinéraire, lorsque n'entendant
plus Courouille qui, depuis une heure, chantait une
chanson dont il avait répété le refrain invariable si sou-
vent que j e l'ai retenu :
Madame Fiat, oh !
A la madame qui canaille !
Fiat allé Pot-au-Prince,
Li di : « Cassé feuille, couvri ça. »
et, ne le voyant plus devant moi, j e me retournai, afin de
voir s'il me suivait au moins. De Courouille pas même
l'ombre. Il avait disparu. J'appelai :
— Courouille !... Courouille !...
J'étais seul dans le chemin. Je commençais à croire qu'il
usait de l'occasion de me jouer un mauvais tour. Quand je
me trouvai au bord d'un torrent d'une dizaine de pieds de
large, lequel, gonflé par les pluies de la saison, coupait le
chemin, en courant sur son lit incliné, blanchâtre et bouil-
lonnant à grand bruit.
Sec comme un morceau d'amadou, Courouille, à genoux
sur un quartier de roche bleuâtre de la rive opposée, sem-
blait adresser à la Couleuvre ou à la Vierge, lui seul le
sait, une oraison jaculatoire.
Je le regardai avec surprise, pensant qu'il était pris
d'un accès de folie ; mais il interrompit sa prière pour me
dire :
— Général, passez vite, Clameille capable vini...
Désireux d'apprendre ce qu'était Clameille, je piquai ma
monture, qui m'eut bientôt porté auprès de Courouille.
— Que voulez-vous dire, lui demandai-je, avec votre
Clameille?
Cette fois il se signa, et, persuadé que, par ce geste, il
avait éloigné le malin esprit :

52 LE PAYS DES NÈGRES
— Clameille, répondit-il, c'est Zombi qui rété isit. Si
moune pas passé vite, li égaré yo.
Ma curiosité satisfaite par cette explication, qui me
prouva que Clameille était un cousin du nain Roulon,
domicilié dans un lac des Vosges, j e continuai mon che-
min, ordonnant à Courouille de marcher devant moi. Je lui
recommandai aussi de vouloir bien, lorsque nous rencon-
trerions des cours d'eau, m'indiquer les gués, qui lui per-
mettaient de les passer comme les Hébreux traversèrent la
mer Rouge, c'est-à-dire à pied sec. Cela ne lui avait pas
paru nécessaire, me dit-il, puisque j'étais à cheval.
Prenant au sérieux le titre de général que m'avait donné
mon guide, j e commandai : halte ! en descendant moi-
même de cheval vers midi. Il était bien temps de déjeuner.
Courouille ne fit aucune objection. Ce fut chose aussitôt
commencée que proposée. De la besace de cuir attachée à
la selle, nous tirâmes les provisions apportées. Nous nous
installâmes au bord du chemin, au pied d'un campêche
en fleur, qui nous prêta son ombrage parfumé. Il ne nous
manquait qu'une source dans le voisinage. Courouille
m'affirma qu'il n'était pas sain de boire de l'eau en v o y a -
geant parce qu'on était en transpiration, et il me le prouva
en ingurgitant sans sourciller un grog d'un demi-setier de
tafia blanc. Quant à la cotelette de mouton que j e lui
donnai, il n'y toucha point. Je lui marquai mon étonne-
ment de cette abstinence. Il me répondit naïvement qu'elle
lui donnerait le mal-mouton. Les nègres, je n'ai jamais su
pourquoi, attribuent à la viande du plus tendre des herbi-
vores, ce gonflement de la partie inférieure de la face qu'ils
appellent ainsi, quoiqu'il ait une tout autre cause. En r e -
vanche, Courouille dévora jusqu'à l'arête un hareng-saur,
qui puait plus qu'un fromage attendu. Par dessus il avala
une bonne demi-timbale de tafia, ce qui me fit appréhender
qu'il ne s'endormit sur l'herbette. Quand nous nous remî-

L E D O N D O N
53
mes en route, il n'y parut pas plus que s'il avait bu de l'eau
distillée.
Une seconde étape de six heures nous conduisit au
Dondon où nous entrâmes avec la nuit. Courouille me
présenta à sa mère déplacée, — quelque chose comme
veuve, mais d'une façon particulière, — et flanquée d'une
demi-douzaine de négrillons et de négrillonnes de tailles
et de nuances différentes. Ils m'offrirent une hospitalité
qui, pour n'être pas désintéressée, ne laissa pas que de me
charmer par ses prévenances. Je l'acceptai avec recon-
naissance. D'ailleurs, il n'y avait pas possibilité de faire
autrement.
Le Dondon est un groupe de cases pittoresques accro-
chées aux flancs d'un morne, à cinq cent mètres au-dessus
du niveau de la mer. Des montagnes, entrecoupées de
vallées étroites, couvrent toute la commune, dont il est le
chef-lieu. Elles recèlent, dit toujours Beaubrun Ardouin,
de l'or, de l'argent, du cuivre, du fer, de l'antimoine, du
marbre, du porphyre, de l'albâtre, du jaspe, de l'agathe,
du silex, du grès, du granit, du talc, des spaths, de la
terre glaise, des pétrifications, des cristallisations et des
fossiles.
Le Dondon a des souvenirs. On commença à y faire en
grand la culture des caféiers importés de la Martinique et
plantés en premier lieu au Terrier-Rouge. Le révolution-
naire V . Ogé, on se le rappelle, y naquit. Le tombeau du
général haïtien Clervaux, mort en 1804, est dans son c i -
metière, près de celui du jésuite Le Pers, qui fournit à
Charlevoix les matériaux de son Histoire de Saint-
Domingue.
Après lui, la cure fut occupée, en 1791, par
le fameux abbé de la Haye, promoteur de l'insurrection
des esclaves dans le nord. Ce prostitueur tonsuré enga-
geait au confessionnal ses pénitentes à se livrer à Jean-
François et à Biassou. Arrêté par ordre du capitaine-géné-

54
LE PAYS DES NÈGRES
ral Rochamboau, il fut noyé en 1803, clans la rade du Cap,
fin digne de sa vie.
Le souper, préparé par mon hôtesse, me parut excellent.
Comme il se faisait tard et que j'étais fatigué, je passai de
la table au lit rustique qui garnissait le plus grand compar-
timent de la case mis à ma disposition.
Imaginez-vous quatre pieux de trois pieds de haut à peu
près, portant une claie de bois de chêne, sur laquelle était
étendu un matelas. Je n'eus pas lieu de m'en plaindre, car,
le lendemain matin, le pipiri avait chanté depuis long-
temps, lorsque quelques coups, frappés discrètement à ma
porte, me tirèrent d'un doux sommeil. C'était la sœur de
Courouille, Sicliclaise, qui m'apportait une tasse de café
et de l'eau fraîche pour ma toilette.
Je sortis pour faire mes ablutions devant la porte. La
case de mes hôtes, détachée du bourg, étant sur la hau-
teur culminante, j e découvris aux premiers rayons du
soleil, une vue magnifique ; au plan avancé, le pic Kara-
bras isolé, dont la cime paraissait dorée, et toute la chaîne
diversement ondulée des Mornes-Noirs, gibbosités énormes
de cette terre volcanique; au second plan, les savanes
immenses de Guaba et de San-Raphaël qui s'étendent,
couvertes de battes, jusqu'aux pieds du Loma del Peligro
et du Morne du Diable, tandis qu'au-dessous de moi, à j e
ne sais combien de pieds de profondeur, j e voyais se tordre
et reluire la rivière de Vasé. Elle descend des sommets
du Bonnet-à-l'Evêque, serpente capricieusement dans toute
la longueur de la savane, et finit par se jeter et se perdre
dans le Guayamuco, l'un des affluents de l'Artibonite.
Le frère cadet de Courouille, le jeune Septimus, qui,
pendant que j'admirais ce payage, avait sellé mon cheval,
me le présenta comme j e sortais de la case, prêt à partir.
Je sautai dessus et je commandai :
— En avant, marche !

La voûte à Minguet. (Page 55.)


LA V O U T E - A - M I N G U E T 55
Je voulais prouver à mon guide que si, en réalité, je
n'étais pas général, j e pouvais du moins l'être, comme il
semblait porté à le croire.
Le chemin de la grotte, tortueux et inégal, n'est rien
moins que facile. Cependant, nous parvînmes, après mille
détours, au bord de la rivière de Vasé. Courouille r e -
troussa son pantalon jusqu'aux genoux, descendit brave-
ment dans le torrent, et, se retournant vers moi, me dit :
— Vint, général ..
A ce mot il me vient à l'idée que la Voûte-à-Minguet
pouvait bien être sous l'eau comme la grotte de la nymphe
Cyrène, et j e fus sur le point de demander à Courouille
s'il fallait descendre de cheval. Avant que j'eusse parlé,
celui-ci prit au mors ma monture qui, profitant de mon in-
décision, s'était tranquillement mise à boire.
Je me laissai conduire.
Nous avançâmes quelques minutes dans le lit de la ri-
vière, contre le courant, puis, arrivés à un endroit peu
escarpé, Courouille monta sur la berge et m'invita à mettre
pied à terre.
Pendant qu'il déroulait le licou tressé dans la crinière
de mon cheval, pour l'attacher à un arbre, j e promenais
mes regards autour de moi, afin de découvrir la grotte. Je
ne vis rien qui seulement y ressemblât.
L'entrée, présentant la figure d'une arche, est fermée
par un rideau naturel de lianes verdoyantes qui descendent
jusqu'à terre. Courouille les souleva et nous entrâmes.
Quand ce rideau fut retombé derrière moi, nous nous
trouvâmes dans une obscurité profonde. Mon guide me
demanda alors en son patois, avec lequel jo commençais à
me familiariser :
— Général, ou pas gagné z'alumettes ?...
Je lui passai un de ces peignes, importation des Etats-
Unis, dont les dents de bois sont soufrées et phosphorées.

56 LE PAYS DES NÈGRES
Avec deux ou trois de ces dents il enflamma un morceau
de pin qu'il avait préparé en venant, et, aux clartés de cette
torche fumeuse, j'avançais sur un terrain manquant sous
les pieds et dans lequel j'enfonçais plus profondément à
chaque pas. C'est tout simplement du guano, déposé depuis
trois siècles par les oiseaux de toutes espèces qui ont fait
leurs latrines, ô sacrilège ! de cette grotte, autrefois temple
indien.
La Voûte-à-Minguet mérite sa réputation. Elle est
divisée en trois parties parfaitement distinctes : une large
nef entre deux bas-côtés séparés d'elle par deux rangs de
stalactites irrégulières, mais placées sur une ligne droite.
Quelques-uns de ces piliers ont été travaillés, il semble.
D'autres ne sont que dégrossis. Plusieurs, auxquels la
goutte éternelle ajoute sans cesse son dépôt calcaire, n'ont
pas encore rejoint la voûte. On dirait d'autant de bras que
des Encelades, engloutis sous la montagne, ont dégagé par
un suprême effort.
A l'extrémité de la nef, on voit des pierres carrées, sur
lesquelles sont posées d'autres pierres plates, qui ressemblent
beaucoup aux dolmens bretons. Une semblable disposition
décèle la main de l'homme. Ces tables grossières étaient des
autels. Chaque année, au rapport de Moreau de Saint-Méry,
le Kacik et les nitaynos du Marien y venaient, à la tête
de leurs tribus, sacrifier aux Zémès, dieux tutélaires, dont
les butios, tout ensemble médecins et prêtres, interpré-
taient les oracles. Ils conjuraient Kouroumon aussi puissant
que Michabou, génie des eaux ; aussi terrible qu'Adamas-
tor, génie des tempêtes, et l'Urucane qu'il soulève. A
l'époque de la nouvelle lune, ils allaient y attendre le lever
de la blonde divinité des nuits, et aussitôt qu'elle se mon-
trait dans la blancheur du ciel, ils s'élançaient au dehors,
en criant selon les rites : Nonun ! Nonun !
Les parois de la grotte, qui paraissent blanchies à la

LA. V O U T E - A - M I N G U E T
57
chaux, conservent, parfaitement lisibles encore, des dates,
des inscriptions; des noms, espagnols pour la plupart,
charbonnés ou gravés depuis la fin du x v i sièle par les
e
Européens qui l'ont visitée. Aidé de Courouille, je cherchai
quelque silex taillé, quelque sculpture indienne, parmi les
monceaux de débris qui couvrent le sol. Mon guide eut la
main plus heureuse que moi. Il trouva une statuette de
six pouces, grossièrement sculptée, mais très bien conser-
vée, dont il me fit cadeau sur les lieux, ne se doutant pas
du prix que j ' y attachais. Cette statuette représente un
Zémès accroupi, l'air effaré, prêt à s'élancer, faisant une
menace de la main gauche ; de l'autre dardant sa zagaie.
Content de cette trouvaille, que je conserve précieusement,
j e sortis après avoir inscrit, comme le Georges et le Paul
de M. Delorme, mon nom à la suite de ceux qui s'y
trouvent.
Pendant notre exploration, la mère de Courouille avait
fait un de ces gros bouillons substantiels qui produisent
sur les voyageurs le même effet que la terre sur le géant
Antée. Il fut fort goûté par son fils et par moi. A nous
deux nous le fîmes entièrement disparaître.
Le repas terminé, j e me couchais sur le lit que j'avais
trouvé, la nuit précédente, préférable au cadre de l'Hôtel
des Voyageurs,
et j e dormis comme un bienheureux
jusqu'au souper.
Nous quittâmes le Dondon deux heures après le coucher
du soleil.
Les mouches luisantes, appelées Coucouilles, par cor-
ruption de l'espagnol cucuyos, et qui avaient donné à
mon guide son nom, décrivaient leurs capricieux zigzags
dans les intervalles des massifs de verdure. Une brise, qui
venait de l'est, agitait les arbres au bord de la route et
me soufflait au visage sa fraîche haleine, toute imprégnée
des fragrances enivrantes des campêches fleuris. Au-dessus

58 LE PAYS DES NÈGRES
de ma tête, dans un ciel de lait, la lune répandant des
gerbes de lumière bleuâtre et veloutée, suivait paisiblement
sa course au milieu des constellations étincelantes, tandis
que mon cheval, allant l'amble, continuait la sienne, sans
butter, à travers les cailloux du chemin, et berçait mes
rêveries.
C'est une des plus belles nuits que j'ai passées hors d'un
lit.
Devant moi, à six pas, Courouille marchait, dodelinant
de la tête. Ce brave garçon, qui chantait du matin j u s -
qu'au soir, ainsi que le savetier de La Fontaine, subissant,
sans doute à son insu, l'influence de la scène ravissante
que nous traversions comme des ombres, restait silencieux,
à mon grand étonnement.— Mais les profondes admirations
ne sont-elles pas muettes ?
— Eh bien ! à quoi songes-tu ? lui criai-je.
Pas de réponse. Je le rejoignis. Le barbare dormait. Il
dormait en marchant, par une si belle nuit ! Je fus obligé
de le secouer avec force pour le réveiller.
— Hé ! hé ! repris-je, on fait de la sorte du chemin
sans s'en apercevoir, n'est-ce pas ? et c'est fort agréable.
— Oui, fit Courouille en se frottant les yeux, pourvu
nous pas joindre Corsino.
Cette réponse me rendit perplexe. Que voulait dire moi
guide ? Parlait-il de quelque roi des montagnes arrêtant
les voyageurs pour en tirer grosse rançon ? Aussi, voulant
me renseigner là-dessus, je continuai :
— Qu'est-ce que Corsino ?
— Oh ! voilà ! c'est gnon cousin moè...
— Je te félicite d'avoir pour cousin un brigand, car ce
n'est pas autre chose, à en juger par ce que tu sembles
craindre.
— Non, li pas brigand...
— Dis-moi alors ce qu'il est

C O R S I N O , C O C O T T E - L I Q U E U R , P E T I T - Z O Z O 59
— Général, c'est gnon histoire trop longue.
— Raison de plus. Je te donnerai quelque chose pour
cela.
Ce dernier argument, que j'avais employé en désespoir
de cause, manque rarement son effet, et, dans cette cir-
constance, il en fut ainsi. Courouille se serait volontiers
fait payer à la ligne comme un romancier-feuilletoniste. Il
se plaça à ma droite, et, avec une simplicité à laquelle j e
tâche de conserver son cachet créole, en traduisant, aussi
littéralement qu'il est possible, il me raconta ce sombre
drame d'amour.
« Corsino, mon cousin, habitait à Plaisance une case
» que son grand-père avait laissée à son père et que celui-
» ci lui avait transmise à son tour. Les caféiers qui garnis-
» saient les glacis d'alentour, étaient à lui. Il possédait,
» en outre, un grand jardin où il y avait des bananiers en
» grande quantité et plusieurs champs d'herbe.
» A la fin de son congé, il songea à prendre femme.
» Dans le bourg, la fille de Bernadotte Coco, commandant
» de la section, faisait tourner toutes les têtes, — des
» vieux comme des jeunes. Sa peau était lisse et violette
» comme une caïmite. En un mot, c'était un vrai bonbon :
» aussi l'appelait-on Cocotte-Liqueur, et jamais nom ne fut
» mieux porté.
» Corsino l'aimait depuis qu'il avait l'âge de connais-
» sance. Il savait bien qu'elle regardait d'un œil de ra-
» padou
le Petit-Zozo, fils de Chachoute, le potier, et
» que le dimanche, au bamboula, elle dansait avec lui la
» djouba en écoutant avec plaisir ses fleurs. Mais il
» crut que ce n'était pas sérieux et qu'elle l'oublierait. Il
» demanda Cocotte-Liqueur au père Coco. Celui-ci,
» qui trouvait le placement avantageux, lui donna sa
» fille.
» Cependant Cocotte-Liqueur, apprenant que son père

60 LE PAYS DES NÈGRES
» allait la marier, marier à Corsino, engagea Petit-Zozo à
» lui parler bien vite. Chachoute fit aussi des démarches
» pour son fils. Coco ne voulut rien écouter, parce que
» Petit-Zozo, sans conduite, était toujours dans les gal-
» lières ou sous les tonnelles. Corsino, lui, n'avait pas
» demandé un cob ; il avait du bien ; il était économe.
» Préféré par tous ces bons motifs, il devint le mari de
» Cocotte-Liqueur.
» Neuf ou dix mois après les noces qu'avait bénies le
» P. Chatte, curé du Cap, et pour lesquelles on avait tué
» tant de coqs d'Inde, tant de cabris, tant de poules, tant
» de porcs, — sauf votre respect, — que les invités purent
» emporter chez eux de quoi manger pendant huit jours,
» Corsino, revenant du Borgne, par une nuit aussi claire
» que celle-ci, vit un zombi sortir de sa case et s'enfuir
» à travers les bananiers, pas assez vite cependant pour
» qu'il n'eut pas le temps de le reconnaître.
» — C'était Petit-Zozo, n'est-ce pas ?...
» — Oui, ou avoir deviné juste, général,
» — Diable ! Cocotte-Liqueur n'était pas blanche I...
» — Moé di ou général, li être couleur caïmite vio-
» lette..
» — C'est vrai ; continue, j e n'aurais pas dû couper le
» fil de ton récit.
» — En vérité de mon Dieu trois fois saint ! moé
» plus connaître, nen qui bord moé yé.
» — Au moment où Petit-Zozo se glisse dans les bana-
» niers...
» — Bien, Je reprends. — Corsino, horriblement verdâ-
» tre, tremblait non de peur, car il était de force à rompre
» les reins à six fatras-bâtons comme Petit-Zozo ; mais
» vous comprenez, la colère... Enfin il avança vers la case
» et frappa à la porte. Cocotte-Liqueur se leva et ouvrit.
» Son mari lui parut bien sombre. Elle le questionna. Il

CORSINO, COCOTTE-LIQUEUR, PETIT-ZOZO 61
» répondit qu'il était fatigué, qu'il avait besoin de sommeil,
» et finalement se coucha.
» Depuis longtemps Corsino avait le projet de bâtir une
» case plus grande. L'ancienne n'était pas digne de la belle
» Cocotte-Liqueur. Il voulait que sa femme habitât un pe-
» tit Sans-Souci. Le lendemain, il se mit à l'œuvre. Il
» charroya les gros arbres qu'il avait coupés à cette inten-
» tion. Il rassembla aussi une grande quantité de bambous,
» d'écorces sèches de palmier, de feuilles de bananier,
» pour la toiture. Tous ces matériaux furent placés tout
» contre la vieille case, excepté devant les portes, afin que
» l'entrée restât toujours libre. De loin, cet entassement
» faisait l'effet d'un énorme bûcher. Cocotte-Liqueur ne fit
» pas cette comparaison ; et d'ailleurs, lorsqu'elle ques-
» tionna là-dessus son mari, Corsino répondit qu'il voulait,
» sans attendre, construire la nouvelle case.
» Pendant deux jours, il ne s'occupa que de transporter
» des bois sur le chantier, à pied d'œuvre. Dans la matinée
» du troisième, il dit à Cocotte-Liqueur. « Je vais au
» Limbe prévenir le cousin Courouille, qui me donnera
» un bon coup de main. — Je suis en effet charpentier de
» mon état. — De là j e descendrai au Cap. Je ne serai pas
» de retour avant cinq jours. Sois tranquille... »
» A l'annonce de cette longue absence, Cocotte-Liqueur
» parut attristée. Mais son mari, enfourché sur son mulet,
» avait à peine disparu dans les détours du sentier, qu'elle
» ferma sa porte, et, toute joyeuse, descendit vers la R a -
» vine, son canari vide sur la tête : elle allait le remplir.
1
» Le même jour, ou plutôt la nuit du même jour, à huit
» heures, un homme frappa à la case de Corsino :
» — Qui est là ?... demanda Cocotte-Liqueur.
» — Moi, Petit-Zozo, répondit l'homme.
Vase en terre pour conserver l'eau.
1
4

62 L E PAYS DES NÈGRES
»La porte s'ouvrit et se referma promptement.
» Quatre heures après, à minuit, une ombre se glissait
» dans le jardin. Le chien, au lieu d'aboyer, vint sauter
» autour d'elle. L'ombre le repoussa et le chien alla se cou-
» cher en rond. L'ombre, — c'en était bien une, — puis-
» qu'elle ne faisait pas de bruit en marchant, approcha de
» la porte de la case qui ouvre sur le jardin, mit une clet
» dans la serrure et pénétra dans l'intérieur.
» Sur le lit, pareil à celui que vous avez vu chez ma
» mère, que vit-il ?... Je n'ai pas besoin de vous le dire.
» Cocotte-Liqueur et Petit-Zozo avaient même oublié,
» tant ils étaient occupés d'autre chose, d'éteindre la
» lampe de Versenet dont j'avais fait cadeau à mon cou-
» sin le jour de son mariage, en sorte qu'ils lui apparu-
» rent vêtus comme Adam et Eve.
» Se baisser, frotter une allumette sur la lame de sa
» manchette, mette le feu à la paille sous le lit, puis se
» redresser vivement, sortir de la case, refermer la porte,
» appuyer contre elle de grosses souches et des fagots
» tenus en réserve, jeter d'autres allumettes enflammées
» dans les matériaux parfaitement secs, entassés autour de
». la case : tout cela fut fait par Corsino en moins de temps
» que j e mets à vous le dire.
» La case fut en flammes en un moment; le toit, tout
» embrasé, tomba ; des cris horribles éclatèrent à l'inté-
» rieur.
» — N'ayez pas peur, dit Corsino, n'ayez pas peur, Cocotte-
» Liqueur. Vous êtes en sûreté avec votre amant. Personne
» ne viendra vous déranger. Votre mari veille à la porte.
» Les cris de l'intérieur redoublèrent. On eût dit des
» supplications.
» Corsino considérait toujours d'un œil fixe sa case
» incendiée. Soudain, il se précipita dans les mornes, en
» criant :

e
63)
.
(Pag
e
Marchegalte
s
d
s
hauteur
e
de
,
pris
Cap-Haïtien
u
e
d
Vu


C O R S I N O , COCOTTE-LIQUEUR, P E T I T - Z O Z O 63
— Au feu ! Au feu !
» Depuis ce moment il est fou. Il vit dans les bois, et
» s'il aperçoit, d'aventure, un cavalier ou un piéton dans
» le sentier de ces montagnes, il court sur lui en s'escri-
» mant avec sa manchette. Il n'y a pas huit jours qu'il a
» blessé, dans le chemin de Bidorette, une femme qui reve-
» naît seule du Cap. »
— On devrait l'enfermer puisque sa folie est méchante,
observai-je.
— Sans doute, général, mai pas facile d'attrapé li.
Li connai couri passé gnon cabri.
Courouille avait, depuis plusieurs heures, achevé le
récit des déceptions conjugales et de la terrible vengeance
de son cousin, lorsque, ayant marché le reste de la nuit,
sans rencontrer l'Othello de ces mornes, j e descendis de ma
monture à la porte de l'Hôtel des Voyageurs. Neuf
heures sonnaient au coucou toujours en retard de la salle
à manger. C'était le moment de prendre à la table d'hôte,
pour le déjeuner, ma place que j e n'aurais pas cédée pour
beaucoup.
La chevauchée nocturne que j e venais de faire avait sin-
gulièrement creusé mon estomac.
Le lendemain, un bruit de pas de chevaux devant la porte
de l'auberge, me réveilla vers six heures. Mon sommeil
avait suffisamment duré. Je m'assis sur le bord du cadre et
je m'habillai.
— Encore au lit ? me cria de l'extérieur quelqu'un.
— Entrez donc mon ami, répondis-je, car j'avais reconnu
la voix de M. Karnès Gourgues.
La porte ne fermant ni à clef ni à loquet, il n'eut qu'à
la pousser.
— Oh! vous voilà déjà debout, reprit-il, vous êtes in-
fatigable. Vous avez excité l'admiration de Courouille,
qui m'a raconté votre excursion. Aussi j e viens vous

64 LE PAYS DES NÈGRES
chercher pour faire une petite promenade aux environs.
Les chevaux sont tout prêts, et ils nous attendent devant
la porte, mais, avant de partir, laissez-moi vous poser
une question.
— Faites.
— Admirez-vous le courage chez vos ennemis comme
chez vos amis ?
— Pouvez-vous en douter ? A l'exemple de Pierre
Mathieu, j e loue la vertu fût-elle sous un turban ; je
blâme le vice fût-il sous la tiare, et c'est, j e crois, le
devoir strict, non-seulement de tout historien, mais encore
de tout homme.
— A la bonne heure. Nous allons prendre un bain à
Dalban, dans la rivière du Haut-du-Cap, et là j e vous
raconterai quelque chose.
Il n'en fallait pas davantage pour me décider.
— Volontiers, répartis-je ; je suis tout disposé.
En effet, j e n'avais que ma jaquette à mettre et mon
panama à prendre. A la porte de l'auberge, nous trou-
vâmes les deux chevaux amenés par M. Karnès Gourgues.
Nous montâmes dessus et nous nous mîmes en route.
Sortis de la ville par la Barrière-Bouteille, nous fîmes
halte au bout d'une demi-heure sur les bords de la rivière,
devant une petite cascade, formée par un rocher dressé au
milieu de son lit.
Quand nous fûmes dans l'eau, mon compagnon étendit
la main vers les montagnes, et, me montrant, par une
échappée de vue entre les arbres, un mornet surmonté de
ruines, il me dit :
—: C'est le fort Vertières qui, naturellement défendu,
dans la saison des pluies, par le torrent de la ravine
Charrier, avait été armé de douze canons par les F r a n -
çais. Il défendait les abords du Cap avec les forts Cham-
pin, Pierre-Michel et Belair.

PRISE DU GAP PAR DESSALINES 65
— Où voulez-vous en venir avec tous vos forts ?...
— A vous raconter la prise du Cap par Jean-Jacques
Dessalines.
— Ha ! v o y o n s . . .
« — A la suite de la capitulation du Port-Républicain,
» Dessalines laissa aux troupes onze jours de repos, en
» leur annonçant toutefois, afin que leur ardeur ne se
» refroidît point, son dessein de marcher sur le Cap-
» Français. Le 21 octobre 1803, il quitta la plaine du
» Cul-de-Sac. Le 1 novembre suivant, ayant passé en
e r
» revue, aux Gonaïves, les 3 , 4 , . 1 1 et 2 0 demi-
e
e
e
e
» brigades, il arriva, le 6 du même mois, au carrefour du
» Limbé, rendez-vous des forces du Sud, de l'Ouest et du
» Nord.
» Les dragons de l'Artibonite, armés de longues lattes
» et coiffés de vieux casques ombragés de panaches verts,
» l'accompagnaient. Cette cavalerie était commandée par
» le colonel Charlotin Marcadieux et par les chefs d'esca-
» dron Paul Prompt et Bastien.
» Outre toutes espèces de difficultés, on eut encore à
» braver les rigueurs de la saison. Le temps était affreux.
» Des pluies torrentielles, tombant depuis plusieurs se-
» maines, avaient défoncé les chemins. Bref, le 15 novem-
» bre, l'armée atteignit le Morne-Rouge où Dessalines
» établit son quartier-général sur l'habitation Lenor-
» mand.
» Le jour suivant, toutes les dispositions prises, por-
» tant la victoire dans ses yeux, il inspecta les soldats au
» nombre de 27,000, leur parla, les anima chacun do
» l'ardeur dont il était plein et les prépara à l'assaut « qui
» devait assurer une indépendance incontestée à leur
» patrie. »
» Ensuite, les divers corps de l'armée, formés en c o -
» lonnes serrées, défilèrent devant lui. Les fantassins, bien
4.

66 LE PAYS DES NÈGRES
» armés depuis l'occupation du Port-Républicain, avaient
» d'abondantes munitions qu'ils portaient dans des havre-
» sacs de peau de cabri ou dans des macoutes. Leur uni-
» forme se composait simplement d'un chapeau de paille.
» Amaigris par les marches forcées, par les privations de
» toutes sortes, les lèvres hérissées de moustaches r e -
» belles, ils étaient terribles d'aspect. Si la discipline
» n'avait maintenu dans leurs rangs un ordre parfait, on
» eût pu les prendre pour des hordes sauvages. Les géné-
» raux, au contraire, paradaient, revêtus de magnifiques
» costumes tout brodés d'or. C'étaient Gabart, Jean-
» Philippe Daut, Clervaux, Christophe, Romain, Cangé,
» Vernet et Capoix la mort, tous rivaux d'ambition.
» Dessalines savait que Rochambeau n'avait aucun
M soupçon de son audacieuse entreprise. Au milieu de la
» garde qui veillait autour de son palais, le capitaine-
» général se croyait inattaquable. Plongé dans d'enivrantes
» voluptés, il ne songeait pas, l'imprudent ! que le Cap
» serait sa Capoue.
» Avant d'attaquer les forts Bréda et Vertières, Dessa-
» lines envoya Christophe et Romain s'emparer de la V i -
» gie, qui domine la ville du côté opposé. Ceux-ci, ayant
» enlevé plusieurs postes, mandèrent au général en chef
» qu'ils attendaient qu'on donnât l'assaut à Bréda pour
» tenter celui de la Vigie. Dessalines s'avança sous le feu
» de l'ennemi pour reconnaître le fort qu'entourait un
» fossé. Entre ce fossé et les remparts, se dressait une
» haie impénétrable d'aloès, de cadasses et d'autres
» plantes épineuses, entrelacées de fortes lianes. Dans la
» nuit du 17 au 18 novembre, Capoix reçut l'ordre de
» marcher sur le Cap avec l'avant-garde, sitôt que l'action
» commencerait, et de ne s'arrêter qu'à la Barrière-
» Bouteille. Clervaux fit dresser à quatre cents mètres de
» Bréda une batterie confiée à Zénon et à Lavelanet. Le

PRISE DU CAP PAR DES S A L I N E S 67
» matin, quand la diane résonna dans le fort, un boulet
» vint tomber sur ses remparts. Il répondit immédiate-
» tement. Nos artilleurs furent tués sur leurs pièces. A ce
» moment Rochambeau sortit du Cap. Sa garde d'honneur
» se rangea au pied de Vertières. Dans le même temps,
» Christophe, descendant de la Vigie, s'emparait de
» Destaing au pas de charge. Comme les divisions Gabart,
» Vernet et Cangé, se trouvaient exposées, dans la
» grande route, au feu du fort Pierre-Michel, Dessalines
» se détermina à tourner Bréda pour assaillir les blancs à
» la fois dans toutes leurs positions. Il envoya l'ordre à
» Capoix, qui approchait du Cap, d'enlever l'habitation
» Charrier, bâtie sur un plateau, au-dessus de Vertières.
» En face même de ce fort, un ponceau, à moitié rompu,
» traversait le ravin qui coupe le plateau. Sur son tablier,
» étaient braqués quatre canons dont Capoix devait
» essuyer le feu en montant. Parvenus à la tête du pont,
» ses grenadiers reçoivent une décharge si effroyable
» qu'ils reculent. Lui qui n'avait jamais battu en retraite,
» releva leur courage en leur faisant entendre sa voix
» terrible :
» — Il faut, mes braves, emporter cette butte. La
» victoire est à cette condition. En avant ! . . .
» Les indigènes recommencent l'attaque. Une décharge
» les disperse. Capoix les rallie encore et arrête les
» blancs qui, franchissant le ravin, les poursuivaient, la
» bayonnette dans les reins. Il s'avance le premier,
» bravant la mort. Les soldats le suivent, mais ils sont
» repoussés une troisième fois. Alors Capoix s'indigne. Il
» jure d'enlever la batterie. Un boulet renverse son che-
» val. L'intrépide général tombe : on le croit mort. Bien
» vite il se relève, marche à pied et commande : « En
» avant ! En avant ! » Un autre coup de canon éclate.
» Son chapeau, garni de plumes, est emporté au loin.

68 LE PAYS DES NÈGRES
» D'enthousiastes acclamations retentissent dans Ver-
» tières. Les tambours battent. Un hussard, sorti du fort,
» s'arrête à la tête du pont et crie aux indigènes :
» — Le capitaine-général Rochambeau envoie son
» tribut d'admiration à l'homme de couleur qui se bat si
» vaillamment.
» Ces paroles jetées, le cavalier se retire et le combat
» recommence.
» Dessalines comprit que le succès de la bataille dépen-
» dait de l'enlèvement de la butte Charrier.
» — Je veux, s'écrie-t-il, dût toute l'armée tomber
» brigade par brigade, que le drapeau haïtien flotte sur le
» sommet de Charrier avant une demi-heure ! . . .
» Gabart et Jean-Philippe Daut s'engagent avec deux
» bataillons dans l'allée qui s'étendait le long du ravin.
» Les blancs dirigent tous leurs coups sur la petite c o -
» lonne, qui avance toujours, à travers les projectiles, au
» pas de charge, sans être ébranlée. Enfin elle s'établit
» sur le plateau, et de là répond au feu de Vertieres, au
» pied duquel Capoix faisait des prodiges de valeur. En
» même temps Christophe canonnait le Cap des hauteurs
» de la Vigie. Une épaisse fumée, traversée sans cesse
» par les obus et par les bombes, obscurcissait le jour.
» Assis sur un quartier de rocher, Dessalines se repaissait
» de ce spectacle épique.
» Sur l'étroit plateau de Charrier, les trois demi-bri-
» gades qui s'en étaient rendues maîtresses, ne trouvèrent
» aucun abri, car les projectiles, lancés de Vertières,
» avaient démoli l'habitation. Jean-Philippe Daut traça,
» sous la pluie des balles, la ligne des retranchements que
» les soldats élevèrent en moins d'une heure. Un caisson
» fit explosion dans Vertières. Les blancs en sortirent avec
» deux canons. Daut descend dans la savane Champin
» pour les combattre. Il est repoussé. Profitant du désor-

PRISE DU CAP PAR DESSALINES 69
» dre causé par cet accident, Dessalines veut forcer le
» passage de la Barrière-Bouteille. Il demande Paul
» Prompt. Le chef d'escadron des dragons de l'Artibonite
» se présente devant le général en chef qu'il salue en
» abaissant son sabre.
» — Prompt, il faut que, dans quelques minutes, il
» n'y ait pas un blanc hors de Vertières ou que j'apprenne
» ta m o r t . . . .
» Prompt, — nul ne fut jamais mieux nommé, — sans
» répondre un mot, fond, à la tête de son escadron, sur
» le carré que formaient les Français. Chaque compagnie
» charge séparément. Les blancs restent inébranlables.
» Leurs rangs s'ouvrent, par moments, pour laisser partir
» la décharge des canons qu'ils renferment au milieu
» d'eux. Alors Dessalines apercevant Dominique à ses
» côtés :
» — Je t'ai ôté ton bataillon à cause de ta faiblesse dans
» divers engagements. Voici l'occasion de regagner mon
» estime et de t'illustrer. Je te rends ton bataillon.
» Dominique se précipite, pousse son cheval sur les
» bayonnettes ennemies et reçoit la mort.
» Les dragons de Paul Prompt, électrisés par son
» exemple, s'efforcent d'enfoncer le carré. Leurs chevaux,
» en se cabrant sur les bayonnettes, y mettent enfin le dé-
» sordre, et les blancs rentrent dans Vertières. Paul
» Prompt, ardent à les poursuivre, pénètre dans les fossés,
» où il est tué. Mitraillés par le fort, les cavaliers se re-
» plient et rapportent au quartier-général le cadavre de
» leur chef.
» Dessalines parut vivement affligé de cette perte
» Le courage et la détermination des indigènes décon-
» certaient Rochambeau. Il exhorta ses troupes à faire un
» dernier effort pour reprendre Charrier. Sa brillante
» garde d'honneur se prépara à donner. Clervaux, averti

70 LE PAYS DES NÈGRES
» de ce mouvement par ses éclaireurs, cacha plusieurs
» compagnies de la 3 demi-brigade dans un bois que les
e
» blancs devaient traverser. Quelques décharges de mous-
» queterie, reçues en flanc, les contraignirent à rétro-
» grader.
» Il était cinq heures et l'acharnement des combattants
» ne diminuait pas.
» Tout à coup des éclairs brillent, le tonnerre gronde,
» les nuages crèvent et la pluie inonde le plateau.
» Le combat s'arrête.
» A six heures le beau temps étant revenu, Dessalines,
» accompagné de Bazelais, chef de son état-major, monta
» à Charrier, où il fut accueilli par les acclamations des
» soldats :
» — Vous êtes aujourd'hui le commandant de mes géné-
» raux, dit-il à Clervaux qui avait perdu, dans l'action,
» une de ses épaulettes.
» Par son ordre, on transporta les blessés à Vaudreuil.
» Puis, il rentra au quartier-général.
» Le lendemain, Clervaux recommença l'attaque, au
» point du jour.
» Le commandant de Vertières abandonne le fort après
» y avoir mis le feu. La 7° y entre aussitôt. Pendant
» qu'elle éteignait l'incendie, un cri s'élève : Les blancs
» prennent la fuite ! En avant ! Les indigènes courent sus
» aux Français. Ceux-ci, toujours en garde, font volte-
» face, leur demandent ce qu'ils veulent et continuent leur
» retraite.
» Les indigènes, répandus dans la savane Champin,
»· mettent le feu au fort. A la faveur de la nuit, les Fran-
» çais, qui occupaient Pierre-Michel, se replient sur le
» Cap. L'avantage définitif resta donc à Dessalines.
» L'embarras de Rochambeau était à son comble. Du
» côté de la mer, une escadre anglaise, commandée par le

TUERIE DES BLANCHES
71
» commodore Loring, du Bellérophon, — sur lequel Na-
» poléon 1 devait s'embarquer douze ans plus tard à R o -
e r
» chefort, —bloquait étroitement la ville, investie du côté
» de terre par les troupes de Dessalines. Le capitaine-gé-
» néral traita avec l'un et avec l'autre aux conditions
» qu'ils lui dictèrent. Les Français évacuèrent le Cap, dont
» les indigènes prirent possession. Ceux-là, en sortant de
» la rade, engagèrent avec l'escadre anglaise un combat
» naval. Inférieurs en nombre, ils furent défaits et c o n -
» duits à la Jamaïque. Rochambeau, envoyé en A n -
» gleterre, fut échangé en 1811 contre d'autres prison-
» niers de guerre. Il trouva la mort à la bataille do
» Leipsick. »
Pendant que M. Karnès Gourgues me faisait ce récit
historique, qui m'amusait moins que ses anecdotes, nous
avions eu le temps de nous baigner, de nous rhabiller, de
redescendre vers la ville. Déjà nous touchions à la Fos-
sette.
— Voici donc, dis-je à mon interlocuteur, la partie de la
ville qui souffrit le plus de l'assaut.
— Hélas ! Pis que cela. Elle a vu la tuerie des blan-
ches...
— Quelle tuerie des blanches ?...
— Oui. Du 1 février au 22 avril 1804, Dessalines fit
e r
égorger tout ce qu'il y avait de blancs dans l'île. A cette
dernière date, il disait : « Je puis mourir à présent, j'ai
» vengé les tribus indiennes et les Africains éteints dans
» la servitude. Haïti est devenu une terre rouge de sang
» que le Français fuira désormais. » Cependant les fem-
» mes blanches vivaient encore. Alors qu'on massacrait
» sans exception leurs maris, personne n'avait demandé
» leur sang. Des gens, grands fourbes et grands voleurs
» de leur métier, s'insinuèrent auprès du gouverneur-gé-
» néral par leurs flatteries. Ils devinrent ses conseillers et

72 LE PAYS DES NÈGRES
» le portèrent adroitement à sacrifier les blanches, disant
» qu'elles exécraient les Haïtiens, qu'elles élèveraient
» leurs enfants dans les idées françaises, qu'avant vingt
» ans enfin reparaîtrait une nouvelle génération de traî-
» très. Dessalines, cédant à leurs suggestions, publia
» l'édit du massacre, lequel fut général.
» Au Cap, Christophe nommé, après la reddition de la
» ville, commandant du département, fit rechercher avec
» soin ces malheureuses. Quelques scélérats promirent la
» vie sauve à celles qui se livreraient à eux. Plusieurs,
» affolées par la peur, consentirent, ce qui ne les empêcha
» point d'être traînées à leurs bourreaux par ceux-là
» mêmes qui avaient assouvi sur elles leur brutale concu-
» piscence. Précédées de la musique militaire, jouant la
» Marseillaise et le Chant du départ, elles furent con-
» duites à la Fossette, entre deux haies de soldats.
» Ce funèbre cortège défilait dans la rue Espagnole,
» quand une Européenne, qui vivait dans une espèce de r é -
» clusion et qu'on n'avait pas arrêtée en considération de
» son âge avancé, entendant ces fanfares joyeuses, de-
» manda quel en était le motif. On lui répondit qu'on allait
» exécuter les blanches. Elle se leva aussitôt, et, appuyée
» sur sa béquille, suivit les condamnées.
» — Puisqu'on égorge mes compatriotes, observa-t-elle,
» j e veux mourir avec elles.
» On arriva dans la savane où nous sommes. Les cris
» de : Grâce! étaient fréquemment répétés. Clervaux se
» montre soudain aux soldats hésitants :
» — Tonnerre m'écrase!... jure-t-il, vous n'allez pas
» vite en besogne. Ces femmes portent dans leurs flancs
» des Français. Tuez! Tuez!
» Et, joignant l'exemple au commandement, il arrache
» à une mère son enfant qu'elle portait à la mamelle, et
» lui brise la tête sur un tas de pierres.

TUERIE DES BLANCHES 73
» Dès lors les soldats se livrèrent à la boucherie la
» plus affreuse, assassinant toutes ces créatures inoffen-
» sives, qui poussaient des gémissements à attendrir des
» tigres. »
— Assez! assez! dis-je à M. Karnès Gourgues. Eloi-
gnons-nous de ce champ du sang....
5

III
La Conception. — Mon embarquement. — A fond de cale. — Baie de
l'Acul. — L'Acul-du-Nord. — Le Port-Margot. — Le Borgne. —
Saint-Louis-du-Nord. — La Tortue. — Boucaniers et flibustiers.
— Le Port de-Paix. — Vos Passe-ports ?... — Padre Juan, Maurepas,
Capoix, Rébecca.— Pas de patron ! . . . — Jean-Rabel. — Derenon-

court. — Le Gibraltar du Nouveau-Monde. — La Plate-Forme. —
Le Jardin du diable. — Le Port-à-Pimeut. — Les eaux de Boignes.
— Les Gonaïves. — Sentiment de Louverture à l'égard des blancs.
— Proclamation de l'Indépendance.

Outre le fort Vertières et le faubourg de la Fossette,
presque entièrement détruit en 1865 par le président
F. Geffrard, j'avais visité le Calvaire, admirablement situé
de l'autre côté de la ville, les cahutes de la Providence,
étrange Cour des miracles, que j e suis bien tenté de d é -
peindre ici, mais dont j e vous épargne pour le moment la
description, que vous trouverez dans les Drames d'Haïti,
et, sur le chemin de Machegalle, les vestiges d'un cime-
tière qui, du temps de colons, servait aux Juifs de lieu de
sépulture, et où on trouve un puits fort profond, dans
lequel Christophe fit précipiter pas mal de mulâtres.
Il ne me restait donc plus rien à voir au Cap où dans
ses environs. Je songeai à le quitter.
Aujourd'hui, le voyageur n'a plus à attendre que le vent,
devenu propice, permette aux barques de sortir du port.

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74.
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Calvaire
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Providenc
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A B O R D D E LA. C O N C E P T I O N 75
Il peut choisir un vapeur comme on choisit en Europe un
train de chemin de fer. La Compagnie générale transa-
tlantique, l ' H a m b u r g américan pachet company,
le
Service accéléré des bateaux à vapeur d'Haïti, se dis-
putent le profit de le transporter. Les agents de ces
différentes compagnies font à l'envi les yeux doux à ses
dollars, et, rivalisant de réclame, déclarent,.à l'imitation
des fabricants du chocolat Perron, que les bateaux les plus
confortables, les plus rapides, les plus élégants, sont les
leurs.
A l'époque où j e passai au Cap, toutes ces lignes ne se
faisaient pas concurrence. Les communications entre les
ports de l'île étaient, par conséquent, très rares ; et, se ren-
dre d'un point à une autre de la côte, quelque rapprochés
qu'ils fussent, était beaucoup moins facile, j e vous le ga-
rantis pour en avoir fait l'expérience, que d'exécuter le
tour du monde en quatre-vingts jours, comme le Philéas
Fogg de Jules Verne.
Aller par terre n'était pas non plus sans difficultés avec
des bagages. Il fallait, dans ce cas, un cheval, des bêtes de
charge, un guide, toutes choses qu'on se procure avec
peine et qui coûtent des prix exorbitants. Sans doute j ' a u -
rais aimé le pittoresque d'un voyage de plusieurs journées
à travers les mornes, par des sentiers qui ne le cèdent pas
en escarpement à ceux des Pyrénées ou des Alpes, niais
c'était à la fois imprudent et peu sûr.
Restaient les bateaux caboteurs.
Le général de division, inspecteur des fortifications,
M. Martin, dont j'avais fait la connaissance au Cercle des
négociants,
me mit en rapport avec le subrécargue de la
Conception, goëlette qui allait sur lest au Port-au-Prince,
en touchant à presque tous les ports de la côte septentrio-
nale. Elle devait mettre à la voile incessamment, si Dieu
voulait, pour me servir d'une locution fort usitée là-bas à

76 LE PAYS DES NÈGRES
laquelle il était rationnel d'ajouter... et le vent aussi. Je ne
laissai pas échapper cette occasion et j'arrêtai mon pas-
sage, dont le prix fut fixé à neuf piastres, la nourriture
comprise. Cela me parut très cher, vu le pauvre ordinaire
de la goëlette, invariablement de morue et de bananes.
Le jour où nous devions prendre la mer, il ne s'éleva
pas même de terre ce que les nominalistes appelaient
flatus vocis. Le départ fut forcément remis. Le lende-
main, le vent souffla un peu ; nous sortîmes de la rade en
courant des bordées.
Mon embarquement fut assez plaisant. Peut-être en
lirez-vous volontiers les particularités.
Lorsque j e voulus envoyer mes malles à la goëlette, plus
de huit fainéants, qui faisaient la sieste dans la rue, la
tête au mur, se présentèrent pour se charger de deux ou
trois colis que le moins fort eût pu voiturer. Un d'entre
eux saisit une caisse assez lourde qui contenait des livres,
et, avec l'aide de quatre de ses compagnons, la hissa sur
une brouette, chacun ne la soutenant que du bout des
doigts. Le reste de mon bagage, dont un commission-
naire n'aurait pas été embarrassé, en occupa une demi-
douzaine. Trois bouteilles de pale-ale, cadeau utile de
l'inspecteur des fortifications, furent portées par trois
hommes. Une boîte de biscuits dont j e m'étais muni, car
le menu du bateau ne m'affriandait guère, et mon sac de
voyage, suivaient, l'un devant l'autre, portés sur la tête
par deux nègres de taille à soutenir le monde sur leurs
épaules, à l'égal d'Atlas. Je conduisais l'escouade, tenant
sous le bras les menus objets dont j e ne me sépare jamais
en voyage. A notre vue, les passants s'arrêtaient; les
commis paraissaient sur les portes des magasins, curieux
de voir un blanc marchant en si grand équipage. Ma suite
nombreuse leur donnait de ma personne une opinion si
haute, à en juger par l'expression de leur physionomie

A BORD DE LA CONCEPTION 77
ébahie, que je ne pus, malgré le peu d'envie que j'en avais,
ne pas rire de cette friponnerie qui me coûta deux ou trois
piastres.
A bord, j e trouvais une famille capoise, composée de la
mère, de deux fils et de trois filles ; une femme voyageant
seule et un Cubain d'origine française. Tous ces passagers
se rendaient, comme moi, au Port-au-Prince.
Deux ou trois heures après, — j e ne sais plus au j u s t e , —
la Conception, fuyant le Cap-Haïtien, qui décroissait
derrière nous, tour à tour gravissait et descendait les
vagues. Le jour baissait. Une pluie subite nous assaillit.
Dans la nécessité de chercher un abri dans la cale, puisque
l'unique chambre de la goëlette était réservée aux femmes,
j e passai la nuit fort mal à l'aise, sans lit, pêle-mêle avec
les matelots, sur les barriques pleines d'eau qui formaient
le lest. Pour surcroit d'infortune, la pluie, filtrant à travers
les joints mal calfatés du tillac, me tombait sur le corps
goutte à goutte. En vain, j e changeais de place, au risque
de marcher dans l'obscurité sur le ventre de mes voisins,
ce qui aurait été peu agréable pour eux, cette inondation
agaçante me poursuivait dans tous les coins. Le tillac de
la goëlette était un crible à vanner les vagues. Pendant
mes évolutions à fond de cale, la pluie continuait de tom-
ber avec la nuit, et j e n'ai pas pu jeter un coup d'œil,
même à la dérobée, sur la profonde baie où se trouve
l'île à rats, et que Colomb, qui y entra le 21 décembre
1492, appela Puerto de San-Tomas, dénomination que
le temps n'a pas conservée, car elle se nomme aujourd'hui
baie de l'A ciel, et le village qui s'élève au fond, à quatre
lieues du Cap-Haïtien, l ' A c u l - d u - N o r d . Je ne vis pas non
plus le Port-Margot, situé à une lieue et demie de l'em-
barcadère du même nom, dans lequel est l'île-à-Cabris
où se réfugièrent les flibustiers français, chassés de la
Tortue par les flibustiers anglais, que commandait le

78 LE P A Y S D E S N È G R E S
fameux Willis, fait prisonnier en 1660 par du Rausset.
Après le Port-Margot, on trouve le Borgne, ainsi appelé
parce que, vu sa position, derrière une haute croupe de ro-
chers, on n'en aperçoit qu'un côté à la fois. Ce village est
bâti sur un terrain d'alluvions, près de l'Ester, rivière
dangereuse dans la saison des pluies. Je dois le dire vite,
le Borgne dont je parle, c'est le nouveau. Au temps des
colons, ce n'était que l'embarcadère de l'ancien, qui existe
encore à trois lieues dans l'intérieur sous le nom de Petit-
Bourg. A présent, c'est le chef-lieu d'un arrondissement
montagneux qui donne le meilleur café du Nord.
A cinq kilomètres de la mer, sur le chemin du Petit-
Bourg, se présente une caverne divisée en sept salles, dans
lesquelles on a retrouvé, comme à la Voûte-à-Minguet, des
ossements humains, des fétiches et des fragments de poterie
indienne. Il y a de plus, aux environs du Borgne, un
étang salé.
Qui se doute que le joyeux chansonnier Des augiers,
venu à Saint- Domingue, au moment où éclata « une
guerre dont l'histoire n'offrira jamais d'exemple » fut sur
le point d'être fusillé « par les cannibales ? »
Au petit jour, la goëlette, qui avait doublé le cap Rouge
pendant la nuit, aborda à Saint-Louis-du-Nord, ou plus
brièvement Saint-Louis. Ce bourg, commodément assis
dans une petite plaine, au bord de la mer, doit son éta-
blissement à l'abandon de la Tortue par les flibustiers, en
1675. On trouve dans le voisinage d'excellents bois, de la
craie, des spaths calcaires et de l'albâtre. Son port, petit,
entouré de récifs, exposé à tous les vents, n'est pas acces-
sible aux navires de fort tonnage.
Nous ne fîmes à Saint-Louis qu'un arrêt de deux heures,
et, continuant notre navigation, nous nous engageâmes
dans le canal, large d'environ huit kilomètres, qui sépare
de la grande terre la Tortue.

LE P O R T - D E - P A I X 79
Cette île, berceau de la plus riche colonie que la France
ait possédée dans les Antilles, est fameuse. On se sou-
vient que des aventuriers français, sous la conduite de
Pierre Vadrosque et de Blain d'Enambuc, et des aven-
turiers anglais, sous la conduite de Warner, chassés de
l'île Saint-Christophe vinrent s'y fixer en 1630. C'est là
que vécurent, pendant de longues années, ces redouta-
bles hôtes, appelés d'abord boucaniers, parce qu'ils
faisaient cuire leur viande, assaisonnée de piment et de
jus d'oranges amères, sur un boucan, espèce de gril de
bois en usage chez les Indiens. Leur vêtement était très
simple : une chemise et un caleçon teints de sang. Ils
ceignaient leurs reins d'une courroie à laquelle pendait,
soit un sabre fort court, soit un coutelas ou un poignard.
Ils marchaient les jambes nues, attachant simplement à
leurs pieds de grossières sandales, faites de peaux sé-
chées au soleil. Leur seule ambition consistait à avoir un
fusil à longue portée et une meute de vingt-cinq à trente
chiens.
Leur genre de vie était singulier. Ils choisissaient des
chefs que souvent ils égorgeaient. Ils ne souffraient point
de femmes parmi eux. Ils formaient à deux des associa-
tions. Tout ce qu'ils possédaient personnellement, mis en
commun, restait au survivant, si l'un des membres de
la société venait à mourir. Ils chassaient les sangliers et
les bœufs sauvages dont il y avait dans l'île de grands
troupeaux. Quand ils en avaient réuni un certain nombre,
ils les faisaient porter aux navires, qui trafiquaient avec
eux, par des engagés, émigrants qui se vendaient en
Europe pour servir dans les colonies durant trois ans Un de
ces malheureux osa faire une fois observer à son maître,
qui choisissait toujours le dimanche pour se mettre en
route, que ce jour devait être consacré au repos, ainsi que
l'ordonne le commandement de Dieu :

80 LE PAYS DES NÈGRES
Les dimanches tu garderas,
En servant Dieu dévotement.
— Moi, répliqua le farouche chasseur, je dis : Six jours
tu écorcheras les taureaux que je tue, pour porteries peaux
au bord de mer le septième.
Et des coups de bâton accompagnaient cette injonction
péremptoire.
Plus tard, traqués par les Espagnols, les boucaniers
se livrèrent à la piraterie et changèrent leur nom en
celui de flibustiers, de fly-boat, vaisseau qui vole, ou d e
free-boater, francs butineurs. Imaginez des tigres qui
auraient un peu de raison, dit Voltaire dans son Essai sur
les mœurs. Ils ne craignaient rien. Ils affrontaient la mort
pour le plus léger butin. On distinguait parmi eux Pierre-
le-Grand. de Dieppe, qui, avec une barque armée de quatre
canons et montée par vingt-huit hommes, captura le vais-
seau d'un vice-amiral espagnol ; Michel-le-Basque, qui
enleva un navire de guerre portant un million de piastres ;
Nau l'Olonnais, et Montbars le Languedocien, surnommé
l ' e x t e r m i n a t e u r . Rien n'égalait l'intrépidité de ces for-
bans, si ce n'est leur courage, ou plutôt leur audace. Aussi
le bruit de leurs exploits remplit-il le Nouveau-Monde de
terreur.
Le repaire de ces fabuleux coureurs des mers devint,
lorsqu'ils eurent disparu, l'asile des lépreux de la colonie
de Saint-Domingue. Le conseil supérieur du Cap-Français,
voyant le nombre de ces malheureux s'accroître de jour
en jour, rendit, le 25 avril 1712, un arrêté ordonnant le
transport des « ladres » à la Tortue.
Cette île a une longueur de neuf lieues sur une largeur
de dix-huit cents mètres. Elle s'élève sur le bleu foncé des
vagues comme l'écaille d'une tortue gigantesque. La pointe
occidentale ressemble à la tête de ce crustacé, tandis que
l'extrémité orientale figure la partie postérieure. De là

LA TORTUE 81
son nom. Une végétation épaisse revêt de haut en bas ses
flancs, creusés de petites anses. Elle est peuplée de cabris,
de cochons marrons et de crabes rouges, fort estimés
des gourmets. L'arbre dont l'ombrage est mortel et qui
porte un fruit semblable à de petites pommes, en espagnol
manzanas, ce qui lui a valu son nom, le mancenillier en
un mot, empoisonne ses forêts d'acajous, dont l'exploitation
était faite d'une façon intelligente par un ingénieur fran-
çais, M. Arnoux, le dernier des boucaniers, mort depuis
à la peine.
Quand nous arrivâmes devant le Port-de-Paix, éloigné
de Saint-Louis, seulement de quelques lieues, il était midi.
Pas une barque dans la rade. Le bourg paraissait désert
comme le jour où Colomb, venant du Môle, y toucha.
Partout, sur ces côtes, on retrouve les traces du grand
navigateur.
La goëlette ne devant reprendre la mer que le lende-
main, je profitais de cette relâche pour descendre à terre
avec M. Lambert, mon compagnon de traversée. A peine
avions-nous fait deux pas sur le rivage où, à côté d'é-
normes piles de bois de campêche, de longues couleuvrines
gisent éparses sur le sable, pareilles à des serpents de
bronze, qu'un homme de police nous accosta. Il s'exprimait
en créole, qui est du français pour le moins aussi corrompu
que le grec parlé par les habitants de Soles. Je le compris
peu. Mon compagnon, qui entendait parfaitement ce patois,
me traduisit ses paroles. Il demandait nos passe-ports. Jus-
tement nous les avions laissés à bord.
— Allons chez le commandant, dis-je, et nous suivîmes
l'homme de la Force à la loi.
Devant le bureau de l'arrondissement, un factionnaire,
le fusil entre les jambes, montait la garde, assis sur
un banc.
L'hôtel du commandant n'avait rien de particulier qui
5.

82 LE PAYS DES NÈGRES
le distinguât du commun des cases. Un rez-de-chaussée,
divisé en deux compartiments par une cloison de bois à
hauteur de tête : c'est tout. Dans la partie où nous étions,
on voyait à droite, en entrant, un pupitre de pitchpin, à
gauche un lit de camp.
Entendant du bruit dans la pièce de devant, le c o m -
mandant qui se tenait dans celle du fond, s'avança. R a -
massé dans sa petite taille, il avait la peau de la nuance
d'un marron d'Inde. Une expression assez prononcée de
raideur caractérisait sa figure ornée de côtelettes.
— Général, dis-je en le saluant, nous venons du Cap et
nous allons au Port-au-Prince. Nous sommes descendus
sans nos papiers, pensant qu'ils ne nous étaient pas indis-
pensables pour entrer dans la ville, où nous séjournerons
quelques heures à peine...
Le commandant bredouilla sur le ton d'un homme
habitué à porter le hausse-col, que nos raisons étaient fort
plausibles, sans doute, mais que tout étranger, voyageant,
sur le territoire de la République, devait, afin de s'assurer
la protection des autorités, leur présenter des papiers en
règle et cœtera. Je connaissais la litanie.
De nouveau, j e priai ce rigide fonctionnaire de vouloir
bien considérer que nous passions seulement. Bast ! Il
n'entendait pas ou plutôt il ne voulait pas entendre. Or, il
n'est pire sourd... vous savez la fin.
Nous fûmes obligés de retourner à la goëlette. Le com-
mandant constata que nos passe-ports étaient en règle ;
puis il les visa. Dès lors nous pûmes circuler en toute
liberté.
Le rivage sur lequel s'étale le Port-de-Paix, décrit un
croissant dont la corne gauche porte le Petit-Fort, près
du Morne aux Pères, et celle de droite, le Grand-Fort.
Visité par Colomb, en 1492, ce mouillage fut sur-
nommé par lui Valparayso, vallée de délices. Un nitay-

Le commandant Ouest-et-Nord. (Page 82.)


LA TORTUE 83
no, tributaire du Kacik du Marien, y avait sa résidence.
Plusieurs autres choses m'ont intéressé. Les flibustiers
français, chassés de la Tortue par les flibustiers anglais et
espagnols, s'y fixèrent en 1665. Ce fut leur second établis-
sement sur la grande terre. Ils y trouvèrent un repos sans
inquiétude et l'appelèrent Port-de-Paix. En 1666, d'Orge-
ron y planta le cacaoyer trouvé par Colomb dans une
île de la baie de Honduras. Là toujours éclata, en 1678, la
première révolte des esclaves, fomentée par Padre Juan.
Les insurgés s'étaient retranchés dans les mornes. Pouan-
cey les réduisit avec le secours de vingt flibustiers qui,
cherchant aventure, étaient venus au Port-de-Paix. En
1685, le gouverneur de Cussy en fit la capitale de la
colonie.
Les indigènes dont les noms ont laissé trace dans la mé-
moire des habitants, sont Maurepas, Capoix et Rébecca.
Le premier qui y commandait pour la France, accusé de
trahison en 1802, fut tué après avoir subi, au rapport de
T. Madiou, un traitement sauvage.
Afin de le détacher de Toussaint Louverture, dont il
était partisan zélé, Leclerc lui fit bon accueil au G r o s -
Morne, lui conserva son grade, lui confia le commande-
ment du Port-de-Paix. Lorsque le général Brunet, d'après
les instructions du capitaine-général, évacua la ville,
Maurepas, sa famille, le chef de bataillon René Vincent et
plusieurs compagnies de la 9 coloniale, restées fidèles à la
e
métropole, s'embarquèrent sur les bâtiments de guerre
en rade, qui gagnèrent le canal de la Tortue, sitôt que le
vent enfla leurs voiles.
A bord du vaisseau-amiral il y eut une scène atroce.
Déjà René Vincent était tombé sous le poignard. Mau-
repas, craignant le même sort, implore la protection de
Brunet, qui ne répond point. Les matelots le saisissent à
son tour, le dépouillent de ses vêtements, l'attachent au

84 LE PAYS DES NÈGRES
grand mât. Sa femme, autre Arrie, l'exhorte à braver la
mort. Elle-même est pendue à une grande vergue au
milieu de ses enfants. Maurepas voit leur supplice sans
pousser un cri. «Tu ne parles pas, hurlaient ses bourreaux,
nous te ferons pleurer » et ils le passent aux verges, châ-
timent réservé aux esclaves. Puis ils fixent sur ses épaules,
avec de longs clous, deux épaulettes de général de division.
Les yeux du patient s'injectent de sang. Aucune plainte ne
sort de sa bouche. « Le soleil est bien chaud, observe le
commandant, donnez au général Maurepas la coiffure de
son grade. » Un matelot cloue par dérision un vieux cha-
peau galonné sur la tête de la victime dont les yeux
s'éteignent. Alors une voix s'élève sur le tillac : — Le
général Maurepas, convaincu d'avoir conspiré contre la
République française, sa bienfaitrice, sera noyé.
Son cadavre, jeté par dessus le bord, fut entraîné sous
les flots par un boulet.
Pamphile de Lacroix dit que Maurepas fut simplement
noyé. Il était sans doute coupable. N'avait-il pas, en
février 1802, fait assassiner les deux parlementaires, Bre-
ton et Bistaret, que lui avait envoyés le général Humbert ?
Capoix, le général aux cent guides, qui enleva le Port-
de-Paix aux Français, y commanda en 1804 sous Dessa-
lines. C'est lui qui fit. élever dans les mornes, à quelques
lieues de la ville, le fort des Trois-Pavillons, pour servir
d'asile aux indigènes, dans le cas où les Français tente-
raient une nouvelle invasion.
Sa fin fut aussi tragique que celle de Maurepas.
Christophe, informé, dès les premiers jours d'octobre
1806, qu'une prise d'armes devait avoir lieu dans l'arron-
dissement des Cayes, résolut de se débarrasser de l'ancien
compagnon d'armes, dont l'influence pouvait balancer la
sienne, après la chute de Dessalines, qui paraissait cer-
taine. Capoix fut mandé au Cap pour affaire de service.

M A U R E P A S , CAPOIX, RÉBECCA 85
Les généraux Romain et Dartiguenave et l'adjudant-gé-
néral Gérard posèrent en embuscade, dans les fossés
de Limonade, un bataillon d'infanterie. Sitôt que Capoix,
sortant du Fort-Liberté, parut dans le chemin, Romain
et Gérard allèrent à sa rencontre et l'engagèrent à s'ar-
rêter pour prendre quelques rafraîchissements. Capoix, qui
ne se doutait de rien, descendit de sa voiture et tendit la
main à Romain. Au même instant Gérard, faisant avan-
cer les soldats apostés, lui enleva son épée, en déclarant
qu'il était prisonnier. Capoix n'opposa aucune résistance.
Il se contenta- de dire à Romain : « Ton maître Christophe
est bien heureux de m'avoir pris dans ce piège ; j'allais
bientôt lui faire sentir la vigueur de mon bras. Finissons. »
Et, il offrit sa poitrine aux balles des soldats du peloton
d'exécution.
Ce même jour, 8 octobre 1806, Mécerou campait à Ga-
rata, coïncidence qui prouve, selon certains, l'intelligence
de Christophe avec les révolutionnaires du Sud.
Enfin Jean-Louis Rébecca, ancien adjudant de la 9 demi-
e
brigade, cassé pour insubordination, usa de son ascendant
sur ses camarades pour les porter, en janvier 1807, à
reconnaître le gouvernement établi au Port-au-Prince.
Le commandant de l'arrondissement était alors le g é -
néral Guillaume. Les troupes, qu'il maltraitait, l'avaient
en haine. Le 13 du mois do mai, les soldats et les officiers
de la 9 , excités par Rébecca, lui demandèrent avec force
e
menaces trois gourdes par revue au lieu de deux. Il refusa.
Quelques heures après les soldats envahirent sa demeure
pour lui couper la tête ; mais ils ne le trouvèrent pas, car
il s'était caché à l'approche des séditieux. Il resta enfermé
plusieurs jours. Apprenant que l'effervescence s'était cal-
mée, il revint occuper son hôtel et fit donner trois gourdes
à chaque soldat. Les troupes ne l'en huèrent pas moins,
après la revue, et, aux cris de : Vive Pétion ! Vive

86 LE PAYS DES NÈGRES
la République ! nommèrent Rébecca leur chef suprême.
Guillaume se sauva auprès de Christophe.
Rébecca s'empara du Grand-Fort, enleva les munitions.
Ensuite, par le chemin du Gros-Morne et des Trois-Ri-
vières, il gagna les Trois-Pavillons. De là il envoya un
courrier à Pétion, lui demandant de prompts secours.
Aussitôt après l'arrivée au Cap de Guillaume, Christo-
phe expédia à Pourcely, colonel de la 9 , le brevet de
e
général de brigade et le décret le nommant commandant
du Port-de-Paix. Les officiers de la 9° conférèrent avec lui.
Le 3 bataillon, quoique animé du même esprit que les deux
e
autres, n'avait pas suivi Rébecca. Il occupait les postes de
la ville et son drapeau était à l'arrondissement.
Le lendemain, un soldat descendit des Trois-Pavil-
lons. Il portait une lettre adressée à Pourcely. Voici la
teneur :
« Général — en nous insurgeant nous n'avons pas été
» guidés par l'ambition ; nous réclamons nos droits, qui
» sont méconnus par Christophe ; nous demandons d'être
» libres ; venez vous joindre à nous, général ; emmenez
» avec vous tous les officiers ; qu'ils viennent reprendre
» leurs places à notre tête ; nous sommes tous frères ; ne
» combattons pas les uns contre les autres. Christophe est
» notre ennemi commun ; aujourd'hui, il dépouille le peu-
» ple ; demain, ce sera le tour des chefs.
Après avoir lu cette lettre en présence du colonel J a c -
ques-Louis, un des intimes de Christophe, Pourcely dit au
messager :
— Allez répéter à Rébecca qu'il est un brigand et que
je n'embrasserai jamais la cause de la rébellion.
Le soldat retourna aux Trois-Pavillons. Les officiers
sortirent de l'arrondissement et le nouveau commandant
entra dans sa chambre pour faire la sieste. L'adjudant de
place Alain s'approcha de lui :

M A U R E P A S , CAPOIX, RÉBECCA 87
— Général, pourquoi ne vous mettez-vous pas à la tête
de la 9 '? Par sa lettre, Rébecca ne vous reconnaît-il pas
e
pour son chef ? Faisons la guerre à Christophe, tant qu'il
en est temps encore, car plus tard, amis ou ennemis, nous
serons tous ses victimes...
Pourcely, incertain, réfléchissait et ne répondait pas.
Le colonel Jacques-Louis survint là-dessus. Il avait tout
entendu. Il jeta à Alain un regard courroucé. Pourcely,
sur son conseil, écrivit à Christophe que le fort des Trois-
Pavillons était occupé par les insurgés.
Quand la nuit fut venue, le 3° bataillon se souleva à son
tour au cri de : Vive Pétion ! enleva son drapeau de 1 ar-
rondissement, pilla le trésor et tira sur l'arrondissement,
occupé par les officiers de la brigade. Quelques soldats en-
trèrent même dans la maison de Jacques-Louis avec l'in-
tention de le tuer. Celui-ci, qui se cachait depuis deux
jours, eut le temps de se jeter dans un canot, sur lequel il
gagna la Tortue, puis le Cap.
Les officiers étaient fort perplexes. Ils craignaient d'être
égorgés. Un d'eux, Théodore Desvilles sortit, et, manœu-
vrant seul une pièce de quatre, délogea les soldats qui
occupaient la place d'Armes. Le bataillon revint en masse,
reprit la pièce et se dirigea vers l'arrondissement pour le
canonner. Le capitaine Alain réussit à le détourner de ce
dessein.
Le général Pourcely et les autres officiers, jugeant que
la position n'était plus tenable, abandonnèrent la ville.
Sur ces entrefaites, et au milieu de ces complications,
Christophe avançait à marches forcées avec une division
et le général Romain. Il trouva le Port-de-Paix presque
désert. Tous les habitants qu'il put arrêter, hommes,
femmes, enfants, furent bayonnettés. Rébecca, après la fuite
de Pourcely, devait incendier la ville. Christophe passa la
nuit dans le Grand-Fort qu'il quitta au petit jour pour

88 LE PAYS DES NÈGRES
établir son camp sur l'habitation Lallemand, à un kilomè-
tre des Trois-Pavillons. Ce fort fut cerné et bombardé. R é -
becca répondit par des décharges de mousqueterie ; mais
ne voyant pas arriver les autres soldats de son corps, dis-
persés dans les mornes, il évacua, le soir, les Trois-Pavil-
lons. Romain le poursuivit avec de la cavalerie et l'attei-
gnit sur l'habitation Petite-Place-Payette. Rébecca, qui
n'avait plus que soixante hommes, les échelonna dans les
bayaondes et fit feu sur les troupes de Christophe. Le com-
bat dura au plus une demi-heure. Le nombre triompha
sans peine de l'héroïsme.
Romain donna l'ordre d'achever les blessés. Les soldats,
reconnaissant le chef des insurgés, qu'une balle avait at-
teint à la cuisse, l'enlevèrent et le portèrent à leur géné-
ral. Celui-ci lui demanda :
— Êtes-vous Rébecca ?
— Oui.
— Ce Rébecca qui a eu l'audace de soulever la 9 ?
e
— Oui.
— Pourquoi avez-vous agi ainsi ? Quel grief aviez-vous
contre le généralissime ?
— J'ai pris les armes contre Christophe, parce que
c'est un tyran qui rétablit l'esclavage, tout en parlant de
liberté. Et vous-même, Romain, vous n'êtes que le vil
séide de ce monstre...
Romain entra en fureur et reprit :
— Que voulez-vous ?
— La mort...
Aussitôt on trancha la tête à ce terrible blessé.
Cette tête, portée à Christophe, fut fixée au bout d'une
pique et exposée aux regards de l'armée. Après quoi, plu-
sieurs régiments, lâchés dans les mornes, y répandirent
la nouvelle de la mort de Rébecca, annonçant en même
temps qu'amnistie pleine et entière serait accordée à ceux

LE PORT-DE-PAlX
89
qui se rendraient. Quelques vieillards des deux sexes, qui
ne pouvaient suivre les révoltés, à cause de leurs infirmi-
tés, firent leur soumission. Le reste de la population,
redoutant la férocité bien connue du vainqueur, prit la
fuite ou se cacha.
Ne connaissant pas le bourg, nous prîmes au hasard la
direction que nous tracèrent nos premiers pas. Après avoir
traversé une place dite autrefois de Louis X V I , nous nous
engageâmes dans un petit bois, et nous arrivâmes au bord
d'une petite calanque, derrière le promontoire couronné
des ruines du Grand-Fort. Les flots calmes léchaient dou-
cement les sables de la grève d'où une légion de crabes,
blottis sous les varechs et les goëmons, s'enfuit à toute
vitesse au bruit de nos pas.
Les environs du Port-de-Paix fournissent beaucoup de
café, de vivres, et, notamment, des artichauts. Il y a des
carrières d'albâtre, de craie, des mines de fer, de cuivre,
de zinc, une d'argent au canton de la Plata. On a décou-
vert au lieu appelé la Cuivrière, des sources d'eau miné-
rale. Le Haut-Moustique offre de beaux bois de construc-
tion, l'acajou moucheté et ondé, ainsi que plusieurs espèces
de lataniers.
Une multitude d'animaux vivent en paix dans ces
retraites, à l'abri des poursuites de l'homme. Au milieu des
clairières, les cochons marrons fouillent du grouin la terre
sablonneuse ; les pintades sauvages poussent leur cri rau-
que ; les musiciens montent la gamme ; les moqueurs
sifflent ; les perroquets au plumage bariolé brillent sur la
verdure des arbres ; et, des couleuvres, suspendues par
leur queue flexible à l'extrémité d'une branche basse, font
vibrer leur dard pour fasciner leurs voisins ailés.
Le patron de la Conception était allé, dès notre arri-
vée, visiter sa famille domiciliée loin de la ville. Il ne
revenait plus. De nouveaux voyageurs, qui faisaient la

90 LE PAYS DES NÈGRES
côte, c'est-à-dire allaient de port en port, transportant des
pacotilles qu'ils cherchaient à placer aux conditions les
plus avantageuses, avaient pris passage sur la goëlette et
nous avions tous hâte de poursuivre notre navigation inter-
rompue. On ne pouvait point cependant partir sans patron.
Notre attente devenait impatiente. Le subrécargue s'ac-
commodait seul de ce retard : il avait retrouvé une de ses
maîtresses.
Le troisième jour, vers quatre heures, le brisement de
la mer, augmentant par degrés sur les grèves, indiquait
que le vent s'était levé. Le capitaine revint enfin. On dé-
ploya les voiles, nous reprîmes la mer et le Port-à-l'Ecu
que la Conception rasa légèrement, s'effaça dans le loin-
tain, sous les ombres du soir.
Le canton offre toutes les espèces de raquettes, des
opuntia, du gayac, de l'ébène, du grigri. On y trouve aussi
des sources d'eau ferrugineuse et des salines naturelles
qui donnent du sel d'une cristallisation régulière et très
blanc.
La soirée était splendide. Une forte brise nous faisait
voler sur la surface des eaux qui, resplendissantes de
lumière, ressemblaient à un lac sans bord de métal en fu-
sion. L'ombre allongée de la goëlette avec ses agrès, que la
mobilité des flots variait, changeait, modifiait de la ma-
nière la plus fantastique, complétait ce tableau.
Connaissez-vous façon plus agréable de voyager que
d'aller à la voile? Vous riez!.... Le négociant, désireux
d'importer des jambons d'York ou du beurre de Nantes,
doit à la navigation à vapeur l'avantage immense, j'en
conviens, de les recevoir à temps pour répondre aux de-
mandes de ses clients ; mais le touriste,
Avide seulement d'horizon et d'espace,
ne dit pas time is money. Il goûtera toujours les lentes

L E S C Ô T E S D U N O R D 91
traversées en vue des terres. Vivent les belles nuits, pour
faire un agréable voyage, alors que le ciel est prodigue
de clartés, et que la lune, penchée sous son dôme bleu,
comme une courtisane de Venise à son balcon, vous cligne
de l'œil.
Quels beaux paysages aux changeantes perspectives se
déroulaient à nos yeux 1
Dans la nuit, nous reconnûmes la pointe Jean-Rabel,
avant le bourg du même nom, qui date de 1743, époque de
la construction de son église. Il s'élève à une bonne lieue
de son embarcadère situé à l'embouchure de la rivière de
Jean-Rabel. C'est dans ce petit port que l'indigène Dere-
noncourt fit sauter, en 1807, le garde-côtes La Constitu-
tion qu'il commandait pour Pétion, afin de ne pas le laisser
capturer par un brick de guerre de Christophe qui le pour-
suivait. La commune de Jean-Rabel donnait autrefois un
indigo de qualité supérieure.
Ayant doublé le cap Saint-Nicolas, nous entrâmes le
matin, laissant à tribord le fort Saint-Georges en ruines,
dans le havre d'Haïti, qui le premier reçut les balanaélès,
c'est-à-dire les hommes de mer, comme les Indiens appe-
laient les Européens. La Santa-Maria et la Nina y
mouillèrent le 6 décembre 1492. Colomb lui donna le nom
de San-Nicolas, en l'honneur du saint dont on célébrait
la fête ce jour-là. Celui de Môle lui vient de la pointe
de rochers qui protège son entrée, comme une jetée natu-
relle. Le grand explorateur s'y arrêta une seconde fois,
deux ans plus tard, le 29 avril 1494, quatre jours avant de
découvrir la Jamaïque.
Jusqu'en 1693, le môle Saint-Nicolas, qui fait partie du
département de l'Artibonite, servit seulement de refuge
aux flibustiers. A cette date, le gouverneur Ducasse com-
mença à en tirer parti. Toutefois ce port que son impor-
tance comme station navale a fait surnommer par Raynal

92 L E P A Y S D E S N È G R E S
le Gibraltar du Nouveau-Monde, n'a eu d'habitants
qu'en 1764. Ce furent d'abord des Acadiens, qui s'étaient
compromis à jeter dans la mer les cargaisons de thé de
lord North ; ensuite des émigrants allemands pour lesquels
des baraques avaient été préparées.
On y construisit des fortifications considérables dans le
but d'en interdire l'entrée aux vaisseaux de la Grande-
Bretagne, rivale dangereuse qui a toujours disputé à la
France la souveraineté des mers. On comptait de gauche
à droite, la batterie Basse, la batterie des Frères, les deux
Retranchements, la batterie du Carénage, la batterie d'Or-
léans, la batterie Valière, la batterie de Grasse, la batterie
de Mortiers. Les colons Deneux, 0 ' Farel, Jaunas et Chau-
mette, traîtres à la métropole, livrèrent la ville au C o m m o -
dore Ford, le 21 septembre 1793. Celui-ci éleva de nou-
velles défenses du côté de terre. Les Anglais l'occupèrent
jusqu'en 1798, époque à laquelle le général Maitland la
rendit à Toussaint Louverture, qui jouait Hédou ville,
l'agent du Directoire. Vers le milieu de l'année 1803, la
Poursuivante, frégate française de 40 canons, comman-
dée par Willaumez, soutint près de ce port, en revenant
de Santiago-de-Cuba un combat très vif contre l ' H e r c i d e ,
vaisseau anglais de 74 canons. Le navire de S. M. B. per-
dit son capitaine et abandonna la frégate française.
Après la proclamation de l'indépendance de la colonie,
le Môle, occupé par les troupes que Pétion avait envoyées
pour seconder l'insurrection du Port-de-Paix, fut assiégé
par Christophe. Lamarre, Eveillard, généraux sudistes,
s'illustrèrent en le défendant, et plus heureux que Tous-
saint, tombé aux griffes du tigre du Nord, ils trouvèrent
sur la brèche une mort glorieuse.
Après sa reddition, cette ville, qui avait beaucoup
souffert pendant le siège, fut complètement démantelée.
Depuis lors elle n'est pas sortie de ses ruines.

L E S CÔTES DU NORD
93
Sa baie, éloignée de la pointe Maysi de la côte de Cuba,
seulement de vingt­cinq lieues, est couverte par une
presqu'île de 6,400 mètres de long sur 2,600 mètres de
large. Les navires y sont en sûreté par tous les temps.
L'aridité des terres environnantes repousse le cultiva­
teur. Elles produisent cependant, à ce que l'on m'a dit,
car j e n'en ai pas mangé, d'excellents raisins et des figues
savoureuses. J'ai vu tant de moutons dans la ville qu'on
peut bien la surnommer comme Ithome dans l'antiquité :
μητέρα μηλών. Je ne sais pas jusqu'à quel point il est vrai
« que la rivière du Môle, qui procure de l'eau à toutes les
maisons, en rend l'air fort sain, » ainsi que j e l'ai lu dans
la Géographie de Beaubrun Ardouin.
Notre navigation, sauf la chaleur, était charmante. L a
goëlette voguait, tantôt rasant le flot de ses deux voiles,
comme une mouette de ses ailes, et tantôt, glissant le
long des hautes falaises, elle mêlait son mât aux arbres du
rivage qu'une écume ondoyante frangeait d'argent.
Que faire pendant qu'on suit les côtes, à moins qu'on
ne les regarde ? L'occasion est admirablement propice à
cela.
Après le C a p ­ à ­ F o u x et la Pointe­à­Perles, nous lon­
geâmes la Plate­Forme. Cette forteresse naturelle, qui
réunit tous les avantages que recherche le génie militaire,
vaut la peine qu'on la décrive. C'est une, longue chaîne de
rochers qui trempent perpendiculairement dans la mer et
dont le sommet forme un plateau sur lequel on pourrait
facilement placer plusieurs batteries. Du côté de la terre,
ces rochers, à pic comme la falaise, sont inaccessibles.
L'espace de terrain qui s'étend derrière, couvert d'arbres,
a reçu le nom de Jardin du Diable. L e gayac, le bois de
fer, le bois à brûler, y sont abondants. Partout où le roc
vif laisse à la végétation quelque place, on aperçoit des
cierges épineux de différentes espèces qui croissent p r e s ­

94
LE PAYS DES NÈGRES
que horizontalement ou du moins qui ne s'élèvent pas à un
pied et demi de terre, tandis que le nopal, arbuste des
lieux arides, monte à plus de huit pieds et présente quel-
ques cochenilles. Çà et là poussent des opuntia isolés.
Nous ne tardâmes pas à traverser la baie de Henne,
laissant derrière nous le Petit-Paradis, hélas ! et l'Anse-
Rouge.
Le Port-à-Piment, qu'il ne faut pas confondre avec la
bourgade du même nom que nous rencontrerons dans le
Sud, se montra bientôt à nous. Ce village possède une
source d'eaux thermales, appelée Eaux de Boignes. Du
temps des colons, il y avait un établissement de bains.
Beaucoup de malades que les médecins considéraient
comme incurables, lui durent leur guérison.
Non loin des eaux de Boignes, dans un vallon fermé par
deux montagnes, se cache Terre-Neuve, fondée avant la
Révolution au milieu d'une commune fertile en café et en
bois de construction. On y voit des mines de fer et de
cuivre, dans lesquelles on a retrouvé des outils, ce qui
démontre que les Espagnols les exploitaient. Des minéra-
logistes y ont découvert des particules de la variété de
mica appelé or du chat ou sable doré. Il y a de remar-
quables grottes, décorées de stalactites et de stalagmites
fort belles.
Après le Port-à-Piment, nous reconnûmes à la chute
du jour, la Pointe-Corydon. La Conception, grâce au
bon vent, fila de nombreux nœuds pendant la nuit. La
brise continua de souffler le lendemain, mais le soleil,
brûlant, monta vers le zénith et l'air devint chaud.
Je m'étendis sur le pont dans l'ombre projetée par les
voiles et je dormais presque, lorsqu'une manœuvre ayant
changé leur position, je me trouvai sans abri. Je me rele-
vai. La goëlette doublait la pointe de la Pierre. J'aperçus
un tohu-bohu bizarre et compliqué de maisons en bois et de

L E S G O N A Ï V E S
95
halles en briques, disséminées sur une grève plate. Nous
étions devant les Gonaïves.
Cette ville, dont le nom est indien, érigée en paroisse
en 1738, n'était, avant la Révolution, qu'un petit bourg.
Depuis elle a pris de l'accroissement, surtout par l'ouver-
ture de son port au commerce étranger, qui tire du coton
et du café de sa plaine de vingt-quatre lieues carrées,
bordée à l'Est par les Monts-Noirs et qu'arrosent l'Ester
et la rivière des Gonaïves.
Son port offre un mouillage sûr aux plus gros navires.
Le seul édifice à visiter est l'église où Dessalines fut
sacré empereur. Elle est bizarrement décorée et paraît
pimpante au premier coup-d'œil au voyageur habitué à
l'aspect sombre des chapelles des villages d'Europe.
C'est aux Gonaïves que le libérateur d'Haïti, prédit par
Raynal, fut embarqué sur la Créole pour le Cap-Français
par le général Brunet. Le Premier des Noirs, qui
n'était en somme qu'un affreux coquin, Tartuffe et Man-
drin fondus ensemble , habitait un canton de la paroisse
1
de la Marmelade, appelé d'Ennery en 1776, à la conclu-
sion du traité des limites entre les Français et les Espa-
gnols, sous l'administration du comte de ce nom. On y
bâtit un bourg auquel la flatterie donna le nom de Lou-
verture, parce que ce dernier s'était adjugé plusieurs habi-
tations des alentours.
Veut-on connaître quels étaient ses sentiments à l'égard
des blancs ? Lorsque la nouvelle des préparatifs en
France d'une formidable expédition contre Saint-Domin-
gue arriva au Port-Républicain, il dit aux officiers de
son armée qu'il fallait exterminer les blancs. « Je veux,
s'écria-t-il, qu'avant peu, l'on ne puisse trouver ici une
parcelle de chair d'homme blanc, surtout de Français,
Voir les Drames d'Haïti,
1

96 LE PAYS DES NÈGRES
pour s'en servir comme remède, si c'était prescrit contre
la maladie la plus grave. »
Le fait historique le plus important, dont le chef-lieu du
département de l'Artibonite ait été témoin, est, sans con-
tredit, la proclamation de l'indépendance d'Haïti, comme
me l'a dit dogmatiquement celui de mes compagnons de
traversée qui me l'a raconté.
Dessalines fixa au 1 janvier 1804 la déclaration solen-
e r
nelle de l'indépendance qu'il avait affirmée, ainsi que
Pétion, dès sa prise d'armes d'octobre 1802. A la fin de
décembre 1803, les généraux du Sud, de l'Ouest, de l'Ar-
tibonite et du Nord, se réunirent aux Gonaïves pour célé-
brer cette fête nationale. Chareron et les autres secrétaires
du général en chef avaient été chargés de rédiger le
fameux acte qui, « de même que la proclamation adressée
au peuple pour lui faire part de cet événement capital,
devait être fortement raisonné et écrit avec conviction. »
Après plusieurs jours d'incubation, Chareron et ses col-
laborateurs firent éclore un pastiche de l'acte de l'indé-
pendance des Etats-Unis qui déplut à Dessalines, à cause
de l'emploi trop fréquent, disait-il, des m o t s : droits,
principes, justice. Boisrond-Tonnerre, comprenant sa
pensée, s'écria : «. Tout ce qui a été fait n'est pas en har-
» monie avec nos dispositions actuelles. Pour dresser
» l'acte de naissance de notre liberté, il nous faut la peau
» d'un blanc pour parchemin ; son crâne pour écritoire ;
» son sang pour encre et pour plume une bayonnette ! »
A cette sauvage sortie, Dessalines répondit : « C'est
» justement cela. Boisrond, je vous charge d'exprimer
» au peuple ce que je pense. »
Boisrond s'enferma dans sa chambre, où il passa toute
la nuit du 31 décembre au 1 janvier à développer ses
e r
idées.
A l'aube, les tambours battirent la générale. Le peuple

PROCLAMATION DE L'INDÉPENDANCE 97
s'entassa sur la place d'Armes autour de l'autel de la patrie
qu'ombrageait le palmier consacré à la Liberté.
Il était déjà sept heures et l'on ne savait pas ce qu'était
devenu Boisrond-Tonnerre, sans lequel la cérémonie ne
pouvait avoir lieu. On le chercha vainement dans toute
la ville. Enfin quelqu'un eut l'idée de regarder par le trou
de la serrure dans sa chambre. Une lampe brillait encore
sur la table, et l'on dut réveiller d'un profond sommeil cet
autre Tyrtée. Il se baigna à la hâte et se rendit au gou-
vernement.
Peu de temps après, les acclamations de la foule saluè-
rent l'arrivée sur la place d'Armes du cortège des géné-
raux. A leur tête, Dessalines, tenant entre ses doigts
enrichis de pierreries — l'expression est de mon conteur,
— l'acte de l'indépendance, signé par tous ses illustres
compagnons, brillait de tout l'éclat de son costume rouge,
couvert de broderies d'or. Monté sur l'autel de la patrie,
après avoir rappelé dans un discours fait en créole les
cruautés exercées sur les indigènes par les Français, il
s'écria : « Jurons de combattre jusqu'au dernier pour
l'indépendance de notre pays. »
Les généraux, les troupes, le peuple, répétèrent ce ser-
ment patriotique. Alors Boisrond-Tonnerre lut, d'abord
la proclamation adressée à la nation, ensuite l'acte de
l'indépendance, qui furent publiés dans toute la Répu-
blique en même temps que l'élévation du général en chef
à la dignité de gouverneur-général..
Le reste de la journée fut consacré, suivant l'usage,
aux réjouissances publiques.
Nous séjournâmes cinquante-six heures aux Gonaïves,
la ville aux larges rues, qui, blanches de sel, semblent
toujours couvertes d'une gelée étincelant au soleil.
6

IV
L'Artibonite. — Petite-Rivière-de-l'Artibonite. — Le naturaliste Des-
courtils, sauvé par la femme de Dessalines. — La Crête-à-Pierrot.
— Marie-Jeanne. — Marchand, — Le carabinier. — La princesse
Celimene et le capitaine Chancy. — Saint-Marc. — L'assemblée

coloniale. — P. Pinchinat. — L, G a b a r t . — La Gonave. — L ' A r -
chaie. — La Croix-des-Bouquets. — Les sources puantes. — Atten-

tat contre Louverture. — Affaire du Hornet,
A mesure que la Conception avançait, s'ouvraient de
nouvelles perspectives et se présentaient de nouveaux
points de vue. Des bourgades, des ruines, des fleuves,
des mornes, échelonnés sur la côte ; des îles, semées sur
les flots, se montraient tour à tour. Je vis distinctement
l'embouchure de l'Artibonite, l'Atiboniko des Indiens,
le Nil d'Haïti, qui, du haut du Monte-Gallo, l'un des
contre-forts du Cibao, où elle prend sa source, se préci-
pite à travers les rochers dans la savane de Guaba, en-
traînant avec elle le Libon à droite et le Rio-de-Canas à
gauche; creuse son lit entre le Loma del Peligro et le
mont H o n d u r a s ; emporte en courant la Rivière des
Indiens, le Guayamuco et la Rivière du Fer-à-Cheval;
passe entre le Morne-au-Diable et le Mont-Garry, qui lui
font un arc de triomphe ; traverse la plaine de Saint-Marc,
cette Vega Real en petit, et repliée à chaque instant sur
elle-même pendant soixante lieues, comme un gigantesque

L'ARTIBONITE 99
serpent aux. larges squames bleues, lassée de ces longs
détours, heureuse de trouver le repos, se jette sans regret
dans la mer, près de la Grande-Saline.
Sur la rive droite de l'Artibonite, à cinq lieues de la
mer en ligne directe, et à deux cents mètres du fleuve, au
bord d'un de ses affluents, on trouve un village qui a pris
le nom du petit et du grand cours d'eau : Petite-Rivière-
de-l'Artibonite.
C'est dans ce village qu'en 1794 le commissaire civil
Polverel fit arrêter le chef de bande Guiambois qui cons-
pirait en faveur des Espagnols et voulait leur livrer l'Arti-
bonite. Plus tard Lully y tailla en pièces Blanc Cassen ave
et sa horde de nègres appelés Congos tout nus. Blanc
Cassenave était un mulâtre, à la solde de l'Espagne, ivro-
gne et féroce, qui buvait du sang dans un crâne. Un autre
Artibonitien, un nègre, Cotro, indigné des massacres o r -
donnés par Toussaint-Louverture, prit les armes. Dessa-
lines l'invita à une entrevue. Sur la foi de ses promesses,
Cotro se rendit au rendez-vous. On l'assassina, et ses
membres furent jetés dans le fleuve.
En 1802, lorsque Toussaint-Louverture porta la guerre
dans le Nord, il remit le commandement de la Petite-Ri-
vière-de-l'Artibonite à Dessalines. Apprenant que le g é -
néral Leclerc allait attaquer l'Artibonite, celui-ci fit battre
la générale. Les blancs des Gonaïves se cachèrent dans les
fours, dans les jardins de cannes, sous des lits, sous des
branchages. Mais l'indigène avait le flair du tigre. Il les
découvrit partout. Ces malheureux furent conduits hors de
la ville, garrottés et presque nus. Dessalines frappa trois
coups sur sa tabatière. C'était le signal. Les soldats tirè-
rent sur le groupe.
Pendant que les plaintes déchirantes de ceux qui
n'étaient que blessés épouvantaient les habitants, deux
jeunes Français se précipitèrent dans la chambre de

100 LE PAYS DES NÈGRES
la femme de Dessalines, en ce moment à la Petite-Rivière,
en lui disant : « Madame, de grâce, sauvez-nous! »
Pleine d'humanité, M Dessalines n'avait jamais laissé
m e
passer l'occasion de faire une bonne action. Pourtant elle
eut un moment d'irrésolution. Elle se voyait menacée de la
colère de son mari. Les instants étaient précieux. Le
retard le plus court compromettait la vie des deux sup-
pliants. On entendait les voix bruyantes des officiers de
l'état-major de Dessalines qui approchait : « Cachez-vous
sous le lit » , dit-elle avec énergie. Presque en même
temps, Lamartinière, Bazelais, Laurette, entraient dans la
chambre. « Chaque goutte du sang des blancs, leur disait
Dessalines, donne à l'arbre de la liberté une nouvelle vi-
gueur » . Appuyés au lit, ils s'entretenaient des ressources
de Toussaint-Louverture, quand tout à coup un fort éter-
nument éclate dans la chambre, malgré l'effort fait pour
l'étouffer. « Eh quoi! s'écria Dessalines, y aurait-il un
blanc caché ici ? » Les officiers regardèrent sous le lit et
virent les deux jeunes gens. Ils percèrent de plusieurs
coups de sabre celui qui était devant. L'autre fut tiré par
les pieds. M Dessalines se jeta aux genoux de son mari,
me
disant avec un accent capable de toucher un cœur d'airain.
« Grâce ! grâce! Messieurs, criez grâce avec moi ! c'est un
médecin; ne le tuez pas : il peut nous être utile » . Dessa-
lines ne l'écoutait point. Elle se cramponne à son cou, de-
mandant, les larmes aux yeux, la vie de cet infortuné. Il
la repousse avec brutalité, répondant : « Il mourra » . Elle
tombe évanouie. Les officiers, émus par ses instances cou-
rageuses, unissent leurs supplications aux siennes. Le
Français fut sauvé. C'était un naturaliste, Descourtils. E n -
voyé, en 1801, à Saint-Domingue, par une société sa-
vante, pour étudier les plantes et les minéraux du climat,
il a publié La Flore des Antilles.
Au sud-est de la Petite-Rivière-de-l'Artibonite, sur la

)
e
101.
.
(Pag
t
1804
avan
,

Crète-à-Pierrot
a
e
l
t
d
For


LA CRÈTE-A-PIERROT
101
même rive, à deux cents pieds d'élévation, on voit la
Crête-à-Pierrot, sur laquelle se dresse un fort construit
par Laplaine Sterling et Guy l'aîné, à l'époque de leurs
démêlés avec Borel et ses saliniers, qui reçurent des c o u -
ronnes coloniques pour avoir traqué les affranchis. Prise
dans son ensemble, cette fortification, à laquelle conduit
une montée insensible, a cent pieds de longueur. Elle est
rectangulaire et à redan.
A l'arrivée de l'expédition française en 1802, Dessalines
y mit une forte garnison et l'arma de douze canons. Ces
préparatifs étaient à peine terminés, lorsque des éclaireurs
lui annoncèrent que Rochambeau, venant du Mirebalais,
avait pénétré, guidé par quelques indigènes, dans les
mornes du Cahos. Laissant aussitôt le commandement du
fort à Magny et à Lamartinière, il s'engagea dans ces
montagnes avec trois cents hommes afin d'arrêter quelque
temps au milieu de ces Thermopyles haïtiennes les troupes
de la métropole.
Lamartinière et Magny, craignant d'être attaqués d'un
moment à l'autre, ordonnèrent à un officier, qui avait leur
confiance, de veiller et de donner l'alarme dès qu'il aperce-
vrait les ennemis. Cet officier, en faisant sa ronde, trouva
un poste assoupi. Il fit bayonnetter le sergent sur place et
demanda aux soldats si c'était de la sorte qu'on montait la
garde. Dans la nuit des cultivateurs vinrent au fort : ils
avaient vu les Français. En effet, à l'aurore, les échos des
mornes répétèrent les crépitations sèches de la mousque-
terie. Une colonne française, après avoir culbuté Dessali-
nes, traversait l'Artibonite, et, ne rencontrant aucun autre
obstacle, s'avançait hardiment pour enlever la Crête à-
Pierrot à la bayonnette.
Une vive canonnade l'arrêta au bord des fossés tandis
que la fusillade éclatait à l'est du fort. Quelques centaine
d'indigènes escarmouchaient avec les chasseurs français
6

102 LE PAYS DES NÈGRES
Le feu cessa par degrés. Quatre cavaliers entrèrent dans le
fort à bride abattue. C'étaient Dessalines, Bazelais, Lau-
rette et Roux.
— Que font ces hommes autour de cette pièce ? de-
manda le premier à Magny.
— Général, ils la transportent dans l'embrasure qui
domine la Petite-Rivière.
— Moulié ! quelle lenteur....
1
Dessalines fait un geste d'impatience et la pièce vole à sa
place. Soudain on entend des cris :
— Un espion I un espion !...
Un nègre, porteur d'une proclamation adressée à la gar-
nison par le général Boudet, proclamation qu'il avait cachée
dans son catogan, est conduit à Dessalines, qui le poi-
gnarde de sa propre main, sans l'interroger.
Cependant les autres divisions françaises s'étaient mises
en marche.
Le 12 mars, ayant fait sauter en passant un dépôt de
poudre enfoui par Dessalines dans l'habitation Ducasse de
Plassac, sur laquelle s'étaient armés en 1790 quatre-vingts
mulâtres, refusant d'ajouter à la formule du serment civi-
que la promesse de toujours respecter les blancs, elles
s'arrêtèrent à portée de canon de la Crête-à-Pierrot.
Du haut du fort, Dessalines les vit, aux premiers rayons
du soleil, se déployer dans la savane. Il s'assit auprès de
la poudrière et réfléchit quelques instants. Puis, sortant
brusquement de sa rêverie, il saisit une torche enflammée
et dit en l'approchant d'un caisson :
— Je ne veux garder avec moi que les braves ; nous se-
rons attaqués avant midi. Que ceux qui veulent redevenir
esclaves des Français sortent du fort et qu'ils restent au-
tour de moi ceux qui veulent mourir en hommes libres
Juron particulier à Dessalines.
1

LA CRÈTE-A-PIERROT
103
La garnison répondit unanimement :
— Nous mourrons tous pour la liberté !
— Si les Français, continua Dessalines, pénètrent dans
cette enceinte, Moutié! j e vous ferai sauter.
On attendit l'attaque avec impatience.
Arrivée à deux cents mètres environ de la Crête-à-
Pierrot, la division Boudet fit halte. Quatre cavaliers
s'avancèrent jusqu'aux fossés et examinèrent avec scru-
puleuse attention le fort qui paraissait abandonné. Dessa-
lines avait fait mettre ses soldats à plat ventre. Avec
Magny et Lamartinière, il suivait les mouvements de l'en-
nemi. Les quatre cavaliers se retirèrent. L'un d'eux revint
au galop, tenant à la main un pli cacheté. Il demanda à le
remettre à Dessalines. Pour toute réponse celui-ci pointe
un canon et commande ; feu ! La mitraille emporte le par-
lementaire en lambeaux.
Aussitôt la division française s'ébranle; on sonne la
charge ; l'attaque commence.
Le brillant panache qui ornait le front de Dessalines,
attirait les coups des assaillants. Le bras nu comme la
lame de son sabre, il frappait d'estoc et de taille, tuant
tous ceux qui l'approchaient.
Les Français firent d'incroyables efforts pour s'emparer
des redoutes, mais l'artillerie les repoussa. A la nouvelle
de cet échec, le général Leclerc quitta le Port-Républicain
et prit la direction du siège. Pamphile de Lacroix remplaça
les généraux Boudet et Dugua, blessés dans le premier
combat.
Les opérations traînaient en longueur. Dessalines,
quoique malade, sortit du fort, ne s'y croyant pas en sû-
reté, et courut dans les communes voisines, où il pouvait
rassembler encore quelques soldats.
— Examinez, dit-il à Lamartinière avant de partir, cet
anneau que je porte au médium. Lorsqu'un de mes officiers

104 LE PAYS DES NÈGRES
vous le présentera, vous battrez en retraite. Jusque-là
tenez bon...
Il s'élança sur son cheval et disparut, suivi de Bazelais
et de Laurette. A Plassac, il ne retrouva pas ses muni-
tions que le général Boudet avait fait sauter comme on le
sait déjà. Cette circonstance hâta l'évacuation de la Crête-
à-Pierrot. La garnison manquait de poudre.
Cependant elle résistait toujours. Une griffe d'une beauté
brûlante et d'une intrépité au-dessus de son sexe, native
du Port-Républicain, Marie-Jeanne, la maîtresse de L a -
martinière, l'exhortait à s'ensevelir sous les ruines. Armée
d'un sabre et d'une carabine, cette terrible amazone prê-
chait l'exemple.
Pétion, qui servait alors sa patrie, dirigeait le bombar-
dement. Toutes les fois qu'un projectile tombait dans l'en-
ceinte du fort, les assiégés qui connaissaient la justesse du
pointage de l'adjudant-général, criaient : C'est Pétion !
gare Pétion !
Enfin, dans la matinée du 24 mars, un vieux nègre boi-
teux, arrêté aux avant-postes par les soldats qui le pre-
naient pour un espion, fut amené devant Leclerc qui le
questionna. Il répondit par des bêlements. Le capitaine-
général crut avoir affaire à un idiot et le renvoya. Notre
nègre se dirigea clopin clopant vers l'Artibonite, se jeta
dans le fleuve qu'il traversa sans difficulté, tantôt dispa-
raissant, tantôt reparaissant. Lorsqu'il eut atteint la rive
opposée, il fit plusieurs bonds, agile comme un cabri, dansa
la chica, invectiva les postes avancées et s'élança vers la
Créte-à-Pierrot où il présenta à Lamartinière l'anneau de
Dessalines. C'était l'ordre d'évacuer le fort, ce que les
restes de la garnison firent à la faveur de la nuit.
Le siège de la Crête-à-Pierrot doit être regardé comme
un des faits d'armes les plus mémorables de notre guerre
de l'indépendance, dit l'historien haïtien Madiou.

DESSALINES—VILLE
105
La Crête-à-Pierrot n'est plus qu'un poste militaire
ruine et mal gardé.
Il faut que je vous parle à présent de Marchand et d
Dessalines. Rassurez-vous : c'est tout un.
La prédilection de Dessalines par la plaine de l'Arti-
bonite, théâtre de ses exploits, le porta à y établir sa r é -
sidence, lorsqu'il eut été fait empereur. En 1804, il trans-
forma l'habitation Marchand, placée à l'entrée des gorges
du Cahos, en une ville qui s'appela de son nom Dessalines-
ville. La population des quartiers circonvoisins travailla à
la construction des maisons et les fortifications, commen-
cées pendant la guerre contre la métropole, furent promp-
tement terminées. C'est là, selon les uns, et selon d'autres,
plus tard, au siège de Santo-Domingo, que les soldats, pour
se délasser, composèrent un chant et une danse, le cara-
binier,
espèce de pyrrhique qui ne tarda guère à passer des
camps dans les salons haïtiens. Sur le versant méridional
de la montagne qui domine la nouvelle ville, on voit en-
core six forts : La Source, Culbuté, Décidé, Innocent,
Ecrasé, Fin du monde, où Bedouet fut enfermé. Tout
près de Marchand, à Baurin, habitation arrosée par la r i -
vière de la Courte-Haleine, on installa une manufacture de
poudre, afin de ne pas en manquer, si les Français blo-
quaient l'île.
Sa capitale achevée, Dessalines, se reposant clans sa
force, songea sérieusement à unir, chose difficile, les nègres
et les mulâtres. Pour cela il se proposa de donner en ma-
riage à Pétion, qu'il appelait papa au bon cœur, sa fille
Célimène. Caressant ce projet, il partit de Marchand pour
le Port-au-Prince. Au portail Saint-Joseph, il fit un accueil
plein d'affabilité au gendre de ses pensées, venu à sa ren-
contre.
Le lendemain, il y eut audience au palais. L'Empereur
reçut dans ses appartements privés Pétion et plusieurs

lui; LE PAYS DES NEGRES
autres intimes. Il leur dit que son désir était de voir le
peuple haïtien se bronzer par la fusion des mulâtres et
des nègres, et qu'il allait donner l'exemple en mariant sa
fille à Pétion.
Celui-ci fut tout à fait décontenancé. Un de ses aides-de-
camp, qu'il affectionnait d'une façon particulière, le capi-
taine Chancy, neveu do Toussaint-Louverture, lui avait
fait des confidences : la princesse Célimène, éperdument
éprise du jeune officier, s'était rendue à ses supplications
amoureuses.
Il répondit à l'empereur qu'il était très flatté de la préfé-
rence, mais qu'il se trouvait dans la nécessité de refuser
cet excès d'honneur, n'ayant aucun penchant pour la vie
conjugale.
Le vrai motif de ce refus fut connu quelques jours
après.
Dès 1802, le capitaine Chancy, bel officier de vingt-
trois ans, avait inspiré de l'amour à Célimène. Partageant
sa passion, il l'appelait, à la cour de son oncle, sa fiancée,
disant souvent à Dessalines qu'il serait son gendre un
jour. Celui-ci voyait d'un œil favorable, à cette époque, les
assiduités du neveu du gouverneur auprès de sa fille. Fait
empereur, il se prononça contre cette alliance, déclarant
que son sang ne se mêlerait jamais à celui de Toussaint-
L'Ouverture.
Toutes les fois que Pétion expédiait des dépêches à Mar-
chand, c'était Chancy qui les portait. Ses voyages du
Port-au-Prince à la capitale devinrent plus fréquents. 11
continua clandestinement ses relations avec son impériale
amoureuse, si bien qu'elle devint enceinte.
Lorsque Dessalines eut connaissance de la chose, il en-
tra dans une telle exaspération que ses familiers n'osaient
plus l'approcher. Roulant avec rapidité la main autour do
sa tête, ce qui était chez lui l'indice d'une grande surexci-

LE CAPITAINE CHANCY
107
tation, il formait mille projets de vengeance, et n'en trou-
vait aucun d'assez horrible.
Mentor, son conseiller, qui ne laissait jamais passer l'oc-
casion de le pousser au mal, se hasarda à lui dire :
— Sire, je ressens toute votre douleur. Un mulâtre seul
pouvait avoir la témérité de porter le déshonneur dans l'au-
guste famille de Votre Majesté. Jamais un de vos sujets
noirs n'eût eu la pensée d'un tel crime. Cet affront ne peut
être lavé que par du sang.
Saget, honorable habitant de l'Artibonite, qui avait
sauvé la vie à Dessalines, dans un engagement avec les
Français, vint aussi lui porter ses condoléances :
— Sire, dit-il, nous partageons tous votre douleur. Mais
l'affront que Votre Majesté a reçu n'est pas irréparable.
L'empereur se leva pour le chasser.
— Pardon, Sire, continua Saget, non ; il n'est pas irré-
parable. Donnez la main de la princesse au capitaine
Chancy.
— Moutié! il ne l'épousera pas ! jura Dessalines avec
fureur.
Peu de jours après cette scène, il envoya en mission au
Port-au-Prince le capitaine Daran de son état-major avec
une compagnie de dragons commandée par Prophète.
Ces deux officiers, laissèrent leurs hommes à la Source-
Matelas, distante de sept lieues de la ville, où ils entrè-
rent seuls. D'après les instructions qu'ils, apportaient,
le commandant de l'arrondissement, ce fameux Germain
Frère, qui se coiffait d'un bonnet à poil sur lequel il avait
écrit : mort aux Français, appela à son bureau le capi-
taine Chancy, auquel il annonça qu'il allait être envoyé à
Marchand.
En attendant, il le tint en prison.
Aussitôt que Pétion apprit le sort de son aide-de-camp, il
lui fit passer dans un garde-manger ses pistolets de poche.

108 LE PAYS DES NÈGRES
L'empereur persistant à refuser la main de sa fille, il
n'avait plus qu'à se suicider pour éviter le supplice.
Dans la nuit qui suivit, les soldats de garde accoururent
au bruit d'une détonation dans le cachot du jeune pri-
sonnier.
Chancy avait cessé de vivre.
M. Liautaud-Ethéart a fait de ce tragique évènement
1
un drame intitulé : La Fille de L'Empereur, dans lequel
la princesse, apprenant la mort de son amant, dit à son
père : « Sire, vous avez tué le père de mon enfant... »
Le vingtième jour après notre départ du Cap-Haïtien,
l'aurore embellissait les cieux, lorsque la goëlette entra
dans le Canal de Saint-Marc, qui sépare Haïti de la G o -
nave, l'ancienne Guanabo on Guanavana des Indiens du
Xaragua, dont elle devint le dernier asile après le supplice
d'Ana-Kaona .
4
Quand nous eûmes doublé la Pointe-du-Diable, Saint-
Marc se présenta à nous.
Fondée en 1716, cette ville ne fut d'abord qu'une agglo-
mération de maisons sans ordre, séparées par des rues
étroites et irrégulières. Elle grandit peu à peu. Avant
1791, c'était une des plus jolies cités de la colonie. Ses
rues ont trente, quarante-huit et soixante pieds de largeur.
Les carrières qu'on trouve aux environs ont permis de
construire les maisons en pierre de taille. Parmi les ruines
qui bordent le rivage au nord, j'en ai remarqué une sur-
tout, celle qu'on appelle maison Saint-Macary. Au clair
de lune, elle fait l'effet des restes d'un temple grec.
Saint-Marc a vu se réunir dans ses murs, le 25 mars
1790, les 212 membres de l'Assemblée coloniale, sous la pré-
Voir dans les Romans exotiques la nouvelle historique portant ce
1
même titre.
Voir Los Indios ou la Découverte de l'Amérique.
2

SAINT-MARC 109
sidence de Bacon de la Chevalerie. Cette espèce de Con-
vention, à laquelle les assemblées provinciales avaient
délégué la direction des affaires intérieures de la colonie,
dominée par l'influence des planteurs, déclara siéger en
vertu du pouvoir de ses commettants,
contrairement à
l'avis de la minorité qui proposait de dire : En vertu des
décrets de la métropole. Le 15 avril suivant, elle prit le
nom d'Assemblée générale de la partie française de
Saint-Domingue,
et fit écrire sur le rideau de la salle des
séances : Saint-Domingue, la loi et le roi. Le gouver-
neur de Peinier, appuyé par la partie saine du tiers-état
colonial, dissipa ce conventicule insurrectionnel.
Saint-Marc, incendiée en 1802 par Dessalines, devint,
dans la guerre entre le Sud et le Nord, la ville-frontière
du royaume de Henry I . Le 8° régiment s'y tourna contre
e r
lui et la livra à Pétion.
Les deux illustrations de Saint-Marc sont : la première,
Pierre Pinchinat, qui conspira toute sa vie contre la m é -
tropole. Mis à Sainte-Pélagie, le 26 octobre 1803, sur la
demande de Rochambeau, il mourut à l'infirmerie de la
Force, le 8 mars 1804. Le colon Delmas disait de lui :
« Ce mulâtre a joué un grand rôle à Saint-Domingue.
C'est lui qui a été le guide, comme l'oracle de sa caste. Il
avait de l'instruction, même le talent de s'énoncer et d'é-
crire avec méthode. » La seconde, Gabart, brave comme
jamais Homme ne le fut, l'ami de Dessalines, décédé à
l'âge de vingt-neuf ans. Son corps fut enseveli dans l'église
de la ville, et son cœur, porté à Marchand, enterré dans le
fort Culbuté. Par ordre de l'empereur, on grava sur la
pierre tombale cette inscription que j e transcris textuel-
lement :
CI-GIT LOUIS G A B A R T ,
Général de division, conseiller d'Etat, commandant en chef
7

110 LE PAYS DES NÈGRES
la l division de l'Ouest, né le 28 octobre 1116, dans la pa-
re
roisse de Saint-Martin du Dondon, département du Nord,
décédé à Saint-Marc, département de l'Ouest, le 30 octobre
1805, 2 année de l'indépendance d'Haïti, et la première du
e
règne glorieux de Jacques I.
Tant qu'il vécut, il consacra ses moments à la liberté de son
pays et mérita le titre d'ami de son souverain.
Soldat, si tu aimes la gloire, repose un instant tes regards
sur sa tombe et plains celui qui fut un béros avant d'avoir
atteint l'Age où les grands hommes se font même deviner.
Il y avait sur la goëlette, comme j e l'ai déjà dit, plu-
sieurs indigènes enthousiastes de leur île. Je les questionnais
comme un juge d'instruction, au dire de l'un d'eux, et ils
me nommaient les lieux que j e voyais : Cette pointe, c'est
le cap Saint-Marc ; ces ilots à fleur d'eau, près de la G o -
nave, ce sont le Gros-Ilot, l'Ile à la Mar, perles fines ;
ces villages, ce sont Montrouis, Willamson, fortifié par les
Anglais en 1795; les Vases, sans beaucoup d'importance;
ce morne, c'est le mont Terrible, géant superbe qui se
dresse sur la côte, comme un guerrier en sentinelle. Nous
ne sommes plus qu'à onze lieues du Port-au-Prince. Voilà
l'Arcahaie sur la route de Saint-Marc, sur la rive gauche
d'une petite rivière qui porte son nom, au milieu d'une plaine
plantée de cannes à sucre, qui a cinq lieues de l'E. à l'O.,
sur six kilomètres du N. au S. Les Anglais ont occupé ce
village en 1798. Détruit de fond en comble par Lapointe,
lors du départ du général Maitland, brûlé en 1802, il fut
abandonné pendant la guerre du Nord et du Sud, et recons-
truit en 1820. Il tire son nom de la province de Cayaba,
laquelle faisait partie du royaume de Xaragua. Dans les
mornes Pensez-y bien, qui s'élèvent derrière lui, il y a des
mines de fer et de cuivre, dit-on. Voilà encore la plaine
du Cul-de-Sac, dont l'étendue de huit lieues de l'E. à l'O.,
varie, du N. au S., de deux à quatre. La rivière du même

1
)
e
11
.
(Pag
Croix-des-Bouquets
a
l
e
e

d

Villag


AFFAIRE D U HORNET
111
nom la fertilise et les cannes à sucre y viennent à mer-
veille. Là s'élève le village de la Croix-des-Bouquets où les
hommes de couleur, sous la conduite de Pinchinat, de
Beauvais, de Lambert, prirent les armes pour conqué-
rir les droits que l'orgueil colonial leur disputa si
longtemps.
Dans la même commune sourdent les sources
d'eaux thermales connues sous le nom de sources puantes,
qui ont parfois guéri des maladies réputées incurables.
Dans un de ses voyages au Port-Républicain, Toussaint
Louverture, arrivé à la hatte Aubry, voisine de ces
sources, faillit tomber dans un guet-apens. La voiture, qui
le précédait, mais dans laquelle il n'y avait personne, fut
criblée de balles. Aussitôt que cet attentat fut connu à la
Croix-des-Bouquets, un bataillon de la 10°, qui y tenait
garnison, arrêta trente hommes de couleur suspects. Mais
le capitaine Peronneau, mulâtre, rallia soixante des siens,
attaqua l'escorte des prisonniers, les délivra et se jeta
avec eux dans les bois.
Poussée par une brise mourante, la goëlette, laissant à
babord les Arcadins, îlots qui émergent des flots, en face
de la Grosse-Pointe, cap le plus méridional de la Gonave,
jeta l'ancre dans la petite rade du Port-au-Prince, par une
belle soirée, un mois après notre départ du Cap-Haïtien.
Le ciel était, au-dessus de nos têtes, d'un azur fleur-
delisé. Au couchant, l'horizon, enflammé par le soleil, qui
formait sur l'arc mouvant de la mer une tangente d'or,
offrait l'aspect d'un vaste incendie. Les cîmes des mornes
Pensez-y-bien, du côté du nord ; les promontoires opposés
de l'Arcahaie et du Lamentin, la baie de la Gonave, bril-
laient de la plus chaude lumière.
Dans la grande rade, un aviso espagnol était en obser-
vation. On parlait beaucoup des causes de sa présence,
que l'on s'empressa de me raconter.
Les Espagnols accusaient l'équipage du Hornet, steamer

112 LE PAYS DES NÈGRES
appartenant à des Américains et naviguant sous le pavillon
des Etats-Unis, d'avoir fait passer des armes et des m u -
nitions aux Cubains, alors en révolte contre la métropole,
mais depuis pacifiés. Pourchassé par leurs croiseurs, c a p -
turé, puis relâché, le Hornet arriva, après bien des périls,
dans les eaux du Port-au-Prince, préparant mille embarras
au gouvernement.
D'un côté, le comte de Valmaceda, capitaine-général de
Cuba, exigeait, en menaçant, qu'on lui livrât le corsaire ;
de l'autre, M. Basset, ministre des Etats-Unis, le récla-
mait comme étant de sa nation, en sorte que la République
d'Haïti se trouvait entre enclume et marteau, dans l'alter-
native de déplaire aux Américains en le livrant, ce qui eût
été dangereux, ou de le voir saisi de vive force par les
Espagnols, ce qui l'eût humiliée.
La Churraca se tenait aux aguets, prête, si le Hornet
sortait du port, à le happer au passage, pour l'emmener à
toute vapeur à la Havane, où officiers et matelots, jugés
sommairement, seraient pendus haut et court.
A mon arrivée, les choses étaient à ce point et la ques-
tion restait pendante, faisant autant de bruit que celle du
Virginus devait en faire plus tard.
Survint une complication. Ayant reçu une dépêche, par
laquelle le consul de S. M. C. se plaignait d'outrages faits
à sa personne par le gouvernement, l'amirauté de Cuba
envoya sur-le-champ la Zaragoza et le Pizarro se
joindre à la Churruca, pour appuyer les réclamations du
consul. Vingt-quatre heures étaient accordées pour la r é -
flexion. Ce délai expiré, on agirait.
L'effroi fut grand au Port-au-Prince. Le bruit courait
que les Espagnols bombarderaient la ville. Le Président,
alors en tournée dans le sud, rentrait à la hâte. Il convo-
querait les deux Chambres qui aviseraient.
Le commandant de l'arrondissement, le général Polémon

AFFAIRE DU HORNET
113
Lorquet, et le se rétaire d'Etat des relations extérieures,
M. Darius Denis, chargés conjointement des affaires de la
République, en l'absence du chef du pouvoir exécutif, se
trouvèrent dans les plus grandes perplexités. Ainsi que
leurs devanciers ont toujours fait dans les conjonctures
semblables, ils prièrent les trois chargés d'affaires étran-
gers, résidant au Port-au-Prince, de les aider de leurs
conseils et de leur influence.
Le comte de Lémont, consul-général de France, M. Spen-
cer Saint-John, d'Angleterre, M. Basset, dos Etats-Unis,
reconnurent que le Hornet, même convaincu du fait de
piraterie, n'était justiciable, selon les droits maritimes
et internationaux, que des tribunaux de la nation, dans
les eaux de laquelle il se trouvait. Au gouvernement
seul appartenait le droit de le faire juger. Devant la
sentence rendue, les Etats-Unis et l'Espagne devraient
s'incliner.
Cette affaire traîna encore en longueur. La Churruca
restait en station à l'entrée de la grande rade ; l'équipage
du Hornet ne passait pas en jugement.
On décida en dernier lieu que la question serait réglée
définitivement entre les cabinets de Washington et de
Madrid.
D'après les derniers avis officiels, reçus par le secrétaire
d'Etat des relations extérieures, le gouvernement espagnol
désapprouvait le commandant de la Churruca et le consul
Oliveira.
Ainsi prirent fin ces démêlés internationaux. On peut en
conclure que si l'Espagne a parfois la velléité de reprendre
la devise de son grand empereur, Haïti, sauvé, en maintes
occasions, par sa faiblesse, renouvelle en politique les
errements de Fabius Cunctator, et l ' A r m a d a la plus
formidable échoue contre cette force de temporisation et
d'inertie.

V
J.-J. Dessalines s'élève à l'Empire. — Cérémonie de son sacre. —
— « Moi seul suis noble ! . . . — Célébration du premier anniversaire
de l'Indépendance. — Ordonnances, lois, décrets, réglements. —

Publication de la Gazette politique et commerciale d'Haïti. — Créa-
tion des commissaires d'îlets. — Cartes de sûreté. — Situation faite
aux blancs. — Brochard et Daransan. — Ducoudray, Noblet. —
Arsenal, fabrication de poudre. — Vols dos fonctionnaires. — C u l -
ture. — Ignorance de Dessalines. — Dureté de son cœur. — Dalé-

grand. — Un fils obligé d'ordonner le supplice de sa mère. —
Tentatives de Dessalines pour rapprocher les nègres et les mulâtres.
Giles Bambara. — Affaire Tendant Bedouet. — Corruption des
mœurs. — Désordre dans les finances. — Les inspections de Vastey.
— Mot de Dessalines sur son ministre des Finances.

Puisque j e m'attache, comme on a dû le remarquer, à
faire entrer dans cette relation les faits principaux de l'his-
toire et tous les détails, qui méritent de quelque façon
l'attention des lecteurs curieux, c'est ici le lieu de raconter
dans quelle conjoncture Dessalines fut élevé à l'empire.
Depuis la proclamation de l'indépendance, Boisrond-
Tonnerre, Juste Chanlatte et les bandits admis à sa familia-
rité, lui répétaient sans cesse que le titre de gouverneur-
général qu'on lui avait donné, comme à Toussaint-Lou-
verture, rappelant l'idée d'une métropole, ne convenait
point au chef d'un état autonome. Parmi les signataires
de l'acte de l'indépendance, plusieurs étaient d'avis qu'on
adoptât celui de président et qu'on fit une constitution

LE PREMIER EMPEREUR D'HAÏTI 115
démocratique. Ainsi pensaient Pétion, Geffrard, Pérou,
J.-L. François, et, en général, les anciens partisans de
Rigaud. Entendant parler de monarchie, ils craignaient
qu'on n'ouvrît la porte au despotisme et que l'autorité su-
prême, dont on peut abuser, ne restât par hérédité dans
la famille de Dessalines. D'autres inclinaient vers une
monarchie élective, trouvant indifférent que le chef de l'Etat
s'appelât président, roi ou empereur.
Précisément, dans le temps qu'on agitait ces questions
contradictoires, Dessalines apprit que le glorieux soldat
d'Arcole et de Rivoli, nommé consul à vie, en 1802, après
l'explosion de la machine infernale, avait été proclamé
Empereur par le Sénat, sous le nom de Napoléon I, à la
suite de l'attentat de Georges Cadoudal, le 28 mai 1804,
et que le peuple français, qui ne marchandait pas un titre
de plus à qui lui donnait gloire et sécurité, avait ratifié,
par 3,572,329 de suffrages, contre 2,569, l'établissement
d'une dynastie nouvelle qui, née de la révolution, devrait
on conserver les principes.
Au premier bruit de ce grand événement, Dessalines
jusqu'alors incertain du parti qu'il devait prendre, n'eut
plus d'hésitation. Boisrond-Tonnerre et Juste Chanlatte
s'empressèrent de remplir ses vues. Ils crurent très sérieu-
sement procéder en règle en rédigeant une pétition par la-
quelle le peuple et l'armée demandaient le changement de
la forme actuelle du gouvernement et décernaient au gou-
verneur-général le titre d'empereur. Cette pétition fut
adressée au général Pétion avec recommandation de la
retourner dans dix jours, revêtue des signatures des auto-
rités de l'Ouest et du Sud. A l'égard du Nord et de l'Arti-
bonite, on procéda de la même façon. Voilà quels ressorts
honteux et peu cachés, il fallut faire jouer.
Les mesures furent si bien prises que la pétition revint
à Marchand à la fin d'août. Les secrétaires du gouver-

116 LE PAYS DES NÈGRES
neur-général travaillèrent, sans désemparer, à l'acte do sa
nomination par les généraux et à sa proclamation à la
nation. Le premier reçut la date du 25 janvier, la seconde,
celle du 15 février 1804, pour éviter qu'on dit que Dessa-
lines avait pris le titre d'empereur à l'imitation de Bona-
parte.
L'artifice était grossier, mais la haine des Haïtiens
contre la France demeurait si vivace qu'ils ne voulaient
point qu'on supposât qu'ils eussent emprunté d'elle, même
une idée.
On arrêta que la cérémonie du couronnement aurait lieu
à Marchand, le 8 octobre, et qu'on la célébrerait le même
jour dans tout Haïti.
Ce délai gênait l'impatience de Dessalines. Il annonça,
le 2 septembre, à son état-major, qu'il n'attendrait pas
plus longtemps. Il sortit du palais et se montra à la
4 demi-brigade, qui était en garnison dans la ville. Les
e
officiers l'acclamèrent. Les soldats répétèrent machinale-
ment : Vive l'Empereur ! Il rentra au palais et les offi-
ciers de son état-major signèrent l'acte de sa proclamation,
sur lequel ils portèrent, par surcroît de précaution, les
noms des absents. Voici cet étrange document historique
inséré, à l'époque, dans la Gazette du Cap. Je l'ai fidèle-
ment copié :
N O M I N A T I O N D E L ' E M P E R E U R D ' H A Ï T I
J E A N — J A C Q U E S D E S S A L I N E S
Nous, généraux de l'armée d'Haïti, désirant consacrer par
un acte solennel, le vœu de notre cœur, et répondre à la v o -
lonté fortement prononcée du peuple d'Haïti ; persuadés que
l'autorité suprême ne veut point de partage, et que l'intérêt
du pays exige que les rênes de l'administration soient remises
entre les mains de celui qui réunit la confiance, l'affection et
l'amour de ses concitoyens ;
Bien convaincus, par une nouvelle expérience et par

LE PREMIER EMPEREUR D'HAÏTI
117
l'histoire des nations qu'un peuple ne peut être c o n v e n a b l e -
ment gouverné que par un seul, et que celui-là mérite la
préférence, qui, par ses services, son influence et ses ta-
lents, a su élever l'édifice de notre indépendance et de notre
liberté ;
Considérant qu'après une longue série de malheurs et de
vicissitudes, il convient d'assurer la garantie et la sûreté des
citoyens d'une manière immuable et irrévocable, et que le
plus sûr moyen d'atteindre c e but est de décerner au seul
chef capable de représenter et de gouverner dignement la
nation un titre auguste et sacré, qui concentre en lui les forces
de l'Etat, qui en impose au dehors et qui soit au-dedans le gage
de la tranquillité ;
Considérant q u e le titre de gouverneur-général décerné
au citoyen J . - J . Dessalines ne remplit pas d'une manière
satisfaisante le v œ u général, puisqu'il suppose un pouvoir
secondaire, dépendant d'une autorité étrangère, dont nous
avons à jamais secoué le joug ;
Sans avoir plus longtemps égard aux refus constants et
obstinés du citoyen Jean-Jacques Dessalines d'accepter une
puissance q u e le peuple et l'armée lui avaient déléguée dès
l'époque où notre indépendance a été proclamée, puisque ce
refus contrarie les intérêts, la volonté et le bonheur du pays,
déférons audit citoyen Jean-Jacques Dessalines le titre d'em-
pereur d'Haïti et le droit de se nommer un successeur.
Désirons que cette expression libre de nos cœurs, et déjà
provoquée par le peuple, soit offerte à sa sanction sous le plus
bref délai et reçoive sa prompte et entière exécution par un
décret du peuple, qui sera extraordinairement convoqué à cet
effet.
Port-au-Prince, 25 janvier 1801.
Signé: VERNET, C L E R V A U X , CHRISTOPHE, P É -
T I O N , G A B A R T , G E F F R A R D , J . - L . F R A N Ç O I S ,
F É R O U , G U É R I N , M A G N Y , R A P H A É L L A L O N D R I E ,
Paul R O M A I N , C A P O I X , C A N G É , J . - P h . D A U T ,
Toussaint B R A V E , M O R E A U , Y A Y O U , M A G L O I R E ,
A M B R O I S E , B A Z E L A I S , général de brigade, chef
de l'état-major général de l'armée.

On publia également à Marchand, le 2 septembre, la
proclamation à la nation.
7.

118 LE PAYS DES NÈGRES
Des copies de ces deux pièces furent envoyées à tous les
commandants d'arrondissement, avec cette recommanda-
tion sur l'enveloppe : Ce paquet ne sera ouvert que le
8 octobre.
Dessalines, paraissant céder au vœu public, se rendit
au Cap, où son élévation à la dignité d'Empereur devait
être solennisée avec la pompe et l'appareil, déterminés par
un programme communiqué à Christophe.
Le 8 octobre, au matin, Dessalines sortit du palais du
gouvernement. Son cortège était formé des diverses corpo-
rations d'arts et métiers, des habitants, des représentants
du commerce national et étranger, des magistrats du
corps législatif, — composé uniquement des généraux,
conseillers d Etat, — des officiers de santé, des troupes.
Arrivé au Champ-de-Mars, Dessalines, au bruit de la
canonnade de tous les forts et de la plus terrible musique
militaire qu'on puisse imaginer, gravit les degrés de
l'autel de la patrie, que surmontait un arc, portant cette
inscription :
Jean-Jacques Dessalines, 1 empereur d'Haïti.
er
Il s'assit sur le trône préparé pour lui, au milieu du
cercle formé par les généraux de l'empire, et mit sur sa
tête un diadème en papier doré. On n'avait pas eu le temps
ni les moyens de s'en procurer un de plus présentable.
Trois salves d'artillerie saluèrent le souverain fraîchement
couronné et le cortège se dirigea vers l'église.
L'office divin, célébré par le capucin Corneille Brêle,
curé du Cap, fut suivi d'un Te Deum, chanté avec accom-
pagnement d'une triple salve de canons.
De l'église, le cortège retourna au Palais. Là, l'ex-maire
de la ville, César Télémaque, qui, autrefois, avait failli
être victime de son dévouement à la métropole, chanta et
présenta à l'empereur la cantate suivante, qui fut très a p -
plaudie.

CÉRÉMONIE DU SACRE
119
Chantons, célébrons notre gloire,
Amis de l'île d'Haïti ;
Marchons, soutenons la victoire,
Le bonheur de notre pays.
Chérissons sans cesse
A v e c allégresse
Celui qui fait notre bonheur ;
Vive l'Empereur ! (bis).
C'est lui qui punit l'arrogance
Des Français nos vrais ennemis ;
Et qui, par sa douce clémence,
Fait de ses sujets, ses amis !
Chérissons sans cesse
A v e c allégresse
Celui qui fait notre bonheur :
Vive l'Empereur ! (bis).
Son nom, sa valeur, son courage,
Font trembler tous les intrigants ;
Ennemi du vil esclavage,
Il voit en nous tous, ses enfants ;
Chérissons sans cesse
A v e c allégresse
Celui qui fait notre bonheur :
Vive l'Empereur! (bis).
Reçois de moi le doux hommage,
Mon respectable souverain;
Que Dieu t'inspire des lois sages
Et te protège de sa main.
Je chéris sans cesse,
A v e c allégresse
Celui qui fait notre bonheur :
Vive l'Empereur ! (bis).
La nuit venue, toutes les maisons illuminèrent.
Au Port-au-Prince et dans les autres villes, une c é r é -
monie à peu près semblable eut lieu, par ordre. Dans le
peuple, l'enthousiasme, surexcité par les rasades de tafia,

120 LE PAYS DES NÈGRES
les danses frénétiques, la cacophonie des instruments,
tenait du délire. Un amour bien naturel de la vie chez le
plus grand nombre des mulâtres, l'entraînement chez beau-
coup d'autres, et un véritable fanatisme de dévouement
chez quelques-uns, firent rédiger une foule d'adresses,
expédiées en hâte à Marchand.
Jamais on ne vit dans une Cour plus d'intrigues et plus
d'espérances qu'après l'avénement de Dessalines. Tous
ceux qui avaient combattu avec lui convoitaient des titres.
Il n'y en eût aucun qui ne demandât au nouvel empereur
la création d'une noblesse. Jacques 1 , plus rusé en cela
e r
que Faustin 1 , leur répondait invariablement: « Moi
e r
seul suis noble ! » Bien plus, il ne forma aucun corps
de troupes privilégié. La 4 demi-brigade, dont la fidélité
e
avait été éprouvée, faisait à Marchand le service du Palais,
et les compagnies d'élite des régiments en garnison dans
les villes qu'il visitait, lui servaient de gardes.
Environ deux mois après, les hauts fonctionnaires civils
et militaires, reçurent du cabinet de l'empereur l'invitation
de se rendre à Marchand, pour assister au premier anniver-
saire de l'Indépendance. En mémo temps, le ministre des
finances, Vernet, manda, dans les derniers jours de dé-
cembre, les administrateurs et les directeurs des domaines,
pour vérifier leurs comptes de l'exercice de 1804.
Haïti fut rempli de mouvements. On rencontrait dans
les quatre départements, sur les chemins qui conduisaient
à Marchand, des fonctionnaires d'ordres différents, qui s'y
rendaient à cheval à grandes journées.
Cette ville nouvelle, qui commençait à être un séjour
agréable, prit, à partir du 29 décembre 1804, l'aspect d'un
vaste campement. On avait groupé plus de 3000 ajoupas
pour abriter les hôtes attirés par cette fête nationale, qui
surpassa par l'entrain celle du 8 octobre précédent.
Il y eut d'abord, le 31 décembre, des courses, Dessalines

A N N I V E R S A I R E DE L'INDÉPENDANCE 121
aimait avec passion ce genre de divertissement. Commen-
cées à neuf heures du matin, elles furent suspendues à
deux heures après-midi, à cause du désordre. Ceci est tel-
lement vrai que chaque propriétaire soutint que son cou-
reur était arrivé le premier.
Dessalines, pour ne pas faire de jaloux, réserva les prix.
A quatre heures, 400 tambours et autant de fifres jouè-
rent l'assemblée générale. Au palais impérial, la musique
de la 4 demi-brigade — il n'y en avait pas d'autre —
e
exécutait les plus beaux morceaux de son répertoire.
A cinq heures et demie, deux cents pièces de gros cali-
bre, dressées dans les forts et sur les remparts de la ville,
commencèrent à tirer. Cette canonnade, capable de faire
courir les morts dans la vallée de Josaphat, dura jusqu'à
six heures.
Le lendemain, qui était donc le 1 janvier 1805, dès
e r
sept heures, 5000 hommes, infanterie, cavalerie et artil-
lerie, occupèrent une enceinte immense, au milieu de la-
quelle s'élevait l'autel de la Patrie, portant le trône de
S. M. On pouvait étudier chez eux les innombrables grada-
tions qui séparent l'homme nu de l'homme vêtu; mais les
moins bien partagés, compensaient largement par la di-
gnité de l'attitude, la primitive simplicité de leur uni-
forme.
Vers huit heures, Dessalines quitta le palais, ayant le
général Christophe à sa droite et le général Bazelais à sa
gauche. Il portait un habit rouge brodé d'or, des épau-
lettes constellées de sept étoiles de diamant, un chapeau
galonné d'or, avec plumes aux couleurs nationales. Un ata-
ghan pendait à son côté ; sa main droite tenait une canne
à pomme d'or. A quelques pas derrière lui, marchaient de
front les généraux de l'empire : F. Capoix, T . Brave, V e r -
net, Clervaux, L. Gabart, Pétion, Geffrard, Férou, J.-L.
François. Puis venait à une petite distance l'impératrice,

122
LE PAYS DES NÈGRES
qui avait de la beauté, en robe de satin bleu de ciel,
brodée d'or et d'argent et semée d'abeilles. Douze dames
d'honneur et quatre aides de camp l'accompagnaient.
A peine Dessalines fut-il monté sur l'autel de la Patrie
que Christophe commanda : « Présentez armes ! genou
terre! » Les soldats s'agenouillèrent sur le champ. Quoique
surprise de ce mouvement, la foule, ce troupeau de Pa-
nurge, se prosterna aussi. Alors les canons, les tambours,
les fifres, les clairons, la musique de la 4° demi-brigade et
les deux cents canons détonnèrent. Cette apothéose rendait
sourds et aveugles ceux qui en étaient témoins.
Le vacarme cessa. Le peuple, toujours agenouillé, en-
tendit un discours que Boisrond-Tonnerre, seul avec Des-
salines sur l'autel de la Patrie, débita d'un ton véhément.
Pendant qu'il retraçait les cruautés des Français et les
exploits des indigènes, S. M. paraissait animée d'une
fureur terrible : Elle grinçait des dents. Boisrond-Ton-
nerre se tut. Elle prononça d'une voix rugissante le ser-
ment de vivre libre ou de mourir ; l'impératrice et les
dames d'honneur s'agenouillèrent.
Ensuite Christophe fit avancer les troupes, qui défi-
lèrent devant l'empereur. Il était midi lorsque S. M.
rentra au Palais. On y avait préparé un repas somptueux,
auquel prirent part les officiers de la garnison et les e m -
ployés civils et militaires.
Enfin, au coucher du soleil, à six heures, un bal fut
ouvert par l'empereur, Christophe, Vernet, Bazelais,
d'une part ; l'impératrice, la princesse Célimène, mesdames
Daut et Vernet, d'autre part ; sous les tonnelles, la Chica,
le don Pèdre,
la Maduca, le Vaudou, disloquaient les
épines dorsales et les hanches de la populace.
Dessalines, empereur, songea à réformer les lois. Il y
travaillait avec son conseil privé, composé de gens animés
du même esprit, tels que J. Chanlatte, secrétaire-général,

LOIS, DÉCRETS, ETC. 123
tenant la plume, Mentor, Boisrond-Tonnerre, Diaquoi,
Alexis Dupuy. Quand le conseil siégeait à Marchand, il
était augmenté, sans compter les secrétaires de l'empe-
reur, de J.-J. Charreron, administrateur de Saint-Marc ;
de L. Auguste Daumec, procureur-général impérial ; de
Jean-Baptiste, juge et chef de la justice à Saint-Marc. Au
Cap, on y admettait toujours le général Christophe, Char-
rier, les frères Roumage, C. Télémaque et Beaubert.
L'empereur, qui présidait toujours, se faisait lire les
anciens réglements concernant l'espèce dont on s'occu-
pait. Quand il désirait y apporter quelque modification, il
exposait son idée et disait : « Ce serait mieux ainsi.
Qu'en pensez-vous, messieurs? » Naturellement, les con-
seillers étaient toujours de son avis. D'autres fois il y avait
divergence. Alors il se montrait mécontent et commandait :
« J'entends qu'il en soit comme je veux; écrivez, monsieur
le secrétaire-général. » J. Chanlatte s'empressait d'obéir
et lui donnait lecture de ce qu'il venait d'écrire. Dans les
cas où la loi à faire n'avait aucun rapport avec celles exis-
tant déjà, il formulait sa pensée en créole, puis demandait
leur sentiment aux membres du conseil. Ceux-ci répon-
daient comme un seul homme : « Très bien ! très bien ! »
et la loi était acceptée. Ces séances législatives duraient
une heure, une heure et demie, jamais plus de deux
heures.
Les capitaines au long cours, vendant en cachette et en
détail la plus grande partie de leur cargaison aux petits
marchands, exportaient les espèces en circulation, et par
là appauvrissaient l'île. Pendant un de ses séjours au Cap,
le 14 octobre 1804, l'Empereur décréta : « Qu'il était dé-
fendu à tous les capitaines de bâtiments étrangers qui
arriveraient dans les ports de l'empire, de vendre leurs
cargaisons en détail aux marchands ou aux particuliers ;
que les négociants, établis en vertu de lettres-patentes de

124 LE PAYS DES NÈGRES
l'empereur, auraient seuls le droit de traiter des cargai-
sons pour un ou plusieurs, etc.
À cette même époque, la Gazette du Cap, disparue
après l'évacuation des Français, fit sa réapparition. Le
premier numéro portait la date du 13 novembre 1804, et
le titre de Gazette politique et commerciale d'Haïti.
Ce journal reproduisait les arrêts, décrets et ordonnances
de l'empereur.
Le 1 août 1805, celui-ci décréta que, vu le départ fur-
e r
tif de la Louisiane, navire américain, qui avait appareillé
sans avoir payé les droits d'exportation, « tout capitaine
étranger, à son arrivée dans un port de l'île, serait tenu
de faire cautionner son bâtiment par une maison de c o m -
merce, haïtienne ou américaine, expressément commis-
sionnée ad hoc, à laquelle il confierait le dépôt et la vente
des marchandises par lui importées, sinon bâtiment et mar-
chandises seraient confisqué.?.
Le 30 août suivant, il rendit un autre décret détermi-
nant le tarif des frais de justice, des taxes de notaires et
des officiers de l'état-civil ; le tarif des droits curiaux, des
frais d'impression ; le prix des écoles et des pensions
particulières.
Ayant appris que certains négociants intéressaient à
leurs spéculations des commandants militaires et recevaient
toujours à leur consignation, les navires dont les charge-
ments étaient les plus importants, au détriment des autres
et au mépris des arrêtés du ministre des finances, il décréta,
le 6 septembre, pour mettre fin à ces abus, que chaque
consignataire serait saisi, à tour de rôle et suivant l'or-
dre de numéro de sa patente, de la vente et de la res-
ponsabilité des marchandises des bâtiments étrangers. Nul
négociant, de quelque nature que fût sa réclamation, ne
pouvait prétendre recevoir plus de navires que les autres
consignataires.

BROCHARD ET DARANSAN 125
La police intérieure était entièrement négligée. Le 25
octobre, il ordonna d'arrêter les vagabonds et de les con-
traindre à travailler sur les habitations de l'Etat. Par la
même ordonnance, il institua les commissaires d'îlets,
qui sont d'ordinaire les citoyens notables de leurs quar-
tiers. Ils exercent gratuitement leurs fonctions, et leur
surveillance ne s'étend pas au-delà de leur quartier respec-
tif. Ils furent aussi chargés de faire le recensement de la
population, qui s'élevait alors à 825,000 habitants.
Le 7 décembre 1804, les généraux, commandant les
départements, furent autorisés à faire imprimer des cartes
de sûreté qui seraient délivrées, aux sujets des deux sexes,
par les commandants d'arrondissement et de place. Ces
cartes coûtaient un gourdin aux personnes aisées, un esca-
lin aux indigents. Ceux qui n'en étaient pas munis étaient
employés aux travaux publics.
Il fut défendu à tout indigène, sous peine de mort, de
sortir de l'empire. Haïti avait besoin de tous ses enfants.
L'empereur déclara que les marins qui, au lieu de se faire
sauter, se rendraient à l'ennemi, seraient décapités à leur
retour dans leur patrie. Dalégrand, capitaine d'un corsaire
capturé par un brick de guerre français, ayant réussi à s'é-
vader, était rentré chez lui. Il fut fusillé.
Quant à ses sentiments à l'égard des étrangers, ils
n'avaient rien perdu de leur férocité. Les rares blancs épar-
gnés ne jouissaient d'aucune sécurité. Ils n'étaient que
tolérés. Pour conserver leur vie, ils étaient obligés de s'at-
tirer la bienveillance générale, à force de concessions à
ceux avec lesquels ils étaient d'ordinaire en relation. Mal-
traités, ils n'obtenaient jamais justice; tués, leurs assas-
sins n'étaient pas poursuivis.
L'exemple suivant le prouvera.
A Saint-Marc, habitaient M. Brochard, négociant, et
M. Daransan, médecin, tous deux Français et si universel-

126 LE PAYS DES NÈGRES
lement estimés que Dessalines, même pendant les Vêpres
haïtiennes, avait dû leur faire grâce. Un officier de la
4°, dont je n'ai pu savoir le nom, prenant le moment d'un
voyage de l'Empereur au Cap, alla trouver ces deux
étrangers et leur dit que Dessalines, pour s'emparer de
leurs fortunes, avait l'intention de les faire mettre à mort.
Cet avertissement inspira, on doit le penser, une vive in-
quiétude aux deux Français. Ils résolurent de partir ; et,
trompés par les démonstrations d'amitié de l'officier, ils le
prièrent de leur en procurer les moyens, lui confiant
argent, bijoux, valeurs, tout ce qu'ils possédaient. Dans la
journée môme, le bénévole donneur d'avis transporta ces
objets sur un navire en partance pour Boston. A la nuit
tombante, Brochard que suivait sa maîtresse, jeune femme
de couleur, et l'enfant qu'il en avait eu, se rendit avec Dar-
ransan, déguisé en matelot, au bord de la mer. Au lieu d'y
trouver le canot du commandant du port qui, selon les pro-
messes de l'officier, devait les recevoir et les porter à bord,
ils rencontrèrent des assassins, qui les massacrèrent à coups
d'eustaches. Après cela, l'officier fit descendre à terre les
malles des deux infortunés, et, ayant distribué quelques
doublons à leurs meurtriers, il s'adjugea le reste.
Peu de temps après ces assassinats qui restèrent im-
punis, un créole des îles du Vent, du nom de Ducoudray,
débarqua aux Gonaïves. Signalé aux autorités comme
espion, on le conduisit à Marchand. Quoique les papiers
trouvés sur lui ne prouvassent d'aucune façon qu'il eût
mission d'explorer l'île, il fut fusillé trois jours après son
arrestation.
Un autre Français, nommé Noblet, ancien trésorier à
Miragoane, sous Rigaud, était revenu dans l'île après les
massacres de 1804. Mandé à Marchand, il fut bayonnetté
pour avoir osé rentrer en Haïti en dépit de la publication
qui anathématisait les blancs.

VOL DES FONCTIONNAIRES 127
Tous ces crimes inutiles étaient-ils le résultat de la
crainte d'une nouvelle invasion que Dessalines croyait cer-
taine ?
Dans cette prévision, il avait formé à Marchand un
dépôt d'armes et de munitions. L'arsenal était garni de
50,000 fusils, 50,000 briquets, 5000 sabres de cavalerie,
de nombreuses pièces de rempart et de campagne et de
deux millions de livres de poudre. On commença dès 1805
à en fabriquer près de Marchand, à Baurin. Des officiers
polonais qui, restés dans l'île après le désastre du corps
expéditionnaire, avaient passé du service de la France à
celui d'Haïti, dirigeaient la fabrication. Outre cette manu-
facture, Dessalines projetait d'établir plusieurs fonderies,
sur les différents points de l'Empire, lesquelles l'auraient
mis en état de se passer des armes et des munitions tirées
jusqu'alors de l'étranger. On fit venir des Etats-Unis un
assez grand nombre de bons ouvriers.
Tout avait une apparence de prospérité matérielle. Le
commerce était florissant. Les ports ouverts étaient fré-
quemment visités par des navires anglais, américains,
danois.
Chaque commandant militaire dans son département,
dans son arrondissement ou dans sa commune, était
maître absolu. Il avait de fait droit de vie et de mort sur
ses administrés. Les commandants de place remplissaient
les fonctions de juges. Les administrateurs des finances
n'osaient rien leur refuser. Ils retiraient du Trésor de
fortes sommes sans même en donner reçu. Ils toléraient la
contrebande quand on leur donnait quelques parts secrètes
dans les bénéfices. Les mulets de l'Etat, malgré un arrêté
de l'empereur, servaient à leurs besoins particuliers. Dans
beaucoup de communes, ils s'appropriaient en souverains
le quart des subventions en nature déposé dans le magasin
de l'Etat.

128 LE PAYS DES NÈGRES
Pendant que les hauts fonctionnaires, civils et militaires,
faisaient de la sorte une fortune aussi rapide que scanda-
leuse, le peuple, principalement celui des campagnes, foulé
à l'excès, portait tout le fardeau de l'Etat. Le plus petit
larcin, commis par un habitant, était toujours puni de
mort, et le coupable expirait sous les coups de bâton des
soldats, qui remplissaient le triste office de bourreaux.
Aussi, avec ce régime terrible, l'agriculture était en plein
développement, quoique les habitants fussent toujours em-
ployés en foule à l'achèvement des fortifications inté-
rieures. Les femmes de corvée chantaient un carabinier
dont le refrain était : « L'Empereur ménagé maman
pitites ».
La plaine de l'Artibonite se couvrait de cotonneries. Les
sucreries incendiées pendant la guerre, étaient relevées. La
culture du café n'était pas négligée. On exporta 30,870,114
livres de cette denrée, sans tenir compte de la quantité,
presque égale, sortie par contrebande.
Tout cela était le résultat de l'administration d'un
homme qui n'avait rien appris. Dessalines ne savait pas
même lire. Il n'avait pas eu le faculté de s'instruire, mais
si l'on n'exige pas d'un Chef d'Etat qu'il soit le Pic de la
Mirandole de son temps, on lui demande au moins qu'il ait
de la dignité, qu'il se tienne à l'abri du ridicule.
Tel n'était pas le cas de Jacques I . Un administrateur,
e r
accusé de prévarication, fut mandé à la capitale pour
faire approuver ses comptes. Dessalines lui ordonna de re-
passer ses calculs à haute et intelligible voix devant son
état-major. A la fin de plusieurs colonnes successives, le
fonctionnaire obtint des zéros et retint naturellement les
unités, comme l'indique Barême. Dessalines, sans le laisser
achever, s'écria : « Je ne m'étonne pas que vous ayez été
dénoncé puisque, moi présent, vous osez tout retenir, et ne
laissez à l'Etat que les zéros. »

IGNORANCE DE DESSALINES
129
Il le destitua sans autre explication.
Toujours à cause de l'ignorance de l'empereur, Inginac
faillit tomber en disgrâce. Une femme, à laquelle il avait
refusé de la mettre en possession d'un bien qu'elle récla-
mait sans présenter de titre de propriété, lui avait dit des
injures, et il l'avait mise à la porte en lui jetant l'épithète
de Messaline. Celle-ci fit le voyage de Marchand et dit à
l'empereur que le directeur des domaines l'avait appelé
une Dessalines. Si Inginac ne fut pas jeté dans un cachot,
c'est que le général Bazelais parvint à faire comprendre à
S. M. ce que l'on entend par une Messaline.
Voilà pour ses qualités intellectuelles et son esprit ;
maintenant, voici pour son cœur et sa sensibilité.
Attiré un jour par les menaces que se faisaient deux
officiers en querelle, Pontu, ancien partisan de Rigaud, et
Laurore Gabart, capitaine dans la 4 demi-brigade, l'em-
e
pereur mit la tête à la fenêtre et leur commanda de se
battre de suite. Ces deux officiers se mirent en ligne à
vingt pas de distance et avancèrent l'un sur l'autre en dé-
chargeant leurs pistolets. Pontu, atteint, tourne sur lui-
même et tombe. Dessalines, qui paraissait jouir vivement
du spectacle de ce duel improvisé, s'écrie : « Quelle belle
pirouette ! » Et Bigot, ancien officier du Sud, revenu
naguère dans l'île, connaissant ses sentiments à l'égard
de l'antagoniste de Toussaint-Louverture, pour le flatter
ajouta cette réflexion : « C'est ainsi que crève un ri-
gaudin ».

Une autre fois une femme lui porta plainte contre un
officier général. Pour toute réponse, Dessalines ordonna de
la passer aux verges. Le capitaine de service au palais fut
au désespoir : la plaignante était sa mère.
Les officiers de l'état-major général, quoique habitués à
des scènes horribles, étaient touchés jusqu'aux larmes.
L'infortunée, placée entre deux haies de soldats armés de

130 LE PAYS DES NÈGRES
lianes, avait la mort devant les yeux. Charlotin Marca-
dieux, le seul qui osât dire la vérité à Dessalines, se préci-
pita dans la cour du palais au moment où il commandait
aux soldats : Exterminez-là. — Arrête, monstre, cria-t-il;
serais-tu capable d'ordonner la mort d'une femme inno-
cente? Tu as mis les choses dans un tel état que bientôt je
serai forcé de me faire tuer pour toi. Dessalines rentra
dans ses appartements sans répondre. Marcadieux mit la
femme en liberté.
On doit cette justice à Dessalines de constater les efforts
qu'il a faits pour rapprocher les nègres et les mulâtres,
lorsque, comprenant que la rivalité des castes, mettait en
péril la nationalité haïtienne, il voulut éteindre jusqu'au
dernier brandon de discorde par des moyens qui n'étaient
pas toujours bons, il faut bien le dire, à atteindre le but
proposé.
Ainsi le colonel Giles Bambara, convaincu d'avoir tenu
des propos hostiles aux mulâtres, dans les mornes du Petit-
Goâve, fut mis dans un cachot. Il y mourut.
Au Port-au-Prince, deux officiers nègres, Michel Tendant
et Bastien, se prirent de querelle sous la galerie de l'église,
devant Chervain et Bedouet, mulâtres. Celui-là aurait dit :
« Allons-nous en. Cela ne nous regarde point. Ne mettons
pas le doigt entre l'arbre et l'écorce. » Tendant dénonça
Bedouet, qui était commandant de place, pour n'avoir pas
puni Chervain à propos de ces paroles. Dessalines les
appela tous les deux à Marchand. Dès qu'ils furent intro-
duits auprès de l'empereur, Tendant se jeta à ses pieds,
implorant justice. Dessalines le releva et donna ordre
de conduire de suite Bedouet au fort Fin-du-monde.
Celui-ci, qui n'avait point été entendu, éclata en récri-
minations :
S. M. connaissait assez ses sentiments pour ne pas le
condamner sans l'entendre ; depuis quelques temps, Elle

CORRUPTION DES M ΠU R S
131
écartait ses vieux compagnons d'armes, ceux qui avaient
partagé, dans les bois, dans les mornes, ses fatigues et ses
dangers, pour accueillir de vils flatteurs qu'on n'avait
jamais vus nulle part, avant l'expulsion des Français.
« Montrant du doigt avec hardiesse les hommes qui étaient
auprès de Dessalines, il ajouta : « De tous ceux qui vous
entourent il n'y avait avec vous, pendant la guerre, que
Bazelais, Roux, Diaquoi et Marcadieux. »
L'empereur, irrité davantage par ces paroles, le fit
traîner en prison où il demeura un mois. L'impératrice,
qui avait assisté à cette scène, finit par obtenir sa grâce en
disant à S. M. qu' Elle devait profiter de ces vérités.
Bedouet fut réintégré dans son commandement ; Michel
Tendant de lieutenant passa chef de bataillon dans la
12 demi-brigade.
e
Dessalines, qui domptait son peuple, ne pouvait maî-
triser ses passions ni celles de ses favoris. Il se laissait
aller à toutes sortes de débordements. Il faisait un usage
immodéré de liqueurs fortes. Dans chaque ville il entrete-
nait des maîtresses, agents secrets de sa politique que le
trésor public payait. Il employait toutes les séductions
pour vaincre les résistances des femmes entourées d'une
certaine considération. La corruption était si grande que
beaucoup allaient au devant de ses désirs. Loin d'être ho-
noré, le mariage était presque un objet de dérision. La plu-
part des grands dignitaires étaient placés, c'est-à-dire
vivaient publiquememt concubinage. Plusieurs se don-
naient le luxe de la pluralité des femmes
S o u s T o u s s a i n t - L o u v e r t u r e , les coffres de l'Etat étaient
ceux du gouverneur-général; sous Dessalines, ils furent
ceux de l'empereur avec cette différence, toutefois, que
Toussaint s'était réservé le droit de dilapider, et, qu'à la
façon du lion de Phèdre, il gardait tout pour lui, tandis que
Dessalines, moins glouton, disait aux administrateurs :

132 LE PAYS DES NÈGRES
« Plumez la poule ; mais prenez garde qu'elle ne crie : » , ce
qui signifie : « Faites votre fortune au détriment de l'Etat ;
mais tremblez, si la voix publique vous dénonce. »
Pour rétablir l'ordre dans les finances, quand il y eut
par trop d'abus, il envoya chaque année le ministre véri-
fier la comptabilité des administrateurs. Il ne pouvait, en
effet, s'en rapporter qu'à Vernet, qui lui-même était mené
par Vastey, le chef de ses bureaux. Celui-ci, dans une de
ses inspections, s'arrêta à Léogane. Les livres de l'admi-
nistrateur chez lequel il était descendu et qui l'avait par-
faitement traité, étaient très irrégulièrement tenus ; mais,
en sortant du bain qu'on lui avait préparé avant son dé-
part, il aperçoit sur la table un rouleau de doublons, et
son rapport fut favorable à un hôte qui faisait si bien les
choses. Il fit révoquer d'autres fonctionnaires dont les
livres étaient en règle.
Ceux-là avaient négligé de lui faire un présent.»
Vernet est représenté comme un homme très borné et
incapable. Il est à croire qu'il l'était. Dessalines disait de
lui : « Mon pauvre compère ne s'occupe qu'à faire de bons
déjeuners et sa partie de bête ; il s'en rapporte à Vastey,
dont la bourse se remplit chaque jour. » Pourtant, après
l'avoir choisi pour ministre, il lui conservait sa confiance,
et ne prenait à l'égard de Vastey, qu'il aimait aussi,
aucune mesure de rigueur. Mais un souverain est respon-
sable des maux que ses sujets endurent par sa faute, et le
dérangement des finances et les abus de l'administration,
auxquels il ne remédiait point, aliénaient les cœurs. Il
perdit bien vite dans l'esprit de ses contemporains, qui lui
devaient certainement en partie leur indépendance, tout
ce qu'il avait fait pour eux de grand, de mémorable, et
il n'est pas étonnant que le peuple, souvent féroce, ait
déchiré son cadavre après son assassinat, comme vous le
verrez plus loin.

VI
La capitale. — Le tremblement de terre de 1770. — Pétion, enfant,
échappe à la mort. — Le Port-au-Prince devient la ville du feu. —
Souvenirs historiques : Pompons blancs, Pompons rouges, Pompons

jaunes. — Praloto, la Martin. — Assassinat du colonel de Mauduit.
— Beau trait d'un esclave. — Mort de Praloto. — Polverel et S o n -
thonax au Port-Républicain. — La Guillotine. — Tentative du
commodore Ford pour s'emparer de la ville. — Ferme altitude de

Sonthonax. — Halaou et les nouveaux libres. — Le combat des
T rois-Rigoles. — Luttes intestines.— Bébé Coutard. — Sir Charles

Grey prend le Port-Républicain. — Escarmouche. — Traité entre
l'Angleterre et L'Ouverture. — L e capitaine-général Leclerc vient

au Port-Républicain. — Rochambeau emprunte ses mises en scène
à Lucrèce Borgia. — Le général Lavalette livre le Port-Républicain
à Dessalines. — Les Vêpres haïtiennes. — Le P. Lecun et son sofa.

Voici, au fond d'un golfe profond, sur des grèves basses,
la capitale d'Haïti, vaste agglomération de cases de bois
et de halles ou fire-proofs en briques, dressées, à côté
d'amas de ruines, le long de rues larges, se coupant à
angle droit, mais sans noms, sans numéros, véritable laby-
rinthe où l'étranger s'égare et se perd.
Des mornes, rangés en cercle derrière la ville, étendent
vers elle leurs pentes où l'on distingue de nombreuses
habitations qui ressemblent de loin à des fleurs blanches,
répandues sur le gazon vert foncé. Le plus haut de ces
mornes porte, comme un diadème, le fort Alexandre, du
haut duquel la vigie signale les navires qui viennent au
port. C'est sous ce fort, construit par lui en 1801, que
8

134 LE PAYS DES NÈGRES
Pétion est enterré. Depuis les halles les plus rapprochées
de la mer, sur les quais, jusqu'aux w a r v e s , le terrain est
plat, entrecoupé de rigoles, couvert d'objets et de débris
de toute sorte.
Appelée L'Hôpital par son fondateur, M. de la Caze, en
1749, cette ville doit le nom de Port-au-Prince, suivant Char-
levoix, à M. André, commandant du vaisseau le Prince,
qui y aborda en 1706, et, au dire du comte d'Estrée, aux
îlets du Prince, situés dans sa rade.
Les affranchis, en butte aux vexations des petits blancs,
firent, en 1793, du Port-au-Prince, Port-aux-Crimes.
A son tour, Polvérel changea ce nom en celui de Port-
Républicain, lorsqu'il eût fait signer aux planteurs la
déclaration de la liberté de leurs esclaves. En 1806, Chris-
tophe, en guerre avec Pétion, l'appela de nouveau Port-
aux-Crimes ; en 1811, elle reprit la dénomination de Port-
au-Prince.
Sa position topographique, favorable aux relations avec
les quatre départements; sa proximité de la riche plaine
du Cul-de-Sac, dont les produits alimentent ses marchés,
furent les motifs de la préférence qui lui a été accordée, au
préjudice du Cap. On évalue sa superficie, y compris les
places et les édifices publics, à neuf cent soixante mille
mètres carrés, divisés en cent et un îlets inégaux. Le3
rues, au nombre de vingt-six, sont larges de trente à
trente-trois mètres, mais mal entretenues. Les ménagères
en font l'égoût collecteur des balayures de leurs cuisines.
Aussi dit-on qu'elles sont cacadamisées.
Pour pénétrer dans les maisons, on est obligé de passer
des ruisseanx, où croupissent des eaux infectes, sur des
passerelles vermoulues, si peu sûres que, sous les pas, elles
semblent crier de passer à côté. Si la pluie vous surprend
au milieu de la rue, gardez-vous bien de quitter la chaussée
pour chercher l'abri des galeries. L'élévation du sol, qui

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LE PORT-AU-PRINCE
135
ne forme pas trottoir continu, varie devant chaque maison,
il est, de plus, coupé de petits fossés qui séparent les pro-
priétés. En marchant sous les galeries, on s'expose soit à
tomber dans un trou, soit à se heurter aux piliers, et les
suites d'une chute ou d'un choc peuvent être également
funestes.
Plusieurs places ornent la ville. Les quatre principales
portent les noms de Pétion, de l'Indépendance, de Vallière,
do Geffrard. Sur cette dernière, entourée d'une grille,
s'élèvent un kiosque et quelques escabellons auprès des-
quels gisent, dans l'herbe, leurs statuettes renversées. Les
autres sont couvertes d'ajoupas, boutiques foraines sous
lesquelles les détaillants tiennent le marché le samedi.
La plupart des fontaines, que l'on doit à Barbé de
Marbois, sont en mauvais état. Souvent il n'y en a qu'une
à laquelle puissent s'approvisionner d'eau les porteurs, qui
a transportent sur la tête à domicile, dans des quarts,
petits barils dont le contenu coûte de cinq à dix centimes
forts, selon la rareté.
Sous l'administration de l'intendant nommé plus haut, le
plus intègre et le plus sage de la colonie, d'après le juge-
ment des historiens haïtiens eux-mêmes, on creusa le
Réservoir ; on fit les deux terrasses de l'Intendance ; on
posa les tuyaux de fonte qui conduisent l'eau en ville.
L'église, pompeusement décorée du titre de cathédrale,
a été réparée sous le règne de l'empereur Soulouque.
Derrière elle est situé le palais épiscopal entre cour et jar-
din. A quelques pas de là, sur la place dite la Terrasse, on
montre un manguier énorme planté, si l'on en croit la tra-
dition, toujours par Barbé de Marbois.
Le Palais-National, terminé en 1772, n'existe plus.
Salnave le fit sauter en le quittant. Le président actuel
habite, dans la rue de l'Egalité, une maison en bois, sans
architecture, sous les galeries de laquelle le passant voit

136 LE PAYS DES NÈGRES
les soldats de la Garde couchés à l'ombre sur des bancs ou
sur les dalles. Leurs pacifiques fusils, réunis en faisceaux
devant les portes, veillent tout seuls sur le chef de l'Etat.
Les prisons, l'hôpital, l'arsenal, le lycée, la douane,
l'école lancastérienne, les secrétaireries d'Etat, l'adminis-
tration principale, le trésor, les tribunaux, édifices qui
n'ont que le nom, sont dispersés dans l'enceinte. Tous
exigent des réparations. Le magasin de l'Etat, détruit par
l'explosion de quelques livres de poudre, le 2 février 1827,
n'a pas été relevé.
Primitivement on bâtissait en pierre. Ce mode de cons-
truction fut abandonné après le tremblement de terre,
survenu en 1751, lequel était un bercement, en compa-
raison de celui de 1770, beaucoup plus désastreux.
Le phénomène commença à se produire à l'endroit
appelé le Gouffre, d'où sortent les rivières du Cul-de-Sac
et de Léogane, au pied des mornes de la Selle, qui sem-
blèrent sur le point de s'écrouler dans la savane.
Le 3 juin, jour de la Pentecôte, à sept heures du soir,
les habitants prenaient le frais sous les galeries, lorsqu'ils
sentirent le sol trembler sous leurs pieds. Ils se précipitè-
rent dans les rues, larges comme aujourd'hui et bordées
d'ormeaux, qui ont disparu. La terre fut mouvante toute la
nuit. Jusqu'au 18, on compta en moyenne cent secousses
par jour.
Les usines du Cul-de-Sac furent renversées ; la rivière
qui traverse cette plaine, après avoir cessé de couler pen-
dant seize heures, vit ses eaux revenir tout d'un coup et
déborder avec violence. Dans la ville, le palais du gouver-
neur, l'intendance, le conseil, l'église, le magasin à
poudre, les casernes, les maisons des particuliers, tout ne
forma qu'un entassement de décombres.
Cent personnes périrent dans cette catastrophe.
Alexandre Pétion était alors à la mamelle. Sa mère,

Le Président Fabre Geffrard. (Page 13ϋ.)


LE FORT-AU-PRINCE
137
troublée par la frayeur, par le tumulte, par les cris, l'avait
abandonné dans sa chambre, endormi dans son berceau.
La malheureuse prononce le nom de son enfant ; elle im-
plore des secours ; la terreur et le danger glacent tous les
courages; personne ne bouge... La nourrice se précipite au
risque de sa vie dans la maison chancelante et apporte sain
et sauf le petit Sansandre.
La population logea plusieurs mois sous des tentes. Pour
prévenir la disette, le comte de Nolivos, gouverneur-gé-
néral, et le président de Bongars, intendant, requirent les
vaisseaux en rade, de fournir du pain jusqu'à ce qu'on eût
reconstruit les fours. Les habitants des quartiers circon-
voisins, moins éprouvés, envoyèrent avec la plus grande
générosité des vivres de toute espèce.
Dans la suite, une ordonnance de police enjoignit à tous
les citadins d'élever leurs demeures en bois. C'était éviter
un danger pour s'exposer à un autre, non moins destruc-
teur, tout aussi terrible, et surtout plus fréquent, — le feu.
Les incendies de la Saint-Pierre 1784, du 21 novembre
1794, du 25 août. 1820, du 10 décembre 1822. etc., ont
tour à tour dévoré la ville en totalité ou en partie.
Peu de temp3 avant mon arrivée, la rue des Fronts-
Forts, la plus commerçante et la plus fréquentée, avait été
réduite en cendres on quelques heures.
Menacés à chaque instant par ce second danger, les pro-
priétaires, afin de le conjurer, sont revenus à la brique, ce
qui n'empêche pas le Port-au-Prince d'être tout en flam-
mes, deux fois par an au moins, ainsi que je l'ai constaté
à mes dépens.
Les détails que l'histoire nous transmet sur la capitale
de la République d'Haïti sont nombreux.
Elle nous apprend tout d'abord que ce fut dans cette
ville, en janvier 1790, que les planteurs organisèrent l'As-
semblée dite de l'Ouest, autant pour favoriser la révolution
8.

138
• LE PAYS DES NÈGRES
que pour contrarier le gouverneur de Pénier. Celui-ci,
forcé de prêter le serment civique à la nation, à la loi
et au roi,
forma, pour contenir les anarchistes, une ligue
d'hommes également dévoués à l'ancien régime et à la m é -
tropole. Chacun d'eux porta à son chapeau un pompon
blanc : c'était la couleur de la royauté. Chaque parti voulut
alors avoir son pompon : le rouge fut celui des révolution-
naires; le jaune, celui des hommes de couleur.
Quoique soutenus par le régiment de M. de Mauduit,
d'une ancienne famille de Bretagne, les Pompons blancs
perdirent bientôt leur prépondérance. Les Pompons
rouges
étaient plus audacieux. Ils avaient à leur tête un
aventurier italien Praloto et une virago, la Martin, qui,
la tête chargée de plumes rouges comme un kacik, les
épaules simplement couvertes de ses cheveux dénoués,
ayant à la ceinture un sabre et des pistolets, fréquentait les
clubs, excitant à la révolte la populace qu'elle s'attachait
par des distributions de viande et de pain. L'acharnement
de sa haine contre le colonel de Mauduit n'étonne plus,
quand on sait qu'elle venait d'un amour dédaigné.
L'administration de la colonie était alors aux mains de
M. Rouxelle de Blanchelande, gouverneur très faible, qui
laissa mettre le comble à la confusion en mars 1791, à
l'arrivée des troupes commandées par M. de Villages. Les
régiments d'Artois et de Normandie fraternisèrent avec la
populace. Cédant à leurs pernicieuses insinuations, les sol-
dats de M. de Mauduit abandonnèrent leur colonel pour
faire avec eux cause commune.
C'était l'époque où s'opérait en France la grande trans-
formation sociale.
M. de Mauduit, surpris dans sa demeure, fut traîné au
Gouvernement, où l'on devait prendre Blanchelande, afin
de les conduire ensemble au Comité de l'Ouest, déjà en
permanence. Mais le gouverneur, sorti de son palais par

S O U V E N I R S H I S T O R I Q U E S 139
une porte dérobée, était allé attendre sur une habitation à
trois lieues du Port-au-Prince, le dénouement de cette
affaire.
M. de Mauduit, amené seul au Comité, qui siégeait dans
une maison de la rue du Centre, près de la rue des Fronts-
Forts, en face de la maison Bouzy, déclara qu'ayant
toujours agi dans l'intérêt de la patrie, il ne ferait pas l'a-
mende honorable qu'on exigeait de lui.
— A la lanterne, l'aristocrate!...
A ce cri poussé par une foule irritée, le gentilhomme,
toujours ferme, répondit par un sourire de mépris. Les mé-
gères, qui entouraient la Martin, enivrées de fureur, se j e -
tèrent sur lui, et un sapeur de son régiment, fidèle encore
la veille, lui trancha la tête qu'on promena dans la ville
au bout d'une pique. Son corps fut, en outre, dépécé, et la
Martin coupa avec des ciseaux ses parties sexuelles qu'elle
emporta en guise de trophée.
Après cet acte de sauvagerie, la populace se rua à l'é-
glise où un Te Deum fut chanté avec pompe. Le soir on
illumina et les navires en rade, tout pavoisés, lancèrent
des fusées si nombreuses qu'on eût dit d'une pluie d'étoiles.
Un nègre du nom de Pierre, esclave de M. de Mauduit,
rassembla les membres de son maître dispersés dans les
différents quartiers et les enterra près du cimetière. Les
révolutionnaires avaient défendu au clergé de l'inhumer
en terre sainte, voulant que son cadavre devint la pâture
des chiens et des pourceaux. Pierre s'agenouilla, son pieux
devoir accompli, sur la fosse comblée, fit une prière, et se
brûla la cervelle.
Ne dirait-on pas un des traits rapportés par Valère-
Maxime?
Le Port-au-Prince resta à la discrétion de Praloto. Les
affranchis de l'Ouest l'assiégèrent, mais inutilement. Ceux
de Jacmel s'en emparèrent en 1792 et le livrèrent aux

140 LE PAYS DES NÈGRES
flammes. Ils furent chassés par le capitaine Bessière. qui
commandait la corvette le Serin.
La même année, les coalisés investirent la ville. Un
Pompon blanc proposa d'armer les esclaves et de ne
pas. laisser un être vivant ni une maison debout dans cette
abominable Babylone. Le Port-au-Prince, sommé de se
rendre, ouvrit ses portes, malgré les efforts de Praloto,
qui menaçait de l'incendier, si les habitants ne se défen-
daient pas. Le 5 juillet, l'armée des coalisés entra, Blan-
chelande prit contre les insurgés des mesures énergiques.
Praloto, arrêté, fut embarqué pour Saint-Marc d'où l'on
devait l'envoyer en France. Dans la nuit du 9 au
10 juillet, un Pompon blanc, que les Pompons rouges
avaient persécuté, Roy de Lagrange, se rendit avec plu-
sieurs sicaires à bord du navire qui portait le dangereux
agitateur, le descendit dans un canot, sous prétexte de le
conduire dans les prisons de la ville, mais, en réalité, pour
le tuer et jeter son cadavre à la mer.
La domination des révolutionnaires succéda de nouveau
à celle des métropolitains, mais ils possédèrent le Port-au-
Prince à peine un an. Polverel et Sonthonax, en ayant
expulsé Borel et ses saliniers, firent leur entrée solen-
nelle, le 14 avril 1793. On exigea de la ville une contribu-
tion de 450,000 livres. Il y eut même de nombreuses
déportations et quarante soldats du régiment ci-devant
d'Artois, furent renvoyés en France pour apprendre à être
patriotes et pour perdre leurs préjugés de couleur. Une
guillotine, dressée sur la place de l'Intendance, fut essayée
par un Pompon blanc natif de Rouen, du nom do Pelou,
condamné par la cour martiale à être fusillé. Tout le
peuple remplit la place pour voir fonctionner l'horrible
machine. Quand la tête de Pelou roula dans le panier, un
cri d'horreur s'éleva de la foule, qui se rua sur l'odieux
instrument et le mit en pièces.

SOUVENIRS HISTORIQUES 141
En 1793, les Anglais en guerre avec la France, occu-
paient déjà le Môle-Saint-Nicolas, Saint-Marc et l'Arca-
haie. Pour être maîtres absolus de la baie de la Gonave,
il ne leur restait plus qu'à s'emparer du Port-au-Prince,
devenu depuis peu le Port-Républicain. Dans la nuit du
1 au 2 janvier 1794, le commodore Ford parut devant la
ville, dont la garnison était faible, avec l ' E u r o p e , le
Sceptre et la Pénélope, et prit mouillage en face du fort
Bizoton. Au courant de la mésintelligence qui existait
entre les commissaires civils et les autorités, il comptait
de plus sur les sympathies des hommes de couleur. Il en-
voya à Sonthonax, Rowley, commandant de la Péné-
lope
que la foule escorta jusqu'au palais en vociférant :
Vive la République! Mort aux traîtres ! A bas les
Anglais !
Introduit auprès du commissaire civil, le parlemen-
taire demanda à lui exposer en particulier l'objet de sa
mission.
— Un républicain n'a rien à entendre en secret r é -
pondit froidement Sonthonax; parlez publiquement ou
retirez-vous.
Rowley reprit alors, s'adressant à la foule :
— Je suis venu sommer le délégué de la République
française de me remettre cette place que le roi Georges III,
mon auguste souverain, prendra sous sa protection aux
mêmes conditions que Saint-Marc. Au surplus, à la fin de
la guerre, S. M. accordera de grands privilèges aux hom-
mes de couleur.
Et se tournant vers Sonthonax, il ajouta :
— Le commodore Ford attend de la Barbade un renfort
imposant : votre résistance sera inutile.
— Sa Majesté Britannique ne désire-t elle pas aussi les
navires marchands qui sont dans le port? demanda Son-
thonax avec ironie.

142 LE PAYS DES NÈGRES
— Ces navires sont de bonne prise, répliqua Rowley,
puisque S. M. fait la guerre à la France.
— Eh bien, reprit Sonthonax, si nous sommes c o n -
traints d'abandonner le Port-Républicain, Sa Majesté Bri-
tannique n'en aura que la fumée, car les cendres seront
à la mer...
Le parlementaire se retira, toujours poursuivi des
cris de : Vive la République! Vive le commissaire
civil !

Aussitôt Sonthonax mit la ville en état de résister. Le
lendemain, Ford menaça de bombarder, s'il ne la ren-
dait pas.
— Commencez.... monsieur le commodore, répondit le
commissaire civil; nos boulets sont rouges et nos canon-
niers à leurs pièces.
L'escadre anglaise vira de bord.
Cependant Sonthonax, craignant encore que les anciens
libres ne livrassent la ville, se rapprocha des nouveaux
libres. Plusieurs émissaires, entre autres Guiambois, en-
voyés dans la plaine du Cul de-Sac, soulevèrent les ate-
liers. Une formidable insurrection éclata. Le meneur était
un Africain d'une stature gigantesque, d'une force hercu-
léenne, et qui est devenu légendaire : Halaou.
Il marchait, précédé d'un orchestre de bamboulas et de
lambis, et entouré de papas-lois, agitant des queues de
vaches qui, disait-il, détournaient les balles. Sous son bras,
il portait un grand coq blanc, qui lui transmettait les vo-
lontés de la Couleuvre. Désireux de voir Sonthonax, qu'il
appelait le bon Giu, Halaou partit, par une nuit obscure,
de l'habitation Meilleur, et arriva devant le Port-Répu-
blicain, au point du jour, avec 12,000 nègres, vraie armée
d'Hanouman.
Tout à coup sa musique infernale joue. Les habitants
accourent sur les remparts pour voir ces bandes

SOUVENIRS HISTORIQUES 143
effrayantes. Sonthonax va au devant de son allié, l'em-
brasse, lui parle à l'oreille et l'invite à faire entrer son
armée dans la ville. Les nouveaux libres inondent le Port-
Républicain ; et, sans l'énergie de Pinchinat et de Mont-
brun, appuyés par la légion de l'Ouest sous les armes, ils
auraient égorgés les anciens libres.
Sonthonax conduisit Halaou au Palais-National où un
repas d'apparat fut servi. La joie, l'orgueil, l'enthousiasme
de ces bandes de congos, de caplaous, d'aradas, d'ibos,
n'eurent plus de bornes, quand ils virent leur chef su-
prême, presque nu, couvert de wangas, conservant son
coq près de lui, assis vis à-vis du représentant de la
France, ceint de l'écharpe tricolore.
Après ce repas, Sonthonax porta, dit-on, Halaou à
assassiner le général Beauvais, qu'il lui représenta comme
opposé à l'émancipation des esclaves.
Halaou retourna donc à la Croix-des-Bouquets où Beau-
vais était cantonné avec un détachement de la légion de
l'Ouest. Prévenu du danger, celui-ci conserva sa présence
d'esprit et invita Halaou à se rafraîchir. Le chef de bande
s'assit à la même table, sans façon. Aussitôt des hommes du
détachement cernèrent la maison. Sans s'en douter, il était
leur otage.
On ne s'entretenait au Port-Républicain que du conseil
donné à Halaou par Sonthonax, conseil qui avait trans-
piré dans le public. Pinchinat et Montbrun expédièrent à
la Croix-des-Bouquets deux officiers avec mission de tuer
le premier ; Marc Borno, capitaine des dragons, envoya
pour sa part un détachement. De nombreux fantassins par-
tirent de leur gré. Quand les deux officiers pénétrèrent
dans la maison de Beauvais, un sergent les suivit. Irrité
de cette infraction à la discipline, le général se leva pour
lui brûler la cervelle. Mais, auparavant, le sergent eut le
temps de décharger son fusil sur Halaou.

144 LE PAYS DES NÈGRES
Alors tout fut compris. Les soldats de la légion de
l'Ouest tirèrent sur les insurgés qui, formant des masses
compactes, étaient mitraillés presque à bout portant. Les
queues de vaches que brandissaient les popas-lois en
chantant :
Halaou ! tym, pan, dam !
Canon ce bambou : tym, pan, dam !
La poud' cé de l'au : tym, pan, dam !
disparaissaient, emportées au loin.
Le carnage fut affreux aux Trois-Rigoles, près de la
Croix-des-Bouquets. Beauvais resta maître du bourg et
Sonthonax vit son autorité contestée par les anciens
libres.
Cela se passait en février 1794.
Pourtant le commissaire civil ne se rebuta point. Il con-
tinua à enrôler les nouveaux libres. Il complèta également
le 48° régiment, commandé par le colonel Desfournaux,
entièrement à sa dévotion.
De son côté Montbrun se préparait à la lutte. Le 17 mars,
à onze heures du soir, il marcha avec la Légion de l'Ouest
et do l'artillerie, sur la caserne du 48 qu'il mitrailla. Les
e
soldats tinrent ferme jusqu'à l'arrivée de Desfournaux.
Celui-ci tourna le Palais-National, pénétra dans l'apparte-
ment de Sonthonax déjà menacé et l'entraîna au milieu des
rangs du 48° vers le fort Saint-Clair.
En passant devant la geôle, le commissaire civil ordonna
de mettre en liberté les prisonniers, de peur que les blancs
qui se trouvaient parmi eux, ne fussent massacrés.
A cinq heures du matin, les affranchis et les colons étaient
toujours aux prises. On vit alors rentrer en ville 6000 nou-
veaux libres ayant à leur tête Yacinthe, successeur de H a -
laou, qui demanda à Sonthonax l'ordre de marcher contre
Montbrun. Se rappelant la catastrophe survenue au Cap,

L E PORT-AU-PRINCE 145
le 21 juin de l'année précédente, le commissaire civil r e -
fusa. A huit heures, il reçut une lettre de Montbrun. Celui-
ci exigeait l'embarquement du 4 8 , sinon il ne répondait de
e
la vie d'aucun blanc. Sonthonax se trouva obligé de con-
sentir. Montbrun vint le chercher au fort Saint-Clair et le
ramena au Palais-National. Le commissaire civil, compre-
nant que son autorité était perdue, délivra des passe-ports
à tous les blancs désireux de quitter la colonie.
Quelques jours plus tard, plusieurs milliers de nouveaux
libres sous la conduite d'un certain Bébé Coutard, envahi-
rent la Croix-des-Bouquets, pour venger l'affront de Son-
thonax. Les affranchis se retranchèrent dans l'église. L'un
d'eux, Daguin, sortit armé d'un fusil, sous prétexte dépar-
ier à Bébé Coutard. On ne le lui eût pas plus tôt montré
qu'il l'ajusta et l'abattit. Ce trait d'audace répandit la ter-
reur parmi les bandes, qui se dispersèrent.
Le Port-Républicain était dans la plus profonde détresse.
Depuis le départ du 48°, la garnison, réduite à la légion
de l'Ouest et à un bataillon de régénérés, manquait
d'armes, de vêtements, de munitions.
Précisément vers le même temps, le 19 mai, sir Charles
Grey, général anglais, qui avait conquis la Guadeloupe et
les autres Iles françaises sous le vent, envoya au môle
Saint-Nicolas, le Belliqueux, l'Irrésistible et le Flysloop,
portant 1600 hommes, sous le commandement du brigadier-
général Whyte. Le 23 du même mois, W h y t e mouillait
dans la rade de l'Arcahaie et ordonnait aux colons Hanus
de Jumécourt et Lapointe, qui avaient embrassé le parti
des Anglais, de marcher sur le Port-Républicain. Lui-même
jeta l'ancre dans la rade de cette ville, le 30. L'escadre,
dont le commodore Ford conserva le commandement,
compta dès lors douze vaisseaux, portant 1465 hommes et
316 canons.
Le Port-Républicain n'avait que 800 défenseurs. Cette
9

146 LE PAYS DES NÈGRES
garnison, trop faible contre les ennemis, se disposa cepen-
dant à se défendre. Montbrun promit de s'ensevelir sous
les ruines de la place. Sonthonax, qui avait des raisons
de douter de son patriotisme, fit venir de Jacmel un autre
homme de couleur, Martial Besse, auquel il confia le c o m -
mandement. Les Anglais ouvrirent le bombardement, le
31 mai. En même temps ils dirigèrent contre la ville, trois
colonnes : la première de 1000 hommes, sortant de Léogane,
était commandée par le baron de Montalambert : la
deuxième de 1200, venait de l'Arcahaie, sous les ordres
de Lapointe et de Hanus de Jumécourt ; la troisième de
1465 était composée de débris des régiments de Hompech,
de Rohan-Hussards et des uhlans de Bouille, qui n'étaient
point entrés dans l'armée du prince de Condé.
Le 1 juin, à onze heures du matin, la frégate la Péné-
e r
lope s'embossa devant le fort Touron, et le Belliqueux et
le Sceptre devant le fort Bizoton, armé de cinq canons, de
douze mortiers, et occupé par Montbrun, ayant avec lui
450 hommes de la légion de l'Ouest et quelques artilleurs.
Il répondit faiblement aux bordées de l'escadre anglaise
qui favorisèrent la descente au Lamentin de 800 hommes,
commandés par le colonel Spencer. A six heures du soir, la
pluie tomba avec tant d'abondance que les feux cessèrent
entre les deux armées. Le capitaine Daniel, à la tête de
60 hommes, s'élança vers Bizoton. Montbrun, croyant que
les Républicains cherchaient un abri contre l'averse, ouvre
la porte. Le capitaine l'aborde et lui dit : « Vous trahissez,
je vous fais prisonnier. — « Pas encore, répond Montbrun,
et il lui casse la tête d'un coup de pistolet. Le moment
d'après, le colonel Spencer pénétrait à son tour dans le fort
que lui livra celui-ci.
Le lendemain, le drapeau anglais flottait sur Bizoton.
Dans l'après-midi, Hampfield débarqua avec 200 hommes à
la pointe de la Saline et s'empara du fort Touron,

LES A N G L A I S A U P O R T - A U - P R I N C E
147
En cette extrémité, Polverel et Sonthonax réunirent les
nouveaux libres et les engagèrent à combattre en désespé-
rés, leur disant que, s'ils étaient vaincus ils retomberaient
dans la servitude. Sa harangue fut accueillie par des bra-
vos frénétiques ; mais cette étrange troupe ne songeait qu'à
piller la ville, loin de vouloir la défendre.
Maître du Port-Républicain, le général W h y t e s'y for-
tifia. Il éleva un blockhaus au milieu du cimetière exté-
rieur, dans le quartier du Morne-à-Tuf, et, au sommet des
mornes de l'habitation Cauvin, un fort qui dominait la ville.
Il fit faire aussi sur l'habitation Dessources, au haut du
morne l'Hôpital, une redoute qu'il arma de quelques canons.
Ses soldats, exposés au soleil pendant le jour et faisant la
garde la nuit, souvent sous la pluie, furent rapidement
emportés par la fièvre jaune.
Les colons, qui avaient appelé les Anglais, profondé-
ment découragés, envoyèrent à Londres un des leurs, V e -
nant de Chamilly, pour demander des renforts. Le général
Whyte, craignant de succomber à son tour sous ce climat
meurtrier, retourna en Angleterre. Il fut remplacé par le
brigadier-général Horneck, qui vint de la Jamaïque au
Port-Républicain, en septembre 1794. N'ayant pas assez de
forces pour attaquer, celui-ci garda la défensive.
Le 18 mars 1791, Bauvais et Rigaud tentèrent de r e -
prendre le Port-Républicain. Horneck envoya contre eux
le lieutenant-colonel Markham et 1,000 hommes qui les
repoussèrent jusqu'à Léogane.
A la fin du mois suivant, les Anglais reçurent un renfort
de 2,500 hommes. Le général Williamson, gouverneur de
la Jamaïque, succéda au brigadier-général Horneck, avec
le titre de gouverneur-général commandant en chef des
possessions de S. M. B. à Saint-Domingue.
La guerre continua. Les Anglais s'avancèrent jusqu'à
Léogane dans la journée du 17 au 18 mars 1796, mais sans

148 LE PAYS DES NÈGRES
réussir à s'en emparer. Quelques mois plus tard, le 5 décem-
bre 1797, Pétion leur enleva le fort de la Coupe. En 1798,
le général W h y t e fut remplacé par le major Nesbit, mort
peu de temps après. Thomas Maitland, désigné pour être
son successeur, reconnut l'impossibilité de se maintenir plus
longtemps : les masses se prononçaient contre l'Angleterre
qui avait rétabli l'esclavage. Il importait peu d'ailleurs à
cette puissance que son pavillon flottât à Saint-Domingue,
pourvu que cette colonie fût perdue pour la France et
qu'elle y trouvât des débouchés pour ses marchandises.
Le 30 avril 1798, l'adjudant-général Huin et le capi-
taine Nightingal, en conférence sur le vaisseau l'Aber-
gavenny,
mouillé dans la rade du Port-Républicain, dres-
sèrent et signèrent le premier, au nom de Toussaint-Lou-
verture, le second, au nom du gouverneur anglais, un
traité dans lequel il fut stipulé que le Port-Républicain,
Saint-Marc et la paroisse de l'Arcahaie, seraient remis
au général Toussaint-Louverture ; cinq semaines étaient
accordées aux Anglais pour évacuer Saint-Marc, l'Arcahaie
et le Port-Républicain ; le général Toussaint-Louverture
prenait l'engagement solennel de protéger les propriétés et
la vie de tous les habitants qui, soumis autrefois à S. M. B.,
voudraient rester dans l'île.
L'escadre anglaise appareilla le 9 mai 1798. Toussaint-
Louverture prit possession, le même jour, du Port-Répu-
blicain, au milieu d'un grand concours du peuple, qui le
reçut comme un libérateur. Ce fut une véritable ovation.
Il passa sous des arcs triomphaux dressés dans les rues et
ornés de tout ce que le climat fournit de décorations n a -
turelles.
En 1802, dans les premiers jours du mois de mars, le
général Leclerc vint au Port-Républicain, où le rejoignit
bientôt son épouse-Pauline Bonaparte, attendre les escadres
de Flessingue et du Havre. Trois partis s'y disputaient

MISE EN SCÈNE DE ROCHAMBEAU 149
alors la suprématie : celui de Toussaint-Louverture, le
plus faible, mais le plus énergique; celui des Indépendants,
qui souhaitaient l'expulsion des Français, mais après la.
chute de Toussaint-Louverture, dont la domination leur
paraissait trop lourde; enfin, le parti français, hostile à
Toussaint et aux indépendants, aidant de bonne foi au
triomphe dos armes de la métropole, mais voulant avant
tout l'établissement de la liberté et de la légalité.
Donatien Rochambeau, qui succéda à Leclerc, enlevé, ta
2 novembre suivant, par la fièvre jaune, dans la trentième
année de son âge, entra au Port-Républicain le 20 mars
1803. Son arrivée répandit une terreur profonde parmi la
population de couleur. Le parti français manifesta sa joie
par des illuminations et des fêtes. A cette occasion, le nou-
veau capitaine-général donna au palais national un bal au-
quel furent invitées les dames noires et jaunes.
Les salles de réception étaient splendidement décorées :
la musique de la garde d'honneur exécutaient les airs les
plus dansants ; l'amphitryon se montrait d'une courtoisie
exquise. A minuit, il pria les dames de couleur de vouloir
bien passer dans un salon où elles trouveraient d'autres
plaisirs et de nouvelles émotions. Au bout d'un long cor-
ridor, une porte, s'ouvre silencieusement à deux battants
pour leur livrer passage. Que virent ces malheureuses qui
les glaça d'épouvante ?... Une vaste pièce, tendue de noir,
éclairée d'une seule lampe, dans laquelle étaient rangés
par mornes files des cercueils. Soudain le chant des morts
sort de bouches invisibles. Beaucoup, chancelantes, s'éva-
nouirent, d'autres éperdues, prirent la fuite, tandis que
Rochambeau leur disait : « Vous avez assisté aux funé-
railles de vos époux et de vos frères. »
Le lendemain, commencèrent de nombreuses exécutions
de nègres et de mulâtres. On avait donné l'ordre aux
hommes de police, parmi lesquels se trouvaient des indi-

150 LE PAYS DES NÈGRES
gènes fort animés contre leurs consanguins, de faire égor-
ger, dans la cour de la geôle, les indépendants qui y
étaient détenus.
Environ ce temps-là, les troupes de la métropole per-
dirent du terrain. Le Port-de-Paix, la Tortue, furent enle-
vés par Capoix, et le Port-Républicain, cerné par plusieurs
chefs de bandes : Jean Rouge occupait le chemin de la
Coupe ; Adam Duchemin, Turgeau ; Toby, le morne Pié-
mont ; Bassou Langlade, le Canapé vert, Condé, la ravine
Décayette ; Patience et Lubin Hudicourt, Bizoton ; Cha-
vannes, la Rivière-Froide; Métellus, Truttier ; Lamérique,
le Morne-à-Bâteau.
Rochambeau transféra son quartier-général au C a p ,
après avoir confié le commandement de l'arrondissement
au général Lavalette et celui de la place au général Panis.
La famine ne tarda pas à se faire sentir. Craignant que la
ville ne fût saccagée, si elle était prise d'assaut, Lavalette
se résolut à capituler. Il envoya un parlementaire à Tur-
geau où se trouvait Dessalines. Celui-ci, prenant la fierté
d'un vainqueur, répendit : « Que le général Lavalette
m'envoie ses propositions par écrit et je verrai ce que j'ai à
faire. » Il réunit ensuite les officiers de son armée, et leur
demanda quelle conduite on devait tenir à l'égard du
Port-Républicain. La plupart furent d'avis qu'on le livrât
au pillage pour le punir de s'être montré si longtemps dé-
voué à la France. L'adjudant-général Bonnet et le général
Pétion combattirent cette opinion. Le second pria forte-
ment ses compagnons d'épargner cette calamité à sa ville
natale. Dessalines céda à leurs instances réitérées. Il fit
rédiger un manifeste dans lequel il promettait aux habi-
tants que leurs vies seraient sauves et leurs propriétés res-
pectées.
Le 5 octobre 1803, un second parlementaire, porteur
d'une lettre signée par le général Lavalette, se présenta à

LES VÊPRES HAÏTIENNES
151
Turgeau. Le commandant s'engageait à évacuer le Port-
Républicain, si Dessalines accordait le temps nécessaire à
ses préparatifs de départ. Cette condition fut acceptée. On
décida même que les noirs et les mulâtres esclaves, qui ne
voudraient pas suivre leurs maîtres, étaient libres de res-
ter avec les indépendants.
Très peu profitèrent de la permission.
Enfin, le 15 suivant, Lavalette avisa Dessalines que les
troupes dont on n'avait pas besoin pour le service des
postes étaient embarquées, et le 16, jour de l'expiration du
délai accordé, les navires gagnèrent la grande rade. Dans
la soirée, ils appareillèrent. Le jour suivant, à sept heures
du matin, l'armée indépendante, partagée en trois colonnes,
fit son entrée par les portails Saint-Joseph, de Léogane et
Montalet.
Le préfet apostolique, un P. Lecun, prêtre infâme, prêt
à tout sacrifier, même son prochain, pour conserver une
dignité, qui lui rapportait richesses et honneurs, fut cause
que les blancs perdirent la seule occasion qui leur restât
d'échapper à une mort certaine. Il les exhorta à ne pas s'em-
barquer avec les troupes, affirmant avec force serments,
du haut de la chaire de vérité, que Dessalines était devenu
Jacques le Bon.
Hélas ! à peine une année s'était-elle écoulée que
Jacques le Bon oubliait ses promesses. Le sang des blancs
coulait à flots. Après une tournée dans le sud, où l'égorge-
ment s'était fait sans bruit dans chaque ville, Dessalines,
revenu au Port-au-Prince, poursuivit le cours de ses assas-
sinats en masse.
Le 16 mars 1804, à dix heures du soir, des pelotons de
soldats pénétraient dans les maisons des blancs. Un vieil-
lard nommé None, habitant la rue des Fonts-Forts, fut
égorgé un des premiers. Beaucoup et de ce nombre un
M. Bobœuf, sur la place du Poste-Marchand, retranchés

152 L E PAYS DES NÈGRES
dans leurs appartements, résistèrent plusieurs heures, car
il n'était pas permis de les tuer avec des armes à feu. Des-
salines évitait le scandale... Un pharmacien, Saladin, dé-
fendu avec vigueur par son fils, jeune homme de couleur,
soldat de la 4 indigène, s'empoisonna au moment qu'on
e
allait enfoncer la porte de la chambre où il était enfermé.
Des enfants, traînant de vieux sabres, mutilaient les assas-
sinés et jouaient dans les rigoles avec le sang. Le massacre
dura jusqu'au point du jour. Les égorgeurs respirèrent
alors un instant. A huit heures du matin, ils recommen-
cèrent. Les blancs, qui n'avaient pas été tués pendant la
nuit, furent conduits hors de la ville et sacrifiés en plein
jour, à la Croix-des-Martyrs, auprès de laquelle Tous-
saint-Louverture avait fait bayonnetter tant de partisans
de Rigaud.
Le directeur des domaines, Balthasar Inginac, apposait
les scellés sur leurs demeures pour en empêcher le pil-
lage. Les biens mobiliers devaient être transportés au ma-
gasin de l'Etat.
Le soir de ce même jour, il y eut bal au Palais du gou-
verneur. Toute la population de couleur était en liesse.
Des hommes couverts de sang, ayant les poches pleines de
doublons, volés dans les maisons de leurs victimes,
entraient avec cynisme chez les femmes indigènes, leurs
parentes, qui avaient des amants blancs, et les contrai-
gnaient à se rendre au bal avec eux. Une d'elles pria ces
monstres d'avoir pitié de sa douleur. Ils lui répondirent :
« Si tu ne viens pas, nous refroidirons ton blanc : nous
savons où tu l'as caché. »
Le lendemain, le gouverneur-général parcourut la ville
pour voir par lui-même si ses instructions avaient été sui-
vies de point en point. Il n'eut pas lieu d'être mécontent.
Les galeries et les places étaient inondées de sang. Comme
il arrivait à la hauteur de la maison Boisblanc, dans la rue

LES VÊPRES HAÏTIENNES 153
Bonnefoi, quelques indigènes lui présentèrent un horloger
français, dont ils demandaient la grâce en termes pres-
sants.
Dessalines prit sa montre, la brisa sur le sol, et s'écria
en levant les yeux au ciel : « Quel besoin avons-nous de
son industrie? Quand le soleil sera perpendiculairement
au-dessus de nos têtes, nous saurons qu'il est midi. »
Il fit sabrer l'horloger par les soldats de son escorte, et
continua son inspection.
En revenant au Palais, il passa devant la prison. Plu-
sieurs blancs qu'on conduisait à la mort en sortaient au
même moment. Un de ces infortunés s'échappe des mains
des soldats, s'élance vers le gouverneur-général, se jette à
genoux : « Gouverneur, crie-t-il de toutes ses forces,
c'est votre bottier qu'on va tuer : sauvez-moi. » Dessa-
lines s'arrêta et dit à ses aides de camp : « Quel blanc
audacieux ! » mais il ordonna qu'on lui laissât la vie.
Jean Zombi, mulâtre d'une figure ignoble, louche et
rouge, s'était maintes fois fait remarquer par sa cruauté.
Traité de modéré par ses pareils, qui ne l'avaient pas vu
à l'œuvre, il sort de sa demeure, arrête un blanc, le met nu,
l'emmène sur le perron du palais et lui coupe la gorge
avec un rasoir ébréché. Après cela, il va par la ville, tirant
vanité de ce qu'il appelait son fait d'armes. Un autre,
tout aussi scélérat, Jean Zépingle, montra à la tuerie un
acharnement sauvage.
Tous deux méritent qu'on voue leur nom à l'exécration.
Dessalines, informé par ses espions que des indigènes
avaient refusé de verser le sang français, leur ordonna do
lui apporter des têtes de blancs. Il fallut obéir. — « Ce que
nous faisons, disait-il, est nécessaire à l'affermissement de
notre indépendance : Je veux que le crime soit national ;
que chacun trempe sa main dans le sang ; que les faibles,
les modérés que nous rendons heureux, malgré eux, ne
9.

154 LE PAYS DES NÈGRES
puissent pas dire plus tard : nous n'avons aucune part à
ces atrocités. Le seul responsable, c'est Dessalines, —
Jean-Jacques le brigand.
Quoique l'ordre eût été donné d'épargner les prêtres,
Juste Chanlatte saisit l'occasion qu'il croyait favorable de
prendre du préfet apostolique, qui avait eu une intrigue
amoureuse avec sa femme, une vengeance depuis long-
temps cherchée. Il communiqua son projet à plusieurs offi-
ciers de ses amis qui s'entendirent avec lui pour attirer le
P. Lecun dans un guet-apens. Le colonel Germain Frère
se chargea aisément de l'affaire. Il envoya au préfet apos-
tolique une invitation à dîner. Ce dernier, avisé à temps
qu'on devait le châtrer au dessert, se déguisa en femme,
et, favorisé dans sa fuite par plusieurs dévotes, monta sur
un bâtiment américain, à la nuit tombante.
Le jour qui suivit son départ, on trouva dans les salons
du presbytère un sofa à ressort qui se développait en
forme de lit. C'est sur ce meuble, digne de figurer dans
un dispensaire, que ce Claude Frollo confessait ses péni-
tentes.
Dessalines, voyant cela, se déclara chef de la religion,
comme un czar, et nomma des prêtres. Un nommé Félix
eut la cure de Saint-Marc, singulière retraite pour un
ancien tambour-major de la légion Dessources !
A tout prendre, il valait bien le P. Lecun.

VII
Des acrobates. — Le comte de Lémont. — La dette franco-haïtienne.
— Le tombeau d'Alexandre Pétion. — Un clarinettiste éleveur de
porcs. — Le D Jean-Baptiste Dehoux. — L'école de médecine. —·

r
Aspects divers du Port-au-Prince. — M. Baudet et son alezan. —
Le Pont-Rouge. — Dessalines marche sur le Port-au-Prince. —

Il est assassiné. — Fidélité de Charlotin Marcadieux. — Biogra-
phie de Dessalines. — Complications politiques. — Manifeste de
Christophe. — Défaite des républicains à Sibert.— Pétion, en danger
d'être tué, est sauvé par Coutilien Coutard. — Manette Bonnaire.
— Assaut donné au Port-au-Prince. — Christophe lève le s i è g e . —
Notice sur Coutilien Coutard. — Nous rentrons en ville. — L'hôtel
des Voyageurs.

Peut-être vous paraitrai- j e tomber fréquemment dans le
défaut reproché par Horace à ces écrivains qui placent,
dans le but de varier leurs descriptions, un dauphin au
milieu des forêts, un sanglier au sein des flots. Mais vous
devez considérer une fois pour toutes que ce n'est point ici
une histoire suivie, mais bien une relation de voyage; que
les sujets d'observation ou d'études se présentent sans lien
apparent, comme par hasard ; qu'il faut enfin les saisir au
passage sans avoir les moyens de préparer les transi-
tions.
Le dimanche qui suivit mon débarquement, j'eus l'occa-
sion d'aller au spectacle. Un pompeux programme m'avait
alléché. Ce programme est trop singulier pour n'être pas
rapporté. Le voici :

156
L E PAYS D E S N È G R E S
T H É A T R E D ' A C R O B A T E S
Eue du Port, presqu'en face du bureau du général,
commandant la place du Port-au-Prince.
Au P U B L I C ,
E n dressant le programme de la fête de dimanche dernier,
les acrobates n'attendaient pas moins de votre bonté et de
l'empressement q u e vous avez mis à répondre à leur gracieuse
invitation. Leur bonheur a été si grand de voir tant de jeunes
beautés, en qui rayonnaient les plus rares qualités, former un
imposant encadrement à c e tableau de fleurs, de parures, de
dentelles et de rubis ; leur bonheur a été si grand de se voir
honorés de la présence de tant de jeunes demoiselles, vrais
bijoux des Antilles, dont l'éclat surpasse celui m ô m e du diamant,
q u e le vieux Timothéo Sanchez s'est cru un moment dans
un de ces rêves dorés, si bien décrits dans les Mille et une
nuits.
Il ne pouvait se croire fait pour mériter de telles fa-
veurs ·, mais l'illusion a bien vite fait place à la réalité quand,
au milieu de ce vaste océan de parfums, il a v u s'offrir à ses
regards étonnés des yeux doux c o m m e ceux d é la c o l o m b e ,
des lèvres pures c o m m e le lys des champs, des sourires gra-
cieux comme ceux qui inspirent le poète, chantant la beauté
par l'harmonie. — Une représentation toute pareille est encore
offerte pour dimanche, à la même heure. Tout c e qui avait
manqué la dernière fois sera remboursé au mieux des artis-
tes. Ainsi A c e b e d o , le navigateur aérien, qui devait, en se
perdant dans l'espace, revenir avec une lettre d'amour adres-
sée à la plus belle, remplira son office dont l'empêchement a
été occasionné par le mauvais temps; et le petit Leonardo,
heureux rival de Juan Antonio, vous dira pourquoi il a su
mériter un jour, d'un certain député, le surnom d'enfant-cou-
leuvre.
La clôture se fera quand le 10° numéro sortant aura gagné
six grosses bouteilles de bière ; le 20°, quatre demi-bouteilles
de Champagne ; le 3 0 , une boîte de cigares ; le 4 0 , trois boîtes
e
e
de fruits cristallisés; le 5 0 , un gros flacon de prunes ; le 6 0 ,
e
e
une demi-douzaine de flacons d'odeur ; le 7 0 , quatre bouteil-
e
les d'eau de Florida ; le 8 0 , quatre verres de pommade ; le
e
9 0 , un assortiment d'odeur, de pommades et de peignes ; le
e

DES ACROBATES
157
1 0 0 , un magnifique pot en argent estimé P. 30, rempli d'eau :
e
il fera les délices de la table.
Les cartes pour les loges 15, 16, 21, 22, 23, se vendent
chez J . - J . Audain, et les autres numéros au théâtre m ê m e .
Afin de prévenir toute confusion, il est arrêté qu'après 7 h e u -
res, les chaises ne seront plus acceptées.
Personne n'a le droit d'entrer au théâtre sans payer. Bien
que le prix soit de 50 centimes forts pour tout le monde indis-
tinctement, les enfants qui ne voudront pas rafler pourront
avoir des cartes pour 25 centimes.
Public, j e vous attends ; public, j e vous salue. »
Le théâtre en question était tout simplement une baraque
en planches. Les tréteaux s'élevaient au milieu des sièges
disposés tout autour. Les dames étaient nombreuses dans
l'assistance et le directeur de la troupe, el senor Timothéo
Sanchez, promenait avec satisfaction le regard dans l'en-
ceinte remplie, supputant dans sa pensée le total de la r e -
cette.
J'allai me coucher assez désappointé. Auprès des frères
Risareli ou des demoiselles Washington, ces acrobates
étaient des écoliers de gymnastique. Ils me rappelaient ces
saltimbanques, qui, par les grandes routes, vont de ville en
ville, dans nos départements, attendant leur dîner, sur la
place où ils arrivent à la brune, d'une représentation
extraordinaire, pendant laquelle les Exercices sur la
corde succèdent au grand jeu des anneaux romains,
à la lueur de maigres suifs dont le vent du soir échevelle la
flamme.
Le lendemain de cette représentation, j e montai à
cheval et j'allai à Martissant faire une visite au comte de
Lémont, chez lequel j'avais dîné quelques jours aupa-
ravant.
En sortant du Port-au-Prince par le portail de Léogane,
j e suivis un chemin inégal qui s'enroule au pied des mor-
nes, près de la mer. Des cases dans le goût des wiwangs

158 LE PAYS DES NÈGRES
indiens, disséminées sur les deux côtés, blanchissent au
milieu des bananiers. A main gauche, un petit sentier res-
serré entre deux haies d'acacias sauvages, enguirlandés do
lianes folles, monte, tournant et pas trop raide, vers la de-
meure d'alors du ministre plénipotentiaire de France.
Un parc vaste et bien soigné, dont un jardinier vint
ouvrir la grille au bruit des pas de ma monture sur le
cailloutis de l'avenue, étend ses pelouses d'herbe de
Guinée sur les pentes du morne de Piémont qui descen-
dent en amphithéâtre jusqu'à la mer. Assise sur un des
gradins de la montagne, dominée par ses plus hautes cimes
qui se dressent derrière elle, voilée en bas par un rideau de
palmiers et de manguiers, l'habitation se décèle néanmoins
aux visiteurs par son toit d'ardoises qui domine les arbres.
Retirée à l'écart, elle surgit de terre comme un nid que l'a-
louette a caché dans les blés, entre deux sillons. Elle est
carrée, elle a un étage et le toit de sa galerie extérieure,
supporté par des piliers de bois, en fait le tour. Le pavillon
français la surmontait, et les brises tropicales, jouant
dans ses plis, caressaient amoureusement les trois cou-
leurs. Devant la façade, le parterre où les fleurs du climat
marient leurs vives nuances brille à l'œil, bigarré comme un
tartan d'Ecosse. Un ruisseau, qui dérive de la source de
madame Leclerc, y court dans l'herbe et s'enfuit à tra-
vers la savane, invitant à la rêverie par son murmure mé-
lancolique et assoupissant.
Le comte m'indiqua le chemin de cette fontaine dont on
pourra lire la description dans les Drames d'Haïti. Il me
montra aussi la case de Jean-Pierre Ibos, papa-loi vénéré
que le Président Salnave consultait souvent.
De ce lieu élevé le regard plonge, par une échappée de
vue entre les arbustes du parterre, sur un paysage de di-
mensions colossales et d'aspect vraiment grandiose. Les
mornes du Cabri, de la Chandelle, du Diable, toujours

)
e
158.
.
(Pag
Port-au-Prince
u
s
d
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environ
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plaisanc
d
n
e
habitatio
Un


LA. DETTE F R A N C O - H A Ï T I E N N E 159
nébuleux, bornent l'horizon, comme un paravent peint de
vertes forêts. Sur le golfe, des îlots, couverts de mangliers
et de palétuviers, semblent des pontons de verdure à l'an-
cre au milieu de flots jamais troublés. Fiers et Cabat trou-
veraient là des inspirations nouvelles pour leurs pinceaux.
Il y avait chez le comte de Lémont compagnie intime : le
chancelier du consulat, M. Huttinotet sa dame. La France
fut le sujet de notre conversation. L'île eut aussi sa part.
Nos relations diplomatiques étaient très tendues à ce
moment.
Les porteurs de titres de l'emprunt, contracté en France
par Haïti en 1825, réclamaient des dividendes. A cette
dette s'ajoute l'indemnité due aux colons ruinés par l'af-
franchissement de l'île. Tout compté, la somme atteint le
chiffre d'environ vingt-cinq millions de francs. Le service
de cette double dette avait été prévu et le budget d'octo-
bre 1870 portait quatre cent cinquante mille piastres,
réservées à cet effet. Cependant on n'avait pas encore
donné une gourde. La Franco réclamait près de cinq mil-
lions d'arriérés. Malgré et peut-être à cause des promes-
ses de payement réitérées par le secrétaire d'Etat des
finances, le comte de Lémont n'avait pas réussi à faire
rentrer au moins une partie des intérêts. Les dates des
diverses échéances passées, M. Darius Denis envoya au
général Brice un million de francs pour être déposé dans
la Caisse des dépôts et consignations en attendant le règle-
ment des comptes en retard.
Un tel procédé porte en soi son commentaire.
En rentrant en ville, j'examinai les ruines du Palais-
National et des bâtiments élevés sous Geffrard pour loger
les bureaux des secrétaireries d'Etat ; le fort Riche, qui
n'est qu'un vestige ; le tombeau de Pétion d'où il me sem-
bla entendre sortir une voix qui disait : « En politique, il
faut compter sur les institutions et jamais sur les hom-

160 L E PAYS DES NÈGRES
mes. » Près de ce mausolée, j e vis les sarcophages desti-
nés à contenir les restes du Père de la république et de sa
Elle Célie. Ils sont en marbre blanc et d'un beau travail.
Une guirlande de laurier, avec une épée romaine, orne le
couvercle de celui du héros. Sur le sarcophage de sa fille
se déroule une guirlande de roses autour d'une croix sur
laquelle on lit : « Je suis la résurrection et la vie. » La
pluie, le hâle, le soleil, brunissent la blanche pierre dont
les soldats ont brisé les angles en aiguisant leurs manchet-
tes dessus.
A quelques jours de là, j'allai avec trois rédacteurs du
Civilisateur, MM. Enélus Robin, Dumézile Marcellin et
Félix Richiez, rendre visite à un artiste français, M. A .
Auroux, ancien concertant des concerts populaires, organi-
sés à Paris par M. Pasdeloup.
Des ânes, chargés, que poussaient devant elles des
négresses, vêtues d'un long peignoir de gingar, ballonné
par le vent ; de cabrouets attelés de bœufs, conduits par
des habitants qu'un tablier de peau, attaché aux reins,
préserve des coups de cornes, répandaient la vie dans le
paysage et le mouvement sur le chemin qu'ils encombraient
souvent avec obstination.
Une avenue de hauts cocotiers, partant du sentier que
nous prîmes dans les mornes, aboutit à l'habitation que
l'on aperçoit avec peine, cachée qu'elle est par des bou-
quets d'arbres.
Nous trouvâmes M. Auroux dans sa basse-cour. Chargé
de la direction d'une école de musique, dont les cours sont
très irrégulièrement suivis, il délaissait la clarinette Bohn,
à laquelle il devait de nombreux succès, pour élever des
porcs américains et des coqs chinois qu'il cherchait à
acclimater. Mal lui en avait pris. Cet essai lui donnait
mille tracas sans aucun profit. Chaque nuit il avait à veiller
sur sa basse-cour et sur ses étables dans lesquels les ma-

LE PONT-ROUGE
161
raudeurs du quartier faisaient de fréquentes descentes.
L'infortuné en perdait la tête, et il y avait de quoi.
— Encore, me disait-il d'un ton de rieur, si j e pouvais
la repeupler avec les canards sortis de ma clarinette, la
perte me serait légère.
On tolère les enjambements des poètes ; on peut bien
accorder aux voyageurs la permission de faire des coqs-à-
l'âne.
Je vous dirai en conséquence que le Port-au-Prince n'est
pas seulement doté d'un Conservatoire, mais qu'il a aussi
une Ecole de médecine. Le directeur d'alors, M. Jean-
Baptiste Dehoux, docteur en médecine de la Faculté de
Paris, est un Haïtien fort hospitalier, de manières char-
mantes et d'une science profonde. Privé d'éléments, peu
soutenu par l'Etat, il luttait néanmoins avec une prodi-
gieuse constance contre des difficultés insurmontables, afin
de constituer une véritable école, rêve de sa vie. On doit
vraiment admirer l'énergie avec laquelle il se dévouait à
cette œuvre patriotique.
Il eut la courtoisie de m'inviter aux examens de fin
d'année.
Une fois installé, la chose que j e voulais voir la première
et sans retard, était ce pont historique, témoin, le 17 octo-
bre 1806, de l'assassinat de Dessalines.
La course n'étant que de cinq à six lieues pour pousser
jusqu'à Sibert, habitation sur laquelle Christophe défit
Pétion, aller et revenir, ne demande pas plus d'une mati-
née. Afin d'avoir une monture, je m'adressai rue des
Casernes à M. Baudet, prédestiné, comme on le voit à son
nom, à être le Chéri-Lyon du Port-au-Prince. Il me donna
son alezan, fine bête, dominicaine d'origine, qu'il ne louait
qu'aux gentilshommes. Je fus très sensible, on le
pense bien, à cette marque de considération que quatre
piastres payèrent largement. M. Toulmé-Duplessis, qui

162 LE PAYS DES NÈGRES
porte un nom cher à l'enseignement et aux l e t t r e s , s'of-
1
frit gracieusement à m'accompagner, proposition qui me
fut particulièrement agréable, ce que prouva mon empres-
sement à l'accepter.
Le Pont-Rouge est presque aux portes du Port-au-
Prince. Nous sortîmes de la ville par le portail de Saint-
Joseph près duquel s'élève une église récemment construite
sur les plans de M. Brébant, architecte français ; nous
prîmes la route de la Croix-des-Bouquets, et, après avoir
laissé à gauche le fort Lamarre, nous arrivâmes au bout
d'un petit temps de galop, devant un ponceau d'une seule
arche ogivale aux parapets en moellons, jeté sur le lit
d'un ruisseau à sec la majeure partie de l'année et qui
ne mériterait pas d'être visité s'il n'avait été rendu sinis-
trement fameux par l'assassinat que mon compagnon,
alors jeune homme, aujourd'hui homme d'une instruction
solide, m'a raconté, d'après Ardouin et Madiou, car
il ne pouvait pas dire comme Enée du siège de Troie :
J'y étais.
— C'est à Marchand que Dessalines apprit la révolte
de Mécerou, dans le Sud. A cette nouvelle, il s'écria : « Je
veux que mon cheval piaffe dans le sang jusqu'à Tibu-
ron. « Ignorant que Christophe eut été proclamé chef de
l'insurrection, il lui écrivit de se tenir prêt à entrer en
campagne. Il envoya aussi au général Pétion l'ordre de
marcher sur les Cayes à la tête des troupes de la seconde
division de l'Ouest.
Le commandement de Marchand confié à Vernet, minis-
tre des finances, il courut éteindre lui-même la rébellion.
Ceux qu'il avait appelé à l'honneur dangereux de l'accom-
pagner étaient : les généraux Mentor et Bazelais, les colo-
nels Roux et Charlotin Marcadieux, les secrétaires Dupuy
Voir La Littérature française d'outre-mer.
1

ASSASSINAT DE DESSALINES 163
et Boisrond-Tonnerre. Le 1 et le 2 bataillon de la 4 demi-
e r
e
e
brigade formaient l'escorte.
Arrivé à Saint-Marc, il ordonna au 3 bataillon de la 4°,
e
qui y tenait garnison, de se joindre aux deux premiers.
En sortant de la ville, il rencontra dans la grand'route un
de ses aides-de-camp, Delpêche, qui, fuyant l'insurrection,
était parti du Petit-Goâve pour venir se ranger à ses côtés.
Celui-ci conseilla à l'Empereur de n'approcher du Port-
au-Prince qu'avec une armée imposante. Dessalines, aussi
inébranlable dans ses projets que vif dans ses actions, sans
lui demander aucun éclaircissement, l'appela traître, et
lui ordonna de sortir de sa présence. Delpêche, mortifié,
s'achemina vers Saint-Marc, y entra, changea de cheval,
et, poussé par une fidélité aveugle, s'élança à la suite de
l'Empereur. Des soldats du 3 bataillon de la 4° le bayon-
e
nettèrent à Lanzac.
En entrant à l'Arcahaie, Dessalines aperçut une fumée
épaisse du côté du Sud : « En ce moment, dit-il, mon com-
père Pétion donne du feu aux révoltés. » Il envoya en
avant les six compagnies de la 3 demi-brigade qu'il trouva
e
dans le bourg, sous la conduite du colonel Thomas et du
chef de bataillon Gédéon : « Vous sentez-vous le cœur,
demanda-t-il à ces deux officiers, de marcher dans le sang
jusqu'aux Cayes ? et il ajouta : « Le département du Sud
sera bientôt une solitude telle qu'on n'y entendra même
plus le chant du coq. »
Thomas et Gédéon répondirent qu'ils feraient leur de-
voir. Vers dix heures du soir, le 16, ils n'étaient plus qu'à
trois kilomètres du Pont-Rouge. Un voyageur, qui les pré-
cédait, annonça en ville que l'avant-garde de l'armée de
l'Empereur avançait.
Les généraux Guérin, Vaval et Yayou, se portèrent
aussitôt au-devant des soldats, qui marchaient en désordre,
et, par des promesses, les gagnèrent à la cause des répu-

164 LE PAYS DES NÈGRES
blicains. Quant au colonel Thomas et au chef de bataillon,
on s'assura de leurs personnes. « Il n'y a pas à balancer,
leur dit Guérin, choisissez entre mourir ou adhérer à la
révolution. » Ils déclarèrent qu'ils ne prendraient aucune
détermination avant d'avoir vu Pétion. On les conduisit au
bureau de la division militaire où celui-ci se trouvait.
Thomas, qui montra de l'hésitation à abandonner l'Empe-
reur, fut placé sur le champ à la tête de la 3 demi-brigade
e
rangée sur la place Vallière, et à laquelle Pétion donnait un
témoignage de sa confiance en ne la faisant pas désarmer.
Gédéon avertit Guérin que l'Empereur lui avait recom-
mandé de l'attendre au Pont-Rouge et qu'il voulait en arri-
vant le voir de loin à ce poste. Guérin le pressa alors de se
déshabiller et fit endosser son uniforme par un adjudant-
major de la 2 1 de Léogane qui lui ressemblait. Cet officier
e
fut placé au Pont-Rouge à la tête d'un bataillon de la 15 ,
e
afin de mieux attirer l'Empereur dans le piège.
Le 17, à cinq heures du matin, Sa Majesté quitta l'Ar-
cahaie, suivie de son état-major seulement. La 4 demi-
e
brigade, qui eût pu l'escorter, avait été renvoyée à
Montrouis pour s'y faire habiller. Chemin faisant, on ren-
contra plusieurs habitants venant du Port-au-Prince.
Questionnés sur ce qui se passait en ville, ils répondirent
tous qu'il n'y avait rien d'extraordinaire. L'Empereur
continua à chevaucher sans soupçon.
Parvenu à Drouillard, «habitation que nous venons de
laisser à gauche, où il y avait alors un atelier nombreux,
on n'entendit aucun cri qui annonçât la révolte.
A neuf heures, étant déjà à deux cents pas du Pont-
Rouge, l'Empereur se tourna vers Boisrond-Tonnerre, qui
se trouvait près de lui.
— Vois-tu Gédéon au milieu du pont ? dit-il. Il est
l'esclave de la discipline. Je le récompenserai.
Celui qu'il prenait pour Gédéon était l'adjudant qui en

ASSASSINAT DE DESSALINES
165
avait revêtu l'uniforme, comme j'ai eu l'honneur de vous
le dire plus haut.
— Mais, Sire, observa le colonel Léger, officier du
Sud, faisant partie de son état-major, j e me trompe sin-
gulièrement ou ce sont des soldats du Sud.
— Vous voyez mal, répondit Dessalines. Que seraient-
ils venus chercher ici ? . . .
Au même instant, il entend le commandement d'ap-
prêter les armes et les cris : Halte, Empereur ! Halte,
Empereur !. . .
Avec cette impétuosité qui n'appartenait qu'à lui, il
s'élance au milieu des bayonnettes.
— Soldats, s'écrie-t-il, ne me reconnaissez-vous pas ?
Je suis votre Empereur.
Il saisit un coco-macaque , suspendu à l'arçon de la
1
selle, fait le moulinet, écarte les bayonnettes qu'on lui
dardait. Le sergent Duverger, de la 15 , ordonne au
e
fusiller Garat de tirer. Celui-ci lâche son coup. L'Empe-
reur, qui n'est pas atteint, lance son cheval à toute bride.
Un second coup de feu part des rangs de la 16·, et Dessa-
lines, frappé cette fois, s'écrie : « A mon secours, Char-
lotin ! » Marcadieux se précipite vers son ami, veut le
couvrir de son corps. Le chef d'escadron, Delaunay, du
Sud, lui fend la tête d'un coup de sabre. Dessalines res-
tait encore en selle. Yayou lui plongea trois fois son
poignard dans la poitrine et l'acheva. Il tomba comme
une masse inerte aux pieds de son assassin tout ruisselant
de son sang, qui avait rejailli sur ses vêtements. Les
officiers, qui étaient avec lui, le voyant mort, s'enfuirent,
excepté Mentor, son conseiller, qui s'écria : « Le tyran
est abattu I Vive la Liberté ! Vive l'Égalité ! »
Il y eut alors une scène affreuse. On dépouilla l'Empe-
1 Espèce de gourdin,

166 LE PAYS DES NÈGRES
reur ; on ne lui laissa que son caleçon ; on lui coupa les
doigts pour enlever plus facilement les bagues dont ses
mains étaient couvertes. Cependant Yayou ordonna à quel-
ques grenadiers d'enlever le cadavre mutilé. Les soldats
obéirent avec effroi. Ils disaient que Dessalines était un
papa-loi. Quand on l'eût placé sur des fusils disposés en
brancard : « Qui dirait, exclama Yayou, que ce petit misé-
rable faisait trembler Haïti, il n'y a qu'un quart d'heure! »
Cette masse informe et hideuse de chair et d'os, à
laquelle il ne restait aucune apparence humaine, trans-
portée en ville, fut jetée sur la place du Gouvernement.
Tandis que la populace profanait les restes défigurés du
chef suprême, naguère son idole, une pauvre folle, la
Défilée, vint à passer. Elle demande quel est ce sup-
plicié. « Dessalines... » , lui répond-on. A ce nom, ses
yeux égarés devinrent calmes ; une lueur de raison brilla
dans son cerveau troublé. Elle courut chercher un sac à
café, y jeta ces lambeaux pleins de sang et souillés de
boue que les porcs errants se disputaient déjà, les porta
au cimetière intérieur, et, les ayant déposés sur une
tombe, s'agenouilla auprès. Pétion envoya deux soldats
qui les mirent en terre, sans qu'aucune cérémonie reli-
gieuse accompagnât cet enfouissement clandestin.
Ainsi périt le cruel Jean - Jacques Dessalines, dit
Jacques I , gouverneur-général, puis Empereur d'Haïti,
e r
dont la fortune était pour le moins aussi singulière que
celle de son prédécesseur, Toussaint-Louverture, et do
son successeur, Henry Christophe. Né en 1758 à Cormier,
habitation de la Bande-du-Nord, près du Cap-Français, il
avait été élevé par Duclos, colon blanc dont il avait gardé
le nom, selon l'habitude des esclaves, qui prenaient celui
de leur maître, jusqu'au moment où il fut acheté, tout
jeune encore, par Dessalines, noir libre au service d u -
quel il resta jusqu'à l'âge de trente-trois ans, et dont il fit

BIOGRAPHIE DE DESSALINES 167
son maître d'hôtel, lorsqu'il devint gouverneur-général.
En 1791, il entra dans les bandes de Bouckmann et de
Jeannot. Il passa ensuite dans celles de Jean-François et
de Biassou. Bientôt il quitta les drapeaux de S. M. C.
pour suivre Toussaint-Louverture et se rallier à la Répu-
blique française, dont les commissaires avaient proclamé la
liberté générale. Il reçut les épaulettes de capitaine. Dès
lors il se fit remarquer par une haine implacable contre le
parti colonial. Quand on organisa les troupes indigènes,
exclusivement composées de noirs et de mulâtres, il fut
promu, en octobre 1794, au grade de chef de bataillon par
le gouverneur Laveaux, à la demande de Toussaint-
Louverture. En 1795, il devint colonel de la 4 demi-
e
brigade coloniale, et deux ans après, général de brigade.
Il combattit les Anglais et ne contribua pas peu à leur
expulsion de l'Artibonite. Après la déportation du Premier
des Noirs,
il tenta de réunir les deux castes : « Noirs et
jaunes, disait-il, que la duplicité raffinée des Européens
a cherché si longtemps à diviser, vous ne faites aujour-
d'hui qu'une seule famille. Maintenez parmi vous cette
précieuse concorde : c'est le gage de votre bonheur, de
votre triomphe. C'est le moyen d'être invincibles. »
En octobre 1802, lorsque la métropole se disposa à
rétablir l'esclavage, les nègres et les mulâtres, liés momen-
tanément d'intérêt, coururent aux armes et la guerre de
l'indépendance commença. Dessalines parut. Il arracha du
drapeau tricolore le blanc, et, rapprochant le rouge du
bleu, il symbolisa l'alliance de l'Africain et de ses descen-
dants. Plus tard, fait Empereur par ceux dont il avait été
le libérateur, il exerça les vengeances les plus atroces et
s'abandonna au despotisme le plus tyrannique. Sa fermeté
devint opiniâtreté ; sa libéralité dégénéra en profusion ;
son courage fut poussé jusqu'à la témérité ; sa justice alla
souvent jusqu'à la cruauté.

168 LE PATS DES NÈGRES
— Diable ! mon ami, vous me paraissez indulgent.
Toutefois, me plaçant à votre point de vue, je comprends
jusqu'à certains égards votre admiration pour un homme
qui, d'après ce que nous apprend votre propre histoire,
s'est toujours montré brutal dans ses plaisirs, féroce dans
ses mœurs, barbare dans ses mesures politiques. Mais la
réflexion que je fais là n'est peut-être pas de votre goût.
Faites comme si je n'avais rien dit et achevez votre récit ;
vous m'instruisez.
M. Toulmé-Duplessis, qui est fort aimable, reprit :
— Aussitôt, on rédigea au Port-au-Prince une relation
de cette affaire, intitulée : Campagne Haïtienne contre
la tyrannie. Il y était dit : « Il y a eu du côté de l'en-
nemi quelques blessés et du nôtre un seul tué. »
Le poids de l'autorité de Dessalines avait été accablant.
Quand le peuple le sentit enlevé, il respira. Tous les
citoyens firent éclater une joie indécente. Ils se mêlaient
aux soldats. On chantait, on dansait, on buvait, on s'appe-
lait frères. Cependant les hommes réfléchis éprouvaient
des inquiétudes. Christophe avait été proclamé chef du
gouvernement, mais ils craignaient que la patrie fût déchi-
rée encore une fois par la guerre civile. En effet, Haïti eut
bientôt deux chefs : celui que j'ai déjà nommé, dans le
Nord, qu'il opprima d'une manière horrible ; l'autre, dans
l'Ouest, le général Pétion, aussi pernicieux que le premier.
Voici à quel propos les choses s'embrouillèrent. Chris-
tophe, peu satisfait d'avoir été nommé Président avec une
Constitution qui faisait de lui le simple mandataire du
Sénat, seul représentant de la nation, quitta Laferrière,
durant les délibérations de ce corps, le 24 décembre 1806,
et descendit au Cap. Ce fut dans cette place qu'il publia un
manifeste que j e vais tâcher de me rappeler, car j e l'ai
appris quand j'étais élève à l'Ecole polymathique.
Le voici tel que ma mémoire l'a conservé :

COMPLICATIONS POLITIQUES
169
P É T I O N , B O N N E T , B O Y E R , les d e u x frères B L A N C H E T , D A U -
MEC, L Y S , C A N E A U X et quelques autres de leurs infâmes c o m -
plices, viennent de lever le masque ; ils ont mis au jour leurs
projets. Ile sont en pleine révolte contre l'autorité ; ils veulent
établir une constitution qui mettra le pouvoir entre leurs
mains et livrera les finances et les places à leurs d i s p o s i -
tions. Le général en chef vient de donner l'ordre de la marche,
pour soutenir vos droits et pour maintenir votre liberté, que
l'on veut vous ravir. Ces scélérats, une fois parvenus à leurs
fins, ne vous laisseront pas seulement la faculté de vous
plaindre.
Il faut marcher; notre devoir nous oblige de maintenir
l'ordre et l'exécution des lois. Q u e tous les maux qu'ils ont
préparés retombent sur leurs têtes coupables. Votre général ne
veut point transiger avec les ennemis de la liberté ; il ne veut
point transiger avec e u x .
Il attend de vous, militaires de tous grades, de remplir
votre devoir, c o m m e vous l'avez toujours fait ·, il compte sur
tous les chefs et officiers de corps, et sur leur attention au
service. Les factieux ont levé l'étendard d e la révolte, il est
juste qu'ils payent de leur fortune leurs complots funestes. Le
pillage de tous les lieux, où les rebelles seront trouvés, vous
est abandonné sans restriction. Marchez, et la victoire va c o u -
ronner la justice de notre cause ! . . .
Cela fait, Christophe envoya l'ordre à la 4 , en garnison
e
à Laferrière, de l'attendre à Milot. De retour à ce bourg,
il lui reprocha sévèrement d'avoir participé à l'émeute de
l'Artibonite, quand, au contraire, elle eût dû venger l'Em-
pereur assassiné par les brigands du Port- au-Prince.
Les soldats jurèrent d'anéantir cette ville, appelée depuis
Port-aux-Crimes. Le général Vernet fut envoyé avec la
14 , des Gonaïves à Saint-Marc, lieu désigné pour la
e
concentration des troupes.
Pour lui, suivi de l'élite de son armée, il marcha à
grandes journées contre ses ennemis. A Marchand, il fit
arrêter plusieurs officiers dont il suspectait la fidélité, e n -
tre autres, Manuel, ex-aide de camp de Dessalines, et les
10

170 LE PAYS DES NÈGRES
généraux Dartignenave et Cangé. Le deuxième fut passé
par les armes à la Crête-Rouge, et le troisième, tout près
de Marchand.
Christophe entra à Saint-Marc, le 26 décembre. Le
même jour, la 7 demi-brigade et les dragons de l'Artibo-
e
nite partaient pour l'Arcahaie. Lui-même y arriva dans la
nuit du 27 au 28, et procéda tout de suite à l'arrestation
de tous les officiers en qui il n'avait pas confiance.
A son approche, le Port-au-Prince fut dans l'épouvante
et dans la désolation. Les habitants s'attendaient à tout
moment à voir les Nordistes piller la ville.
Cette crainte était si forte que beaucoup de familles,
qui avaient de l'argent et des objets précieux, se préparè-
rent en confusion à partir pour le Sud, soit par terre, soit
par mer.
Dans ce moment critique, le Sénat déclara d'une com-
mune voix Christophe ennemi de la république, s'il se
présentait devant le Port-au-Prince avec son armée.
Celui-ci était au Boucassin, à neuf lieues du Port-au-
Prince, depuis le 30 décembre. La 4 et la 7 , qui for-
e
e
maient son avant-garde, ainsi que le gros de ses troupes,
fortes, disait-on, de 18000 hommes, avançaient toujours.
Quoiqu'il ne put disposer que de 3000 hommes, Pétion
partit le 1 janvier 1807, à dix heures du matin, pour le
e r
surprendre. A peine arrivé à l'Arcahaie, des transfuges de
la 7 lui apprirent que l'ennemi, qu'il croyait encore éloi-
e
gné de plus de vingt lieues, en ayant fait soixante en six
jours, allait déboucher dans la savane du Boucan-Brou, et
lui couper la route du Port-au-Prince. Il se retira aussitôt
et ne s'arrêta qu'à Sibert, situé à quatre lieues de la ville,
comme vous pouvez en juger par le temps que nous avons
mis. Il respirait en cet endroit lorsque Christophe parut
tout à coup derrière lui. Avoir une idée nette de cette b a -
taille n'est pas difficile, puisque nous voilà au lieu où elle

BATAILLE DE SIBERT
171
fut livrée. Il faut se figurer simplement les républicains
postés sur la rive gauche de ce cours d'eau, nommé ri-
vière de Sibert ou Batardeau, et les Nordistes se montrant
sur la rive droite.
Le ciel, couvert de nuages, était sombre ; la pluie
tombait sur le Port-au-Prince.
Christophe envoie son avant-garde attaquer. Elle arrive
et s'arrête, sans être inquiétée, au bord de la rivière. Le
colonel Métellus, de la 11 , crie aux généraux Guerrier et
e
Longuevalle qui la commandaient : « Ou allez-vous ? —
Au Port-au-Prince, punir les méfaits de plusieurs traîtres. »
— « Que peuvent venir faire tant de troupes en pleine
paix ? » reprit Métellus. La Constitution permet-elle au
Président d'Haïti de se transporter en armes dans la ville
où le Sénat tient ses séances ? Mais déjà les soldats
de Christophe criaient à ceux de Pétion : « Camarades,
quoi ! allons-nous nous battre à propos d'une Constitution
absurde, pour l'ambition de Pétion, qui est un ennemi de la
patrie, frères contre frères, nègres du Nord contre nègres
du Sud ? Vive le général Christophe, chef légitime de
l'Etat ! » — Ces paroles ébranlaient les soldats républi-
cains. Pétion fit ouvrir le feu. Ils hésitent, ne sachant pas
de quel côté est le bon droit. Christophe, qui était près du
petit pont que vous voyez là-bas, vis-à-vis de l'habitation
Moléard, ne perdit pas un moment. Il lança ses soldats
et le combat fut dès lors engagé.
Le choc violent de cette troupe, tombant sur les répu-
blicains dans l'instant qu'ils formaient leurs lignes, les mit
en désordre. Sans disputer plus longtemps le terrain, ils
s'enfuirent tous, les uns par terreur, les autres par mau-
vaise volonté. Christophe remporta une victoire complète.
Il ne s'arrêta pas sur le champ de bataille, ayant plus de
peine à les poursuivre qu'à les défaire, et marcha droit au
Port-au-Prince.

172 LE PAYS DES NÈGRES
Pétion, coiffé d'un chapeau galonné d'or, qui le faisait
remarquer au milieu des fuyards, serré de près par les
dragons de l'Artibonite, était en danger d'être fait prison-
nier ou tué à tout moment, car le chef d'escadron Barthé-
lemy Mirault, qui l'avait reconnu, avait ordonné de tirer
sur sa personne.
Par un mouvement de magnanimité rare, un jeune
officier du nom de Coutilien Coutard, capitaine d'une com-
pagnie des grenadiers de la 3 , prit, comme Christoval au
e
combat d'Escalona, le chapeau sur lequel s'acharnaient tous
les coups, sans même faire réflexion que pour sauver la
vie de son chef, il s'exposait à une mort certaine. Entouré
en un instant par une foule d'ennemis, son cheval, forcé,
s'abattit au pont de Blanchard. Cet accident donna à ceux
qui le poursuivaient le loisir de le hâcher à coups de sabre...
Mirault ramassa le chapeau fatal, et, le présentant à
Christophe, lui dit :
— Général en chef, voilà le cadeau que je vous offre.
Grâce au dévouement de Coutard, Pétion put se jeter
dans les bois. Avançant avec difficulté dans des sentiers
à peine praticables pour des piétons, il arriva à l'embarca-
dère de l'habitation Truttier, voisine de la mer, dans le
temps qu'une banque de pêcheurs gagnait le large. Il fit
signe qu'on vînt le chercher. Mais la barque s'éloignait
toujours, car le patron, ne sachant pas à qui il avait à
faire, hésitait à retourner. Une femme, qui était dans la
barque, reconnut le général. Elle obtint, à force d'instan-
ces, qu'on le recueillit avec Bedouet, David Troy, Meyron-
net et Bouzy, qui l'accompagnaient.
Quand on entendit au Port-au-Prince la fusillade de Si-
bert, le général Magloire Ambroise, sortit avec la 12 demi-
e
brigade et quatre pièces de campagne pour voler au
secours de Pétion. Il n'était pas arrivé au Morne-Pelé
qu'il aperçut de nombreux blessés et le général Yayou,

MANETTE BONNAIRE 173
fuyant : — « L'ennemi est sur nous, s'écria celui-ci ; ne
songeons qu'à nous jeter dans la ville pour la défendre ou
y mourir. »
Il eut assez de présence d'esprit pour fermer les portes
aux vainqueurs, rallier les fuyards et prendre le com-
mandement, car on ignorait le sort de Pétion. Le long des
fossés, il échelonna tous ceux qui étaient en état de porter
les armes. On mit en liberté les prisonniers. Aussitôt après
sa sortie de geôle, le colonel Lamarre se présenta en
habit civil à la 14°, son ancien corps. Il avait été dégradé
et condamné à quatre ans de réclusion pour avoir oublié,
à l'égard de Yayou, tous les devoirs d'un subalterne en-
vers son chef. Celui-ci l'embrassa, lui promit d'oublier le
passé et lui donna son cheval.
Au milieu des préparatifs de résistance, une femme,
Manette Bonnaire, vint au portail Saint-Joseph demander
ce qu'était devenu le général Pétion. — « Que ne deman-
dez-vous plutôt des nouvelles de votre fils? » lui répond-on.
— « Mon fils ! reprit cette mère Spartiate en haussant les
épaules, qu'importe sa vie à la République ? C'est la vie
du général qui est précieuse. » Le danger public lui faisait
oublier ses douleurs particulières. Quand on lui dit qu'on
craignait que Pétion ne fût resté parmi les morts, elle
tomba en pâmoison.
Cette fausse nouvelle, crue quelque temps, jeta tous les
esprits dans l'étonnement et dans l'incertitude ; mais on
fut bientôt détrompé. A deux heures après midi, on apprit
que Pétion était débarqué à Mariani.
Presque en même temps, une partie des troupes de
Christophe arriva au portail Saint-Joseph. Un feu vif de
mousqueterie et d'artillerie la repoussa.
Une seconde colonne, dirigée par le colonel Apollon,
marcha sur le Fort-National, qui domine la ville et sans
gardes à ce moment-là. La 2 1 l'arrêta devant le fort ap-
e
10.

174 LE PAYS DES NÈGRES
pelé depuis Eveillard. Dans cet intervalle, un bataillon de
la 12 put occuper le fort, d'où il dirigea sur les assaillants
e
un feu plongeant, qui les contraignit à battre en retraite.
Dans cet état de trouble et d'incertitude, les cris de :
Vive Pélion ! retentissent de tous côtés. Les Port-aux-
Princiens revoient, avec une joie augmentée d'espérance,
leur chef qu'ils croyaient mort.
Le 6 janvier, à trois heures du matin, Christophe donna
l'assaut général. Les colonnes furent repoussées sur tous
les points. Craignant que des insurrections éclatassent sur
les derrières, dans le nord et dans l'Artibonite, il abandonna
le siège, après avoir fait brûler vifs deux cents prisonniers
républicains. Le 8, il prit la route de l'Arcahaie, laissant
la plaine du Cul-de-Sac en feu. Le général Yayou répétait
à qui voulait l'entendre : « J'avais bien dit qu'on ne tar-
derait pas à connaître cet homme inflexible et de sang. »
Pendant que Christophe rentrait au Cap, une seconde
révolte éclatait dans le Sud, à la Petite-Ause, devenue
fameuse en Haïti, par la lutte que soutint pendant seize
ans, Goman.
Pétion vit alors la république dont on devait le surnom-
mer le père, tout entière en proie à des luttes intestines
sans fin. J'allais oublier de vous dire qu'il fit à Coutilien
Coutard, tué précisément à sa place, de magnifiques
obsèques.
— Et ne savez-vous aucun autre détail sur cet officier
admirable de dévouement pour son chef ? demandai-je à
mon gracieux conteur qui semblait avoir fini son récit his-
torique.
Tandis que, après avoir jeté un dernier coup d'œil sur
le champ de bataille, nous reprenions le chemin de la ville,
il continua :
— Je puis ajouter que Jérôme-Marc Coutilien Coutard
naquit à Bellevue , dans l'arrondissement du Port-au-

L'HOTEL DES VOYAGEURS 175
Prince, le 10 novembre 1778. Incorporé dans la 4 demi-
e
brigade sous Toussaint-Louverture,il se distingua toujours
par un rare courage. En 1804, il fut fait lieutenant de
grenadiers. A l'assassinat de Dessalines, il se trouvait avec
sa compagnie à Saint-Marc ; l'horreur que lui inspirait
Christophe était si grande qu'il se jeta dans le parti des
Républicains.
Comme M. Toulmé-Duplessis achevait sa biographie
succincte du sauveur de Pétion et que j e sentais des tirail-
lements d'estomac assez vifs, nous mimes nos chevaux
au galop, et, sans nous arrêter à Drouillard où le Prési-
dent F. Geffrard avait installé une guildive-modèle très
productive, nous franchîmes en moins d'une heure, — j e
dois le dire à l'éloge de l'alezan de M. Baudet, — la dis-
tance qu'il nous restait à parcourir pour arriver à la ville.
Nous fîmes halte dans la rue du Magasin de l'Etat, à la
porte de l'Hôtel des Voyageurs, tenu par un Guadelou-
péen, M. Louizy Gratien, dont j'étais à la fois le loca-
taire et le pensionnaire.
— Eh bien, monsieur, au plaisir de vous revoir, me dit
mon compagnon.
— Non pas, non pas, lui répondis-je ; après avoir été
si aimable, vous le serez encore assez pour ne pas vous
débarrasser de moi aussi brusquement. J'entends que vous
ne me quittiez qu'après avoir mangé.
M. Toulmé-Duplessis accepta de bonne grâce mon invi-
tation sans cérémonie, et nous nous mîmes en devoir de
dévorer, — c'est le mot, — en tête à tète, un affreux
dîner de restaurant qu'il trouva excellent, à ce qu'il m'af-
firma. Mais si ventre affamé n'a pas d'oreilles, il est peut-
être aveugle aussi.
Nous sommes exposés à tant d'illusions dans ce monde
des sens !

VIII
Kinscof, Furcy et Pétionville. — Retour du Président. — Un arc
de triomphe de l'Etoile. — Un mot de Vaudoux. — Mesures prises
par Louverture. — Un discours présidentiel. — Réflexions. —
Un Anniversaire politique.— Une phrase à effet. — Dessalines I I ! . . .

— Distribution des prix au pensionnat des Sœurs de Saint-Joseph
de C l u n y . — Bachelière?... — Les Haïtiennes. — Les enfants
haïtiens. — L'asile des Orphelins. — Un Bazar de charité. — La
Noël et ses réjouissances nocturnes. — Le lycée Pétion. — L'ins-

truction publique sous Dessalines. — Le Théâtre. — Opinions
émises par M.Geoffrin-Lopez et le général Salomon.— Une singulière

affaire. — Soirée chez M . Charles Miot. — Un Mariage. — L e
Placement.
Quelques jours après mon excursion au Pont-Rouge,
j'allai en compagnie d'un ingénieur civil de beaucoup de
science, M. Miguel Boom, ancien .élève de l'Ecole centrale
de Paris, visiter Kinscof, situé dans des mornes où l'on
retrouve la température d'Europe, Furcy, célèbre par ses
pêches, rivales des fruits de Montreuil, et Pétionville, la
cité des villas.
Pierre Boyer, le successeur du père de la République,
l'illustre Pétion, et l'exécuteur de plus d'un de ses projets
politiques, comprenant que, par sa situation sur le littoral,
le Port-au-Prince restait perpétuellement exposé aux ten-
tatives de débarquement, fonda dans l'intérieur des terres,
à deux lieues environ de la capitale, une ville qui conserve
le nom de ce grand citoyen.

KINSCOF, FURCY ET PÉTIONVILLE 177
Un paysage splendide, digne du pinceau d'un Théocrite
ou d'un Virgile, l'encadre dans des lignes d'une grandeur
inconcevable.
Sur le côté oriental, vous apercevez une partie des
mornes de Bellevue et des Grands-Bois. Entre ces der-
niers et la montagne du Fond-Parisien, le beau lac
d'Azuei, que ne ride aucun souffle, déroule au soleil sa
nappe éblouissante. Vers le Nord, au fond du tableau, les
sommets sinueux et fuyants de la Terre-Rouge, des Cro-
chues et des montagnes de l'Arcahaie, liés les uns aux
autres, se dressent, comme des cônes, des pyramides de
verdure, dans les profondeurs d'un ciel d'opale. Du haut
de ces mornes géants, on découvre le cap Saint-Marc qui
s'allonge au Nord-Ouest, et plus près, la mer, où parais-
sent à fleur d'eau les Arcadins et la Petite-Gonave. Quel-
quefois une barge, qui double timidement ce promontoire,
apparaissant à l'horizon, penchée sous ses voiles, comme
un point mouvant sur les flots engourdis de la mer des
Antilles, anime ce coin du paysage.
Tel est le décor à l'Orient et au Nord. Sur les côtés
opposés il change et son nouvel aspect forme avec le pre-
mier un agréable contraste. Au Sud, se montrent les
montagnes du Grand-Fond avec les ruines des forts
Jacques et Alexandre, construits par l'empereur Dessa-
lines ; la Gonave, à l'Ouest, repose, par sa verdure fon-
cée, le regard qui plane sur le golfe dont les eaux imbibées
de lumière opposent la pointe du Boucassin à la pointe du
Fort, se tourne vers la Croix-des-Bouquets, ou se pose
sur les savanes du Cul-de-Sac, dont les plantations de
cannes à sucre ondulent comme les flots d'un océan cou-
leur d'émeraude.
La végétation y est riche, variée, magnifique, mysté-
rieuse. De tous côtés, les citronniers, les orangers, les
tamariniers dont les fruits sont pleins d'une crême sucrée ;

178 LE PAYS DES NÈGRES
des goyaviers avec le fruit desquels ont fait d'excellentes
confitures ; des frangipaniers qui semblent des candélabres
à mille branches, chargées d'étoiles roses ; le tchatcha,
où pendent de longues grappes de fleurs blanches nuan-
cées de jaune ; le flamboyant paré de ses aigrettes plus
éclatantes que la pourpre ; l'arbre-raquette dont le tronc
porte des feuilles larges et épaisses qui se couvrent de
fleurs jaunes fouettées de rouge : tous l'ombragent d'utiles
frondaisons en lui donnant des fruits ou des fleurs. A u -
dessus de ces forêts, les palmistes élèvent, ça et là, leurs
flêches longues et nues, au bas desquelles s'étalent en bou-
quet des palmes bruissantes comme les branches d'un
éventail toujours agité.
Une multitude de rossignols, nichés dans le feuillage,
enchantent par leurs gazouillements le silence de ces
retraites ombreuses, que fertilisent deux rivières : la
rivière du Cul-de-Sac, qui se précipite du mont de la Selle
dans la direction du Nord-Ouest, et la rivière Froide, qui
se perd au Sud, dans la baie du Port-au-Prince. Outre ses
grands cours d'eau, mille ruisselets, dont le principal sort
de la Tête-de-l'Eau, s'échappant du sein des mêmes mon-
tagnes et des mornes environnants, portent partout avec
leurs eaux limpides la fraîcheur et la fertilité.
La ville, située à une élévation de quatre cents mètres
au-dessus du niveau de la mer, étage sur les derniers
gradins du morne de la rivière Froide, ses cases pareilles
à des châlets suisses, respirant nuit et jour un air attiédi
par les vents qui soufflent de l'Ouest et de l'Est.
Comparée à celle du Port-au-Prince, que le soleil brûle
de ses feux verticaux sur sa plage malsaine, la tempéra-
ture y est fort douce et rappelle le climat d'Europe. Aussi
les malades y vont en convalescence, et, durant la saison
des fortes chaleurs, c'est-à-dire de juin en août, les
familles riches et tous ceux que leurs occupations ne

RETOUR DU PRÉSIDENT 179
retiennent pas à la capitale s'y reposent dans le calme et
dans la fraîcheur : c'est le Nice d'Haïti.
C'était au commencement de décembre. On parlait
beaucoup du retour du Président. Le Conseil communal
préparait une réception « qui fut une des plus belles ova-
tions qu'on ait jamais faite à un chef d'Etat » , si l'on s'en
rapporte à l'étrange compte-rendu du chroniqueur officiel
de cette tournée officielle.
L'auguste personnage devait arriver par le chemin de
Léogane. Ce chemin devint pour quelque temps le rendez-
vous des désœuvrés et le but des promeneurs. De nom-
breux ouvriers y élevaient, à la tête du pont jeté sur le
ruisseau du Bois-Chêne, un arc de triomphe. Pour l'obser-
vateur perspicace, l'architecte avait voulu imiter l'Arc-de-
Triomphe de l'Étoile.
Sur la façade qui regardait la campagne, on avait peint
un dragon, latte au poing, botté jusqu'à l'aine, à côté
d'une Cérès. Une Minerve honteuse, malgré la chaleur,
d'être si court vêtue, faisait vis-à-vis à un tirailleur qui
se tournait vers elle avec une persistance, marquant
surabondamment son désir d'entamer une idylle avec la
déesse. L'autre façade n'était pas moins décorée. L e
regard des bœufs qui passaient, était attiré par la robe
rouge qu'étalait une Justice, tenant des balances de la
main droite et de la gauche un glaive. Sur le pilier opposé,
un karaïbe, sans la plus petite feuille de bananier.
Le jour, depuis longtemps annoncé et toujours reculé de
date en date, arriva enfin. Le 12 décembre, aux premières
blancheurs de l'aube, les habitants de la capitale furent
sur pied. A voir leur mine affairée, leur attitude impa-
tiente, leur costume de fête, on comprenait que le retour
du premier magistrat de la République, révolutionnait les
habitudes apathiques de ces bons administrés. Quelques
pessimistes attribuaient à de matinales rasades de tafia,

180 L E PAYS DES NÈGRES
leur joie, laquelle, j e veux bien le croire, s'épanouissait à
la pensée d'acclamer un chef pacificateur du pays et tout
à fait patriarcal. Ils se répandaient sur les chemins, autour
de l'arc de triomphe, et le long de la mer, jusqu'à Carre-
four. La population de la banlieue, accourue aussi à ces
réjouissances, roulait à flots pressés sur le chemin que de
frais rameaux, d'épais feuillages couvraient d'ombre. Sous
des ajoupas volants, la Calinda et la Chica, danses
nationales, mêlaient hommes et femmes, qui se démenaient
au son des bamboulas.
La Calinda et la Chica, dont la vive allure et les atti-
tudes lubriques n'expriment que le plaisir et la gaieté,
rappellent les danses des bayadères et des ghawasyes. Ce
ne sont pas les seules venues d'Afrique. Il en est une
autre, depuis longtemps connue, qui fait partie des céré-
monies du Vaudoux, sombre culte africain, plus sangui-
naire que celui de Moloch, et introduit à Saint-Domingue
par les Aradas. Comme elle est défendue ou du moins
tolérée seulement, il est très difficile à un étranger de la
voir.
Ce n'est pas l'envie qui me manquait, attendu que cette
danse ne mérite pas d'être étudiée uniquement au point de
vue chorégraphique, mais aussi à cause des circonstances
dont elle est accompagnée, circonstances sur lesquelles la
physiologie pourrait difficilement émettre des doutes, après
ce que nous savons du magnétisme animal, des possédés
de Loudun, des trembleurs des Cévennes, des convulsion-
naires de Saint-Médard, de la derdebah et de la danse
des Aïssaoui, encore en honneur en Algérie.
Par un arrêté du 4 janvier 1800, Toussaint-Louverture
avait fait défendre les danses du Vaudoux, les assemblées
nocturnes dans les villes, les bourgs, et sur les habitations.
Les contrevenants audit arrêté étaient passibles de puni-
tions corporelles. On faisait courir entre deux haies de

RETOUR DU PRÉSIDENT
181
soldats, armés de verges, le condamné, jusqu'à ce qu'il
tombât sous les coups.
Il est une foule de détails sur les croyances et les usages
des adeptes de ce culte africain qui, quelque invraisem-
blables qu'ils puissent paraître, sont fort intéressants. Moi-
même tout le premier, j e n'y croirais pas, si je n'avais vu
les choses de mes propres yeux. Ces détails se trouvent
réunis dans plusieurs chapitres des Drames d'Haïti.
Mais entendez-vous cette forte détonation ? C'est la
salve, tirée au fort Bizoton, pour annoncer le Président.
Son Excellence passe sous les arceaux des feuillages ; et,
fendant la foule, arrive devant l'arc de triomphe principal
que domine, — j'ai oublié de le mentionner plus haut, —
son image découpée en bois, tenant d'une main l'étendard
national, de l'autre la Constitution. Au-dessous, on lit :
A NISSAGE S A G E T
Témoignage d'affection, la ville du Port-au-Prince
reconnaissante.
Des aides-de-camp, équipés et costumés à la française,
le suivent sur des chevaux du pays. Dans leur galop
rapide, le vent agite l'aigrette de plumes blanches dont
les chapeaux sont inondés, les sabres retentissent sur les
flancs des montures. Le peuple, charmé de l'allure martiale
du cortège présidentiel, s'exclame : Voici le chef !
L'orchestre, juché sur l'arc de triomphe, lâche ses
symphonies ; les vivats éclatent. Le magistrat communal,
M. Marcellus Adam, entouré des membres du Conseil,
attendait à cheval, sous la grande arche. Le silence une
fois rétabli, il prononça une longue harangue que le Prési-
dent écouta jusqu'au bout, la tête découverte, malgré des
ardeurs de midi ; puis il répondit :
11

182 LE PAYS DES NÈGRES
« Je suis la sentinelle avancée de la Constitution ; c'est
» pour moi une joie bien sincère de rentrer au milieu de
» la capitale, mais cette satisfaction est d'autant plus
» grande qu'en arrivant de visiter les populations héroïques
» du Sud, au milieu desquelles j'ai pu m'entretenir, ainsi
» qu'en me rencontrant avec ses chefs principaux, —
» dignes soutiens de la paix, — j'ai pu juger par m o i -
» même de l'état réel de cette partie notoire du pays, et
» me faire une juste idée des besoins politiques du pré-
» sent et de l'avenir de la patrie. »
A cette période le peuple applaudit. C'est un bruit à
fendre les tètes, un orage de voix. Le Président descend
alors de cheval, presse contre sa poitrine le magistrat
communal, le remercie avec effusion, donne l'accolade à
tous les personnages officiels qui se trouvent là, ainsi
qu'à ses amis, qu'il distingue dans la foule, et auxquels il
adresse le premier salut. Ensuite, il s'avance à pied, au
milieu d'eux-, sur la route poudreuse, ses bras passés sous
leurs bras.
Son Excellence s'arrêta dans une maison où une colla-
tion était servie à son intention. Entraîné par M . Delices
Lorbourg, qui me servait de cicérone, j e marchais presque
sur ses éperons et j e pénétrai à sa suite dans l'enclos.
Après s'être restauré, Nissage Saget quitta cette maison
hospitalière et traversa de nouveau la foule arrêtée devant
la porte. De bruyantes acclamations se firent entendre, et
le cortège, reprenant sa marche interrompue pendant une
heure environ, se dirigea, à travers les rues de la ville,
vers la cathédrale, où un Te Deum fut chanté.
En sortant de l'église, Son Excellence se rendit au
Palais-National, au bruit des détonations de l'artillerie de
tous les forts. Dans 1 après-midi, les autorités et les
notables allèrent lui présenter leurs respects.
Le soir, des feux d'artifice rayonnèrent sur plusieurs

UN ANNIVERSAIRE POLITIQUE 183
points de la ville. Les cases les plus humbles, comme les
halles, furent illuminées. Les rues présentèrent une ani-
mation inaccoutumée jusqu'à une heure avancée de la
nuit. La fête était dans chaque famille.
Cette tournée du Président n'était pas sans opportunité.
Elle assura la tranquillité du département du Sud. Les
chefs de bandes de Piquets, que la crainte du châtiment
retenait depuis la fin de la dernière révolution au fond du
bois, où ils vivaient de privations, au milieu d'affreuses
perplexités, menaçaient d'une façon permanente la sûreté
de l'Etat.
Quelle occasion bonne ou mauvaise de sortir de cette
fausse situation n'auraient-ils pas saisie ? La venue de
Nissage Saget leur donna un espoir qu'ils n'avaient pas
senti naître auparavant. Ils vinrent à lui et celui-ci, j o i -
gnant aux enivrements du triomphe, le plaisir de pardon-
ner, leur accorda amnistie pleine et entière.
Quelques jours après, le 18, on célébra l'anniversaire de
l'entrée des Cacos à la capitale.
A cette occasion, une messe solennelle â laquelle assis-
taient le Président, les secrétaires d'Etat aux divers dépar-
tements, des sénateurs, des députés, fut chantée à la
cathédrale.
Pleine encore du souvenir de ce jour fameux, la popu-
lation témoigna son allégresse par des danses, des illumi-
nations, des feux de joie. Au sortir de la cathédrale,
Son Excellence, s'adressant à la garde nationale qu'il pas-
sait en revue, dit :
— Un projet de modification à quelques articles de la
Constitution sera proposé aux Chambres.
Cette phrase, qui fit grande impression, portait dans ses
syllabes une crise ministérielle.
En même temps, un second orage politique se formait du
côté du Cap. Dessalines II !... Tel est le titre que se don-

184 LE PAYS DES NÈGRES
nait Cinna Lecomte, ancien député, dans une proclamation
adressée aux populations du Nord : « II ne pouvait ou-
blier plus longtemps, y
disait-il, que dans ses veines
coulait le sang de Dessalines et qu'un Dessalines
hérite par ce droit du sang la mission divine de con-

duire le peuple d'Haïti dans le chemin de la civilisa-
tion. Je trahirai Dieu et mon peuple, — ajoutait le
prétendant, — si je ne jurais de l ' a r r a c h e r aux maux
dont l'accable un pouvoir usurpateur et sacrilège.
J'avance, ô mes amis ! et partout où je porterai mes

pas, suivez l'éclair de l'épée de 1804!... »
Ciel ! quel nombreux essaim d'innocentes beautés !
A ce vers emprunté à Racine, vous comprenez que mon
dessein est de vous parler de la distribution des prix faite,
le 19 décembre, aux élèves des sœurs de Saint-Joseph de
Cluny, dans le parc du couvent que cette congrégation a
établi au Port-au-Prince.
Sur des gradins encadrés de feuillage, au pied d'un
trône élevé à la Vierge Immaculée, ces jeunes filles, pa-
rées de grâce et de pudeur, en robes blanches, dont des
écharpes de couleurs variées, flottant à longs plis, font la
toilette la plus simple et partant la plus ravissante que
bonne faiseuse ait jamais taillée, attendent avec impatience
des mains de leurs parents, des couronnes largement méri-
tées par une longue année de travail assidu et d'austères
études.
En face, sous les cocotiers et sous les ormes, le Président
est assis à la gauche de M Guilloux, archevêque du Port-
g r
au-Prince, qui préside, entouré de son clergé. Derrière, et
sur les côtés, se pressent en foule nombre de notabilités de
tous genres, d'anciens secrétaires d'Etat, des membres du
barreau, de hauts négociants, des pères et des mères
surtout, venus, le cœur palpitant de joie et d'espérance,

UNE DISTRIBUTION DE PRIX 185
pour jouir, en y applaudissant, des triomphes de leurs
chères fillettes.
Quel spectacle plus sévère et plus féerique tout e n -
semble !
Partitions d'opéras, chœurs, morceaux de déclamation,
distribution des récompenses, tout cela s'entremêle et se
déroule aux fanfares de la musique de la Garde, comme les
différentes scènes d'une pièce à plusieurs actes.
D'abord, l'aurore des Vacances est saluée par un
chœur qui enlève ces couplets avec un entrain à la hauteur
du sujet et conforme à la situation. A la suite d'un m o r -
ceau de piano à quatre mains, tapoté avec assez de goût,
une élève, sortant des rangs, lit au Président un compli-
ment auquel Son Excellence répond de la meilleure façon,
en embrassant deux fois la candide enfant.
Les élèves, qui récitent le dialogue sur les fleuves de
France, rivalisent d'exactitude et de dramatique dans le
récit, de brillant dans les descriptions. Elles terminent par
ce cri : Vive la France ! et moi, Français voyageur, qui
les écoutais perdu dans la foule, j e n'entendis pas sans
émotion ce cri du cœur adressé à ma patrie lointaine.
Successivement, l'auditoire est transporté avec Martha
sur il bel paese dove l si s u o n a ; jeté, avec le nocturne
à deux voix,
dans une mélancolique rêverie, et monte
avec Obéron dans son char ailé. L'éducation des demoi-
selles,
— un titre sérieux j'espère, et d'actualité, — fit par-
ticulièrement ressortir l'entrain, la gaieté de ces jeunes
personnes. Après avoir enchanté encore nos oreilles avec
Lucie de Lamermoor, deux jeunes virtuoses, au teint de
pomme-liane, exécutèrent la Valse de Schuloff. Le talent
de ce maestro est un de ceux qui me sont le plus sympa-
thique ; j'ai toujours regardé sa Berceuse, comme un chef-
d'œuvre ; aussi le plaisir que j'éprouvais à l'entendre inter-
prété par ces deux créoles fut infini.

186 LE PAYS DES NÈGRES
La proclamation du prix do sagesse et du prix d'hon-
neur ferma cette fête de la jeunesse. Déjà le jour haïssait.
On alluma des candélabres préparés à cet effet. La lune
ajoutait sa douteuse clarté à cette splendide illumination.
Les pensionnaires se précipitèrent dans les bras de leurs
parents et tous les assistants rentrèrent sous leurs toits, le
contentement dans le cœur.
Dans la soirée, le Président partit avec sa femme pour
Saint-Marc sur le steamer de l'Etat la Terreur.
Il allait fermer les yeux à sa marraine qui se mourait.
Trois jours auparavant, M Cécile Linstant-Pradines,
l l e
la première élève du couvent, avait soutenu avec succès,
devant les membres de la Commission centrale de 1 Ins-
truction publique, l'épreuve qu'elle avait eu le courage de
rechercher. Les sœurs accompagnaient leur pupille qu'elles
présentèrent à la Commission. Ensuite, elles distribuèrent
aux assistants plusieurs ouvrages exécutés à la main par
M Cécile, entre autres une carte d'Haïti.
l l e
La Commission déclara qu'elle n'avait point de question-
naire préparé. L'épreuve fut double : orale et écrite. Elle
dura deux heures et demie, pendant lesquelles M Cécile
l l e
fut interrogée, quelquefois par la commission, le plus sou-
vent par des personnes de l'auditoire. Cette solide aspi-
rante ne se troubla pas, malgré le nombre des examina-
teurs et la composition de l'assistance, qui aurait dû
l'intimider. L'archevêque, MM. Boco, Madiou, Liautaud-
Ethéart, Fénélon Duplessis, Sauveur Faubert, membres
anciens ou actuels de la Commission, lui adressèrent tour à
tour des questions sur les analyses grammaticale et logi-
que, les histoires générale et ecclésiastique, l'histoire litté-
raire, l'arithmétique, la géométrie et la cosmographie. En
résumé, le cercle entier des études de l'élève fut parcouru.
Les dictées parurent irréprochables, les solutions des pro-
blèmes justes, et, quand la jeune savante, invitée à faire

LES HAÏTIENNES 187
une petite composition littéraire, écrivit en quelques minu-
tes au tableau une lettre supposée, relatant à une amie ses
impressions du moment, on admira encore la pureté de sa
prononciation, son élocution correcte et facile, résultats
inespérés d'une éducation entièrement locale.
En cet endroit, je dois parler un peu des Haïtiennes.
Elles ont comme toutes les femmes des pays chauds, des
charmes qui leur sont tout à fait propres ; un son de voix
d'une douceur caline, des cheveux d'un noir d'ébène, un
teint éblouissant, soit qu'il soit blanc, soit qu'il soit jaune
ou noir, une taille élégante, des mouvements gracieux,
une démarche majestueuse comme celle de Junon, ou
voluptueuse comme celle de Vénus. Leurs grands yeux
noirs, où luisent des regards qui caressent ou qui embra-
sent, montrent le contraste heureux d'une langueur douce
et d'une vivacité piquante. Elles ont des manières très
séduisantes, et l'on peut sans flatterie leur attribuer ce
que M de Staël disait des Polonaises : « Elles mêlent
m e
l'imagination orientale à la souplesse et à la vivacité de
l'esprit français. »
Elles savent rehausser par la toilette les charmes de la
nature, multipliant ainsi leurs moyens de séduction. Elles
vident les magasins de modes de Paris et étalent en ville
les étoffes les plus chères, les affiquets les plus nombreux,
des jupons l'un sur l'autre déployés. Dans sa maison, une
femme riche porte toujours un peignoir de la plus exquise
simplicité, sous lequel elle indique, tout en les voilant, les
plus riches contours. Aux femmes des Tropiques la volupté
de la démarche ! A quoi doivent-elles ces harmonieuses
ondulations qui font frissonner sous l'étoffe leur taille
suave ou dangereuse, excitant une admiration mêlée de
désir, d'autant plus que souvent elles paraissent comme les
filles de Lacédémone, avec leur tunique entr'ouverte, un
air libre, des regards hardis ?

188 L E PAYS DES NÈGRES
Les femmes du peuple s'habillent d'une robe de gingar,
étroite et montante, qu'elles serrent à la taille ou qu'elles
laissent flottante, indifféremment. Sur la tête, elles portent
un mouchoir d'indienne retroussé en turban, dont un coin
pend sur la nuque.
Ne croyez pas qu'elles prolongent leur sieste sur le
hamac, ou que, les mains oisives, elles se balancent sur la
dodine, oublieuses des heures rapides. Les fortunes sont
rares. Se mariant presque toujours sans dot, il faut
qu'elles travaillent.
Haïti est l'enfer des femmes et le paradis des hommes.
Les mères haïtiennes poussent à l'excès leur tendresse
pour leur progéniture. Le dirai-je à la honte des Euro-
péennes ? Elles ne souffrent pas que leur enfant boive la vie
à un sein mercenaire, et, en se conformant à une loi de la
nature, dont l'oubli est cruellement puni, elles restent
saines et bien portantes.
Exempts de la torture du maillot, les membres des jeunes
Haïtiens offrent rarement la moindre difformité.
Signalons un défaut, si c'est un défaut chez les mères.
Point de caprice de leurs enfants que ne flatte la tendresse
aveugle des Haïtiennes ; point de bizarrerie qu'elles n'ex-
cusent, point de fantaisie qu'elles ne satisfassent, qu'elles
n'inspirent même. A ce propos, je relèverai le trait suivant,
rapporté par Moreau de Saint-Méry. Il peint un grand
nombre d'enfants créoles.
— Moé vlé gnon zé...
— Gnia point.
— A coze ça mon vlé dé .
l
La manie des familles aisées de faire élever leurs filles
en France a des conséquences, à mon sens, très mauvaises.
— Je veux un œuf.
1
— Il n'y en a point.
— A cause de cela, j'en veux deux.


UN BAZAR DE CHARITÉ 189
Ces jeunes insulaires, éblouies par la civilisation au milieu
de laquelle elles sont un moment fourvoyées, dont elles ne
peuvent voir que les dehors vulgaires ou dangereux, se
trouvent dépaysées, lorsqu'elles reviennent sous leurs pal-
miers. Des personnes qui méritent à tous égards d'être
crues, m'ont cité plusieurs de ces beautés exotiques qui
pleuraient comme Georgina Smolen le pays qu'elles avaient
quitté et que le regret a tuées.
Ces coups de pinceau rapides ne peignent pas les H a ï -
tiennes ; ils reproduisent seulement leurs traits principaux.
Au cours de ce voyage, il se présentera plus d'un détail
relatif aux mœurs, aux caractères, plus d'une exception
remarquable, plus d'un sujet de louange ou de blâme. Le
lecteur attentif n'aura pas besoin qu'on les lui indique pour
en être frappé.
Quelques personnes charitables voulurent fonder une
maison de refuge pour les enfants pauvres et sans mère.
Cet établissement de bienfaisance devait prendre de sa des-
tination le nom d'Asile des Orphelins. Afin de réunir les
premiers fonds nécessaires, les organisateurs ouvrirent un
bazar, dont les marchandises devaient être vendues au
profit de l'œuvre. Le Moniteur, dans un avis répété par
le Civilisateur, annonça pour le 28 décembre l'ouverture,
qui eut lieu le 23. Pourquoi cette anticipation sur la date
primitivement fixée ? Les mauvaises langues, et on ne les
compte pas au Port-au-Prince, les mauvaises langues af-
firmaient avec un aplomb persuasif que les dames patron-
nesses avaient hâte de faire admirer leurs mirifiques toi-
lettes, et de mettre, à l'instar de Mimi Pinson, leur cocarde
tricolore. . .
Ici on voyait des articles de parfumerie, des flacons
d ' A g u a de Florida, l ' E a u Sicilienne du D Hall, des
r
sachets d'odeurs, des boîtes à gants ; là des jouets d'enfants,
des pantins, de petites voitures, des poupées; plus loin, des
1 1 .

190 LE PAYS DES NÈGRES
cigares, des pipes, etc., mille brimborions, mille superfluités,
plus utiles à bien des gens que le nécessaire.
La vente était vivement poussée.
De charmantes créoles en toilettes merveilleuses, attirant
les acheteurs par les séductions de leur sourire et de leur
voix, comme les sirènes, cotaient sept piastres un objet
qui valait à peine soixante-quinze centimes. Un cigare fut
acheté six piastres, environ trente francs, et il no venait
que de Puerto-Plata... La vendeuse fit les avances de six
sourires bien comptés dont un .prenez, cher..., dit avec les
inflexions d'un miaulement significatif, compléta l'effet, dé-
sastreux pour la bourse de l'innocente victime de cette
trop bonne fortune. Une ravissante marchande de jouets,
qui donnait envie de redevenir bébé, fit payer sept piastres
un poupard qui ne disait pas : papa !
Il y avait un orchestre, on dansa. La danse en général,
la méringue principalement, a tant d'attraits pour les
Haïtiennes qu'elles s'y livrent malgré la chaleur du climat.
Il semble que cet exercice les ranime. Elles le recherchent
avec ardeur, sans doute à cause des nouveaux charmes
qu'il prête aux tailles gracieuses.
Le surlendemain était la Noël. On célèbre cette fête reli-
gieuse suivant les usages catholiques et français. La veille,
les familles se rassemblent, vont en groupe à la messe de
minuit. Au retour, on attaque le traditionnel réveillon.
Dans les rues, on fait un vacarme à rendre l'ouïe à un
sourd Les jeunes gens embouchent des instruments de cui-
vre, dont ils tirent les notes les plus baroques, en menant
d'étranges sarabandes. Les chevaux, les ânes, les cochons,
les autres animaux, qui errent en liberté par la ville, ne
rêvent pas en paix, cette nuit-là. On leur attache à la
queue de vieilles casseroles, des morceaux de fer blanc ; on
les fait chasser par les chiens. Affolées, les pauvres bêtes
courent à fond de train pour échapper à leurs persécuteurs.

LE LYCÉE PÉTION 191
Espoir déçu ! La meute, acharnée à les poursuivre, les
relance partout. Ces chasses à courre rendaient mon som-
meil très incertain, et je maudissais de grand cœur ceux
qui se donnaient cette distraction cruelle.
Le jour qui suivit la Noël, le lycée fit sa distribution des
prix. Deux semaines auparavant, le directeur, M. Camille
Bruno et un de mes compatriotes, M. Jules Neff, élève de
l'École normale supérieure de la promotion de M. Francis-
que Sarcey, m'avaient prié d'assister aux examens finals.
Les élèves des premiers cours traduisirent assez facile-
mont l'Episode de la mort de César. Un d'entre eux
lut une pièce de vers assez bien tournée.
Le lycée du Port-au-Prince a été fondé par Pétion,
en 1816. On y enseigne le latin, le français, l'espagnol,
l'anglais, l'histoire, la géographie, les mathématiques, la
morale.
Pour la circonstance, on avait orné la grande salle de
tentures aux couleurs nationales, qui avaient déjà figuré le
jour de la rentrée du Président, de taches et de branches de
cocotiers, décoration simple et peu coûteuse.
A trois heures et demie, le Président arriva, escorté du
commandant de l'arrondissement en civil. Les trois secré-
taires d'Etat suivaient avec les aides-de-camp.
Sur l'estrade, derrière des tables chargées de couronnes
de laurier et de livres presque tous tirés de la Bibliothèque
rose, siégeaient M. Désilus Lamour, secrétaire d'Etat de
l'instruction publique, l'abbé Hillion, vicaire-général, dé-
légué par l'archevêque, nommé depuis évêque du C a p -
Haïtien, des sénateurs, des députés.
M. R. M. Fernandès, ex-directeur du collège de San-
tiago-de-Cuba, qui représentait en Haïti les révolutionnaires
cubains, chargé à son arrivée au Port-au-Prince du cours
de mathématiques au lycée, prononça le discours d'appa-
rat. Ce travail, qui roulait sur les sciences, était bon. Il

192 LE PAYS DES NÈGRES
valait par le fond et par la forme. M. Fernandès avait
vaincu les difficultés d'une langue qui n'est pas sa langue
maternelle. Que ne peut en effet une volonté énergique ser-
vie par un vaste savoir ?
A la suite de cette première allocution, les noms des lau-
réats de la division de grammaire furent proclamés. Les
prix étant distribués, le directeur prit la parole. Il entre-
tint l'auditoire de l'éducation primaire aux Etats-Unis. Le
secrétaire d'Etat lui succéda à la tribune.
Son discours était une synthèse des deux précédents.
Les élèves de la division des lettres reçurent leurs récom-
penses. Le prix d'honneur fut remis par le Président lui-
même au lauréat qui l'avait obtenu.
Ainsi finit la distribution des palmes scolaires.
L'estrade est évacuée; un rideau tombe. On monte un
salon blanc et or; la toile se relève et de jeunes citoyens,
espoir de la République, récitent avec l'accent du terroir et
l'action locale La Jeune Veuve de La Fontaine, les Mal-
heurs d'Œdipe de Voltaire, la parodie par Méry du Ré-
cit de Thêramène.
Le bouquet fut un petit chef-d'œuvre
du vaudevilliste Clairville : Les petites Misères de la vie.
Huit heures sonnaient à la cathédrale. L'assistance, évaluée
à mille personnes, s'écoula lentement, regagnant ses d e -
meures au clair de la lune qui, en astre intelligent, prêtait
ses molles clartés à ce lent défilé.
J'entendis plusieurs pères de famille, entraînés par la
parole des orateurs, s'écrier : Vive l'instruction publique !
C'est tout ce qu'ils font pour elle, se préoccupant fort peu
de la développer et de la faire vivre. L'opinon que j e viens
d'émettre éveillera des réclamations. Pour l'appuyer, j e ne
veux que ce passage d'une brochure écrite, avec un rare
amour de la vérité, par feu M. Geoffrin Lopez, ancien pro-
fesseur d'histoire au lycée du Port-au-Prince. On ne récu-
sera pas son témoignage comme entaché de partialité ;

L'INSTRUCTION PUBLIQUE 193
» L'instruction publique est nulle. Les élèves aban-
» donnent les classes trop tôt dans les écoles entretenues
» par l'Etat. Le progrès est-il possible dans de telles con-
» ditions ? Voilà ce qui explique en partie le peu de succès
» que les Haïtiens ont eu dans les Sciences et dans les
» Belles-Lettres. Après soixante-neuf ans de liberté, il n'y
» a pas un ingénieur, pas un mécanicien, formé en Haïti.
» Si l'on examine avec impartialité le rôle intellectuel de
» cette société, que conclut-on ? Qu'elle n'a pas le goût
» des choses sérieuses, qu'elle n'est inclinée qu'à tout ce
» qui donne le faux éclat des talents superficiels. La m é -
» ditation des sujets, qui offrent de la gravité, pèse à
» leur esprit indolent. Cependant, au sortir des classes,
» l'écolier pense avoir en main la plume de Hugo ; dans
» la sphère des sciences, il s'imagine être un Newton. Au
» seuil de l'adolescence, d'où il n'aperçoit pas encore l'ho-
» rizon obscur de l'avenir, où l'on n'entend souvent que la
» voix néfaste des passions, il se croit capable de remplir
» toutes les charges. »
• On ne compte que trois lycées : celui du Cap, celui des
Cayes et celui du Port-au-Prince ; et un collège à Jacmel.
Les institutions particulières offrant quelques garanties sont
l'institution Saint-Nicolas au Cap, l'institution Lassègue aux
Cayes, l'Ecole Polymathique, fondée en 1859 par feu M. Louis
Séguy-Villevaleix, au Port-au-Prince, et le petit-Séminaire
collège Saint-Martial, tenu par les PP. du Saint-Esprit.
Sous Jacques I , on ne trouvait d'écoles que dans les
e r
villes, et on n'y enseignait que la lecture, l'écriture et le
calcul. La seule institution qui eut quelque réputation, à
cette époque, était celle de M. Laborie, au Cap. D'après le
tarif fixé par l'Empereur, l'externe, apprenant à lire et à
écrire, payait 4 1. 2 s. 6 d. par mois ; celui qui suivait les
cours de lecture, d'écriture et de calcul, 8 1. 5 s.; un pen-
sionnaire 825 1. par an.

194 LE PAYS DES NÈGRES
Aujourd'hui l'instruction est gratuite. Il est difficile do
la rendre obligatoire.
Cependant c'est par l'instruction, à profusion répandue,
qu'on développe et qu'on fortifie l'intelligence d'un peuple,
non par le coco-macaque. Un Haïtien distingué, le géné-
ral Salomon, aujourd'hui Président, l'a compris, puisqu'il
écrivait en 1861 :
« Certes, l'instruction est nécessaire, indispensable ; et
» toute société qui en est privée est condamnée à s'effacer.
» Le devoir de tout gouvernement est donc de la prodiguer
» dans les masses. Mais, dans les circonstances actuelles, ce
» qu'il faut, avant tout et par-dessus tout, pour sauver la so-
» ciété haïtienne qui s'en va, c'est la bonne foi. Hors de là et
» quoi qu'on fasse, c'est la catastrophe, mais la catastrophe,
» dans ce qu'elle a de plus terrible, de plus épouvantable. »
L'année scolaire ne finit pas en août, comme en France,
mais en décembre, pour recommencer dans la seconde
quinzaine de février. Ce temps de repos serait court pour
les professeurs, que l'enseignement fatigue beaucoup dans
ce climat brûlant, si, grâce aux nombreux saints qu'on fête,
la somme de jours de congé, éparpillés dans l'année, ne
formaient un total raisonnable. Chaque semaine les cours
sont suspendus le samedi et le dimanche.
Depuis 1865, année pendant laquelle le théâtre du Port-
au-Prince fut brûlé, la ville manquait de spectacle. En
1875, une nouvelle salle a été bâtie avec une subvention de
l'Etat par M. Montbrun Elie. De temps à autre, un Cubain,
M. José Lacosta, montait une représentation avec le c o n -
cours de quelques amateurs.
Je vous parlerai de celle à laquelle j'ai assisté.
Le programme portait Une tasse de thé do Nuiter et
Derby, le Porte-Respect d'Anicet Bourgeois et Dumanoir,
les Deux Sourds, de Lemoineau, trois comédies qui ne
font que trois actes.

LE THÉATRE 195
Le local des représentations était la grande salle du
lycée. Les dames vinrent s'y asseoir en grande toilette, et
comme les tentures, les lampes et le feuillage, qui déco-
raient cette salle, le jour de la distribution des prix, étaient
restés en place, on ne s'apercevait pas trop de sa nudité.
Quant aux acteurs, cette anecdote dira le jugement qu'il
en faut porter.
M. de Bory, gouverneur-général de Saint-Domingue,
rencontrant Rousseau au café de la Régence à Paris, le
complimenta, en lui disant :
— J'ai vu jouer votre Devin de Village au Cap-
Français.
— Tant pis pour vous, répondit le farouche Jean-
Jacques, qui ne mettait pas au nombre des béatitudes
théâtrales, celle d'être joué par des amateurs.
Pendant le spectacle, j'eus une aventure assez étrange.
A un entr'acte, M. Enélus Robin, secrétaire du Sénat,
m'avait amené à la buvette. J'avais laissé sur ma stalle
un pardessus, un stick, des jumelles et mon chapeau.
A mon retour, j e trouvai un quidam, installé au milieu de
tous ces objets.
— Monsieur, lui fis-je observer en lui frappant sur
l'épaule, cette place est marquée....
— Comment?... répliqua-t-il, avec mes cinquante c e n -
times forts, j'ai le droit d'aller partout dans la salle...
— Sans doute, répartis-je avec un grand calme, votre
carte vous donne droit à une place, mais non à une place
occupée et marquée.
— Monsieur, reprit-il, je vais vous donner mon numéro,
— et il plongea ses bras dans toutes les poches de sa
lévite.
Il entendait parler de sa carte.
— Je n'ai pas besoin de votre numéro, repris-je à mon
tour.

196 LE PAYS DES NÈGRES
L'affaire prenait une mauvaise tournure. J'étais dans
mon droit et disposé à le faire respecter quoi qu'il pût arri-
ver. Un voisin, se penchant à l'oreille de cet entêté, lui dit
quelques mots à voix basse. Il se leva soudain.
— Monsieur, me dit-il, j e vous cède cette place, parce
que vous êtes étranger. Si vous étiez Haïtien, l'affaire au-
rait d'autres suites.
Je répondis en souriant :
— Libre à vous, monsieur, d'agir comme vous l'enten-
dez à l ' é g a r d de vos compatriotes... au plaisir de ne jamais
vous rencontrer.
Décembre et janvier sont des mois de fêtes. Les familles
se réunissent. On reçoit. Les bals, les danses, les raouts de
toutes sortes, se succèdent par série. Cette époque me sem-
ble heureusement choisie pour se livrer au plaisir. Si l'an-
née qui s'en va laisse des regrets, l'année qui vient apporte
des espérances.
J'eus ample matière à observations, notamment chez
M. Charles Miot, qui avait rassemblé dans ses salons la fleur
des deux sexes, le beau monde port-au-princien. Quelques
jours après cette soirée, j'assistai à la bénédiction nuptiale
de M Elise Elie, aujourd'hui M Fatton, petite-fille du
l l e
me
général Dufrène, le duc de Tiburon, qui fut le ministre de
Soulouque.
La cérémonie fut belle. Une assistance nombreuse rem-
plissait la nef et les bas-côtés de la cathédrale, grand
carré sans architecture, blanchi à neuf et plus semblable,
par sa simplicité, à un temple anglican qu'à une église
catholique. Il y a trois autels au fond du chœur. Celui de
droite, surmonté d'une image grossière de la Vierge, lui
est dédié, celui de gauche, qu'orne la statue du Christ
portant la croix, est placé sous l'invocation de saint Joseph.
Le maître-autel, fort modeste, était orné de flambeaux, de

LE PLACEMENT
197
fleurs, et le chœur de tentures de velours écarlate bordé
de jaune, selon le rite grégorien.
Une grille de fer à petits croisillons, avec une porte sem-
blable, sépare le sanctuaire de la nef.
On a placé l'orgue dans une tribune découverte, à l'en-
trée de l'église, au-dessus de la porte principale.
Le Président, qui était de la noce, vint, accompagné d'un
seul aide-de-camp et de deux officiers de police. Nissage
Saget en habit de ville, correctement ganté, tenait à la
main un léger stick à poignée d'ivoire. Une chaîne d'or,
grosse à tenter le pick-pocket le plus grand seigneur, bril-
lait à son gilet, ouvert en cœur. Il avait les allures sémil-
lantes d'un commis endimanché. Un Haïtien, à qui je fis
part de ma remarque, m'avoua que le Président avait été
non pas tailleur, mais ravaudeur.
On se souvient encore de la façon dont Son Excellence
réussissait les reprises.
Outre le mariage, il y a le placement.
Ce mot demande d'être expliqué.
En dépit des prêtres catholiques, qui s'évertuent à d é -
velopper leur sens moral, les gens de la basse classe ne se
marient pas, ils se placent. Un homme demande une fille
à ses parents ou à elle-même. Moyennant certaines condi-
tions variant à l'infini, l'accord est fait.
L'amoureux l'emmène à sa case où elle s'occupe du mé-
nage et partage sa natte.

IX
L'Audience du 1 janvier au Palais-National. — Incidents divers. —
e r
Le Ministère se retire. — Fête annuelle de l'Indépendance. — N i s -
sage Saget prononce un discours. — Le général P. Lorquet et le
nouveau cabinet.— Un communiqué. — Un programme politique.—
La presse de l'opposition.— Une revue. —
Le feu au p a l a i s ! . . .
— Le Clergé. — Un Synode au Port-au-Prince. — Monseigneur

Guilloux. — Un enterrement. — Le parasite des morts. — Le
cimetière intérieur.— Tombes de célébrités.— Le papier-monnaie.—
Les finances et le Djob. — Un banquet officiel. — Le Carnaval.

Décembre allait finir.
D'après un usage consacré, la veille du premier jour de
l'an, le Président donne audience aux représentants des
puissances étrangères, aux fonctionnaires civils et aux offi-
ciers, qui viennent lui présenter leurs souhaits.
Cette audience, bien que le programme de la fête an-
nuelle de l'Indépendance n'en fît pas mention, eut lieu,
le 3 1 , qui était un dimanche, entre trois et cinq heures.
Les corps constitués, les fonctionnaires, de simples
citoyens, se réunirent dans la grande salle, située au pre-
mier de l'ancien local de la Chambre des représentants, que
l'on transformait en Palais-National. Là, se tenait le Prési-
dent. Les députés David fils aîné, Audain, Boyer-Bazelais,
Camille Nau, A . Thoby, présents à la capitale, vinrent
aussi s'associer à ces publiques congratulations.

L'AUDIENCE DU 1 JANVIER
199
er
Ces réceptions, d'ordinaire sans aucune particularité im-
portante, ne présentent qu'un échange de compliments céré-
monieux, destinés à remplir les colonnes du Journal offi-
ciel.
Deux incidents à noter, parce qu'ils devaient amener
des conséquences inattendues, marquèrent celles-ci.
Les députés ayant été introduits auprès du Président,
qui avait à ses côtés le général T . Carrier et MM. Darius
Denis et Désilus Lamour, secrétaires d'Etat, M. David,
au nom de ses collègues, parla en ces termes :
Président,
Les députés, ici présents, vous expriment, par m o n organe,
tout le bonheur qu'ils éprouvent de vous renouveler aujour-
d'hui leurs souhaits à l'occasion du nouvel an.
Les v œ u x que nous formons tous sont q u e vous vous entou-
riez constamment de tous les éléments nécessaires qui vous
aideront à maintenir rigoureusement le respect des lois, à e n -
courager l'agriculture et l'industrie, à restaurer n o s finances,
en un mot, qui vous aideront à rendre notre république grande
et prospère.
C'est, profondément animé de ces sentiments patriotiques,
que nous crions sincèrement : V i v e le Président d'Haïti 1
Nissage Saget répondit avec animation, comme il est
dans ses habitudes de langage :
Dans tous les pays, les députés de la nation représentent la
masse des citoyens, et, pour cette raison, doivent faire attention
à leur conduite, parce que cette conduite trace l'exemple. L e
pays a besoin de tranquillité. Pour ma part, j e ne voudrais
plus entendre du tout tirer le fusil ni voir éclater des troubles.
Je puis disparaître, mais vous pourriez disparaître avant m o i .
J'ai été quatre fois révolutionnaire et j e n'ai jamais rien gagné
aux révolutions. Pourtant si cette assistance entrait t o u t - à -
l'heure en révolution, j e m e mettrais encore à sa tête pour s a u -
ver le p a y s . . .
Le député David reprit :

200
LE PAYS DES NÈGRES
Nous avons écouté, Président, vos paroles exprimées, sans
nul doute, dans un sens général. Quoi qu'on dise, Votre E x c e l -
lence doit rester convaincue qu'en toutes circonstances elle
verra toujours, rangés autour d'elle, les députés de la nation,
qui répètent encore : V i v e le Président d'Haïti !
— Vivent alors les représentants du peuple ! repart
Nissage Saget.
— Vive aussi la Constitution !... s'écrie un citoyen in-
connu, d'une voix fortement accentuée.
A cette exclamation, l'aide-de-camp J.-B. Souffront,
près duquel se tenait celui qui venait de la lancer, lui
répète plusieurs fois avec véhémence : « Il ne s'agit pas
de Constitution ! »
Le Président fait quelques pas vers l'interrupteur, disant
avec vivacité :
— Vive la Constitution avec des modifications ! Vous
n'avez pas la parole ici... et revenant à sa place, il ajoute :
Avec les modifications votées, bien entendu, par les re-
présentants du peuple.
Ces derniers mots lui paraissant indiquer une méprise
d u Président, le député Thoby fit observer que le Corps
législatif actuel n'était appelé qu'à déclarer « s'il était
opportun de modifier la Constitution, en posant les
bases de ces modifications, votées par la nation, librement
consultée. »
— C'est un détail, Thoby ! dit le Président.
— Détail très important, Président..., répondit le
député.
— Ce n'est pas vous, Thoby, qui m'apprendrez cela...,
répliqua le Président.
On comprend l'impression de malaise produite par cette
scène sur ceux qui, venus au Palais, uniquement pour
saluer le chef de l'État, avaient fait en sorte de conserver
à leur démarche son caractère de pure convenance. Leur

INCIDENTS DIVERS 201
attitude embarrassée, le silence profond qu'ils gardaient,
en portaient témoignage.
A ce premier incident succéda le suivant.
Les représentants s'étaient retirés, lorsque le général
P. Lorquet se présenta, accompagné, selon la coutume,
des officiers de la garnison et de la garde nationale. Il
avait, en outre, dans son cortège, les membres du Conseil
communal, Pétion Rivière, Georges Heantjens et Bocage.
Après avoir exprimé ses vœux pour le chef de l'Etat, il
demanda, au nom de l'armée, du Conseil communal et de
la population, la mise en liberté de tous les condamnés
politiques, actuellement détenus dans les prisons de la
capitale, ce que Nissage Saget accorda sur l'heure et sans
peine. M. Désilus Lamour, secrétaire d'Etat de la Justice,
se pencha alors à l'oreille du Président. L'aide-de-camp,
Poutoute Fontaine, entendant sans doute ce qu'il disait
tout bas, s'écria :
— Que ceux qui ne sont pas contents donnent leur
démission !
On sut plus tard que M. Désilus Lamour faisait remar-
quer au Président que cette décision de sa clémence,
contraire à la Constitution, n'avait pas été délibérée au
préalable en Conseil des Secrétaires d'Etat.
— La pierre est jetée !... répondit Nissage Saget, à
ces remontrances.
Peu d'instants après, les amnistiés, introduits dans la
salle, rendaient grâce au chef de l'Etat.
En présence d'un pareil acte, le Conseil, à en croire
le Civilisateur du 4 janvier, ne pouvait rester en
charge, sans manquer à ses devoirs publics et à sa dignité.
M. Désilus Lamour donna sa démission à l'issue de l'au-
dience. Les Secrétaires d'Etat des Finances et de l'Inté-
rieur l'imitèrent. Le général Saul Liautaud, Secrétaire
d'État au département de la Guerre et de la Marine,

202 LE PAYS DES NÈGRES
appelé dans la soirée par le Président, déclara qu'il no
regardait pas cet acte de grâce du même œil que ses c o l -
lègues. Ceux-ci, convoqués au Palais-National, restèrent
en conférence avec le général Lorquet jusqu'à dix heures
du soir. Les efforts tentés dans le but de les faire revenir
sur leur résolution furent vains.
Au coucher du soleil, le fort Alexandre avait annoncé
la fête de l'Indépendance et de ses héros, qu'on célèbre le
1 janvier.
e r
Le lendemain, dès quatre heures, on battit l'Assemblée.
A six heures, le commandant de l'arrondissement fit pren-
dre à la garde nationale et aux troupes de la garnison,
leur ligne de bataille sur la place Pétion, dont l'artillerie
occupait le côté ouest. A sept heures, les sénateurs, les
représentants, les membres du corps judiciaire, les fonc-
tionnaires de toutes les administrations, les commer-
çants étrangers et indigènes, s'assemblèrent au Palais-Na-
tional.
A huit heures, le cortège se rendit sur la place Pétion.
Le Président gravit les degrés de l'autel de la patrie, sur
lequel prirent place, à ses côtés, le Comité permanent du
Sénat, les Représentants du peuple et le Conseil commu-
nal, puis, s'adressant aux citoyens -.
Haïtiens,
C'est à pareil jour, en l'an 1804, que nos devanciers se
groupèrent autour de ce palmier, symbole de la liberté, qu'ils
venaient de nous procurer au prix de leur sang, pour protester
devant l'univers, de leur résolution de s'ensevelir sous les
ruines de leur patrie, s'ils ne devaient y vivre libres et i n d é -
pendants.
Depuis, tous les peuples de la terre, éblouis des efforts
héroïques d'hommes, j u s q u e - l à considérés c o m m e dénués d e
tout sentiment de dignité sociale et politique, sont venus g é -
néreusement saluer notre bienvenue dans la famille des n a -
tions. Ainsi une patrie fut fondée pour notre race jusqu'alors

FÊTE DE L'INDÉPENDANCE
203
déshéritée. Ils nous léguèrent le fruit de leurs pénibles et
éclatants exploits.
En possession du patrimoine, loin de nous maintenir dans
le môme faisceau patriotique et de concourir, chacun selon ses
facultés, au développement de nos ressources naturelles, nous
nous sommes laissés suborner par nos ennemis ; nous nous
sommes laissés entraîner dans des discussions intestines,
jusqu'au point d'exposer notre nationalité aux chances de la
convoitise !
Concitoyens, il en est temps encore ; sauvons pour nos e n -
fants le legs précieux de nos pères ; rompons avec la d i s -
corde.
J'avais réservé cette date mémorable pour vous conjurer, au
nom de Dieu, à l'harmonie, à l'union, à l'ordre et à la paix ;
aidez-moi à maintenir ces éléments indispensables à notre
prospérité. Et, puisque nous devons, en ce jour solennel,
nous transporter au temple du Seigneur, pour implorer la
grâce de sa Providence en faveur de la patrie, ne nous s é -
parons pas, sans renouveler le serment de nos pères, de
ne jamais, jamais nous soumettre à aucune domination étran-
gère.
Vive la liberté !
V i v e la République .
Vive l'Indépendance !
Vive la Constitution !
Une salve de dix-sept coups ponctua ces quatre vivats
comme d'autant de points d'exclamation. Le Président
descendit du béma, pendant que les troupes allaient for-
mer leurs rangs devant la cathédrale, au son de la plus
terrible cacophonie, laquelle se perdait heureusement dans
le bruit assourdissant des salves d'artillerie.
Un piquet de la garde à cheval, suivi de la musique à
pied, ouvrait la marche. Puis, dans l'ordre déterminé par le
programme, venaient les commissaires de police, les huis-
siers, l'École de médecine, les officiers de l'état-major géné-
ral, les aides-de-camp, les généraux et les officiers hors
cadre, le génie, la marine, le commerce, la Commission

204 L E PAYS DES NÈGRES
centrale de l'instruction publique, les directeurs de la fonde-
rie et de la marine centrale, le directeur de l'arsenal et ses
adjoints, le directeur de l'hôpital militaire, les officiers de
santé, le jury médical, les avocats, les notaires, les juges
de paix et leurs suppléants, le directeur de l'imprimerie
nationale et ses employés, le secrétaire du Conseil des
secrétaires d'Etat, les chefs de division des secrétaireries
d'État et les employés de leurs bureaux, le directeur, les
contrôleurs et les employés de la douane, le trésorier par-
ticulier et ses employés, l'administrateur principal des
finances et ses employés, le trésorier-général et la Cham-
bre des comptes, le Conseil communal, le Conseil d'ar-
rondissement, le tribunal du commerce, le tribunal civil,
le tribunal de cassation, les sénateurs et les représen-
tants.
A la suite des représentants marchait le Président,
ayant à sa gauche le général Saul Liautaud, le seul
secrétaire d'Etat qui n'eût pas rendu son portefeuille.
Suivaient le chef de l'état-major, les aides-de-camp, les
officiers généraux.
Un piquet de la garde à cheval fermait le cortège.
L'archevêque reçut à la porte de la cathédrale le P r é -
sident, dont l'entrée fut saluée par une salve de dix-sept
coups. Chaque corps fut conduit, par un maître des céré-
monies, à la place qu'il devait occuper. A la consécration
et au Te Deum, on tira une troisième, salve, toujours de
dix-sept coups. Après la cérémonie, une quatrième salve
encore de dix-sept coups, salua la sortie du Président, et
le cortège retourna au Palais dans le même ordre. Le
soir, il y eut illumination. Je ne dis pas générale, comme
le programme officiel.
La crise ministérielle, suite des incidents de la réception
de la veille, tenait les esprits dans l'inquiétude. La con-
duite du Président fut généralement blâmée. On lui repro-

LE GÉNÉRAL LORQUET ET LE CABINET 205
chait de subir de pernicieuses influences. Ses ennemis
prétendaient même qu'il devenait fou.
Le général P. Lorquet était regardé comme l'instigateur
de la mesure prise à l'égard des détenus politiques. Ren-
versé du ministère par un vote de non-confiance, acte
parlementaire qui marqua l'ouverture de la session de
1871, le général ne pardonnait pas au cabinet actuel
d'être en communauté d'idées avec les membres de l'oppo-
sition, ses antagonistes politiques. Si, par leur silence, les
secrétaires d'État s'associaient à l'amnistie, imposée au
Président, un vote semblable le renverserait à leur tour à
la prochaine session parlementaire ; s'ils se retiraient,
déclinant toute participation, le champ était ouvert aux
ambitions de plusieurs de ses amis. Les secrétaires d'État
se retirèrent comme il l'espérait, excepté celui de la guerre ;
mais ses amis n'arrivèrent pas. Le nouveau cabinet fut
d'une formation laborieuse. Les beaux esprits de la capitale
l'avaient surnommé le Cabinet introuvable.
Enfin, le 6 janvier, en tête de la partie officielle du
Moniteur, on lut cet arrêté qui fixa l'incertitude de l'opi-
nion publique :
Nissage Saget, Président d'Haïti,
V u l'article 113 de la Constitution;
Et attendu qu'il importe de compléter le conseil des s e c r é -
taires d'Etat,
Arrête ce qui suit :
Article 1 . — Le général de division J . - B . Damier est
e r
nommé secrétaire d'Etat de l'Intérieur et de l'Agriculture en
remplacement du général de division T . Carrier, dont la d é -
mission est acceptée ;
Article 2. — Le citoyen Liautaud Éthéart, secrétaire d'Etat
des Finances, du Commerce et des Relations extérieures, en
remplacement du citoyen D . Denis, dont la démission est a c -
ceptée ;
Article 3. — Le général Octavius Rameau, secrétaire d'Etat
12

206 L E PAYS DES NÈGRES
à la Justice, de l'Instruction publique et des Cultes, en r e m -
placement du citoyen D . Lamour, dont la démission est a c -
ceptée ;
Article 4. — Le général de division Saul Liautaud, s e c r é -
taire d'Etat de la Guerre et de la Marine, reste chargé du
portefeuille de l'Intérieur jusqu'à l'arrivée du titulaire.
Donné au Palais-National du Port-au-Prince, le 2 janvier
1872, au 6 9 d e l'Indépendance.
e
N I S S A G E S A G E T .
Immédiatement après venait cette note émanée du c a -
binet du Président :
Prenant en considération l'apaisement des passions v i v e -
ment surexcitées dans nos dernières luttes intestines en raison
des heureux effets récemment obtenus dans le département
du Sud par la mise en liberté de plusieurs détenus politiques,
— ce qui a fait rentrer dans le devoir dix-sept chefs de b a n -
des qui se tenaient encore cachés dans les bois, — le P r é s i -
dent, à l'occasion de l'anniversaire d e notre glorieuse i n d é -
pendance, a cru devoir exercer un nouvel acte de clémence
en ordonnant l'élargissement des condamnés politiques qui se
trouvaient dans les prisons du Port-au-Prince. C'est un s e n -
timent de justice et d'humanité qui a dicté cet acte. Le Prési-
dent de la République aime à penser que c e pardon loyal, ce
voile de l'oubli jeté sur les erreurs du passé, est de nature à
cicatriser les maux causés par la guerre civile et assurer la
stabilité et la tranquillité de la société Haïtienne.
Béni soit le chef d'Etat qui se plaît à faire grâce à ses
ennemis lorsqu'il les a vaincus. Le général Nissage Saget,
j e répète les propres paroles d'un député de l'opposition,
« aux yeux de la nation comme aux yeux de la révolution
de 1868, représentait, avant tout, l'honneur incarné et un
nom sans souillure. » Circonvenu par les intrigues de son
entourage et d'un caractère trop faible pour y résister, il
ne pouvait réaliser les améliorations qu'il ne se sentait
d'ailleurs pas le désir de faire, car sa politique se résumait
en ces mots : « Il faut bouillir nos bananes en famille. »

UN PROGRAMME POLITIQUE
207
Sou choix était heureux, à en juger par le programme
du nouveau ministère que le Moniteur du 20 publia,
condensé dans les lignes suivantes :
Dévouement au pays et au Chef de l'Etat. Courage et loyauté
pour lui tenir, en toute occasion, le langage de la vérité.
Obéissance aux lois, énergie pour les appliquer. Encourage-
ment au travail. Protection à l'agriculture. Répression sévère
de tous les abus. Sécurité aux personnes et aux propriétés.
Economie partout. Ordre et régularité dans toutes les b r a n -
ches de l'administration. Propagation des lumières dans toutes
les classes de la société, notamment dans les classes pauvres
et laborieuses. Moralisation des masses. Maintien de l'ordre
public sans lequel il n'y a ni progrès, ni civilisation.
Ce programme était bien vraiment un programme poli-
tique.
A ce moment-là, le Port-au-Prince offrait l'exemple
unique d'un journal de l'opposition, d'un journal, seul
contrôleur des actes du gouvernement, qui lui donnait plus
de fil à retordre que tous les conspirateurs ensemble, et
qui, cependant, vivait en si bonne intelligence avec le
Moniteur, que tous les deux sortaient des mêmes presses.
Pigurez-yous la République Française ou l ' I n t r a n s i -
geant
imprimés par l'Etat.
J'explique le cas.
L'imprimerie nationale était alors la seule qui possédât
une presse mécanique, pouvant tirer un journal du format
jésus.
Avec l'autorisation du secrétaire d'Etat do l'Intérieur,
M. Boyer-Bazelais, administrateur du Civilisateur, s'é-
tant entendu avec M. Prosper, directeur de l'imprimerie,
avait pu agrandir le format de son journal, à compter du
treizième numéro de la première année.
Cette harmonie préétablie de deux organes de la presse
en perpétuelle contradiction, durerait encore sans les

208
LE PAYS DES NÈGRES
événements plus haut relatés, événements qui causèrent
la rupture du contrat.
Le samedi, 6 janvier, la première forme, expédiée à
l'imprimerie, était déjà sous presse. Vers onze heures,
l'administrateur fut avisé confidentiellement que M. Pros-
per avait reçu l'ordre « de ne pas laisser sortir les exem-
plaires avant que le numéro eût été lu par l'autorité. »
S'étant assuré que ce n'était pas un faux bruit, M. Boyer-
Bazelais prit la résolution de ne pas se soumettre à cette
censure indiscrète. Il reprit ses formes. Le journal fut
tiré au moyen d'une petite presse à bras. Cinquante exem-
plaires sous enveloppe, mis à la poste par différentes per-
sonnes, partaient le soir même pour les départements.
Il est facile de concevoir que ces précautions, prises
contre le Civilisateur, à la suite de la journée du 3 1 ,
éveillèrent de nouvelles inquiétudes.
Était-ce le signe précurseur d'une politique nouvelle ?
Était-ce une de ces maladresses que les gouvernants c o m -
mettent sans en calculer la portée ? Les développements,
les commentaires, allaient leur train, de telle sorte que, le
soir, nombre de gens affirmaient que « l'appétit venant en
mangeant, les soi-disant organes de l'armée et du peuple
se feraient entendre, à la parade, le lendemain, pour
demander l'abolition de la Constitution actuelle et la p r o -
clamation de celle de 1848. » Ces bruits prirent tant de
consistance que, dans la soirée, MM. Liautaud-Ethéart et
0 . Rameau se rendirent au palais pour conférer avec le
Président. Son Excellence leur dit qu' Elle n'avait aucune
connaissance de ces bruits ; qu' Elle en parlerait néan-
moins au commandant de l'arrondissement et lui donnerait
pour instruction formelle de s'opposer à de tels projets,
s'ils essayaient de se manifester.
La parade du dimanche ne fut pas attendue sans
anxiété.

U N E REVUE
209
Filtrant entre les lames de mes jalousies, les rayons
du soleil m'annonçaient qu'il était grand jour, mais j e
restais au lit. Le bruit d'un bal donné par mon voisin
m'avait tenu éveillé presque toute la nuit, et j e rattrapais
le sommeil perdu, quand les sons d'un clairon me firent
mettre à la fenêtre.
Le Président à cheval passait, escorté de son état-
major.
Je m'habillai en hâte pour courir au Champ-de-Mars.
Nissage Saget reprocha à la garde nationale de s'être
dispensé de la parade, fit allusion aux bruits semés dans le
public, déclara que ces manœuvres ne seraient jamais
tolérées par lui, que les citoyens qui proposeraient de
semblables motions, seraient regardés comme ennemis de
l'Etat et « auraient la tête tranchée » , expression saisis-
sante, dont il se servait pour indiquer que le glaive de la
loi frapperait quiconque oserait braver la volonté nationale.
Ces catégoriques déclarations rassurèrent les esprits
indécis.
Comme j e descendais la rue des Fronts-Forts, rentrant
chez moi, j e rencontrai un voleur que l'on conduisait en
prison. Fidèle, malgré son infamie, sa femme l'accompa-
gnait. Cette touchante abnégation conjugale me frappa.
La chemise de cet individu, tombant sur ses hanches où
la retenait le pantalon, laissait à nu son torse noir, qui
luisait au soleil. Un homme de la Force à la loi marchait
derrière lui, le tenant par une corde. D'autres l'entou-
raient.
Le mardi qui suivit, j e travaillais paisiblement dans
ma chambre lorsqu'un brouhaha inusité, dominé par mille
bruits confus, frappa mon oreille. Je courus à la fenêtre.
Dissipant l'ombre de la nuit, une immense clarté rougis-
sait le ciel. Un incendie venait d'éclater dans le local de
l'ancienne secrétairerie d'État qui, depuis Chambre des
12.

210 L E PAYS DES NÈGRES
représentants, allait être transformée, après complète
restauration, en Palais-National.
A ce cri : Le feu au palais ! une foule considérable
se porta sur le théâtre du sinistre. Les habitants des cases
voisines, craignant que l'incendie ne gagnât leurs demeures,
déménageaient au plus vite. Les hommes passaient, por-
tant un matelas, une table; les femmes suivaient. Les tam-
bours battaient l'Assemblée, les cloches sonnaient à toute
volée ; mais d'eau on n'en puisait point, les chaînes ne se
formaient pas, les pompes restaient inactives. Heureuse-
ment l'air était calme. Lorsque le feu eût assez dévoré, il
s'arrêta de lui-même. La pluie, qui tomba soudain en
abondance, acheva de l'éteindre. Cette averse survint fort
à propos, car si le feu s'était communiqué au dépôt do
munitions du palais, la catastrophe eût été terrible.
Pressé par les prières des autorités et des citoyens,
accourus auprès de lui, le Président quitta sa demeure
provisoire, que menaçait d'atteindre l'incendie et se trans-
porta à l'arrondissement, où presque toute la nuit il reçut
des visites.
Pendant ce temps, les voleurs travaillaient sans crain-
dre les hommes de la Force à la loi. Un avis, que le
général P. Lorquet fit paraître Je lendemain, prouva qu'on
ne rendait pas au chef de l'Etat ce qui lui appartenait.
Il n'est pas douteux que cet incendie avait été allumé
parla malveillance. La maison n'était pas habitée ; les
premières flammes avaient jailli des combles et les tirail-
leurs de la garde bivouaquaient dans la cour.
Les investigations de la commission d'enquête, nommée
pour rechercher les auteurs du crime, ne découvrirent
aucune preuve, sur laquelle on pût asseoir une accusation,
et ce fait, comme beaucoup d'autres du même genre, resta
un mystère.
Le spirituel historiographe de Soulouque et son Em-

LE CLERGÉ
211
pire a tracé au long la physionomie du clergé qui, sous
ce magnanime empereur, vivait dans un concubinage
public, élevant au presbytère les enfants qui en résultaient
et disant sans plus de façon aux amis qui venaient les
visiter : « Je vous présente ma gouvernante et mes en-
fants. »
Toussaint-Louverture, après sa victoire sur André R i -
gaud, avait proclamé, du haut de la chaire de l'église du
Port-au-Prince, une amnistie. Il faisait ouvrir les temples,
dire des messes, chanter des Te Deum. Il demanda à
l'abbé Grégoire de lui envoyer douze prêtres, soumis aux
lois de la République, pour qu'ils prêchassent sa doctrine
immuable dans les communes privées de desservants.
Aux douze prêtres, Grégoire ajouta, par-dessus le m a r -
ché, un évêque, le citoyen Mauviel, curé de Noisy-le-Sec,
coiffé de la mître pour la circonstance. Avant de prendre
possession de son diocèse, la nouvelle Grandeur écrivait
au premier des Noirs : « Tous les amis de la liberté se
réjouissent en voyant les noirs siéger parmi les législa-
teurs do la France ; bientôt tous les chrétiens se réjouiront
également en voyant des hommes de toutes les couleurs
servir et monter à l'autel. »
Les prêtres d'alors, aventuriers en soutane, étaient dans
les meilleurs termes avec les papas-lois et comme ces vils
spéculateurs que le Christ chassa du Temple, faisaient un
comptoir de l'autel, trouvant parfaitement leur compte à
leur vendre des cierges bénits que ceux-là revendaient à
leurs pratiques, et à dire les messes que, pour se donner
plus de relief, ils font parfois intervenir dans leurs c o n -
jurations.
Les négociations entamées par le Président F. Geffrard
avec le Saint-Siège firent cesser ces monstruosités.
Les simoniaques, qu'aucun lien hiérarchique ne ratta-
chait à l'Eglise, qui n'étaient soumis à aucun contrôle, sont

212 L E PAYS DES NÈGRES
remplacés, depuis le concordat de 1861, par un clergé en
général honorable.
De tout temps, le catholicisme romain a été la religion
de l'Etat. Il embrasse toujours la presque totalité de la po-
pulation. Néanmoins, aucune entrave ne gêne les citoyens
dans la pratique d'un autre culte. Le protestantisme, entre
autres, y est représenté par les sectes wesleyenne, lan-
castérienne et anglicane.
Le premier synode de l'archidiocèse du Port-au-Prince
fut inauguré le 28 dans l'église métropolitaine. En même
temps, eut lieu la translation des reliques de saint Largien,
apportées par Mgr Guilloux de Rome, où elles reposaient
dans les catacombes.
Dès l'aube, la foule des fidèles, qui devait parcourir une
partie de la ville avant de rentrer à la cathédrale, prit ses
rangs dans le jardin de l'archevêché. La procession suivit
la rue des Fronts-Forts jusqu'à la rue du Calvaire, et de
là, tournant à gauche, se dirigea vers la rue Bonnefoi d'où
elle remonta vers la cathédrale. Deux arcs de triomphe, or-
nés de draperies rouges et blanches, s'élevaient au milieu
de la rue des Fronts-Forts et à sa jonction avec la rue
Bonnefoi.
Les différentes confréries, rangées sur deux lignes, se
développaient à la tête de la procession autour de la place
de l'Eglise, dont elles embrassaient plus des deux tiers. A
elles s'étaient joints de nombreux paroissiens de Sainte-
Anne, suivant leur bannière. Venaient ensuite les sœurs de
Saint-Joseph de Cluny avec leurs pupilles, les frères de
l'Instruction chrétienne et les élèves du Petit Séminaire-
Collège, précédant le clergé. Dans leurs rangs on aperce-
vait, sur un brancard, une urne artistement peinte, conte-
nant les restes du jeune martyr saint Pie et la fiole dans
laquelle les premiers fidèles avaient recueilli le sang qu'il
avait versé pour Jésus-Christ.

UN SYNODE 213
Trente-cinq ecclésiastiques, une palme à la main, sui-
vaient la croix de procession. Six prêtres, revêtus de sur-
plis rouges, portaient triomphalement sur leurs épaules la
splendide châsse de saint Largien, dont l'effigie attirait les
regards. Le martyr en tunique de pourpre tient à la main
la palme d'immortalité ; des cicatrices de son front le sang
semble couler comme il coula, il y a plusieurs siècles, pour
la Foi.
L'abbé Hillion, vicaire général, suivait immédiatement
les précieuses reliques. Mgr Guilloux, assisté d e . deux
diacres d'honneur, marchait en habits pontificaux. Un
grand nombre de spectateurs, dont l'âme était saisie d'une
émotion profonde, se pressait sur le parcours du cortège,
dans l'attitude du plus grand recueillement. Un piquet de
garde nationale enveloppait d'une double haie les rangs du
clergé et un corps de musique l'accompagnait.
Enfin, on arrive aux portes de la maison de Dieu, qui
s'ouvrent devant la pompe religieuse. Les dépouilles du
Confesseur sont déposées sous des rideaux d'étoffe de prix.
Le Président, décoré du Grand cordon écarlate, au double
liseret jaune sur les bords, de l'Ordre de Saint-Grégoire-le-
Grand, prend place, sur une estrade préparée pour lui,
ayant à sa droite le chargé d'affaires de France.
Le divin sacrifice commence. A l ' A g n u s Dei, l'arche-
vêque, qui officiait, élève dans ses mains l'hostie consacrée
et les prêtres s'approchent de la Sainte-Table.
Après que chacun d'eux eût reçu le pain de vie, le pon-
tife prononça une allocution simple, mais pathétique. L e
lecteur s'avança et ouvrit la première réunion synodale
par la promulgation de l'ouverture du synode et la l e c -
ture de modo vivendi in synodo, de la profession de
foi,
etc.
Le 19 suivant, M Deslandes, bâtonnier de l'ordre des
e
avocats, mourut, jeune encore, subitement emporté par

214 LE PAYS DES NÈGRES
une maladie sans remède. Il jouissait de la considération
de ses concitoyens. Sa mort fut le signe d'un deuil gé-
néral.
Le jour des funérailles, je me rendis à la maison m o r -
tuaire. Sous la galerie, clans le corridor, sur les marches
de l'escalier, les amis de la famille attendaient que le
prêtre vînt faire la levée du corps. Au premier, dans
l'appartement, tendu de draperies noires, semées de tètes
de mort avec tibias en croix au-dessous, les parents et les
intimes étaient assis.
Qu'on me permette ici une digression. J'ai à parler d'un
type curieux dont j e dois la révélation à M. Jules Neff,
mon prédécesseur dans la chaire de rhétorique du lycée du
Port-au-Prince.
Un usage fort respectable exige qu'avant de le conduire
à sa dernière demeure les parents et les amis d'un mort
passent la nuit auprès de sa dépouille. Ce suprême témoi-
gnage d'estime et d'affection prouve qu'ils ne peuvent se
sépurer de lui qu'à l'extrémité. Jusque-là, rien de mieux,
uis voici venir Nécropliage ! A lui de dénaturer cet usage.
est l'accessoire obligé de toute veillée, de toute céré-
monie, de tout cortège funèbre. Le premier il arrive à la
maison mortuaire, le. premier à l'église, au cimetière le
premier encore. On ne meurt point sans Nécrophage, et,
s'il mourait lui-même, s'il ne se renouvelait comme le
Phénix, je crois que l'on pourrait à tout jamais rire des
ouragans, des tremblements de terre, de la fièvre jaune,
de tous les accidents qui dépêchent les mortels dans l'autre
monde. La mort ne trouvant plus Nécropliage serait toute
dépaysée et laisserait en repos ces heureux insulaires.
Paresseux, gourmand, manquant ou à peu près de moyens
d'existence, il connaît l'hospitalité proverbiale de ses
compatriotes, le laisser-aller créole. A-t-il vent d'un décès,?
il trouvera bien à la veillée une personne qui l'ait vu deux

NÉCROPHAGE 215
fois. Il endosse sa lévite noire. Il se présente tellement à
point que je le soupçonne fort de noter sur un agenda
toutes les maladies de la ville, les mortelles s'entend, et
leurs progrès, afin de n'être pris à l'improviste que par les
apoplexies foudroyantes. Pour lui, comme pour l'admi-
nistrateur des pompes funèbres, il y a des obsèques de
première, de deuxième, de troisième classe, etc. Mais
l'administration calcule d'après les tentures, d'après le
nombre des cierges, tandis que Nécrophage compte bonne-
ment les plats et les bouteilles qui figuraient à la veillée.
Oh ! c'est un être ingénieux, un habile calculateur, qui
ne s'embarrasse pas de grand'chose. Je me trompe. Nécro-
phage éprouva, un jour, une grande perplexité. Trois per-
sonnes décédées à la fois I ! ! Trois veillées ! ! ! Trois
collations ! ! ! Son esprit, non son estomac, resta troublé
un bon quart d'heure. Que vouliez-vous qu'il fit contre
trois ? Ce qu'il fit, un cours de dégustation comparée.
Notre parasite se présenta tour à tour aux trois veillées et,
chargé de trois collations, trouva moyen de compter dans
les trois cortèges et de se faire voir aux trois enterrements,
car il n'abandonne ses morts qu'à la fosse.
Un moins prévoyant se nourrirait, s'abreuverait aux
dépens du défunt, et le matin venu, le planterait là. Lui,
c'est autre chose. En pique-assiette de génie, il sait assurer
l'avenir. Il songe aux repas commémoratifs du bout de
l'an. Il veut être invité et pour cela il faut qu'on l'ait
remarqué parmi les assistants au convoi. D'ailleurs, l'ou-
blierait-on qu'il a un carton plein de carrés de papier d é -
coupés dans la dernière .colonne des journaux à l'article
Nécrologie et qui rappellent, au besoin, à sa convoi-
tise, les anniversaires et les galas funèbres où il peut se
glisser.
Le nom de Nécrophage ne convient-il pas à ce vam-
pire ?

216 L E PAYS DES NÈGRES
Lorsque le convoi quitta la maison, il était cinq heures.
Les amis du défunt portèrent jusqu'à l'église sa dépouille,
enfermée dans une bière d'acajou. Les bannières du Grand-
Orient d'Haïti suivaient, car il était membre-né de la loge
des Cœurs-Unis, et affilié à celle du Mont-Liban. Le
clergé s'étant opposé à l'exhibition des insignes de la
Franc-maçonnerie, on les déposa en chemin, ce qui mécon-
tenta tous les francs-maçons présents.
Le service religieux terminé, le cercueil fut placé sur un
corbillard. La pluie menaçait, plusieurs assistants se reti-
rèrent. Le plus grand nombre accompagna le corps
jusqu'au cimetière extérieur.
La pluie n'ayant pas duré, j'entrai au retour dans le
cimetière intérieur, réservé aux morts de distinction. Je
remarquai le mausolée du comte d'Ennery, mort gouver-
neur général, en 1776. A quelques pas se trouve le modeste
tombeau de Coutilien Coutard. Civiques de Gastines, réfugié
en Haïti, de Montègre, venu pour étudier la fièvre jaune,
le fameux révolutionnaire Billaud-Varennes, déporté à
Cayenne, d'où la Restauration le chassa, ont trouvé aussi
là le suprême asile.
Je vis aussitôt la tombe élevée sur la fosse de Jacques I e P
par les soins de M Inginac. Elle porte cette laconique
me
inscription, que personne ne cherche, que personne ne lit :
CI-GIT DESSALINES, MORT A 48 ANS.
Pendant plusieurs années, à la Toussaint, une main
inconnue y plaçait un cierge allumé.
Non loin, Lamarre, Eveillard, Bazelais, Thomas, Juste
Chanlatte, Benjamin Noël et quelques autres célébrités,
dorment leur éternel sommeil sous les fortifications qui dé-
fendaient jadis le Port-au-Prince. Ces fortifications en
s'écroulant ont comblé leurs fossés, et les seuls factionnai-

LES FINANCES
217
res qu'on y rencontre sont des cabris qui broutent avec
insouciance l'herbe poussée sur les décombres.
Il était fréquemment question depuis plusieurs mois du
retrait et du brûlement « des vieux papiers. » Le gouver-
nement avait nommé des commissions qui paraissaient
faire de sérieux efforts « pour débarrasser le pays de cette
lèpre qui l'ulcère au vif et dévore le sang du peuple. »
Ce papier de crédit, tombé en 1826 des mains du prési-
dent Boyer, dans le but d'acquitter la dette française, sou-
lagea un moment le pays pour le ruiner ensuite ; car, la
monnaie de papier, ressource extrême, qui doit être établie
dans un temps de prospérité, pour se soutenir dans un
temps malheureux, pousse à une spéculation éhontée qu'il
faut appeler par son nom, — l'agio.
En tous pays et dans tous les temps, la valeur intrinsè-
que des monnaies reste fixe. En Haïti, oii l'argent des
Etats-Unis est la seule monnaie métallique en circulation,
la valeur de ces assignats, dont aucune compagnie solide
ne répondait, comme en Angleterre ou en France, qui a u -
dehors n'étaient que des chiffons de papier, suivaient
d'étranges fluctuations. La gourde avait le caractère chan-
geant. Aujourd'hui il en fallait cent pour représenter une
piastre, demain il en fallait cent cinquante, après demain
trois cents ; puis brusquement, sans transition, du jour au
lendemain, la piastre retombait à cent, selon que les capi-
talistes faisaient rafle de presque toutes les espèces métal-
liques ou les jetaient dans la circulation.
L'habitant avait tellement perdu l'usage de l'argent
proprement dit, il était tellement habitué à user de ces
assignats comme d'une monnaie normale, qu'il les accep-
tait en paiement de ses denrées, de préférence au numé-
raire dont il se défiait.
J'ai entendu conter au D J.-B. Dehoux, à l'obligeance
r
duquel j e dois nombre de renseignements précieux, que
13

218 LE PAYS DES NÈGRES
dans une excursion au fond des mornes, il voulut payer
avec de la monnaie forte.
— Moé pito des gourdes, répondit l'habitant.
— Mais, continua le docteur, j e vous donne une pièce
qui a une valeur vraie, tandis que le papier n'a que celle
qu'on lui attribue. Et si le gouvernement faisait battre
monnaie ?. . . .
— Si gouvernement-la prend li, moé prend li
Voilà le peuple le plus gouvernable du monde. Eh bien,
n'entendant rien à la spéculation, ne comptant que sur le
prix de ses denrées, il était — avant la suppression du pa-
pier monnaie, — livré à l'agiotage, pieds et poings liés.
Il était dupé par les coups de hausse ou de baisse qu'on
regarde « au bord de mer » comme chose naturelle et licite.
Lorsque, afin d'atténuer sa perte, ce pauvre mouton,
toujours tondu, introduisait quelques poignées de cailloux
dans le sac de café qu'on lui payait en gourdes d'une
valeur si variable, les acheteurs criaient au vol.
Examinons maintenant la situation financière de la
république.
Sous l'administration française, la colonie rapportait par
an cent cinquante millions de livre-tournois. Les revenus
d'Haïti sont d'environ trois millions de piastres. Les ap-
pointements des fonctionnaires s'élèvent ensemble au chiffre
d'un million deux cent mille piastres. Pourtant il arrive sou-
vent que les employés, pendant près de deux ans, ne tou-
chent pas une seule fois leurs appointements, directement de
la caisse publique. Ils sont réduits à escompter leurs feuilles
avec des marchands, à 50 pour 100 de perte. En revan-
che, l'acheteur va au Trésor se faire rembourser quand et
comme bon lui semble. La faveur est la règle ; la loi, jamais
qu'une rare exception. Des plaintes justes s'élèvent contre
l'administration qui soumet périodiquement au hasard
l'existence de ces infortunés budgétophages, lesquels font

)
e
218.
.
(Pag
Port-au-Prince
u
,
a
e
d'Haïti
e
national
a
Banqu
L


UN DINER OFFICIEL 219
pendant à un effectif militaire proportionnellement sextuple
du nôtre et sur lesquels nous a édifiés le D Louis Audain.
r
Le 30 janvier, à l'occasion du carnaval, qui approchait,
le haut commerce offrit un banquet au Président. Les
membres du comité organisateur m'envoyèrent une invi-
tation lithographiée sur vélin jaune, enjolivé de festons
bleus. J'y courus à l'heure fixée. Déjà affluaient les nom-
breux invités. Parmi eux on remarquait les représentants
de la France, de l'Angleterre et de l'Allemagne. Le minis-
tre-résidant des Etats-Unis, indisposé, s'était excusé. Le
commandant de l'aviso français le Talisman, en ce mo-
ment en rade, accompagnait le comte de Lémont.
Bientôt une salve d'artillerie annonça le Président, qui
s'avançait au milieu des quatre secrétaires d'Etat.
Le couvert était mis dans la cour de l'Hôtel communal,
sous une tente dont le soleil faisait une étuve, malgré le
rideau de feuillages de palmiers, de cocotiers, et les légères
tentures aux couleurs nationales qui la décoraient. On
s'assied. Nissage-Saget occupe le haut bout de la table,
ayant près de lui le consul général de France, le secré-
taire d'Etat des Relations extérieures, le commandant du
Talisman, le secrétaire d'Etat de la Justice et le consul
d'Allemagne.
En face de lui, M. J.-J. Rivière, délégué spécial du
commerce, a le secrétaire d'Etat de l'Intérieur à sa droite
et celui de la Guerre à sa gauche.
Au milieu du repas, Un des convives réclama le silence ;
les toasts commencèrent.
M. J.-J. Rivière se lève le premier, remercie ceux qui
ont bien voulu lui décerner l'honneur d'être leur organe en
cette circonstance et adresse un speach au Président. Après
lui, M. Daguessau-Lespinasse porto un toast aux Repré-
sentants des Puissances étrangères. En l'absence du mi-
nistre des Etats-Unis, M. Spencer Saint-John répond au

220 LE PAYS DES NÈGRES
nom du corps diplomatique. Le comte de Lémont conti-
nue. Les cris prolongés de : Vive la France ! Vive la
République f r a n ç a i s e ! répondirent à ses paroles. A la
faveur de cette manifestation, le secrétaire d'Etat des R e -
lations extérieures glissa sa réplique. J'étais ahuri ; les
cheveux me dressaient à la tête. J'approuvais pourtant de
la mine et j e soulevais mon verre comme les autres, pen-
sant que ces flots de faconde allaient s'arrêter là. Pour
comble d'infortune la contagion gagnait de proche en pro-
che avec une rapidité alarmante. Le moins disert puisant
l'inspiration dans son verre, chacun débita son petit c o m -
pliment. Le général Lamothe ouvrit la seconde série et
but à l'agriculture, à la stabilité. A cette double exclama-
tion, le secrétaire d'Etat de l'Intérieur vint à la rescousse.
Le secrétaire d'Etat de l'Instruction publique, piqué
d'amour-propre, ne voulut pas laisser le dernier mot à son
collègue. Ici il y eut un fugitif intermède. Je crus pouvoir
respirer. Fallacieuse espérance. J'avais compté sans le
chef du cabinet du Président qui, portant la santé du Chef
de l'Etat aux invités, qui tous acceptèrent sa proposition
en vidant leurs verres, dit des choses patriotiques. Le s e -
crétaire d'Etat de la Guerre, qui jusqu'alors avait gardé
le silence, brûle d'envie d'imiter ses collègues et s'écrie :
A la Marine française! Le commandant du Talisman,
jaloux de soutenir l'honneur de son pavillon, lance une
simple bordée oratoire. Pour la seconde fois les cris de :
Vive la France ! Vive la République française ! frappent
l'air. M. Guillaume Manigat, récemment revenu de
France, où le Gouvernement l'avait envoyé étudier les
rouages de notre administration financière, et qui regret-
tait le pays qu'il venait de quitter, hasarda quelques mots
inspirés d'une belle reconnaissance.
Enfin, on se leva de table pour monter au salon de l'Hôtel,
où nous attendait le café.

LE CARNAVAL
221
A cinq heures le président retourna de son pied au
palais.
Les voyageurs parlent avec emphase des carnavals de
Rome, de Venise, de Madrid. Ils ne m'ont point paru, plus
originaux ni plus pittoresques que celui du Port-au-Prince.
Souvent les mascarades sont une spirituelle caricature
de l'événement ou des ridicules du jour.
Les réjouissances commencent avec le mois de janvier.
Les bals, les festins, les réunions se succèdent dès lors
sans interruption. Tous les soirs, les jeunes gens barbouil-
lés, grimés, grotesquement accoutrés, se promènent par les
rues, pour la plus grande distraction des boutiquiers, qui
prennent le frais sous les galeries, devant leurs portes.
Ce sont des allées, des venues continuelles. Les danses,
les gambades, les cris des masques varient et multiplient
le désordre. Les ânes s'enfuient épouvantés ; les chiens
les poursuivent de leurs longs aboiements.
Pendant la semaine grasse, c'est bien autre chose. Des
régiments de clowns, de diables, de chevaliers, de pierrots
envahissent la ville. Un masque, affublé d'oripeaux bizar-
res, s'avance à la tète de la bande, le front surmonté de
cornes monumentales. Un général paraît, vêtu d'un uni-
forme de fantaisie dans lequel ses bras et ses jambes se
perdent. Autour de lui son état-major, armé de m a n -
chettes oxydées, de vieilles carabines, bondit au bruit des
chaudrons, des casseroles, étranges bamboulas qui gémis-
sent de lamentables symphonies. Des femmes, quant au
cotillon, les accompagnent, faisant mille mamours. Un
arlequin brandit sa batte ; un pierrot mal enfariné reprend
sa couleur noire à chaque mouvement de tête. Plusieurs
figurants de ce bruyant cortège marchent sous un man-
teau de feuillage, comme saint Paul, premier ermite ;
d'autres, contrefaisant leurs voix, lancent des lazzis aux
passants qu'ils rencontrent ou poussent des hurlements

•222 L E PAYS DES NÈGRES
qu'on dirait partis de la Côte d'Ivoire. Le plus grand
nombre va à pied ; quelques uns, portés sur des chevaux
qu'effarent le vacarme et la foule, se maintiennent en selle
par des prodiges d'équitation. A l'avant-garde, des musi-
ciens tirent de leurs instruments faux une harmonie par
trop déguisée.
Les galeries sont littéralement garnies de femmes, de
jeunes filles qui, assises à l'ombre, regardent ce défilé dont
l'appareil excite leur hilarité, et que Collot ou Goya seuls
pourraient esquisser.

X
Une insurrection. — Tout s'explique. — Combat dans les rues du
Cap. — Pièces trouvées sur Cinna Lecomte. — Un volé voleur. —
— La session législative ne s'ouvre pas... — Retour du Président.
— Fête improvisée. — Ouverture des deux Chambres. — La fête
de l'Agriculture. — Pétion distribue des terres à ses officiers. —
Etat actuel des cultures. — Le fameux article V I I . — Propositions
du représentant Grant.

Pendant qu'on était plongé dans les divertissements au
Port-au-Prince, pendant que Nissage-Saget, recevant des
témoignages de confiance en son gouvernement, s'endor-
mait sur ses lauriers, Cinna Lecomte, ainsi que l'annon-
çait l'appel au peuple que nous connaissons, essayait de
soulever les populations du Nord.
Le 14 ou le 15 mars, j e ne sais plus lequel de ces deux
jours, on fut étonné de voir le pavillon, qui indique du haut
du Palais-National la présence du premier magistrat de la
République, glisser le long du mât qui le porte.
L'Union sous vapeur attendait dans le port. Le pré-
sident s'embarqua avec la garde, les secrétaires d'Etat de
l'Intérieur, de la Guerre, de la Justice, et les employés de
ces trois services publics qui avaient laissé leur plume pour
prendre le fusil. Il était près de huit heures et le soleil se
couchait dans des nuages sombres quand le steamer mit le
cap sur Saint-Marc.

224 LE PAYS DES NÈGRES
Tout le monde ignorait la cause précise de ce brusque
départ. Une proclamation lue, le 18 au soir, dans les rues,
par des crieurs publics précédés de tambours, interrompit
le silence qui régnait dans la capitale, calma les alarmes,
fixa toutes les incertitudes et résolut tous les doutes.
Les dépêches, apportées par le courrier du samedi, don-
nèrent les détails de cette criminelle tentative.
Le général Nord Alexis avait eu vent du départ de
l'expédition de Montechristo, dans la République domini-
caine, sur une goëlette habituée à voyager entre cette ville
et le Cap-Haïtien. Ignorant toutefois sur quel point du
littoral elle débarquerait, en cas d'irruption soudaine il
couchait depuis plusieurs nuits au bureau du port.
Dans la nuit du 15 au 16, il fut réveillé par des coups
de feu tirés à l'arsenal. Les hommes du poste, surpris,
l'abandonnèrent aux insurgés qui en prirent possession au
cri de : Vive Salomon !
Aussitôt Nord Alexis prend ses dispositions et fait tirer
le canon d'alarme au fort Belair. Les insurgés y répondent,
croyant, par une singulière méprise, que ce signal est
donné par leurs partisans qui se lèvent pour les seconder.
En même temps, ils détachent deux d'entre eux, T. Mont-
point, et Joseph, qui vont prendre le commandement du
fort. Le général Guilboute leur montre leur erreur en ar-
rêtant Joseph. Montpoint s'éloigne avec prudence.
D'un autre côté, quelques insurgés marchent sur la pri-
son avec les hommes trouvés à l'arsenal qu'ils font en-
trer de force dans leurs rangs. Mais le clairon des troupes
du gouvernement se fait entendre ; ils rebroussent chemin
et reviennent à l'arsenal, tirant dans leur retraite préci-
pitée des coups de carabine sur le Trésor, pour la même
raison sans doute qui faisait trouver au renard les raisins
trop verts.
Cependant le général Nord Alexis, dans le but de couper

UNE INSURRECTION 225
toute communication d'une partie de la ville à l'autre,
établit une ligne dont il confie le commandement au
général Benjamin Martin. A cinq heures, il envoie en
avant le colonel Eugène Gaspart avec le corps de Police et
quelques volontaires que suit une colonne conduite par le
général Donatien Jean. L'attaque commence. Nord Alexis
survient avec un obusier, renfort irrésistible, et, comme le
Deus ex machina du théâtre antique, prend la direction
des opérations. Les rebelles, chassés de l'arsenal par une
courte fusillade, sont mis en déroute et enveloppés. Plu-
sieurs fuient vers les mornes environnants et au Carénage.
Des détachements, lancés sur leurs derrières, les pour-
suivent. Le citoyen S. Papillon découvre Cinna Lecomte
qui, ramené en ville, est passé par les armes.
Bolivar, trouvé blessé devant le corps de garde de l'ar-
senal,— Rébecca Justinien Palanco, dominicain, — Jobet
— Gagé, français, — qu'allait-il faire dans cette bagarre?
— Ch. Célestin, — Quiacoute, — T. Montpoint, — Gra-
mon Imen, — Théodore Bileo, — Latour, — dominicains
tous les trois, pris, les uns dans les mornes, les autres au
Carénage ou aux environs de l'arsenal, eurent le même
sort. Présent Paul, Lunique Benjamin et Paquiot réussi-
rent à enlever un canot avec lequel ils regagnèrent la
goëlette qui attendait non loin de la côte l'issue des événe-
ments.
D'après l'enquête ultérieure, les rebelles étaient au
nombre de trente-trois, tant Haïtiens que Dominicains. On
lut à ce propos, dans le Moniteur du 28 avril : « Nous
» savons bien que les Dominicains essaieront de démon-
» trer la preuve du contraire ; mais le gouvernement
» d'Haïti possède des documents irréfutables, dont le
» cabinet du président Baëz ne saurait nier l'existence et
» qu'il ne soupçonnait jamais devoir être un jour livrés au
» gouvernement haïtien. »
13.

226
LE PATS DES NÈGRES
Parmi les pièces trouvées sur Cinna Lecomte, la plus
importante était celle-ci :
L I B E R T É . O R D R E . J U S T I C E .
RÉPUBLIQUE D'HAÏTI
A R R Ê T É .
J.-J. Dessalines-Cinna Lecomte, général de division des a r -
mées de la République, membre du comité de direction g é n é -
rale et chef de la Révolution, au peuple et à la nation.
Concitoyens,
Considérant que, pendant le cours de la Révolution qui s'ac-
complit, des ennemis de l'ordre pourraient avoir l'audace de
troubler la sécurité publique pour déshonorer le caractère des
patriotes, soit en faisant circuler des bruits mensongers et
calomniateurs, soit en commettant des actes repréhensibles
ou des crimes, dans l'espoir de l'impunité.
Considérant que l'autorité révolutionnaire doit aux citoyens
toutes les garanties possibles pour leur inspirer la confiance et
la quiétude dans l'avenir; à cet effet, il faut une prompte,
sévère et juste répression de tous actes coupables, délits, et
crimes qui seront commis pendant la Révolution ;
Considérant que, dans les circonstances difficiles et quand le
salut de la société en dépend, les lois peuvent être provisoire-
ment suspendues,
Arrête ce qui suit :
Article 1 . — Il sera institué un conseil de guerre dans
e r
chaque arrondissement qui jugera sans appel tous les crimes
et délits qui seront c o m m i s contre les droits des citoyens et
de la nation.
Article 2. — Chaque conseil de guerre sera composé d'un
président, de trois j u g e s , d'un accusateur et d'un secrétaire.
Ils prêteront serment entre les mains du commandant de l'ar-
rondissement ou du chef commandant les opérations militaires
du lieu. . ..
Article 3. —. Le conseil sera considéré compétent quand il
y aura deux juges et le président ou le vice-président et le
secrétaire. Néanmoins tout le conseil pourra siéger dans la
même affaire. A défaut de secrétaire, il en sera choisi un

PIÈCES TROUVÉES
227
parmi les citoyens de la localité et il prêtera serment entre les
mains du conseil.
Article 4. — Les jugements seront sommaires; cependant
les accusés se feront assister d'un défenseur de leur choix ou
le conseil leur en donnera un d'office. Nul citoyen choisi pour
la défense d'un accusé ne peut refuser son concours sous peine
de trahison.
Article 5. — A u c u n jugement, portant peine capitale, ne
pourra être exécuté qu'en vertu des ordres du comité de direc-
tion générale et du général en chef de la Révolution.
Article 6. — Le présent arrêté sera exécuté à la diligence du
corps d'armée et des commandants des arrondissements et des
places.
Il sera imprimé, publié et affiché.
Donné, etc.
Il est à remarquer que les mots Ordre, Justice, rem-
placent en tête de c e curieux document les mots Egalité,
Fraternité,
— qui entrent dans la triple devise que la
République Haïtienne a empruntée à la République F r a n -
çaise. Le libellé montre, en effet, comment ces justes en-
tendaient peu la fraternité. Le mot Ordre annonçait les
considérants. Rien de plus étrange que ces considérants.
Une tranquillité, relative, comme par le passé, continua
de régner dans le département. Les citoyens patriotes
applaudirent aux mesures énergiques prises par le gouver-
nement. Ce fut très heureux, en effet, que cette folle
échauffourée se terminât ainsi, car, selon les propres paroles
de Nissage-Saget « la carcasse du pays n'était pas capable
de supporter une nouvelle révolution. »
A peu de jours de là, un matin, j'étais seul, penché sur
mon bureau, finissant de compulser les lettres, les docu-
ments officiels et les renseignements particuliers qui m'a-
vaient été fournis pour La littérature française d'ou-
tre mer et pour les Drames d'Haïti. Plusieurs pièces
importantes sans lesquelles j e ne pouvais commencer ce
dernier ouvrage, me faisaient défaut. Je dépouillais celles

228 L E P A Y S D E S N È G R E S
que nous avons toujours sous la main, nos souvenirs. Je
terminai la page d'histoire contemporaine qui sert de pré-
face aux Pensées intimes de Zanetto Silva. Soudain la
porte de ma chambre s'ouvrit. M. Achille Auroux entra
inopinément, impétueux comme un ouragan.
— Vous, à qui sont ouverts tous les journaux de la
République ; vous qui signalez les abus et redressez les
torts, me dit-il, écoutez ceci et tirez-en telle moralité qu'il
convient...
— Asseyez-vous d'abord, lui répondis-je; j e vous écou-
terai ensuite.
Il prit un siège et commença.
— Voici le fait : Je fus réveillé, il y a un mois passé, au
milieu de la nuit, par le chant de Coq d'or, le sultan de ma
basse-cour que vous connaissez. Depuis plusieurs jours je
constatais chaque matin la disparition de quelque volaille.
Je me lève doucement et sors en tapinois. Il faisait un clair
de lune splendide. Un homme que j e vis distinctement,
leva le pied à mon approche, emportant un dindon sous son
bras et sans me crier son adresse. Je réveille tout mon
monde que j e mets à la poursuite du maraudeur. Je me
rends moi-même chez le chef de la section. Il était absent.
De là je cours chez le maréchal de gendarmerie qui me fait
répondre par sa femme qu'il est en tournée...
Quelques semaines auparavant, j'avais congédié un de
mes domestiques nommé Saint-Jean, fainéant et voleur
comme plusieurs. En revenant, j e songeai que mes chiens
n'avaient pas aboyé, chose extraordinaire et qui me servit
d'indice.
Le lendemain, le chef de section et le maréchal de gen-
darmerie étant venus, trop tard comme les carabiniers, je
leur dénonce l'individu suspect. Ils l'arrêtent et l'amènent
sur le lieu du vol où les empreintes d'un pas restaient
profondément gravées dans la terre molle. Les pieds de mon

UN VOLEUR VOLÉ 229
Saint-Jean s'adaptaient parfaitement à l'empreinte. Il se
trouble, devient couleur d'ardoise et finit par balbutier :
— Je ne dois rien à monsieur, mais j e travaillerai pour
lui. . .
C'était un aveu indirect. Je refuse. On le conduit en
prison. Hier, j e reçois cette invitation à comparaître
devant le juge de paix. Vous êtes légiste : j e vous prie de
m'accompagner et de me servir de conseil.
— Allons, fis-je, et je suivis mon compatriote.
Nous arrivons à la justice de paix. L'audience est
ouverte et l'affaire appelée. Tout d'abord, j e compris que
M. Auroux en serait pour les frais en raison de la couleur
de son épiderme. Le commissaire du gouvernement ne lui
ménagea point les invectives. Vainement j'essayai de lui
démontrer que son raisonnement était in baroco, il n'en
démordit point. Convaincu par cette logique incroyable de
l'organe du ministère public, qui se constituait en quelque
sorte défenseur de l'accusé, le juge condamna le volé aux
frais et dépens. Je crus même un instant qu'il allait lui
dire : le voleur, c'est vous !
Sans transition, j e vous dirai que l'article 75 de la
Constitution fixe, au 1 avril de chaque année, l'ouverture
e r
des Chambres. Je n'en entendais point parler. Ce ne fut
que le 25 du même mois que la majorité des représentants
se trouva disposée à s'occuper des affaires publiques. J'en
parlerai plus tard. Le retour du Président, antérieur par
la date, doit naturellement être raconté tout d'abord.
Sur ces entrefaites, Nissage-Saget avait donné le der-
nier coup à la dernière tête de la rébellion. Le 10, entre
sept et huit heures du matin, la vigie du fort Alexandre
signala la flottille qui ramenait au Port-au-Prince le chef
de l'État. Aussitôt on improvisa une réception digne de ce
vainqueur sans combat.
A l'extrémité du grand warf de la douane, pavoisé de

230 L E PAYS DES NÈGRES
pavillons de diverses nations, on éleva un arc de triomphe
orné d'étamines bicolores, de feuillages et de bannières,
portant ces inscriptions : Ordre, — Probité, — Paix,
Patrie, — Liberté.

Les préparatifs étaient à peine terminés qu'une salve de
la Terreur annonça que le Président quittait le steamer.
La foule se porta sur le warf.
Au pied de l'escalier, le général P. Lorquet attendait.
Nissage-Saget débarque avec les secrétaires d'Etat et
les généraux sans nombre de sa suite. Des vivats prolon-
gés se mêlent aux fanfares de la musique et le magistrat
communal, s'avançant pour recevoir Son Excellence, lui
adresse un inévitable discours. Nissage-Saget répond,
visiblement ému, puis marche vers l'arc de triomphe où
trois jeunes citoyennes, M
Silvia Poulie, Résia Buteau
l l e s
et Sylvanie Nau, escortées d'un nombre égal de jeunes
citoyens, lui font de nouvelles offrandes. M Poulie pré-
lle
sente un bouquet et prononce une harangue, courte mais
sentie.
En remerciant cette éloquente citoyenne, Son Excel-
lence termine ainsi : « Je ne reculerai devant aucun sacri-
fice pour asseoir la société sur une base large et définitive.
C'est là une mission. Je la remplirai jusqu'au bout, soyez
en sûre. »
Les jeunes citoyens veulent avoir le dernier mot.
M. Dujour-Montplaisir-Pierre, chevalier servant de
M Silvia Poulie, parle à son tour.
lle
Le Président répond encore. J'admirais sa faconde.
Il put enfin entrer sans nouvelle encombre dans la
douane transformée en salle de réception. On servit des
rafraîchissements. Ces libations ayant mis tout le monde
en belle humeur, le général P. Lorquet profita des excel-
lentes dispositions de la compagnie pour glisser un dis-
cours que, jusqu'à ce moment, il n'avait pas pu placer.

OUVERTURE DES DEUX CHAMBRES 231
D'une pierre on fit deux coups. Le grand warf, l'un des
plus vastes des Antilles, fut consacré par l'archevêque.
Ensuite le cortège officiel se rendit à la cathédrale où un
Te Deum fut chanté.
Les actions de grâce rendues à celui qui communique
ses lumières aux gouvernants, Nissage-Saget passa en
revue les troupes rangées sur la place ; puis il fit une
tournée dans les principaux quartiers de la capitale, après
quoi il rentra au palais. En le voyant, M Nissage se
me
jeta au cou de son vaillant époux et pleura de joie, comme
Pénélope au retour d'Ulysse,
Le lendemain parut une proclamation.
Le 25 avril, c'est-à-dire vingt-cinq jours après la date
fixée par la Constitution, ainsi que j e l'ai remarqué plus
haut, les sénateurs et les représentants du peuple, réunis
en majorité dans le local affecté aux séances de l'Assem-
blée nationale, rue des Casernes, sous la présidence du
sénateur Bourjolly, ayant le député Boyer-Bazelais pour
vice-président, déclarèrent ouverte la session législative
de 1872.
Le long de deux rangées de piliers de bois qui soutien-
nent le plafond de la salle, sont disposés les pupitres en
acajou des députés. Près de l'entrée, le banc des secrétaires
d'État s'allonge en travers de la nef. Vis-à-vis de ce banc
se dresse l'estrade où siège le Président de la Chambre.
De chaque côté est placé un petit bureau pour les deux
secrétaires. Derrière, on voit les portraits à l'huile d'A.
Pétion et de Christophe. A droite, celui de John Brown
fait pendant à celui de Willam Wilberforce qui tenta, en
1787, au Parlement anglais, la première motion en faveur
de l'abolition de la traite.
Cette ornementation est simple et belle.
Aux fauteuils réservés aux membres du Corps diploma-
tique et consulaire, on voyait le comte de Lémont avec le

232
LE PAYS DES NÈGRES
chancelier du consulat-général. Le consul de Portugal,
M. Horelle, le consul d'Autriche, M. Simmondis, le consul
de Suède, M. Goldenberg, venaient au second rang. Le
consul d'Espagne fit apparition, mais trouvant sa place
occupée, il se retira.
Le général Brice, depuis plusieurs mois en congé au
Port-au-Prince, entra la cravache à la main et des épe-
rons à ses bottines, tout comme Louis X I V dans la grande
salle du Parlement, au retour d'une chasse à Vincennes.
A dix heures, le Président parut avec les quatre secré-
taires d'Etat. Un état-major en guenilles l'accompagne.
Les troupes, placées en zigzags aux abords du Palais légis-
latif, lui rendent les honneurs. La musique détonne.
Une délégation, composée de MM. Boisrond-Canal et
Bourjolly, sénateurs, et de MM. Cangé Barthélémy, David
fils ainé et Decadon Pierre-Charles, reçoit à la porte le
chef du Pouvoir exécutif et le conduit au siège d'honneur,
qui, en pareille circonstance, lui est réservé à la droite du
Président du Sénat, à la gauche duquel s'asseoit le Prési-
dent du Corps législatif.
Après un moment de silence, le sénateur Dupont, Pré-
sident de l'Assemblée nationale, se lève et prononce d'une
voix accentuée, le discours d'ouverture. Le Président
répond. Puis, après la lecture des procès-verbaux des
séances des 3 et 8 août 1871, et d'un accusé de réception
du Président d'Haïti du message de l'Assemblée nationale,
en date du 25 avril, la séance est levée.
Le 22, les représentants du peuple s'étaient enfin trou-
vés en majorité. Les paroles de remerciement que le
député Boyer-Bazelais adressa à ses collègues au sujet de
son élection à la présidence, amenèrent un incident assez
curieux.
Un familier de la Présidence présenta à Nissage-Saget
ces paroles comme subversives et attentatoires à son

FÊTE DE L'AGRICULTURE 233
honneur. Son Excellence envoya chercher à Saint-Marc
un de ses frères qui, puisque sa dignité ne lui permettait
pas de l'exiger en personne, demanderait raison pour Elle
au député Boyer-Bazelais de ses perfides insinuations. De
plus, pour détruire l'impression produite sur l'esprit
public, le Moniteur, dans son numéro du 11 suivant,
publia, comme partie officielle, une déclaration de prin-
cipes, ferme et nette, rédigée par le chef du cabinet de la
Présidence, M. Destin.
Les Romains avaient une fête en l'honneur de Palès, la
déesse rurale qui protégeait les pâturages et les bergeries.
Ces fêtes, célébrées en avril, s'appelaient Palilies et
duraient six jours comme les Florales. Les Haïtiens, à
l'instar des Romains, ont la leur, mais elle est uniquement
en l'honneur des habitants, ne dure qu'un jour et s'appelle
simplement, ô prosaïsme des idées modernes I la Fête de
l'Agriculture.
Le 1 mai, les habitants dont les noms avaient été
e r
envoyés à la secrétairerie d'Etat par les chefs des sections
rurales, arrivèrent au Port-au-Prince portant, qui un
brin d'indigo, qui une tige de coton, qui un pied de café,
qui quelques noeuds de canne à sucre.
Ces produits du sol furent présentés au Jury, installé au
milieu de la place Pétion, sur l'autel de la Patrie. Selon
la coutume, il y eut beaucoup de discours. On distribua
aux exposants primés, des faucilles, des houx et d'autres
instruments aratoires.
Le cortège se rendit ensuite à la cathédrale, où une
messe d'actions de grâce fut célébrée, et de la cathédrale à
l'Hôtel communal. Une collation, offerte par la Répu-
blique, fut servie aux lauréats de la journée.
Depuis la reconnaissance de la nationalité haïtienne,
l'agriculture dont la colonisation avait fait le principe de
la prospérité de l'île, n'a subi aucune modification avan-

234 LE PAYS DES NÈGRES
tageuse au progrès. Haïti est très fertile ; mais ses habi-
tants n'en sont que moins industrieux. L'agriculture,
presque entièrement délaissée, meurt chaque jour sous les
yeux de ceux qu'elle nourrit.
Pourtant le sol a été divisé de manière que chacun en
possède sa part. Le 30 décembre 1809, Pétion, bien inspiré,
avait ordonné le morcellement des grandes habitations
domaniales. Il accordait comme don national cinq carreaux
de terre aux sous-lieutenants et aux capitaines ; seize
carreaux aux commandants et vingt-cinq aux colonels.
De tout le tafia fait dans l'île pas un gallon n'est exporté.
Les indigènes l'absorbent. Quelle consommation ! Aussi,
M. Octavius Rameau, alors secrétaire d'Etat de l'agricul-
ture, disait-il avec vérité, devant moi : « La fabrication du
tafia, c'est l'homme des campagnes buvant sa sueur. »
Parole terrible ! Aveu désespérant !
Quelques grands propriétaires fonciers, entre autres
MM. Alexandre Delva, Fénelon Faubert, Eugène Nau,
Boisrond-Canal, ont cherché à ramener les travailleurs de
leurs guildives à la fabrication du sucre, mais vainement.
La routine arrête le progrès par sa force d'inertie.
Les champs de Saint-Domingue, si productifs autrefois,
restent maintenant en jachère morte, malgré les articles
les plus sévères d'un code rural jamais appliqué. L'habi-
tant, content de se sentir vivre dans un air qui rend les
corps mous et efféminés, se nourrit de fruits que les arbres
portent d'eux-mêmes et refuse de travailler. Il passe la
moitié de sa vie dans sa case, étendu sur une natte, sans
souci du lendemain, et l'autre, ù danser à l'ombre des
manguiers. 0 l'heureux homme !
Une ressource suprême reste : Appeler les bras et les ca-
pitaux étrangers à l'exploitation des richesses naturelles de
l'île. Mais si la démocratie athénienne excluait des charges
de l'Etat les météques ou étrangers domiciliés, la démocra-

L'ARTICLE V I I 235
tie haïtienne exclut l'étranger de la possession du sol. La
Constitution de 1804 et toutes les subséquentes ont répété
à qui mieux mieux : « Aucun blanc, quelle que soit sa na-
tion, ne mettra le pied sur le territoire à titre de maître ou
de propriétaire et ne pourra à l'avenir y acquérir aucune
propriété. » La Constitution de 1867 use d'euphémisme.
Elle dit : titre II, art. 5 : « Nul, s'il n'est Haïtien, ne peut
être propriétaire de biens fonciers en Haïti, à quelque titre
que ce soit, ni y acquérir aucun immeuble. »
Toutes ces mesures n'ont pas paru assez radicales au
représentant Grant. Le 28 juillet 1872, il proposa à la
Chambre des députés une loi de précaution contre les
étrangers, loi qui fut appuyée par un grand nombre de ses
collègues, « La violence et l'injustice, Messieurs, leur avait-
il dit, sont de ces éléments qui commandent de grandes
mesures et exigent de nouvelles dispositions dans notre
législation. »
Pourtant, tous les peuples se répètent les uns aux autres
les paroles fraternelles de la Genèse : « Habitez avec nous :
la terre est en votre puissance, cultivez-la, trafiquez-y et la
possédez. »

XI
Querelle d ' A l l e m a n d . — Une violence inqualifiable. — Protestation. —
La cbanson de M . J. Boisette. — Ils chantent, donc ils paieront.—
Le Trésor du Port-au-Prince visité par un zombi. — 21,000 piastres
enlevées en une nuit. — Mystère impénétrable. — La baie de S a -
manra vendue à une compagnie de négociants américains.—Je suis
embarqué pour le Sud à mon corps défendant.

Maintenant voici la violence et l'injustice qui, selon le
langage peu correct du député Grant, commandaient et
exigeaient de nouvelles dispositions dans la législation du
pays. L'axiome impie, insolemment proclamé en Europe
l'année précédente, le fut, le 11 juin 1872, plus insolem-
ment encore dans le second hémisphère.
J'extrais du Civilisateur une partie de l'article racon-
tant cette « violence inqualifiable, » cédant la plume au
signataire, M. Thoby, un homme de cœur, d'autant plus
volontiers qu'entendre un Haïtien faire une leçon de droit
des gens à un Allemand, ne sera indifférent pour per-
sonne.
« Mardi, à huit heures du matin, deux frégates alle-
» mandes, prenaient mouillage dans la rade du Port-au-
» Prince.
» Elles avaient refusé pilote et médecin.
» A dix heures, le commandant Batsch, chef de l ' e x -
» pédition, c'est ainsi qu'il s'intitule, lançait au secrétaire

QUERELLE D'ALLEMAND 237
» d'Etat des Relations extérieures une dépêche, dont voici
» le sens et presque les termes : « Je suis chargé par mon
» gouvernement d'exiger de celui d'Haïti 15,000 piastres
» pour M. Dickman, sujet allemand, pillé à Miragôane, et
» pour M. Stapenhorst, autre sujet allemand, qui a éprouvé
» des dommages au Cap-Haïtien, lors du bombardement
» du Bull-Dogg, en 1865. Si, à cinq heures, ce soir, ladite
» somme n'est pas déposée à mon bord, j e prendrai contre
» vous telles mesures répressives qu'il me plaira. »
» Le commandant Batsch — c'est sans doute sa pre-
» mière mission diplomatique — ne s'est pas imaginé qu'il
» devait tout d'abord présenter ses pleins pouvoirs au
» gouvernement d'Haïti. L'Allemagne est représentée chez
» nous par un consul général, M. Schultz. Si le comman-
» dant Batsch avait daigné l'écouter et l'entendre, lors de
» sa démarche auprès de lui, à bord de la Vineta, il eût
» appris, quant au fond, que la réclamation Dickman,
» acceptée et évaluée à 5,000 piastres par une commis-
» sion, devait recevoir sous peu la dernière sanction du
» Corps législatif ; que la réclamation Stapenhorst avait
» été reconnue si peu fondée qu'elle n'avait donné lieu
» d'une part à aucun examen et de l'autre à aucune in-
» sistance depuis 1870, époque à laquelle elle fut présentée
» pour la première fois au gouvernement actuel. Quant à
» la forme, il eût appris qu'Haïti n'est pas précisément
» O-Tahiti, une île de sauvages ; qu'on y trouve pas mal
» de gens sachant parler et comprendre le langage de la
» raison, de la justice et du droit, et pratiquant assez les
» belles manières pour distinguer, même chez les Alle-
» mands, un officier de distinction d'un soldat bourru.
» Le gouvernement en recevant l'ultimatum de
» M. Batsch, ne le repoussa point, comme c'était son droit.
» Sans montrer son irritation de cette brutalité tudesque,
» sans presque s'en plaindre, d'un ton plus que conciliant,

8 LE PAYS DES NÈGRES
» à quatre heures du soir, il répondait au commandant
» prussien et lui offrait d'entrer en pourparlers avec lui.
» En même temps il donnait communication à l'Assemblée
» nationale de cette étrange affaire. Tant de modération
» opposée à tant d'arrogance n'a pu inspirer à M. Batsch
» la dignité de son rôle. C'est une rançon de guerre qu'il
» exigeait : les vaincus paient et ne discutent pas...
» Et, en effet, tandis que les mandataires du peuple
» recevaient de l'Exécutif, dans une séance extraordinaire,
» communication de cette malheureuse affaire ; tandis qu'ils
» disaient aux secrétaires d'Etat : « Soyez sages, mais
» sauvez la dignité de la nation, » ô lâcheté de la Force !
» Violation du Droit ! Mépris de la Justice ! Viol de la
» pudeur humaine ! à sept heures du soir, le commandant
» Batsch, avec deux cents soldats, allait s'installer furti-
» vement à bord de deux vapeurs de guerre haïtiens, à
» peine gardés, l'un depuis longtemps étant ponton, l'autre
» en réparation. Le petit équipage de surveillance est pré-
» cipité dans les chaloupes de M. Batsch et escorté à terre.
» Et M. Batsch, fier sans doute de sa prouesse navale,
» comme un Ruyter ou un Nelson, écrit dans la nuit au
» consul allemand, dans le sens suivant : « Le gouverne-
» ment haïtien n'a pas payé à cinq heures les 15,000
» piastres, j e mets saisie-arrêt sur ces deux navires
» jusqu'à ce qu'il me donne la satisfaction demandée. »
» Le chef de l'Etat, apprenant ce coup de main, convie
» au Conseil des secrétaires d'Etat, vers neuf heures du
» soir, les trois agents diplomatiques représentant les
» Etats-Unis, l'Angleterre et la France, ainsi que les pré-
» sidents des deux Chambres.
» M. de Bismarck, pense-t-on, sait aligner les chiffres;
» il ne débourserait pas 25 à 30,000 piastres pour en faire
» recouvrer 15,000. Cette violence sans précédent, cache
» d'autres violences, d'autres desseins. La raison conseille

PROTESTATION
339
» de payer. Le conseil des secrétaires d'Etat s'arrête à
» cette détermination et un négociant d'origine allemande,
» veut bien servir d'intermédiaire en la circonstance.
» A deux heures du matin, il remettait au commandant
» prussien la rançon exigée avec une lettre, conçue en ces
» termes : « Le gouvernement haïtien cédant à ta force,
» me charge de vous compter 15,000 piastres. »
» M. Batsch empocha l'argent et donna reçu...
» Oui, le gouvernement a cédé à la violence ; il protes-
» tera contre M . Batsch même jusqu'à Berlin. La Force
» prime le Droit... C'est bien la base du code internatio-
» nal de M. de Bismarck. Mais si la Force manque de mo-
» ralité, est-il dans la logique de sa nature d'être dégoû-
» tante de cynisme ? Ne peut-elle couvrir sa nudité d'un
» voile, si léger qu'il soit ? Il est possible que M. Batsch
» n'ait aucun souci de l'opinion des. Haïtiens, mais à coup
» sûr, un compliment de M. de Bismarck lui serait bien
» agréable. N'est-il pas douteux que M. Batsch l'obtienne ?
» M. de Bismarck ne lui reprochera-t-ii pas de s'être
» montré trop nu ? Par une violence inutile ne s'est-il pas
» fait ridicule ? C'est un mauvais acteur qui a forcé la
» note : il mérite d'être sifflé par les despotes de bon ton.»
Je n'ajouterai qu'un mot. Les Allemands espéraient
amener par cette révoltante brutalité une juste riposte et
partant un casus belli qui leur fournirait l'occasion de
mettre le pied sur le Môle-Saint-Nicolas, dont ils vou-
draient faire une station navale. Ces ruses, peu voilées et
qui ne trompaient personne, furent heureusement déjouées.
Payés, ils s'en allèrent, ces vainqueurs superbes, comme
l'animal de la fable, serrant la queue et portant bas l'o-
reille.
Le gouvernement protesta avec énergie par une procla-

340
LE PAYS DES NÈGRES
mation adressée au peuple et à l'armée, et qui fit le tour de
la presse des deux mondes. Dans un beau moment d'inspi-
ration, un Nadaud créole, M. Jean Boisette, fit vibrer la
corde d'airain de son banza et composa une satire que
toute la ville répéta à l'envi.
Au début, l'auteur faisant allusion à la caisse de réserve
instituée par les Chambres, s'écriait :
Depi la chambe banq'nous réséve
Prussiens, vlé oué combien ça yé;
Allemands vlé oué combien yo gé.
Plus loin venait ce dialogue d'un enfant et de sa mère :
Oui, pipe !
Maman, c'est Bismarck ?
C'est Batsch !
Maman, c'est Guillaume !
Tomate !
Maman, c'est Bismarck ?
C'est chien !
Maman, c'est Prussien ?
La strophe suivante qualifiait le grand chancelier et le
capitaine :
Frégate rêvé, mouillé nen port;
Tout députés couri, vini.
Yo di : « Bagay-là trop fort !
Bismarck et Batsch, c'est malfini... »
Oui, pipe !
Ils protestaient, écrivaient, chansonnaient, mais avaient
payé. Eternelle lutte du pot de fer contre le pot de terre,
avec son dénouement toujours le même ; jamais inévitable.
Batsch était oublié et le secrétaire d'Etat des finances
avait fait son deuil des 15,000 piastres qu'il avait été obligé
de compter à ce forban, lorsqu'un vol audacieux et qui

MYSTÈRE IMPÉNÉTRABLE 241
mérite d'être raconté à cause de sa singularité, vint enle-
ver encore une bonne partie de la monnaie forte destinée
au retrait du papier-monnaie.
Batsch, lui, était venu avec deux vaisseaux de guerre ;
il avait des canons, il faisait grand bruit et rançonnait au
grand jour. Mais, tout bien considéré, la somme qu'il e m -
portait, était insignifiante. Celui qui va opérer à présent
sera moins cassant. On ne le verra même pas arriver,
encore moins repartir. Son coup fait, on se demandera
comment il l'a fait et qui il est.
Vous allez en juger vous-mêmes.
Vers le milieu du mois de novembre, un inconnu, blanc
de peau, rouge de cheveux, privé de l'œil droit — infir-
mité qu'il dissimulait sous des lunettes, — de nationalité
incertaine, parlant avec l'accent anglais, se présenta chez
M veuve Frémont, rue de l'Abreuvoir, et lui demanda si
me
elle avait une chambre à louer.
M Frémont n'occupe pas toute sa maison. Elle en
m e
cède une partie à l'Etat, qui y a installé les bureaux du
Trésor particulier de l'arrondissement, et quelques cham-
bres à des particuliers. Privée de locataires depuis long-
temps, elle fut enchantée d'en trouver un.
On s'entendit facilement sur le prix. L'inconnu emmé-
nagea le soir même, ce qui ne fut ni long ni difficile, atten-
du qu'il apportait un matelas pour tout meuble. Il ne passa
dans son logement qu'une nuit, celle du 17 au 18, mais il
ne perdit pas son temps et travailla en ces douze heures
beaucoup mieux ou du moins avec beaucoup plus de profit
que vous et moi pendant plusieurs années.
Le lendemain matin, le hoqueton du Trésor, entrant
dans les bureaux pour les balayer, passa la main sur son
front afin de s'assurer qu'il ne rêvait pas et sur ses yeux,
afin de se prouver qu'il y voyait clair.
Devant lui une grande armoire, d'ordinaire fermée à
14

242 LE PAYS DES NÈGRES
double tour, était ouverte. On avait enfoncé la porte con-
damnée à laquelle elle était adossée. Or, quelques jours
auparavant, 43,000 piastres, tirées de la caisse de réserve,
pour être expédiées à la commission du retrait, avaient été
déposées dans cette armoire, en attendant le jour de la
livraison qui, j e ne sais pour quelle cause, n'avait pas été
faite immédiatement. Après vérification, il fut évident que
21 sacs de mille piastres chacun avaient disparu....
De quelle façon l'étranger en question, aussi insaisissable
qu'un Zombi, avait-il eu vent de cette particularité ? Con-
naissait-il les êtres du Trésor ? Comment aurait-il pu, s'il
n'avait pas de complices, enfoncer en une seule nuit deux
portes et emporter 21,000 piastres, sans attirer l'attention
de la garde qui veillait autour du Trésor ou des habitants
de la maison? Ce blanc qu'on disait tour à tour Anglais,
Italien, et, en dernière hypothèse, Allemand, existait-il en
réalité ? Sur quel bateau était-il venu au Port-au-Prince ?
A quelle autorité avait-il exhibé son passe-port ? Il est à
croire qu'il se servait de l'anneau retrouvé de Gygès, car
l'enquête, ouverte sur cette ténébreuse affaire, ne fit pas
découvrir autre chose et ce vol resta aussi mystérieux qu'il
était inouï.
L'incident suivant eût dû mettre sur la trace des cou-
pables.
Le lendemain du vol, un nommé Villarcé, homme de
peine, se trouvant au point du jour sous la galerie de la
maison de son patron, aperçut un homme à mine suspecte
qui, passant dans la rue Courbe, avec un paquet sur
l'épaule, précipita sa marche devant la pharmacie Albertini,
dont le propriétaire ouvrait les portes à ce moment. Vil-
larcé, enhardi par la présence d'un tiers, cria au matinal
passant :
— Arrête, voleur...
A ces mots, M. Albertini s'avança, mais le voleur— c'en

JE SUIS EMBARQUÉ 243
était bien un — lâcha son paquet qui rendit en tombant un
son métallique, et débarrassé de ce fardeau compromet-
tant, il mit ses jambes à son cou. M. Albertini et Villarcé ne
purent l'atteindre. Ils ramassèrent le paquet et trouvèrent
enveloppé dans un sac une boîte de savon américain. On
porta cette boîte chez le docteur Bruno. M. Zéphir, juge
de paix, procéda à l'ouverture. Il y trouva 1773 piastres en
argent et de l'étoupe pour les empêcher de ballotter. A
n'en pas douter, cet argent provenait du Trésor. C'était la
part d'un des chevaliers de la nuit qui avaient aidé le
blanc problématique à enlever les 21 sacs.
Un de mes amis, le célèbre auteur des Rimes glanées
sous les bambous, pour ne pas le nommer par son nom,
m'engageait à visiter le sud de l'île qu'il affirmait être
beaucoup plus pittoresque que le Nord.
J'avais beau lui donner ma parole d'honneur que j e
trouvais la rue du Magasin de l'Etat, où j'avais abrité mes
pénates, préférable au royaume de Kouroumon, comme
disaient les aborigènes, et que j'aimais mieux, pour cent
bonnes raisons, traverser la Terrasse par le soleil de midi
que de longer les côtes de fer jusqu'à n'importe quel port
ouvert ou fermé, mon ami, par amour de l'exactitude de
mes relations, ne se découragea point.
Vers la fin de l'année 1813, ses sollicitations devinrent
plus pressantes. Par une chaude après-midi, je le vis en-
trer chez moi, comme j'achevais de dîner en tête à tête avec
Gaston des Rayauds, mon secrétaire.
Après avoir pris un siége, l'auteur de Sous les bam-
bous me dit en épongeant avec son mouchoir son front
ruisselant de sueur :
— Vous n'êtes pas un voyageur sérieux.
— Merci. Pourquoi cela ?... demandai-je.
— Parce que vous voyagez autour de votre chambre
seulement. On n'explore pas un pays assis dans sa dodine,

244 LE PAYS DES NÈGRES
eût-on la vue perçante attribuée aux lynx et l'imagination
divinatrice de Méry. Je place David Livingstone à cent
pieds au-dessus de Xavier de Maistre.
Mon visiteur paraissait avoir préparé un discours en
trois points avec arguments accumulés. Je l'arrêtai.
— Inutile de vous dessécher le gosier, lui dis-je. Il fait
si soif naturellement. Des Rayauds vient de brasser fort à
propos un punch jusqu'aux Cayes. Je sais où vous
voulez en venir.
Et, prenant le flacon que me tendait mon convive, je
remplis le verre de mon visiteur. Mais, lui, avant de le
porter à ses lèvres, développant sa réticence, poursuivit :
— Parbleu! A vous envoyer dans le Sud, sinon votre
relation sera incomplète. Vos critiques, vous en avez beau-
coup ici, car vous ne laissez passer aucune occasion de
nous aiguillonner, diront que vous n'avez vu qu'à moitié.
Qu'aurez-vous à leur répondre ?
— Enfin, répondis-je convaincu par ce dernier raison-
nement, s'il faut, pour que vous soyez content de moi que
tout mon genre de vie soit bouleversé, que j e passe cent et
une nuits au serein, que j e ne mange plus à mes heures,
que je souffre de la soif, de la chaleur, — car il faut être
Karaïbe pour voyager sur vos côtes,— j ' y consens, mais à
la double condition que vous préparerez mon embarque-
ment sans que j'aie à m'en occuper le moins du monde et
que des Rayauds, ce fidèle second, m'accompagnera.
Accepté à l'unanimité ! A votre santé, M. Fleury-
Battier! s'écria des Rayauds, qui d'un seul trait vida son
verre plein de punch.
M. Fleury - Battier, de peur que j e ne changeasse
d'avis, la réflexion venant, se mit sans retard à la recher-
che d'un bateau. S'il n'y en avait pas eu, j e crois qu'il en
eût fait un, tant il semblait attacher d'utilité à mon voyage.
Le résultat de ses informations ne fut pas long à venir.

JE SUIS EMBARQUÉ 245
Deux jours après l'entretien que j'ai rapporté religieuse-
ment dans ses moindres détails, le 30 décembre, nous
allions tous les quatre — M. Henry Pillot, un autre mien
ami, avait voulu me faire la conduite — précédés d'un
mousse, portant nonchalamment deux sacs de voyage, sur
le warf du cabotage, au long duquel nous attendait le
Chanté-Clair qui, lui, attendait la brise de terre, levée
d'ordinaire à cette heure : le premier, un diminutif de barge
en partance pour Léogane, et la seconde, un petit vent aux
promesses fallacieuses, sur lesquelles les caboteurs ne doi-
vent pas trop compter.
Nous donnâmes aux amis une dernière poignée de main ;
puis, nous sautâmes, des Rayauds et moi, dans la barque.

XII
Haïti comparée à un requin. — Coups de filets nationaux. — Beauté
de la nuit. — On nous porte à terre. — Mademoiselle Choune. —
Trahison de Banglo. — Bravoure du commandant Laucoste. — La

Poursuivante chasse Cangé de Léogane. — Pas de chevaux, mais
un cabrouet.— L'arrondissement en réparation.—Les notables.— Ya-
guana. — Santa Maria de la Vera-Paz. — Santa Maria del Puerto.
— L'ancienne église. — Tombeau de M M . Auger et Larnage. —
Ana-Kaona.— Ignace Nau. — Marie-Claire-Heureuse.— Une cente-
naire. — Le cimetière. — Un second enterrement. — Catholicisme

et maçonnerie mêlés. — Je ne suis pas de ceux qui disent : Ce
n'est rien, c'est une femme qui a ses nerfs.

Haïti, quand vous la regardez sur la carte, ne vous fait-
elle pas l'effet d'un requin sur le dos ? demandai-je à des
Rayauds, étendu près de moi sur la voile pliée en quatre,
que frère Petit-Mot, le patron-propriétaire du Chanté-
Clair, avait déposé sur le fond de la barge pour servir de
couchette d'occasion à ses deux passagers. Je m'explique :
le Nord serait alors la mâchoire inférieure et le Sud, vul-
gairement appelé bas de la côte, la mâchoire supérieure de
ce monstre apocalyptique, dont la gueule profonde, toute
grande ouverte, semble dévorer une proie que figure très
bien la Gonave.
— Formidable alors la mâchoire supérieure!... reprit
mon compagnon. Savez-vous bien que le Sud est une
presqu'île longue de soixante lieues et large de neuf en

COUPS DE FILETS NATIONAUX 247
moyenne : elle s'étend de l'est à l'ouest, depuis le 75° et
un peu plus jusqu'au 77° à peu près de longitude. Nous
sommes loin de l'avoir doublée.
La remarque était juste.
Notre barge, sortie avec lenteur, car la brise était fai-
ble, de la grande rade, entrait à peine, comme nous échan-
gions ces réflexions, dans le canal de la Gonave où, en
décembre 1799, furent jetés, liés deux à deux, lardés de
coups de bayonnette et pourtant respirant encore, plu-
sieurs victimes des vengeances de l'implacable L'Ouver-
ture.
A cette époque, il avait donné ordre d'égorger tous les
partisans de Rigaud vaincu. Robe, adjudant de place à
l'Arcahaie, prétendit avoir découvert une conjuration dans
laquelle il impliqua soixante mulâtres dont les blancs c e -
pendant s'étaient portés garants. Il embarqua ces infor-
tunés pour Léogane et j e viens de dire quel fut leur sort.
Ceux qu'on épargna, débarqués à leur destination, furent
incorporés dans la 8 et dans la 11 demi-brigades par
e
e
Dessalines qui, de cette façon, les sauva des fureurs du
mulâtre Morba et du colonel noir Dieudonné Jambon, deux
énergumènes du parti de Louverture.
Bientôt après, la brise, enfin levée, souffla avec force.
La lune n'apparaissait point, mais les étoiles, comme au-
tant de phares célestes, scintillaient au-dessus de nos
têtes, et le ciel, quoiqu'il fit tout à fait nuit, avait une
clarté presque égale à celle du plus beau jour. Enveloppés
de cette ombre transparente, particulière aux soirées des
Tropiques, nous voguions sans perdre la terre de vue. Les
caps, les promontoires, spectres déchiquetés et immobiles,
rangés sur la côte et regardant la mer, défilaient devant
nous. Un fanal rouge brillait comme le feu Saint-Elme à
l'extrémité du mât du ponton ancré non loin du fort Ilet,
projetant sur les flots une ligne lumineuse qui grandissait

248 LE PAYS DES NÈGRES
à mesure que nous nous éloignions. De temps à autre, à
babord ou à tribord, des sons rauques nous arrivaient :
c'était quelque patron de barque sonnant du lambi, qui,
entendu à des distances entraordinaires, indique, par la
variété de ses modulations, dans quelle direction gouverne
celui qui avertit ainsi afin d'éviter l'abordage.
Nous continuâmes notre navigation au milieu de tous
les fantastiques enchantements de cette belle nuit dont le
tangage et le roulis du Chanté-Clair me forcèrent, bien
contre mon gré, d'abandonner la contemplation pour l'ho-
rizon moins varié de la cale. Je m'allongeai tant bien que
mal, en travers, sur le fond du bateau, et, plaçant mon sac
de nuit sous ma tête, comme Jacob fit d'une pierre, dans
sa retraite au pays d'Haran, je m'endormis, furieusement
bercé par Kouroumon, près de mon secrétaire qui ronflait
comme un chanoine dans sa stalle, à vêpres.
Nous venions de nous réveiller quand le Chanté-clair
entra dans une rade foraine. La lune se couchait derrière
le morne Piton et l'aurore dorait le rivage. La terre cou-
verte de végétation et la mer nue se teignaient de toutes
les nuances, depuis l'algue-marine jusqu'à l'émeraude.
On jeta l'ancre à quelques pas de terre, au milieu de
plusieurs embarcations, immobiles sur les flots comme une
troupe de cygnes endormis. Je payai nos deux passages
à frère Petit-Mot. Ses matelots retroussèrent leurs panta-
lons jusqu'aux genoux et descendirent dans l'eau, nos sacs
de nuit à la main.
Nous nous cramponnâmes à leurs épaules, et marchant
d'un pied sûr, ils nous eurent bientôt déposés sur le sable
sec presque à la porte d'une de ces petites boutiques de
comestibles et de boissons qu'on ne trouve qu'en Haïti.
La marchande, M Choune, fort dodue, soit dit en pas-
lle
sant, nous offrit des chaises apparemment dans l'espérance
d'une recette.

MADEMOISELLE CHOUNE 249
J'aurais été désolé de lui laisser à mon passage, une d é -
ception. Je la priai de nous préparer deux tasses de café
chaud. Elle ne se le fit pas dire deux fois. Nous fûmes
servis presque aussitôt que j'avais commandé. Content de
cela, je donnai un gourdin à M Choune qui voulut me
lle
rendre la monnaie. Je refusai et M Choune ne douta
lle
plus que j e fusse un consignataire.
Comme nous savourions le moka plein d'arôme arriva
Tysbel, le chef de l'Hôtel des Voyageurs du Port-au-
Prince. Ce brave garçon que les fourneaux avaient rendu
malade, était pour le moment en changement d'air à L é o -
gane où il était né. Ayant appris mon débarquement, il
venait se mettre à mon service. Je l'envoyai demander
des chevaux au commandant de l'arrondissement pour
lequel j'avais une lettre de recommandation. Nous étions
encore à trois quarts d'heure de la ville ; et, il fallait
changer notre mode de transport pour finir d'y arriver.
Afin de tuer le temps en attendant que Tysbel rappor-
tât une réponse, j e pris le parti de visiter des ruines que
je découvrais de la galerie de M Choune en face de moi.
lle
Ces ruines sont ce qui reste du fort Lapointe, appelé
Ça-ira en 1793, et qui a donné son nom au petit embar-
cadère où nous étions, lequel sert de port à Léogane, mais
qui n'est plus défendu par lui, car ce fort n'est qu'un mon-
ceau de décombres enfouies sous les lianes, les pingouins,
les arbustes de toutes espèces, insolentes plantes parasites
qui s'emparent de tout édifice abandonné.
Pourtant ce fort mérite qu'on jette sur ses débris un
regard en passant. Le rôle qu'il a joué, dans les événe-
ments qui ont laissé trace dans l'histoire, a été assez im-
portant.
En 1802, après la bataille de Pierroux, dans laquelle
l'adjudant-général Gilbert Néraud culbuta, à la tête d'un
détachement de troupes de la métropole, les indépendants

250 LE PAYS DES NÈGRES
près de la Croix-des-Bouquets, Pétipn, qui les conduisait,
battit en retraite sur Léogane par les gorges de la Rivière-
Froide. Lamour Dérance, le fameux chef de bande qui
demandait à Dessalines : « Qui t'a fait maître ? » réunis-
sant des montagnards à ses soldats, pour combattre les
Français, descendit à Darbonne, dans la plaine. Cangé,
l'un de ses seconds, occupait Sarebousse. En outre, les
indigènes avaient des camps à Cassagne, à Petit et à
Dampuce.
Le chef de bataillon Laucoste, qui commandait la garni-
son de Léogane, avait établi à Bineau un poste avancé,
confié au capitaine noir Barthélémy. Le fort Ça-ira était
sous la garde du capitaine Banglo, noir aussi et jusqu'alors
fidèle. Laucoste n'avait à opposer aux assaillants que des
régiments formés de noirs et de mulâtres, qui désertaient en
grand nombre. Cangé vit arriver instantanément dans son
camp, Marion, Mimi-Bode, Heurtelou, les frères Brisson,
Colin, etc., etc. Aussitôt Lamour Dérance nomma Marion
adjudant-général et Mimi-Bode colonel. Enhardi par l'ar-
rivée de ces transfuges, le lendemain au matin, il s'appro-
cha de la ville, et, dans la nuit du 14 décembre, il enleva
lui-même le poste Bineau, tandis que Mimi-Bode prenait
possession du fort Ça-ira que lui livra Banglo.
Léogane, dont les communications avec la mer étaient
de la sorte coupées, se trouva investie.
Dans le même temps, Pétion atteignait l'habitation
Bougand occupée par Métellus. Celui-ci, quoiqu'il fût à
Lamour Dérance, donna passage au lieutenant de Dessa-
lines, qui descendit au Morne-à-bateau, sur le chemin du
Fort-Républicain. Arrivé dans la plaine, Pétion alla trou-
ver Lamour Dérance avec lequel il s'entretint longuement,
mais sans le décidera reconnaître l'autorité de Dessalines.
Il poussa jusqu'à Sarebousse. Cangé, son compagnon
d'armes, pendant la guerre du Sud, le reçut avec froideur.

TRAHISON DE BANGLO
251
Il se rendit enfin a ses raisons et, dès cette entrevue,
travailla en secret à la perte du terrible partisan.
Ces démarches faites, Pétion fortifia le camp Petit et-
donna l'ordre à Geffrard d'occuper Ça.-ira avec la 13 demi-
e
brigade. Dans la rade il y avait une goëlette dont le
patron, l'indigène Lafleur, tenait pour les Français. Il jeta
plusieurs bombes dans le fort et s'approcha assez près du
rivage pour tirer à mitraille sur les indépendants. Geffrard
eut le bras fracassé. On le transporta à Sarebousse et
Guérin prit le commandement du fort qu'il abandonna à
son tour à Sanglaou, pour aller s'établir au Grand-Bassin,
entre le camp Petit et le fort, point de la côte sur lequel
les métropolitains pouvaient opérer un débarquement avec
facilité.
Lors de la trahison de Banglo, les soldats qui n'avaient
pas été tués dans le fort, après avoir gagné à la nage les
barges de la rade, s'étaient rendus au Port-Républicain.
Le général Brunet apprit par eux l'incursion de Pétion
dans la plaine de Léogane. Dans la nuit du 31 décem-
bre, la frégate la Franchise, le brick Le Lodi, les g o ë -
lettes Tricolore et Nanine partirent, sous la conduite
du capitaine de vaisseau Jurrien, chargées de troupes e u -
ropéennes, de gardes nationaux et de munitions de guerre.
Cette escadrille, entrée dans la rade de Léogane de grand
matin, prit sa ligne d'embossage devant le fort Ça-ira et
ouvrit un feu vif et régulier qui permit aux troupes de dé-
barquer dans une anse voisine appelé l'Acul.
Au bruit du bombardement, Laucoste sortit de la ville
par le chemin qui conduit à la mer. Il y eut un tel con-
cert dans les manœuvres des troupes françaises que les
Indépendants, pris entra deux feux, s'enfuirent. Sanglaou,
chassé du fort par un bataillon d'infanterie de marine,
lâcha pied de position en position et se vit acculé au camp
Petit.

252 LE PAYS DES NÈGRES
Pétion s'avança avec des troupes fraîches et rétablit le
combat dont l'issue cependant ne lui fut pas favorable, puis-
qu'il se retira, envoyant Geffrard porter la guerre dans le
département du Sud et faire de la propagande en faveur
de Dessalines parmi les habitants des campagnes.
L'année suivante, à la suite de l'affaire de Jérémie,
Cangé, de retour à Darbonne, fit, pour reprendre L é o -
gane, une nouvelle tentative, qui échoua comme la pre-
mière. Il refoula la garnison dans l'arsenal et occupa le
fort Ça-ira. Il y était depuis deux jours, lorsque la frégate
la Poursuivante, capitaine Wuillaumez, venant du Port-
Républicain, débarqua sur le rivage, à onze heures du
matin, trois cents soldats européens et six cents gardes
nationaux noirs et jaunes. Le chef de bataillon Lacombe
pénétra dans le chemin de la ville malgré la fusillade des
indigènes. Un jeune officier nommé Drouville s'élança,
suivi de quelques grenadiers, sur une pièce de quatre,
dressée devant le portail. Les artilleurs sont tués. L a -
combe qu'aucun obstacle n'arrêtait plus, dégage Laucoste
enfermé dans l'arsenal. Dans le même instant les marins
de la Poursuivante, descendus à terre, enlevaient le fort
Ça-ira.
J'avais fini de visiter ces ruines et j'étais revenu m'as-
seoir sous la galerie de M Choune où, pendant mon e x -
lle
ploration, des Rayauds était resté à l'ombre. Je tournai
mes regards vers la route qu'un soleil aveuglant faisait
poudroyer, quand Tysbel reparut, tout suant et tout es-
soufflé. Il me remit une lettre au timbre de l'arrondisse-
ment. Le général Tibérius Zamor me mandait qu'il était
contrarié de ne pouvoir mettre sur-le-champ des montures
à ma disposition : tous ses chevaux étaient au vert sur une
habitation assez éloignée de la ville... Il m'envoyait à la
place un cabrouet qui me transporterait, sinon aussi vite,
du moins sans fatigue.

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LÉOGANE 253
Le véhicule annoncé suivait de près Tysbel. Nous m o n -
tâmes dessus. Tant bien que mal nous nous assîmes sur les
sacs de nuit. Des Rayauds déploya un parasol blanc, large
comme une tente, que j'avais mis dans mes bagages, per-
suadé qu'il nous serait utile en plus d'une occasion. Le
soleil rayonnait en plein ciel. Abrité par cette espèce de
pavillon portatif, nous pouvions braver ses rayons qui
tombaient d'aplomb sur nos têtes. Le conducteur fouailla
ses bœufs qui se mirent en marche d'un pas aussi tran-
quille que, lent.
A dix heures nous faisions notre entrée à Léogane dans
cet appareil, qui plaisait aux rois fainéants, disent les his-
toriens.
Après avoir longé une place carrée couverte d'une foule
bariolée, qui offrait bien des détails à dessiner, le cabrouet
s'engagea dans une rue assez large et enfin s'arrêta devant
la galerie d'une grande maison carrée, sans toit et entou-
rée de matériaux divers, dans laquelle on entendait un
tapage assourdissant de scies, de marteaux et de cognées.
Nous étions à la porte de l'arrondissement. Nous des-
cendîmes du char rustique.
C'était jour de marché. Nous trouvâmes le commandant
si occupé que j'étais fort honteux de le déranger. Mais à
peine nous eut-il aperçus qu'il appela un planton auquel il
donna ordre de rincer des verres. Il nous fit entrer dans
sa salle à manger et nous servit des rafraîchissements qui
venaient fort à propos.
— Voyez, me dit le général en montrant toutes les
pièces de son hôtel envahies par les maçons, par les plâ-
triers, par les menuisiers, voyez ! j e n'habite pas une mai-
son, mais bien une bâtisse. Je vous donnerai volontiers
ma chambre ; malheureusement elle est aussi peu propre
que le reste de la maison.
Général Zamor, vous êtes dans le plâtre jusqu'à la garde.
15

254 LE PAYS DES NÈGRES
duite en cendres par l'incendie allumé par les Indépen-
Ne vous mettez point en peine pour nous, lui répondis-je ;
j'ai plusieurs connaissances ici. C'est chez M. Joseph La-
combe que j e descendrai. Veuillez seulement me faire in-
diquer sa demeure.
Le planton, qui avait rincé les verres, et Tysbel, qui
m'attendait sous la galerie, prirent nos bagages et nous
conduisirent à une maison qui s'élève dans la rue de l'ar-
rondissement, mais tout à l'extrémité, auprès d'une grande
savane : c'est la dernière de la ville.
Nous trouvâmes M. Lacombe seul. Sa dame était allée
au Port-au-Prince passer les fêtes du premier de l'an chez
son père. Il nous reçut à bras ouverts.
Le déjeuner était prêt. On ajouta deux couverts et nous
nous mîmes a table incontinent, ce que nos estomacs
trouvèrent la chose la plus naturelle du monde.
Le repas fini, M. Lacombe, qui est l'un des premiers
spéculateurs en cafés de l'arrondissement, nous pria de
l'excuser et descendit à sa soute pour recevoir les lots que
lui apportaient les habitants. Nous nous retirâmes dans la
chambre mise à notre disposition. Je me débarbouillai, ce
dont j'avais un visible besoin ; après quoi j e fis une petite
sieste, ce qui n'était pas moins nécessaire.
Le soir, après le dîner, je rendis visite à un de mes amis
du Port-au-Prince, M. Nelzir Grospère, depuis quelque
temps établi pharmacien à Léogane. Ensuite mon hôte
m'amena chez les notables de la ville, le général Olybrius
Milord, le sénateur Lissade, les généraux E. Gautier et
Desvallons, les citoyens Mérion et Massillon Boulin, ex-
magistrat communal. Tous ces braves Léoganais me con-
naissaient au moins de nom et leur accueil fut très affable.
Ce sont eux qui me donnèrent sur leur ville les quelques
renseignements historiques que j e consigne ici.
En 1564, un an après le supplice d'Ana-Kaona, Ovando,

LÉOGANE 255
ayant aehevé de soumettre les tribus du Xaragua, chercha
pour y fonder une ville un lieu naturellement fortifié, et,
dans la direction de l'E. S. E., à huit kilomètres de
Yaguana, le village indien, on vit s'élever Santa -Maria
de la Vera-Paz.
Trouvant la position moins favorable
qu'ils le pensaient, les Espagnols abandonnèrent cette ville
dont les vestiges ne sont plus visibles. C'est alors qu'ils bâ-
tirent sur la pointe même de Yaguana, Sainte-Marie-du-
Port, Santa-Maria del Puerto. Cette seconde ville, née
d'hier, l'emporta de suite sur son aînée dont elle devait
avoir le sort. En 1606, elle fut détruite par ordre de la
cour d'Espagne. Cinquante ans plus tard, un assez grand
nombre de boucaniers se fixèrent dans ses ruines. Premiè-
rement ils eurent un établissement à l'Ester et un autre à la
Petite-Rivière. Ces deux bourgs volants, réunis par des ac-
croissements successifs, formèrent la ville moyenne qui s'est
appelée Léogane, par corruption du nom indien Yaguana.
Presidio espagnol au temps des Adelantados, lieu de
retraite des boucaniers, comptoir des Hollandais, Léogane,
l'une des villes les plus importantes de la colonie française,
fut le siège de son gouvernement jusqu'à l'époque où on le
transporta au Port-au-Prince dont elle est distante de
huit lieues.
Aujourd'hui elle est formée de vingt-cinq îlets de gran-
deur inégale, et vue à vol d'oiseau, présente la figure d'un
rectangle dont les grands côtés ont huit cents mètres et
les petits six cent quarante-huit. Les rues ne sont point
pavées. Lorsqu'il pleut, les eaux sont absorbées par le
sol sablonneux en plusieurs endroits; dans d'autres elles
stagnent.
Le temps de sa splendeur fut l'année 1789.
Son église, qui était fort belle, contenait les tombeaux
de M. Auger et de M. Larnage, deux gouverneurs géné-
raux morts, le premier en 1766, le second en 1746. R é -

256 LE PAYS DES NÈGRES
dants en 1802, elle n'a jamais retrouvé depuis sa prospé-
rité première. L'église actuelle, bâtie du temps de Sou-
louque, sur l'emplacement de l'ancienne, lourde, massive
et surmontée d'un toit à la Mansart, a tout l'aspect d'un
cercueil colossal destiné à Gargantua.
Léogane a produit Ana-Kaona pendue à Santo-Domingo.
Je vous raconterai, dans los Indios, l'histoire de cette
héroïque Indienne ; l'amiral Bonnet, né en 1773 ; un poète
de génie, Ignace Nau, le premier et le fondateur d une
longue dynastie de littérateurs créoles. Elle était aussi de
Léogane, cette Marie-Claire-Heureuse, fille d'esclave, es-
clave elle-même, qui fut impératrice. Dessalines l'épousa
après la guerre du Sud. Cœur doux et compatissant, elle
ne prit aucune part aux actes de barbarie de son époux, et,
toujours suppliante, arracha à ce tigre bien des victimes.
On n'a pas oublié sans doute le trait d'humanité que j'ai
rapporté, à l'honneur de cette Esther africaine, dans un
précédent chapitre.
Elle vivait encore en 1848 et habitait Saint-Marc.
Le lendemain, c'est-à-dire le 2 février, j'assistai à l'en-
terrement d'une centenaire.
La défunte avait cent vingt ans comme la Bauldour de
la légende du Falkenburg. Que de monstruosités elle avait
dû voir dans le cours d'une si longue vie ! Et que de ren-
seignements curieux elle m'aurait donnés, si, n'étant pas
morte le jour de mon arrivée, j'avais pu la consulter ! On
m'affirma qu'elle avait conservé une parfaite lucidité d'es-
prit et qu'elle racontait les épouvantables scènes de 1793
avec des particularités que peu connaissent.
J'accompagnai donc cette contemporaine de Romaine-
la-Prophétesse à sa dernière demeure. J'eus ainsi l'occa-
sion de voir le cimetière qui se trouve en pleine savane,
assez loin de la ville. On m'y montra les tombes du chef
indigène A. Gédéon, mort en 1827 et de Marc Borno, qui

CATHOLICISME ET MAÇONNERIE 257
leva un des premiers l'étendard de la révolte contre la mé-
tropole.
Il était écrit, comme disent les musulmans, que j ' y re-
viendrai le lendemain.
Au retour de l'enterrement de la centenaire, le citoyen
Cicei Lully, ancien représentant du peuple, fut frappé
d'une congestion cérébrale et mourut dans la nuit.
Il n'avait pas trente-sept ans.
A son tour on le porta en terre. C'était un T . ·. resp. ·.
et bien aimé F . ·., R. A. R. C. T. K. G. E. K. S. 3 0 ,
e
e x - v é n é r . - . de la R e s p . . en . ·. l ' H u m a n i t é , n° 12.
Ses frères lui rendirent les derniers honneurs.
L'épouse du défunt et ses maîtresses avaient suivi le
convoi. Il ne s'éleva pas entre elles, comme entre les
femmes thraces dont parle Hérodote, de débat pour savoir
laquelle il aimait le mieux. Je doute que celle en faveur
de qui on eût décidé, eût consenti à être enterrée avec le
regretté pacha ; elles voulurent au moins se trouver mal.
Les voilà donc gigotant comme des hannetons renversés
sur leurs élytres. Des Rayauds et moi nous nous précipi-
tâmes avec d'autres assistants pour les relever.
Cette galanterie me valut le plus beau coup de coude
que j'aie reçu de ma vie dans l'œil droit. Aveuglé et bous-
culé, j e tombe. Les femmes roulent sur moi. Je me trouvai
une minute, qui me parut un siècle, avec trois femmes sur
le ventre. C'était beaucoup trop. On me dégagea enfin.
Il n'était que temps.
Une seconde de plus j'étais asphyxié...

XIII
U n Confrère. — E n route pour la grotte. — Arrestation de Lamour
D é r a n c e . — Description d'une case. — L e commandant R o s i e r - B y .
— C e n'est pas ici... — D u café et du sucre nature. — L e c o m m a n -
dant Cassius. — D e s pieds et des mains. — La grotte. — Je m ' i n -
digne avec tonte r a i s o n . — D e s R a y a u d s tombe malade. — U n e lettre
de recommandation.
Le jour suivant, j'eus de grand matin la visite d'un
confrère, selon le mot du domestique de M. Lacombe.
— Un confrère ! exclamai-je.
— Il m'a recommandé de ne pas dire son nom, reprit
le valet de chambre, admirablement dressé à l'européenne ;
mais c'est M. Fenimore Vallès, le secrétaire de l'arron-
dissement.
— Faites e n t r e r . . .
Je passai rapidement mon pantalon. Je ne l'avais pas
encore boutonné à l'endroit ouvert que mon matinal visi-
teur était devant moi. Je reconnus l'un des trois orateuis
du cimetière.
— Excusez-moi, cher monsieur La Selve, me dit-il. Je
suis venu vous voir avant d'entrer à mon bureau. Votre
chute d'hier est sans gravité, n'est-ce pas ? Vous avez l'œil
gauche bien n o i r . . .
— Parbleu ! j e crois b i e n . . . un c o u d e . . . enchâssé dans
l'orbite.

UN CONFRÈRE
259
— J'ai lu dans les papiers publics, reprit mon visiteur,
que vous rassemblez en ce moment les matériaux d'une
anthologie haïtienne.
— Oui, monsieur.
— Permettez-moi de répondre à l'appel que vous avez
lancé aux littérateurs nationaux. Je vous apporte une
pièce de courte haleine, un simple acrostiche. Le parterre
de ma muse n'est pas grand et j e n'y cultive que des vio-
lettes.
— Nous allons voir, monsieur, répondis-je comme A l -
ceste à Oronte.
Mon confrère lut alors avec le ton du licencié Vidriera
ce septain :
L u i .
Z'amour, la poésie, ont cultivé son âme,
Après l'avoir brûlé de la plus douce flamme ;
Se sert de leur langage en parlant à son D i e u ! . . .
En vain quelqu'un voudrait le troubler en ce lieu ;
L'âme purifiée en rien ne se dérange.
Vivant dans cette vie, accompagné d'un ange,
Fn l'attaquant, dès lors, son génie le venge.
Je n'étais point venu à Léogane pour aller tous les
jours à un enterrement, pour recevoir des coups de poing
de femmes en crise, pour qu'on m'offrît des acrostiches.
Je voulais voir les sites que j'avais à peindre dans les
drames d'Haïti et dans Los Indios, afin que le lecteur
sente que mes descriptions, loin d'être vagues et ambi-
tieuses, sont des photographies prises sur lieux, et par con-
séquent ressemblantes.
D'autre part, je voulais abréger mon séjour le plus pos-
sible. J'exprimais donc à mes nouvelles connaissances
mon désir de visiter la grotte d ' A n a - K a o n a qu'on appelle

260 LE PAYS DES NÈGRES
communément la Madame de Léogane. M. Emmanuel
Gautier me prêta deux chevaux. Le général Tibérius Z a -
mor me donna une lettre pour le citoyen Rosier B y , com-
mandant la section des Orangers.
Le 8 février, après avoir mangé d'un poulet et d'un
tasar ruisselants de mantègue, chez M. Massillon Boulin,
je me mis en route pour la grotte à dix heures du matin.
Des Rayauds, qui m'accompagnait, comme il était na-
turel, me dit en sortant de la ville qu'en prévision de la
soif que nous donnerait l'ardeur du soleil, il avait mis une
bouteille de vermouth dans la fonte gauche de sa selle.
La première partie du chemin qui est plate, puisque
nous étions en plaine, une fois faite, nous arrivâmes, après
avoir traversé la rivière de Léogane aux eaux gazouil-
lardes, à un sentier montant.
Ce sentier est enfoncé dans les montagues. Nous nous
sommes avancés dans des gorges où le soleil ne nous rat-
trapait que de loin en loin, et nous n'avons plus vu que les
pentes des mornes sur lesquelles cette ardeur de végéta-
tion, si développée dans les tropiques, se fait partout re-
marquer.
L'appel à l'insurrection qui, jeté par Christophe en 1802
au Cap-Français, roula d'écho en écho jusqu'à Tiburon,
ne se perdit pas dans ces montagnes, citadelles naturelles
et formidables.
Le 11 septembre de cette même année, une révolte
éclatait sur l'habitation Poulayer. Rochambeau envoya du
Port-au-Prince contre les insurgés le colonel Lamartinière
avec la 3 coloniale, qui servait la métropole depuis la sou-
e
mission de Toussaint-Louverture.
A la même date le gouverneur général partit lui-même
pour Jacmel accompagné des généraux Lavalette et P a -
geot et d'une escorte de huit cents hommes. Cependant
tous les défilés étaient remplis d'insurgés. Il les méprisait.

EN R O U I E POUR LA GROTTE 261
• les sachant sans armes. Un cultivateur, Sanglaou, qui de-
vait se distinguer dans ces guerres d'embuscade, fut sur
le point d'enlever les trois officiers à Gressier où ils
avaient fait halte. Ceux-ci ne durent leur salut, comme
le brasseur de Preston, qu'à la vitesse de leurs chevaux,
laquelle leur permit de rattraper le corps qui les précédait.
Rochambeau s'arrêta sur l'habitation Morel, tout près de
Léogane. Les insurgés vinrent l'y attaquer et le forcèrent
à entrer dans la ville dont ils firent le siège. L'insurrec-
tion s'étendait de proche en proche. Cangé, officier indi-
gène, que son ami, le colonel Dieudonné Jambon, venait
de faire sortir des prisons de Jacmel, où il était pour
insubordination à l'égard du général Pageot, arrivé au
Grand-Goave, pénétra dans les montagnes et excita les
nègres à la révolte. En peu de jours, les sections de Mon-
sambé, de Téte-de-Bœuf, de Tavet, de Bernard, furent en
armes. Beauséjour, Pierre-Louis, Sanglaou, Mathieu
Fourmi, Cangé, Metellus, Adam, tous bandits de la pire
espèce, obéissants à Lamour Dérance, tinrent les mornes
et les savanes, jusqu'au moment où ce dernier, descendu
du Grand-Fort sur l'habitation Rocheblanche, fut arrêté
par Guerrier en 1803, conduit à Marchand et jeté dans un
cachot, où Dessalines le laissa mourir de faim.
A la suite de la capture du formidable partisan, la
3 demi-brigade se porta de Rocheblanche à Léogane et
e
renforça les troupes qui cernaient la ville. Cangé résolut
de s'en emparer. Les métropolitains, assaillis sans cesse,
reconnurent l'impossibilité de s'y maintenir plus long-
temps. Le commandant Laucoste était tombé dans une
sortie. Le chef de bataillon Dolorie, qui avait pris le com-
mandement, forma de tous les survivauts de la garnison
un bataillon carré au centre duquel il plaça les femmes,
les enfants et les bagages. Il sortit de Léogane avec quatre
pièces de campagne. Cangé l'attaqua sans pouvoir le
15.

262 L E PAYS DES NÈGRES
rompre. Les Français atteignirent le rivage en bon ordre «
et s'embarquèrent sur la frégate la Poursuivante. Les
indigènes prirent possession de la ville que les métropoli-
tains ne tentèrent plus de reprendre. A quelques jours de
là, Dessalines, revenant du Sud, s'installa à Léogane pour
diriger de vigoureuses poursuites contre ceux des habitants
qui s'étaient montrés dévoués â Lamour Dérance. Mathieu
Fourmi, l'un des seconds les plus actifs du chef africain,
fut garrotté et dirigé sur Marchand.
Nous atteignîmes la section des Orangers sans trop nous
apercevoir de la longueur du chemin. Les habitants ren-
contrés sur la route, nous avaient tour à tour servi de
guides. Nous nous adressions à chacun d'eux pour savoir
si nous étions dans le bon chemin. Ce fut avec un certain
plaisir, j e l'avoue, que j'entendis une jeune négresse qui,
venant de puiser de l'eau à une rivière que nous dûmes
traverser, marchait, son canari plein sur la tête, comme
la Dorothée de Goethe, dire à des Rayauds, qui caracolait
un peu devant moi :
— On rivé; mé cai commandan section...
La case qu'elle indiquait du geste, juchée sur un mon-
ticule isolé, me rappela ces moulins à vent en plâtre re-
couverts d'un globe de verre que j'ai vu ornant certaines
cheminées de province. Nous prîmes le sentier ardu qui
s'enroulait autour du mamelon.
Au bout d'une ascension de quelques minutes, nous nous
trouvâmes devant la case du commandant de section R o -
sier By. Il n'était pas là.
Sa femme et sa fille nous invitèrent à nous asseoir en
nous disant qu'il n'allait pas tarder à rentrer. Il était sorti,
en compagnie du juge de paix, pour une contestation sur-
venue entre deux de ses administrés. Son fils aîné, qui
était aussi son lieutenant, descendit le prévenir de l'arri-
vée de deux blancs.

L E COMMANDANT ROSIER-BY 263
La case d'un habitant est d'une construction fort simple.
Figurez-vous un rectangle formé de montants de bois re-
liés entre eux par des branches entrelacées dont les inter-
valles sont remplis de terre. Par dessus un toit de roseaux
ou de feuilles. Dans la façade on pratique deux ouver-
tures : l'une sert de porte ; l'autre, plus petite, est une
fenêtre. L'ameublement à l'avenant. Un canari contenant
la provision d'eau ; des nattes pour lits; quelques ustensiles
de cuisine ; une manchette rouillée et une carabine la plu-
part du temps sans chien ; des macoutes ; un sac en paille
et une selle.
Ayant mis d'accord ses administrés, le commandant R o -
sier By, averti par son fils de la venue de deux étrangers,
remonta chez lui, suivi du juge de paix et des notables de
la section.
C'était un bon gros nègre à mine futée. On n'aurait pas
dit qu'il venait de remplir un devoir de sa charge. Coiffé
d'un mouchoir d'indienne, il n'avait pour tout vêtement
qu'un pantalon et qu'une chemise, encore était-elle déchi-
rée dans le dos. Qu'importe ? Cincinnatus ne fût-il pas
trouvé par les envoyés du peuple qui le nommait dictateur,
dans une tenue semblable ?
Je lui remis la lettre du général Tibérius Zamor, son
supérieur. Il en prit connaissance en l'épelant, ce qui
demanda dix bonnes minutes pour dix lignes, une minute
par ligne.
Finalement, lorsqu'il eut achevé la missive officielle, il
me dit tout bonnmeent en créole :
— Ce n'est pas ici....
— Comment ! ce n'est pas ici ?....
— Non.
— Où est-ce donc alors ?....
— Sur la section du Grand-Boucan. C'est là que se
trouve la grotte de madame de Léogane. Vous êtes sur

284 LE PAYS DES NÈGRFS
la section des Orangers. On aurait dû adresser cette lettre
au commandant Cassius, mon collègue et mon voisin. Le
général Tibérius Zamor a été appelé au commandement
de Léogane tout récemment. L'erreur s'explique par le peu
de connaissance qu'il a de l'arrondissement.
Cette erreur nous avait fait faire inutilement bien du
chemin. Le commandant nous dit avec obligeance que son
fils allait nous accompagner auprès de son collègue. Pen-
dant qu'on sellait un cheval, sa femme nous offrit du café
que nous acceptâmes. La manière dont elle s'y prit pour
le sucrer est assez originale pour que j'en parle.
Son fils cadet, négrillon de dix ans, prit une canne à
sucre, la plaça sous le tranchant d'une espèce de machine
assez semblable à celles avec lesquelles en France on teille
le chanvre ; puis, la faisant glisser comme dans un lami-
noir, il en exprima tout le jus qui tombait dans un coui
placé dessous. De cette façon il obtint un sirop parfaite-
ment naturel et doué de grandes propriétés sucrantes.
Nous repartîmes, conduits cette fois par le fils du com-
mandant Rosier By. Nous mîmes nos chevaux au galop et,
moins de deux heures après, nous descendions à la porte
de la case du commandant Cassius où notre guide nous dit
adieu.
Tout d'abord le commandant n'eut pas l'air de compren-
dre qu'une lettre à lui destinée eût pu être envoyée par
erreur à son collègue de la section des Orangers. Il parais-
sait fort étonné aussi du désir que nous avions de visiter
une grotte dans laquelle personne n'entrait. Je suis certain
qu'au fond il nous prenait peur deux de ces chercheurs de
trésors que, dans leur précipitation, les colons abandonnè-
rent en les enfouissant, dont quelques uns ont été retrouvés
par d'heureux fouilleurs, mais dont le plus grand nombre
est perdu à tout jamais.
Le commandant céda néanmoins à nos pressantes ins-

Le fils du commandant Rosier-By. (Page 264.)


L A G R O T T E 265
tances. Il nous indiqua le chemin à suivre en s'excusant
de ne pouvoir nous accompagner. Au bout d'un quart
d'heure de marche, nous nous trouvâmes au pied du morne
tout au haut duquel s'ouvre la grotte. Nous attachâmes nos
chevaux aux arbres qui s'élevaient là, et nous nous mîmes
en devoir de gravir.
Le commandant Cassius n'avait rien exagéré. Le che-
min de la grotte n'est rien moins que facile. Il est âpre et
occupe autant les mains que les pieds. Il faut escalader
le morne, s'accrochant aux broussailles et aux touffes
d'herbe à la façon des chèvres, c'est-à-dire à quatre pat-
tes, ébranlant à chaque pas quelques pierres qui se déta-
chaient et roulaient, entraînant beaucoup d'autres sur la
pente de la montagne.
Cela ne nous arrêta pas. Nous montions toujours.
Après une ascension de trois quarts d'heure, j'étais au
sommet du morne, au seuil de la grotte. Je crus un instant
qu'il me faudrait descendre comme j'étais monté. Des ar-
bres, poussés à l'entrée, la ferment comme une herse bais-
sée, la porte d'un château fortifié. En cherchant, j'ai trou-
vé entre les troncs augmentant de grosseur chaque année,
un passage étroit par lequel j'ai pu me glisser. Afin d'avoir
une idée complète de cette caverne fameuse et inconnue,
j'en examinai l'intérieur avec attention.
En cet instant-là, elle m'est apparue avec un aspect si
sauvage, une figure si formidable que je n'aurais pas été
surpris le moins du monde de voir sortir de dessous les
rideaux de lianes qui voilent ses profondeurs, Ana-Kaona
chantant la sinistre chanson de guerre qu'elle avait compo-
sée pour Kaonabo. Les réflexions se pressaient dans mon
esprit ; mais, en réalité, je n'ai rien vu, et j e n'ai rien en-
tendu que le frôlement rapide d'un mabouya d'une grandeur
démesurée sorti d'un trou à gauche, et qui, effrayé par le
bruit que j e faisais, est rentré dans une crevasse à droite.

266 L E PAYS DES NÈGRES
L'obscurité, le silence et les choses confuses entrevues
au fond, donnent j e ne sais quoi d'effrayant à cette mys-
térieuse salle souterraine. Je me retournai. Quel paysage
sous mes yeux ! Comme il me dédommagea de ma peine et
comme j'oubliai bien vite la fatigue !
A cette hauteur et placé comme je l'étais, mon regard
découvrait la belle plaine de Léogane, qui se déroule dans
une étendue de sept lieues de longueur, du Sud à l'Ouest,
sur trois de largeur, du Nord au Sud. Autrefois elle pro-
duisait beaucoup de sucre. La première sucrerie de la c i - ,
devant partie française y fut installée sous le nom de Des-
landes. Aujourd'hui elle donne à peine quelques gallons de
taña et de sirop.
L'objet qui attirait d'abord mon regard était Léogane.
L'oeil se détachait de la ville pour suivre un chemin qui,
côtoyant la mer, va en ligne fort brisée jusqu'au Grand-
Goave, ou se portait sur le fort Campan, commencé par
Cangé en 1804, achevé par Yayou quelque temps plus
tard, à présent tombant en ruines.
En tournant vers l'Est j'apercevais cette longue chaîne
de mornes aux larges bases, qui a changé son nom de Ma-
langa en celui de Morne des Commissaires, depuis que
Sonthonax, se rendant à Jacmel, les a traversés. Cent
cours d'eau qui serpentent, onduleux et brillants, apparais-
sent ou disparaissent, selon les accidents de la région au
milieu de laquelle ils coulent.
Au nord, j e voyais poudroyer le chemin du Port-au-
Prince, enjambant la Grande-Rivière de Léogane qui, des-
cendant du morne des Commissaires, sillonne la plaine dans
sa plus grande largeur et va se perdre dans la mer au-delà
du fort Ça ira; enfin plus loin, la Rivière-Froide, torrent
bruyant et blanchâtre à peine visible, le morne Noir et le
morne de Belle vue.
Je restai en contemplation devant ce panorama im-

A N A - K A O N A
267
mense, saisissant autant que possible tous ses merveilleux,
détails qui, sans doute, paraîtraient froids à ceux à qui on
songerait à les peindre.
Quant à des Rayauds, il lui avait à peine donné un coup
d'œil.
Sous le fallacieux prétexte qu'il était las et très altéré,
il s'était assis sur un quartier de basalte à l'ombre, jurant
qu'il se sentait une soif à boire la mer.
— Encore, geignait-il, si j'avais monté la bouteille de
vermouth...
Le soir approchait, le soleil déclinait, le ciel s'assom-
brissait. Il était cinq heures, et j e voulais arriver à L é o -
gane assez tôt pour ne pas faire attendre le dîner.
Pour descendre, nouvelles difficultés. Il ne fallait pas à
présent faire en sorte de monter vite, mais bien prendre
garde de ne pas dégringoler. Nous arrivâmes à la savane
sans trop d'égratignures.
— Cette grotte a servi d'asile à Ana-Kaona et vous en
avez entendu parler demandai-je, après avoir repris
haleine, au commandant Cassius.
Il me répondit par un expressif haussement d'épaules
suivi de ce niais pa connai qui est la réponse à tout de
bien des gens.
Ayez donc été femme-Kacika ! Ayez donc réuni deux xis,
la Maguana et le Xaragua, sous le même boutou, car les
premiers habitants d'Haïti, vivant dans l'état de nature,
avaient donné, comme les Muscolguges, la préférence aux
monarchies électives. Ayez été la première qui, dans les
jours lugubres où l'acier des balanaélés moissonnait les
guerriers aux ondoyantes chevelures, faisant de votre chi-
chikoué une arme pour les combats, se soit mise à la tête
des cinquièmes des tribus pour repousser l'envahisseur.
Pour le romancier qui s'éprend des légendes fantastiques,
comme pour l'historien qui étudie le passé et qui tire de

•268 L E PAYS DES NÈGRES
l'oubli, cette poussière accumulée par les âges, les faits qui
y gisent ensevelis, soyez poétique, illustre et admirable au-
tant qu'aucune des Immortelles qui figurent dans toutes
les galeries des femmes célèbres ! Réunissez en vous, dans
leur plein développement, cent qualités dont une seule en
germe fait une héroïne. Soyez, contre l'opinion d'Hésiode,
épouse fidèle dans le malheur comme Eponine ; quand les
tombeaux des ancêtres sont violés, vaillante autant que
Thomyris, reine des Massagètes, qui tailla en pièces l'armée
de Cyrus, le fit lui-même prisonnier, et, lui ayant coupé la
tête pour venger son fils que ce prince avait fait périr, la
plongea dans une outre remplie de sang en s'écriant, au rap-
port d'Hérodote, en désaccord sur ce point avec Xénophon :
Rassasie-toi de ce sang dont tu fus si altéré Soyez com-
parable encore à Boadicée, reine des Icènes, qui tua
80,000 Romains, s'empara de Cambodunum, et qui, trahie
par la victoire, s'empoisonna pour échapper à Suétonius !
Soyez la mère de la dolente Higuenamota, cette princesse
dont deux hidalgos, Guévara et Ojeda, se disputèrent le
cœur et qui devint, ô dérision infâme du sort ! fille peinte.
Ayez été la Clémence Isaure des sambas, ces troubadours
des karbets. Soyez l'hôtesse magnifique qui donna à Ovan-
do, l'adelantade aux cheveux rouges, le spectacle du jeu
de plumes.
Sacrifiez, martyr de la patrie, votre vie pour
elle, comme Jeanne, la bonne Lorraine! Ayez été la Vel-
léda de cette île de laves recouverte de palmiers. Soyez
Ana-Kaona, en un mot, c'est-à-dire une fleur de l'or le plus
fin, pour qu'un nègre qui ne sait pas s'il est ibos ou arada,
réponde aux questions qu'on lui adresse à votre sujet : pa
cannai.
Au gouffre de l'oubli ton souvenir sombrerait-il, héroïne
méconnue ? Quoi ! La vague aurait tout pris, la Muse et le
Poème ? Ton nom ne serait-il pas de ceux qui sortent du
naufrage ruisselants d'immortalité

DES RAYAUDS TOMBE M A L A D E 269
Le commandant Cassius nous offrit à boire. J'aurais
voulu refuser que le besoin m'en eût empêché. Il apporta
une bouteille de tafia de sa fabrication devant laquelle un
buveur de trois-six aurait reculé Avec l'eau que j ' y ajou-
tai en grande quantité, j'éteignis un peu l'ardeur de ce
breuvage de feu que des Rayauds sabla avec volupté jus-
qu'à la dernière perle. Ceci n'avait rien qui put m'étonner
de la part d'un ancien dragon de l'Impératrice.
Je remerciai le commandant Cassius, et nous nous re-
mîmes en selle et en route.
Il était presque nuit lorsque nous arrivâmes à Léogane.
Nous avions fait huit lieues qui en valent bien le double
sans exagération. C'était une journée bien remplie. Aussi
je ne m'occupai en rentrant chez mon hôte que de deux
choses : la première, de souper ; la seconde, de me mettre
au lit.
Ayant vu la seule chose qui m'intéressât à Léogane, j e
songeai à gagner le Grand-Goave.
Une vive contrariété pressait mon départ. Des Rayauds
était tombé malade et j'avais dû le faire rentrer au Port-
au-Prince.
J'allai donc trouver frère Petit-Mot. Le pauvre diable
avait été pris en débarquant d'une fièvre qui ne l'avait
pas encore quitté. Il ne pouvait me servir de patron, étant
au lit. Il m'offrit à sa place son fils que j'acceptai en ne
demandant que deux points : le canot est-il en bon état
et combien me prendrez vous ?
Nous tombâmes d'accord à dix piastres. Pour ce prix il
devait me conduire à Miragoâne en relâchant au Grand-
Goave et au Petit-Goave le temps nécessaire pour visiter
ces deux ports fermés. On appelle ainsi les ports dans les-
quels ne peuvent entrer les navires étrangers par opposi-
tion aux ports ouverts où ils ont libre accès.
Les préparatifs d'appareillage occupèrent mon nouveau

270 L E P A Y S DES NÈGRES
patron toute l'après-midi. Je ne pus donc n'embarquer
que le lendemain, 7 février, à six heures. Je fis mes pro-
visions chez M Choune. Du fromage et des biscuits, à
l l e
défaut de pain : voilà pour les aliments solides. Une bou-
teille de Martel, une bouteille de vin et trois bouteilles de
bière, ces dernières données par M . Mérion : voilà pour les
liquides. Tout cela n'était qu'un en-cas. Le général Tibé-
rius Zamor n'avait donné pour le commandant du Petit-
Goave une lettre dont voici la teneur :
L I B E R T É . É G A L I T É . F R A T E R N I T É .
R É P U B L I Q U E D ' H A Ï T I .
Léogane, le 6 février 1875, an 75° de l'indépendance.
T I B E R I U S Z A M O R ,
Général de division, aide de camp honoraire du Président d'Haïti,
Commandant l'arrondissement de Léogane,
au commandant de la commune du Petit-Goave.
Mon cher général,
Je recommande à votre bienveillance M. La Selve, qui se
rend dans votre ville, et je vous invite à lui être de quelque
grande utilité au besoin.
Les principes d'honnêteté que vous professez, m e font déjà
enregistrer pour lui l'accueil le plus sympathique de votre
part, eu égard à notre amitié, qui semble se resserrer de plus
en plus.
Agréez, mon cher général, mes bien sincères salutations,
T . Z A M O R .
Avec une pareille recommandation, j'étais bien sûr de
trouver bon repas et bon gîte.
Il était donc inutile de m'embarrasser de vivres.

XIV
E n mer. — L e G r a n d - G o a v e . — Aguava. — Le Petit-Goave. —
Grandeur et décadence d'une ville. — Une maman-poule. — I n d u s -
trie des P e t i t s - G o a v i e n s . — U n tamarin qui porte des h o m m e s . —
Incendie de 1803. — Fin trafique de Ferrand de Baudières. —
G o d i n , Lacondamine et B o u g u e r au P e t i t - G o a v e . — Unà Etrus-
que Notusque ruunt.... — U n Pantou-fouillé. — A n e c d o t e . —
Esquisse de marine. — U n e ville endormie. — E n barbaco. — L e s
détails de Miragoâne.
Le jour suivant, à cinq heures du matin, tandis que j e
m'étendais, seul cette fois, au pied du mât d'artimon, la
barque quitta l'embarcadère Ça-ira et s'engagea dans la
baie de Léogane, en côtoyant, d'après les instructions que
j'avais données au patron, la terre de très près. Au large
la Gonave, qu'on découvrait avec peine, sortait des brumes
marines.
Les côtes dont nous suivions le contour sont basses et
pourtant jolies, quoique d'un aspect uniforme. Sur le der-
nier plan, dans un lointain vaporeux, se développaient,
comme des murailles cyclopéennes, sur une ligne si-
nueuse, les formidables bastions naturels qui forment le
morne Piton.
Après une navigation de trois heures, nous arrivâmes
devant un village dont les cases sont assez pittoresquement
répandues sur la plage. C'est le Grand-Goave.
Sur le même emplacement les Espagnols avaient établi

272 L E PAYS DES NÈGRES
une bourgade qu'ils appelèrent A guava. Cette bourgade
fut brûlée en 1592. Les Français la relevèrent à la même
époque que Léogane et lui donnèrent sa dénomination mo-
derne qui paraît être la corruption de son nom castillan.
C'est là qu'éclata la guerre entre Rigaud et Toussaint-
Louverture. En 1816. une assemblée législative s'y réu-
nit pour réviser la Constitution de la République.
De nos jours le Grand-Goave envoie quelques centaines
de sacs de café au Port-au-Prince.
— Vous n'avez pas besoin de mouiller, dis-je à mon pa-
tron ; j'ai tout vu. Continuons.
Et nous avons doublé un morne, le Tapion, qui fait pro-
montoire sur la mer. Puis, au bout d'une heure, nous nous
sommes trouvés dans la baie profonde du Petit-Goave dans
laquelle, à travers l'inextricable végétation de ses bords,
viennent se jeter à droite la Ravine-à-Petit, divisée à son
embouchure en deux bras, qui étreignent un îlot dont mes
matelots n'ont pas su me dire le nom, la Ravine-à-Barret
qui, arrosant l'habitation du Roy, forme un delta et la
Ravine-à-Pelet qui coupe le chemin de Miragoâne. A gau-
che nous laissâmes l'Ilet-à-Poule, vis-à-vis duquel s'élevait
un fort et s'étendait la place d'Armes en deçà de la Ravine-
du-Caïman, et, nous dirigeant sur la pointe de Bourgogne,
nous entrâmes par la baie de l'Acul du Petit-Goave, en
passant entre l'Ilet-du-Carénage et la batterie des Dames,
dans le port protégé autrefois par le Fort-Royal.
Le Petit-Goave, qui remonte à 1863, a été le siège d'une
juridiction comprenant les quartiers de Nippes, du Roche-
lois, de la Grande-Anse et de l'Ile-à-Vaches. Il fut sur le
point de devenir la capitale de la colonie. La sûreté de son
port, abrité de tous les vents et où les plus gros bâtiments
peuvent mouiller et trouver un bon carénage, était le mo-
tif de cette préférence. Pendant longtemps même ce fut le
bourg de l'Acul du Petit-Goave, où l'on projetait d'élever

Le général Graulmes Petit. (Page 273.)


L E PETIT-GOAVE 273
la ville du Fort-Royal, qui en jouit. On avait élevé à
grands frais des fortifications destinées à repousser les
attaques des Anglais et des Espagnols, qui y étaient déjà
venus.
Après la fondation du Port-au-Prince, le Petit-Goave
fut oublié.
La barque avait abordé. Je sautai sur le rivage et me
dirigeai sur-le-champ vers le bureau du commandant de la
commune pour lequel, on se le rappelle, j'avais une lettre.
Le général Tibérius Zamor n'avait pas trop présumé des
principes d'honnêteté de son subordonné. Ce brave officier
rural me reçut patriarcalement. C'était l'heure du repas.
On mit sur la table un couvert de plus et nous nous mîmes
en devoir de découper une maman-poule, qui était bien
la doyenne de la basse-cour de mon hôte.
Tout en mangeant, je le priai d'avoir l'obligeance de me
donner tous les renseignements possibles sur sa localité.
— En vérité de mon Dieu! répondit-il, que vous a p -
prendrai-je? Qu'il y a sur le canton des Palmes, au haut
d'un morne, un étang d'eau douce d une lieue et demie de
circuit où les pêcheurs trouvent du poisson et les chasseurs
du gibier aquatique en quantité.
— Sa cuvette est probablement le cratère d'un volcan
éteint...
— Je ne saurais pas vous dire. — Au sud de la ville
s'étendent des marais qui, surtout pendant les grandes
chaleurs, empestent l'air. Nos campagnes donnent en abon-
dance du café et des vivres. Le canton du Trou-Chouchou,
notamment, est renommé pour ses bananes et ses oranges.
Maintenant la seule industrie de mes administrés est de
faire des chaises en bois blanc à siège de paille dont ils
peignent en rouge les pieds et le dossier pour les enjoliver.
Mais la chose la plus curieuse de la commune est, sans
contredit, l'arbre qui porte des hommes.

|274 LE PAYS DES NÈGRES
Et, sur ce mot, le commandant sourit avec malice, de
l'air d'un homme qui en intrigue un autre.
— Est-ce que vous auriez ici un second Reivas, ce mys-
térieux arbre indien, issu du sang de Kaiomorts, qui se
couvrit, au lieu de branches, de dix couples humains dont
les descendants peuplèrent la terre, si l'on en croit le Zend-
Avesta, qui est la Bible des Perses?
— Je ne connais pas l'arbre dont vous me parlez, reprit
le commandant, mais celui dont j e vous parle, j e le vois
tous les jours et j e vous le montrerai quand nous aurons
fini.
A ce moment on servait le café.
Comme il venait de m'en donner la promesse, le repas
terminé, le commandant me conduisit sur la place, au pied
d'un tamarin singulier. Les fruits figurent d'une manière
très exacte le profil d'une tète humaine.
Je cueillis quelques échantillons et nous poursuivîmes
notre promenade à travers la ville.
Il ne faut pas juger les villes par leur nom. Le Petit-
Goave est le grand. Douze rues, se coupant à angle droit,
mais non pavées, séparent les vingt îlets d'étendue inégale
qui le composent. Incendié en 1803 par l'insurgé Lamarre,
il a été reconstruit depuis presque en entier.
— Tenez, exclama le commandant en s'arrêtant, voici
l'endroit où Ferrand de Baudières, sénéchal du Petit-
Goave, fut assassiné en novembre 1789. Vous savez sans
doute dans quelles circonstances ?
— Un p e u ; mais j e vous écoute toujours.
— Eh bien, après le départ pour la France du gouver-
neur-général Barbé de Marbois, qui s'était embarqué en
secret sur la corvette L'Ariel, le 26 octobre de la même
année, les Pompons jaunes furent ici en butte à toutes les
vexations des Pompons blancs. Ferrand de Baudières,
connu pour sa modération envers les premiers, avait

)
e
275.
.
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française
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Petit-Goav
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vill
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l
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Vu


GRANDEUR ET DÉCADENCE 275
rédigé pour eux une pétition dans laquelle ils réclamaient
le droit d'envoyer un représentant à l'assemblée provin-
ciale de l'Ouest, qui allait ouvrir ses séances au Port-au-
Prince. Les Pompons blancs de la ville, ameutés par un
Valentin de Cuillon, envahirent sa demeure, l'arrachèrent
des bras de son épouse et de ses enfants, le traînèrent par
les rues et, lui ayant fait subir mille outrages, le tuèrent.
— Hélas! répondis-je, c'était l'époque fatale où les amis
de Moreau de Saint-Méry, l'auteur de la Description de
la partie française de Saint-Domingue,
furent insul-
tés au Cap parce que celui-ci avait demandé à l'assemblée
électorale de Paris, dont il était membre, la liberté des
esclaves.
Aucun monument commémoratif ne marque la place où
est tombé Ferrand de Baudières, tué pour avoir servi d'or-
gane aux gens de couleur.
Tant que cela me revient à l'idée, reprit mon cicerone
qui me voyait rêveur, il faut que je vous dise que trois
académiciens français, Godin, La Condamine et Bouguer,
envoyés au Pérou, en 1736, pour déterminer la figure de
la terre, firent ici un séjour de trois mois pendant lesquels
ils se livrèrent, à ce que disait mon père, à toutes espèces
d'expériences scientifiques. Enfin, en 1867, notre second
empereur, Faustin I , est mort ici, au milieu de nous. De
e r
quel autre monarque pourrait-on en dire autant !
Pour voir et revoir le Petit-Goave deux ou trois heures
suffisent. Je passai le reste de la journée avec le comman-
dant. A la nuit tombante, je donnai 1 ordre de remettre à
la voile, bien que le temps parût être à la tempête et, mal-
gré les représentations de mon hôte, qui fit tout ce qu'il
put pour me retenir jusqu'au lendemain.
Les fameux vers du premier chant de l ' E n é i d e sem-
blaient revivre sur la mer. Mais Papaloute, le fils de Petit-
Mot, était un caboteur expérimenté ; le vent, d'une extrême

276 LE PAYS DES NÈGRES
violence, soufflait dans la direction que nous prenions :
donc nous irions plus vite.
La barque, en effet, bondissait sur les vagues comme
une pierre avec laquelle on fait des ricochets. Je m'enve-
loppai de mon manteau et j e me couchai sur le fond qu'é-
branlaient les profondes et orageuses secousses de l'eau. Je
fermai les yeux et j'arrivai à cet instant où l'on a en soi
tout ensemble quelque chose d'éveillé et quelque chose
d'endormi.
Les flots en délire mugissaient, sifflaient, grinçaient,
râlaient, aboyaient, glapissaient. Tout à coup un gronde-
ment fauve sort de l'ombre et parvient jusqu'à moi, à tra-
vers tout le hourvari. Je secoue mon assoupissement ; j e
me dresse sur mon séant, j'écoute, même grondement à la
fois terrible et menaçant.
— Qu'est cela ?... demandai-je à Papalonte qui tenait à
deux mains la barre du gouvernail.
— Un pantou-fouillé, j e crois.
— Et qu'appelez-vous ainsi ?
— Une bête qui vit dans la mer. Elle est énorme, porte
des cornes ainsi qu'un cabri et peut renverser un canot.
Mon père m'a raconté qu'à la hauteur de la Petite-Gonave
un pantou-fouillé a enlevé le gouvernail de la berge qu'il
conduisait.
Ces sortes d'anecdotes maritimes, peu agréables par
elles-mêmes, le sont encore moins racontées au milieu
d'une tempête dans les parages où s'est passé le fait qui en
est le sujet. Il est peu réconfortant pour un passager, si
bon nageur qu'il soit, d'apprendre qu'à l'endroit même où
il se trouve, une barque a été chavirée par un habitant de
l'abîme et que le même accident peut arriver à celle qu'il
monte. Bien peu, j e crois, voudraient faire une pleine eau
en compagnie d'un cétacé qui se permet des plaisanteries
si déplacées. Il n'est pas besoin non plus d'être libre-pen-

)
e
277.
.
(Pag
Miragoâne


MIRAGOANE 277
seur pour soutenir que, si la baleine de Jonas est un canard
biblique, les requins sont une réalité dévorante dans la mer
des Antilles.
Par curiosité j e me penchai sur le plat-bord pour tâcher
d'entrevoir le monstre qui nous suivait, espérant une proie,
ôpdwv èitl ô£vdira TTO'VTOV. La nuit était si noire que les flots
paraissaient d'encre et qu'on n'y pouvait distinguer aucun
objet. N'était-ce pas un de ces poissons manares qui ont une
tête de bœuf ? Je crois plutôt que c'était un requin-marteau.
Afin d'échapper à ces visions truculentes, j e me recou-
chai et, dieu merci, j e ne tardai pas à m'endormir profon-
dément. Rien ne favorise le sommeil mieux que le vent.
Je ne me réveillai que le lendemain matin à cinq heures.
Encore fallut-il pour cela le choc assez violent de la bar-
que qui abordait et le frottement de sa quille sur un fond
de gravier qu'elle labourait. J'ai ouvert les yeux. J'étais
dans un port de l'aspect le plus singulier.
Devant moi échouées, des planches de sapin disposées en
radeau et enchevêtrées d'une manière inextricable. Der-
rière des navires de différentes nations, mouillés à toucher
la terre. A droite et à gauche, des maisons d'un étage,
faites en bois, serrées les unes contre les autres, le long de
rues étroites.
Sur une éminence l'église, dans une position qui m'a
rappelé celle de Notre-Dame de la Garde à Sainte-Adresse,
faubourg du Havre. Un cercle de mornes qui reparaît par-
tout au-dessus des toits semble faire une niche à la ville.
C était Miragoâne.
— Eh bien, Papaloute, nous sommes arrivés ?
— Oui, chef.
— Prenez alors mes sacs de voyage et débarquons.
Vous allez les porter, n'est-ce pas ? jusqu'à la maison où j e
descends.
— Oui, général.
16

278 LE PAYS DES NÈGRES
Je regardai ma montre. Les aiguilles marquaient quatre
heures et demie. Les maisons n'étaient pas ouvertes à cette
heure matinale. Cependant, au détour de la rue que nous
avions prise, j'aperçus un homme prenant le frais sous une
galerie. J'allai à lui. Papaloute, aux mains mes sacs de
nuit, qu'il portait comme des seaux un porteur d'eau, me
suivait à une distance respectueuse.
— Monsieur, dis-je à ce matineux miragoânais, vou-
driez-vous m'indiquer la maison de M. Coligny Lecomte ?
— Volontiers.
Et il appela une petite fille, qui était dans la rue :
— Syphilise, conduis monsieur chez Coligny.
Je remerciai mon complaisant indicateur et je suivis la
petite fille. Après avoir traversé trois ou quatre rues ou
ruelles, nous nous trouvâmes à la porte de M. Coligny
Lecomte, hermétiquement fermée comme celles des mai-
sons voisines. Pas un bruit de l'intérieur ne transpirait.
Toute la maisonnée dormait encore. Je me gardai bien de
troubler son sommeil et j e revins vers l'homme de la
galerie.
— Monsieur, j e n'ai pas voulu réveiller M. Coligny
Lecomte. Voulez-vous me permettre de déposer chez vous
mon petit bagage en attendant ?
— Certainement, monsieur. Entrez donc...
Papaloute déposa mes sacs de voyage dans un coin ; je
réglai mes comptes avec lui et il regagna sa barque.
Aussitôt mon hôte imprévu me fit servir du café. Ensuite
on m'apporta de l'eau pour me débarbouiller. Je lui deman-
dai de qui j'avais l'honneur de recevoir tant de politesses.
— De Cicéron Lecomte, le propre frère de celui que
vous cherchez...
— Comme cela tombe bien ! j e suis toujours dans la
famille... Vous me connaissez peut-être de n o m : Je suis
l'auteur de la Littérature française d'outre-mer.

DÉTAILS DU MIRAGOANE 279
— M.Edgar La Selve ?...
— Précisément.
— Je m'estime fort heureux de vous être agréable.
M. Cicéron Lecomte achevait de prononcer ces mots
lorsqu'entra son neveu, jeune poète d'infiniment de talent
qui, prévenu par lui sans doute de mon arrivée, s'empres-
sait de venir me chercher.
— Pourquoi n'avez-vous pas frappé, maître ?... dit-il
en m'abordant.
— Il n'y avait pas nécessité de vous déranger de si
bonne heure.
— Mais on vous attend à la maison.
— Allons !....
Je remerciai de nouveau M. Cicéron Lecomte et j'allai
trouver la famille de son frère par laquelle je fus reçu
comme un membre de retour d'une absence.
Après le premier repas, M. Cicéron Lecomte vint me
prendre pour m'amener à la campagne. Il avait organisé,
de concert avec quelques amis un barboco, c'est-à-dire
une partie de plaisir. J'acceptai et nous partîmes à cheval.
Le lieu du rendez-vous n'est pas éloigné de la ville.
C'était l'habitation Dufour, du temps des colons magnifi-
que sucrerie, qui n'est plus aujourd'hui qu'un monceau de
décombres.
Au cours du repas, que nous fîmes en plein air, la con-
versation tomba sur la dernière révolution, celle de 1868,
pendant laquelle Miragoâne, tour à tour au pouvoir des
Cacos et des Piquets, fut bombardée un jour depuis neuf
heures du matin jusqu'à quatre heures du soir, mise à sac
et finalement livrée aux flammes.
Nous redescendîmes en ville au crépuscule.
Quelques heures bien employées suffisent pour connaî-
tre Miragoâne qui n'offre pas de curiosité de haute a t -
traction.

280 L E PAYS DES NÈGRES
D'abord embarcadère de la paroisse du Fond-des-Nègres
ou mieux Saint-Michel, elle devint peu à peu bourg. Son
agrandissement notable date de 1812. Là où de fortes bar-
ques jetaient l'ancre s'élèvent des maisons sur des terrains
conquis sur les flots, grâce à des remblais qui les font recu-
ler. Rien de plus simple. On achète une portion de morne
et une portion de baie. On fait tomber le morne et la mer
est comblée. Le tu n'iras pas plus loin du roi Knut
n'est plus une impossibilité. Ce développement rapide de
Miragoâne a pour cause l'ouverture au commerce étranger
de son port très profond et exposé seulement aux vents du
nord. A l'entrée émerge un îlet ombreux et frais, la Fré-
gate, qui sert de but de promenade, le dimanche.
Je passai huit jours à Miragoâne, sortant matin et soir.
Aussi j'eus bien vite vu Cérou où furent fusillés, en 1868,
des Cacos et des Piquets n'ayant pour toute tombe que
des tas de pierres et qui dorment côte à côte dans l'éter-
nelle paix de la mort ; le fort Malette dans lequel est
enterré un général indigène dont je n'ai pas retenu le
nom ; le fort Bréa, le fort Réfléchi, le Carénage, la Source
espagnole, le Cercle ou Détour, promenade le long de
la mer, qui conduit à la Source salée où j'allais me bai-
gner avant le lever du soleil ; le pont de Miragoâne,
dont j'aurai l'occasion de reparler; et, enfin, à une lieue
et demie de la ville, l'étang, miroir éclatant et métallique
encadré d'une bordure de montagnes, que les premiers
habitants d'Haïti appelaient Caguani, et dont les eaux,
se frayant un passage dans leurs épaisses bases, viennent
sortir au Carénage.
Quelque envie que j'eusse de rester plus longtemps avec
l'excellente famille qui m'hébergeait, changeant de mode
de voyage, je partis à cheval de Miragoâne, le 18 février,
à cinq heures du matin, en compagnie de plusieurs jeunes
gens qui voulurent m'accompagner jusqu'à l'Anse-à-Veau.

XV
N i p p e . — L ' A n s e - à - V e a u . — L e B e c - d u - m a r s o u i n . — L e s deux C a ï -
mites — l'estel. — Corail.— G o m a n . — Le P e t i t - T r o u - d e s - R o s e a u x .
— Jérémie. — Blanchet j e u n e . — H . F e r y . — L e Calvaire. —
Guinaudraie. — L°. c a m p Ivonet. — L e fort Mafrane. — Laurent
F é r o u . — U n des actes de son administration.
La journée s'annonçait magnifique et fort gaie. Le che-
min, qui longe la mer, est plat et assez facile. Le Trou-
Forban dépassé, nous sommes arrivés en deux heures à la
Rivière-Froide, sur les bords de laquelle deux rangées de
laveuses, qui n'avaient d'autre vêtement qu'un lambeau
de toile sur les hanches, broyaient consciencieusement au
soleil leur linge entre deux pierres, comme si elles eussent
voulu en faire de la pâte à papier.
Nous avons traversé à gué cette rivière et notre bril-
lante et poudreuse cavalcade est entrée à midi dans le
port de Nippes qu'on appelait autrefois Petite-Rivière du
Rochelois ou simplement Rochelois.
Si mes descriptions ne vous ennuient pas trop, j e vais
vous dire en courant ce que c'est que Nippes.
Nippes est l'embarcadère des denrées des quartiers cir-
convoisins. Les petites barques peuvent seules y aborder;
encore n'y sont-elles pas à l'abri des vents du nord ni des
raz-de-marée. Antrefois il était défendu par une batterie à
16.

282
LE PAYS DES NÈGRES
merlan à droite et par une batterie à barbette en maçon-
nerie à gauche. De ce dernier point on découvre au large,
quand l'atmosphère est limpide, la Petite-Gonave et la
Grande-Gonave.
A Nippes nous déjeunâmes chez le magistrat communal,
oncle de l'un de mes compagnons. On nous servit un de
ces hétérogènes mais plantureux repas créoles, qui restau-
rent à merveille un voyageur affamé.
Une seconde étape de trois lieues nous conduisit à l'Anse-
à-Veau, chef-lieu de l'arrondissement de Nippes, lequel
doit sa dénomination au Morne-à-Veau sur lequel on l'a
bâti, il y a plus d'un siècle, vis-à-vis de l'extrémité occi-
dentale de la Gonave, la pointe de l'Acajou. L'église date
de 1740. Elle est située dans la partie haute du bourg et
dominée par une batterie sans canon. On me parla d'un
étang en pleine montagne, sur la route du Petit-Trou, dont
l'eau est saumâtre, sans doute parce que les filtrations de
la mer l'alimentent. Il y a, paraît-il, dans le canton de
l'Acul-des-Savanes, des minerais de fer et des pierres
brillantes qui coupent le verre aussi bien qu'un diamant.
En me promenant j e vis, au pied de l'arbre de la L i -
berté, un tombeau, celui de Jean-Louis-François, décédé
en 1806. Sous Rigaud, il combattit successivement le
parti colonial, les Anglais et Toussaint Louverture. En
1802, lorsque Pétion se fit indépendant, il s'insurgea au
Haut-du-Cap. Il était alors officier dans la 13° demi-bri-
gade coloniale. Quand Geffrard pénétra dans le départe-
ment du Sud à la tète de ce corps, il passa colonel. En
1803, au camp Gérard, il reçut de Dessalines le brevet de
général de brigade. Plus tard il fut fait divisionnaire.
A sa mort le bruit courut qu'il avait été empoisonné par
Jacques I. Le mécontentement, qui couvait dans les cam-
pagnes, éclata aussitôt. Un habitant, Germain Pico, voi-
sin d u fort des Platons, prit les armes et s'empara du fort

L'ANSE-A-VEAU
283
pendant une fête. Mais Geffrard, en revenant de l'Anse-à-
Veau où il avait été rendre les honneurs à Jean-Louis
François, l'en chassa et le reprit. Pico, mis en fuite, fut tué
dans les mornes par un nommé Blaize.
Comme l'Anse-à-Veau n'offre absolument rien de remar-
quable, je m'informai tout de suite si j e pourrais gagner
Jérémie par mer. Ce moyen de transport est encore le
plus commode en Haïti et il me fallait retourner le cheval
sur lequel j'étais venu à M. Cicéron Lecomte, qui me
l'avait prêté. Par le plus rare et le plus heureux des ha-
sards, il y avait en partance une petite goëlette du port
de dix tonneaux, neuve et propre, et portant à sa proue
ce nom croyant et de bon augure : Dieu merci. Je fis
prix avec le patron. Le lendemain, 19 février, il mit à la
voile et nous quittâmes l'Anse-à-Veau. Autrefois les ba-
teaux de fort tonnage pouvaient jeter l'ancre dans son
port. Aujourd'hui il n'est accessible qu'aux petites b a r -
ques. Un banc de madrepores s'étend chaque jour à l'en-
trée et l'obstrue tandis que le sable, charrié par la petite
rivière qui s'y jette, le comble à l'intérieur. C'est dans ces
eaux que fut noyé, en 1802, par les indépendants, Bardet,
chef de bataillon de la 13° coloniale, très-dévoué à la m é -
tropole et qui, à l'arrivée de l'expédition, avait ouvert le
fort Bizoton au général Boudet.
La mer était douce et le vent favorable. Les voiles en
ciseaux donnaient à la barque l'apparence d'un gros alba-
tros qui glisserait sur l'eau, les ailes dressées. Vers six
heures nous découvrîmes dans un enfoncement de la côte
le Petit-Trou que je nomme seulement pour mémoire.
Dieu merci traversa la baie des Baradères ou Bara-
daires, selon l'orthographe employée par Moreau de Saint-
Méry, fermée par le Bec-du-Marsouin. Cette presqu'île,
rattachée à la grande terre par les Etroits, est ainsi
appelée parce qu'elle a, en effet, la forme du poisson de

284 LE PAYS DES NÈGRES
ce nom. Elle a, du S.-O. au N.-E.. cinq lieues de longueur
sur une largeur variant entre cinq kilomètres et un.
Aussitôt l'horizon se garnit sur tous les points. Nous
entrons dans un étroit canal. Du côté de la pleine mer se
dressent les deux Caïmites, îlets couverts de bois de cons-
truction dont le plus grand a deux lieues carrées. La petite
Caïmite est en face même de Pestel, bourg qui a gardé le
nom d'un colon de ce quartier, et dont l'embarcadère est
abrité des vents du nord, d'ordinaire si furieux.
Le deuxième bourg, qui se montre à l'opposite du
Grand-Récif, est Corail, ainsi désigné parce que primiti-
vement on y élevait des porcs. Avant la Révolution une
sucrerie remplaça le Corail. On y fit un embarcadère.
Quelques maisons se groupèrent sur les bords. Ce bourg
naissant devint le chef-lieu de la commune. Les habitants,
que les brigandages des esclaves chassaient de leurs habi-
tations, venaient s'y réfugier. Durant l'insurrection de
Goman, les citoyens du quartier de la Grande Anse s'y
réunirent pour repousser les révoltés, qui réussirent à
s'en emparer plusieurs fois. Samedi-Télémaque, le vain-
queur des Piquets, y mourut de mort subite, le 24 juin
1846.
Le port de Corail, garanti par de nombreux îlets, sert
de carénage aux bâtiments de Jérémie.
Sur la route, trois lieues avant Jérémie, le cavalier
trouve le Petit-Trou des Roseaux, autrefois Petit-Trou
de la Grande-Anse, embarcadère qui eut une importance
passagère pendant la révolte de Goman, prolongée près de
quatorze ans. On doit la pacification de cette localité,
d'abord à la sage administration du général Bazelais,
à qui A. Pétion confia le commandement des arrondisse-
ments de Jérémie et de Tiburon, et qui obtint la soumis-
sion de plusieurs chefs de la révolte, ensuite à la ferme vo-
lonté du président P. Boyer, qui en décida l'extinction.

JÉRÉMIE 285
Vers le soir, nous étions dans la Grande-Anse. Il se mit
à pleuvoir à verse et les ténèbres nous empêchaient de
distinguer les accidents de la côte que nous longions. De
temps à autre un éclair brillait dans la nuit obscure et le
vent tourmentait les voiles. Nous roulions, de droite à
gauche et de gauche à droite, sur les toiles qui nous ser-
vaient de matelas.
Je commençai à me lasser de la mer, tantôt d'une
monotonie désespérante, tantôt d'une humeur rageuse.
J'interroge les passagers. Tous, les uns après les autres,
m'avouent qu'ils s'ennuient au même degré que moi. Un
espoir consolant nous soutient. Au matin, si la mer est
clémente, nous entrerons dans la baie de Jérémie.
Enfin, à quatre heures, l'orage se calma, le jour repa-
rut, les flots cessèrent de bouillonner, le ciel était pur.
Nous aperçûmes, aux-premiers rayons du soleil levant, la
ville de nos voeux. Son aspect est à la fois grandiose et
pittoresque. Derrière elle se dresse comme un rempart un
morne, surmonté de deux blockhaus construits par Salnave,
auquel elle appuie sa tête, tandis que ses pieds trempent
dans la mer.
Peu de temps après, nous rencontrions, à l'entrée du
port, l ' E s t e r , bateau du Service accéléré, que la ceinture
d'écueils où le flot n'est qu'un inextricable réseau de tour-
billons dont il est entouré de toutes parts, empêchait d'ap-
procher davantage.
Le mouillage effectué, nous descendîmes dans le canot
du Dieu-Mer ci. Un matelot saisit les rames et nous tou-
châmes bientôt le warf qui est très haut et, par extraor-
dinaire, en bon état.
Jérémie est une hospitalière cité. Ses femmes ont la
réputation d'être les plus jolies de l'île. Beaucoup le sont.
Elle mérite donc l'épithète donnée par Homère à l'Achaïe
et à Hellas, xaxXiyûvaixa. Je n'y connaissais personnellement

286 LE PAYS DES NÈGRES
aucun habitant et cependant j'eus tout de suite et sans
peine un logis.
On peut y passer une semaine bien employée. C'est ce
que j'ai fait. Le jour qui suivit mon arrivée fut consacré
à visiter la ville.
Le premier établissement, placé entre la Voldrogue et
la Grande-Rivière, existe encore sous la dénomination de :
Vieux-Bourg. La ville actuelle qui, avant 1156, était
appelée Trou-Jérémie, du nom du pêcheur qui l'habitait,
est divisée en deux parties : haute et basse. La première,
dans une position agréable, a la figure d'un rectangle. La
seconde suit le contour de l'Anse, qui lui sert de port.
Ce port n'offre aucun abri contre les vents du Nord qui
soufflent la plus grande partie de l'année sur les côtes de
la Grande-Anse. Souvent des raz-de-marée viennent
ajouter aux dangers que courent les navires. Aussi n'est-il
fréquenté que par les goëlettes américaines qui n'ont pas
besoin de séjourner longtemps pour vendre leur cargai-
son.
Sur la place d'Armes, auprès de l'autel de la Patrie, je
remarquai deux tombes. L'une est celle de Blanchet
jeune, de son vivant Président de l'Assemblée nationale,
la seconde, celle de M. H. Féry, qui fut commandant de
la place.
Au-dessus de la ville est le Calvaire. On prétend que
Darbois y avait fait dresser un bûcher permanent, dans
les flammes duquel il jetait les prisonniers noirs et jaunes
qu'on lui expédiait.
Mais ce qui m'intéressait principalement, ce que je
voulais voir à tous prix, c'était Guinaudraie. Qu'est-ce que
Guinaudraie ? allez-vous demander. Guinaudraie, c'est
l'habitation où naquit, en 1762, du marquis de la Paillè-
terie, colon, et d'une Africaine, Alexandre Davy Dumas,
l ' H o r a t i u s Coclés du Tyrol, le père d'Alexandre

LE FORT MAFRANC
287
Dumas I , l'inépuisable romancier, le grand-père de notre
e r
Alexandre Dumas II, le puissant dramaturge.
Dans la môme excursion, j e vis le camp Ivonet. Les
insurgés de Jérémie s'en étaient emparés en 1803. Le
commandant de la ville, le colonel Berger, fit une sortie le
23 juin et les chassa ; mais il fut tué d'un coup de sabre.
Je montai aussi au fort Mafranc, construit en 1804. Au
bout d'une heure d'ascension, je vis les montagnes v o i -
sines s'abaisser et le panorama s'étendre à mesure que
nous nous élevions. Du fort on embrasse le canton entier
de la Grande-Rivière. J'avais autour de moi tous les
mornes qui forment la chaîne de Macaya qui court, de
l'Ouest à l'Est, parallèlement à ceux de la Hotte. Il faut
avoir vu cette région convulsionnée pour se faire une idée
des effets effroyables des secousses volcaniques. Toutes
ces gibbosités monstrueuses, couvertes d'une végétation
épaisse et crépelue, ressemblent assez à des groupes de
dos gigantesques de dromadaires. La Grande-Rivière, l'un
des plus importants cours d'eau d'Haïti, jaillit des flancs
de la Cahouane, se précipite en grondant et se glisse
pendant vingt-cinq lieues entre les mornes comme un
immense serpenta écailles argentées. A l'horizon, la mer,
sur laquelle étincellent les voiles blanches, — mare veli-
volum,
— se confond avec le ciel auquel elle semble
toucher.
Au fort Mafranc, affreusement délabré, a été enterré un
des signataires de l'acte de l'Indépendance, Laurent F é -
rou, le vainqueur de Garata, né sur l'habitation Pinet,
commune des Coteaux, de Férou, blanc, et de Thérèse,
négresse. C'était un mulâtre franc. Avant la révolution,
son père lui donna l'éducation que recevaient, à cette
époque, la plupart des enfants créoles. Il apprit le métier
de charpentier. Il ne savait ni lire ni écrire ; mais il
signait. Dans ses moments de loisir, en 1790, il se livra

288 LE PAYS DES NÈGRES
avec ardeur aux exercices du corps. Il montait à cheval,
il chassait les cochons marrons. Sur le dos il portait
même les marques des défenses d'un de ces pachydermes
sauvages, qui l'avait terrassé. Il était hardi, emporté et
d'une grande inflexibilité. Entré en 1793 dans le 3 régi-
e
ment de la Légion de l'Egalité du Sud, il gagna le grade
de capitaine par son courage dans la guerre contre les
Anglais. A la même époque, il fut nommé commandant de
la commune des Coteaux. A la fuite de Rigaud, Toussaint-
Louverture lui ôta son commandement. A l'arrivée de
l'expédition française, il reprit du service et fut placé dans
la même commune. En février 1803, lors du rétablisse-
ment de l'esclavage, il s'arma contra la métropole et fut
proclamé commandant en chef de l'armée indigène du
Sud. Vers 1803, il fut nommé général de brigade par
Dessalines, et à l'évacuation de la Grande-Anse, comman-
dant de l'arrondissement de Jérémie. Il mourut dans cette
ville, en 1806.
Voici un des actes de son administration :
Trois bourgeois blancs et un officier français, enrôlés de
force dans les bandes indigènes, s'étaient réfugiés sur la
corvette anglaise, la Tarlare, mouillée en rade. L'offi-
cier, détaché au bureau du port, avait usé de son autorité
pour préparer l'évasion Un soir de spectacle, comme il
n'y avait pas de garde au théâtre, il y avait envoyé, vers
huit heures, celle de la douane, dégarnissant ainsi le
poste du rivage. Il put s'embarquer librement avec ses
trois compatriotes.
Ferou somma sans succès le capitaine Perkins, Commo-
dore de la Tartare, de lui livrer l'officier fugitif. Quand
vint le moment d'appareiller pour la Jamaïque, Perkins
envoya une chaloupe prendre de l'eau aux Abricots. D e -
puis la sommation de Férou, il ne communiquait plus avec
la ville. Or, défense était faite aux blancs, d'aborder les

DES BAIGNEUSES 289
mouillages non ouverts au commerce étranger. La chaloupe
de la Tartare fut saisie. Les matelots, qui la montaient,
arrêtés, furent conduits à Jérémie au général Férou, qui
fit savoir à Perkins que, s'il ne débarquait pas l'officier
dans les vingt-quatre heures, ses matelots seraient fu-
sillés. Le capitaine anglais, placé dans l'alternative de
laisser périr une dizaine d'Anglais ou de sauver un
Français, livra ce dernier.
Férou le fit passer par les armes sans convoquer de
Conseil militaire.
J'avais vu de Jérémie tout ce qui mérite d'être vu. Je
partis, le 27 février, pour le Trou-Bonbon, sur un cheval
de louage.
L'épisode de mon voyage au Trou-Bonbon est un peu
pornographique, mais il est unique. Vous le raconterai-je?
Certainement. Foin de la bégueulerie.
Je chevauchai toute la matinée sans apercevoir ni un
habitant ni une case. Autour de moi les bananes sem-
blaient mûrir pour les oiseaux du ciel. Les orangers et
les manguiers, pliant sous le poids de leurs fruits d'or,
les offraient d'eux-mêmes à ma main. Au milieu de tant
de solitude, de silence, de richesses naturelles, je me
demandais si vraiment Colomb avait jamais touché à
Haïti.
A une lieue de Jérémie, dans un endroit où le chemin
est presque enfoui sous un grand fouillis de branchages
qui le débordent des deux côtés, mon guide me fit signe
d'arrêter et de regarder vers la mer.
Suivant des yeux la direction de son doigt, j e vis une
jeune mulàtresse, qui fendait, comme Lycorias, les flots
endormis. Tout à coup, se tournant sur le dos et se soule-
vant à la surface, elle s'y soutint presque sans mouvement,
les bras étendus. De la sorte ressortait pleinement la ri-
chesse de sa poitrine, brillante comme le cuivre jaune ; les
17

290 L E PAY S DES NÈGRES
pointes vermeilles de ses seins et son nombril lustré bril-
laient à fleur d'eau.
Sur la rive se tenait une autre Océanide, s'apprêtant à
entrer, elle aussi, dans le bain. Elle n'avait plus que sa
chemise, qui glissa avec un naturel charmant le long de
son corps. Elle fit deux pas sur le sable, et, tout en res-
tant sur le rivage, elle avança un pied et le trempa dans
l'eau. Pas à pas, elle avança dans les flots, puis s'élança
vers sa compagne et fut auprès d'elle en deux brassées.
Je laissai ces Néréides folâtrer en liberté sous les bam-
bous crépus. Avant qu'elles aient pu se douter que des re-
gards indiscrets les avaient épiées, j'entrai au Trou-Bon-
bon, petit village entre Jérémie et Dalmarie, au fond d'une
anse très fréquentée par les caboteurs et où j e trouvai un
encombrement d'embarcations.
Je payai mon guide, qui se chargea de ramener ma mon-
ture à son propriétaire, et j e m'embarquai sur le Bout-de-
Macaque, wary en partance pour les Cayes.

)
e
292.
.
(Pag
s
Abricots
Le


XVI
L ' A n s e - d u - C l e r c . — L e s A b r i c o t s . — L e Paradis indien. — Petite
r i v i è r e - d e - D a l m a r i e . — L e pardon accordé au fils de G o m a n . —
D a l m a r i e . — L ' A n s e d ' E y n a u d . — P l u s de Bout-de-Macaque !... —
L e s trois tribunes. — L e s Chardonnières. — P o r t - à - Piment. —
U n e chasse aux Piquets, — L e s C o t e a u x . — L a R o c h e - à - B a t e a u .
— P o r t - S a l u t . — Souvenirs historiques. — L ' I l e - à - v a c h e s . —
Perte du Bouvet. — T o r b e c k . — B o i s r o n d - T o n n e r r e et H é r a r d -
D u m e s l e . — E n t r e le navire dans le port et la terre on peut bien
se noyer. — L e C a s i n o . — B o n a r d e l . — Bon-Bon !...
La nature est belle sur les côtes du Sud !... Voici
l'Anse-du-Clerc, bourgade qui doit son accroissement à
l'insurrection de Goman. Les habitants du canton y avaient
établi un poste militaire. Ils se réunissaient dans des block-
haus pour repousser en commun les insurgés. L'Anse-du-
Clerc fait partie de l'arrondissement de Jérémie ; son port
est aussi sûr que celui du Trou-Bonbon.
Après la pointe des Abricots, voici le bourg de ce nom,
qui lui vient de la prodigieuse quantité d'abricotiers qu'on
trouva dans le canton, à l'époque de la fondation. Les In-
diens, premiers habitants de l'île, avaient placé, au rap-
port de Moreau de Saint-Méry, leur paradis dans ces fo-
rêts. Ils s'y faisaient porter aux approches de la mort, et
là, bercés par les brises, dans un hamac suspendu aux ar-
bres, près des nids des petits oiseaux, ils exhalaient leur
dernier souffle au sein du calme et de la solitude.

292
LE PAYS DES NÈGRES
Alors leurs âmes bienheureuses erraient en paix sous les
délicieux ombrages des mameys, ces autres Lingams, dont
elles savouraient éternellement les fruits ambrosins. Le
mancenillier y croît aussi. Les âmes des méchants, pen-
saient ces insulaires, se nourrissaient de leur suc vénéneux.
Ces enfants de la nature croyaient à l'immortalité de
l'âme 1
En 1789, les Abricots ne comptait que dix-sept mai-
sons. Il dépendait de la paroisse de Dalmarie. Pendant la
révolution, il prit quelque accroissement.
Mais voici déjà la pointe de la Seringue, le Trou-d'En-
fer, le cap Dalmarie.
Que vous dirai-je de la Petite-Rivière de Dalmarie ?
Elle a été ainsi nommée à cause de sa situation sur un
cours d'eau moins important que celui qui passe à Dalma-
rie. Les caboteurs la préfèrent à cette dernière, car leurs
barques ont plus d'abri et meilleure tenue sur son rivage.
C'est là qu'en 1820 s'est passée une touchante scène, re-
produite par le pinceau du citoyen Déjoie du Cap-Haïtien
dans un tableau qu'on voyait, il y a quelques années, au
Palais-National du Port-au-Prince : Le Pardon accordé
an fils de Goman par le Président P. Boyer.

Une lieue plus loin se montre Dalmarie, dont la dénomi-
nation indienne est devenue par corruption Dame-Marie.
Ce bourg remonte à 1776. Auparavant ce n'était qu'un
embarcadère servant aux habitants qui avaient obtenu, dès
1737, des concessions dans ce quartier. Avant la révolu-
tion le gouvernement colonial se proposait d'y élever une
ville dont les fortifications eussent pu interdire l'accès de
sa baie aux flottes anglaises qui, très souvent, y prenaient
mouillage. Le 3 décembre 1849, des corsaires dominicains
pillèrent et incendièrent Dalmarie. A peu de distance, au
pied d'une montagne dont le sommet, garni d'une crête
de roches à ravets énorme, présente l'aspect des mamelles

PLUS DE B O U T - D E - M A C A Q U E 293
d'une vache, il y a des eaux minérales dont on ne tire
aucun parti.
La Pointe-à-Bourg doublée, nous nous trouvâmes en vue
de l'Anse-d'Eynaud, chef-lieu de l'arrondissement de T i -
buron et résidence du commandant, élevé sur une anse
qui, lors de l'évacuation des Anglais, en 1798, prit le nom
d'un colon, dont l'habitation était voisine, à la place de c e -
lui de l'Ilot-à-Pierre-Joseph. Ce bourg s'est développé in-
sensiblement lorsque son port, auquel les Baleines font une
ceinture de rochers, a été ouvert au commerce étranger.
Nous passâmes à l'Anse-d'Eynaud quatre jours. Le
Boul-de-Macaque prenait un chargement de tafia. Le
cinquième jour au matin, rendu au bord de la mer avec
d'autres passagers pour m'embarquer, j e ne le trouvai
plus. Etait-il parti ? Non. Sa carène avait besoin d'un ra-
doub, paraît-il. Chargé, il faisait eau par tous les joints.
Pendant la nuit précédente, il avait sombré à l'ancre ; le
matelot de garde s'était réveillé dans l'eau.
Il fallait songer à un autre mode de transport. Le com-
mandant de l'arrondissement eut l'obligeance de me prêter
un cheval pour me rendre à Tiburon, où, selon toute pro-
babilité, j e trouverai une barque allant aux Cayes.
J'arrivai à onze heures aux Irois, bourgade née, comme
presque toutes celles du littoral, sur un embarcadère. Par
ce nom on distinguait autrefois dans les Antilles les Irlan-
dais que la persécution religieuse poussait hors de leur
patrie.
Les Anglais s'y étaient fortifiés. Rigaud les expulsa.
Guidé par le soldat que le commandant de l'Anse-d'Ey-
naud m'avait donné pour me conduire, j e ne fis que tra-
verser cet indescriptible pêle-mêle de masures, de cahutes
aux façades bossues, aux toitures invraisemblables, parmi
une populace de poules, de cabris, de porcs, auxquels
étaient mêlées des négresses en guenilles peignant avec

294
L E PAYS DES NÈGRES
un peigne édenté leur laine rebelle et des négrillons nus
comme des vers, ventrus comme des calebasses, se traî-
nant dans la poussière au grand soleil. Je remarquai une
jeune négresse de vingt ans au plus qui fumait magistrale-
ment, un cachinbo aux lèvres, assise sur le seuil de sa
case, les paupières voluptueusement baissées.
Une lieue plus loin, au bout d'une verte savane empri-
sonnée entre la mer et les montagnes de la Hotte et par-
semée de bouquets de palmiers et de cocotiers, je trouvai
Tiburon qui porte le nom par lequel les Indiens désignaiont
les requins, buron, sans doute parce qu'il y en avait beau-
coup dans ces parages. Les premières cultures faites dans
ce quartier datent de 1737. Le bourg fut fondé au milieu
du siècle dernier. Son port a une certaine importance à
cause du voisinage du cap Tiburon, qui est un débouque-
ment. Plusieurs flottes anglaises y" ont mouillé. Rigaud s'y
embarqua pour la France.
Quand on arrive par mer, à gauche on a l'anse des Car-
casses, le cap à Foux et une grande chaîne de mornes cou-
verts de bois ; à droite, la rivière, le bourg et le cap Ti-
buron.
Il avait plu. Le chemin était fort détrempé. Je n'y ai
rencontré personne, si ce n'est une jeune négresse, beau
lis noir de la savane, qui, son canari sur la tête, revenait de
puiser de l'eau. En marchant elle chantait d'une voix claire,
fraîche et pure, sur un air lent, triste et plaintif, cette
chanson si populaire ;
Maman mette moé dehors
Maman poussé, m'allé.
A Tiburon, pas de barque. Toutes avaient appareillé le
matin. Quand reviendraient-elles ? En attendant, le ma-
gistrat communal m'offrit l'hospitalité, que j'acceptai avec
reconnaissance.

LES GHARDONNIÈRES
295
Ainsi que dans toutes les petites localités que je venais
de traverser à Tiburon un blanc est un phénomène. Chacun
le suit avec des yeux effarés. Cependant, comme j e me pro-
menais tous les jours, j e ne tardai pas à être connu et ac-
cepté par les habitants. Je menais une vie toute de far-
niente. Mais j e ne pouvais rester à la case. J'éprouvais le
besoin de respirer, de voir les savanes, d'écouter le chant
des pipiris. Cela me conduisait hors du bourg sur les bords
de la rivière qui, après avoir décrit cent méandres, se jette
dans la mer par trois embouchures. Je m'arrêtai pour cau-
ser avec les laveuses. Toutes nues, accroupies comme des
idoles hindoues, elles lavaient leurs robes au courant de
l'eau comme la fille d'Alcinoüs.
D'autres fois j'allais sur les grèves, poussant du pied
quelque galet, errant le long des flots comme un naufragé
qui espère être aperçu de quelque navire voguant au large.
Enfin, le septième jour, 13 mars, j e pus partir sur une
barque appartenant à un caboteur des Cayes, M. Jabouin,
venu à Tiburon, chercher du café.
Nous doublâmes d'abord la Pointe-Burgau et longeant
une côte hérissée de brisants, nous traversâmes l'Anse-du-
Milieu, nous doublâmes la Pointe-des-Aigrettes, nous e n -
trâmes dans l'Anse-Salée, au fond de laquelle s'élève, dans
la petite plaine des Anglais, ainsi nommée parce que les
équipages des navires de cette nation y faisaient de fré-
quentes descentes avant la révolution, la bourgade du même
nom, sur le terrain de l'ancienne sucrerie du Gravier, et
près d'une petite rivière très poissonneuse, qui fournit d'ex-
cellentes carpes.
Une lieue en avant, on se trouve à la hauteur des Char-
donnières, bourgade sur la route de Tiburon aux Coteaux,
qui porte le nom donné à son embarcadère à cause des
oursins, vulgairement chardons, qui y abondent.
A peine a-t-on dépassé le Tapion des Chardonnières,

296
LE PAYS DES NÈGRES
qu'on aperçoit le Port-à-Piment qu'il ne faut pas confon-
dre avec celui du Nord. Le 7 avril 1846, les Piquets,
qui s'étaient emparés de ce bourg, furent taillés en pièces.
Petit-Jean et Paul-François, leurs chefs, n'eurent que le
temps de se jeter dans un canot. Les restes de ces bandes
dévastatrices furent battus successivement au camp Périn,
à Corail, à Port-Salut, à Pestel, aux Platons, aux Coteaux
et au Fond-Bleu.
Nous étions à dix heures en vue des Coteaux, bourg pit-
toresque, ainsi nommé parce qu'il est assis, en quelque
sorte, au pied d'une chaîne de coteaux, qui, superposés les
uns aux autres, comme les marches d'un escalier du ciel,
montent du rivage à la Hotte dont, à chaque échappée de
vue, on aperçoit les hauts sommets. Dans la rivière qui
coule auprès, on pêche de beaux mulets, et son petit port
est assez profond pour les gros navires.
— Tiens 1 nous avons une barque à gauche? dis-je au
pilote, quand nous entrâmes dans l'Anse-à-Juifs.
— Que côté ou oué lï ?
Là, et j'indiquai du doigt la direction.
Le pilote se mit à rire.
— C'est la Roche-à-Bateau, me répondit-il. Vue de loin
et de certains points, elle fait l'effet d'une barque à la voile.
Il y a dans le voisinage un embarcadère où les petits bâ-
timents trouvent un excellent mouillage.
L'Anse-à-Drick traversée, on rencontre le bourg de
Port-Salut, établi en 1784 sur une baie dans laquelle les
barques sont à l'abri de tous les vents. Le Port-Salut, où
naquit Bergerac Trichet, rappelle le combat livré en 1803,
au Garata, dans la même commune, par les Français aux
indigènes. C'est encore là qu'éclata l'insurrection contre
Jacques I . Mécerou, alors juge de paix du Port-Salut et
e r
chef de ce mouvement, y arrêta, aidé par une trentaine
d'habitants, le 8 octobre 1806, le général Moreau.

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297.
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Folle
L


L'ILE-A-VACHES
297
La pointe des Gravois et celle de l'Abacou, altération de
l'indien Bocao, doublées, nous aperçûmes le Diamant, et
derrière cet îlot, l'Ile-à-Vaches qui doit son nom prosaïque
à la grande quantité de bœufs que les boucaniers y trou-
vèrent. Elle a quatre lieues de long sur une largeur
moyenne d'un kilomètre. Autrefois, c'était un lieu de relâ-
che pour les pirates ; à présent, une compagnie agricole, à
la tête de laquelle se trouve M. Girard Labastille, des
Cayes, s'y livre à la culture en grand des bananes, deve-
nues si chères par suite de leur rareté.
Au nord-est de l'Ile-à-Vaches, on trouve plusieurs îlots
entourés de récifs, la Caye-à-l'Eau, l'Ile-au-Grand-Gosier,
l'Ile-à-la-Bourre, la Folle, sur laquelle le Bouvet, navire
de guerre français, s'est perdu en 1868.
A une heure nous passâmes devant Torbeck, bourg beau-
coup plus considérable, il y a un siècle. La plupart des
maisons sont en maçonnerie. Dans l'église, relativement
assez belle, est enterré l'intendant Maillart qui, conjointe-
ment avec le gouvernement Larnage, fit prospérer la c o -
lonie pendant plnsieurs années. Derrière Torbeck se dresse
la montagne des Platons dont les gorges servaient de r e -
fuges aux nègres marrons.
En 1804, on y construisit un fort du haut duquel la vue
s'étend à une distance prodigieuse. Entre autres points
culminants on distingue les sommets de la Selle.
Dans la commune de Torbeck sont nés le fameux Bois-
rond-Tonnerre en 1776 et le poète Hérard-Dumesle en 1784.
C'était un beau coup d'œil, à cette heure du jour, que
cette baie qui s'ouvre à la mer dans une largeur de trois
lieues et où les flots gênés par les récifs, sont rarement
tranquilles. La baie des Cayes, par un beau temps, c'est
le golfe de Naples ; c'est le même ciel bleu, les mêmes eaux
bleues, et, pour plus de ressemblance, un fond vaporeux de
l'horizon, c'est, comme un autre Ischia, l'Ile-à-Vaches,
17.

298 L E PAYS DES NÈGRES
dont les côtes paraissent revêtues d'une végétation crépue
comme la chevelure des négresses.
En présence de cette belle marine, ces vers de Lamartine
sur le golfe de Baïa s'éveillèrent dans ma mémoire : <
V o i s - t u c o m m e le flot paisible
Sur le rivage vient mourir?
V o i s - t u le volage zéphir
Rider d'une haleine insensible
L'onde qu'il aime à parcourir?
Montons sur la barque légère
Que ma main guide sans efforts,
Et de ce golfe solitaire
Rasons timidement les b o r d s .
A trois heures après midi, le 14 mars, nous entrions
dans la rade en compagnie d'une flottille de barques sorties
de Port-Salut, de Torbeck, de Saint-Louis, lesquelles, pen-
chées sous leurs voiles, glissaient, légères et rapides comme
des mouettes, et de l ' E s t e r , qui nous eut bientôt dé-
passé, fumant et couvert d'écume comme Léviathan.
En débarquant nous faillîmes couler. Notre coralin fai-
sait eau comme un crible. Dix coups de rames de plus à
donner et nous sombrions en plein port. C'aurait été ne
pas avoir de chance, en vérité. Enfin, nous touchons l'es-
calier du warf. D'un bond précipité j e saute dessus, heureux
de n'avoir pris qu'un bain de siège.
A peine avais-je mis le pied sur le warf, que j'aperçus
un jeune chef d'institution plein de mérite, M. Lassègue,
dont j'avais fait la connaissance au Port-au-Prince, et qui
m'avait toujours manifesté de vives sympathies. Il vint à
moi aussitôt qu'il me reconnut.
— Est-ce bien vous, M. La Selve?...
— En chair et en os.
— Et chez qui descendez-vous ?
— A terre, comme vous voyez....

L E CASINO 299
— Eh bien! alors je vous emmène.
C'était une bonne fortune, car M. Lassègue est un des
Haïtiens les plus distingués que j'ai rencontrés, par son
instruction, son obligeance et son patriotisme.
Mon cicérone était trouvé et je le suivis.
Au bureau du port, on me demanda mes papiers. Je ré-
pondis à l'officier que j e n'en avais pas à lui montrer, at-
tendu qu'au Port-au-Prince on m'avait donné une lettre
pour le commandant du département, le général Michel
Domingue.
Comme nous sortions du bureau du port, mon ami s'ar-
rêta devant une maison aux portes et aux fenêtres toutes
grandes ouvertes d'où sortaient des éclats de voix, des
bruits de dés agités, de verres choqués, et m'offrit de
me rafraîchir.
— C'est le Casino-Bonardel, me dit-il, entrons.
La salle était pleine de joueurs aussi bruyants qu'af-
fairés.
— Le café a l'air de faire des affaires d'or...
— Je crois bien, Bon-Bon sait si bien attirer les clients
et pousser à la consommation.
Toutes les tables étaient occupées, nous nous approchâ-
mes du comptoir.
— Bon-Bon !.... appela M. Lassègue.
Au même instant Bon-Bon se dressa derrière son comp-
toir comme un diable dans sa boîte dont on soulève le cou-
vercle.
Le propriétaire-gérant du Casino-Bonardel était devant
nous. Jamais, je n'ai vu tête plus originale ; il faut avoir
jeté les yeux sur le prospectus de la maison de chapellerie
de l ' H é r i s s é , de Paris, pour s'en faire une idée. Pendant
que M. Lassègue lui demandait deux vermouths, vingt cris
partirent à la fois.
— Bon-Bon, un américain!

300 LE PAYS DES MEURES
— Bon-Bon, arrêtez les frais!
— Bon-Bon, prenez l'heure !
— Bon-Bon, six grogs I
Impassible un moment, Bon-Bon impatienté finit par ré-
pondre en créole :
— Moé occupé; moé pas dan ça...
— Diable! lui dis-je, vous n'êtes pas parlementaire.
— Bah ! reprit-il en souriant, c'est ainsi que se fait le
service.
Nos vermouths avalés, M. Lassègue me fit faire un tour
sur la galerie du Casino, puis il m'emmena souper.
Après le repas, nous fîmes une petite promenade, et
nous rentrâmes nous coucher.

La Ravine du Sud. (Page 301.)


XVII
A s p e c t du marché. — Monographie des C a y e s . — Verret. •— N . G e f -
f r a r d . — Histoire. — Fréron, sous-préfet des C a y e s . — C o u p de main
d e J. A r m a g n a c . — L e général Brunet évacue la ville. — A n d r é
R i g a u d . — E u p h é m i e Daguille. — Simon Bolivar. — La plaine
et les forts. — Affaire de la R a v i n e - S è c h e . — Salva Tierra de la
Zabana.
— Prise d'armes de S a l o m o n . — Affaire de V i n c e n d r o n .
Le lendemain, j e fus réveillé par le bruit que l'on fai-
sait sous mes fenêtres. Elles donnaient sur la place et la
place était envahie par les marchandes qui faisaient leurs
étalages. Leurs boutiques foraines sont à la fois simples et
originales. On fiche en terre un haut bambou auquel on
attache une immense natte que l'on fait tourner avec le
soleil, de telle sorte que vous diriez d'autant de barques
qui mettent à la voile en pleine terre.
Les premiers renseignements sur les Cayes nous sont
transmis par Moreau de Saint-Rémy.
Placée au bord de la plaine du Fond, cette ville, qui a
plus d'un siècle et demi, s'est agrandie depuis 1804. Elle
n'a jamais éprouvé ces grands désastres, incendies ou
tremblements de terre, qui ont accablé si souvent le Cap-
Haïtien et le Port-au-Prince. Par contre, les débordements
de l'Ilet et de la Ravine-du-Sud y font souvent des rava-
ges. Les ouragans y sont fréquents. Le plus terrible se

302
LE PAYS DES NÈGRES
déchaîna dans la nuit du 12 au 13 août 1831. Le vent
soufflait avec une telle violence qu'il emporta un grand
nombre de maisons. La mer s'élança à l'assaut de la ville ;
dans certains endroits, on mesura cinq pieds d'eau.
L'inondation gagna la plaine. Plusieurs centaines d'habi-
tants périrent noyés. Les navires qui, ne trouvant point
de sûreté dans le port, pendant l'hivernage, étaient allés
mouiller dans les baies de Mesles et des Flamands, furent
jetés à la côte et fracassés.
L'entrée de la ville par terre est grandiose et pittores-
que. Une chaussée longue de quinze cents mètres et bordée
de fossés, conduit des Quatre-Chemins à un pont jeté
sur la Ravine-du-Sud. Sur les terrains traversés par cette
chaussée s'élèvent des maisons avec jardins qui offriraient
si elles étaient entretenues, les agréments de la campagne
à proximité de la ville. Pour faciliter les communications
avec le faubourg Rigaud plusieurs ponceaux en bois ont
été jetés sur la Ravine-du-Sud.
Pendant l'administration du général Marion, décédé aux
Cayes, le 20 novembre 1831, tous les édifices publics
avaient été restaurés et des fortifications construites pour
défendre le port, une fontaine commencée sur la place du
Marché et d'autres à l'Arsenal et à l'Hôpital. Aujourd'hui
presque tout cela a disparu. Ce qui est resté est délabré.
Récemment on avait entrepris la restauration de l'église ;
mais, depuis la mort de l'abbé Ronvel, curé des Cayes,
dont les paroissiens déplorent encore la perte, les travaux
restent suspendus.
L'autel de la patrie sur la place d'Armes est entouré de
tombes. Les plus dignes d'attention sont celles de Verret,
de Nicolas Geffrard, et, dans l'église, celle de Faubert.
Le second naquit en 1761, dans le quartier de la plaine
à Pitre, commune des Cayes, de Nicolas Geffrard, mulâtre,
et de Julie Coudro, sénégalaise. Il grandit à Périgny,

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301.
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Cayes
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vill
Por


NICOLAS GEFFRARD 303
habitation de son père, se livrant à la chasse, jusqu'à la
révolution. Sergent dans la compagnie Massé, en 1790, il
devint lieutenant en 1793, fit la campagne du camp
Dérivaux, dans les rangs républicains, sous les ordres de
Rigaud, entra dans la légion de l'Egalité avec le grade de
capitaine de chasseurs, prit part à plusieurs combats contre
les royalistes de la Grande-Anse, et fut nommé, l'an IV,
par le général français Desfourneaux, chef de bataillon et
commandant du camp Périn. Pendant la guerre civile de
1799, il fut élevé au grade de colonel et commanda le
4 régiment du Sud. Après le départ de Rigaud, il
e
s'échappa par un trait de hardiesse des mains de Dessa-
lines, traversa les mornes de Plymouth, atteignit le
Corail, puis Jérémie et passa à Santiago-de-Cuba, où il
séjourna jusqu'à l'arrivée de l'expédition française. Il
revint alors à Saint-Domingue et entra, comme simple
soldat, dans les troupes de la métropole. Après la soumis-
sion de Toussaint-Louverture, il courut embrasser ses
parents qu'il n'avait pas vus depuis la chute de Rigaud,
mais, ayant appris à l'Anse-à-Veau que les colons qu'il
avait autrefois combattus à Jérémie, projetaient de l'arrê-
ter, il rebroussa chemin et se transporta au Cap. Là, il se
rallia à Pétion, sitôt que celui-ci eut pris les armes contre
la France au Haut-du-Cap. Dessalines, proclamé général
en chef par les insurgés, le rétablit dans son grade de
colonel et l'envoya porter la guerre dans le Sud. Après
la prise de l'Anse-à-Veau, en janvier 1803, il fut promu
au grade de général de brigade et nommé commandant des
Cayes.
Trois ans plus tard, le 31 mai 1806, pris de violentes
coliques, il rendit le dernier soupir. Le bruit courut
aussitôt qu'il avait été empoisonné, à l'instigation de
Jacques I , contre qui il méditait un soulèvement, mais on
e r
n'a jamais eu de preuves du fait. Beaucoup affirment qu'il

304
LE PAYS DES NÈGRES
mourut d'un abcès formé à l'estomac à la suite d'une chute
de cheval qu'il avait faite aux Platons. Il n'avait que qua-
rante-cinq ans.
L'histoire particulière des Cayes compte des faits nom-
breux. Suivons l'ordre chronologique.
Le plus ancien souvenir qui s'en détache, est sanglant.
En 1790, l'assemblée provinciale du Nord, confia au
général Vincent le commandement d'une division qui fut
embarquée sur la frégate la Vestale, et dirigée sur Saint-
Marc. L'assemblée coloniale n'ayant aucune troupe à sa
disposition, pressée entre le Port-au-Prince et le Cap,
proscrivit le comte de Peinier et nomma gouverneur pro-
visoire M. de Fierville, patriote ardent qui commandait les
Cayes. Ensuite, elle adressa à ses partisans cet appel à
l'insurrection :
« Au nom de la Nation, de la Loi et du Roi,
et de la partie française de Saint-Domingue en péril.
Union, force, célérité, courage.
» L'infâme Peinier et l'exécrable Mauduit ont accompli
leurs infâmes projets ; ils ont trempés leurs mains dans le
sang des citoyens. Aux armes ! »
Une partie de la colonie se souleva en sa faveur. L'as-
semblée coloniale espéra un moment prendre le dessus.
Elle écrivit au comité colonial de l'assemblée constituante,
qu'elle poursuivrait les contre-révolutionnaires jusque dans
leurs repaires. Les habitants du Petit-Goave, toujours
menés par le député Valentin de Cuillon, se disposèrent à
marcher sur le Port-au-Prince. Les Cayes, sous l'influence
d'un club, formé par cet anarchiste d'ennemis acharnés
du gouvernement, se prononça pour l'assemblée coloniale,
et lui donna une horrible preuve de son dévouement. Un
honnête homme, M. Codère, était major de la place. Ses

FRÉRON, SOUS-PRÉFET 305
opinions royalistes lui furent imputées à crime. Assailli par
les révolutionnaires sur son habitation, où il s'était trans-
• porté avec sa famille après une grave maladie, il fut
traîné aux Cayes, et sa tête qu'on trancha, promenée par
toute la ville au bout d'un esponton.
Six ans plus tard, lors de la révolte éclatée au retour
de Sonthonax, Auguste Rigaud fait massacrer presque
tous les blancs trouvés dans les rues. André, qui comman-
dait la place, voulant soustraire à la mort le reste de ces
infortunés, leur donna l'ordre de se réunir chez lui. Il
croyait que son toit était un abri contre la fureur de ses
parents et de ses amis. Mais Augustin viole son domicile,
m e t la main sur ses protégés et les conduit à l'Ilet où on
les fusille. Puis il sort de la ville avec Pinchinat et parcourt
les campagnes, insinuant aux habitants que les blancs nou-
vellement arrivés d'Europe allaient les remettre dans les
fers ; que les blancs n'avaient jamais voulu sincèrement la
liberté des noirs et des gens de couleur, que tout leur
appartenant, il fallait les exterminer et les chasser.
Louis-Stanislas Fréron, le fils du Frélon de l'Ecossaise
de Voltaire, le rédacteur de l ' O r a t e u r du Peuple, l'un
des auteurs de la pétition du Champ-de-Mars, des jour-
nées du 10 août et de septembre, le fougueux montagnard
de la Convention, le proconsul de Toulon et de Marseille,
envoyé en 1802 par le premier Consul à Saint-Domingue,
avec le titre de sous-préfet du département du Sud, racheta
par la philantropie qu'il afficha dans ce nouveau poste, les
cruautés commises pendant sa mission dans le Midi.
Deux mois après son entrée en fonctions, il assistait aux
Cayes à un repas dont la plupart des convives étaient des
colons. La conversation roula sur les craintes qu'éprou-
vaient les hommes de couleur au sujet du rétablissement de
l'esclavage. Le nouveau sous-préfet se leva et déclara avec
énergie que, s'il n'avait pleine confiance dans les sentiments

306
LE PAYS DES NÈGRES
philantropiques du gouvernement français, lui-même por-
terait les indigènes à se révolter et se mettrait à leur tête.
Ces paroles effrayèrent les colons qui le représentèrent
comme un négrophile furieux, un jacobin, un ennemi de
Bonaparte.
Le lendemain, on le trouva dans son lit, mort d'une
congestion cérébrale.
La même année, l'insurgé Joseph Armagnac s'emparait
à dix heures du soir du quartier de l'Ilet.
L'année suivante, le 18 octobre, le général Brunet,
commandant des Cayes, forcé d'abandonner la ville, se
rendait au commodore Cumberland, et gagnait la Jamaïque
sur la frégate anglaise le Pélican, suivi d'un grand
nombre de familles de colons. L'indigène Geffrard prit
possession de la place avec les 15 , 16 et 17 demi-
e
e
e
brigades.
Les Cayes a donné naissance, le 17 janvier 1761, à A n -
dré Rigaud, l'irréconciliable rival de Toussaint-Louver-
ture, à MM. Etienne Berret et Antoine Fougère, deux
poètes contemporains, et, à une date inconnue, à l'inven-
trice du punch jusqu'aux Cayes, Euphémie Daguille,
cette maîtresse de Jacques I , dont les têtes de lettres,
o r
imprimées aux frais de l'Etat, portaient :
LIBERTÉ OU L A MORT.
E M P I R E D ' H A Ï T I .
A u x Cayes, le
Euphémie Daguille, amie de Sa Majesté Jacques,
Empereur d'Haïti.
En 1806, pendant le séjour de Dessalines aux Cayes, les
dépenses de cette hétaïre payées par le Trésor public, s'é-
taient élevées au chiffre de 1,000 piastres par jour. L ' E m -

SIMON BOLIVAR
307
pereur refusait d'ajouter foi à l'exactitude de ce compte.
On lui exhiba la note détaillée des sorties du Trésor de ces
différentes sommes, note certifiée sincère et véritable par
le trésorier ; convaincu après la lecture que lui en fit Dia-
quoi, son secrétaire, il ordonna de ne compter désormais à
M Euphémie que 800 piastres par mois.
lle
C'était encore un amant magnifique !...
Le 9 mars 1843, entrait aux Cayes l'armée populaire
sous les ordres de Charles Hérard aîné. Touraux, fidèle
au président Boyer, refusa de se rendre et fit sauter l'ar-
senal. Ce dévouement a été célébré par Etienne Berret.
Simon Bolivar, né à Caracas, en 1783, et qui, après
avoir étudié en Espagne et avoir visité la France, l'Italie
et les Etats-Unis, était rentré dans son pays pour pren-
dre part, sous les ordres de Miranda, à la guerre de l'in-
dépendance, vint aux Cayes, le 28 décembre 1816. Il y
prépara, avec l'aide de Pétion, qui lui donna des secours
d'argent, des provisions de bouche et des munitions de
guerre, une expédition qui lui permit de battre les géné-
raux espagnols Monteverde et Morillo, et de remporter à
Boyaca une victoire décisive, qui affranchit le Vénézuela
et la Nouvelle-Grenade, et lui valut le titre glorieux de
libérateur de l ' A m é r i q u e espagnole.
Lorsque j e connus la ville en détail, M. Lassègue orga-
nisa une cavalcade et nous partîmes pour la plaine qui a
vingt lieues carrées. Les chevauchées y sont délicieuses.
Elle est traversée par de belles routes, droites et larges,
qui rappellent celles du Nord, au temps du roi Christophe.
Nous visitâmes d'abord le fort des Platons, construit
par Geffrard en 1804, et qui a une caserne souterraine à
l'abri des bombes ; le camp Gérard où, en 1803, Dessa-
lines fit un auto-da-fé des brevets envoyés par Lamour
Dérance aux officiers du Sud et les remplaça ; ensuite le
camp Prou. C'est un lieu historique.

308 LE PAYS DES NÈGRES
Apprenant la révolte d'Ogé et de Chavannes, les mulâ-
tres du Sud, aussi riches et plus nombreux que les blancs,
demandèrent, les armes à la main, l'exécution du décret
du 28 mars. Réunis au nombre de cinq cents sur l'habita-
tion Prou, quartier de la Ravine-Sèche, au milieu d'une
gorge qui débouche dans la plaine du Fond, ils avaient à
leur tête Rigaud, qui s'était signalé en prenant part à la
guerre de l'indépendance américaine.
Les blancs des Cayes, sous les ordres d'un ancien mili-
taire, Lefèvre-Duplessis, marchèrent contre eux. Mais le
combat leur fut peu favorable. Ils demandèrent du secours
à M. de Blanchelande. Le gouverneur-général envoya le
colonel de Mauduit et son régiment, qui débarqua le 28 no-
vembre 1790 au Port-Salut. Mauduit attaqua les insurgés
et prit leur camp. Rigaud et ses compagnons furent faits
prisonniers.
— Gens de couleur libres, leur dit l'aristocratique c o -
lonel, je vous parle au nom de la nation, de la loi et du
roi ; vous avez été égarés par de folles prétentions ; vous
ne devez jamais franchir la ligne de démarcation qui vous
sépare des blancs, vos frères et vos bienfaiteurs. Rentrez
dans le devoir.
Il retourna au Port-au-Prince en désarmant, chemin
faisant, les pompons rouges du Petit-Goave et de L é o -
gane.
Quelques kilomètres plus loin, on trouve le camp Périn,
le camp Boudet, excellente position défendue par un dou-
ble rempart.
Pendant les troubles civils de 1868, le président S. Sal-
nave y avait établi des postes avancés.
Dans la plaine du Fond est l'emplacement de la ville
Salva Tierra de la Zabana, fondée en 1503 par Ovando
et abandonnée en 1606. Dans la plaine à Jacob, qui est
contiguë, il y une mine de fer.

AFFAIRE DE VINCENDRON
309
En, rentrant en ville, nous passâmes sur l'habitation
Chollais. Le 1 mai 1862, le général Salomon aîné y prit
e r
les armes avec quelques amis de son frère, le général Sa-
lomon jeune, alors en exil, contre le président Geffrard.
Il comptait entraîner les populations rurales. Cernés de
toutes parts et abandonnés, les révoltés se rendirent à dis-
crétion cinq jours après.
Je n'enregistre que les souvenirs des villes du littoral
que tout passager aperçoit en passant; mais, pour peu
qu'on pénètre dans les savanes et dans les mornes, on
rencontre des bourgs qui ont aussi les leurs. Dans la plaine
de l'Asile, entre Cavaillon et les Baradères, Vincendron
fut témoin, le 15 août 1867, d'une affreuse boucherie.
Quarante soldats de l'armée du Sud, jeunes gens de
quinze à vingt ans, la fleur des Cayes, d'Aquin et de Ca-
vaillon, y gardaient un poste, sous le commandement du
général Morisseau. Il était midi. Les uns se baignaient
dans la rivière des Citronniers, qui est voisine ; les autres
se reposaient de leurs fatigues à l'ombre des grands arbres.
Une bande de piquets sort subitement des bois, et, avant
qu'ils aient eu le temps de sauter sur leurs armes, les mas-
sacre impitoyablement. On retrouva leurs cadavres, em-
portés par les eaux rapides de la rivière, parmi les ro-
seaux des rives.
Pardon, si je profite de la transition ; mais, à propos de
troubles civils, les longs et sanglants démêlés d'André R i -
gaud et de Toussaint-Louverture, connus sous le nom de
Guerre du Sud, se présentent à ma mémoire, et j e vais
essayer, si vous voulez, de vous les raconter.

XVIII
Origine des partis haïtiens. — Politique d'Hédouville. — I l mande
au C a p R i g a u d et L o u v e r t u r e . — A c c u e i l s différents qu'il leur
faits. — Opinion d e R i g a u d . — Intrigues d e Louverture. — Il
rompt en visière à H é d o u v i l l e . — Arrivée d e R o u m e . — Il tente d e
reconcilier l e s d e u x rivaux. — Complications. — Prise d u Petit—
G o a v e par les Rigaudins. — R o u m e déclare R i g a u d rebelle. —
Louverture s e rend au F o r t - R é p u b l i c a i n . — Désarmement d e la
garde nationale. — L e jeune M o r e a u . — Proclamation d u général
en chef. — Dessalines entre en c a m p a g n e . — Louverture prend
possession de la partie espagnole. — L a guerre civile continue.
Pour avoir une idée nette de cette longue lutte, c o m -
mencée par des querelles particulières, bien vite dégéné-
rées en guerre civile, dans laquelle André Rigaud person-
nifiait les mulâtres contre Toussaint-Louverture qui
personnifiait les nègres, il faut remonter à ses origines.
Afin de contrebalancer l'influence du second qui travail-
lait avec activité à l'indépendance de la colonie, Hédouville
eut l'idée de lui opposer le premier qui n'avait pas cessé
de donner d'éclatantes preuves de dévouement à la m é -
tropole. L'agent du Directoire appela donc au Cap son
préféré et pour endormir la défiance de Louverture, il le
convoqua également. Celui-ci, instruit de ses desseins par
Pascal, secrétaire de la commission civile, gagné en secret,
se prépara à se rendre à son appel.
Au moment de partir, la nouvelle lui vint que Rigaud,

ORIGINE DES PARTIS
311
sortant des Caves, approchait du Port-Républicain. Les
officiers de son entourage l'engageaient à le faire arrêter.
Il leur répondit : « Laissez, laissez M. Rigaud aller pren-
dre les instructions de l'agent du directoire. Je pourrai
bien le faire arrêter, mais Dieu m'en garde. Il me convient
comme ennemi il abandonne son cheval quand il
galope, mais il montre son bras quand il frappe. »
Louverture donc accueillit Rigaud avec tous les dehors
d'une sincère fraternité. Celui-ci, en retour, l'invita à
prendre place dans son carrosse, ce que le général en chef
accepta : ils partirent ensemble.
Pendant le voyage, Rigaud se montra peu communicatif.
Louverture lui insinua de ne pas déférer aux suggestions
d'Hédouville ; de ne point perdre de vue que les nègres et
les mulâtres, ayant une commune origine, devaient se
liguer contre les blancs, proclamer l'indépendance de Saint-
Domingue et s'isoler, par ce grand acte, des réactions
opérées en France contre la liberté générale. A ces ouver-
tures, Rigaud ne répondit autre chose, sinon que la France
n'avait nulle intention de rétablir l'esclavage et que se
séparer d'elle, était un crime de lèse-maternité.
Quand les deux voyageurs furent arrivés sur l'habitation
d'Héricourt, Louverture réunit les habitants de ce quar-
tier et leur présenta Rigaud comme un des plus ardents
défenseurs de la liberté des noirs, comme son successeur
naturel.
Enfin, ils entrèrent au Cap. Hédouville reçut Rigaud
avec la plus grande cordialité. Il l'entretint souvent en
secret et lui donna l'assurance de la sympathie du Direc-
toire pour sa caste, dont la fidélité avait été éprouvée.
Rigaud, enthousiaste d'Hédouville, le considéra, ainsi qu'il
le dit lui-même, comme « un homme exempt de passion
et de préjugés. »
Ces relations intimes du représentant de la métropole et

312 LE PAYS DES NÈGRES
de Rigaud inquiétaient Louverture. Il renouvela à son
compétiteur les propositions qu'il lui avait faites pendant
leur voyage. Rigaud parut offensé de cette insistance. Il
eut avec Hédouville une entrevue au cours de laquelle
celui-ci fit appeler Louverture qui, en attendant que l'agent
du Directoire lui donnât audience, fut introduit dans une
antichambre, séparée par une mince cloison du salon où il
se tenait avec Rigaud.
Il entendit son antagoniste déclarer à l'agent du Direc-
toire qu'il l'avait poussé maintes fois à se détacher de la
métropole. Rigaud s'étant retiré, l'agent vint droit à
Louverture avec un visage irrité. A ses demandes d'éclair-
cissement, le nègre, plein de duplicité, répondit qu'il avait
tenu ce langage pour pénétrer les intentions du général
mulâtre.
A partir de ce moment, il n'y eut plus de rapprochement
possible entre le représentant des sangs-mêlés et des noirs.
Rigaud, français de cœur, incapable de renier la m é -
tropole, repoussait avec horreur le projet de Louverture
qu'il traitait d'ingrat. Il ne concevait pas qu'il pût songer à
se détacher de la France qui, la première de toutes les na-
tions, avait aboli l'esclavage.
Ne* perdant point de temps, le général noir provoquait
dans le Sud une émeute, dans le but de faire assassiner les
plus influents des hommes de couleur. Ses affidés, venus
de l'Arcahaie à l'Anse-à-Veau, s'emparèrent d'un petit
fort voisin de cette ville. Mais les noirs du Sud en bonne
intelligence avec les mulâtres, ne se levèrent pas et la force
armée dispersa ces agents provocateurs.
Hédouville renvoya Rigaud avec le titre de comman-
dant en chef du Sud. Louverture, ayant déjà le com-
mandement en chef de la colonie, une scission devenait
inévitable entre les deux généraux indigènes.
A son passage aux Gonaïves, à Saint-Marc, à l'Arcahaie,

INTRIGUES DE LOUVERTURE
313
presque toute la population témoigna au général mulâtre
de grandes sympathies. Au Port-Républicain, le comman-
dant de la place, Christophe Mornay, loin de l'arrêter,
selon les ordres de Louverture, favorisa sa sortie. A
Léogane, dans un banquet donné en son honneur, il se
montra aussi inconscient que son antagoniste l'avait jugé :
« Le fruit n'est pas encore mûr ; soyons patients ; quand il
en sera temps, nous le cueillerons, » dit-il.
Au milieu de ces conjonctures, Louverture prenait ses
précautions. Des Gonaïves, il se rendit au Môle Saint-
Nicolas pour s'assurer de la fidélité de cette ville, alors fort
importante. Il avait déjà donné ordre au général Moïse,
son neveu, de se tenir prêt à soulever le Fort-Liberté où
il commandait.
Hédouville, lui ayant écrit de refuser ses faveurs aux
émigrés et au clergé, il ne craignit pas de lancer, pour
toute réponse, une proclamation qui prouvait combien il
méprisait ces instructions.
A la suite du désarmement par le juge de paix Manigat
de la 6° coloniale, les nègres s'ébranlèrent, en 1791, au
son lugubre du lambi, vociférant : Liberté et Toussaint-
Louverture !
Celui-ci quitta les Gonaïves, sous le p r é -
texte spécieux d'aller prendre les instructions de l'agent
du Directoire, mais, en réalité, pour diriger l'insurrection.
Le 22 octobre 1798, Hédouville partit, laissant une p r o -
clamation par laquelle il avertissait les habitants de la c o -
lonie que Louverture avait mendié contre la métropole
les secours des Etats-Unis et de l'Angleterre, dans le but
évident de se rendre indépendant.
Quoique Roume fût venu de Santo-Domingo au Cap-
Français remplacer son collègue, Louverture disposait
du Nord et d'une partie de l'Ouest. Cependant nombre
d'officiers n'attendaient qu'un signal de Rigaud pour se
déclarer en sa faveur.
18

314 L E PAYS DES NÈGRES
A cette époque le département du Sud florissait, grâce à
l'application du code rural publié par Polvérel, le 28 fé-
vrier 1794. Rigaud avait défendu l'usage du coco-ma-
caque pour les punitions. Aussi était-il adoré des troupes
et des habitants.
L'armée se composait de quatre régiments coloniaux,
formant la légion du département, forte de 2,509 hommes.
Les cultivateurs n'étaient pas organisés en milice. Ce fut
une grande faute de Rigaud de ne pas songer à les enré-
gimenter.
De la sorte il eût pu mettre 14,000 hommes en cam-
pagne.
A Jacmel, le général Bauvais avait avec lui la légion de
l'Ouest, renommée entre toutes. Conflant et Lafortune,
chefs des bandes occupant les mornes de Baguette, lui
obéissaient. A Léogane, le général Laplume avait sous ses
ordres la 1 1 demi-brigade. Au Port-Républicain le colonel
e
Christophe Mornay avait la 8 .
e
Les blancs, les noirs et les mulâtres républicains fra-
ternisaient. Les colons royalistes marchaient la tête
basse. Rigaud exécutait à leur endroit les ordres du Di-
rectoire.
Dans le Nord et dans l'Ouest on suivait plus ou moins
un règlement publié par Louverture, le 3 août 1798.
Quoiqu'il fût enjoint aux propriétaires et aux gérants d'ha-
bitations de traiter les cultivateurs avec humanité, on les
exterminait sous le bâton pour, la moindre peccadille. Les
blancs royalistes étaient fiers et triomphants. Ils ne par-
laient que de faire disparaître les mulâtres. L'ancien parti
colonial, malgré les coups que lui avait portés Sonthonax,
ressuscitait.
Le général Maitland, revenu en décembre 1798, avait
conclu avec Louverture un traité secret au nom du g o u -
vernement de S. M. B.

ARRIVÉE DE ROUME
315
L'armée du Nord était plus nombreuse que celle du Sud.
Elle se composait de 30,000 hommes de troupes régulières
et de milices.
Après le départ d'Hédouville, Rigaud refusa de se con-
former aux instructions que lui envoyait Louverture en
qualité de général en chef. Il ne voulut pas même recon-
naître son autorité s'appuyant sur la dernière proclama-
tion de l'agent du Directoire.
Roume, voyant la guerre civile près d'éclater, essaya
de réconcilier les deux rivaux. Il se transporta au Port-
Républicain où il les réunit le 24 janvier 1799. Bauvais
vint aussi à la conférence, mais d'un caractère impartial
et découvrant de grands torts des deux parts, il garda le
silence.
Roume s'efforça de persuader à Rigaud qu'il était de son
devoir de se soumettre à Louverture, disposé à faire
toutes les concessions pour éviter d'en venir aux armes. Il
lui proposa de replacer les choses en l'état où elles étaient
à l'arrivée d'Hédouville. Rigaud prétendait que le Petit-
Goave, le Grand-Goave et Léogane devaient rester sous
son commandement, attendu que ces villes faisaient par-
tie du Sud et qu'il ne pouvait en conscience recevoir les
ordres d'un chef, dénoncé comme traître à la France par
l'un de ses représentants. Il ajouta que, du reste, pendant
qu'il versait son sang pour la république, le général L o u -
verture combattait dans les rangs espagnols au profit de la
royauté et contre la liberté générale. Cédant néanmoins
aux instances de Roume, il consentit à se renfermer dans
les anciennes limites de son département, du pont de Mi-
ragoâne à Tiburon.
Pendant ces négociations, une sédition, fomentée par les
agents de Louverture, éclatait au Corail. Les agitateurs
firent accroire au 4 régiment, qui y tenait garnison, que
e
Rigaud avait été arrêté. Un peu d'or, répandu parmi les

316 LE PAYS DES NÈGRES
soldats, avait achevé d'ébranler leur fidélité. Ils se reti-
rèrent au camp Périn avec les drapeaux. L'officier qui
commandait les Cayes en l'absence de Rigaud marcha sur
Corail. Le fort fut enlevé d'assaut après une faible résis-
tance. On y trouva des lettres dans lesquelles Louverture
annonçait la fin du règne des mulâtres.
Sur ces entrefaites, Rigaud rentra aux Cayes. Il fit ar-
rêter et expulser un grand nombre de colons royalistes de
Jérémie, instigateurs de cette révolte, chassa de ses troupes
les blancs qui avaient servi dans les rangs anglais et sé-
questra les propriétés des émigrés. Au surplus, il envoya
au Port-Républicain le colonel Renaud Deruisseaux avec
mission de demander de nouveau à Louverture la cession
du Petit-Goave, du Grand-Goave et de Léogane. Lou-
verture ne répondit autre chose, comme il l'avait déjà fait,
sinon qu'il n'entreprendrait rien contre Rigaud si les choses
restaient dans l'état où elles étaient à l'arrivée d'Hédou-
ville. Cette réponse, rapportée à Rigaud, le détermina à
commencer les hostilités. Il refusa de publier l'adresse du
général en chef à l'armée du Sud relative aux pratiques re-
ligieuses, sous prétexte que c'était l'œuvre d'un fanatique.
Louverture lui reprocha d'avoir commis un acte d'insub-
ordination militaire. Rigaud riposta par un pamphlet dont
il inonda la colonie.
Pour calmer l'agitation de Rigaud, Roume publia, le
31 mai 1799, une lettre pleine de modération qu'il lui
avait adressée. De son côté et pour se justifier, le comman-
dant du Sud publia une lettre d'Hédouville portant la date
du 15 juin 1798. En même temps, il prépara les esprits de
ses administrés à la lutte dans laquelle il se jetait à corps
perdu. Jean Cécile et Faubert, colonels du 1 et du 2 ré-
e r
e
giment, reçurent l'ordre de franchir le pont de Miragoâne,
sur les limites des départements du Sud et de l'Ouest, et de
surprendre le Petit-Goave, où se trouvail le général La-

PRISE DU PETIT-GOAVE 317
plume que Rigaud était à peu près certain d'attacher à son
parti s'il parvenait à l'enlever.
Le 18 juin 1790, à la pointe du jour, Faubert, à la tète
d'un bataillon du 2 régiment, arriva sans faire de bruit
e
sous les remparts du Petit-Goave. Il surprit le fort du r i -
vage, s'en empara après un court engagement et pénétra
dans la ville. Delva, officier dévoué à Rigaud, était venu
avec les cultivateurs des environs lui prêter main-forte. La-
plume était déjà pris quand un jeune officier, Eloi Boudeau,
qui paraissait cependant tenir pour Rigaud, abattit d'un
coup de pistolet le soldat qui le tenait. Laplume se préci-
pita dans les fossés, atteignit un canot et gagna Léogane.
La garnison, composée de plusieurs détachements de la
8 et de la 1 1 , se replia sur le Tapion, le Blockhaus, Thau-
e
e
sin et le Grand-Goave.
Ce premier succès, considérablement grossi par la re-
nommée, ébranla la fidélité à Louverture de Léogane et
du Port-Républicain. Dans cette ville, la plupart des
hommes de couleur et des noirs, anciens libres, les blancs
républicains, le colonel Christophe Morray, ne dissimu-
lèrent pas leur satisfaction. On crut que Rigaud, déjà à
Léogane avec son armée, se disposait à marcher en avant.
Au milieu de la nuit, une foule de citoyens allèrent avec
des torches au-devant du général qu'ils attendirent vaine-
ment jusqu'au matin.
Celui-ci s'était borné à envoyer l'ordre à l'adjudant-
général Taureaux, qui commandait à sa place, de s'avan-
cer jusqu'à Thausin. Faubert et Geffrard, à la tête du 2e
et du 4 régiment, occupèrent le Tapion et un blockaus
e
peu éloigné de l'habitation Thausin. Dans tous ces en-
droits, les soldats ne tuèrent aucun royaliste. Cependant
les partisans de Louverture répétèrent partout que Fau-
bert avait tout brûlé, qu'il avait abattu une croix à coups
de hâche. Du sang avait jailli du bois saint entaillé et une
18.

318 L E PAYS DES NÈGRES
pluie de feu était tombée au Petit-Goave, comme autrefois
sur la Pentapole. Ces bruits absurdes, falsifiés par la pas-
sion, soulevèrent contre Rigaud l'indignation des âmes
superstitieuses.
L e commissaire civil Roume, alors seul représentant
de la France à Saint-Domingue, mis au courant de l'occu-
pation du Petit-Goave, déclara que Rigaud avait commis
un acte de rébellion et que Louverture se trouvait dans le
parti national.
Celui-ci quitta les Gonaïves à la tête de plusieurs régi-
ments de l'Artibonite, tandis que les troupes du Nord se
mettaient en marche pour le rejoindre. L e lendemain de
son arrivée au Port-Républicain, il réunit la population à
l'église. Plein de fureur, dans une agitation extrême, il
s'élança dans la chaire :
Gens de couleur, s'écria-t-il, qui, depuis le commencement
de la révolution, trahissez les noirs, q u e désirez-vous aujour-
d'hui ? Personne ne l ' i g n o r e ; vous voulez commander en
maîtres dans la colonie ; vous voulez l'extermination des
blancs et l'asservissement des noirs ! . . . Mais y réfléchissez-
vous, hommes pervers q u e vous êtes, à jamais déshonorés par
l'embarquement et ensuite par l'égorgement des troupes noires,
connues sous la dénomination de Suisses. A v e z - v o u s hésité à
sacrifier à la haine des petits blancs ces malheureux qui
avaient versé leur sang pour votre cause ? Pourquoi les avez-
vous sacrifiés ? C'est parce qu'ils étaient noirs... Pourquoi le
général Rigaud refuse-t-il de m'obéir ? C'est parce q u e j e
suis noir... C'est parce qu'il m'a voué, à cause de ma couleur,
une haine implacable... Pourquoi refuserait-il d'obéir à un
général français c o m m e lui, qui a contribué, plus q u e n ' i m -
porte qui, à l'expulsion des Anglais ? Hommes de couleur, par
votre fol orgueil, par votre perfidie, vous avez déjà perdu la
part q u e vous possédiez dans l'exerice des pouvoirs politiques.
Quant au général Rigaud, il est p e r d u ; il est sous mes y e u x
au fond d'un abîme. Rebelle et traître à la patrie, il sera
dévoré par les troupes de la liberté... Mulâtres, j e vois au fond
de vos âmes; vous étiez prêts à vous soulever contre moi ;

PROCLAMATION DU GÉNÉRAL EN CHEF 319
mais, bien que toutes les troupes aillent incessamment quitter
l'Ouest, j'y laisse mon œil et mon bras : mon œil pour vous
surveiller, mon bras qui saura vous atteindre....
Cette tirade finie, il descendit, traversa l'assemblée
frappée de stupeur, alla se prosterner au pied du maître-
autel, pria avec ferveur. Puis, se relevant, il se signa,
s'élança sur son cheval et rentra au Palais-National où
ses flatteurs l'attendaient. Bauvais, qui avait entendu sa
déclamation, invoquant sa bonne foi, lui rappela que l'em-
barquement des Suisses n'avait aucun rapport avec les
préjugés de castes, puisque ces infortunés étaient mulâtres
pour les trois quarts.
Les passions politiques étaient alors si vives que les
noirs et les hommes de couleur s'accusaient mutuellement
des crimes les plus affreux et se prêtaient les plus horribles
projets.
La garde nationale, en grande partie composée de mu-
lâtres, fut désarmée sans qu'elle opposât la moindre résis-
tance. Un seul milicien se montra homme de courage, le
jeune Moreau, qui brisa son épée plutôt que de la rendre.
Dessalines, qui aimait le courage, le prit sous sa protec-
tion et dit à sa mère que Dieu l'avait bénie en lui donnant
un tel fils.
Louverture lança une nouvelle proclamation dans la-
quelle il parla avec respect du général Bauvais, retourné
à Jacmel toujours indécis, le déclarant incapable de faire
cause commune avec le traître et le rebelle du Sud. Il
finissait en promettant de lui livrer les rênes du gouverne-
ment après la guerre. La déclaration était mensongère.
Par ces adroites caresses, il espérait éloigner Bauvais de
Rigaud, afin de n'être pas inquiété par la garnison de
Jacmel, pendant qu'il marcherait sur le Petit-Goave.
Rigaud, de son côté, publia un manifeste dans lequel il

320 LE PAYS DES N È G R E S
reprochait à Louverture d'avoir fait un traité secret avec
le général Maitland, et disait que tout vrai patriote ne
cesserait de le combattre à outrance. Dans les deux camps
flottait le drapeau tricolore et les deux armées criaient :
Vive la France !
Ne sortant pas des Cayes, alors que sa présence était si
nécessaire ailleurs, le général du Sud avait donné à son
rival le temps d'étouffer l'insurrection du Nord et de faire
descendre dans l'Ouest plusieurs corps de troupes. Dessa-
lines avait enlevé Bellevue, refoulé les Rigaudins j u s -
qu'au Grand-Goave et établi en avant de Léogane une
ligne de retranchements qui mettait cette place à l'abri
d'un coup de main.
Il est vrai que Lamour Dérance, dévoué à Rigaud, fai-
sait sans cesse des incursions dans la plaine du Cul-de-Sac.
Mais Borno Déleard, assailli par Manzelle et par Joseph
Aquard, se maintenait difficilement à Marigot. Quant aux
habitants de Jacmel, ils étaient pleins de sécurité. Cette
place, assez bien fortifiée, renfermait une garnison intré-
pide. Ce serait ici le lieu de parler du siège qu'elle soutint
dans cette guerre. Afin de ne pas trop allonger ce récit,
déjà fort embrouillé, je le raconterai seulement quand nous
y serons arrivés.
Après sa reddition, comme le triomphe définitif du
général en chef n'était pas douteux, chacun se hâta de le
couvrir de lauriers. On lui adressait des louanges hyper-
boliques. Les journaux du Nord et de l'Ouest se firent les
échos des plus basses adulations. Dans de nombreuses pièces
de vers on le comparait à Hercule et aux autres demi-dieux
de la Fable.
Le vainqueur, laissant ceux qui l'encensaient se livrer
à la joie, jeta un coup d'oeil sur la partie espagnole cédée
par le traité de Bâle à la France qui, occupée par la guerre
continentale, avait négligé pendant longtemps d'en prendre

PRISE DE POSSESSION DE L'OUEST 321
possession, et l'annexa contre la volonté de Roume, i m -
puissant à empêcher cet acte.
Cela fait, il continua avec vigueur la guerre contre
Rigaud. Dès le mois d'avril 1800, il avait déploré, dans
une proclamation, l'aveuglement des citoyens qui persis-
taient à soutenir le traître, déclarant qu'il n'était animé
contre eux par aucun esprit de vengeance et qu'il n'en
voulait qu'à celui qui attirait tant de malheurs sur eux. Il
les exhortait à reconnaître sans plus tarder l'autorité légi-
time afin d'éviter l'anéantissement de leurs biens et de
leurs familles.
Rigaud attendait avec impatience le retour de France
du colonel Vincent qui, pensait-il, lui apporterait l'appro-
bation de sa conduite par le Directoire. Il forma des gardes
nationaux du Petit-Goave un 5 régiment dont Renaud
e
Desruisseaux fut colonel. Son armée, qui avait perdu plus
du tiers de son effectif, se trouva ainsi renforcée. Les
officiers reçurent l'ordre de brûler les villes et les bourgs
abandonnés, d'anéantir les provisions de bouche sur leur
passage, de déraciner même les arbres, de manière qu'ils
eussent leurs racines en haut, pour retarder au moins
la marche des Nordistes.
De son côté Louverture, pendant que le général Agé
se disposait à se rendre à Santo-Domingo, envoya
Dessalines envahir le Sud. Le 22 avril 1800, les troupes
du Nord s'ébranlèrent. Guidé par Confiant, le général noir
s'enfonça dans les montagnes, résolu à s'emparer, par
précaution, de Bainet, du Grand-Goave et du Petit-
Goave. Après avoir atteint les mornes du Grand-Goave,
il gravit la Grande-Colline, tourna le poste Larivoire,
occupé par l'ennemi, et campa dans le chemin qui conduit
à Bainet.
Dans le même temps les généraux Laplume et Nérette
délogeaient les Rigaudins du Grand-Goave.

322
L E PAYS DES NÈGRES
Toutes les redoutes qui couvraient Bainet, ayant été
enlevées, Dessalines marcha droit à cette place le 24, avec
12,000 hommes. Il n'y avait dans Bainet que 150 hommes
du 3 régiment du Sud. Cette garnison, trop faible pour
e
soutenir l'attaque, après avoir incendié le bourg, passa à
travers la 10 demi-brigade, qui tenta de lui couper la
e
retraite. Le lendemain, au jour naissant, cette demi-brigade
prit possession de la place. Ce n'était plus qu'un monceau
de ruines.
Peu de temps après, Dessalines et Laplume survinrent
avec un escadron. On leur dit que les Rigaudins avaient
pris la route des Côtes-de-Fer avec une pièce de deux en
fonte. Ils s'élancèrent à la poursuite des fuyards avec la
10 et la 11 . A une lieue de Bainet, ils rencontrèrent un
e
e
bataillon du 3 régiment retranché dans le grand chemin.
e
Un combat s'engagea et les Rigaudins chargèrent à la
bayonnette. La 10 fut très maltraitée par les chasseurs
e
de Bainet, adroits tireurs qui ne perdaient pas une balle.
Dessalines lança la 1 1 qui revint battue. Les Rigaudins
e
reprirent position dans leurs retranchements. Sûr d'écraser
avec ses masses cette poignée de combattants, Dessalines
fit avancer la 4 et la 7 demi-brigades et attaqua de nou-
e
e
veau. L a 4 enleva la pièce de deux, tandis que la 7
e
e
forçait les retranchements. Les Rigaudins en déroute se
rallièrent à une lieue du champ de bataille.
Dessalines suspendit sa marche pour donner quelques
jours de repos à ses troupes. Du 22 au 24 avril, en deux
jours, il était tombé en son pouvoir deux pièces de quatre
en fonte et trente-deux obus de six pouces.
Maître de la côte méridionale du département de l'Ouest,
il songea à remonter vers la côte septentrionale, pour
forcer le cordon du Grand-Goave et pénétrer ensuite dans
le département du Sud par le pont de Léogâne.
Le 28 avril, il partait de Bainet.

LA GUERRE CONTINUE 323
Précisément dans le même temps, le général Clervaux,
qui campait à Belle vue pendant le siège de Jacmel, se mit
en marche sur le Grand-Goave avec la 6 et la 9 demi-
e
e
brigades. Deux chefs de bandes des mornes de Jacmel,
Lafortune et Conil, s'avançaient aussi par le quartier de
la Vallée sur cette ville dont un navire envoyé de Léogane
bloquait le port.
Les Rigaudins, qui formaient le cordon du Grand-Goave,
étaient sous les ordres de Pétion, de Faubert, de Geffrard,
de Renaud Desruisseaux et de Delva.
Le 28 avril au soir, l'armée de Dessalines fit halte à
Clavil. Sa première colonne, conduite par Nérette, était
tombée sur un avant-poste, la seconde, que commandait
Laplume, n'avait rencontré aucun obstacle.
Dessalines passa à Clavil la journée du 29.
Le 30, malgré la pluie et par des chemins presque im-
praticables, il atteignit l'habitation Shéridan.
Le l mai, il continua sa marche, passant sous le feu
e r
d'une embuscade qui fit beaucoup de mal à son avant-
garde, et ne s'arrêta qu'au sommet d'un morne d'où l'on
découvre le bourg. De nouveau attaqué par la bande de
cultivateurs de Figaro, il les repoussa. Renaud Desruis-
seaux accourut pour les soutenir avec un bataillon du
5 régiment, rallia les fuyards et les ramena au combat. Il
e
fondit avec impétuosité sur l'avant-garde de Dessalines,
l'enfonça et la mit en déroute.
Dessalines réunit ses troupes et les poussa contre les
Rigaudins. Renaud Desruisseaux, attaqué de tous côtés,
soutint le choc multiple de ces masses pendant plus d'une
heure, mais il tomba frappé d'une balle. Dessalines, cepen-
dant, ne put rompre son bataillon, qui fit une belle retraite,
emportant son chef qui donnait toujours des ordres. Pour-
suivis, les Rigaudins détruisirent les fortifications du
Grand-Goave qu'ils abandonnèrent après l'avoir livré aux

324 LE PAYS DES NÈGRES
flammes. Sur leur passage ils incendièrent plusieurs habi-
tations et s'arrêtèrent au Petit-Goave où se trouvait
Rigaud.
Là mourut de sa blessure et victime de son attachement
à son général, le brave Renaud Deruisseaux. Il fut en-
terré avec tout l'appareil de la pompe militaire au milieu
de la place d'Armes, au pied du palmier de la Liberté.
Rigaud donna quelques larmes à son ami, confia à Delva
le 5 régiment, à Pétion le commandement de l'armée et
e
partit pour les Cayes.
Dessalines ne s'arrêta pas au Grand-Goave. La ville
était en cendres. Il s'éloigna, le jour suivant, 2 mai, et
arriva sur l'habitation Valné où l'ennemi avait passé la
nuit précédente. Quand il reprit sa marche, son avant-
garde fut assaillie par le feu d'un camp assis sur un morne
qui dominait le chemin. Le colonel Dommage s'élança
sur ce camp, l'emporta d'assaut et dispersa les Rigaudins
dans les bois. La même journée, Dessalines parvint sur
l'habitation Dantis Pelle de laquelle il pouvait apercevoir
le Petit-Goave.
Dans la soirée du 2 mai, Pétion ayant reconnu l'impos-
sibilité de se maintenir dans ce bourg, fit ouvrir, à huit
heures du soir, un feu de mousqueterie qui obligea
Dessalines à se tenir à distance. A dix heures il l'évacua
y laissant le colonel Faubert avec deux cents hommes.
Celui-ci fit mettre le feu à plusieurs maisons particulières
et aux bâtiments de l'administration qui furent consumés
en un clin d'oeil avec les denrées mises en dépôt.
Pour couper la retraite aux Rigaudins, Dessalines se
disposait à établir des postes entre l'Acul du Petit-Goave
et le pont de Miragoâne. Faubert prévint ses intentions en
occupant l'Acul. En même temps, Clervaux, ayant tra-
versé le morne Tapion, donnait une fausse alarme à la
ville pour annoncer son arrivée à Dessalines. Le Grand-

LA GUERRE CIVILE CONTINUE
325
Goave, ainsi assiégé par terre, fut le même jour bloqué
par deux goëlettes et un brick. L'armée du Nord couron-
nait les mornes qui dominent l'Acul et le fort Résolu, et,
croyant la ville encore occupée par l'armée du Sud, s'at-
tendait à un engagement général. Profitant de l'hésitation
de Dessalines, Faubert sortit de la place et s'efforça de
rejoindre Pétion.
Dessalines, sans perdre un instant, divisa ses troupes
en trois colonnes qu'il lança à la poursuite des Rigaudins
dont il atteignit, au-delà de l'Acul, l'arrière-garde, si l'on
peut appeler de ce nom deux cents fantassins et trente
cavaliers. Ces braves, postés derrière les bâtiments d'une
guildive, essuyèrent plusieurs décharges. La 4 , qui se
e
jeta sur eux, la baïonnette au bout du fusil, fut arrêtée.
La 8 se rua ensuite, rompit leurs rangs et les mit en
e
désordre.
Les officiers du Nord qui étaient montés, formèrent un
escadron et poursuivirent jusqu'au pont de Miragoâne cette
poignée de héros.
Dessalines retourna au Petit-Goave. Il fit main basse
sur trois goëlettes américaines chargées de provision que
les corsaires du Sud avaient capturées, sans compter une
pièce de trente-six, quatorze de vingt-quatre, une de huit,
une de quatre et des munitions.
Informé de ces succès, le général en chef félicita Dessa-
lines qui fut autorisé à faire des levées en masse pour com-
pléter son effectif. « La culture souffrira, écrivait-il ; c'est
la faute du traître Rigaud. » Il lui recommandait en termi-
nant, de faire la guerre à ce dernier avec le même achar-
nement qu'il avait montré autrefois contre les Anglais.
12

XIX
Mauvaises mesures de R i g a u d . — Habileté de L o u v e r t u r e . —
Combat au p o n t de M i r a g o â n e . — Dessalines reçoit l'ordre de
reprendre sa marche. — Incertitude de Louverture. — Arrivée
d'une délégation de la métropole. — Conduite d u général en chef à
son égard. — Fausse nouvelle d'une expédition pour S a i n t - D o m i n -
g u e . — D e quelle façon Louverture reçut les dépêches des con-
suls. — A m n i s t i e . — Dessalines poursuit les opérations militaires.
Combat du F o n d - d e s - N è g r e s . — R i g a u d recule. — Bataille d'Aquin.
— Prise d u P e t i t - T r o u - d e - S a i n t - L o u i s d u S u d . — R i g a u d s ' e m -
b a r q u e .
Rigaud, pour continuer la guerre, se trouvait dans la
nécessité d'accabler d'impôts les capitalistes et de tolérer
tous les excès auxquels se livraient les cultivateurs dans
les campagnes et le petit peuple dans les villes.
Il employa les menées les plus odieuses pour soulever
les populations.
On répandit avec une nouvelle ardeur, dans le départe-
ment du Sud, l'assurance que le général en chef voulait
égorger toute la caste sang-mêlée et remettre les nègres
en esclavage. L'industrie et le commerce furent frappés
d'impositions forcées, les vivres et le bétail des habitations
livrés à la rapacité des soldats et l'amnistie du 1 messidor
e r
cachée aux habitants.
Louverture, plus habile, mêlait la politique à la force
des armes. Entouré d'hommes éclairés dont il écoutait les

HABILETÉ DE LOUVERTURE 327
conseils, il ne prenait que d'adroites mesures. Il prêchait
sans cesse la modération et l'humanité. Partout il fit res-
pecter les propriétés, même dans la région conquise.
Dessalines, son infatigable lieutenant, parti du Petit-
Goave, avait atteint le pont de Miragoâne, gardé par les
débris de la légion de l'Ouest, sous les ordres de Pétion. Ce
pont, élevé sur la côte septentrionale de la presqu'île, dans
l'endroit où l'étang est le plus resserré, établit les com-
munications entre le département de l'Ouest et celui du
Sud. Pétion l'avait fait couper et avait placé derrière des
retranchements, dressés à la hâte sur le chemin, deux
canons tournés contre les Nordistes. Les autres corps de
l'armée du Sud étaient campés à Dufour, habitation voi-
sine du pont, et des redoutes apparaissaient de loin en loin
sur le bord de l'étang.
Dessalines commande l'attaque. Les troupes, mitraillées
de très près, reculent, laissant les abords du pont couverts
de cadavres. Craignant de perdre trop de monde en forçant
le passage, il résolut de tourner la position et d'aller sur-
prendre l'ennemi par derrière, tandis que Clervaux l'assail-
lirait de front. Baudin, colonel de la 9 demi-brigade, reçut
e
l'ordre d'occuper une habitation à cinq lieues du pont dans
les mornes et de s'y maintenir.
Cette-manœuvre, qui marquait autant d'habileté que de
hardiesse, étonna Rigaud. Il n'avait pas songé à occuper
ce point. Trois cents hommes qu'il détacha aussitôt mar-
chèrent à la rencontre de la 9 pour l'arrêter. Mais leurs
e
efforts furent inutiles ; ils rentrèrent au quartier-général,
moins nombreux qu'ils n'étaient partis.
Quelques jours après, Dessalines laissant devant le pont
deux demi-brigades, dont tous les feux restèrent allumés
pour tromper l'ennemi, pénétra, à la faveur d'une nuit
obscure et par la position occupée par la 9 , dans le dépar-
e
tement du Sud avec la majeure partie de ses troupes.

328 LE PAYS DES NÈGRES
Le 19 mai, au point du jour, Pétion s'aperçut qu'il avait
été tourné.
Après avoir encloué ses deux canons, il abandonna le
pont dont Clervaux s'empara aussitôt après son départ.
Rigaud, de son côté, pour ne pas se laisser envelopper
par les colonnes qui se déployaient autour de lui, leva
son quartier-général et se fit jour au travers des en-
nemis vers la petite savane de Miragoâne où il les at-
tendit.
Les masses de Dessalines se ruèrent sur lui. Cinq
heures il résista. Vers le soir, cédant à la supériorité nu-
mérique, il battit en retraite sur Miragoâne qu'il ne fit que
traverser. Faubert, qui occupait cette ville, encloua ses
canons et la livra aux flammes avant de se retirer.
Le même jour Dessalines entra dans Miragoâne pen-
dant que ses batteurs d'estrade donnaient l'alarme à Saint-
Michel. Dans une des maisons épargnées par le feu, il
trouva une jeune mulâtresse morte, exposée sur un lit de
parade. Les parents, effrayés par l'incendie et par l'arri-
vée des troupes du Nord, avaient fui. Le général noir s'in-
digna contre la mère qui n'avait pas bravé le danger pour
donner la sépulture à sa fille, et lui-même rendit à la
morte les derniers devoirs.
Le 18, il marcha sur Saint-Michel qu'il n'enleva qu'a-
près quinze jours d'investissement.
Dans 1 opinion que Rigaud, sans cesse battu, lui deman-
derait enfin la paix, Louverture envoya à Dessalines
l'ordre de suspendre sa marche triomphante. D'ailleurs
son armée, forte de trente mille hommes au commence-
ment de la campagne, avait été largement décimée : elle
ne comptait plus que quatorze mille hommes. Irrité de
l'opiniâtreté avec laquelle les populations du Sud soute-
naient Rigaud, il prenait à leur égard les mesures les plus
rigoureuses. Par un arrêté en date du 8 mai 1800, il avait

DÉLÉGATION DE LA MÉTROPOLE 329
déclaré en état de blocus les ports de Miragoâne et d'Aquin,
jusqu'à Tiburon inclusivement.
Il se défaisait en même temps dans les autres régions de
la colonie non seulement des mulâtres qui lui étaient hos-
tiles, mais encore de ceux qui servaient aveuglément ses
intérêts, mais dont il n'avait pas besoin. Il était fort pré-
occupé de l'accueil qui serait fait au colonel Vincent par
le Directoire, car on ignorait encore à Saint-Domingue le
18 brumaire. Le commandement en chef pouvait lui être
retiré et confié à son antagoniste. La guerre eût alors pris
un autre caractère. Il eût perdu son influence morale ; et,
en refusant de se soumettre à Rigaud, il eût été à son
tour considéré comme rebelle, et son rival, encore puis-
sant, eût pu l'écraser par une réaction immédiate.
Au milieu de ces conjonctures et dans les premiers jours
de juin 1800, le colonel Vincent débarqua à Santo-Domingo.
Il était à la tête d'une députation composée du division-
naire Michel et du commissaire civil Raymond. A la nou-
velle de leur arrivée, Louverture expédia des agents s e -
crets, chargés de surveiller leurs agissements et d'enlever
leurs papiers. Il était décidé à les embarquer à leur entrée
au Cap, si les dépêches n'étaient pas favorables à ses
vues.
Le colonel Vincent n'avait débarqué à Santo-Domingo
que pour connaître, avant d'y pénétrer, l'état de la partie
française. Cette conduite défiante blessa les susceptibilités
de Louverture et accrut ses soupçons. Par ses ordres,
deux officiers blancs furent arrêtés sur la grand'route de
Santo-Domingo au Cap et les dépêches dont ils étaient
porteurs, saisies. Le général Michel, déjà venu dans la
colonie avec Sonthonax et qui s'était attiré l'estime de
tous les gens de couleur, fut aussi arrêté sur la route du
Cap. Quant au colonel Vincent on se saisit de sa personne
sur la route du Port-Républicain. Après avoir acquis la

330
LE PAYS DES NÈGRES
certitude que les instructions qu'ils avaient reçues ne lui
étaient pas contraires, Louverture les laissa pénétrer dans
la partie française.
Cependant il ne croyait plus à la bienveillance de la
France, depuis qu'il avait appris qu'une expédition était en
route pour Saint-Domingue. Ses deux fils, Isaac et Placide,
avaient été embarqués, en effet, avec le général Sahuguet
sur une escadre destinée à porter des renforts à l'armée
d'Egypte. Le gouvernement français, afin d'attirer l'atten-
tion des Anglais hors de la Méditerranée, avait fait courir
le bruit qu'elle se rendait à Saint-Domingue, et l'embar-
quement des fils de Louverture donnait à cette nouvelle
une apparence de vérité.
Louverture s'attendait donc à voir paraître à tout instant
des troupes européennes qui rétabliraient peut-être l'auto-
rité métropolitaine. Il se transporta au Cap où il reçut la
députation. Le colonel Michel lui notifia la révolution du
18 brumaire, l'installation du gouvernement consulaire
et son maintien comme général en chef des armées de
Saint-Domingue. Il lui remit aussi une proclamation des
Consuls en date du 4 nivôse an V I I I (25 décembre 1797)
et un arrêté de la même date, dont l'article 6, le dernier,
ordonnait que ces mots de la proclamation : « Braves
noirs, souvenez-vous que le peuple français seul reconnaît
votre liberté et l'égalité de vos droits » , fussent écrits
en lettres d'or sur tous les drapeaux de la garde nationale.
Ces deux pièces ne satisfirent pas Louverture. Il refusa
même, malgré les instances des envoyés, de remplir les
instructions de la seconde. Il se sentait humilié de n'avoir
pas reçu une lettre particulière du premier Consul dont il
était l'égal, pensait-il. Plus que jamais il désira se rendre
indépendant et comprit combien il lui importait d'écraser
Rigaud qui, toujours fidèle à la métropole, faisait obstacle
à l'autonomie de la colonie. Il ne vit dans le divisionnaire

CONDUITE DU GÉNÉRAL EN CHEF 331
Michel qu'un second Hédouville et fit souffler à ses oreilles
des menaces d'assassinat et d'empoisonnement. Michel,
dégoûté de la colonie par son arrestation sur la route
de Santo-Domingo, demanda à retourner en France.
Louverture l'exhorta à rester quelque temps encore dans
la colonie pour attendre le résultat des négociations qu'il
allait entamer avec Rigaud. A cet effet, il partit du Cap
dans le courant de juin et vint dans l'Ouest, au Petit-
Goave, d'où il annonça aux citoyens du Sud par une p r o -
clamation, portant la date du 9 juin, qu'il avait reçu du
gouvernement consulaire des instructions lui prescrivant
de rétablir sans retard l'ordre dans la colonie. Il accordait
amnistie pleine et entière à tous les révoltés qui mettraient
bas les armes.
Cette amnistie n'ayant pas produit l'effet qu'il en atten-
dait, il envoya à Dessalines l'ordre de continuer la guerre.
Celui-ci, qui avait son quartier-général sur l'habitation
Muzaine, relevait d'une maladie qui avait failli le mettre
au tombeau.
Le 28 juin, le général en chef apprit par des transfuges
que l'armée du Sud occupait la plaine du Fond des Nègres,
qu'elle avait deux pièces en bronze du calibre de quatre ;
que l'infanterie poussait des avant-postes jusque près de
Miragoâne, et que la cavalerie se tenait à la gauche de
l'infanterie ; enfin, que le général Rigaud, venu des Cayes,
avait pris le commandement et se disposait à attaquer.
Dessalines le prévint. C'était le 29. Comme ce jour-là il
se trouvait gravement malade, il donna le commandement
en chef au général Dommage, officier noir de l'Artibonite,
qui avait sa confiance. Il y avait cependant dans l'armée
deux généraux de brigade, Laplume et Clervaux, mais le
premier avait servi autrefois sous Rigaud et le second était
mulâtre.
Dommage entra dans la plaine du Fond des Nègres

332 LE PAYS DES NÈGRES
avec dix mille hommes. Les 2 et 3 bataillons de la 4 for-
e
e
e
maient l'avant-garde. Venaient ensuite les 8 , 10 et 11 ,
e
e
e
commandées par Laplume. Les 6 et 9 , sous les ordres de
e
e
Clervaux, formaient l'arrière-garde.
Rigaud attendait l'ennemi avec son armée rangée en
bataille. Le combat fut rude et sanglant. Après plusieurs
charges, la 10 enleva aux Rigaudins une pièce de bronze.
e
Dommage, pour les envelopper, déploya ses colonnes. Ri-
gaud battit en retraite. Sa cavalerie, au lieu de protéger
l'infanterie, prit honteusement la fuite et atteignit Aguin à
bride avalée.
La plaine était jonchée de cadavres. A l'extrémité, les
troupes du Nord découvrirent deux camps assis l'un à
droite, l'autre à gauche, sur deux mornes qui enclosent la
petite vallée.
Laplume et Pierre-Louis Diane assaillirent ces deux
positions qui furent enlevées en moins d'une heure. Les
Rigaudins se rallièrent sur Trémé et Dufrété. Le colonel
Romain Cap, qui commandait un des camps, n'avait op-
posé qu'une faible résistance. Comme Rigaud le lui repro-
chait, il répondit : « Le général Louverture n'en veut qu'à
vous » et il prit la fuite à travers les bois.
Laplume enleva le jour suivant, 30 juin, le rempart der-
rière lequel s'étaient abrité les Rigaudins. Mais il perdit par
sa faute beaucoup de soldats, car, mécontent de ce que le
commandement de l'armée était confié à Dommage, il at-
taqua mollement. Dessalines, qui arrivait à Muzaine, l'in-
juria, le menaça du geste et parla de le fusiller en lui di-
sant qu'il dénoncerait sa conduite au général en chef.
Laplume se retira sans répondre un mot.
Combien était grande déjà l'influence de Dessalines qui,
général de brigade, ne craignait pas de traiter de la sorte
un de ses pairs ! Ce trait démontre encore dans quelle
fausse position se trouvaient ceux qui avaient autrefois

RIGAUD RECULE
333
servi Rigaud. Laplume, général de brigade, avait en réa-
lité moins d'empire sur les troupes qu'un chef de bataillon
ou qu'un colonel du Nord ou de l'Artibonite. Dessalines
pouvait donc le traiter comme le dernier soldat, sans offen-
ser les officiers supérieurs de son armée.
Dans cette même affaire Auger, qui s'était couvert de
gloire à Jacmel, et le colonel Pierre-Louis Diane furent
grièvement blessés. Le premier alla mourir aux Cayes.
Les Rigaudins laissèrent sur le champ de bataille une
grande quantité de provisions de bouche, huit cents pierres
à feu, cinquante quatre gargousses de huit et deux c a -
nons.
Le 3 bataillon de la 7 , commandé par Guerrier, fut
e
e
détaché de l'armée pour accompagner les prisonniers au
Petit-Goave. Louverture se trouvait dans la ville quand
ils arrivèrent. Lorsqu'il en partit, ces infortunés furent
fusillés. Le général en chef assistait rarement à ces scènes
de carnage. Il niait toujours en avoir connaissance, déplo-
rant en public le sort des victimes et disant qu'on outrepas-
sait ses ordres.
Dessalines ne donna pas à l'ennemi le temps de respirer.
Il envoya une division, formée des 6 , 7 , 9 , 10 demi bri-
e
e
e
e
gades, occuper les hauteurs de l'habitation Dufrété. Cler-
vaux, qui la conduisait, en prit possession après un san-
glant combat. Dessalines, qui s'avançait avec le reste de
l'armée divisée eh deux colonnes, l'atteignit le 5 juillet. De
Dufrété il découvrit les troupes du Sud campées dans la
plaine qui s'étendait à ses pieds. Il descendit des mornes
avec la colonne de droite pendant que Clervaux, guidé à
travers les bois et les ravins par Giles Bambara, mon-
tagnard du Petit-Goave, s'efforçait do tourner les Rigau-
dins.
Frappé de la force numérique de ses ennemis, Rigaud
se replia avec précipitation sur Aquin. Dommage le pour-
19.

334 L E PAYS DES NÈGRES
suivit avec la 4 demi-brigade. Rigaud tint ferme dans le
e
bourg, l'accueillit par un feu vif et soutenu, puis l'aborda
à la baïonnette.
Les soldats de Dommage se débandèrent et pour fuir
plus légèrement jetèrent leurs fusils s a n s tirer.
Dessalines, indigné, ordonna à la division du colonel
Laurent de croiser sur eux la baïonnette pour les contrain-
dre de retourner au feu. Ce fut en vain. Ces fuyards effa-
rés, loin de faire volte-face, se précipitèrent en aveugles sur
les armes de leurs compagnons et s'ouvrirent un passage.
Après cet échec, Dessalines envoya en avant la 8 com-
e
mandée par Gabart Vaillant, depuis l'affaire du Fond des
Nègres, dans laquelle tous les officiers de cette demi-bri-
gade avaient été tués ou blessés.
Rigaud avait disposé ses soldats par pelotons à l'entrée
de la ville. La 8 attaqua au pas de charge. La fumée de-
e
vint si épaisse que les combattants cessèrent de se voir.
Rigaud avait deux canons qui emportaient à chaque ins-
tant à l'ennemi des files entières. Gabart se précipita avec
les chasseurs de la 8 , sur les canons, tua les canonniers
e
et éteignit leur feu. En même temps, Clervaux, qui avait
réussi à tourner les Rigaudins, entra dans la bataille. L'ar-
mée du Sud prit la fuite. Rigaud dont le chapeau et les ha-
bits étaient criblés de balles et qui avait eu un cheval tué
sous lui, fit une charge à la tête de sa cavalerie. Reçu par
une vive fusillade, il se retirait vers le fort du rivage
quand le chef d'escadron Dessavines accéléra sa retraite,
et faillit plusieurs fois mettre la main dessus. Deux dra-
peaux, une pièce de quatre en bronze et deux pièces de
vingt-quatre, des provisions de bouche et le portefeuille de
Rigaud demeurèrent aux vainqueurs.
Il était midi. Dessalines ordonna à ses troupes de bi-
vouaquer. Elles prenaient un peu de repos ; soudain le cri :
Aux armes! retentit dans le bourg.

B A T A I L L E D ' A Q U I N 335
Sorti de l'Anse-Veau, un corps de trois mille hommes,
commandé par le colonel Piverger, qui croyait Aquin tou-
jours au pouvoir de Rigaud, était entré dans le bourg.
Entouré, il se défendit avec une rare détermination.
L'adjudant-général Blanchet et le colonel Batichon échap-
pèrent à la mort en gagnant les bois ; mais Piverger,
quoiqu'une balle lui eût fracassé le bras, combattait tou-
jours. Il allait être victime de la fureur des soldats. Dessa-
lines lui fit un rempart de son corps en s'écriant : « Ne
lui arrachez pas la vie ! C'est un brave. » Néanmoins les
officiers de la 4 voulaient le percer de leurs épées. Dessa-
e
lines passa son bras sous le sien et le conduisit sur la
galerie de la maison qu'il occupait. Tout à coup une balle
siffla à ses oreilles. Un officier de la 4 , voulant abattre
e
Piverger, avait failli tuer le général. Cet officier fut mis
au cachot. On n'entendit plus parler de lui.
Deux jours après la bataille d'Aquin, 7 juillet 1800,
Dessalines, laissant l'armée sous les ordres de Laplume,
partit pour l'Anse-à-Veau avec huit cents hommes. Dix
lieues seulement séparent Aquin de l'Anse-Veau. A
cause du débordement des rivières, Dessalines ne put
atteindre le même jour cette dernière ville. Il passa la nuit
sur l'habitation Piémont, qui en est à deux lieues. Dans la
journée du 7, à deux heures après midi, les Rigaudins
avaient évacué la ville. Dessalines y entra le jour suivant.
Il mit la main sur trois pièces de vingt-quatre, sur cinq de
huit, sur trois pierriers, sur cent deux boulets de vingt-
quatre, sur cinq boulets de huit, etc. Beaucoup de cultiva-
teurs et de bourgeois, fatigués de cette guerre dévasta-
trice, furent reçus à récipiscence, en exécution de l'amnis-
tie du 1 messidor.
e r
Le lendemain, 9 juillet (20 messidor), à quatre heures
après-midi, il marcha sur le Petit-Trou, à cinq lieues de
l'Anse-à-Veau. Parvenu à un kilomètre de ce bourg, il

336 LE PAYS DES NÈGRES
divisa son armée en deux colonnes. Le colonel Paul Lou-
verture conduisit la première. Lui-même, à la tête de la
seconde, entra dans la place. Il trouva des cavaliers et
des canonniers qui mettaient le feu aux maisons. Une
courte fusillade les mit enfuite. Dessalines fit aussi tirer à
boulet, sans en couler aucune, sur de nombreuses embar-
cations, chargées de familles, qui appareillaient pour
Corail et Jérémie.
De même qu'à l'Anse-à-Veau, beaucoup de cultivateurs
firent leur soumission. Les prisonniers d'Aquin avaient été
emmenés. On les embarqua pour Saint-Marc. Louverture
les fit fusiller. Pourtant ses proclamations prescrivaient à
Dessalines le respect des propriétés et des personnes, le
maintien de l'ordre, le rétablissement de la culture dans
les régions soumises et surtout d'éviter l'effusion du sang.
Dessalines quitta le Petit-Trou, franchit les mornes de
l'Anse et rentra à Aquin sans avoir rencontré l'ennemi.
Après avoir accordé à ses troupes trois jours de repos, il
marcha sur Saint-Louis. Son armée arriva au pied du
morne Saint-Georges sur le sommet duquel étaient campés
les restes de la légion de l'Ouest sous les ordres de Gau-
tier. Cent cinquante de ces héros survivaient encore. Il
résolut de les tourner. La 6 et la 9 , sous la conduite de
e
e
Clervaux, s'engagèrent dans les montagnes, marchant en
file, se passant leurs fusils et s'entr'aidant en se donnant
la main dans les endroits trop escarpés. Quelques hommes
eussent pu les arrêter. Mais Gautier ne se doutait pas
qu'ils passeraient par ces chemins de chèvres. Dans
l'après-midi, Clervaux était sorti de ces défilés dangereux
et avait atteint le sommet du morne.
Gautier et Jean Cécile abandonnèrent la position et se
replièrent sur Saint-Louis en passant par les marécages
qui s'étendent le long de la mer.
La division Clervaux et celle de Dessalines, quittant

PRISE DU PETIT-TROU 337
leur position du morne Saint-Georges, marchèrent ensem-
ble sur Saint-Louis. Elles se disposaient à attaquer ce
bourg quand Dessalines reçut une lettre du général en
chef, lui annonçant qu'il était sur le point d'entamer de
nouvelles négociations avec Rigaud. Elles campèrent, en
attendant, sur l'habitation Allard.
Les deux factions étaient lasses de la guerre. Mais dans
le Sud le découragement était général. Les cultivateurs,
certains à présent que Louverture ne voulait ni ne pouvait
rétablir l'esclavage, se soumettaient en masse. Les trou-
pes, que des pertes successives avaient réduites à un petit
nombre, étaient, en partie, dispersées ou prisonnières. Le
peu qui tenait encore était séparé en petites bandes, qui
erraient dans les campagnes et subsistaient de rapines.
Rigaud ne voyait dans son département que l'anéantisse-
ment de son parti, le mécontentement dans ses adminis-
trés, et une armée nombreuse conduite par un chef impla-
cable et victorieux. Fidèle à son déplorable système de
défense, il se retirait, détruisant tout sur son passage,
chassant devant lui les habitants et les bestiaux, incen-
diant les habitations, les bourgades, les villes, carabinant
les chemins et brûlant les récoltes sur pied.
Dans la crainte de rencontrer aux Cayes une résistance
aussi opiniâtre qu'à Jacmel, Louverture parla d'arrange-
ment. Au commencement de juillet, le colonel Vincent,
Philippe César, juge au tribunal de Léogane, et le citoyen
Arrault, allèrent, de la part du général en chef, présenter
à Rigaud l'amnistie du 1 messidor.
e r
Apprenant l'arrivée de la députation, celui-ci, absent
des Cayes, y rentra aussitôt. Son frère, Augustin, lui
présenta les trois parlementaires. Il était très agité, et,
après avoir pris connaissance des pièces maintenant Lou-
verture dans son grade, il laissa éclater une fureur diffi-
cile à peindre. Les mots de vengeance, d'arrestation,

338 L E PAYS DES NÈGRES
sortirent de sa bouche. On croit que, au mépris du saut-
conduit délivré par Roume aux envoyés, il les aurait fait
emprisonner, si le colonel Vincent ne lui eût présenté une
lettre de son fils, en ce moment au collège de Liancourt.
Le jeune Rigaud mandait à son père combien le colonel
avait eu pour lui de soins et d'attentions. Après la lecture
de cette lettre, Rigaud tomba dans un grand abattement
et laissa paraître son désespoir. Un moment on crut qu'il
attenterait à ses jours. Redevenu plus calme, il demanda
à Philippe César et à Arrault comment ils pouvaient, eux,
qu'il avait connus si honnêtes, servir de vils instruments
à un monstre, tel que Louverture. Les députés se reti-
rèrent. Cependant, le peuple qui supportait toutes espèces de
privations, accourait auprès du colonel Vincent et s'infor-
mait de l'objet de sa mission. Quand on sut qu'elle était
toute pacifique, il témoigna hautement sa satisfaction.
Rigaud, enfermé chez lui, refusait toujours d'entendre
parler d'accord. Vaincu enfin par les instances de ceux
qui l'entouraient, il se décida à envoyer une députa-
tion à Louverture. Il invita le colonel Vincent, Philippe
César et Arrault à attendre sa réponse jusqu'au retour de
ses députés, les citoyens Martin Bellefond, Chalvière et
Latulipe. Ceux-ci se rendirent au Petit-Goave où était le
général en chef par lequel ils furent accueillis avec bien-
veillance. Ils lui proposèrent, au nom de Rigaud, de r e v e -
nir à l'état de choses existant avant la guerre. Louverture,
aussi inébranlable dans ses projets que vif dans ses ac-
tions, consentit à condition que Rigaud avouerait ses torts
et reconnaîtrait son autorité sans restriction aucune. La
députation rentra aux Cayes, le 20 juillet.
Rigaud, humilié de la réponse de Louverture, dévora
son ressentiment en public. Pour gagner du temps, il e n -
voya demander par le citoyen Bonnard une suspension
d'armes pour faire ses préparatifs de départ. Louverture

RIGAUD S'EMBARQUE 339
répéta à Bonnard sa réponse aux trois premiers députés.
Les siens, d'après son vœu, exigèrent que son adresse aux
habitants du Sud fût publiée dans tout le département.
Par cet écrit, Louverture proclamait l'oubli du passé, le
pardon des coupables, etc., à l'exception de Bellegarde,
Millet, Dupons et Pétion. Il pressait en outre ses députés
de hâter le départ de Rigaud afin que le général Michel,
qui s'apprêtait à partir pour la France, pût apprendre au
Premier Consul la pacification de la colonie. Il lui recom-
mandait encore d'exhorter le général mulâtre à laisser sa
famille aux Cayes et à lui offrir, s'il n'y avait pas de na-
vire en partance dans ce port, passage à bord du Boston,
frégate américaine sur laquelle le général Michel devait
s'embarquer.
La députation s'aquitta avec conscience de cette mission.
Rigaud laissa échapper son indignation quand on lui
parla de livrer Bellegarde, Millet, Dupons et Pétion. Il
ordonna au colonel Vincent et à ses collègues de quitter la
ville.
Dans ce même temps, Bonnard revenait avec la réponse
invariable de Louverture. Rigaud, dans son entêtement,
fit tirer le canon d'alarme et essaya de faire une levée en
masse dans la plaine des Cayes. Les Piquets eux-mêmes
restèrent sourds à ses appels désespérés. Le général en
chef, voyant la mauvaise foi de son antagoniste, qui pro-
longeait les négociations pour gagner du temps, envoya a
Dessalines, qui renversait tout devant lui, l'ordre de passer
outre.
Dessalines somma Saint-Louis de se rendre. Les débris
de la légion de l'Ouest, survivant à tant de combats, occu-
paient ce bourg. Ils ne firent qu'une courte résistance.
Cette poignée de braves qui, couverts de blessures, les
pieds gonflés par les marches, se tenaient à peine debout,
fut acheminée sur Aquin. Louverture se trouvait dans

340
LE PAYS DES NÈGRES
cette ville. Il les fit ranger sur la place d'Armes, monta
sur l'autel de la Patrie et leur dit : « En combattant pour
le traître Rigaud, vous avez combattu contre la France,
notre mère ; vous avez soutenu une cause anti-patriotique,
mais puisque j'ai publié une amnistie, j'oublie le passé. Je
ne vous parlerai que de la conduite que vous avez à tenir
désormais. Jurez-vous d'être fidèle à la mère-patrie, notre
bienfaitrice ? Jurez-vous d'obéir entièrement à ses lois et
de ne jamais prendre les armes contre elle ? » Gautier
avança quelques pas, se tourna vers l'Eglise, porta la
main à sa poitrine, la leva ensuite vers le ciel et dit : « Je
le jure ! . . . »
Les officiers et les soldats répétèrent ce serment.
Dessalines passa quatre jours à Saint-Louis, attendant
des ordres. Louverture qui, afin d'éviter de nouveaux com-
•bats, n'en envoyait point, voulant donner à Rigaud le
temps de s'embarquer. Enfin, l'ordre vint de marcher en
avant. Il quitta Saint-Louis, après en avoir confié le com-
mandement à Jean-Louis Balarquier, l'un des chefs de
bataillon de la 7 , et atteignit le même jour Cavaillon
e
qu'occupaient les restes du 5 régiment, commandés par
e
Delva. Celui-ci abandonna le bourg à l'approche de l'en-
nemi. Poursuivant sa marche, Dessalines arriva sur l'ha-
bitation Delmas que traversait la grande route des Cayes.
Il y campa et fit savoir à Rigaud qu'il lui accordait six
jours pour évacuer la place. Le commandant du Sud fit
tous ses efforts pour porter les citoyens à soutenir un
siège ; mais il ne trouva que des cœurs tièdes et des coura-
ges abattus. Tout le monde aspirait à la paix. Donc ayant
réfléchi que Pessalines était à la tête de troupes jusqu'alors
victorieuses; que ses soldats désertaient en grand nombre;
que le Sud, son fidèle département, déjà épuisé de tout,
serait ravagé encore ; que la France, occupée de la guerre
continentale, ne pouvait le secourir, il comprit qu'il fallait

LOUVERTURE A U X CAYES 341
fléchir au temps : il quitta les Cayes avec toute sa famille
et trois officiers liés à sa fortune, Borgella, Lamarre, qui
plus tard devint célèbre, et un nommé L'Angevin.
A Tiburon, il trouva un navire qui mit à la voile pour
la Guadeloupe, dont le gouverneur lui donna une large
hospitalité. Après un court séjour dans cette île, Rigaud
passa en France et se fixa à Brest.
La plupart de ses lieutenants, entre autres Faubert,
Geffrard, Delva, Bonnet, Birot, embarqués avant l'arrivée
de Dessalines, se dispersèrent les uns dans les Antilles, les
autres sur le continent américain. Tous vécurent dans une
misère profonde. Pétion, plus heureux que ses compagnons
d'infortune, reçut à Paris une pension du gouvernement
consulaire.
Dessalines entra en triomphateur dans les Cayes. Il
poursuivit Rigaud, mais arrivé au pied du morne Tiburon,
il apprit son embarquement. Il revint aux Cayes attendre
le général en chef.
Les colons, connaissant le faible de Louverture pour le
sexe, portèrent les dames de la ville à lui faire une adresse.
Le 2 août 1800, celles-ci envoyèrent au-devant de lui une
députation chargée de lui offrir le témoignage de leur r e -
connaissance.
Louverture fit son entrée aux acclamations de la popu-
lace, toujours prête à accepter le plus fort pour son maître.
Malgré les efforts des colons pour donner à la ville un air
de réjouissance, on voyait partout l'image de la tristesse.
Les habitants étaient dans la consternation et dans l'at-
tente d'une répression terrible. L'adjudant-général T a u -
reau, qui avait constamment trahi Rigaud, se présenta de-
vant le général en chef avec une barbe de capucin et se
prosterna à ses pieds en disant : J'avais fait vœu de ne
couper ma barbe qu'après le triomphe de vos armes. Lou-
verture répondit : Vous m'en dites trop, Taureau ; sortez

342 LE PAYS DES NÈGRES
d'ici. Taureau, chassé du cercle des favoris du général en
chef, devenu l'objet du mépris de tous, tomba dans le plus
profond chagrin.
Le 5 août, Louverture fit publier par les rues de la
ville que, ses ennemis étant terrassés, il était déterminé à
faire le bonheur de son pays et conformerait sa conduite à
cette prescription du christianisme : « Pardonnez à ceux
qui vous ont offensés. »
Pendant ce temps, Dessalines, qui commandait l'armée
avec tant de succès et de gloire, s'acheminait sur Jérémie.
Cette ville était commandée par un vieillard, homme de
couleur, nommé Gaspard. Les colons de la Grande-Anse,
qui avaient beaucoup souffert de son autorité, sous Rigaud,
dès qu'ils apprirent que Dessalines approchait, formèrent
une garde d'honneur de deux cents cavaliers et vinrent au-
devant de l'armée qui traversait la rivière dans les bacs.
Dessalines détesta toujours les blancs. Du plus loin qu'il
les aperçut, il leur ordonna de se disperser sous peine
d'être fusillés. La peur s'empara d'eux et ils retournèrent
à bride abattue à Jérémie, mortifiés de l'accueil qu'ils
avaient reçu et craignant d'être confondus avec les Rigau-
dins.
Dessalines entra dans la place. Il y régna aussitôt une
consternation générale. Le lendemain commencèrent les
exécutions des partisans de Rigaud. Chaque après-midi on
en réunissait un certain nombre sur la plage près du fort
Lapointe. Après une seule décharge on tuait à coups de
baïonnette ceux qui n'avaient pas été atteints et on ache-
vait ceux qui, blessés seulement, respiraient encore. Cruel
par instinct et excité par Louverture, Dessalines se
baigna dans le sang. Des massacres semblables avaient
lieu en même temps au Corail, au Petit-Trou, à l'Anse-à-
Veau, à Miragoâne et au Petit-Goave.
Après avoir été fêté par les colons, Louverture partit

FIN DE L A GUERRE
343
des Cayes, emportant la liste des noms des Rigaudins qui,
retenus par son amnistie, étaient restés exposés à ses coups.
Le 23 août précédent, il avait fixé les limites du départe-
ment du Sud à la tête duquel il mit le général Laplume.
Quand il traversa Aquin, il nomma le colonel Nerette
commandant de l'arrondissement. Il entra le 30 août à
Léogane où était le rendez-vous de ses colonnes. Dessa-
lines y arriva après avoir laissé à Jérémie un bataillon de
la 4 sous les ordres de Dommage, devenu commandant de
e
l'arrondissement de la Grande-Anse.
Il y eut à Léogane une fête patriotique et religieuse. Les
troupes, massées sur la place d'armes, furent passées en
revue par le général en chef, qui monta ensuite sur l'autel
de la patrie pour leur recommander de toujours prier Dieu
à qui elles devaient leurs victoires. Puis il se rendit à l'é-
glise, escorté de tous les officiers supérieurs. Après le Te
Deum, il monta en chaire et fit approcher Dessalines a u -
quel il ôta son ceinturon de général de brigade pour le rem-
placer par celui de général de division. Il appela égale-
ment le général Clervaux, le serra dans ses bras et lui fit
présent d'une belle carabine en lui disant que personne,
excepté lui, ne s'était servi de cette arme.
Le reste de la journée s'écoula au milieu des réjouis-
sances de toutes sortes.
Après avoir incorporé les débris des régiments du Sud
dans les demi-brigades du Nord et de l'Artibonite, le g é -
néral en chef ordonna à Dessalines de se rendre avec
l'armée à Saint-Marc, d'où il renverrait chaque corps dans
son cantonnement respectif.
Il y avait à Léogane trois cents prisonniers noirs et
jaunes de l'armée de Rigaud. Conduits hors de la ville,
dans un endroit écarté, ils furent inhumainement sabrés
par une compagnie de guides du général en chef. Lorsque
ces assassins se furent assurés qu'il ne restait pas un être

344 L E PAYS DES NÈGRES
vivant, ils abandonnèrent le champ de carnage et prirent la
route du Port-Républicain dans laquelle ils ne tardèrent
pas à rencontrer Louverture qui se rendait à cette ville :
« Tout est-il tranquille? » demanda le général en chef au
capitaine nommé Lerebourg. — Oui, général en chef. —
Vous n'avez rien entendu, n'est-ce pas? — Non, général
en chef. — Il n'y a pas eu d'assassinat de ce côté-ci? —
Non, général en chef. — Mon amnistie est très observée?
— Oui, général en chef. — Je suis content de vous, capi-
taine. Vous savez faire votre devoir. Continuez : vous
serez récompensé.
Au Port-Républicain cinquante prisonniers Rigaudins,
officiers, soldats et bourgeois, furent amenés par Dessa-
lines dans la savane Valembrun. Ceux qui, en marchant à
la mort, montrèrent du sang-froid, excitèrent son admira-
tion et furent sauvés. On tua les autres à coups de baïon-
nette. Il existe encore dans cette savane, qui s'étend der-
rière l'hôpital, une croix dite des Martyrs, plantée sur la
fosse dans laquelle furent jetés pêle-mêle ces cadavres
sanglants. On raconte qu'un de ces malheureux, lardés de
coups, respirait encore. Au milieu de la nuit, il se traîna
vers une case dans laquelle brillait une lumière. Cette
case était habitée par une pauvre négresse qui lui donna
asile et le pansa. Le surlendemain, cette femme compatis-
sante alla se jeter aux pieds du général en chef, demandant
la grâce de l'infortuné. — L u i faire grâce, demanda Louver-
ture, et pourquoi? Qu'a-t-il fait? — Il se meurt, répond
la vieille dédée ; il est percé de coups. — Comment, et on
n'a pas arrêté les assassins? — Il ordonna que le mutilé
fût porté devant lui. A sa vue, il versa des larmes et d é -
plora un tel crime. Il lui fit prodiguer des soins, et cet
homme, nommé Râteau, vécut encore de longues années.
A Saint-Marc, 600 Rigaudins étaient enfermés dans la
prison. Louverture donna à Dessalines l'ordre d'exécution.

MASSACRES
345
Celui-ci fit d'abord conduire sur le rivage de la mer les
plus marquants. Le colonel Piverger, mulâtre, et le com-
mandant Galant, noir, marchaient bras dessus, bras des-
sous, en chantant :
Mourir pour la patrie,
C'est le sort le plus doux,
Le plus digne d'envie...
Dessalines dit alors à Galant : « Comment un nègre
intrépide comme toi a-t-il pu servir la cause des mulâ-
tres? Tu ne dois pas mourir. Entre soldat dans le 4 . —
e
Moi, soldat! répondit le commandant, si je le deviens, par
hasard, mon premier coup de fusil sera pour toi. — I l
embrassa Piverger et tous deux moururent en héros.
Les exécutions durèrent trois jours. Parmi les assassins
on remarquait Césaire Savary, homme de couleur. Armé
d'un couteau, il poignardait avec férocité. Quand il quit-
tait la plage, il se rendait, tout dégoûtant de sang, dans
les cabarets, buvait largement et racontait avec quelle
dextérité il blanchissait les chabins.
Aux Gonaïves, Louverture fit réunir dans la savane de
l'Hôpital soixante-douze Rigaudins qu'on fusilla en bloc.
Leurs cadavres, laissés sans sépulture, servirent de pâture
aux porcs errants. On promit à huit officiers la vie sauve,
s'ils criaient : A bas Rigaud ! Ils répondirent par des in-
vectives contre le général en chef. On les lia à la gueule
des canons dont la décharge dispersa leurs corps en lam-
beaux.
Louverture parcourut d'autres quartiers, s'informant
avec toutes les apparences d'une réelle inquiétude des nom-
breux mulâtres dont il avait ordonné la mort. Quand on
lui disait qu'ils n'existaient plus, il s'écriait : « Je n'avais
pas commandé de faire tant de mal. J'avais dit de tailler
l'arbre, mais non pas de le déraciner. »

346 LE PAYS DES NÈGRES
Toutes ces sanglantes représailles ne l'empêchaient
point de neutraliser dans le Sud les effets de son amnistie.
En exécution de ses ordres, le général Laplume envoya
dans le quartier du Malfini, commune de Cavaillon, des
émissaires qui circonvinrent un habitant mulâtre Ham-
bourge-Marlot et le firent entrer dans une conspiration
contre Louverture. Marlot donna dans le piège, convoqua
ses amis et leur découvrit son projet de prendre les armes.
Cette proposition fut repoussée par la plupart. Marlot, ne
voyant plus paraître les hommes qui s'étaient abouchés
avec lui, tomba dans l'inquiétude. Bientôt le bruit circula
aux Cayes qu'une insurrection venait d'éclater au Malfini.
Laplume y envoya un bataillon qui trouva le quartier dans
la tranquillité la plus parfaite. Cependant Marlot fut arrêté,
mis en prison et fusillé le lendemain. A la suite de cette
affaire, un grand nombre d'officiers et de soldats noirs et
jaunes, de l'ancienne armée du Sud, furent embarqués
pour Jacmel, puis conduits à Saint-Marc et finalement in-
corporés dans la 4 demi-brigade.
e
Sa domination établie par cette réaction, Louverture se
trouva, par la terreur, maître absolu et paisible de la co-
lonie. On n'osait plus prononcer le nom de Rigaud, et si
l'on parlait du général en chef, c'était pour en faire le plus
pompeux éloge.
Il avait — le croira-t-on ? — fait massacrer plus de
30,000 mulâtres.
L'homme qui s'opposait à ses projets d'indépendance
avait disparu ; désormais il pouvait marcher à pas rapides
vers son but, — c'est-à-dire devenir le seul maître.

XX
Saint-Louis du Sud. — A q u i n . — Villa-Nueva de Yaquimo. — A s s a s -
sinat de Labadie. — Affaire du 16 avril 1848. — Montbrun, Julien
Raymond. — Vaval. — Francisque. — Bainet. — Incident per-

sonnel. — Jacmel. — Les forts. — Dispositions des assiégés. —
Irrésolution de Beauvais. — Il f u i t . . . — Une scène en pleine mer.
— Affaire du Marigot. — Evacuation de Bainet. — Blocus du port

de Jacmel. — Attaque des Trois-Pavillons. — Affaire de G r a n d -
Fort et de Talavigne. — Une exclamation de Dessalines. — Famine.
— Birot abandonne son poste. — Gauthier prend le commande-

ment. — Pétion se jette clans la place. — Expulsion des bouches
inutiles.
— Mimi Dufortin et Jastram. — Entrée des troupes du
Nord. — François Miranda. — Les Cayes de Jacmel. — Marigot.
A propos d'une femme. — Sale-Trou. — Le Bahoruco. — Mes mé-

saventures équestres. — Je rentre au Port-au-Prince. — Réilexions
sur l'avenir d'Haïti. — A u revoir sur d'autres rivages.

L'air des Cayes, très humide, est rendu plus malsain
encore par l'infection des marécages qui l'environnent.
Quand il pleut, les eaux ne trouvant pas d'écoulement, sé-
journent dans les rues, de sorte que le chef-lieu du dépar-
tement du Sud devient pour un moment une petite Venise,
moins les gondoles et leurs gondoliers. Les rhumatismes,
les pneumonies, les phthisies, les anémies, y sont maladies
communes. Pendant le séjour d'un mois que j ' y fis, je restai
constamment enrhumé. Aussi le jour de l'arrivée de l ' E s -
ter,
qui allait à Jacmel, fut celui de ma délivrance, et j e
m'embarquai bien vite avec mon joyeux ami, le capitaine
Cantin, le 15 avril, à cinq heures du matin.
Encore un mot des Cayes. Il faut tout dire. Si les pe-

348 LE P A Y S DES NÈGRES
tites choses peignent les villes de même que les hommes,
il n'est pas inutile de remarquer en passant qu'il est impos-
sible, comme au Cap, d'y trouver des latrines ; et, ce que
le Cap a, un barbier même ne tenant pas boutique. Ces
détails, tout frivoles qu'ils ont l'air, si ce qui est caracté-
ristique est frivole, contribueront plus que tout ce que je
pourrai dire, à vous donner une idée de sa pénurie de toutes
commodités.
Le steamer, traversant avec rapidité la baie des Fla-
mands, entra bientôt dans celle de Saint-Louis, la plus sûre
et la plus belle du Sud, longtemps appelée baie de Cromwell,
parce que la flotte, envoyée par le fameux Protecteur pour
conquérir la Jamaïque, y mouilla en 1655. Le nom qu'elle
porte aujourd'hui lui a été donné en 1677. C'est celui du
bourg bâti sur ses bords en 1698, année de la création de
la compagnie de Saint-Domingue. Après la suppression,
en 1721, de cette compagnie, qui en avait fait son comptoir
principal, il fut régulièrement tracé. Adossé à un morne de
cinq cent quatre mètres de hauteur, il s'étend sur le rivage
en forme de rectangle, mesurant quatre cent soixante
mètres sur les grands côtés, deux cent soixante sur les
petits et divisé en trente-trois îlets, séparés par des rues
larges de trente mètres et partagés chacun en quatre
emplacements.
L'église est en maçonnerie.
Dans la baie même, sur le grand îlet, achève de s'é-
crouler le Vieux-Fort destiné à protéger la ville, inacces-
sible jusqu'au moment où les Anglais la bombardèrent en
1748.
A l'est de la ville s'étendent de grands lagons qui en
rendent le séjour peu sain.
En entrant, on trouve l'île Henri près de la côte ; l a
Teigneuse, la Caye-à-rats, la Caye d'Orange, le Mouton et
le fort de l a Compagnie entre le grand et le petit mouillage.

AQUIN 349
Je dois au capitaine Cantin tou3 ces renseignements que
je n'ai pas pu recueillir moi-même, attendu que nous ne
touchâmes pas à Saint-Louis. Je les rapporte pour les n a -
vigateurs au long cours auxquels ils peuvent être de quelque
utilité.
Longeant la Caye à Loustique, la Caye-à-ramiers et la
Grosse-Caye, le steamer, passant entre cette dernière et le
Diamant, entra, vers midi, dans la baie d'Aquin, le Ya-
quimo
des aborigènes, où C. Colomb atterrit en 1494. Après
l'expédition qui enleva l'honneur à ce dernier si mérité de
donner son nom au Nouveau-Monde, Alonzo de Ojeda et
Amérigo Vespucci, cet heureux usurpateur, y touchèrent
aussi le 5 septembre 1499. Ils y revinrent en 1502. Mais,
dans ce dernier voyage, Vespucci, brouillé avec Ojéda,
l'avait fait mettre aux fers.
Bientôt les Espagnols y bâtirent une ville nommée Villa
nueva de Yaquimo et surnommée Puerto de Brasil, à
cause de la quantité de brésillet trouvée dans les forêts
avoisinantes.
En 1606, ils l'abandonnèrent ; les boucaniers s'y établi-
rent et leur prononciation fit Aquin de Yaquimo. Ils fon-
dèrent à une lieue et demie environ de la ville actuelle, sur
la rive gauche de la rivière, un bourg transféré en 1714 à
l'endroit connu aujourd'hui sous le nom de Vieux-Bourg.
Le général Borgella, qui commanda cette place, en a
été, pour ainsi dire, le restaurateur. L'ouverture de son
port lui donna de l'accroissement. Cependant il fut fermé
en 1826. C'était priver les habitants de cet arrondissement
des avantages que présentent les relations directes avec
l'étranger, et on l'a rouvert.
Aquin est renommé pour ses moutons, ses huîtres et ses
truffes qui, cependant, sont loin de valoir les tubercules
périgourdins.
La seule curiosité naturelle dont on m'ait parlé est un
20

350 L E PAYS DES NÈGRES
étang d'une lieue de longueur sur une demi-lieue de lar-
geur et dont les eaux saumâtres, parce qu'il communique
avec la mer, lui ont valu le nom d'Etang salé.
Aquin n'est pas la première venue des villes d'Haïti.
Elle a eu des enfants célèbres et conserve des souvenirs
historiques. Le premier qu'on retrouve est celui d'un as-
sassinat politique.
Les Pompons blancs, mis en goût par le meurtre de
Ferrand de Baudières, firent irruption, le 26 novembre
1789, dans la maison d'un nommé Labadié, homme de
couleur, surnommé le Vénérable, en raison de sa sagesse
et de la pureté de ses mœurs, mais qu'ils accusaient d'être
le complice du sénéchal du Petit-Goave. Ils tirèrent sur lui
vingt-cinq coups de fusil, puis ils attachèrent avec de fortes
cordes son cadavre à la queue d'un cheval de son écurie,
qu'ils lâchèrent, sous un soudain coup de fouet, dans un
chemin pierreux. Click ! clack ! et le voilà lancé. Les tor-
rents sont moins rapides et moins impétueux, dirait
Mazeppa.
Le coursier effaré ne s'arrêta que sur l'habitation de
son maître, à trois lieues de la ville. La famille, qui s'y
trouvait en changement d'air, donna la sépulture à ces
lambeaux humains.
Le second souvenir se rapporte au 16 avril 1848. A
cette date Louis-Jacques prit les armes contre Soulouque.
Faustin I fit appel aux Piquets. Un de leurs chefs, Jean
e r
Denis, féroce pillard, se porta sur la ville, occupée par les
rebelles au nombre de trois ou quatre cents, et les mit en
déroute dès la première rencontre. La majeure partie des
vaincus, composée de mulâtres qui n'attendaient aucun
quartier, s'enfuit dans les mornes où beaucoup périrent
plus tard. Cent quatre-vingt-neuf nègres de la classe aisée,
qui avaient pris parti pour eux et qui déposèrent les armes,
comptant que la vie leur serait laissée en considération de

BAINET
351
leur couleur, furent garrottés et dans cet état égorgés jus-
qu'au dernier.
A Aquin toujours sont nés Montbrun, qui fut général
dans l'armée française, et Julien Raymond, qui, en 1784,
alla en France solliciter des améliorations au sort de ses
frères. Il présenta, en 1785, au maréchal de Castries, mi-
nistre de la marine et des colonies, un mémoire réclamant
l'égalité des droits politiques entre les affranchis et les
blancs de Saint-Domingue.
On me montra sur la place d'Armes les tombeaux des
chefs indigènes Vaval et Francisque. Comme j'allais c o -
pier leur épitaphe sur mon calepin, le capitaine Cantin me
cria : « Vite ! vite ! nous partons... » Je n'avais eu que le
temps de prendre la première ligne :
Ci-gît les restent...
Ce début promettait. Ah ! capitaine Cantin, vous m'avez
fait perdre un chef-d'œuvre.
Je songeais encore au restent de l'épitaphe que déjà le
fort élevé par Jean-Louis François sur le sommet du morne
Bonnet-Carré, était hors de ma vue. Rasant la pointe du
Morne-Rouge, le steamer entra dans la baie des Flamands
et se trouva au bout d'une heure à la hauteur des Côtes-de-
Fer, bourgade située sur une rivière qui sépare le départe-
ment du Sud de celui de l'Ouest, et ainsi nommée des r o -
chers dont est garnie la côte.
A trois heures et demie, ayant traversé l'anse à Gaigne
à Gauthe, ayant reconnu le cap Raymond, la Petite-Anse
et le cap Bainet, nous passions devant Bainet qui s'élève
au fond d'une baie de trois cents mètres d'ouverture et
de dix-huit cent soixante de profondeur, sans un récif, sur
une côte qui en est hérissés, particularité qui a contribué à
lui faire donner son nom, dont l'orthographe ne s'accorde
pas avec son origine : Baie nette. Aux environs de Bainet,
le sol est montueux et coupé de profondes ravines. Ce

352 LE PAYS DES NÈGRES
canton produit du café et dit-on, sa population est, relati-
vement considérable.
Cinq lieues marines plus loin, après l'Anse-à-Canot et la
Pointe-à-Meunier, le steamer, soulevé par les flots houleux,
roulait comme un poussah.
— Cantin, mon bon commandant, il paraît que c'est un
moment solennel, comme dit M . Demost, votre capitaine
d'armement ?
— Parbleu ! Comment voulez-vous qu'on ne roule pas
avec un vieux wary à vapeur comme celui-là ?
— Cependant vous n'avez pas le mal de mer, vous ?
— Non, mais croyez-vons qu'il ne me tarde pas d'en
finir avec la navigation. Vie de marin, vie de chien.
— Capitaine, j e vous crois... on retourne souvent à son
vomissement.
Au même moment j'envoyais dans la mer le trop plein
de mon estomac.
— Vous n'aurez pas longtemps à souffrir, nous avons
doublé le cap de Jacmel. Si les flots sont si agités, c'est
que la baie, qui a deux mille sept cent quarante mètres
d'ouverture sur trois mille de profondeur, est exposée au
vent du Sud qui souffle pendant tout l'hivernage. A cause
de cela il est bien difficile de bloquer Jacmel. D'ailleurs,
les fortifications qui dominent la rade, tiendraient les croi-
seurs à distance. Du côté de terre la ligne de défense est
complétée par les mornes du Bel-Air. Voulez-vous que je
vous nomme tous les points de la côte ? Voici, à babord, la
pointe de la Vigie, la baie Baguette où Colomb mouilla en
1503, la pointe de la Redoute, le grand Tapion blanc, le
petit Tapion blanc, le Grand-Mouillage dans lequel se jette
la rivière, le Petit-Mouillage avec le Petit-Récif, le Grand-
Récif; à tribord, la Petite-Anse que dominait une batterie,
l'Anse de la Saline, l'Anse inaccessible, le Trou-Forban,
le Cap-Maréchaux...

JACMEL 353
— Oh ! Capitaine, grâce ! Ne voyez-vous pas que j'ai le
mal de mer...
— Eh bien, j e vous le coupe. — Mouillez !..
A ce commandement l'ancre s'enfonça entraînant sa
chaîne avec un bruit désagréable, qui me parut une musi-
que délectable.
A Jacmel ou Jacquemel, selon la vieille orthographe, on
débarque sur un petit warf bordé de balustres. Pour entrer
en ville, il faut gravir un escalier dont les marches irré-
gulières, usées, roulent brique à brique sous le pied mal
assuré, si bien que, par une nuit un peu obscure, on risque
à chaque pas de faire une chute ou de se casser quelque
membre.
Cette ville, très commerçante, s'est agrandie lentement.
Elle n'était qu'un tout petit bourg, en 1678, époque où
elle fut concédée à la Compagnie de Saint-Domingue qui y
fit construire des magasins. En 1789, elle ne comptait pas
plus de soixante maisons. A présent, elle se divise en deux
parties : haute et basse. Dans la première, appelée Bel-
Air, on jouit d'une vue étendue sur les campagnes envi-
ronnantes et sur la mer. Dans la seconde, les maisons,
élégantes et bien aérées, ont de vastes cours. La plupart
des magasins ont façade sur deux rues.
Jacmel n'a pas de fontaine. On va puiser à la Grande-
Rivière, qui coule à l'Ouest. Les rues sont étroites et très
inégales.
Tout d'abord, j'entrai à l'église, construite en 1864. Le
toit est en mauvais état. Les murs, imprégnés d'humidité,
deviennent verdâtres.
A peu de distance de l'église, sur les confins de la ville
haute, s'étend la place d'Armes, assez vaste pour permet-
tre à quatre mille hommes d'exécuter toutes les manœu-
vres, soit d'infanterie, soit de cavalerie.
En me promenant, je passai devant la prison dans la-
20.

354
LE PAYS DES NEGRES
quelle les détenus sont absolument aussi libres que dans
les savanes.
Les murs sont bas et les ouvertures non grillées.
De même que les autres villes d'Haïti, ses soeurs, Jacmel
se mêle à son histoire et à son originalité ; elle est surtout
fameuse par le siège mémorable pendant lequel le courage
des soldats de la légion de l'Ouest disputa pied à pied le
terrain à Dessalines, à Christophe, à Toussaint Louverture.
A cette époque, des forts isolés formaient autour de la
ville une ligne de défense.
C'était d'abord, au Sud-Est, le Grand-Fort, sur un
morne escarpé, dont le pied est baigné par la mer. A trois
cents mètres au-dessus se trouvait une demi-lune établie,
pour la sûreté de la rade, non loin du fort Béliot sur le
revers méridional du Bélair et de plus de conséquence, car
il servait de poudrière et renfermait le matériel d'artillerie.
A cinq cents mètres du fort Béliot, en se dirigeant vers le
Nord-Est, on trouvait le poste Constant, armé d'une pièce
de huit, et un blockaus écarté de six cents mètres. Du côté
du Nord, on rencontrait le fort Baril, ainsi nommé des
barils remplis de terre qui avaient servi à sa construction.
Puis, venait le portail de Léogane, devant lequel on avait
élevé un retranchement, armé d'une pièce de quatre, qui
balayait la route de Léogane. A deux cent quarante mètres
de ce retranchement, se dressait sur une éminence le fort
de Léogane, armé de quatre pièces de gros calibre, dont
deux en barbette et deux montées sur affûts de côte. A
cinq cent-soixante mètres de ce fort, vers l'Ouest, était le
poste de Talavigne. A la suite, se prolongeait la barrière
de Thomas Thuat, derrière laquelle était braquée une
pièce de quatre. Cette position commandait le chemin de la
rivière. A l'extrémité occidentale de la ville, le fort de
l'Hôpital, garni de trois pièces de gros calibre, montées
en barbette ou à cylindre, défendait les abords de la place,

SIÈGE DE JACMEL 355
depuis Talavigne jusqu'au rivage. A l'opposite était un
poste armé d'une pièce de quatre. Ce poste complétait la
ligne de défense de ce côté-là : les assiégeants auraient pu,
à la faveur d'une nuit obscure, pénétrer dans la ville en
suivant le rivage. Au milieu de ce demi-cercle, sur le som-
met occidental du Bélair, se trouvait l'hôtel du Gouverne-
ment, presque inaccessible et protégé par quatre pièces de
gros calibre.
La garnison, composée des légionnaires de l'Ouest,
éprouvés dans mille combats, montrait la plus grande in-
trépidité. Les femmes, elles-mêmes, pleines de courage,
étaient résolues à partager ses dangers. Tous, voyant en
Louverture, le protecteur des colons, le boureau des mu-
lâtres et l'ennemi de la liberté des noirs, étaient animés
contre lui d'une implacable haine.
Seul, Bauvais paraissait indécis. Les soldats se deman-
daient pourquoi leur général semblait, par son attitude,
condamner leurs dispositions belliqueuses. Entraîné, pour-
tant, par l'élan général, il donnait des ordres et prenait
ses mesures pour soutenir le siège. Il avait avec lui une
foule de jeunes officiers courageux à l'excès. Il confia le
commandement du blokhaus au chef de bataillon Bruma-
che, celui du fort de Léogane au lieutenant-colonel Baze-
lais, celui du fort Béliot au chef de bataillon Dupuche. Il
plaça peu de troupes dans le Grand-Fort et à Talavigne,
vu que ces deux positions étaient protégées par les forts
Béliot et l'Hôpital. Ordre fut donné aux commandants des
forts et des postes de correspondre nuit et jour avec le
bureau de place par des signaux. Sur la place d'Armes,
devenue le quartier-général, étaient campés six cents
hommes d'élite commandés par Benjamin Auger. Ce corps
devait se tenir toujours prêt à se porter sur le point me-
nacé au premier mot du commandant de place, Pierre
Fontaine, qui avait la confiance de Bauvais.

356 LE PAYS DES NÈGRES
Quel fut l'étonnement de tous ces braves et des habitants
quand, dans une matinée de septembre 1799, le bruit cir-
cula que le général Bauvais s'était embarqué, la nuit pré-
cédente, pour Saint-Thomas, laissant sa femme et ses
enfants ! L'étonnement fit vite place à l'indignation. Les
soldats qualifièrent de traître leur ancien chef. Celui-ci, en
partant, avait laissé au colonel Birot une adresse pour les
officiers. Birot réunit sur la place d'Armes la légion de
l'Ouest et la garde nationale, et leur communiqua cette
pièce, dans laquelle Bauvais disait que : « Destitué et
déclaré en état de révolte par une lettre de l'Agent du
Directoire, datée du Cap, le 22 thermidor, il ne pouvait ni
ne devait continuer à commander cet arrondissement sans
se rendre plus coupable et encourir de nouvelles disgrâces.
Il allait en France où il ne négligerait rien pour éclairer le
Directoire sur tout ce qui se passait dans la colonie. »
Après avoir entendu cette lecture, les troupes se retirè-
rent de la place d A r m e s ne dissimulant pas leur irritation
que les officiers parvinrent difficilement à calmer.
Le navire sur lequel Bauvais avait pris passage ayant
été capturé par un corsaire anglais, il fut dépouillé et con-
duit à la Jamaïque. Peu de temps après il passa à Curazao
où sa femme et ses enfants en bas-âge vinrent le rejoin-
dre. Après un séjour de quelques mois dans cette colonie
hollandaise, il s'embarqua pour la France, muni d'un passe-
port de l'agent Roume.
Le ciel était serein ; la traversée paraissait devoir être
heureuse. Le vent faisait voler le navire sur les vagues
gonflées. Bauvais, assis sur le gaillard d'arrière avec sa
famille, songeait au malheureux sort de la colonie, déchi-
rée par les factions, aux accusations portées contre lui.
Comme il était plongé dans ces douloureuses réflexions, ce
cri de détresse part de la cale : II y a une voie d'eau!...
Equipage et passagers se précipitent sur les pompes.

U N E SCÈNE EN PLEINE MER 357
Malgré toute leur activité, le navire s'enfonçait sensible-
ment. On quitte les pompes et la chaloupe est mise à la
mer. Quand tout le monde y eut pris place, elle se trouva
tellement chargée que les flots affleuraient les plats-bords.
Le capitaine s'arme de son pistolet et déclare que le sort
décidera ceux qui doivent être sauvés. Le sort, favorable
à Bauvais, est contraire à sa femme. Bauvais l'embrasse
avec tendresse, couvre de baisers ses petites filles, obtient
du capitaine qu'elles soient placées sur les genoux de leur
mère. M Bauvais s'attache à son mari. Elle le supplie de
m e
la laisser mourir avec lui. Bauvais est obligé de l'asseoir
lui-même dans la chaloupe. Qui pourrait exprimer le dé-
chirement de ces deux cœurs à cette heure fatale ? Enfin
l'embarcation se détache du navire qui voguait toujours,
quoique plus lentement ; sa voilure se détachait en blanc
sur le ciel dans le magnifique balancement de la mer. De
la chaloupe on voyait sur le pont, comme si on y eût été.
Bauvais, se tenant aux haubans du mât d'artimon, la
regardait en agitant son mouchoir en signe d'adieu, s'en-
foncer rapidement dans les plissements profonds des v a -
gues. Les quelques hommes condamnés par le sort, frap-
pés de sa résignation sublime, ne songeaient plus à eux.
En moins d'un quart d'heure la cale acheva de se remplir.
Quelques minutes s'écoulèrent. La chaloupe était déjà loin.
Cependant Bauvais ne la quittait pas des yeux. Le navire,
peu chargé, enfonçait avec une lenteur sinistre. Bauvais,
immobile, assistait à son propre engloutissement. Bientôt
le navire sombra sous voile à la vue de M Bauvais qui
m e
s'évanouit.
Retournons à Jacmel.
Parti, le 13 septembre 1799, des Gonaïves, Dessalines
passait un jour ses troupes en revue dans la savane qui
s'étend à l'entrée de Léogane. Les soldats paraissaient
ombres et abattus. Le siège d'une ville, défendue par des

358
L E PAYS DES NÈGRES
retranchements qu'on croyait inabordables, le renom d'in-
trépidité de la légion de l'Ouest, les vengeances du ciel
dont les menaçaient les femmes du parti de Rigaud, tout
cela n'était pas de nature à les encourager.
Dessalines chercha à relever leur moral. Chaque soldat
reçut dix paquets do cartouches et des vivres.
Quand la nuit couvrit de ses ombres la savane où ils
avaient établi leur campement, des milliers d'étoiles filè-
rent soudain dans le firmament. On eût dit d'une pluie de
feu. Les soldats effrayés de ce phénomène, comme les lé-
gions de Drusus d'une éclipse dont ils ignoraient les causes,
se jetèrent à genoux, tendant les bras vers le ciel et deman-
dant pardon à Dieu. Les femmes criaient que le Tout-Puis-
sant allait venger sur Toussaint-Louverture les victimes
innocentes qu'il avait fait périr.
Dessalines, frappé lui-même, demeurait immobile au mi-
lieu de son camp, sans pouvoir réprimer le désordre. Peu
à peu ces météores disparurent, et les troupes, remises de
leur frayeur, rentrèrent dans leurs cantonnements.
Ce fut sous l'influence de cette panique que l'armée du
Nord marcha contre Jacmel. Elle arriva devant cette
place au commencement de novembre 1799. Un mois s'é-
tait écoulé depuis la fuite de Bauvais.
Toussaint-Louverture avait recommandé d'employer les
voies de la conciliation avant d'en venir aux mains. En con-
séquence, Dessalines se fit précéder d'une proclamation par
laquelle il promettait amnistie pleine et entière à ceux qui
se soumettraient sans retard à l'autorité légitime. A peine
Pierre Fontaine l'eût-il reçue qu'il assembla les officiers et
leur en donna lecture. Ils jurèrent tous de s'ensevelir sous
les ruines de la ville.
Avant de tenter l'assaut, Dessalines donna l'ordre au gé-
néral Laplume, qui commandait la première division de
l'armée dite de droite, de s'établir entre la mer et l'habi-

ÉVACUATION DE BAINET 359
tation Ogé, et au colonel Henry Christophe, qui comman-
dait la seconde, de s'établir entre Ogé et Saint-Cyr, et de
s'efforcer d'atteindre le rivage. Il y avait déjà devant
Jacmel vingt mille hommes. La ville ne comptait que trois
mille défenseurs, dont dix-huit cents de la légion de l'Ouest
et douze cents de la garde nationale ou des volontaires,
tant de la Gosseline, de la rivière Gauche, du Taco, du
Coq-qui-Chante, que de la ville, sous les ordres de Mathieu
Douget.
Pendant plusieurs jours, assiégeants et assiégés ne firent
qu'escarmoucher. Dessalines comprit vite qu'il n'était pas
sûr du succès de ses opérations, tant que Borno Déléard,
qui entretenait des relations avec Lamour Dérance, o c c u -
perait Marigot. D'après ses ordres. Henry Christophe, à
la tête de la 2 demi-brigade, marcha sur ce bourg. Borno
e
Déléard, qui n'avait que deux cents hommes avec lui, se
défendit contre deux mille avec une intrépidité rare. Les
dragons de la légion de l'Ouest, au nombre de soixante
seulement, montés sur de bons chevaux, firent des charges
furieuses et obligèrent la 2 demi-brigade à se retirer.
e
Romain, colonel de la l demi-brigade, attaqua à son
r e
tour Marigot. Après une résistance désespérée, Borno D é -
léard, ayant perdu les deux tiers de ses soldats, abandonna
le bourg et rentra dans Jacmel. Les communications de
Birot avec Lamour Dérance étaient coupées. Il se trouva
ainsi sans provisions et sans moyen d'en tirer de la cam-
pagne, entourés d'ennemis, n'ayant d'autre ressource que
son courage.
D'un autre côté, la garnison de Bainet, sous les ordres
de Geoffroi, assaillie de toutes parts par les bandes de Pi-
quets, dirigées par Lafortune, Conflant et Giles-Bambara,
évacua Tiburon et rentra, dans la place assiégée, résolue
à se défendre jusqu'à la dernière extrémité.
Il fallut donc l'assiéger dans les formes. Vers la fin de

360 LE PAYS DES NÈGRES
novembre, Dieudonné-Jambon, commandant de l'arron-
dissement de Léogane, fit transporter pour cet effet, à
force de bras, à travers les mornes de Tavet, de l'artillerie
de siège. Dessalines, après avoir étroitement investi la
place, battit vivement par le canon les forts Béliot, de
Léogane, et le Blockhaus. Il mena ensuite ses troupes à
l'assaut. Le lieutenant-colonel Auger se transporta sur
tous les points menacés avec l'élite de la légion de l'Ouest
et fit des prodiges de valeur. L'armée du Nord fut repous-
sée avec des pertes considérables.
Mais Louverture ne manquait pas de ressources. Les
colons, dont il faisait refleurir les habitations par le tra-
vail forcé, mettaient à sa disposition des sommes d'argent
qu'ils lui expédiaient de la Jamaïque, des Etats-Unis,
comptant reprendre, après la défaite de Rigaud, leur pré-
pondérance.
Celui-ci était dans une situation toute précaire. Déclaré
rebelle et traître à la patrie par l'agent Roume, qui agissait
sous l'inspiration de Louverture, il ne pouvait déjà plus
ni nourrir, ni habiller, ni payer des soldats.
Redoublant d'activité, le général en chef fit transporter
du Port-Républicain au camp de Jacmel de la grosse
artillerie à travers les mornes Malanga. Il dirigea en
personne les artilleurs, partageant leurs fatigues, s'attelant
souvent avec eux et surmontant tous les obstacles. Ce n'est
pas tout. Après avoir livré à Dessalines une artillerie
formidable, rentré au Port-Républicain, il songea à bloquer
le port de Jacmel. Il expédia l ' A c t i v e , goëlette commandée
par un nommé Dussau. Mais les croiseurs anglais, la
voyant naviguer sous pavillon français, la capturèrent
en dépit de leurs intelligences occultes avec Louverture.
Le général en chef résolut d'aller diriger en personne
les opérations du siége.
Arrivé devant Jacmel, il fit élever sur le littoral plusieurs

SIÈGE DE JACMEL 361
redoutes pour empêcher les assiégés de recevoir des vivres
par mer. En trois jours et trois nuits, sous le feu constant
des grenadiers de la légion de l'Ouest, la 4 demi-brigade,
e
conduite par le colonel Dommage et le lieutenant-colonel
Gabart Vaillant, acheva ces travaux.
Cela fait, Christophe reçut l'ordre de marcher sur le fort
des Trois-Pavillons. Il l'emporta d'assaut avec la 3 demi-
e
brigade et poursuivit les fuyards jusqu'au bord d'un ravin
profond. Aussitôt Auger, s'élançant de la place d'Armes
avec le corps de réserve, aborda la 3 à la bayonnette, la
e
culbuta, la chassa du fort.
Louverture, malgré cet échec, ne désespéra pas de
s'emparer de la ville. Il n'ignorait pas que la famine s'y
faisait cruellement sentir. Il réunit un conseil de guerre
dans lequel il fut décidé que l'assaut général serait donné
dans la nuit du 5 au 6 janvier 1800.
Au jour fixé, à minuit, Christophe et Laplume atta-
quèrent le Grand-Fort et Talavigne dont ils restèrent
maîtres. A la pointe du jour, Auger se précipita audacieu-
sement sur eux et les délogea du Grand-Fort. Enhardi par
ce premier succès, il partagea le corps de réserve en deux
colonnes. Celle de droite, conduite par le capitaine Ducrot,
marcha contre Talavigne, celle de gauche prit en flanc
l'ennemi. En même temps, Bazelais, menacé dans le fort
de Léogane, lançait quelques boulets sur Dessalines. Ducrot,
entendant gronder le canon, se hâta d'attaquer la fortifi-
cation, mais il se trouva seul en face de Laplume et fut
écrasé. En ce moment Auger survenait. Son choc fut i m -
pétueux. Il gagnait du terrain. Dessalines lança contre sa
petite colonne la 4° et la 11 demi-brigades. Les colonels
e
de ces deux corps, Dommage et Nerrette, parvinrent à
l'arrêter et dégagèrent Laplume. Auger, entouré par des
forces cinq fois plus nombreuses que les siennes, perça à la
bayonnette les masses ennemies et se retira sous le fort de
21

362 LE PAYS DES NÈGRES
Léogane. Dessalines, qui ne laissa jamais passer une occa-
sion d'admirer la bravoure, s'écria : « Que de prodiges ne
ferait-on pas avec ces braves ? »
Les Jacméliens perdirent dans cette affaire deux cents
soldats et vingt officiers. Le chef de bataillon Bazelais fut
grièvement blessé.
Louverture fit établir à Talavigne, restée en son pouvoir,
une batterie de mortiers et de canons de gros calibre. Dès
lors on lança jour et nuit des bombes et des obus dans la
place. Le général en chef partit pour le Cap, ordonnant à
Dessalines de pousser le siège avec la plus grande vigueur.
La famine devenait horrible.
On mangeait des chevaux, des chats, des rats.
Le 10 janvier, Birot, reconnaissant l'inutilité d'une plus
longue résistance, convoqua au Gouvernement tous les
officiers de la garnison et leur proposa d'évacuer la place.
La plupart accueillirent son avis. Mais quand cette déci-
sion eut transpiré dans la garnison, celle-ci s'en montra
indignée. Il fallut y renoncer. Dans la nuit, Birot, Borno
Déléard, Pierre Fontaine et Dupuche, à l'imitation de
Bauvais, s'embarquèrent clandestinement sur une goëlette
commandée par Lartigue, chef des mouvements du port, et
gagnèrent les Cayes.
Quand ils connurent la fuite de leurs chefs, les soldats,
outrés d'indignation, les chargèrent d'injures et de malé-
dictions. Quelques-uns parlèrent de livrer la ville à Dessa-
lines. Au milieu de ce désordre, Auger et Gautier se
présentèrent à eux, leur parlèrent avec énergie et reprirent
leur ascendant. Le second fut nommé commandant de
l'arrondissement et le premier adjoint.
Rigaud avait appris par les fuyards à quelle extrémité
était réduite Jacmel. A la sollicitation de Pétion, il lui en
confia le commandement. L'adjudant général partit, fier
d'être envoyé dans une ville investie et qu'il connaissait

LES FORTS 363
pour y avoir tenu garnison pendant longtemps. Il débarqua
à Bainet. Le même jour, un brick et une goëlette, sortant
des Cayes, vinrent y toucher. Ces deux navires, destinés
à ravitailler la place affamée, n'étaient, au grand étonne-
ment de Pétion, chargés que de quelques barils de farine de
manioc, secours dérisoire. La viande de cheval commençait
à manquer. Les assiégés faisaient bouillir des cuirs afin de
pouvoir les manger une fois ramollis. Ils dévoraient les
lianes et les herbes qui tapissaient les remparts. Les sol-
dats pouvaient à peine se tenir debout. Pourtant lorsqu'ils
entendaient battre la charge, ils retrouvaient de nouvelles
forces et s'élançaient vers le point attaqué avec une vigueur
qui étonnait les assiégeants. Les munitions de guerre
diminuaient chaque jour. Pour répondre aux batteries
ennemies, les assiégés étaient obligés de recueillir les
boulets qu'on leur lançait et de ne tirer qu'à courts inter-
valles.
Pétion s'embarqua à Bainet avec deux compagnies du
régiment de Faubert, gagna, malgré les croiseurs, la rade
de Jacmel, et toucha au rivage. Aussitôt tous les forts
saluèrent son arrivée. La légion de l'Ouest, qu'il avait
autrefois commandée, le reçut avec enthousiasme et G a u -
tier lui céda son rang.
Du premier coup d'œil, il comprit qu'il ne pourrait
conserver la place. Les fortifications étaient en débris.
Pourtant il mit si bon ordre à tout que les assiégeants
s'aperçurent bientôt à la nouvelle attitude des assiégés
qu'un chef habile était avec eux.
Dessalines n'en ordonna pas moins à Henry Christophe
de reprendre le Grand-Fort. Cette défense fut assaillie à
la fois par la l et la 2° demi-brigades, qui laissèrent cinq
r c
cents hommes sur le champ de bataille. Le bataillon euro-
péen qui ne recula point d'une semelle fut anéanti sur place.
Le siège fut poussé avec l'opiniâtreté particulière à

364 LE PAYS DES NÈGRES
Dessalines. Il fit bombarder la ville presque sans relâche.
Pétion, présent partout, montrait, au milieu des projec-
tiles, le plus grand sang-froid. Maintes fois des bombes écla-
tèrent auprès de lui sans détourner son attention des ob-
jets qu'il considérait.
L'hôpital était encombré de blessés et de malades. D u -
peroy, médecin français, se multipliait pour suffire à leur
donner des soins.
Il y avait six semaines que Pétion avait pris le comman-
dement de Jacmel, quand il se vit forcé de chasser les
bouches inutiles. Un grand nombre de femmes, qui se diri-
gèrent sur le quartier-général de Christophe, furent a c -
cueillies par le canon et la mitraille. Quand la fumée se fut
dissipée, beaucoup gisaient. Christophe fit approcher de sa
tente les survivantes et jeta devant elles des morceaux de
biscuit. Ces malheureuses se ruèrent sur cette nourriture.
Après s'être diverti de ce spectacle navrant, Christophe
les fit précipiter vivantes et pêle-mêle avec les prisonniers
dans les puits desséchés de l'habitation Ogé qu'on couvrit
ensuite de branchages auxquels on mit le feu.
Il préludait ainsi aux monstruosités qui, en 1812, cou-
vrirent le Nord de deuil.
Environ ce temps-là, un espion, qui instruisait Dessa-
lines de tous les projets de Pétion, fut découvert. C'était
un sergent de la légion de l'Ouest, nommé Mimi Dufortin.
On le fusilla avec le blanc qui l'avait corrompu. Quelques
jours après, un nommé Jastram, ancien chef de bureau de
l'administration, était arrêté sous la même accusation.
La famine, cet insaisissable ennemi, croissait toujours.
On mettait tout sous la dent, même des choses immondes.
Pétion assembla un conseil de guerre dans lequel il fut
décidé qu'on évacuerait la place. La retraite était bien
dangereuse. Jérémie, commandant des gardes nationales
rurales, indiqua un sentier conduisant à l'habitation Ogé

DISPOSITIONS DES ASSIÉGÉS 365
par lequel les troupes gagneraient facilement les mornes.
Pour détourner l'attention de l'ennemi, Pétion fit canonner,
pendant toute la journée du 12, la division Laplume, qui
occupait le grand chemin et à laquelle Dessalines envoya
en effet du renfort.
A huit heures du soir, la garnison sortit en silence, à
l'exception du corps que gardait le blockhaus. Il devait r é -
sister le plus de temps possible afin de favoriser l'évacua-
tion . Prévenu par un transfuge que les Jacméliens allaient
sortir par le sentier le blockhaus, Dessalines avait massé
ses troupes sur ce point, à la tombée de la nuit.
Pétion et Auger étaient à l'avant-garde, guidée par Jé-
rémie. Quatre cents femmes, enfants ou vieillards, sui-
vaient. Ils se heurtèrent au corps de Christophe. Dans
l'obscurité la mêlée devint horrible et le carnage affreux.
Nérette, profitant du désordre des Jacméliens, se lança sur
eux avec la onzième et coupa leurs colonnes en deux tron-
çons. Pétion se fraya un passage jusqu'à la rivière où il
n'y avait pas de poste ennemi et de là gagna les bois. Gau-
tier demeura seul dans le chemin du blockhaus aux prises
avec toute l'armée assiégeante. Les huit cents hommes se
retranchèrent les uns derrière des arbres renversés, d'au-
tres derrière d'énormes pierres. Dessalines, les voyant si
bien se défendre, fit taire le canon et parlementa. Mais ceux
qui n'avaient pas été blessés se précipitèrent aux cris de :
Vive la légion ! Vive Jacmel ! sur les troupes du Nord et
parvinrent à atteindre le versant du Cap-Rouge, puis
l'habitation Gast où ils s'arrêtèrent. Les bandes de Pierre
Conil et de Michel Selles ne tardèrent pas à les assaillir.
Chassant devant eux ces montagnards, ils gagnèrent Bé-
rard. Ils ne purent se tenir longtemps sur cette habitation.
Le 13 mars, dans l'après-midi, toujours harcelés, ils pri-
rent le chemin du Grand-Tapion. Le 14, ils arrivèrent à
Girard où ils rencontrèrent la bande de Figaro, accourue

366 LE PAYS DES NEGRES
à leur secours au bruit de la fusillade. Ils s'y arrêtèrent
pour attendre des nouvelles de Pétion.
Celui-ci, comme on le sait, s'était jeté dans les bois.
Dans la nuit du 12 au 13 et pendant la journée suivante,
il avait repoussé les tirailleurs ennemis. Il n'arriva au
Grand-Tapion que le 14, à cinq heures du soir.
La garnison de Jacmel avait évacué la place au nombre
de quatorze cents hommes. Quand elle fut ralliée à Girard,
elle était réduite à six cents. Auger, âgé seulement de
vingt-trois ans, avait disparu dans la nuit du 12. Ses
compagnons d'armes le crurent mort et le regrettaient
vivement. Ils disaient que jamais soldat n'avait été plus
intrépide. Les restes de la légion de l'Ouest se rendirent
au Grand-Goave où commandait Faubert. Ses soldats a c -
cueillirent avec de vives acclamations les braves de Jac-
mel et leur présentèrent les armes.
Le 13 mars, dans la matinée, les troupes du Nord en-
trèrent dans Jacmel. Christophe était d'avis qu'on rasât la
ville et qu'on passât au fil de l'épée les habitants qui s'y
trouvaient encore. Dessalines repoussa cette motion.
Christophe, mécontent, resta sous sa tente, comme Achille,
jusqu'au départ de l'armée pour le Sud.
Louverture se hâta de venir jouir de son triomphe. Le
17 mars 1800, il annonça à la colonie la prise de Jac-
mel. Quoiqu'il dit dans sa proclamation qu'un seul homme
eût été fusillé, le nommé Charles, ancien officier de guides,
pour avoir passé à l'ennemi, il ne trompa personne. Mais
la victoire s'était prononcée en sa faveur. L'adulation
vanta sa grande générosité envers les rebelles et le com-
para à Titus de bienfaisante mémoire.
Que me reste-t-il à vous dire de Jacmel? Elle a donné,
comme les Cayes à Simon Bolivar, l'hospitalité à l'un des
libérateurs de l'Amérique espagnole. François Miranda,
obligé de quitter Caracas, sa ville natale, à la suite d'une

FRANÇOIS MIRANDA 367
conspiration contre le vice-roi, alla à Paris en 1791, se lia
avec le parti républicain, et prit du service dans l'armée
de Dumouriez. Après la trahison du général de l'armée du
Nord, traduit au tribunal révolutionnaire, il fut acquitté.
Accusé une seconde fois, à cause de ses relations avec les
Girondins, il dut quitter la France. Il passa alors en An-
gleterre où il prépara une expédition contre les colonies
espagnoles. De là il se rendit aux Etats-Unis où il acheta
trois vaisseaux de guerre dont une corvette de trente ca-
nons. Enfin, en 1806, il vint à Jacmel, suivi de deux cents
jeunes Américains, pour recruter des équipages.
Sitôt que Dessalines, alors Jacques I , apprit son arrivée,
e r
il envoya au général Ambroise Magloire l'ordre de faire à
l'insurgé vénézuélien le meilleur accueil, de lui fournir tout
ce dont il pourrait avoir besoin et de lui permettre d'enrôler
des Haïtiens. Les Féquière, les Gayot, les Jastram parti-
rent. Il lui donna, en outre, le conseil d'appliquer, dans le
Vénézuéla, les moyens extrêmes par lesquels lui-même était
arrivé à proclamer l'indépendance d'Haïti : « Boulé cases,
coupé têtes.
» Le succès était, selon lui, à cette condition.
Miranda quitta Jacmel, au commencement de mars, la
même année.
Une barque, semblable à celle qui m'avait porté de
Léonine à Miragôane et conduite par un nommé Lindor-
Lindor, me mena de Jacmel aux Cayes-de-Jacmel.
Ce bourg, qui date d'avant 1714, époque à laquelle on y
éleva une église, est ainsi nommé des récifs, cayes, semés
sur la côte voisine. Près de lui, on a découvert des vesti-
ges d'établissements indiens, qui font présumer que ce
canton était habité par une tribu nombreuse, et deux
usines exploitées par les Espagnols. Le minerai de fer et
de cuivre y abonde. Le spath et le quartz se montrent à
la surface du sol. Avant la révolution, le quartier donnait
beaucoup de coton et d'indigo.

368 LE PAYS DES NÈGRES
De Jacmel aux Cayes-de-Jacmel il y a quatre lieues; et,
des Cayes-de-Jacmel à Marigot trois lieues de côtes vertes
et riantes dont les escarpements se mirent dans les larges
squames de la mer.
Marigot, où le poète Fleury-Rattier a placé sa scène
comique : Une frayeur mal à propos, n'était, avant
1791, qu'un simple embarcadère. Aujourd'hui c'est un vil-
lage insignifiant au fond d'une délicieuse savane.
La navigation était charmante. La brise faisait de la
mer une immense moire bleue sur laquelle étincelaient les
voiles blanches des barques que nous croisions ou qui fai-
saient la môme route.
Une heure après avoir dépassé Marigot, nous reconnais-
sions le Cap-Rouge.
Puisque j e suis en train de chercher des anecdotes, en
voici une que j e prends au passage.
En 1802, le colonel Dieudonné Jambon, qui commandait
l'arrondissement de Jacmel, en l'absence du général Pageot,
avait parcouru les montagnes et désarmé les cultivateurs.
Comme partout ailleurs, cette mesure excita le plus vif
mécontentement. Les cultivateurs, qui avaient plusieurs
fusils, cachèrent avec soin le meilleur. Une circonstance
toute particulière et imprévue amena l'explosion. Un colon
du Cap-Rouge, Rabouin, ayant découvert qu'un officier
noir, nommé Raimond, son ancien esclave, était l'amant
de sa femme, voulut tirer une vengeance éclatante de
celui qu'il appelait son nègre.
Il déclara au commandant de Jacmel que les cultivateurs
de son canton montraient des dispositions hostiles. On lui
donna trente gendarmes. Arrivé sur son habitation, il
invita à un grand repas tous ses voisins blancs. Par
faveur spéciale, Raimond est le seul indigène qui y soit
admis. Rabouin le félicite de maintenir l'ordre et l'on
s'assied. Raimond enlève son sabre pour se mettre à table.

LE SALE-TROU 369
Aussitôt il est saisi par les gendarmes et lié à un poteau
des glacis de l'habitation. Les colons mangent joyeusement
sous ses yeux, riant de ses plaintes. Au dessert, Rabouin
ordonna aux gendarmes de le fusiller, ce qui fut fait.
Deux heures s'étaient à peine écoulées que plusieurs
centaines de cultivateurs envahissaient la maison du colon,
l'égorgeaient, lui, sa femme et ses convives.
A la nouvelle de ce soulèvement, Jambon se transporta
au Cap-Rouge avec deux cents fantassins et une compagnie
de dragons, mais les rebelles avaient cherché un refuge
dans les mornes où il était bien difficile de les prendre.
L'insurrection, commencée de la sorte dans l'arrondis-
sement de Jacmel, devint bientôt générale.
Au crépuscule, nous entrâmes dans l'anse qui sert de
port à Sale-Trou. Les petites barques seules peuvent y
mouiller ; encore ne sont-elles pas à l'abri des vents du
Sud. Sale-Trou, le bien nommé, est un village qui date de
1791. On y a du gibier et du poisson en abondance. Son
quartier et le canton des Anses-à-Pitres produisent du
café qu'il vend à Jacmel.
Derrière Sale-Trou, l'œil aperçoit au fond du ciel et y
trouve pour ligne extrême les hauts sommets du Bahoruco,
qui fronce le sourcil. C'est dans ces montagnes que se
réfugièrent à diverses époques le Kacik Guarakuya, parent
de l'infortunée Ana-Kaona, le Kacik Enrique et les nègres
marrons de l'une et de l'autre colonie. Ces derniers les
appelaient Doko. Guarakuya s'y retira après le supplice
de la reine du Xaragua, en 1503. Poursuivi par les Espa-
gnols, il fut pris et mis à mort. Plus heureux, le Kacik
Enrique, dont le père et l'aïeul avaient péri dans le mas-
sacre de Yaguana, obtint, après avoir longtemps résisté
aux envahisseurs, de résider, avec les débris des tribus
indiennes, sur le territoire du bourg de Boya. Enfin, les
esclaves fugitifs forcèrent en 1785 le gouverneur de Belle-

370 LE PAYS DES NÈGRES
combe et don Isidor de Peralta à reconnaître leur indé-
pendance.
Le Sale-Trou est à quatre lieues de la rivière de Peder-
nales qui tombe dans les Anses-à-Pitre et sépare sur ce
point la république Haïtienne de la république Dominicaine.
Lindor-Lindor, ayant mis à terre ses pipes de tafia et
pris un chargement de café, nous fûmes de retour à Jacmel,
le 1 mai 1873.
e r
J'étais impatient de rentrer au Port-au-Prince dont la
distance de Jacmel par terre n'est pas de plus de dix lieues.
On fait ce trajet à travers les mornes facilement en un
jour. Je pris donc congé de M. Malet, vice-consul de France,
qui avait voulu être mon hôte, et j e partis, le surlendemain,
sur une mule louée à haut prix. J'eus en route toutes
sortes de mésaventures. De petite taille, cette monture
d'occasion faillit être entraînée par la Gosseline, grossie
par une avalanche tombée la veille ; sans mon guide peut-
être me serai-je noyé. Mise de mauvaise humeur par ce
premier accident et méchante de son naturel, elle rua tout
le long du chemin ; j e fus désarçonné une fois, sans la
protection spéciale de sainte Rose-de-Lima, fort en honneur
parmi les vieilles dédés et que j'invoquai, ne sachant à quel
saint me vouer en cette difficile occurrence, j e me serais
bien fracturé une omoplate, un cubitus ou un tibia. Force
me fut d'abandonner cette maudite bête. Plus quinteuse
que le cheval aveugle du démon Paphos, ou que le cheval
sourd du roi Sisymordachus, elle n'avançait ni ne reculait,
comme l'ânesse de Balaam !
Un certain Saint-Louis consentit à me louer un cheval,
moyennant dix piastres. Or ce cheval était une jument et
de plus pleine. Je descendis clopin-clopant le Gros-Morne
et j'arrivai au crépuscule chez M. Bellefleur que je con-
naissais par hasard et qui me donna l'hospitalité pour la
nuit. Le lendemain, M. Bellefleur me prêta son cheval

MÉSAVENTURES ÉQUESTRES 371
souris, un fier trotteur, qui me permit de faire la route
sans d'autres encombres et de revoir à une heure après
midi le tableau original des rues du Port-au-Prince.
Ces cavaliers qui passent sur leurs chevaux à travers
les cercles brisés, les bouts de canne à sucre, les fatras de
toutes sortes ; ces boutiquières en long peignoir d'indienne
qui, aunant avec nonchalance leurs tissus, n'hésitent pas à
couvrir toutes les galeries de leurs étalages ; ces trôleuses
en robe traînante de gingar qui balaie la poussière ; ces
lourds cabrouets chargés de colis de toute nature et dont
l'essieu crie plus haut que celui du char de Salmoné ; ces
porteurs d'eau qui passent, un barillet sur la tête, aussi
muets qu'une cariatide, j'étais privé depuis trois mois de
les voir et je ne cacherai pas que je les retrouvai non sans
plaisir.
Le vœu de mon ami Fleury-Battier était accompli. Ayant
parcouru des côtes d'un développement de cent vingt lieues
et qui ont plus de baies, d'îlots, de récits et de promon-
toires que la péninsule Scandinave, j e pouvais, comme le
carthaginois Hannon, écrire un périple.
Avant de le terminer, je dois faire une courte digression
que rend nécessaire cette question qui m'a été posée :
Quelles sont les destinées d'Haïti ? . . .
Mistress Beecher-Stowe, qu'on ne soupçonnera pas
d'être hostile à la race dont elle a revendiqué les droits
incontestables et aujourd'hui incontestés, dans le magnifique
plaidoyer politique et social, qui a pour titre : la Case de
l'oncle Tom,
dit par la bouche de Georges Shelby : « Où
est la patrie du peuple noir ? Je regarde autour de moi. Ce
n'est point en Haïti, il n'y a pas d'éléments ; les ruisseaux
ne remontent pas leurs cours. La race qui a formé le c a -
ractère des Haïtiens était abâtardie, épuisée, allanguie ; il
faudra des siècles pour qu'Haïti devienne quelque chose. »
Ce jugement n'est-il pas absolu et dès lors contestable ?

372
L E PAYS DES NÈGRES
Sans compter sur la réalisation de l'hypothèse d'une con-
fédération des îles et des états de l'Amérique centrale,
hypothèse que j e relève dans le Civilisateur du 10 août
1873, on peut espérer qu'Haïti, n'ayant rien à envier à la
république de Libéria, fondée en 1821 par les abolition-
nistes américains, sur la côte occidentale d'Afrique, pour
les nègres affranchis, redeviendra aussi prospère qu'au
temps de la domination française. Les sources de ses ri-
chesses ne sont pas toutes taries, comme l'écrivait Moreau
de Saint-Méry au commencement du siècle. La fécondité
de son sol encore vierge ou à peine défloré est si grande,
si avantageuse sa situation, que le jour où un gouverne-
ment, assez fort pour l'oser, biffera l'article 7 de la Cons-
titution, le jour où les petits-fils de Dessalines et de Tous-
saint-Louverture, se ressouvenant des paroles fraternelles
de la Bible, répéteront aux étrangers : « Habitez avec
nous : la terre est en votre puissance. Trafiquez-y et la
possédez » , ce jour-là Haïti sera de nouveau la Reine des
Antilles.

En attendant, cher lecteur, mon patient compagnon, au
revoir sur d'autres terres, Il nous reste à visiter ensemble
la Dominicanie d'abord, puis Cuba, Porto-Rico, la Ja-
maïque, la Guadeloupe, la Martinique, Saint-Thomas, Cu-
raçao, la Trinidad, la Barbade, en un mot toutes les îles
échelonnées du fond du golfe du Mexique, entre la pointe
de la Floride et celle du Yucatan, aux côtes de l'Amérique
du Sud.
Mes voyages dépeints
V o u s seront d'un plaisir extrême.
Je dirai : j'étais là, telle chose m'advint
V o u s y croirez être vous-même.
F I N .

TABLE DES MATIÈRES
Pages.
DÉDICACE v
INTRODUCTION 1
I . — Premier aspect du Cap-Haïtien. — Débarquement. — A la Place.
— Une sentinelle. — Second aspect du Cap-Haïtien. — E n route, pour
le Bonnet-à-l'Evéque. — Milot. — L e Palais de Sans-Souci. — Un pri-
seur forcé. — Fin d'un tyran. — La citadelle Laferrière. — Philippe
Guerrier — Comment Henry l punissait les concussionnaires. —

e r
Mort du colonel Stanislas Desroches. — U n cabrouetier courtisan et
ce qui lui advint. — M o y e n de passer en voiture les torrents sans pont.

— Lénave et Souverain 15
II. — Courouille. — L e Limbé. — Clameille. — Repas sur l'herbe. — L e
mal-mouton. — L e Dondon. — L a Voâte-à-Minguet. — Nuit splendide.
— Histoire de Corsino, de sa femme Cocotte-Liqueur et de son rival
Petit-Zozo. — Prise du Cap par J . - J . Dessalines. — Tuerie des blan-
ches 49

I I I . — L a Conception. — M o n embarquement. — A fond de cale. —
Baie de l'Acul. — L'Acul-du-Nord. — L e Port-Margot. — Le Borgne.
— Saint-Louis-du-Nord. — La Tortue. — Boucaniers et flibustiers. —
Le Port-de-Paix. — V o s Passe-ports ? . . . — Padre Juan, Maurepas,
Capoix, Rébecca. — Pas de patron 1 . . . — Jean-Rabel. — Derenon-

court. — L e Gibraltar du Nouveau-Monde. — La P l a t e - F o r m e . — L e
Jardin du diable. — Le Port-à-Piment. — Les eaux de Boignes. —
Les Gonaïves. — Sentiment de Louverture à l'égard des blancs. —
Proclamation de l'indépendance 74

I V . — L'Artibonite. — Petite Rivière de l'Artibonite. — L e naturaliste
Descourtils, sauvé par la femme de Dessalines. — La Crète-à-Pierrot.
— Marie-Jeanne. — Marchand. — L e carabinier. — La princesse

Célimêne et le capitaine Chancy. — Saint-Marc. — L'assemblée c o l o -
niale. — P . Pinchinat. — L . Gabart. — La Gonave. — L'Archaie. —
L a Croix-des-Bouquets. — Les sources puantes. — Attentat contre
Louverture, — Affaire du Hornet 98


374
TABLE DES MATIÈRES
V. — J.-J. Dessalines s'élève à l'Empire. — Cérémonie de son sacre. —
« Moi seul suis noble!... » — Célébration du premier anniversaire de
l'Indépendance. — Ordonnances, lois, décrets, réglements. — Publica-
tion de la Gazette politique et commerciale d'Haïti. — Création des
commissaires d'îlets. — Cartes de sûreté. — Situation faite aux blancs.
— Brochard et Daransan. — Ducoucray, Noblet. — Arsenal, fabrica-
tion de poudre. — Vols des fonctionnaires. — Culture. — Ignorance
de Dessalines. — Dureté de son cœur. —Dalégrand. — Un fils obligé
d'ordonner le supplice de sa mère. —Tentatives de Dessalines pour
rapprocher les nègres et les mulâtres. — Giles Bambara. — Afaire
Tendant Bedouet. — Corruption des mœurs. — Désordre dans les fi-
nances. — Les inspections de Vastey. — Mot de Dessalines sur son
ministre des Finances 114
VI — La capitale. — Le tremblement de terre de 1770. — Pétion,
enfant, échappe à la mort. — Le Port-au-Prince devient la vile du
feu. — Souvenirs histosiques : Pompons blancs, Pompons rouges,
Pompons jaunes. — Praloto, la Martin. — Assassinat du colonel de
Mauduit — Beau trait d'un esclave. — Mort de Praloto. — Polverel
et Sonthonax au Port-Républicain. — La Guilotine. — Tentative du
commodore Ford pour s'emparer de la ville. — Ferme attitude de
Sonthonax. — Halaou et les nouveaux libres. — Le combat des Trois-
Rigoles. — Luttes intestines. — Bébé Coutard. — Sir Charles Grey
prend le Port-Républicain. — Escarmouche. — Traité entre l'Angle-
terre et Louverture. — Le capitaine-général Leclerc vient au Port-
Républicain. — Rochambeau emprunte ses mises en scène à Lucrèce
Bo.'gia. — Le général Lavalette livre le Port-Républicain à Dessalines.
— Les Vêpres haïtiennes. — Le P. Lecun et son sofa 133
VII. — Des acrobates. — Le comte de Lémont. — La dette franco-
haïtienne. — Le tombeau d'Alexandre Pétion. — Un clarinettiste éle-
veur de porcs. — Le D Jean-Baptiste Dehoux. — L'école de médecine.
r
— Aspects divers du Port-au-Prince. — M. Baudet et son alezan. — Le
Pont-Rouge. — Dessalines marche sur le Port-au-Prince. — Il est as-
sassiné. — Fidélité de Charlotin Marcadieux. — Biographie de Dessa-
lines. — Complications politiques. — Manifeste de Christophe. —
Défaite des républicains à Sihert. — Pétion, en danger d'être tué, est
sauvé par Coutilien Coutard. — Manette Bonnaire. — Assaut donné au
Port-au-Prince. — Christophe lève le siége. — Notice sur Coutilien
Coutard. — Nous rentrons en ville. — L'hôtel des Voyageurs 155
VIII. — Kinscof, Furcy et Pétionvile. — Retour du Président. — Un
arc de triomphe de l'Etoile. — Un mot de Vaudoux. — Mesures pri-
ses par Louverture. — Un discours présidentiel. — Réflexions. — Un
Anniversaire politique. — Une phrase à effet. —Dessalines III... —
Distribution des prix au pensionnat des Sœurs de Saint-Joseph de
Cluny. — Bachelière?... — Les Haïtiennes. — Les enfants haïtiens.
— L'asile des Orphelins. — Un Bazar de charité. — La Noël et ses
réjouissances nocturnes. — Le lycée Pétion. — L'instruction publique
sous Dessalines. — Le Théâtre. — Opinions émises par M. Geofrin-
Lopez et le général Salomon. — Une singulière affaire. — Soirée chez
M. Ch. Miot. — Un mariage. — Le Placement 176
IX. — L'Audience du 1 janvier au Palais-National. — Incidents divers.
er
— Le Ministère se retire. — Fête annuele de l'Indépendance. — Nis-
sage Saget prononce un discours. — Le général P. Lorquet et le nou-
veau cabinet. — Un communiqué. — Un programme politique. — La
presse de l'opposition. — Une revue. — Le feu au palais !... — Le
Clergé. —Un Synode au Port-au-Prince. — Monseigneur Guiloux. —
Un enterrement. — Le parasite des morts. — Le cimetière intérieur —
Tombes de célébrités. — Le papier-monnaie. — Les finances et le
Djob. — Un banquet officiel. — Le Carnaval 198,

TABLE DES MATIÈRES
375
X. — Une insurrection. —Tout s'explique. — Combat dans les rues du
Cap. — Pièces trouvées sur Cinna Lecomte. — Un volé voleur. — La
session législative ne s'ouvre pas... —Retour du Président. — Fête
improvisée. — Ouverture des deux Chambres. — La fête de l'Agricul-
ture. — Pétion distribue des terres à ses officiers. — Etat actuel des
cultures. — Le fameux article VII. — Propositions du représentant
Grant 223
XI. — Querele d'Alemand. — Une violence inqualifiable. — Protesta-
tion. — La chanson de M. J. Boisette. — Ils chantent, donc ils
paieront. — Le Trésor du Port-au Prince visité par un zombi. —
21,000 piastres enlevées en une nuit. — Mystère impénétrable. — La
baie de Samana vendue à une compagnie de négociants américains. —
Je suis embarqué pour le Sud à mon corps défendant ,... 236
XII. — Haïti comparé à un requin. — Coups de filets nationaux. —
Beauté de la nuit. — On nous porte à terre. — Mademoisele Choune.
— Trahison de Banglo. — Bravoure du commandant Lamorte. — La
Poursuivante chasse Cangé de Léogane. — Pas de chevaux, mais un
cabrouet. — L'arrondissement en réparation. — Les notables. —
Yaguano. — Santa Maria de la Vera-Paz. — Santa Maria del Puerto.
— L'ancienne église. — Tombeaux de MM. Auger et Larnage. —
Ana-Kaona. — Ignace Nau. — Marie-Claire Heureuse. — Une cente-
naire. — Le cimetière. — Un second enterrement. — Catholicisme et
maçonnerie mêlés. — Je ne suis pas de ceux qui disent : Ce n'est
rien, c'est une femme qui a ses nerfs 246
XIII. — Un confrère. — En route pour la grotte. — Arrestation de
Lamour Dérance — Description d'une case. — Le commandant Rosier-
By. Ce n'est pas ici... — Du café et du sucre nature. — Le com-
mandant Cassius. — Des pieds et des mains. — La grotte. — Je m'in-
digne avec toute raison. — Des Rayauds tombe malade. — Une lettre
de recommandation 258
XIV. — En mer. — Le Grand-Goave. — Aguava. —Le Petit-Goave. —
Grandeur et décadence d'une vile — Une maman-poule. — Industrie
des Petits-Goaviens. — Un tamarin qui porte des hommes. — Incendie
de 1803. — Fin tragique de Ferrand de Baudières. — Godin, Laconda-
mine et Bouguer au Petit-Goave. — Unà Eurusque Notusque ruunt...
— Un Pantou-fouillé. — Anecdote. — Esquisse de marine. — Une
vile endormie. —En barbaco. —Les détails de Miragoâne 271
XV. — Nippe. — L'Anse-à-Veau. — Le Bec-du-marsouin. — Les deux
Caïmites. — Pestel. — Corail. — Goman. — Le Petit-Trou-des-Roseaux.
— Jérémie. — Blanchet jeune. — H. Fery. — Le Calvaire. — Gui-
naudraie. — Le camp Ivonet. — Le fort Mafranc. — Laurent Férou.—
Un des actes de son administration 281
XVI. — L'Anse-du-Clerc. — Les abricots. — Le Paradis indien — Pe-
tite-rivière de Dalmarie. — Le pardon accordé au fils de Goman. —
Dalmarie. — L'Anse d'Eynaud. — Plus de Bout-de-Macaque ! . . . —
Les trois tribunes. — Les Chardonnières. — Port-à Piment. — Une
chasse aux Piquets. — Les Côteaux. — La Roche-à-Bateau. — Port-
Salut. — Souvenirs historiques. — L'Ile-à vaches — Perte du Bouvet.
— Torbeck. — Boisrond Tonnerre et Hérard-Dumesle — Entre le
navire dans le port et la terre on peut bien se noyer. — Le Casino. —
Bonardel. — Bon-Bon! 291
XVII. — Aspect du marché. — Monographie des Cayes. — Verret. —
N. Gefrard.— Histoire-Fréron, sous-préfet des Cayes.— Coup de main
de J. Armagnac. — Le général Brunet évacue la ville. — André
Rigaud. — Euphémie Daguile. — Simon Bolivar. — La plaine et les
forts. Afaire de la Ravine-Sèche. — Salva Tierra de la Zabana. —
Prise d'armes de Salomon. Afaire de Vincendron 301

376
TABLE DES MATIÈRES
XVIII. — Origine des partis haïtiens. — Politique d'Hédouvile. - Il
mande au Cap Rigaud et Louverture. — Accueils diférents qu'il leur
fait. — Opinion de Rigaud. — Intrigues de Louverture. — Il rompt en
visière à Rédouvile. — Arrivée de Roume. — Il tente de reconcilier les
deux rivaux. — Complications — Prise du Petit-Goave par les Rigau-
dins. — Roume déclare Rigaud rebelle. — Louverture se rend au
Fort-Républicain. — Désarmement de la garde nationale. — Le jeune
Moreau. — Proclamation du général en chef. — Dessalines entre en
campagne. — Louverture prend possession de la partie espagnole. —
La guerre civile continue 310
XIX. — Mauvaises mesures de Rigaud. — Habileté de Louverture. —
Combat au pont de Miragoâne. — Dessalines reçoit l'ordre de repren-
dre sa marche. — Incertitude de Louverture. — Arrivée d'une déléga-
tion de la métropole. —Conduite du général en chef à son égard. —
Fausse nouvele d'une expédition pour Saint-Domingue. — De quele
façon Louverture reçut les dépêches des consuls. — Amnistie. — Dessa-
lines poursuit les opérations militaires. — Combat du Fond-des-Nègres.
— Rigaud recule. — Bataile d'Aquin.— Prise du Petit-Trou-de-Saint-
Louis du Sud. — Rigaud s'embarque 326
XX. — Saint-Louis du Sud. — Aquin. — Villa-Nueva de Yaquimo.—
Assassinat de Labadie. — Afaire du 16 avril 1818. — Montbrun. Julien
Raymond.— Vaval. —Francisque. — Bainet. — Incident personnel.
— Jacmel. — Les forts. — Dispositions des assiégés. — Irrésolution
de Beauvais. — Il fuit... — Une scène en pleine mer. — Afaire du
Marigot. — Evacuation de Bainet. — Blocus du port de Jacmel. —
Attaque des Trois-Pavilons. — Afaire de Grand-Fort et de Talavigne.
— Une exclamation de Dessalines. — Famine. — Birot abandonne son
poste. — Gauthier prend le commandement. — Pétion se jette dans
la place. — Expulsion des bouches inutiles. — Mimi Dufortin et
Jastram. — Entrée des troupes du Nord. — François Miranda. — Les
Cayes de Jacmel. — Marigot. —A propos d'une femme. —Sale-Trou.
— Le Bahoruco. — Mes mésaventures équestres. — Je rentre au
Fort-au-Prince. — Réflexions sur l'avenir d'Haïti. — Au revoir sur
d'autres rivages 347
FIN D E LA T A B L E D E S M A T I È R E S .
VERSAILLES, IMPRIMERIE CERF ET FILS, RUE DUPLESSIS, 59.







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