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Ville de Pointe-à-Pitre

DU MÊME AUTEUR
A short Notice ou Mount Pele and its eruptions ( 1 9 2 9 ) ,
sous le pseudonyme de Sierace HIPLOMEN. Traducteur:
M. H . OLYMPIE, Professeur d'anglais au Lycée Schœl-
cher (Martinique) 12.50
La Montagne Pelée et l'effroyable destruction de Saint-
Pierre en-' 1902 Le Brusque réveil du volcan en 1929
(1930) 30. »
Souvenirs, 2 édition de 3000 exemplaires avec illustra-
E
tions (1931) 16. »
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M A N I O C . o r g
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3 9 . — M . P h i l é m o n .
m A H I O C o r g
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CÉSAIRE PHILÉMON
GALERIES MARTINIQUAISES
POPULATION-MŒURS-ACTIVITÉS DIVERSES ET PAYSAGES DE LA MARTINIQUE
3 CARTES
42 ILLUSTRATIONS
V EDITION
2me MILLE
EN VENTE:
Pour la Martinique :
Pour la France :
DANS TOUTES LES LIBRAIRIES
CHEZ L'AUTEUR
ET CHEZ L'AUTEUR
17. Rue Lamartine. 17
97, Rue Vieille-du-Temple
FORT-DE-FRANCE
PARIS (3e)
EXPOSITION COLONIALE INTERNATIONALE
PARIS 1931
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Ville de Pointe-à-Pitre

Tous droits de reproduction, de traduction et d adaptation
reservés pour tous les pays.
Copyright by Césaire Philémon 1930.

A tous ceux, Compatriotes de la Martinique
et Français de la Métropole qui ont bien voulu
apporter à notre œuvre leur aimable et dévoué

concours;
A MM. J. Symphorien et I. Veille, photo-
graphes; Sainte-Luce, instituteur au Carbet; Dur-
ringer, Boutin, Achille et Revert, professeurs au
lycée Schœlcher; Benoît-Jeannette, négociant à

Fort-de-France; Eda Pierre, du Service d'Agricul-
ture; Pierre Hayot, industriel, et Frank A. Perret,
volcanologue américain en mission a la Martinique,
qui ont gracieusement mis à notre disposition des
vues photographiques pour l'illustration de « Gale-
ries Martiniquaises », nous offrons ici, — accompa-

gné de nos bien sincères remerciements, — l'hom-
mage de notre cordiale gratitude.
Paris, le 10 juin 1931.
Césaire PHILÉMON.


AVANT-PROPOS
de M . L . - B . C O N S E I L
Instituteur,
Ancien chargé de mission du Gouvernement de la Martinique
La Martinique ! L'une de ces « Isles » lointaines, de ces
« Petites Antilles » au nom si harmonieux, si poétiquement
évocateur ! Sont-ils très nombreux, ceux qui peuvent se flatter
de la connaître sous « son vrai visage », — pour employer ce

terme dont on a bien abusé ces temps derniers, mais qui néan-
moins rend exactement notre pensée? Cette Martinique dont
les produits, la réputation, le charme puissamment fascinateur
hantent les imaginations jusqu'aux confins de l'univers civilisé
aussi bien dans le Nouveau Monde que dans l'Ancien Conti-
nent, est-elle bien connue, même de ses plus sincères admira-
teurs, même de la plupart de ses propres enfants? Presque plus
rien n'est ignoré de l'histoire, de la géographie, des mœurs, de

l'idéal, des virtualités d'une grande nation comme la France,
explorée en tous sens, dans l'espace et dans le temps par une
armée de savants, d'écrivains, d'économistes, de philosophes.

La Martinique, elle, depuis trois siècles, a bien été l'objet
d'études attentives, mais pas avec la continuité, l'ampleur et
surtout l'esprit de synthèse qui rassemblent méthodiquement,
sans arrêt, les traits pour en composer finalement la physio-
nomie des grands peuples. Les travaux partiels concernant
cette petite île sont très nombreux: la liste de ceux que con-
serve la Bibliothèque Nationale forme à elle seule un catalogue
de plusieurs volumes. Mais plutôt rares sont les tableaux qui
donnent une idée suffisante et précise de l'histoire et de la

vie actuelle de la colonie.
Le livre de M. Césaire Philémon, venant après les dernières
éruptions du Mont Pelé, tenant compte des données les plus
récentes de la statistique en même temps que des traits les
plus caractéristiques de notre vie sociale d'aujourd'hui, vient


GALERIES MARTINIQUAISES
à son heure au moment où s'ouvre l'Exposition Coloniale inter-
nationale, pour marquer, définir complètement le stade de civi-
lisation auquel est parvenue la Martinique trois cents ans après
son occupation par les Français.

La méthode de M. Philémon est connue: c'est celle qui a
fait tout l'intérêt, tout le succès de son étude sur La Montagne
Pelée et l'effroyable destruction de Saint-Pierre. Elle consiste
à édifier l'œuvre sur une large documentation, et à présenter
au lecteur deux sortes de tableaux: les uns où l'auteur extrait
de ses documents des descriptions toujours fidèles, colorées,
pittoresques, des récits alertes, spirituels ou émouvants, frisant
par endroits l'épopée; les autres, où l'auteur ouvre devant vous
les pièces de son dossier, les offre à votre imagination et à vos
méditations: il s'efface alors, et vous laisse la liberté complète
d'être ému, renseigné, de tirer des conclusions suivant votre

état d'esprit; vous êtes ainsi en contact direct avec les réalités
et vos jugements où impressions naissent spontanément de ce
contact.

D'où le double intérêt de ce livre: c'est une monographie
d'une érudition de bon a loi, et c'est une anthologie où l'on peut
saisir, à même les textes, l'âme, les mœurs et le degré de cul-

ture intellectuelle, artistique et morale d'un peuple.
Ceux qui veulent savoir exactement, par les faits, quelle est
la puissance créatrice du génie de la France, n'ont qu'à lire
le livre de M. Philémon: ils y verront comment ce génie a su
harmoniser, modeler des éléments ethniques de toutes les ori-
gines et en tirer cette société laborieuse, digne par les senti-
ments les plus élevés, les plus nobles, digne par l'éducation,
par les souvenirs et par les aspirations de l'élite de la société
française.

Ces choses-là méritaient d'être rappelées: M. Philémon l'a
fait avec le patriotisme le plus impartial, c'est-à-dire le plus
sincère, le plus éclairé; il a bien mérité de la Martinique et de
la France.

L.-B. CONSEIL.
24 avril 1931.

LETTRE DE M. LOUIS A C H I L L E
AGREGE DE L'UNIVERSITÉ
PROFESSEUR AU LYCÉE SCHŒLCHER (MARTINlQUE)
Fort-de-France, le 28 mars 1931.
Cher ami,
J'ai lu avec le plus grand intérêt les bonnes feuilles de votre
nouvel ouvrage, et en applaudissant à votre activité littéraire,
je vous félicite d'avoir réuni en un seul volume tant de rensei-
gnements qu'il fallait, sans compter les inédits, à grand'peine

chercher dans maints ouvrages épars et rares.
Qui voudra se documenter sur notre petit pays n'aura qu'à
ouvrir votre livre pour trouver l'information abondante et
exacte qui l'intéresse, tant sur le passé que sur la situation
actuelle. Et l'on mesurera mieux l'inanité des racontars fan-
taisistes que les romanciers de passage, fabricants d'exotisme,

prodiguent au public.
Votre souci d'exactitude ne va pas jusqu'à une impassible
neutralité, et l'on retrouve l'homme ardent et sensible sous
certains chapitres, mais vos sentiments restent généreux dans
l'émotion et votre raison équitable.

Cette œuvre est un nouveau témoignage d'amour filial pour
notre douce Martinique qui mérite d'être mieux connue, et
d'abord de ses enfants. Votre livre y contribuera et je lui
souhaite le même succès qu'a obtenu votre étude sur la Mon-

tagne Pelée.
Cordialement vôtre,
L. A C H I L L E .


Fort-de-France, le 19 mars 1931.
A Monsieur Eugène DESTREHEM, Inspecteur Principal,
Chef du Service des Douanes à la Martinique,
Fort-de-France.
Mon Inspecteur,
Au cours des années que les exigences de votre féconde car-
rière administrative vous ont amené à passer dans notre « île
de beauté », qui est aussi, hélas! « île d'épouvante », vous
n'êtes pas sans avoir suffisamment observé les hommes et les
choses, sans avoir recueilli à leur endroit des impressions assez

profondes et assez complètes, pour pouvoir émettre une opinion
autorisée, aussi juste qu'impartiale, sur les caractéristiques
essentielles de notre société coloniale et les autres traits prin-
cipaux de la physionomie de notre petite patrie.

Les « commis voyageurs en exotisme » qui prétendent scru-
ter tous les replis intimes de l'âme créole et étudier la Marti-
nique entière dans l'intervalle de deux courriers successifs, ou
même durant les quelques heures d'une escale à Fort-de-France,

ont trop souvent dénaturé dans leurs écrits le véritable visage
de « Madinina », pour qu'il n'apparaisse pas nécessaire d'avoir
recours, de temps à autre, au témoignage, à l'attestation d'hom-
mes d'une perspicacité, d'une probité aussi bien reconnues
que les vôtres, contre les déformations, soit involontaires, soit
tendancieuses, que subissent parfois des ouvrages destinés à la
publicité.

C'est dans cette pensée, mon Inspecteur, que je me permets
de m'adresser très respectueusement à votre haute obligeance
pour qu'elle veuille bien présenter au grand public le présent


1 2
GALERIES MARTINIQUAISES
ouvrage que j'ai l'honneur de soumettre à votre bienveillant
examen, si tant est que vous ne le jugiez pas trop indigne de
vos suffrages.

Je vous prie, en même temps, de considérer le geste de votre
modeste subordonné comme un hommage d'entière confiance
dans vos nobles qualités et de grande déférence envers votre

personnalité.
Veuillez agréer, mon Inspecteur, avec mes remerciements
anticipés, l'expression de mes sentiments les plus dévoués et
les plus reconnaissants.

CÉSAIRE PHILÉMON.

Mon cher Philémon,
Ce n'est pas sans une certaine appréhension que j'ai accepté
de rédiger la préface de votre nouvel ouvrage, car je ne me dis-
simule nullement les périls de cette mission, pas plus que je

n'en mésestime l'honneur.
Etranger à la Martinique que je n'ai connue qu'en fonction-
naire de passage, il m'est bien difficile de formuler une appré-
ciation et de donner un avis sur des gens et des choses que je
n'ai pas toujours vus, sans doute, avec les mêmes yeux que vos
compatriotes et que vous-même.

Néanmoins, je puis vous dire que j'apprécie votre travail
dont la documentation abondante révèle de nombreuses et pa-
tientes recherches et dont la forme fait honneur aux maîtres
dont vous vous réclamez. Je l'apprécie davantage encore parce
que, à aucun moment, sa préparation ne vous a détourné de vos
devoirs professionnels. Seuls, ceux à qui vous aviez confié votre
projet pouvaient se douter que le fonctionnaire ponctuel et
assidu que vous êtes, occupait ses heures de repos à la rédaction
d'un ouvrage destiné à faire connaître et apprécier son pays.

La tâche n'était pas au-dessus de vos forces. Vous en aviez
fourni la preuve par votre précédente étude sur la Montagne
Pelée qui, venue à son heure, a permis aux profanes, et ils sont
nombreux même à la Martinique, de se faire une idée exacte
des phénomènes de 1902 sans qu'ils soient obligés de consulter
le savant ouvrage de M. le Professeur Lacroix, plus particuliè-
rement destiné, sinon aux rares spécialistes, mais tout au
moins à des lecteurs pourvus d'une forte culture scientifique et
qui, d'ailleurs, est aujourd'hui introuvable en librairie.

Bien qu'une partie importante de votre nouveau livre soit
consacrée à la continuation de votre œuvre de vulgarisation sur
le trop célèbre volcan et à l'analyse des phénomènes éruptifs
qui, en 1929 et 1930, se sont produits postérieurement à l'achè-
vement du précédent ouvrage, vous avez envisagé la présenta-
tion de votre pays sous un certain nombre d'aspects autres que
l'aspect volcanique. Fervent sportif excursionniste audacieux et
mutualiste convaincu, il est tout naturel que dans « Galeries
Martiniquaises » vous ayez entrepris l'étude de votre île sous
divers points de vue auxquels vous consacrez autant de chapi-

tres, votre activité personnelle revêtant les formes multiples du
thème de chacun d'eux.
« Galeries Martiniquaises », votre titre me rappelle « Esquis-
ses Martiniquaises » de Lafcadio Hearn auxquelles beaucoup de

14
GALERIES MARTINIQUAISES
nouveaux débarqués doivent, malgré le recul du temps, d'avoir
cru facilement comprendre la Martinique et l'âme créole. Votre
ouvrage, conçu sur un plan différent, ayant une orientation

différente, ne fait pas double emploi avec celui de Lafcadio, ni
avec la remarquable « Madinina » de votre compatriote le D Du-
r
fougeré, pas plus qu'avec « Trois ans à la Martinique » de l'an-
cien vice-recteur Garraud. Toutes ces œuvres se complètent et
forment avec les délicieux contes d'André Thomarel et les poé-

sies de Daniel Thaly un ensemble littéraire qui fait connaître
et aimer la Martinique. A côté de ses aînés votre livre fera
bonne figure dans cet ensemble auquel M Camille Gast, M

me
me
Thérèse Herpin et M Célarié ont apporté la contribution de
me
leur talent par des descriptions de l'île qui les a charmées. Il est
à souhaiter qu'il sorte un jour complété par la publication en
librairie des souvenirs pierrotins de Paul Boye, des contes

d'Henry Cadoré et des poésies de Joyau.
A côté du volcan dont vous avez escaladé les pentes abrup-
tes, parcouru les champs de cendres et côtoyé les éperons cal-
cinés, vous avez dépeint les paysages verdoyants dont l'aspect

repose des spectacles de désolation et de mort de la Pelée. En
lisant vos descriptions l'on revoit, avec un peu de nostalgie
peut-être, les touffes de bambous, les fougères arborescentes,
les orchidées et les balisiers à la fleur étrange de la
Trace, du
Calvaire et des Pitons, les eaux limpides et claires dès petites
rivières de l
'Alma ou d'Absalon; par une coulée avec comme
fond de tableau les flots d'émeraude de la mer Caraïbe, l'on

aperçoit le vert plus clair des champs de cannes aux hautes
tiges fléchées qui, au vent d'octobre, ondulent comme des va-
gues, et, pour se croire transporté sur vos mornes, il ne man-
que au lecteur que de s'entendre saluer d'une haute branche
par les quatre notes harmonieuses du Siffleur des Montagnes.
Après avoir examiné les paysages de votre pays, vous en
avez étudié les hommes. Ceux d'hier appartiennent à l'histoire
locale et les adversaires d'alors semblent réconciliés après leur
mort dans la commune admiration de leurs successeurs qui,
sous des étiquettes adverses, se réclament à la fois de Deproge
et d'Hurard, de Clément et de Duquesnay. Il en sera de même
de ceux d'aujourd'hui.

A côté des hommes de premier plan qui font honneur à la
Colonie et dont deux ont déjà été appelés dans les Conseils du
Gouvernement, il en est d'autres moins en vue qui continuent

la tradition de la bourgeoisie cultivée et éclairée qui a fait de
la Martinique ce qu'elle est aujourd'hui.

Quant au peuple, encore un peu enfant, il est foncièrement
bon, capable d'enthousiasme et accessible à toutes les idées
généreuses. Travailleur courageux, il est malheureusement

GALERIES MARTINIQUAISES
15
quelque peu insouciant, mais le développement de la Mutualité
permet d'espérer qu'il finira par acquérir, après le sens de l'al-
truisme, celui de la prévoyance qui existe déjà dans la classe
des petits propriétaires. Il aime la pompe des cérémonies reli-
gieuses, l'éclat des manifestations officielles et des parades mi-
litaires, mais aussi la musique bruyante des dancings, les cor-

tèges de Carnaval et les spectacles mouvementés. Il se presse
aux combats de coqs, aux matches de boxe, au cinéma et ne
dédaigne pas de se rassembler pour assister aux défis que

s'adressent en longues invectives, à la manière des héros du
vieil Homère, deux travailleurs qui se cherchent querelle sans
avoir envie d'en venir aux mains. Il est d'autre part respectueux
de l'autorité sous toutes ses formes, déférent, poli et serviable

et, comme du reste toute la Martinique, hospitalier et accueil-
lant.

L'étude des hommes appelle celle de leurs idées et vous avez
ainsi abordé une grave question qui a souvent, et presque tou-
jours, été à la base de tous les différends et de tous les malen-
tendus qui ont, durant des années, séparé vos concitoyens: la

question des races. Vous l'avez traitée avec une objectivité qui
vous fait honneur et l'observateur désintéressé que peut être
l'Européen qui a vécu dans votre pays, arrive à la même appré-
ciation que vous sur la position actuelle de ce problème. La

question de races et de couleurs s'efface de jour en jour, le pré-
jugé ethnique reste l'apanage de quelques milieux de plus en
plus réduits et ne fait plus guère l'objet que de propos de sa-
lons. Il est permis de prévoir qu'il s'éteindra bientôt comme

s'est éteinte, dans la population blanche, la distinction qui a pu
exister autrefois entre les fils des cadets de familles nobles et
ceux des « engagés ».

Les hommes de couleur se sont fait leur place; par leur tra-
vail, leurs fortes études et leur valeur personnelle, un certain
nombre d'entre eux occupent des situations de premier plan.
Il n'y a plus de question de races en politique et pas davantage

en affaires; dans chacun de vos cercles et de vos syndicats
professionnels, dans vos clubs, dans vos sociétés sportives ou
vos associations mutualistes, des relations courtoises, cordiales
et même souvent amicales, unissent les membres de ces grou-

pements, quelle que soit la couleur de leur épiderme.
Il en est de même en ce qui concerne ce qui fut, il y a un
demi-siècle, l'irritant problème de la laïcité. Formés par les pre-
miers instituteurs venus de France, vos maîtres, dont l'instruc-
tion — car, à ma connaissance, il n'y a pas eu parmi eux beau-
coup d'autodidactes — avait été commencée par les Frères de

Plœrmel et les Sœurs de Saint-Joseph de Cluny à qui de très
bons esprits laïques se plaisent encore aujourd'hui à rendre

10
GALERIES MARTINIQUAISES
justice, ont à leur tour façonné des élèves qui sont, eux aussi,
devenus des maîtres. La colonie a pu ainsi soutenir, sans avoir

à faire appel de nouveau à des éléments de l'extérieur, le re-
marquable effort qu'elle a accompli pour la diffusion de l'en-
seignement. Je dis l'enseignement et non l'instruction, car, il
faut bien l'avouer, l'absence pour ainsi dire complète d'œuvres
post-scolaires rend parfois inutiles le travail persévérant, la
patience et le dévouement de l'instituteur.

De votre enseignement secondaire, je ne dirai qu'une chose:
c'est que ses bacheliers font très bonne figure dans tous les
concours auxquels ils prennent part, soit pour l'entrée aux
Grandes Ecoles, soit pour l'accès des carrières administratives

et dans toutes les Facultés où ils se font inscrire.
La laïcité n'est plus en discussion à la Martinique où, sur ce
point, les idées sont larges et où le Maire, le Prêtre et le Direc-
teur d'école, par une mutuelle tolérance et une estime récipro-
que, vivent généralement en bonne intelligence et réalisent sans
effort l'Union Sacrée lorsqu'il est fait appel à leur concours en

faveur d'une œuvre de solidarité locale ou nationale.
Après les hommes et les idées, vous avez examiné l'activité
économique de la Colonie. A ce point de vue, la Martinique tient
honorablement sa place dans notre Empire d'outre-mer et cons-

titue au milieu de l'archipel des Antilles un îlot de prospérité
qui n'a pas encore été atteint par la crise mondiale. Vous citez
dans votre ouvrage les chiffres des statistiques de 1929; je puis

vous dire que, malgré la perturbation causée à l'activité indus-
trielle et commerciale par les manifestations du volcan, la ba-
lance de 1930 est encore plus favorable. Votre petit pays con-
naît depuis quelques années une situation sans précédent, sur
laquelle il ne faudrait pourtant pas se faire trop d'illusions,
car elle résulte uniquement du régime du contingentement des
rhums et ne durera qu'autant que sera maintenu ce régime si

la Martinique reste un pays de monoculture. Souhaitons que
le contingentement subsiste encore longtemps, car quoique,
d'après ses détracteurs, il soit injuste dans son principe et,
d'après ceux que ne satisfait pas sa répartition, injuste dans
son application, il n'en constitue pas moins un bienfait dont
profite toute la population et qui procure au Budget local, sous
forme d'impôts indirects, la plus grande part de ses ressources.

La Martinique a connu tous les cataclysmes possibles: cyclo-
nes, raz de marée, éruptions volcaniques, tremblements de
terre, incendies s'y sont suivis à diverses reprises avec une fré-
quence déconcertante. Chaque fois ses habitants se sont remis
courageusement à l'œuvre, ont relevé leurs maisons, reconstruit
leurs usines, replanté leurs champs et effacé en un temps rela-


GALERIES MARTINIQUAISES
17
tivement court les traces de la catastrophe qui en quelques
heures avait détruit le fruit de plusieurs années d'efforts.
A côté de ces bouleversements accidentels et imprévisibles,
il existe chez vous un danger permanent et apparent: la mono-
culture. Si un jour les produits des industries sucrière et

rhumière ne trouvaient plus un écoulement facile et rémuné-
rateur, ce serait la ruine de la Colonie, dont presque toutes les
terres cultivées sont plantées en cannes. L'attention des inté-
ressés a été fréquemment appelée sur la gravité de cette situa-
tion ci laquelle les pouvoirs publics, non contents de l'indiquer,
cherchent à remédier.

La stabilisation du contingent des usines, par la fixation
pour chacune d'elles de la quantité de sucre qu'elle devra fabri-
quer annuellement pour obtenir sa part intégrale de contingent,
mettra fin à la course à la plantation et permettra de rendre à
d'autres cultures des terres dont la production en cannes se

trouverait désormais sans emploi. D'autre part, si l'Adminis-
tration s'est engagée généreusement dans la voie des primes aux

cultures secondaires, elle a donné, par l'institution et le récent
développement du
Crédit agricole, à beaucoup de petits et
moyens planteurs, la possibilité de n'être plus tributaires des
usines sucrières et de consacrer leurs terres à ces autres cul-

tures.
Sur divers points de l'île des agriculteurs ont entrepris la
plantation du bananier, qui rapporte aussi vite que la canne
et se reproduit d'une façon à peu près identique. Un frigori-

fique en construction à Fort-de-France permettra de rassembler
et de conserver les régimes en attendant leur embarquement.
Si, par suite, du relèvement des droits d'entrée dont son prin-
cipal client étranger frappe ses produits, l'industrie citronnière
semble momentanément péricliter, les plantations de lemon
grass et les diverses utilisations industrielles de cette plante
paraissent appelées à un certain développement.

La culture de l'ananas qui, depuis plusieurs années, fait vivre
un certain nombre de petits planteurs et de travailleurs marti-
niquais, pourrait aussi s'étendre. Il suffirait pour cela, semble-

t-il, que les conserves d'ananas coloniales bénéficient à l'entrée
en France d'un léger relèvement de la protection qui leur est

accordée et dont le taux actuel ne leur permet que difficilement
de lutter sur le marché métropolitain contre leurs similaires

étrangers.
Indépendamment de ces cultures qui, avec celle du cacao,
présentent seules aujourd'hui quelque importance, d'autres
pourraient être appelées à donner d'excellents résultats. Diver-
ses plantes oléagineuses: cocotier, ricin; ou textiles: coton,

sisal, poussent en peuplements naturels sur votre sol et le café
2

1 8
GALERIES MARTINIQUAISES
actuellement bien délaissé, ainsi que le tabac presque complè-
tement abandonné, ont fait autrefois la fortune de la Marti-
nique.
Il faut donc espérer qu'à l'abri du contingentement qui per-
mettra longtemps encore aux planteurs de cannes, aux usines
sucrières et aux distilleries de conserver une situation prospère,
la sollicitude de la Métropole, les efforts de l'Administration et
les initiatives privées réussiront à développer à la Colonie les
cultures secondaires existantes, à la doter de cultures et d'in-

dustries nouvelles et rémunératrices et à remédier ainsi
d'avance, dans une assez large mesure, aux conséquences éco-

nomiques désastreuses que la monoculture pourrait avoir un
jour pour votre pays.
Si la Colonie est riche, elle fait un utile emploi de ses res-
sources. Elle améliore ses routes et ses moyens de transport,
son port merveilleusement situé dans une des plus belles rades

du monde, sur la route du Canal de Panama, doit être prochai-
nement aménagé et pourvu d'un outillage moderne qui ne

pourra que contribuer à l'accroissement de son trafic en tant
que port de transit et d'entrepôt.
Les œuvres sociales, tant officielles que privées, sont très dé-
veloppées chez vous. Ainsi que l'Enseignement, l'Assistance pu-
blique est l'objet de toute la sollicitude de l'Administration
et des corps élus: hôpitaux, maternités, crèches, dispensaires,

écoles de sages-femmes et d'infirmiers, secours viagers aux vieil-
lards indigents et aux incurables, allocations aux familles nom-
breuses figurent au Budget local pour des sommes importantes
auxquelles il faut ajouter les subventions allouées à certaines
œuvres privées: asiles, ouvroirs, orphelinats.

Si la Martinique pratique la charité, elle aime aussi la justice
et la Commission consultative du Travail, dans laquelle, à côté
de l'Administration impartiale, tous les intérêts en apparence
opposés sont représentés, veille à l'équité dans les rapports en-
tre l'Industrie et l'Agriculture et entre le Capital et le Travail.

La Mutualité est florissante à la Colonie et une importante
Fédération, dont vous êtes d'ailleurs un des dirigeants, groupe
un grand nombre de Sociétés très actives qui voient d'année en
année grossir le nombre de ceux qui pratiquent la bienfaisance

par la solidarité.
L'esprit d'association est très répandu parmi vos compatrio-
tes; à côté de nombreux syndicats professionnels et des sections
de toutes les Unions métropolitaines d'anciens Combattants,
une autre Fédération à laquelle vous appartenez également,
réunit les sociétés sportives, car le sport est en honneur à la

Martinique, et vos divers championnats ardemment disputés
font l'objet de très intéressantes réunions. Depuis quelques an-


GALERIES MARTINIQUAISES
1 9
nées l'éducation physique est obligatoirement pratiquée dans
toutes les écoles et les Conseils de revision enregistrent pério-
diquement les heureux effets de cet enseignement.

Colonie ancienne et très évoluée, votre pays est plutôt un
vieux Département français. L'Océan qui le sépare des autres
départements ne sera bientôt plus un obstacle à l'établissement
de relations journalières entre eux, car le grand poste de T.S.F.
de Fort-de-France et la station de radio-diffusion coloniale de
Pontoise, due à l'initiative de votre éminent représentant au
Parlement, M. Alcide Delmont, ignoreront la distance que les

caravelles de Christophe Colomb mettaient cinq mois à fran-
chir et que les luxueux paquebots de la ligne postale actuelle
ne couvrent qu'en douze ou quatorze jours. Bientôt aussi, sans
doute, les efforts persévérants des zélés protagonistes de l'avia-

tion aux Antilles aboutiront pour les voyageurs et les corres-
pondances à une liaison plus rapide d'une rive à l'autre de
l'Atlantique.

En sa qualité de petite France d'outre-mer la Martinique a,
depuis plusieurs siècles, participé aux événements de notre
histoire nationale. A Fort-de-France, l'ancien Fort-Royal de la
Monarchie, une plaque de marbre rappelle, à l'entrée du Fort
Saint-Louis, l'héroïsme d'une poignée de soldats et de colons

qui obligèrent les équipages de la puissante flotte de Ruyter à
se réembarquer et à renoncer à la conquête de l'île. Pendant
la guerre de l'Indépendance des Etats-Unis et, plus près de
nous, durant la campagne du Mexique, des contingents marti-
niquais participèrent à ces expéditions et dans nos guerres con-
tinentales votre pays a toujours été représenté.

De 1914 à 1918 notamment, il a envoyé aux Armées près de
quinze mille combattants, dont une forte proportion d'engagés
volontaires, et toute son industrie a été uniquement employée

aux besoins de la Défense nationale. Les plaques de marbre
apposées sur les Monuments aux Morts de vos trente-deux
communes attestent que plus d'un millier de vos compatriotes

sont morts pour la France. Quant aux survivants, les mutilés,
les médaillés et les croix de guerre que l'on rencontre nom-

breux, aussi bien dans les bourgs de la campagne que dans les
rues du chef-lieu, sont un vivant témoignage de l'héroïsme dont
les Martiniquais de toutes conditions ont fait preuve durant la
tourmente, et l'un des souvenirs les plus émouvants que je con-
serverai de mon séjour dans votre beau pays sera d'avoir eu
l'honneur, il y a quelques mois, de présenter au théâtre de Fort-
de France, à M. le Sous-Secrétaire d'Etat aux Colonies, les dra-
peaux et les délégations de toutes les Associations d'Anciens
Combattants.

La Martinique est ardemment patriote; elle est française de

20
GALERIES MARTINIQUAISES
longue date et veut rester française. Dans ce petit coin de terre
qui rachète son exiguïté par la densité de sa population (205 ha-

bitants par kilomètre carré) l'accord sur ce point est unanime
et, qu'il soit Breton, Flamand, Basque ou Savoyard, le Français
de la Métropole qui débarque chez vous se sent aussitôt chez
lui.

Les visiteurs nombreux qui parcourront les salles de l'élé-
gant pavillon qui représente « Madinina » à l'Exposition Colo-
niale, emporteront certainement de cette brève excursion la
même impression. Ils verront que par son histoire, son activité

économique, ses constants efforts vers tous les progrès, le
charme de son climat, l'éclat de son ciel, le pittoresque de ses
sites et l'affabilité de ses habitants, l'Ile de Beauté mérite bien
son nom d'Ile des Revenants et quelques-uns éprouveront peut-

être le désir de la voir de plus près. Votre livre leur en facilitera
la connaissance et la compréhension. En l'écrivant, vous avez
vis-à-vis de votre petite patrie, fait acte de bon fils.

Telles sont, mon cher Philémon, les quelques impressions
que la lecture du manuscrit de « Galeries Martiniquaises » a pu
laisser à un ami sincère de votre pays, qui ne souhaite que de

le savoir toujours plus beau et toujours plus prospère et qui
gardera le meilleur souvenir des quelques années qu'il y a
vécues.
Bien cordialement.
E . DESTREHEM.
Paris, 28 mai 1931.

PREMIÈRE PARTIE
I
SUR LES ORIGINES DE L A MARTINIQUE
Il semble, d'après des relations puisées à différentes sources,
que, longtemps avant l'arrivée de Christophe Colomb à la Mar-
tinique le 15 juin 1502 sur la partie de la côte occidentale où
devait s'élever plus tard le bourg du Carbet, de hardis naviga-
teurs parcourant en tous sens les mers de l'Atlantique, avaient
déjà découvert notre île et y étaient descendus (1). Ces auda-
cieux aventuriers, gens de la boucane et de la flibuste, avaient
pris l'habitude de « cacher soigneusement le but de leurs expé-
ditions », afin d'éviter la concurrence et l'on s'explique qu'ils
aient « emporté avec eux le secret de leurs voyages ».
Arthur Girault (2) et d'autres historiens de renom admet-
tent que les marins basques et normands, en particulier,
s'étaient spécialisés dans ce genre d'industrie. Pratiquant sur
une grande échelle « la pêche et le commerce maritime »,
naviguant dans les eaux les plus lointaines, ces hommes intré-
pides entretenaient vraisemblablement « des relations avec le
continent américain avant la découverte de Colomb ». C'est à
cette époque (1402) que Jean de Béthencourt, seigneur nor-
mand, « fonda un établissement aux Canaries ». Plus tard
(1488), Jean Cousin serait parti de Dieppe (véritable nid de
hardis capitaines) à la recherche des Indes en direction de
l'Amérique.
Plus tard encore, des marins s'élancèrent de Rouen, de
Dieppe, et disputèrent âprement aux Espagnols et aux Por-
(1) Etudes sur les rapports de l'Amérique et de l'Ancien Continent avant
Christophe Colomb, par Gaffarel.
(2) Principes de Colonisation et de Législation Coloniale, par A. Girault.

22
GALERIES MARTINIQUAISES
tugais la prétention qu'avaient ces corsaires de leur interdire
la navigation sur les côtes américaines.
Qui sait si, au cours de ces voyages et de ces luttes épiques,
la Martinique ne fut pas quelquefois visitée par les chercheurs
d'épices et les écumeurs des mers?
En tout cas, s'il est discutable que Colomb ait découvert
notre île le 11 novembre 1493 (1) date qui correspond à la
Saint-Martin, il est absolument hors de conteste qu'il y fit son
apparition le 15 juin 1502, et vint mouiller sa caravelle en
face l'endroit où se trouve aujourd'hui le Carbet. C'était au
cours de son quatrième voyage. Il était parti des îles Canaries
le jeudi 26 mai 1502.
Le nom du célèbre et immortel navigateur génois est trop
connu et son œuvre trop vulgarisée, pour qu'il soit nécessaire
d'insister ici sur ce que fut cet homme extraordinaire et
sa gigantesque entreprise.
Le fait seulement d'avoir réussi à faire partager sa
croyance et à organiser sa première expédition, en quittant le
port espagnol de Palos le 3 août 1492, avec la Santa-Maria,
commandée par lui et les deux autres caravelles, la Nina et
la Pinta, sous les ordres des frères Martin-Alonzo et Vincent
Pinzon, est considéré pour cette époque, comme une écla-
tante victoire, un immense succès. « Les grandes victoires ne
sont pas toujours celles qui coûtent du sang. » On devine,
en effet, ce qu'il dut lui en coûter de patience, de persévérance,
de courage, d'énergie, de ténacité pour convaincre ses contra-
dicteurs de l'existence d'un continent à l'ouest du Vieux
Monde. Et son indomptable volonté, soutenue par la prescience,
éclairée par la vision d'une route qu'il croyait fermement se
diriger vers l'Inde par l'Occident, devait l'amener à découvrir
un pays nouveau, un grand continent dont les possibilités éco-
nomiques et sociales allaient transformer et accroître considé-
rablement les activités et les conceptions, jusque-là trop étroi-
tes, du genre humain.
Tant est prodigieuse la renommée de l'illustre explorateur,
et tant immaculée demeure sa gloire, que l'on discute encore
de nos jours la question de savoir s'il était Italien ou Espagnol
La controverse est très vive sur ce chapitre.
Peut-être ne fut-il pas, selon certaines apparences, le premier
Européen qui foulât la terre américaine.
(1) Guide du touriste aux Antilles Françaises, par A. Juvanon, Barra-
lier, Ch. Laisant (1913).



GALERIES MARTINIQUAISES
23
N'importe. Sa gloire légendaire et son impérissable célébrité
sont l'objet d'ardentes discussions tendant à prouver qu'il
appartenait à l'un ou à l'autre des deux pays qui se disputent
sa nationalité.
Le journal local, La Paix (1) publia à ce sujet la note sui-
vante:
« Les érudits italiens venaient d'établir un monceau de
paperasses contemporaines, — des plus authentiques, bien sûr,
— prouvant que si Colomb n'a jamais été fasciste, il est né du
moins Italien, de bonne et pure souche.
« Mais voici tout cet amas documentaire ébranlé par la
découverte, en Espagne, d'un autographe de Colomb, où il se
donne 28 ans à son premier voyage en 1492, et revendique la
nationalité espagnole.
« Cela nous promet de beaux flots d'encre.
« En attendant, l'Espagne, voulant marquer le point, vient
d'émettre une superbe série de timbres-poste, glorifiant l'heu-
reux navigateur. Sur les vignettes, imprimées à Londres, aussi
variées en leurs grandes dimensions que riches de coloris et
finement gravées, on peut voir la caravelle Santa-Maria, vue
par l'avant sur le 5 centimes, par l'arrière sur le 20 centimes,
et en compagnie de ces deux « conserves », sur le 40 centimes.
Les portraits de Colomb, Martin Pinzon, Vincent Pinzon, pa-
raissent sur les deux 25 centimes, et le 30, pour se trouver
réunis sur le 10 pesetas. Sur le 4 pesetas, Colomb est inquiet
dans sa cabine; sur d'autres, il débarque à Guanahani ou
s'embarque à Palos, tandis que les 10 et 20 centimes nous rap-
pellent que le fameux monastère de la Rabida est en Espagne.
« Belle édition dont pourraient s'inspirer les dessinateurs de
la série qu'éditera, — nous l'espérons —, la Martinique, pour
faire savoir au monde, dans cinq ans, qu'elle est française
depuis 1635, donc depuis 300 ans. »
*
Colomb resta trois jours à la Martinique. Il en prit possession
au nom du roi d'Espagne, Ferdinand le Catholique, et y planta
la Croix. Il y lâcha, paraît-il, des porcs et des cabris comme
il avait accoutumé de faire dans les îles qu'il avait découvertes
« en prévision, disent les historiens, de la conservation de son
œuvre ». (2)
Il aurait profité de cet arrêt pour inspecter les autres bâti-
(1) Numéro du 19 novembre 1930.
(2) Histoire Générale des Antilles,.T.-J. Conillac.

24
GALERIES MARTINIQUAISES
ments (1), envoyer les équipages à terre afin de « se rafraîchir,
blanchir leur linge, faire leur provision d'eau et de bois ». (1)
Y trouva-t-il des habitants?
La réponse à cette question n'est pas aisée; les historiens
prétendent que Colomb ne fait nulle part allusion à cette parti-
cularité. (1)
Le 17 juin, Colomb leva l'ancre et fit voile vers Sainto-
Domingo.
Le nom de la Martinique viendrait de Saint-Martin; Colomb
aurait baptisé l'île en la plaçant sous la protection de ce saint.
Mais on affirme aussi que Martinique viendrait de Mantinino
ou Madinina « l'île aux fleurs », nom sous lequel les Caraïbes
la désignèrent.
*
Le grand mouvement de colonisation qui marqua la fin du
XVe et l'aurore du XVIe siècles, s'intensifia de plus en plus; en
France comme ailleurs, le Gouvernement entra en lice, d'abord
timidement, puis avec plus de vigueur, et son intervention eut
d'assez heureux effets.
C'est pourquoi Voltaire mérite le reproche d'exagération
lorsqu'il écrit que « les Français ne prirent pas part aux
grandes découvertes et faisaient des tournois pendant que les
Portugais et les Espagnols découvraient et conquéraient les
nouveaux mondes ». Cette boutade de l'auteur du Siècle de
Louis XIV
est par trop absolue. Pour donner un exemple, on
peut rappeler que les expéditions maritimes préoccupèrent
vivement François I . N'est-ce pas ce prince qui déclara vouloir
er
lire le testament d'Adam léguant le Nouveau Monde aux Espa-
gnols et aux Portugais?
C'est aussi ce roi de France qui donna l'ordre au Florentin
Verazzano d'aller explorer les côtes de l'Amérique du Nord,
de la Floride au Cap-Breton (1520-1527). Sous le même règne,
Jacques Cartier s'aventura au Canada et sillonna les eaux du
fleuve Saint-Laurent. Enfin, Franciscopolis (le Havre) fut fondé
en 1537.
*
En ce qui concerne la Martinique que les Espagnols dédai-
gnèrent pour courir à la conquête de l'or du Pérou, il y a lieu
de croire qu'elle reçut assez fréquemment la visite des auda-
cieux marins normands, redoutables corsaires qui vinrent
troquer des marchandises aux Antilles et piller les galions,
retour des mines péruviennes. On signale également le passage
(1) Précis d'histoire de la Martinique, J. Rennard.

GALERIES MARTINIQUAISES
25
dans l'île en 1555 « des Français André Thévet, cosmographe
du roi, et Guillaume le Testu, célèbre pilote qui fit dix-huit fois
le voyage du Brésil ».
D'autres Français y auraient été jetés par le naufrage ou
attirés, surtout depuis 1620, par le désir de se procurer des bois
fins et rares ou le besoin d'y cultiver le tabac. On cite notam-
ment l'exemple de Pierre Gourney qui, parti du Havre en 1624,
y serait venu « trafiquer sa marchandise » et défricher la terre
pour s'y livrer « pendant trois ou quatre ans à la culture du
tabac ». (1)
C'est à la même époque qu'après le naufrage de la Levrette.
des marins se seraient réfugiés, partie à la Dominique, partie
à la Martinique. (1)
Enfin la venue des Français dans l'île aurait encore été signa-
lée en 1628 (1).
*
Mais il faut arriver à 1635 pour trouver la première coloni-
sation française à la Martinique. Il est bon de répéter souvent
cette vérité pour dissiper certaines erreurs sur l'ancienneté de
notre qualité de Français. Voici dans quelles circonstances.
Pierre Belain d'Enambuc, gentilhomme français, né à Allou-
ville (Seine-Inférieure) le 9 mars 1585, se mit de bonne heure
à parcourir l'Atlantique, à échanger des produits et à prati-
quer la guerre de course sur les côtes brésiliennes et aux « îles
Cannibales » ( 2 ) .
En 1625, il réussit à créer un établissement « solide et dura-
ble » à l'île Saint-Christophe, aujourd'hui Saint-Kitts. Encou-
ragé par ce premier succès, il eut des visées plus ambitieuses,
mais s'en alla d'abord rendre compte de ses projets à Richelieu
« Grand Maître, Chef et Surintendant général de la navigation
et du commerce de France ».
Ce ministre aux vues larges, avait compris depuis son avène-
ment au pouvoir, que la situation de la France « à cheval sur
deux mers, l'Océan et la Méditerranée, la destinait naturelle-
ment au commerce maritime ».
Décidé à élever sa patrie au rang de grande puissance colo-
niale, comme il était déterminé à travailler à son expansion sur
terre, il fit à d'Enambuc le plus chaleureux accueil et l'assura
de toute sa protection dans la poursuite de l'entreprise.
Le hardi gentilhomme revint à Saint-Christophe, en 1626,
(5) Précis d'Histoire de la Martinique, par.J. Rennard.
(2) Nom sous lequel les Espagnols désignaient les petites Antilles.

20
GALERIES MARTINIQUAISES
avec le titre de Gouverneur et se mit en devoir de conquérir les
îles voisines. La Martinique était donc comprise dans le cycle
des territoires sur lesquels il avait jeté son dévolu. Il y envoya
d'abord deux de ses lieutenants, les sieurs de l'Olive et Duples-
sis qui partirent de Dieppe le 25 mai 1635 et débarquèrent un
mois après (25 juin) à l'embouchure de la rivière du Carbet.
Prenant possession de l'île au nom du roi de France, les deux
conquérants plantèrent une croix au lieu de leur débarquement
et y fixèrent les armes de Louis XIII. Mais ils se dépêchèrent
de reprendre la mer, effrayés du nombre considérable de ser-
pents qu'ils rencontrèrent sur les lieux et inquiets des menaces
des Caraïbes. Ils firent voile pour la Guadeloupe où ils prirent
pied trois jours après.
Le mois suivant, d'Enambuc prépara une nouvelle expédition
qu'il commanda lui-même. Il aborda dans l'île à l'embou-
chure de la Roxelane.
Aidé de cent hommes énergiques et pleins de courage,
bien pourvu d'armes, d'outils et de plants, il résolut de s'y
fixer solidement. A cet effet, il construisit un fort, à l'endroit
appelé plus tard Saint Pierre Fort, y organisa la défense contre
les attaques éventuelles des Caraïbes, défricha la terre sur une
assez grande étendue et y fit des plantations de patate, de tabac,
de haricots et de manioc. Cet établissement achevé, il regagna
six mois après Saint-Christophe, laissant un de ses officiers,
Dupont, à la tête de la colonie embryonnaire.
D'Enambuc étendit plus tard le cercle de ses conquêtes et,
dès 1048, il avait pris possession au nom de la France des îles
Grenade, Grenadines, Sainte-Lucie, Marie-Galante, Saintes, La
Désirade, Saint-Barthélémy, Saint-Martin, Sainte-Croix, toutes
ces îles formant la majeure partie des Iles du Vent.
*
Ainsi la Martinique entra dans la communauté française
depuis 1635, bien longtemps — par conséquent — avant d'au-
tres provinces de la Mère Patrie: la Corse (1768), la Savoie
(1860) et le Comté de Nice (1860), la Franche-Comté (1678),
l'Alsace (1648), les départements du Nord (1668) et du Pas-
de-Calais (1659), le Roussillon (1653). Depuis trois siècles, elle
obtint droit de cité, elle eut ses lettres de grande naturalisation,
elle ne cessa de vivre, de se développer et de prospérer sous
l'égide tutélaire de la plus généreuse et de la plus humaine des
Métropoles. Elle connut certes, durant quelques années, la
domination anglaise (1).
(1) 12 mois (1762-1763); 9 ans (1793-1802); 7 ans (1809-1816).

Coll. art. victor Sainte Luce
Carbet (Martinique).
I. — La rivière " Le Carbet" et le bourg de même nom.
Lorsque Christophe Colomb aborda à la Martinique pour la première fois, en 1502, il fit
arrêter ses caravelles en face de cette rivière pour y renouveler sa provision d'eau douce.
Coll. A . Benoit-Jeannette.
2 Le Carbet. — Le Marigot de la Grand'Anse.


GALERIES MARTINIQUAISES
27
Mais cette séparation momentanée — conséquence inévitable
de la guerre — n'eut point pour effet, quelque pénible qu'elle
fût, de jeter le découragement et le désespoir dans les cœurs
martiniquais qui ne se sont jamais arrêtés de battre à l'unisson
de ceux des enfants de la France.
La Martinique, depuis les origines de la colonisation, donna
toujours les preuves les plus complètes de son loyalisme et de
son ardent patriotisme, dans toutes les circonstances heureuses
ou malheureuses, dans toutes les joies comme dans toutes les
infortunes de la vie nationale.
En proclamant ces hautes vérités en toute occasion, les Mar-
tiniquais ont la fierté et l'ambition de revendiquer orgueilleu-
sement leur qualité de Français intégral, avec toutes les préro-
gatives qui se rattachent à cette légitime prétention.

II
LE DOUX PAYS DES REVENANTS
Ce n'est pas sans raisons que notre compatriote Raoul Cenac
Thaly — au cours de sa magistrale conférence du 14 juin 1930,
à la mairie du VI arrondissement de Paris, sur « Les Antilles
e
et l'opinion métropolitaine » — évoqua les « splendeurs natu-
relles des Antilles, qui sont universellement appréciées et célé-
brées ». Le distingué professeur agrégé de physique au Lycée
Michelet parlait au nom du Comité d'études et d'action colo-
niales
récemment fondé dans la capitale par des Martiniquais
et des Guadeloupéens intelligents, généreux, très épris de justice
et d'humanité, pleins d'ardeur, de dévouement, de courage et
de volonté. Ces « splendeurs naturelles », déclara l'orateur, « ne
sont point étrangères à nos mérites; mais nous leur devons
beaucoup plus qu'elles ne peuvent nous devoir ».
Cenac Thaly eût pu ajouter que, de toutes les îles de l'Archi-
pel des Antilles, la Martinique possède la plus large part de
beauté. Il n'y a, certes, aucune exagération à formuler, après
tant d'autres, l'opinion devenue courante que Madinina, par
ses enchantements, est la « perle des Antilles ». Notre petite
patrie se réclame fièrement de ce prestigieux privilège, en dépit
des catastrophes meurtrières et des terribles fléaux qui la
désolent et la ruinent périodiquement.
*
* *
L'histoire raconte que le 15 juin 1502, alors que la caravelle
amirale La Capitaine, battant pavillon royal d'Espagne, et les
trois autres navires, le Saint-Jacques de Palos, le Galicien, la

GALERIES MARTINIQUAISES
29
Biscaïenne, louvoyèrent dans la mer des Caraïbes, Christophe
Colomb et ses hardis compagnons de voyage, apercevant la
Martinique, furent complètement séduits, de loin, par la « végé-
tation luxuriante » de Madinina « s'arrêtant au niveau des fo-
rêts, dont la verdure, à cette hauteur, était noyée dans une
teinte vaporeuse, bleuâtre ». Au-dessus des « épais massifs d'ar-
bres séculaires » recouvrant cette zone, s'élevaient « des pics
le basalte et de porphyre » que « de sombres feuillages revê-
taient jusqu'à leurs cîmes aiguës, sur lesquelles s'amassaient
Jes nuages chargés de pluies et d'orages ». L'Amiral « contem-
plait, rêveur, ce magnifique tableau éclairé par la lumière écla-
tante du soleil des tropiques qu'encadrait la mer azurée de
l'Océan équatorial ». L'escadrille s'avança lentement vers « les
côtes sinueuses de l'île encore inconnue, surmontées de leurs
magnifiques pitons ». « Ces admirables pyramides, les plus
hautes de l'île et les plus belles de tout l'Archipel, fixèrent
l'attention de Colomb: c'étaient les pitons du Carbet. » ( 1 )
*
Ainsi, dès l'origine, les beautés naturelles de la Martinique
avaient vivement attiré l'attention des visiteurs. Il n'y a aucun
doute que les charmes et les attraits de ce pays « ensorceleur »
n'aient de tout temps ému l'observateur le plus distrait.
Les Caraïbes, bien avant l'arrivée des Français, avaient tou-
jours été agréablement impressionnés par tout ce qu'ils y
voyaient de grandiose, de féérique et de splendide. C'est pro-
bablement pour cette raison qu'ils le dénommèrent « Madi-
nina », terme qui, dans leur langage, signifiait « l'Ile aux
fleurs ». D'aucuns affirment qu'ils l'appelèrent aussi « Ma da-
nina », vocable qui serait synonyme « d'île fertile et belle
par ses végétaux » ( 2 ) . Suivant la légende, les premiers habi-
tants de l'île considéraient les superbes montagnes du pays
« comme le berceau du genre humain et lorsque les Ygneris,
race primitive, en furent chassés par les Caraïbes, ils en
consacrèrent le souvenir en donnant leur nom aux plus hautes
altitudes où ils allèrent chercher une autre patrie » ( 2 ) .
**
Quel plus bel hommage peut-on rendre à la joie de vivre
dans cette île enchanteresse, que cet éloge échappé de la plume
(1) Histoire Générale des Antilles, par J.-J. Conillac. (Extrait de la
Géographie de la Martinique, par A. Réjon, page 46). Les Pitons du
Carbet (1216 m.) sont moins élevés que le Mont Pelé (1356 m.)
(2) Histoire générale des Antilles, par J.-J. Conillac.

30
GALERIES MARTINIQUAISES
du Père Dutertre, de l'ordre des Pères Prêcheurs: « La façon
d'être du pays est si agréable, la température si bonne, et l'on
y vit dans une liberté si honnête, que je n'ai pas connu un
seul homme ni une seule femme qui en soient revenus, en qui
je n'aie remarqué une grande passion d'y retourner. »
L'opinion du Père Dutertre, exprimée depuis près de trois
siècles, reste toujours vraie. Rares sont les écrivains qui, par-
lant des merveilles de la Martinique, ne citent cette phrase
symbolique de l'auteur de l'Histoire générale des Antilles habi-
tées par les Français
(1667). C'est tout un poème à la louange
de notre « île de soleil et de beauté ».
*
* *
Le Père Labat, qui fut l'un des hommes les plus singuliers
et les plus fougueux de son époque, débarqua ici en 1693 et
n'eut pas, du premier coup, une bonne impression sur le pays.
Il est vrai de dire que le navire sur lequel il était monté
l'avait tout d'abord amené en vue de la région de Macouba,
dans la partie la plus sévère de la côte. « L'île, écrit-il, me
parut une montagne effroyable, brisée partout par des pré-
cipices » (1). Mais le célèbre Dominicain ne tarda pas à être
émerveillé par « la verdure qu'il voyait partout et qui lui parut
à la fois nouvelle et agréable à cette époque de l'année » (2).
*
* *
Deux siècles après le Père Labat, Lafcadio Hearn, qui est
considéré à juste titre comme l'écrivain étranger ayant le plus
parfaitement compris l'âme créole et l'un de ceux qui ont le
mieux goûté et chanté notre ravissante nature tropicale, écri-
vait: «Le temps, la familiarité, n'affaiblissent pas le charme,
ni pour ceux nés parmi ces paysages et qui n'ont jamais
voyagé au delà de leur île natale, ni pour ceux qui connais-
sent également les rues de Paris et celles de Saint-Pierre. »
Ailleurs, l'auteur des Contes des Tropiques nous fait enten-
dre les plaintes nostalgiques d'un écrivain créole « à une épo-
que où la Martinique a été abandonnée par des centaines de
planteurs ruinés, et où la vie paradisiaque de jadis n'était
plus qu'un souvenir qui rendait encore plus amer l'exil ».
Dans un bel élan de lyrisme, cet écrivain créole s'exprime
(1) Nouveau voyage aux « Iles » de l'Amérique (1722, 6 volumes), réim-
primé en 2 volumes (1866-67).
(2) Esquisses Martiniquaises, par Lafcadio Hearn.

GALERIES MARTINIQUAISES
31
ainsi: « Qu'il s'ouvre tout à coup devant vous une de ces vues
ou anses, avec des colonnades de cacaotiers, à l'extrémité de
laquelle vous apercevez la fumée de la cheminée d'une raffi-
nerie de sucre et un hameau de cases; une des scènes les plus
ordinaires: les filets que hissent deux rangées de pêcheurs; le
canot qui attend l'embellie pour se jeter vers la plage; ou un
nègre courbé sous des paniers de fruits et courant le long
de la côte, se rendant au marché; et éclairez tout cela de la
couleur de notre soleil. Quels paysages! O h ! Salvator Rosa!
Oh! Claude Lorrain, que n'ai-je votre pinceau ! Je me souviens
bien du jour où, après vingt années d'absence, je me retrou-
vai en présence de ces merveilles. Je ressens encore le frisson
de joie qui fit trembler tout mon corps — et les larmes qui
me vinrent aux yeux... C'était mon pays, — mon vrai pays qui
m'apparaissait si beau ! »
Dans un autre passage des Contes des Tropiques, Lafcadio
Hearn communique les impressions qu'il a ressenties du haut
de la Montagne Pelée: « La première joie physique de se trou-
ver sur cette cime, dans l'air violet, exalté au-dessus des colli-
nes, céda bientôt devant d'autres émotions qu'inspire l'im-
mense vision et la paix grandiose des hauteurs. Par-dessus
tout, il y a, je crois, la conscience de l'antiquité effrayante de
tout ce que nous contemplons, une sensation pareille peut-
être à celle qui jadis fut formulée par cette question immense,
contenue dans le Livre de Job:
« Fus-tu créé avant les montagnes? »
« Et la multitude bleue des pics, l'assemblée éternelle des
mornes, semblent prendre part au vaste resplendissement,
nous assurant de la jeunesse éternelle de la Nature et de
la permanence calme de ce qui est autour, au delà et au-
dessus de nous. Et un sentiment qui ressemble à la plénitude
d'une grande douleur pèse sur notre cœur... Car tout ce mira-
cle de beauté, toute cette majesté de lumières, de forme et de
couleur, demeurera sûrement toujours aussi merveilleux, bien
après que nous serons étendus pour dormir là où les rêves
ne viennent plus et là où nous ne pourrons plus jamais nous
lever de la poussière de notre repos pour le contempler de
nouveau.»
Toutes ces flatteuses appréciations s'accordent bien avec la
pensée de Cenac Thaly.
*
* *
En 1886, la Martinique eut l'honneur de recevoir la visite
de Ferdinand de Lesseps, le grand Français dont le puissant
génie avait conçu l'idée du percement de l'isthme de Panama.

3 2
GALERIES MARTINIQUAISES
C'était exactement le 10 mars. Le navire Washington jeta
l'ancre en rade de Fort-de-France et parmi les personnages
qui accompagnaient de Lesseps se trouvait G. de Molinari,
délégué du Journal des Débats.
Au cours d'une excursion à Balata, par la route très pitto-
resque de la « Trace », G. de Molinari et Ferdinand de Lesseps
s'extasièrent devant « la puissance de la végétation des tro-
piques » qu'ils observèrent tout autour de la fontaine Absa-
lon. Ils racontent qu'après avoir visité la Jamaïque, l'isthme
de Panama et la côté vénézuélienne, « ils ne se faisaient
pas la moindre idée » de ce qu'ils allaient voir à Absalon.
Il y avait là « des bambous hauts comme des peupliers
et des fougères arborescentes dont les feuilles finement décou-
pées auraient recouvert les larges panaches des palmiers. Une
merveille qui vaudrait à elle seule le voyage des Antilles ! »

Le représentant du grand journal parisien entreprit d'ail-
leurs plusieurs autres promenades à l'intérieur de notre « île
charmante » qu'il compare à un « éden tropical ». Il fut cer-
tainement étonné de la fertilité et de la fécondité de son
sol, puisqu'il déclare « qu'il ne croit pas qu'on puisse trouver
un coin de terre où la nature ait accumulé autant de pouvoirs
productifs » (1).
*
* *
On a vraiment l'embarras du choix, lorsqu'on s'avise de
faire des citations sur la beauté de notre île, « cette oasis de
verdure, perdue dans l'Océan».
C'est Giraud d'Agay qui, dans un admirable quatrain,
s'exalte devant la Martinique en soupirant:
« Du paradis perdu c'est le divin mirage,
« Rien ne peut exprimer le charme du climat,
« Tout est doux souvenir pour le cœur qui l'aima,
« Tout est beau, rayonnant sous ce charmant rivage. »
**
C'est Victor Duquesnay qui célèbre en ces termes son pays
natal:
« Comme une Néréide au soleil engourdie,
« Sur l'onde, en s'enivrant de la brise attiédie,
(1) A Panama, par G. de Molinari (1886).

GALERIES MARTINIQUAISES
33
« Sous le ciel pur, dans le flot clair
« De l'immense Atlantique,
« A l'abri des frissons d'hiver,
« S'étend la Martinique,
« Fraîche oasis de mer (1). »
*
**
C'est M. le D W . Dufougeray, ancien médecin des Troupes
r
coloniales, qui, dans son très intéressant ouvrage « Madinina,
reine des Antilles », s'écrie avec enthousiasme:
« Madinina n'est ni une reine, ni une femme. C'est une île
couleur d'émeraude, dont les hauts sommets volcaniques do-
minent la mer bleue des Antilles, c'est un pays enchanteur
qui séduit et captive ses visiteurs; c'est un coin de terre dont
les habitants, « qu'ils soient blancs comme le jour ou noirs
comme la nuit », ont l'âme française... »
*
**
C'est le délicieux poète Daniel Thaly — un autre fils de
« ce joyau de l'Atlantique » — dont la plupart des poèmes
s'inspirent de son indéfectible et profond attachement pour
son pays d'origine:
« Je suis né dans une île amoureuse du vent,
« Où l'air a des odeurs de sucre et de vanille
« Que bercent, au soleil du tropique mouvant,
« Les flots tièdes et bleus de la mer des Antilles. »
De notre voisine du Nord, la Dominique, où il exerce la
médecine, le D Thaly s'évade à tout instant par la pensée vers
r
« nos mornes » — vers nos « horizons où planent les fré-
gates » — « dans nos forêts pleines de fleurs et d'aromates ».
Cette âme ardente et nostalgique aime écouter
« au pied des noirs volcans
« L'oiseau que la chanson de la nuit accompagne ».
Et le poète est sans cesse assailli par la vision obsédante
de « l'île aux fleurs », et c'est pourquoi, dit-il,
« toujours, mes rêves reviendront
« Vers ces plages en feu, ceintes de coquillages,
« Vers les arbres heureux qui parfument ses monts
(1) La Chanson des Iles (1926).
3

34 GALERIES MARTINIQUAISES
« Dans le balancement des fleurs et des feuillages.
« O charme d'aborder en rêve au sol natal
« Où pleure la chanson des longs filaos tristes,
« Et de revoir, au fond du soir occidental,
« Flotter la lune rose au faîte des palmistes! » (1)
**
C'est Madame Henriette Célarié qui,dans un livre récent ( 2 ) ,
fait allusion à l'aspect si pittoresque, si enchanteur et si sédui-
sant de notre île, qu'elle croit y retrouver le paradis perdu ( 3 ) .
C'est un publiciste anonyme qui, de la campagne riante où
il se repose de ses fatigues, adresse quelques impressions à
un journal local dont « les clartés, dit-il, se répandent dans
nos mornes verdoyants avec une force et une acuité qui agré-
mentent encore le pittoresque et le charme incomparables »
de « son coin de rêve ». En cette période de l'année (4),
ajoute-t-il, « les journées sont ensoleillées et magnifiques, la
nature est merveilleusement belle sous son manteau diapré
où s'irrisent les gais rayons de soleil qui scintillent à travers
les feuilles comme un ruisseau de diamants. Le spectacle qu'of-
fre ainsi la nature est si beau qu'il porte à la méditation et
incline l'âme humaine, imprégnée de beauté et d'infini, à plus
de douceur et plus de bonté. Cette harmonie que réalise la
nature dans ses ressources inépuisables et ses variétés infinies
ne devrait-elle pas être une leçon pour les humains? »
*
**
Ainsi les beautés, les splendeurs, les magnificences que Dame
Nature prodigue sur cette terre tropicale privilégiée et qui
semblent une compensation à nos malheurs et à nos infor-
tunes périodiques transformant trop souvent, hélas! Madinina
en terre d'épouvante, sont « universellement appréciées et cé-
lébrées ». Cette affirmation, énoncée de temps immémorial,
sous des formes variées, par tous ceux qui ont habité et
(1) Extrait de la poésie: L'Ile lointaine (novembre 1907).
(2) Le Paradis sur terre (1930).
(3) Plus récemment encore, une personnalité belge très connue à Fort-
de-France, où. elle exerçait avec sa femme, depuis quelques années, un
commerce important, nous avait déclaré en partant, rentrer définitive-
ment dans son pays. Nous faisant part, dans une lettre datée de Verviers,
1 mai 1931, des souvenirs fort agréables emportés de la Martinique, elle
e r
ajoute, non sans une pointe de regrets et de tristesse: « Je crois que
d'ici quelques mois, nous repartirons pour la Martinique: Paradis ter-
restre ».
(4) Novembre 1930.

GALERIES MARTINIQUAISES
35
connu tant soit peu la Martinique, n'est donc pas le reflet
d'imaginations maladives; elle s'appuie sur des réalités qui
éclatent aux yeux des plus difficiles.
Comment s'étonner, dès lors, que les visiteurs et habitants
de notre petit pays, une fois partis, soient irrésistiblement
hantés par le souvenir des enchantements et des ravissements
qui en constituent la parure naturelle et permanente? Ainsi
s'explique l'envie tyrannique de revoir cette « île de beauté »,
dès qu'on s'en éloigne. Ainsi se comprend, comme dit le Père
Dutertre, « le désir passionné d'y retourner » qu'il avait tou-
jours constaté chez tout homme ou toute femme qui en étaient
revenus.
Et cet état d'esprit, caractéristique des étrangers de pas-
sage ici, est un symptôme qui, remontant aux origines mêmes
de la colonisation de l'île, s'est toujours manifesté avec plus
ou moins de force chez les uns et les autres.
La Martinique tire justement son nom de « Pays des Reve-
nants » du fait qu'elle incite ses visiteurs et ses enfants à y
revenir pour y goûter à nouveau non seulement la douceur
du climat, mais encore les magnificences et les merveilles qui
en font tout le charme et toute la beauté.
« Le doux pays des revenants ! » Telle est l'expression d'une
si heureuse harmonie, par laquelle l'écrivain américain Laf-
cadio Hearn, a résumé la pensée du Père Dutertre et consacré
dans une forme poétique une tendance qui l'avait fortement
frappé.
Dans la remarquable conférence qu'il a développée à l'expo-
sition de Marseille, le 25 septembre 1922, notre distingué com-
patriote M. Th. Baude, officier de la Légion d'honneur, Com-
missaire de la Martinique à l'Exposition Coloniale Interna-
tionale de 1931, n'a pas manqué de faire ressortir, lui aussi, en
formules lapidaires, les puissants motifs qui établissent la
réputation digne d'envie de Madinina.
Renchérissant sur le Père Dutertre et Lafcadio Hearn, il a
dit de notre petite patrie commune:
« La douceur de son climat, la splendeur de sa végétation,
son histoire aux mille péripéties, l'endurance et la proverbiale
hospitalité de ses habitants, tout a contribué à lui donner un
juste renom.
« L'on a raconté que les premiers habitants des Antilles
attribuaient leurs charmes aux filles de la mer qui secouaient
au-dessus des ondes leur chevelure parfumée pour attirer les
pêcheurs au milieu des écueils où elles cachaient leurs palais
enchanteurs et perfides. Mais combien plus puissants et plus
réels sont les attraits qui valent à la Martinique l'attachement
de tous ceux qui l'ont habitée ou visitée ! »

36
GALERIES MARTINIQUAISES
Mais l'expression « Pays des revenants » appliquée à Madi-
nina, est prise dans un second sens.
Le Révérend Père Labat (1), désignait la Martinique par ce
nom en un temps où Von croyait couramment aux fantômes,
aux
« zombis », aux esprits malins, aux « revenants », créés
par l'imagination créole et qu'on évoque encore de nos jours
dans des contes et des chansons populaires du pays.
Ajoutons enfin, que Lafcadio Hearn est, sans contredit,
l'écrivain qui a le mieux dépeint les croyances superstitieuses
de nos populations qu'il a étudiées avec le sens psychologique
le plus pénétrant et le plus avisé (2).
Grâce à lui, on a pu conserver pour être léguées à la posté-
rité, des histoires étranges, des légendes très amusantes, des
traditions bizarres, qui se rattachent au folk-lore particulier de
la Martinique.
On ne peut lire sans un vif mouvement de curiosité, les
aventures légendaires du « Pè Labat », ce moine dominicain
que les mamans d'autrefois invoquaient contre les petits
enfants peu sages et dont le fanal traçait le soir, sur le flanc
du Morne d'Orange, des lueurs effarantes et diaboliques.
L'histoire extraordinaire du « temps coudvent Missié Bon »,
les traits fantastiques attribués aux esprits des Moun-mô, les
récits abracadabrants des hauts faits des Soucouyans, les
exploits terrifiants des guiablesses et des guiables, les trou-
blants mystères des maisons hantées, toutes ces choses stupé-
fiantes et singulières enfantées jadis par l'imagination irraison-
née du peuple, se retrouvent dans l'œuvre de Lafcadio Hearn et
constituent, avec les contes et les chansons créoles, une sorte
de littérature verbale, abondante matière pour les bardes et
les troubadours de notre épopée locale.
(1) Nouveau voyage aux îles d'Amérique (1722).
(2) « Esquisses Martiniquaises » (1889). En dissipant les épaisses ténè-

bres de l'ignorance, l'instruction — très largement dispensée à la Marti-
nique — a fait disparaître toutes ces croyances d'autrefois.

III
LES CARAÏBES
Lorsque d'Enambuc est arrivé à la Martinique, en juillet
1635, il y a rencontré une race d'hommes qui n'étaient autres
que des Caraïbes. Ces hommes, farouches et cruels (1), étaient
les seuls habitants du pays. Originaires de l'Amérique du Sud,
ils s'étaient répandus dans l'île depuis longtemps, après avoir
massacré les Indiens de la tribu des Arawaks ou Taïnos qui la
peuplaient auparavant.
Selon certains auteurs (2), les Arawaks sont venus de la Flo-
ride (Amérique du Nord), en traversant dans leurs pirogues les
bras de mer qui séparent les îles Bahama et celles des Grandes
Antilles. D'autres soutiennent qu'ils sont des émigrants natifs
du Vénézuela et autres régions avoisinantes, et qu'ils ont envahi
les Petites Antilles (2), y compris la Martinique, en franchissant
du Sud au Nord les étroits passages qui les coupent (3).
On assure que les Arawaks passaient pour des êtres d'hu-
meur très pacifique, si bien qu'ils se sont laissés facilement
exterminer par les redoutables guerriers qu'étaient les Indiens
Caraïbes.
Ces derniers avaient cependant ménagé les femmes et les
filles de leurs victimes. D'après une ancienne tradition, le patois
des Arawaks, très doux à l'oreille, se transmettait invariable-
ment de mère en fille, tandis que les Caraïbes enseignaient
(1) Farouches et cruels à l'égard de leurs ennemis.
(2) Histoire naturelle et morale des Iles Antilles de l'Amérique, par
Rochefort (1658). Nouveau voyage aux Iles de l'Amérique, par le Père
Labat (1722).
(3) Ils seraient arrivés jusqu'à Cuba par la Dominique, la Guadeloupe,
la Jamaïque.

38
GALERIES MARTINIQUAISES
leur langue à leurs seuls fils; de telle sorte que les premiers
Européens débarqués dans l'île n'avaient pas été peu surpris
de remarquer une différence de langage entre les représentants
des deux sexes.
Est-il exact que les Arawaks aient été précédés dans l'île par
d'autres peuplades?
D'aucuns affirment que les vrais naturels du pays seraient
des Igneris (1). A en croire d'autres historiens, les autochtones
s'appelleraient Cibouneys (2), lesquels se seraient laissés sup-
planter par les Arawaks. Il n'existe pas de renseignements
précis sur ce point, et la controverse continue...
*
Mais on possède des documents certains sur les Caraïbes.
Il est établi péremptoirement aujourd'hui qu'ils appartenaient
à la race des Indiens Galibis dont le berceau se trouve en Amé-
rique du Sud, au Brésil, dans le secteur du grand fleuve
Amazone.
De nos jours, les Galibis peuplent encore certaines régions de
la Guyane, plus spécialement la vallée de l'Oyapock et celle du
Maroni où il a été possible d'étudier facilement leurs mœurs
et leur genre de vie. De cette étude, on a pu conclure à la par-
faite ressemblance physique et morale que présentent ces
Peaux-Rouges avec les Caraïbes, tels que les dépeignent les
auteurs qui s'occupent d'eux.
Après s'être installés dans les Petites Antilles, proches des
côtes vénézuéliennes, les Indiens Caraïbes, naviguant d'île en
île, sont parvenus à s'implanter par la force à la Jamaïque,
Porto-Rico, Haïti et Cuba. Il est permis de croire qu'ils étaient
de vigoureux rameurs, doublés d'intrépides marins. L'imagi-
nation se représente leurs frêles pirogues bondissant toutes
voiles déployées, avec armes et bagages, contre vents et ma-
rées, sur les flots bleus de l'océan qu'elles devaient sans doute
sillonner avec une singulière fréquence. Que de fois les navi-
gateurs venus d'Europe ne devaient-ils pas les croiser et livrer
bataille à leurs occupants dans ces parages où les Caraïbes
avaient vraisemblablement réussi, depuis longtemps, à impo-
ser leur suprématie aux autochtones insulaires.
Cette considération explique de toute évidence le nom de
« Mer des Caraïbes » attribué à la portion d'eau en ovale que
l'on désigne quelquefois par l'expression plus moderne de
« Méditerranée américaine ».
(1) Géographie de la Martinique, par A. Rejon (1928).
(2) Madinina, par W. Dufougeré (1929).



GALERIES MARTINIQUAISES
39
Quels sont les renseignements qu'on est parvenu à se pro-
curer sur les mœurs et l'existence des Caraïbes qui s'étaient
fixés à la Martinique?
Se logeant dans des « carbets », sorte de paillotes ou cabanes,
construites généralement sur des mornes, les Caraïbes man-
geaient sur des nattes et se couchaient dans des hamacs fabri-
qués avec des fibres de coco ou de coton.
Leur vêtement se réduisait à une « ceinture végétale soute-
nant un léger tablier plus long pour les femmes que pour les
hommes » (1). A ce costume très sommaire, il faut ajouter les
coquillages, les colliers de graines colorées, les plumes d'oi-
seaux, les morceaux d'écaillé de tortue et les arêtes de poisson
qui constituaient leur seule parure.
Mais ils aimaient aussi se tatouer en se servant de roucou,
mélangé avec de l'huile de carapa. Thibault de Chevalon a
écrit que « naissant blancs comme les Européens, ils ne deve-
naient basanés qu'à force de se peindre et de se frotter de
roucou », histoire, peut-être, de protéger leur épiderme contre
l'ardeur du soleil.
Leur chevelure, longue et aplatie sur leur tête, était noire,
tout comme leurs yeux bridés et très vifs; et ils possédaient
une robuste musculature.
Les Caraïbes avaient leur front aplati jusqu'au-dessous des
arcades sourciliaires, dont la protubérance, progressivement
réduite, avait disparu de la face: Ils obtenaient ce résultat en
fixant une petite planchette sur le front de leurs enfants, dès
leur venue au monde. La déformation de l'os frontal s'opérait
au fur et à mesure que les jeunes Caraïbes grandissaient.
Pareille métamorphose avait l'avantage de leur permettre de
regarder facilement dans le sens vertical, sans être obligés de
lever la tête.
On se fait une idée de l'importance qu'attachaient les
ingénieux et rusés Caraïbes à cette particularité, dans un pays
comme la Martinique où vallées profondes, mornes, falaises,
collines et montagnes, se rencontrent si communément!
Vivant du produit de la chasse et de la pêche, ils se livraient
en outre à la culture de la patate, de l'igname (caraïbe), du
manioc dont ils faisaient leur alimentation préférée.
C'étaient plutôt leurs femmes, véritables esclaves, qui effec-
tuaient les travaux agricoles. Eux fabriquaient des paniers
(caraïbes), et des potiches grossières en terre cuite, appor-
taient au foyer poisson et gibier.
Ils pratiquaient la polygamie et la polyandrie ( 2 ) .
(1) Madinina, reine des Antilles, par W. Dufougeré (1929).
(2) Guide du touriste aux Antilles Françaises, par C. Laisant et A. Juva-
non (1913).

40
G A L E R I E S M A R T I N I Q U A I S E S
Les historiens les présentent comme étant mélancoliques,
rêveurs et contemplatifs. On les surprenait en effet, rêvant toute
une demi-journée au bord des cours d'eau, ou perchés, immo-
biles, durant des heures sur quelque éminence du littoral de
la mer.
D'après le Père Dutertre, « ils sont d'un naturel bénin, doux,
affable et compatissant et s'émeuvent jusqu'aux larmes aux
maux de nos Français ». Par contre, ajoute-t-il, « ils sont cruels
à leurs ennemis jurés ». Ils se vengeaient, au besoin, par la
ruse et le poison.
Leur caractère dominant était l'indépendance. Ils n'avaient
jamais accepté d'être soumis aux Européens, préférant la mort
à la servitude.
Ils s'armaient généralement d'un « boutou », espèce de
massue qu'ils attachaient à leur ceinture, d'un arc avec des
flèches, et aussi d'une hache en pierre polie.
Dans les combats, ils se servaient de flèches empoisonnées
avec le suc de certains végétaux. Malheur aux prisonniers qui
tombaient entre leurs mains, car leur cruauté leur interdisait
de leur faire quartier.
Il faut ajouter qu'étant anthropophages, ils mangeaient de
leurs ennemis et trouvaient cela fort juste.
***
Les témoignages émanant des premiers Européens débarqués
à la Martinique ne sont pas tous concordants sur l'accueil que
les Caraïbes leur avaient réservé.
Reçus par eux avec bonté, d'après certains voyageurs (1),
avec des dispositions hostiles selon d'autres, ils donnent des
versions différentes de leurs relations avec ces sauvages. En
tout cas, d'Enambuc, après de l'Olive et Duplessis, ne s'était
point trompé sur leur attitude plutôt belliqueuse, et il avait eu
la précaution de se prémunir contre toute agression de leur
part en édifiant un ouvrage militaire à l'embouchure de la
rivière « La Roxelane ».
Son successeur, Jean Dupont (1635-1636), n'avait pas tardé
à entrer en lutte avec eux. Mais les violentes attaques qu'il
avait essuyées de leur part avaient été brisées au pied du
« Fort », dont le feu meurtrier avait épouvanté et dispersé les
assaillants.
Les successeurs de Dupont n'avaient pas davantage réussi à
(1) « Ils étaient bons, hospitaliers, et leurs maisons restaient ouvertes ».
Guide du Touriste aux Antilles Françaises, par Charles Laisant et Adrien
Juvanon, 1913.

GALERIES MARTINIQUAISES
41
vivre en paix avec les terribles Caraïbes, pour qui toute idée
de domination ou de prédominance quelconque était absolu-
ment insupportable. De là, des hostilités continuelles entre
Duparquet (1636-1658) et ces « indigènes » au tempérament
très fier et très indépendant.
portable. De là, des hostilités continuelles entre Duparquet
(1636-1658) et ces indigènes au tempérament très fier et très
indépendant.
Bientôt, les premiers colons français, poussés par la cupidité,
et désespérés de ne pouvoir courber sous leur joug ces hommes
indomptables, s'étaient avisés d'en finir complètement et impi-
toyablement avec eux. Ils avaient alors organisé, en 1658, une
tuerie générale, à la faveur de quoi aucun Caraïbe n'aurait été
épargné. Du moins, les rares d'entre eux qui avaient pu échap-
per à cet atroce carnage s'étaient réfugiés à Saint-Vincent,
Barbade et Dominique. On dit qu'on peut encore voir, dans
cette dernière colonie, des descendants authentiques de cette
race dont aucune trace, croit-on, n'existe plus à la Martinique.

IV
LE PEUPLEMENT DE LA MARTINIQUE
I.- G É N É R A L I T É S
La politique coloniale de l'ancien régime visait, entre autres
objectifs, au peuplement des colonies. Il fallait en faire « des
terres essentiellement françaises » (1), non seulement pour
l'avantage même des colons et l'enrichissement des hommes
d'affaires de la Métropole qui avaient investi des capitaux dans
les entreprises coloniales, mais encore pour le progrès de
la navigation et le développement du commerce maritime, pour
le prestige et la prospérité générale de la France.
Ce principe étant admis, on songea naturellement à recruter
le plus possible de Français en vue de peupler les territoires
coloniaux. Aussi, les Grandes Compagnies privilégiées, aux-
quelles la royauté accordait des chartes de concession,
avaient-elles pour principale obligation d'amener des colons
dans les établissements d'outre-mer.
Voici ce que dit à ce sujet M. Arthur Girault, jurisconsulte
éminent:
« La nature même de leurs privilèges devait tout d'abord
pousser les Compagnies à attirer des colons. Le colon, en effet,
était l'être désiré, le client nécessaire pour que la Compagnie
pût tirer profit de son privilège.
« Il fallait des colons pour cultiver, affermer ou acheter les
terres dont la Compagnie avait acheté la concession. Plus ils
étaient nombreux, plus grande était entre eux la concurrence,
plus grands, par conséquent, les profits de la Compagnie. D'un
autre côté, c'est le colon qui produit et qui consomme.
(1) Principes de colonisation, par A. Girault.

GALERIES MARTINIQUAISES
43
« Le mouvement commercial avec la Mère patrie, dont la
Compagnie avait le monopole, était d'autant plus considérable
que les producteurs et les consommateurs étaient plus nom-
breux dans la colonie. Aussi les Compagnies se disputaient,
s'arrachaient les colons. » (1)
II — DES GRANDES COMPAGNIES DE COLONISATION
Avant d'entrer dans le détail du peuplement des colonies,
et en particulier de la Martinique, jetons un coup d'œil sur
la formation et les buts des Grandes Compagnies de coloni-
sation.
Ces puissantes sociétés que Richelieu, « Grand maître, chef
et surintendant général de la navigation et du commerce de
France », contribua fortement à fonder, en apportant le con-
cours très large de la royauté, prirent naissance sous l'empire
de la préoccupation où l'on se trouvait de travailler à l'agran-
dissement de la France
par la création des colonies, lesquelles
étaient alors traitées comme des « prolongements de la mère
patrie au delà de l'océan ».
C'est cette considération qui permet d'expliquer les noms
de Nouvelle France (Acadie et Canada), France Septentrionale
(région des Grands Lacs), France Méridionale (Louisiane),
France Orientale (Madagascar). Les Antilles et la Guyane
étaient dénommées France Equinoxiale. L'ensemble de tous
ces vastes domaines formait la France d'outre-mer.
Il s'avéra que les Grandes Compagnies privilégiées ne pou-
vaient avoir de chances de succès qu'avec le concours effectif
du roi; c'est la preuve qu'il n'était pas facile de se procurer
des actionnaires à une époque où les capitaux se faisaient à la
fois « rares et timides » (1). Il était indispensable de déployer
« une habileté consommée, égale à celle de nos grands lanceurs
d'affaires d'aujourd'hui ». (1)
Pour multiplier le nombre des actionnaires, toutes les clas-
ses sociales furent mises à contribution. Les courtisans qui
avaient, par cette occasion, le moyen de plaire au roi et de
faire leur cour; les riches représentants du clergé et de la
noblesse qui avaient su obtenir dans les chartes, pour la réus-
site de ces entreprises, des exceptions à la dérogeance; les
bourgeois, alléchés par la perspective de parvenir à l'anoblis-
sement.
Il existait d'ailleurs de véritables mises aux enchères des
(1) Principes de colonisation, par A. Girault.

44
GALERIES MARTINIQUAISES
lettres de noblesse (1). On devine si, par ce moyen, les sous-
criptions atteignaient des sommes élevées et si, du même
coup, il devenait aisé,à belles pièces sonnantes et trébuchan-
tes, d'acquérir les titres de chevaliers, barons, marquis, comtes
et autres spécimens de qualifications nobiliaires.
Les étrangers mêmes pouvaient souscrire avec promesse de
devenir Français après vingt ans et renonciation par la cou-
ronne au droit d'aubaine.
Il n'est pas jusqu'à l'insaisissabilité des capitaux engagés
qui ait été garantie pour vaincre les hésitations.
Un épisode assez curieux de l'histoire de la Compagnie des
Indes Orientales (1664) mérite d'être rappelé.
Il s'agissait de « capter l'argent du public » Dans la cir-
constance, le roi de France se conduisit à peu près comme
procèdent de nos jours les hommes de Bourse.
Une formidable publicité commença par tenir les intéressés
en haleine. Une brochure, inspirée par Louis X I V à l'acadé-
micien Charpentier, fut mise en circulation. Elle était inti-
tulée: Discours d'un fidèle sujet du Roi touchant l'établisse-
ment d'une Compagnie Française pour le commerce des Indes
Orientales.

Des personnes de confiance furent chargées de piloter l'opé-
ration.
M. Arthur Girault écrit à ce sujet: « Des procédés de publi-
cité dignes d'un Barnum; l'argent prêté par le roi à la Com-
pagnie, chargé sur un chariot et parcourant les rues de Paris
sous escorte et à son de trompe. Joignez à cela une pression
officielle éhontée: lettre-circulaire du Roi aux municipalités
pour engager les villes à souscrire, lettres de rappel mena-
çantes adressées par Colbert aux fonctionnaires qui tardent
à apporter leur argent. Tous les moyens étaient bons pour arra-
cher les souscriptions. »
On peut induire de ce qui précède que la création des Com-
pagnies fut plutôt l'œuvre de la royauté que celle de l'initia-
tive privée, politique commode de la part de l'Etat « pour
coloniser sans bourse délier. »
Les rapports de la Compagnie avec la royauté étaient ceux
d'un vassal vis-à-vis de son suzerain.
La Compagnie était considérée, en quelque sorte, comme
un grand seigneur avec ses terres, ses châteaux forts et les
autres attributs de la féodalité.
(1) « C'est ainsi que Richelieu mit à la disposition de la Compagnie des
Cent Associés (art. 15), douze lettres d'anoblissement signées en blanc,
qui, évidemment, étaient en fait réparties entre les plus gros souscrip-
teurs ». (Principes de colonisation, par A. Girault.)

GALERIES MARTINIQUAISES
4 5
Les privilèges octroyés par le roi comportaient « la souve-
raineté et la propriété des territoires » à coloniser et dont les
limites étaient précisées dans le titre ou charte de concession.
Cet avantage primordial entraînait le droit pour la Compa-
gnie concessionnaire d'entreprendre la culture des terres à son
profit ou de les vendre. Elle pouvait aussi, moyennant rede-
vance, les concéder aux tiers.
De plus, tout le commerce de la colonie se trouvait mono-
polisé entre ses mains. Quant aux marchandises exportées de
la colonie en France, elles bénéficiaient de l'exemption des
droits de douanes en entrant dans les ports de la Métropole.
Par réciprocité, les produits du royaume pénétraient en fran-
chise dans la colonie.
Le monopole commercial était le but capital pour les Com-
pagnies dont l'objectif essentiel consistait à fonder des comp-
toirs
et à troquer des marchandises avec les indigènes. L'ex-
ploitation des colonies d'Asie et d'Afrique avait lieu en con-
formité de cet objectif, tandis que la propriété du sol était
à la base des préoccupations des Compagnies qui voulaient
créer des colonies de peuplement.
La Martinique et toutes les possessions françaises d'Amé-
rique appartenaient à cette dernière catégorie de colonies.
*
**
Si les Compagnies jouissaient d'importants privilèges, elles
étaient tenues, par contre, à certaines obligations. Ainsi, elles
devaient prendre les dispositions nécessaires pour « assurer
la sécurité extérieure et intérieure de la c o l o n i e » .
En conséquence de cette obligation, la royauté leur délé-
guait des « attributs de la souveraineté » qui leur permettaient
de lever des troupes, construire des forts et rendre la justice.
Une de leurs principales obligations, avons-nous dit, consis-
tait à déployer les plus grands efforts pour peupler la colonie.
De même, elles avaient le devoir d'imposer la religion catho-
lique à la population indigène.
Ce système de colonisation n'était pas spécial à la France.
Toutes les autres puissances colonisatrices en usaient. On
reconnaît cependant que notre Métropole avait un plus grand
nombre de Compagnies qu'elles. Et, d'autre part, ces impor-
tantes sociétés avaient, davantage en France qu'ailleurs, obtenu
« les privilèges les plus étendus et l'appui le plus énergique ».

46
GALERIES MARTINIQUAISES
Il est juste de reconnaître que c'est surtout aux Grandes
Compagnies privilégiées que la France doit d'avoir créé ses
vieilles colonies. Mais ces organismes devaient fatalement deve-
nir inutiles à un moment donné et s'éliminer d'eux-mêmes. L e
même phénomène s'accomplit dans les pays étrangers.
Il va sans dire que les actionnaires étaient surtout préoc-
cupés de la perspective d'encaisser des dividendes. Aussi, les
conflits n'étaient-ils pas rares parmi eux.
Quand les colonies acquirent un certain développement,
elles se rendirent compte que les Compagnies n'étaient plus
pour elles « qu'un rouage encombrant ».
Nuisibles à l'évolution naturelle de ces colonies, gênantes
pour le commerce métropolitain, ruineuses pour elles-mêmes,
les Grandes Compagnies privilégiées, qui avaient rendu d'inap-
préciables services au début de la colonisation, n'avaient plus
de raison d'être dans la suite.
L'étroitesse de vues, la rapacité et la corruption de la plu-
part des actionnaires, achevèrent de les discréditer et de les
précipiter dans la débâcle. On s'aperçut bientôt que leur dis-
parition fut pour les colonies une cause de rapide dévelop-
pement et de grande prospérité.
III. — A R R I V É E DES PREMIERS FRANÇAIS
A L A M A R T I N I Q U E
Les îles des Antilles, placées entre les 11 et 18 degrés de
e
e
latitude nord, avaient été concédées à la Compagnie de Saint-
Christophe,
créée le 30 septembre 1626. Ce privilège fut renou-
velé en 1635 et en 1642.
C'est donc la Compagnie de Saint-Christophe ou des Iles
d'Amérique, qui eut à pourvoir la Martinique de ses premiers
colons. Nous avons rappelé précédemment les conditions dans
lesquelles d'Enambuc, agissant avec l'appui de Richelieu et
aussi, sans doute, à l'instigation de la Compagnie de Saint-
Christophe, avait réussi, le 25 juillet 1635, à fonder un pre-
mier établissement à l'embouchure de la Roxelane, à l'endroit
où devait s'épanouir plus tard la belle cité de Saint-Pierre,
disparue dans la tourmente du 8 mai 1902.
La Compagnie était tenue d'y amener « 400 colons en 20
ans » (1). Dès 1642, elle avait déjà réussi à y introduire plus
de 7.000(1).
(1) Principes de colonisation, par A. Girault.

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4 7
Il est intéressant d'observer que les chartes de concession
prévoyaient des avantages spéciaux au profit des expatriés.
C'est ainsi que l'Etat leur garantissait, ainsi qu'à leurs des-
cendants, la conservation de leur qualité de Français. On
accordait des titres de noblesse « aux bourgeois qui allaient
fonder aux colonies des établissements agricoles importants ».
Des « lettres de maîtrise » étaient offertes aux artisans, plus
exactement aux compagnons, qui consentaient « à exercer un
certain temps aux colonies » ( 1 ) .
*
**
On n'était pas à bout de moyens pour décider les Français
à s'éloigner vers les Iles et à s'y maintenir. Il était de bon
ton, par exemple, de « porter les habitants des colonies au
mariage » et pour favoriser cette tendance, fort louable, des
récompenses étaient attribuées aux « pères de plus de dix
enfants » ( 1 ) . Cet encouragement aux familles nombreuses de
l'époque n'était pas sans produire des résultats. On donnait
« aux garçons de 20 ans et au-dessous, et aux filles de 16 ans
et au-dessous, 20 livres le jour de leurs noces comme présent
du Roy » ( 1 ) .
Comme on eut même l'idée à un moment donné « d'expé-
dier d'autorité en Amérique du Nord des soldats et des filles
qui se mariaient ensuite » ( 1 ) , il n'est pas improbable que la
Martinique fût servie de la même façon. Des historiens racon-
tent même qu'à la fin de son règne, Louis X I V s'était beau-
coup scandalisé du libertinage et des mœurs par trop licen-
cieuses des jeunes gens du cru appartenant à « la belle race
caucasique » et avait voulu inciter ces célibataires à conserver
la pureté de leur sang par le mariage avec des personnes de
leur catégorie ethnique. C'est en conséquence de cette politi-
que démographique que le Roi Soleil avait dirigé d'office aux
« Isles » le produit des rafles de filles effectuées de nuit dans
certaines villes de France par une police spéciale.
*
**
Les Compagnies employaient encore une tactique très ingé-
nieuse pour obtenir des colons parmi les ouvriers et paysans.
Leurs agents d'émigration organisaient une propagande in-
tense dans une région déterminée (Bretagne, Normandie, Pyré-
nées...), ou dans une ville (Dieppe, Havre, Saint-Malo...). Là,
(1) Principes de colonisation, par A. Girault.

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GALERIES MARTINIQUAISES
parents et amis, alléchés par les avantages promis, « s'entraî-
naient les uns les autres » (1) et ceux qui étaient gagnés à la
bonne cause parvenaient à faire fléchir les résistances des
voisins qui, à leur tour, tenus en haleine par les mirobolantes
promesses des Compagnies, attiraient dans l'aventure colo-
niale d'autres compatriotes.
Ce dernier mode de recrutement était des plus efficaces.
Souvent les gens d'une même ville ou d'une même province
qui consentaient à s'en aller de la sorte, donnaient « à la
région où ils se fixaient — en souvenir de leur origine — le
nom de la province ou de la ville qu'ils venaient de quitter »
dans la Métropole (1).
**
Mais il ne suffisait pas d'avoir des colons. Les Compagnies
devaient leur fournir une main-d'œuvre abondante pour l'ex-
ploitation des terres.
On donna le nom d'engagés aux travailleurs qu'elles intro-
duisirent de ce fait aux colonies. Ces travailleurs métropoli-
tains s'engageaient du reste pour trois ans. D'où le sobriquet
de trente-six mois sous lequel on les désignait. La Compa-
gnie s'obligeait à les transporter gratuitement, à les loger,
les nourrir, les vêtir, les entretenir et les soigner, moyennant
quoi les engagés devaient
« travailler pour le compte de la
Compagnie ou d'un planteur pendant les trois ans ».
Au cours de ce laps de temps, ils étaient tenus de s'habituer
à la vie coloniale et au climat; voilà pourquoi ces gaillards
n'étaient pas choisis au hasard. « Agés de 18 à 40 ans, ils
devaient réunir certaines conditions de taille et de force phy-
sique. » Ils étaient obligés d'étudier les produits du sol et leur
culture. Ils acquéraient peu à peu, par conséquent, les apti-
tudes nécessaires « pour faire un excellent colon » et, finale-
ment, après les trois ans, « ils devenaient propriétaires à leur
tour » puisqu'alors la Compagnie leur accordait des con-
cessions de terre « en bois debout sur les hauteurs », pou-
vant aller de 10 arpents ou 5 hectares, à 25 hectares. Les con-
cessions étaient choisies dans les régions non défrichées.
Les nouveaux planteurs obtenaient de grandes facilités pour
se libérer envers la Compagnie concessionnaire.
*
**
La royauté ne négligeait rien pour remplacer par de nou-
veaux engagés ceux qui avaient accompli leurs trois années,
(4) Principes de colonisation, par A . Girault.

GALERIES MARTINIQUAISES
49
soit qu'ils restassent à la colonie comme colons, soit qu'ils
revinssent définitivement en France, comme c'était leur droit.
On faisait notamment obligation aux navires se rendant
aux colonies d'emmener « un nombre d'engagés proportionné
à leur tonnage », sous peine d'une amende de 60 livres pour
«chaque engagé que le vaisseau n'emmenait pas » .
Le fait que Louis X V décida, en 1719, que « vagabonds et
gens condamnés aux galères seront transportés aux colonies
pour y servir d'engagés », est un symptôme qui ne laisse
aucun doute sur les dispositions de la couronne à cet égard (1).
D'autre part, des mesures avaient été prises en vue « d'im-
poser aux planteurs une certaine proportion d'engagés ». Par
exemple, il fallait employer « un engagé pour vingt nègres,
quelquefois p l u s » . C'est en 1738 qu'on cessa de faire venir
des engagés à la Martinique (2).
La politique de l'ancien régime, en matière de peuplement
des colonies, est souvent évoquée par ceux qui ont à se plain-
dre des méthodes modernes appliquées au domaine colonial
nouvellement acquis. Le mécontentement des coloniaux d'af-
faires peut se résumer ainsi:
« Le nouveau colon, trop souvent mal vu, victime de toutes
sortes d'humiliations, de formalités et de retards, presque
traité en suspect par des fonctionnaires qui se figurent qu'il a
dû commettre quelque méfait pour s'expatrier et qui n'ont
aucun intérêt personnel au développement de la colonie, finit
trop souvent par se décourager au bout de peu de temps et
par demander son retour. »
*
**
Une erreur communément répandue est celle qui consiste à
affirmer que les colonies en général, et la Martinique en par-
ticulier, avaient été surtout le refuge des cadets de famille
qui, « privés de leur part d'héritage par le droit d'aînesse,
étaient allés chercher fortune au loin » (3). De là, à insinuer
que « les règles du code civil sur la réserve et le partage forcé
seraient cause du peu de goût » que montrent les « généra-
tions actuelles pour l'émigration », il n'y avait qu'un pas. (3)
La vérité historique sur ce point est connue. On sait main-
tenant de manière irréfutable que la plupart des fils de famille
ou cadets de noblesse trouvaient en France même des débou-
chés certains et suffisants, soit dans l'armée, soit dans les
(1) Madinina, reine des Antilles, par W. Dufougeré (p. 28), édition 1929.
(2) Guide du touriste aux Antilles Françaises, par Ch. Laisant et A .
Juvanon (1913).
(3) Principes de colonisation, par A. Girault.
4

50
GALERIES MARTINIQUAISES
ordres. Ce ne sont donc pas eux qui peuplèrent les colonies.
Il est définitivement établi qu'ils ne fournirent qu'un très
faible contingent de colons.
Un coup d'œil jeté sur les registres des émigrants permet-
trait de se rendre compte que la très grosse majorité de « ceux
qui s'expatriaient appartenait au peuple proprement dit » (1).
Mais beaucoup d'entre ces roturiers, dit Girault, une fois
établis aux colonies, ne se gênaient point pour s'attribuer des
titres de noblesse. Les usurpations de noms ou de particules-
étaient faciles. Il ne faut pas oublier, au surplus, que les
Compagnies privilégiées avaient le pouvoir de créer des titres
et elles étaient loin de laisser lettre morte, cette prérogative
attachée à leur charte de concession.
En général, les représentants de la noblesse proprement
dite ne venaient guère aux colonies. En matière coloniale,
leur rôle se bornait à acheter des terres « qu'ils faisaient gérer
de loin ».
L'absentéisme était, pour eux, la règle.
* *
Les engagés venus à la Martinique étaient des émigrants
d'une condition modeste. L'expression petits-blancs qui leur
était appliquée indiquait bien leur infériorité sociale.
L'habitant, par rapport à l'engagé, était le colon français
qui s'expatriait à ses frais. Il se rendait acquéreur d'un
domaine ou habitation, employait des engagés qu'il amenait
de France ou que la Compagnie mettait à sa disposition.
De condition sociale supérieure à celle de l'engagé, on le
désignait par opposition à celui-ci sous le nom de grand-blanc.
Il s'appelait également planteur.
Les « habitants » portaient, en outre, dans chaque colonie des
noms particuliers. A la Martinique, on les dénommait « ces
Messieurs » ; à la Guadeloupe, « les Bourgeois » ou « les Bon-
nes gens » ; à Saint-Domingue, « nos Seigneurs » (1).
Indépendamment des colons et des engagés, la population
européenne comprenait aussi des flibustiers et boucaniers.
Cette catégorie de blancs, dont l'esprit d'indépendance était
notoire, se livraient habituellement à la piraterie contre les
Espagnols, les Anglais, les Portugais et les Hollandais.
Leurs prises n'étaient pas sans profit pour la Compagnie et
le Roi. Au reste, ils ne dédaignaient pas de s'adonner à la
culture lorsqu'ils n'écumaient pas les mers.
(1) Principes de législation, par A. Girault.

GALERIES MARTINIQUAISES
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IV. — I M P O R T A T I O N DES NOIRS
Mais la mise en valeur de la Martinique, comme celle des
autres colonies françaises, ne fut pas l'œuvre des seuls blancs,
colons, engagés ou autres.
Si beaucoup de travailleurs européens moururent au début
de la colonisation « victimes du climat et des fièvres » (1), il
y a lieu de tenir compte de ce qu'un grand nombre d'entre
eux se firent rapatrier, pour une raison ou pour une autre,
principalement à l'échéance de leurs trente-six mois de séjour.
Autre chose. On ne conteste pas que des engagés fussent
souvent « fort maltraités » (1), ce qui rendait le recrutement
de ces hommes « de plus en plus difficile » en France (1).
En sorte que la source du peuplement des Antilles par des
engagés volontaires se trouva en fait tarie depuis 1738 (2),
un siècle après la prise de possession de la Martinique par
Pierre Belain d'Enambuc.
On ne pouvait songer à abandonner le pays par défaut
de main-d'œuvre. Cette éventualité était devenue d'autant
moins probable que la traite des noirs battait déjà son plein
depuis la fin du XVIe siècle. Les engagés métropolitains furent
tout simplement remplacés par des esclaves noirs, importés
du continent africain et vendus aux colons. Ces Africains
réduits en esclavage furent bientôt les seuls à travailler la
terre à la Martinique.
C'est pendant le règne de Duparquet, neveu du corsaire
d'Enambuc et propriétaire de l'île de 1650 àl658 (époque
à laquelle cette odieuse institution, sous l'empire du progrès
moral et social, venait précisément de disparaître chez les
nations civilisées), qu'eut lieu l'introduction des premiers
esclaves noirs dans l'île (3).
Ne parvenant pas à dominer les Caraïbes qu'il fit décimer
(1658), convaincu, en outre, de l'insuffisance du recrutement
des engagés français et des médiocres résultats obtenus avec
leur faible contingent, il préconisa et favorisa l'importation
des noirs. Ce honteux régime commença donc à fonctionner
à la Martinique longtemps avant la cessation de l'embauchage
des engagés (1738).
(1) Précis d'histoire de la Martinique, J. Rennard.
(2) Guide du touriste aux Antilles Françaises, par Ch. Laisant et A.
Juvanon (1913).
(3) Avant d'être propriétaire de l'île, du Parquet en avait été Gouverneur
depuis 1637, au départ de Dupont capturé en mer par les corsaires espa-
gnols. Il resta donc ici une vingtaine d'années.

5 2
GALERIES MARTINIQUAISES
V . — BRÈVE INCURSION DANS L'HISTOIRE
DE L'ESCLAVAGE
Il n'est pas inutile de faire ici une petite incursion dans
l'histoire de l'esclavage.
Si l'on remonte à travers les âges jusqu'au début même
de la formation des premiers embryons des sociétés humaines,
on constate que l'esclavage fut la conséquence d'une nécessité
économique.
L'histoire philosophique de l'esclavage prouve, en effet, que
l'homme étant obligé de déployer un effort physique pour
travailler, c'est-à-dire pour se procurer tout ce qui était néces-
saire à sa subsistance, ne trouva rien de plus simple et de
plus commode que de réduire en servitude, pour des fins de
cette nature, les prisonniers qu'il capturait à la guerre et
sur lesquels il avait, croyait-il, droit de vie et de mort. Au
lieu de tuer l'ennemi, on le garda pour le faire travailler. Le
caractère universel d'une telle conception montre jusqu'à quel
point elle paraissait naturelle.
Toutes les races primitives adoptèrent, par conséquent, l'es-
clavage comme moyen propre à produire des richesses. Il
n'est pas une seule collectivité humaine qui échappât à cette
monstrueuse pratique et, partout, sur toute la surface du
globe, des classes asservies furent contraintes, sous peine de
mise à mort, de vivre sous la complète dépendance des classes
dites supérieures.
De la nécessité économique à la nécessité sociale, il n'y
eut qu'un pas. L'on en vint à considérer cette institution inique
(produit de la violence, résultat de la raison du plus fort)
comme un état absolument indispensable à l'existence et au
développement des communautés humaines.
L'homme réduit en esclavage était, suivant Aristote, « un
instrument vivant, une propriété animée, absolument comme
une bête de somme ». C'était la chose du maître.
*
**
Mais, au fur et à mesure que la conscience individuelle se
dégageait de sa gangue ancestrale, émergeait de la barbarie
et s'élevait au-dessus de la vulgarité et des grossières satisfac-
tions de la vie matérielle, l'esclavage apparaissait de plus en
plus comme un régime intolérable, un état social incompa-
tible avec la dignité de l'homme, un crime de lèse-humanité.

GALERIES MARTINIQUAISES
53
Les protestations, timides d'abord, se faisaient jour dans
les écrits des philosophes et des écrivains que n'obscurcis-
saient pas les doctrines néfastes et les théories invraisembla-
bles de l'antiquité, car quel que soit l'entêtement que l'on
affiche à entretenir certaines prétentions injustes et inhumai-
nes, il arrive un moment où leur légitimité ne peut manquer
d'être sérieusement mise en question.
On admet que Jésus a implicitement condamné l'esclavage
en proclamant à la face du monde le principe de la fraternité
humaine. Mais on ne trouve dans l'Evangile aucune désap-
probation de la possession de l'homme par l'homme.
Les disciples de Jésus ne l'ont pas fait davantage.
Attaqué dans ses fondements, l'esclavage subit peu à peu
les assauts répétés des amis et défenseurs de la liberté. Sénè-
que ébranla ses compatriotes par son judicieux raisonnement:
« La nature nous a créés parents puisqu'elle nous a formés
des mêmes éléments et pour les mêmes destinées; elle a mis
en nous un mutuel amour et nous a faits sociables...». Que
ce vers soit dans tous les cœurs, comme dans toutes les bou-
ches: Homo sum, humani nihil a me alienum puto (Je suis
homme et rien de ce qui est humain ne m'est étranger).
Pétrone, contemporain de Sénèque, prit également la dé-
fense des esclaves sur lesquels pesait un mauvais destin.
Dans les Institutes, Justinien souligna avec force l'iniquité
qui consistait à réduire les prisonniers de guerre en esclavage:
« Le droit de légitime défense peut nous donner celui de tuer
notre semblable; mais ce droit de tuer cesse avec celui de
légitime défense, c'est-à-dire au moment où l'ennemi étant
réduit à l'impuissance ne peut plus vous nuire. » Il contesta, en
conséquence, la légitimité de l'esclavage, basée précisément
sur le droit de tuer les prisonniers de guerre.
Une autre considération vint renforcer la lutte contre le
régime de l'esclavage: ce fut la réhabilitation du travail. Elle
part du principe que l'esclavage tendait à déshonorer le tra-
vail. Par conséquent, le travail servile devait être évincé de
l'économie sociale.
Enfin, l'esclavage disparut avec l'ancien monde, vers la fin
du XVI siècle. Il fut justement flétri, condamné et rejeté de
e
la société, comme étant absolument incompatible avec les
conceptions de l'homme dans l'état de civilisation supérieure.
*
* *
L'histoire positive de l'esclavage indique les sources aux-
quelles les esclaves de l'antiquité étaient puisés: la guerre, la
piraterie, le commerce, la vente aux enchères, la naissance.

54
GALERIES MARTINIQUAISES
On pouvait aussi être réduit à la condition d'esclave par suite
de certaines dispositions légales.
La vente était assurément le moyen le plus généralement
adopté pour en procurer à ceux qui en désiraient.
Athènes s'était rendu célèbre par l'importance de ses mar-
chés d'esclaves.
A Rome le trafic de la chair humaine avait pris des propor-
tions fantastiques. D'ailleurs, dans tout l'Empire, la traite
des blancs et des noirs sévissait avec une intensité inouïe. Elle
faisait la fortune des pirates et des maquignons.
Les esclaves d'une grande beauté étaient d'un prix élevé.
On payait très cher, par exemple, « les femmes esclaves dont la
beauté pouvait faire espérer des profits au maître qui vou-
laient les livrer à la prostitution ».
Les esclaves étaient astreints à toutes sortes de travaux,
aussi bien les travaux agricoles que les travaux d'art et les
travaux domestiques.
Le nombre des esclaves n'avait jamais été aussi grand qu'à
Rome, aux derniers temps de la République et de l'Empire.
Il résulte cependant du cens établi en l'an 309 av. J.-C. par
l'archonte Démétrius de Phalère qu'il y avait dans l'Attique
21.000 citoyens libres, 10.000 métèques, pour 400.000 esclaves.
L'Etat lui-même achetait des esclaves pour l'accomplisse-
ment de certains travaux.
La condition des esclaves fut bien meilleure en Grèce qu'à
Rome.
On reconnaissait l'esclave à sa chevelure courte.
Parmi les punitions qui leur étaient réservées, il y avait les
coups de fouet et de bâton, le travail de la meule, la torture, la
mutilation, la mort. L e maître pouvait « marquer d'un fer
chaud au front ceux d'entre eux qui s'étaient enfuis ou qui pro-
venaient de pays barbares ».
Il n'était pas rare de les voir se révolter en signe de protes-
tation contre les mauvais traitements qu'ils subissaient.
L'affranchissement par les maîtres, le rachat, étaient les
moyens ordinaires par quoi ils étaient rendus à la liberté.
V I
DECOUVERTE DE L'AMERIQUE E T R E S T A U R A T I O N
DE L'ESCLAVAGE
Il demeure entendu que l'esclavage antique, considéré avec
raison comme crime de lèse-humanité, cessa d'exister dans le
Vieux Monde vers la fin du XVI siècle.
e

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55
C'est justement à l'époque même où l'on espérait le voir à
jamais disparaître qu'il refleurit avec une intensité redoublée
dans le Nouveau Monde, et comment?
Les Espagnols et les Portugais s'étaient rués sur l'Amérique
qui venait d'être découverte et avaient traité les Indiens
Peaux-Rouges avec une telle cruauté que ces malheureux
autochtones, réduits d'ailleurs en servitude, étaient devenus
incapables de déployer l'énergie nécessaire à la culture du sol.
C'est alors que les Portugais, les premiers, eurent recours
aux Africains pour remplacer les Peaux-Rouges défaillants.
Ils importèrent dans leurs colonies des captifs provenant de
la côte du continent noir.
Il est vrai de dire que les peuplades africaines vivaient dans
un état de barbarie ancestrale.
Le plus ardent protagoniste de l'utilisation des esclaves
nègres dans les colonies américaines fut un nommé Barthé-
lémy de Las Casas (1474-1566), prélat espagnol, né à Séville.
L'histoire lui sait gré d'avoir énergiquement défendu les natu-
rels du Nouveau Monde contre les intrépides conquistadors.
Mais, pour suppléer les Peaux-Rouges, affaiblis et avilis, il ne
trouva rien de mieux que de recommander chaudement
l'importation des nègres en Amérique, en vue de l'exploitation
des immenses domaines de ce pays neuf.
« Le subterfuge ingénieux et cruel qui consistait à présenter
les noirs comme membres d'une autre race, enfants d'une
famille maudite, inférieurs aux blancs et destinés à les servir,
a eu un succès universel ».
L'opinion publique mondiale étant ainsi travaillée, l'atmo-
sphère désirée étant créée, on ne fut pas long à faire table rase
de tout scrupule, de toute générosité de cœur, de tout esprit
chevaleresque, de toute humanité, de toute noblesse de senti-
ment, pour sacrifier la race noire à la rapacité et à la cupidité,
à la cruauté et à l'esprit de domination des exploiteurs à tous
crins de toutes les terres d'Amérique.
Les Espagnols, dans la course aux esclaves, étaient devenus
les Romains du moyen âge et du monde moderne. Le roi d'Es-
pagne lui-même, Ferdinand, fit transporter, en 1511, dans ses
« propriétés transatlantiques », des milliers de captifs achetés
sur la côte d'Afrique.
Le commerce des esclaves se développa considérablement et
rapidement. On estime à près de quarante millions le nombre
de ceux qui, pendant trois siècles, furent arrachés aux côtes
africaines et transportés sur divers points; mais ce chiffre
s'amoindrit en cours de route par des décès qui le réduisirent
de 20 % environ.

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GALERIES MARTINIQUAISES
VII. — L'ESCLAVAGE A L A M A R T I N I Q U E
Les Français, suivant l'exemple donné par les Espagnols,
les Portugais et les Anglais, réclamèrent des esclaves noirs
pour la mise en valeur de leurs domaines coloniaux. Et c'est
ainsi que la Martinique n'eut rien à envier sous ce rapport aux
autres îles des Antilles et à l'Amérique.
Nous rappelons que l'île était au pouvoir de Du Parquet
lorsque les premiers esclaves y furent amenés. Ces captifs pro-
venaient des prises réalisées par les flibustiers sur les vaisseaux
espagnols, des achats clandestins effectués aux mains des né-
griers hollandais, ou des importations frauduleuses opérées
par des navires français, jusqu'au jour où l'on parvint à
arracher au cardinal de Richelieu, au moyen d'arguments spé-
cieux, l'autorisation de faire le commerce des noirs.
L'approbation de l'autorité ministérielle n'était d'ailleurs
qu'une simple tolérance; car « il n'existe aucun acte de la
puissance royale sous Louis X I I I qui ait légalement autorisé
une pareille violation des lois divines et humaines » (1).
C'est donc sous une apparence de légalité que s'accomplis-
sait tout d'abord cet odieux trafic de bétail humain.
Le premier texte autorisant légalement la traite vit le
jour le 26 août 1670. C'est un arrêt du Conseil, signé de
Colbert, et accordant une prime à l'importation des « bois
d'ébène». Deux ans plus tard, le 13 janvier 1672, parut une
ordonnance « accordant une prime de dix livres au négociant
et de trois livres au capitaine, par tête de noir amenée
d'Afrique aux Iles » (2).
Tantôt monopolisée par les.Compagnies, tantôt librement
exercée par des armateurs (3), la traite, « objet de faveurs
constantes de la part du Gouvernement jusqu'à la Révolu-
tion », était devenue une pratique très courante.
C'était la planche de salut pour le peuplement et l'exploi-
tation des colonies: « Des nègres et des vivres pour les nègres,
s'écriait Dubuc (Lettres critiques à M. Raynal), voilà toute
l'économie des colonies! » (2).
(1) Mémoire justificatif d'Isambert.
(2) Principes de colonisation, par A. Girault.
(3) L'approvisionnement des colonies en nègres faisait partie de l'exclu-
sif, et, depuis Colbert, c'était une branche importante du commerce fran-
çais; « les armateurs de la Métropole et surtout ceux de Nantes, Marseille,
Bordeaux, Le Havre, qui étaient les plus engagés dans ce trafic, avaient
un puissant motif de maintenir une institution qui provoquait un mou-
vement d'affaires d'environ 59 millions de livres par an ». (Avec les
Rouges aux Iles du Vent, par le Marquis de Valons, 1930.)

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57
Dès lors, ce brigandage organisé prit une grande extension,
non seulement à cause du profit considérable qu'il procurait
aux commerçants négriers, mais encore en raison de la néces-
sité de fournir une main-d'œuvre abondante et robuste aux
colons.
« Habitués au climat, rompus à la fatigue et, par consé-
quent, bien plus résistants que les engagés européens » (1).
les esclaves noirs, surtout ceux venant de la Guinée, étaient
activement recherchés. De 1687 à 1787, veille de la Révolution
française — soit l'intervalle d'un siècle — leur nombre passa
de 10.801 à 80.000, sans compter ceux que la mort faucha.
Vendus contre argent ou troqués contre des marchandises
ou denrées, « ces bêtes de somme à face humaine », comme
on les désignait souvent, étaient répandues sur toutes les habi-
tations de la Martinique.
Leur prix était fonction de leur âge, de leur corpulence, de
leur sexe et aussi de leur beauté. « Une pièce d'Inde, c'est-à-
dire un esclave jeune et bien constitué, valait de 1.000 à
2.000 livres dans la seconde moitié du XVIII siècle » (1).
e
D'après Peytraud (L'Esclavage aux Antilles avant 1789,
Paris, 1897, in-8°), un nègre ordinaire valait, à la veille de la
Révolution Française, dans les 2.000 livres (c'est-à-dire, au
cours actuel de l'or, 10.000 francs); un nègre de choix, main-
tenant dit pièce d'Inde, se vendait plus cher et pouvait attein-
dre jusqu'à six, à neuf mille livres (soit 30.000 et 45.000 francs
au cours actuel). ( 2 )
Les esclaves servaient à tous les travaux agricoles. Ils com-
mençaient, en général, leur dure besogne dès l'âge de onze ans.
Le plus souvent, les colons tiraient impitoyablement d'eux
le maximum de rendement. Il est facile de deviner que ce
régime de travail intensif, obtenu habituellement par les
moyens les plus odieux et les plus inavouables, causait de
nombreux décès parmi eux.
Ces malheureux étaient punis des peines les plus variées et
pas toujours en proportion de l'importance des fautes com-
mises. Car l'arbitraire, le caprice, la fantaisie, présidaient à
la distribution de ces peines. Le bon plaisir du maître, telle
était la règle généralement suivie en cette matière.
Cependant, le fouet, le bâillon, le carcan, le cachot, étaient
à la mode contre les coupables dans les cas ordinaires. Mais
la torture, la mutilation, la mise à mort par étranglement,
(1) Précis d'histoire de la Martinique, J. Rennard.
(2) Avec les Rouges aux Iles du Vent, par le Marquis de Valous (1930).

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GALERIES MARTINIQUAISES
fusillade, pendaison, écartèlement, et aussi par le bûcher,
sanctionnaient les fautes graves ou prétendues telles. Il n'était
pas rare de voir certains propriétaires user froidement de tous
les raffinements de la cruauté à l'égard de tels ou tels de leurs
esclaves qui avaient commis des méfaits.
La vengeance étant un sentiment naturel chez l'homme, il
arrivait que des esclaves injustement frappés ou punis de
peines exorbitantes par rapport à la légèreté de leurs fautes,
faisaient payer cher à leurs maîtres ou à leurs « comman-
deurs » leurs excès disciplinaires. Il n'est pas surprenant, par
exemple, que le poison, appelé par Schœlcher « la maladie des
pays à esclaves », fût le procédé le plus communément mis en
œuvre par les victimes contre les scélératesses des maîtres.
Quant aux nègres qui se réfugiaient dans les grands bois
pour échapper à leur triste sort ou recouvrer leur indépen-
dance, ils formaient une catégorie assez nombreuse. Les
« nègres marrons », comme on les appelait, réussissaient à
vivre longtemps dans la forêt, avec leurs femmes et leurs
enfants, sans être découverts.
Parfois, les esclaves se révoltaient pour protester contre les
mauvais traitements qui leur étaient injustement infligés;
leurs tyrans réprimaient ces insurrections dans le sang.
Mais il est juste de dire que tous les propriétaires d'esclaves
n'avaient pas la même mentalité, les mêmes sentiments à
l'égard des noirs. Beaucoup d'entre eux, mus par des élans
naturels de justice et d'humanité, témoignaient de la bonté,
de la douceur, de la bienveillance, de l'affection même à leurs
captifs et ils étaient, du reste, largement payés de retour. On
voyait souvent des esclaves accomplir des actes de dévouement
admirables, parfois héroïques, envers leurs maîtres.
VIII. — L E CODE NOIR
Jusqu'à la publication du Code Noir, en mars 1685, aucune
réglementation n'était intervenue dans le but de déterminer la
condition des esclaves de la Martinique et des autres îles des
colonies françaises environnantes.
Les seules mesures édictées eurent pour objet d'interdire
« la vente des nègres à bord avant de les débarquer, d'acheter
en gros les cargaisons de nègres pour les revendre, d'exporter
les nègres amenés dans la colonie, et, ce qui se comprend
moins, d'acheter des esclaves tirés de l'étranger » (1)
L'édit de mars 1685, œuvre de Colbert, ou Code Noir, com-
(1) Principes de colonisation, par A . Girault.

GALERIES MARTINIQUAISES
59
portait soixante articles. Il ne s'appliquait qu'aux îles d'Amé-
rique.
L'article premier ordonnait aux officiers royaux de chasser
tous les Juifs rencontrés aux Iles.
Les articles 2 à 8 imposaient aux maîtres l'obligation de
convertir les nègres à la religion catholique et de leur faire
suivre la pratique du culte. L'art. 9 interdisait le concubinage
entre les nommes libres et leurs esclaves; le concubinaire était
passible d'amende et de confiscation. Les art. 10 et 11 pres-
crivaient d'observer à l'égard du mariage des esclaves les
mêmes formalités que pour les hommes libres, sous réserve
que le consentement émanait exclusivement des maîtres. Les
articles 12 et 13 étaient relatifs à la filiation: l'enfant suivait la
condition de sa mère. Aux termes de l'article 14, l'inhumation
de l'esclave baptisé devait avoir lieu en terre sainte.
Le droit de porter les armes, celui de s'attrouper (articles 15,
16, 17), étaient rigoureusement refusés aux esclaves, qui ne
pouvaient non plus vendre des cannes à sucre ou d'autres den-
rées qu'avec l'autorisation de leurs maîtres (articles 18 à 21).
L'entretien et la nourriture des esclaves étaient des obligations
impératives auxquelles les maîtres ne pouvaient se soustraire,
même à l'égard de ceux que l'infirmité et la maladie rendaient
incapables de travailler. Il était également permis aux esclaves
victimes de traitements inhumains de porter leurs doléances
aux magistrats (art. 22 à 27).
Les dispositions relatives à la capacité de l'esclave s'inspi-
raient du droit romain (art. 28 et suivants).
A signaler la fréquence de la peine de mort dans le code,
notamment en cas de vol ou de voies de fait sur les colons.
Il faut croire que ces derniers recouraient souvent à l'exécu-
tion capitale, puisqu'ils avaient organisé une caisse des nègres
suppliciés ou «nègres justiciés », destinée à les indemniser
lorsqu'ils châtiaient leurs esclaves par la mort.
Quant aux « nègres marrons » qui avaient le malheur
de retomber entre les mains de leurs maîtres, le Code Noir
permettait à ceux-ci, la première fois de leur couper les oreilles,
la deuxième de leur trancher le jarret, et, s'il se produisait une
nouvelle récidive, de les tuer.
Les articles 42 et 43 autorisaient les maîtres à enchaîner ou
battre de verges leurs esclaves. Mais ils leur faisaient défense
de les torturer et de les mettre à mort sans motifs graves (1).
(1) Parmi les ruines anciennes de quelques « habitations » de la colo-
nie, on peut encore voir de nos jours ce qui reste des cachots (souterrains
ou hors de terre) avec leurs accessoires de carcans en fer, de chaînes et au-
tres oubliettes ou instruments disciplinaires. Ces vestiges du temps de
l'esclavage existent notamment à l'extrême-pointe de la presqu'île de la
Caravelle.

60
GALERIES MARTINIQUAISES
Le droit de propriété du maître sur l'esclave était réglé par
les articles 44 à 54. L'esclave était considéré comme meuble,
attaché au fonds dont il était l'accessoire. Toutefois, le mari,
la femme et les enfants impubères ne pouvaient être séparés
en cas de vente du fonds.
Enfin, la situation des affranchis se trouvait réglée par les
articles 55 à 59; on les traitait comme régnicoles, avec des
droits égaux à ceux des autres Français. Mais ils devaient
témoigner une déférence spéciale à leurs anciens maîtres.
Le droit d'affranchir les esclaves, libre jusqu'à la parution
du Code Noir, subit des restrictions postérieurement à 1085.
Ainsi une déclaration du 24 septembre 1713 subordonna les
affranchissements à l'autorisation du Gouverneur et de l'In-
tendant, afin de « prévenir les moyens illicites employés par
les esclaves dans le but de se procurer les sommes exigées
ordinairement par les maîtres pour le prix des affranchisse-
ments » (1). La limitation des affranchissements fut aussi le
résultat d'une lourde taxe établie en 1745 sur ce mode d'acqué-
rir la liberté.
Cet impôt fut supprimé en 1760, mais il fut décidé à la même
époque que les affranchissements par acte testamentaire
seraient abolis, afin de couper court « aux empoisonnements
des maîtres par des esclaves pressés de jouir de la liberté » (2).
Malgré ses dispositions très rigoureuses vis-à-vis des
esclaves, le Code Noir a tout de même le mérite d'avoir apporté
quelque atténuation à leur misérable condition.
On lui reproche la situation qu'il réserva aux mulâtres. En
effet, l'enfant devant suivre la condition-de sa mère, il en ré-
sulta que l'enfant né d'un nègre et d'une blanche était libre,
tandis que celui d'un blanc et d'une négresse était esclave.
Pareille condition engendrait fatalement chez les gens de cou-
leur de la deuxième souche un état d'esprit assez singulier.
« Les mulâtres, disait le proverbe, haïssent leur père et mépri-
sent leur mère. » (1)
« Ni la loi, ni les mœurs, n'avaient su faire une place aux
personnes de sang mêlé » (1).
En tout cas, on remarque dans les textes fixant plus tard les
rapports des blancs et des hommes de couleur, des particu-
larités qui ne laissent aucun doute sur la tendance de la mo-
(1) Principes de colonisation, par A. Girault.
(2) Mémoire justificatif d'Isambert.

GALERIES MARTINIQUAISES
61
narchie à « créer artificiellement un fossé » entre ces deux
catégories d'hommes, dans le but « volontairement poursuivi »,
de les amener à se traiter en « ennemis, de peur qu'ils ne s'en-
tendissent ensemble contre l'autorité métropolitaine » ( 1 ) .
Il y a lieu d'observer que le Code Noir donne un démenti
formel au Père Labat, qui affirme : « Dans le commencement
qu'il y eut des nègres aux Isles et que le libertinage y produisît
des mulâtres, les seigneurs ordonnèrent que les mulâtres se-
raient libres à vingt-quatre ans. Mais, depuis que le roi a repris
l'île aux Compagnies, les enfants suivent la condition de leur
mère, ils sont tous esclaves » (2). Ce n'est certainement pas
le cas pour les mulâtres nés d'un nègre et d'une blanche.
IX — SITUATION DES ESCLAVES AMENES EN FRANCE
Il y a une question assez bizarre qui se posa, avec juste
raison, à l'occasion de la permission accordée aux maîtres par
un édit d'octobre 1716, d'amener des esclaves en France « pour
les fortifier dans la religion ou leur apprendre quelque mé-
tier », sans que ceux-ci « pussent prétendre avoir acquis la
liberté sous prétexte de leur arrivée dans le royaume » (1).
Le droit public français, cependant, avait admis un principe
général d'après lequel « toutes personnes sont franches en ce
royaume, dit Loysel, et si tost qu'un esclave a atteint les mar-
ches d'icelui, se faisant baptiser, est affranchi. » (Institutes,
règle 24) (1).
C'est par application de ce principe ancien qu'une galère
espagnole portant trois cents Maures esclaves, ayant échoué
sur les côtes de France, Henri II, fils de François I , avait
er
rassemblé son conseil, consulté les grands du royaume,
et, malgré l'opposition formelle de l'ambassadeur d'Espagne,
accordé la liberté aux captifs « nus, chargés de fers, les rames
à la main », qui s'étaient « jetés aux pieds du roi », auquel, à
grands cris, ils avaient demandé leur liberté. Henri II, bon
cœur, avait poussé la générosité et la complaisance jusqu'à
faire « reconduire les trois cents esclaves dans leur patrie » ( 2 ) .
En décidant, par dérogation à la règle précédente, de refuser
les bienfaits de la liberté aux esclaves de la Martinique ame-
nés en France par leurs maîtres, on encouragea en plein Paris,
(1) Principes de colonisation, par A. Girault.
(2) Mémoire justificatif d'Isambert.

62 GALERIES MARTINIQUAISES
au xviii siècle, la vente des captifs. Des hommes justes cla-
e
mèrent leur indignation contre cet intolérable scandale, cet
infâme marché accompli au cœur de la France. Les colons, de
leur côté, se plaignaient « de la diminution de la main-d'œuvre
servile et de l'esprit d'indépendance et d'indocilité que rappor-
taient aux colonies les nègres qui étaient allés en France » (1).
Une déclaration du 9 août 1777 mit fin à « l'esclavage dans
la mère patrie » en interdisant de conduire en France « aucun
noir, mulâtre ou autres gens de couleur de l'un et l'autre
sexe » (1).
Nous reproduisons à titre documentaire la relation suivante,
extraite du journal métropolitain Excelsior, du 17 jan-
vier 1931, qui fait ressortir un épisode assez piquant de l'his-
toire de l'esclavage « dans les colonies d'outre-mer ».
« ...A l'honneur de la France, il convient de rappeler un
jugement qui fut rendu en 1738, jugement probablement
unique en la matière, qui fixe d'une manière certaine un point
historique important au point de vue de l'abolition de l'escla-
vage, en ce sens qu'il accordait à la France une priorité jus-
qu'alors attribuée à l'Angleterre.
« La loi votée en 1789 par la Constituante, qui déclarait
homme libre « tout esclave mettant le pied sur la terre fran-
çaise », existait donc (en fait et en droit) déjà sous Louis XV,
ainsi que le prouve le procès du nègre Jean Boucaux en 1738.
« Ce Jean Boucaux, esclave originaire de la Martinique,
avait été amené en France par son maître, un certain M. de
Verdelin.
« Il remplissait, depuis une dizaine d'années, auprès de
celui-ci, les fonctions de cuisinier, lorsqu'il s'aperçut de l'ano-
malie de son état d'esclave en un pays où les gens naissaient
ou mouraient tous libres.
« Agissant lui-même en homme libre, il réclama de M. de
Verdelin ses gages légèrement en retard. Ce dernier, en guise
de réponse, fit conduire notre homme à la prison du Châtelet.
Il en sortait du reste trois jours après; on ne voulait point de
cet honnête homme et aucun texte de loi ne prévoyait un cas
semblable. Fort de ce premier succès, Jean Boucaux assigna
son « maître » en paiement de dix années de gages. Mais le
demandeur était originaire des colonies; son procès avait pour
juges les magistrats de l'Amirauté; ceux-ci, gens de mer pour
la plupart, étaient habitués à une certaine considération envers
(1) Mémoire justificatif d'Isambert.

GALERIES MARTINIQUAISES
63
les hommes de couleur; ce cas les intéressa, mais ils furent
obligés à renvoyer d'abord Jean Boucaux en prison, où il de-
meura près de trois mois. Au bout de ce temps, le jugement
fut enfin rendu, qui, s'appuyant sur un édit de 1687, relatif à
l'esclavage « dans les colonies d'outre-mer », déclara Jean
Boucaux entièrement « libre de sa personne et de ses biens, du
jour où il avait mis le pied sur le sol français, et le resterait
désormais. »
« Et c'est ce jugement (cela sans aucun doute) qui a servi
de modèle aux législateurs de la Constituante. »
X. — VERS LE TRIOMPHE DE LA LIBERTE
Mais l'esclavage des noirs commençait déjà à être ébranlé
dans son fondement par le progrès des idées philosophiques de
la fin du XVIII siècle. Des hommes imbus des principes supé-
e
rieurs de justice, de liberté et d'égalité, ne pouvaient souffrir
dans la société un état de choses si préjudiciable au dévelop-
pement normal des peuples et à l'harmonie naturelle qui doit
régner au sein de l'humanité.
La diffusion de leurs nobles théories ne pouvait manquer de
produire l'heureux effet attendu par tout ce que la société
comportait de cœurs généreux et droits.
Montesquieu, quoique avec ironie, condamna l'esclavage en
ces termes: « Ceux dont il s'agit sont noirs, depuis les pieds
jusqu'à la tête et ils ont le nez si écrasé qu'il est presque impos-
sible de les plaindre. On ne peut se mettre dans l'esprit que
Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout une
âme bonne, dans un corps tout noir... » (1).
Dans les écrits d'un grand nombre de publicistes et d'ency-
clopédistes célèbres, les Voltaire, les Rousseau, les Filangeri,
les Raynal, on retrouve, sous des formes différentes, la même
flétrissure contre l'aberration de la possession de l'homme par
l'homme. Le tocsin contre le trafic des esclaves eut raison des
Malouet et autres protagonistes de la traite qui s'étaient faits
les ardents défenseurs des « intérêts matériels des planteurs ».
Mais il était bien évident que, tant que la Monarchie exis-
terait, l'abolition de l'esclavage resterait dans le domaine de
la discussion théorique.
C'est l'honneur de la Révolution Française d'avoir adopté les
premières lois contre cette institution inhumaine.
(1) Esprit des Lois, XV, 5.

64
GALERIES MARTINIQUAISES
La partie avait été vigoureusement engagée par la société
des « Amis des Noirs », dont les membres les plus influents,
Siéyès, Brissot, Robespierre, l'abbé Grégoire, jetaient « feu et
flamme » dans leurs brochures, leurs discours et leur journal,
Le Patriote français, à l'adresse des esclavagistes, représentés
principalement par la « Société de l'Hôtel Massiac ».
Le vicomte de Mirabeau (frère du tribun) se signala comme
étant l'un des adversaires les plus irréductibles de l'abolition
de l'esclavage. On le surnomma Mirabeau-Tonneau, à cause de
son obésité. Il fit la déclaration suivante à l'Assemblée Natio-
nale le 8 mai 1790: « Que prétendent les « Amis des Noirs » ,
ces ennemis de la France, qui veulent exposer à une mort
presque sûre les planteurs de nos colonies, qui veulent réduire
à l'inaction, plonger dans la misère une foule d'ouvriers, de
matelots, de négociants, d'agriculteurs, pour faire le bonheur
des nègres ? Sont-ils les députés des provinces de France ou
les législateurs de Loango ou de Mozambique ? Ce ne sont pas
des nègres mais des Français qui les ont chargés de travailler
à leur bonheur. Si la philanthropie est le roman ou l'hypocrisie
du patriotisme, je leur conseillerai d'être moins philosophes
pour être meilleurs Français... » (1).
L'Assemblée Constituante ne voulut pas trancher la ques-
tion de la suppression de l'esclavage, à cause de la « surexci-
tation des esprits » aux colonies, notamment à Saint-
Domingue, où l'Assemblée Coloniale « avait fait emprisonner
une personne coupable d'avoir déclaré que l'esclavage était
contraire au droit naturel » (2).
Elle se borna à examiner la difficulté relative aux droits poli-
tiques des gens de couleur libres, mulâtres ou noirs affran-
chis. Les blancs les avaient injustement exclus des assemblées
coloniales, faute impardonnable, génératrice des troubles qui
ensanglantèrent Saint-Domingue.
Ces hommes de couleur libres, propriétaires et contribuables
comme les blancs, avaient obtenu l'égalité des droits civils
bien avant la Révolution. Après une discussion « longue, pas-
sionnée,», l'Assemblée prit un vote reconnaissant les droits
de citoyens actifs « aux fils de père et mère libres » (11 et
15 mai 1791). Mais pareille décision n'avait pas été du goût
des députés coloniaux, auxquels s'étaient joints ceux des
ports. L'agitation devenait très grande aux Antilles et cette
effervescence détermina l'Assemblée à revenir indirectement
sur sa décision, en classant « la situation des personnes non
libres et les droits politiques des hommes de couleur parmi les
(1) Avec les Rouges aux Iles du Vent, par le Marquis de Valous (1930).
(2) Principes de colonisation, par A. Girault.

GALERIES MARTINIQUAISES
65
questions dont la solution était réservée aux Assemblées Colo-
niales (D. 24 septembre 1791) ».
Cette mesure, pire que la précédente, renforça la prédomi-
nance politique des blancs et déchaîna les colères, exacerba les
passions des hommes de couleur libres.
Dès lors, « les deux partis devenaient irréconciliables ». On
craignit de rendre les esclaves maîtres de la situation, par le
déchirement mutuel des deux autres fractions de la population.
La Législative trancha d'un seul coup la question par le
décret du 28 mars 1792, en vertu duquel la jouissance des
droits politiques était reconnue « à tous les hommes libres,
noirs ou mulâtres, sans distinction ». Elle porta ensuite un
premier coup à l'esclavage, « en supprimant la prime accordée
à la traite des noirs » (1).
Enfin, la Convention Nationale mit fin à la répugnance et au
dégoût qu'inspirait de plus en plus la continuation de l'escla-
vage. Après avoir estimé « qu'elle ne devait pas se déshonorer
en mettant en discussion le principe même de la liberté hu-
maine », elle vota l'affranchissement général des esclaves dans
toutes les colonies, sur la proposition des députés Vadier,
Levasseur et Lacroix, à la séance du 16 Pluviôse, An II (4 fé-
vrier 1794). Elle décréta « que tous les hommes sans distinc-
tion de couleur, domiciliés dans les colonies, sont citoyens
français et jouissent de tous les droits assurés par la Consti-
tution ». On ne saurait jamais trop admirer cet acte de cou-
rage et de justice.
Comme on le voit, les « Amis des Noirs » devaient finale-
ment triompher de toutes les difficultés. On se rappelle — à
propos des discussions passionnées engagées en faveur de la
liberté des esclaves, l'apostrophe célèbre de Robespierre,
l'âme du Comité de Salut public: « Périssent les colonies,
plutôt qu'un principe! » Ces paroles sublimes produisirent
sur l'assistance un effet foudroyant.
Mais, à cette époque (1794), la Martinique vivait sous la
domination anglaise; le décret d'abolition ne put y être pro-
mulgué.
Lorsqu'elle fut remise à la France en 1802, à la paix
d'Amiens, elle retomba sous le joug de la servitude; Bonaparte
y rétablit l'esclavage et la traite, par décret du 19 mai de la
même année.
Il ne se fit aucun scrupule d'apposer sa signature au bas de
cet acte liberticide. (2)
(1) Principes de colonisation, par A. Girault.
(2) Joséphine Tasher de la Pagerie, fille de grands planteurs de la Marti-
nique, aurait inspiré cette mesure à son époux.

66
GALERIES MARTINIQUAISES
Leclerc, envoyé à Saint-Domingue pour l'exécution du décret
du Premier Consul, y échoua complètement.
C'est vers le milieu du XVII siècle que des aventuriers, après
e
avoir pris pied dans l'île de la Tortue, s'installèrent dans la
partie ouest de Saint-Domingue. Au début de leur établisse-
ment, ces flibustiers ou boucaniers trafiquèrent activement
avec les colonies espagnoles. Puis, sous l'influence d'un agent
de colonisation du nom de d'Ogeron, ils se soumirent à la
domination française (1664).
Saint-Domingue, surnommé à un moment donné la « Perle
des Antilles », était parvenu à « une prospérité inouïe » (2)
dans la seconde moitié du XVIII siècle. La partie française de
e
l'île, environ un tiers, était plus peuplée et plus florissante que
la partie espagnole qui en formait les deux autres tiers. Les
grands propriétaires blancs occupaient surtout la partie sep-
tentrionale de la colonie, tandis que les hommes de couleur
avaient acquis des domaines très importants dans le sud et y
exerçaient une influence prépondérante.
Lorsqu'éclata la Révolution Française, les mulâtres s'in-
surgèrent en vue d'obtenir l'égalité des droits politiques.
Quant aux esclaves noirs, ils se soulevèrent avec non moins de
résolution et exigèrent la proclamation de la liberté. Les com-
missaires que la Convention y avait expédiés, Sonthonax et
Polverel (septembre 1792), ne purent avoir raison des uns ni
des autres. A leur départ, les Anglais s'emparèrent de l'ouest
et du sud de l'île, tandis que les Espagnols restèrent les maîtres
de la province du nord (juin 1794).
C'est à ce moment que le noir Toussaint-Louverture entra
énergiquement en scène, chassa les Anglais, détruisit l'in-
fluence des commissaires expédiés par le Directoire, annihila
l'autorité du général Redouville (1798), puis lutta victorieuse-
ment contre le chef des mulâtres, Rigaud, « qui avait rétabli
l'ordre dans le sud de l'île et y dominait » ; enfin, il s'empara
de « la partie orientale de l'île qui avait été cédée à la France
par l'Espagne (traité de Bâle du 2 juillet 1795, art. 2) » (1)
Maître de la situation, Toussaint-Louverture organisa aussi-
tôt après la colonie, qu'il dota d'une Constitution; il « ramena
les cultivateurs noirs sur les plantations et les obligea au tra-
vail » (1). Se considérant, en fait, comme indépendant, le
« Bonaparte des noirs » ne voulut jamais avoir avec le gou-
vernement français d'autre rapport que celui d'un allié, alors
qu'en France, l'opinion n'admettait pas qu'il fût autre chose
qu'un simple agent. Dans ses correspondances avec le Premier
(1) Principes de colonisation, par A. Girault.

GALERIES MARTINIQUAISES
67
Consul, il débutait ainsi: « Le premier des noirs au premier
des blancs ».
Le général Leclerc que Bonaparte envoya contre lui à la
tête d'une armée de dix mille hommes, brisa ses résistances
« après une lutte atroce » ( 1 ) , et Toussaint-Louverture, « attiré
dans un piège, fut envoyé en France et interné au fort de
Joux (près de Besançon), où il mourut de froid ».
Ces derniers événements firent croire aux nègres que l'escla-
vage serait rétabli à Saint-Domingue. Bonaparte, du moins, y
pensait. Les nègres se révoltèrent donc de nouveau. L'armée
française, que la fièvre jaune décima, fondit comme neige.
Leclerc périt lui aussi, victime de l'épidémie (novembre 1802);
Rochambeau, qui le remplaça (novembre 1803), dut « s'em-
barquer avec la garnison » et « tomba aux mains des Anglais ».
Mais un autre noir, Dessalines, à la faveur de ces circons-
tances, « proclama l'indépendance d'Haïti. La partie française
de Saint-Domingue était perdue » (1).
La partie orientale, occupée jusqu'en 1809 par les troupes
françaises, dut être évacuée après capitulation, dès l'arrivée
d'une escadre anglaise.
Plus tard, en 1814, cette partie de l'île fut rétrocédée à
l'Espagne.
*
A la Guadeloupe, Richepanse ne put réussir à faire exécuter
le décret de rétablissement de l'esclavage qu'au prix d'une
héroïque résistance. Les esclaves qui avaient, quelque temps
auparavant, mis les Anglais en échec dans leur tentative de
s'emparer de l'île, ne supportèrent le joug de l'esclavage
qu'après une lutte des plus courageuses et des plus sanglantes.
La résistance fut moins vive à la Martinique.
Mais les amis et défenseurs de la justice et de la liberté ne
s'étaient point découragés. Ils avaient foi dans le succès de
leur noble entreprise.
En Angleterre, le chef de la propagande abolitionniste, W i l -
liam Wilberforce, avait réussi à créer, depuis 1780, un puissant
courant d'opinion en faveur de la suppression de l'esclavage.
Déjà, en 1800, la Chambre des Communes, à l'instigation du
grand philanthrope, avait voté le principe de cette suppression.
C'est le Bill du 15 août 1833, applicable le 1 août 1834, qui
er
(1) Principes de colonisation, par A. Girault.

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GALERIES MARTINIQUAISES
porta le coup de grâce à l'esclavage dans les colonies anglaises.
La liberté devait y être définitive après sept ans d'apprentis-
sage imposés aux noirs libérés.
Au lendemain des « Cent-Jours » (1815), la Martinique, qui
était au pouvoir des Anglais depuis 1809, fut restituée à la
France. Elle retomba dans la situation qu'elle avait connue
avant la Révolution Française. La Restauration marqua ainsi
un mouvement de recul dans la condition des esclaves. Toute-
fois, la suppression de la traite fut décidée en 1818.
Mais les esclaves semblaient résolus à réagir par tous les
moyens contre le maintien de la servitude et, au besoin, à
conquérir leur liberté dans le sang. Une première tentative se
déclencha en 1822, dans la nuit du 13 au 14 octobre: Ce fut la
révolte du « Mont Carbet ». Massacre de blancs, incendies de
plantations, pillage d'habitations, tous ces excès furent mis en
œuvre sans résultat pour la conquête de l'émancipation. Arrê-
tés, les quatre nègres, Jean, Narcisse, Baugio et Jean-Louis,
qui dirigeaient le mouvement séditieux, payèrent de leur vie
cette audacieuse et sanglante aventure.
En 1824, se produisit une nouvelle tentative d'émancipation,
pacifique celle-là, et limitée, puisqu'elle visait à obtenir en
faveur des seuls hommes de couleur libres la plénitude des
droits civils et de famille dont jouissaient les blancs de la
colonie. Elle eut des conséquences inouïes. Trois mulâtres:
Bissette, Fabien, Volny, furent condamnés à la marque au fer
rouge et aux galères perpétuelles pour avoir osé participer à
ce mouvement, qualifié complot contre l'ordre de choses établi.
En même temps, des dizaines d'autres métis, plus ou moins
impliqués dans l'affaire, subirent les peines afflictives et infa-
mantes de la déportation et du bannissement. Il ne s'agissait
pourtant que de pétitions respectueuses, tendant à l'améliora-
tion de la situation juridique des hommes de couleur libres.
Après la Révolution de 1830, on enregistra des soulèvements
à main armée sur différentes « habitations » (1833). Mais les
coupables expièrent par de sévères condamnations leur légi-
time aspiration à la liberté (affaire de la Grand'Anse).
Cependant, le sort des esclaves n'avait cessé de préoccuper
les hommes de cœur, au premier rang desquels Victor Schœl-
cher, joua un rôle capital. L'immortel abolitionniste, animé de
la passion du bien et de la haine de l'injustice, avait embrassé
la cause de la liberté des noirs avec une conscience, une intelli-

GALERIES MARTINIQUAISES
69
gence, un dévouement et une volonté au-dessus de tout ce que
l'on peut imaginer. Il y mit tout son cœur, toute sa raison,
toute son âme ardente et généreuse.
Les voyages qu'il effectua aux Antilles et au Sénégal, les
constatations qu'il recueillit sur les conditions de l'existence
matérielle et morale des esclaves dans ces pays, l'avaient de
plus en plus fortifié dans la conviction que la libération totale
était une mesure de salut à réaliser dans le plus bref délai,
non seulement pour l'honneur et le prestige de la France, mais
encore pour le triomphe de la justice tout court et le règne
absolu de la dignité humaine.
L'action très salutaire de Schœlcher était puissamment
secondée par les courageux efforts de MM. de Gasparin, de
Broglie, de Lamartine, Isambert, Gustave de Beaumont, Toc-
queville, Hippolyte Passy, Ledru-Rollin, de Montalembert et
de Tracy. Les résultats de cette campagne véhémente et sou-
tenue ne devaient pas tarder à se manifester dans le sens
désiré. Le Gouvernement de Juillet, sous la pression des évé-
nements, se vit obligé de consentir des améliorations notables
à l'état de choses existant: ordonnances du 1 mars et du
er
2 juillet 1832, supprimant la taxe des affranchissements et
simplifiant leur forme; ordonnance du 30 avril 1833, abolis-
sant les peines de la mutilation et de la marque au fer rouge;
ordonnance du 29 avril 1830, consacrant la libération et créant
l'état-civil des affranchis amenés en France; ordonnance du
11 juillet 1839, établissant des cas d'affranchissement de droit;
ordonnances des 4 août 1833 et 11 juin 1839, imposant le
recensement régulier et la constatation des naissances, ma-
riages et décès des esclaves; ordonannce du 5 juillet 1840,
réglant l'instruction primaire et religieuse des esclaves et les
plaçant sous le patronage des magistrats du ministère public
chargés de constater par des tournées régulières, le régime des
ateliers et des habitations; loi du 18 juillet 1845, accordant un
jour libre par semaine aux esclaves et proclamant le principe
de la réunion des esclaves mariés appartenant à des maîtres
différents.
Diverses autres décisions positives furent adoptées dans
cette loi sur la propriété mobilière, le rachat forcé suivi dit
l'obligation d'un engagement quinquennal, le droit à l'instruc-
tion et au culte, l'observation du dimanche, les pénalités appli-
cables aux maîtres, etc.. (1)
L'adoption de toutes ces mesures réparatrices avait rencon-
tré d'ailleurs à la Chambre des pairs l'opposition farouche des
esclavagistes, dont les membres les plus marquants étaient
Charles Dupin et le duc de la Moskowa. A la Chambre des
(1) Loi du 18 juillet 1845.

70
GALERIES MARTINIQUAISES
députés, les Mauguin et les Jollivet n'avaient pas montré moins
d'intransigeance que leurs pareils de l'autre assemblée.
Enfin, l'opinion était fréquemment suffoquée par les articles
fielleux des Granier de Cassagnac, honte de la presse française
à cette époque !
Mais les lois et ordonnances précédentes étaient pratique-
ment inappliquées !
Il fallut, en définitive, la chute de la Monarchie de Juillet et
l'avènement de la deuxième République, pour amener le
triomphe définitif de la cause de la liberté !
Le décret du 4 mars 1848 du Gouvernement Provisoire (1)
spécifia que « nulle terre française ne peut plus porter d'es-
claves ». Le texte libérateur fut signé par Dupont (de l'Eure),
Arago, Lamartine, Louis Blanc, Ad. Crémieux, Ledru-Rollin,
Garnier-Pagès, Marie, Marrast, Flocon, Albert.
Le 5 mars, la commission de libération, présidée par Victor
Schœlcher, sous-secrétaire d'Etat et promoteur du décret de
la veille, se réunit pour dresser l'acte d'émancipation.
MM. Arago, membre du Gouvernement provisoire; Mestro,
Directeur des Colonies; Perrinon, chef de bataillon d'artillerie
de la marine; Gatine, avocat à la Cour de cassation: tels furent
les membres qui siégèrent à cette séance.
La Commission décida de faire insérer l'acte d'abolition dans
l'article 6 de la Constitution. L'article 7 proclama à nouveau
le vieux principe que « le sol de la France affranchit » et que,
par une sorte de miracle, « le seul contact de la terre française
enfante la liberté. »
L'article 5 était relatif à l'indemnité à accorder aux plan-
teurs pour les dédommager de la perte de leurs esclaves (2).
*
Le gouvernement provisoire avait délégué Perrinon à la
Martinique, avec le titre de Commissaire Général et la mission
d'accomplir la proclamation de la liberté. Mais cet enfant
du pays, homme de couleur, n'eut pas la joie et l'honneur
d'exécuter la volonté gouvernementale.
C'est qu'une tumultueuse effervescence s'était produite dans
l'île dès l'annonce de la Révolution de 1848 et de la proclama-
tion de la République.
Impatients de jouir définitivement des bienfaits de la liberté,
(1) « Considérant que l'esclavage, etc.. », voir page 31 du manuscril.
(2) Le montant total de l'indemnité s'éleva au chiffre de 1.507.885 pour
les 74.447 esclaves de la Martinique (loi du 30 avril 1849).

GALERIES MARTINIQUAISES
71
nègres, trop longtemps courbés sous le joug oppresseur de
la servitude humiliante et dégradante, s'étaient une fois de
plus révoltés. Des troubles, annonciateurs de l'orage, avaient
éclaté un peu partout et des milliers d'esclaves, exaltés par le
souffle révolutionnaire, enflammés par la perspective d'obte-
nir à tout prix leur libération, avaient forcé les autorités
locales de Saint-Pierre et de Fort-de-France, à la date du
23 mai 1848, à abolir l'esclavage. En sorte que Perrinon se
trouva devant le fait accompli.
L'épisode le plus tragique et le plus malheureux de ces
journées de fièvre et de fureur fut l'affaire du Sanoix.
Effrayés par l'agitation anti-esclavagiste et l'émeute gron-
dante qui se déroulait à Saint-Pierre, et craignant sans doute
pour leur vie, des blancs, propriétaires d'esclaves s'étaient
réfugiés au nombre d'une trentaine dans une grande maison
du quartier de Saint-Pierre (Fort) sur la rive droite de la
rivière « La Roxelane ».
Pour un motif mal connu, un coup de feu tiré de cette
maison sur des esclaves massés dans une rue avoisinante, tua
net le nègre Michaux. Ce tragique incident fut le signal d'une
ruée farouche de la foule indignée des nègres contre la maison
qu'ils saccagèrent et brûlèrent ensuite avec ses occupants.
L'affaire du Sanoix inspira à Lafcadio Hearn, dans Youma,
roman très pittoresque, des pages pleines de curiosité et
d'émotion.
Après les quelques mois d'incertitude qui suivirent la pro-
clamation de la liberté, la vie normale reprit lentement dans la
colonie; la plupart des anciens esclaves se remirent au travail.
Libérés enfin de leurs chaînes, ils s'appliquèrent à élever peu
à peu leur niveau intellectuel et moral. D'autre part, dans les
années qui suivirent, les exportations de denrées « augmen-
tèrent sensiblement et même dépassèrent les chiffres obtenus
dans les meilleures années de servitude. »
La fortune publique et privée s'étendit progressivement et
tout rentra dans l'ordre.
Rappelons-nous, en terminant ce paragraphe, que l'escla-
vage dura aux Etats-Unis de l'Amérique du Nord jusqu'à la
fin de la guerre de Sécession, en 1865.
Le Brésil ne consentit à le supprimer qu'en 1888.
On se souvient des révélations sensationnelles sur l'escla-
vage, faites récemment par M. Joseph Kessel, dans le journal

72
GALERIES MARTINIQUAISES
Le Matin. Ces révélations avaient eu leur écho à la dernière
assemblée de la Société des Nations, et, dans un discours qu'il
prononça à la tribune, en séance plénière, lord Cecil les avait
soulignées avec vigueur, en flétrissant un régime qui devrait
être aboli partout (1).
Plus tard, le délégué permanent de la République de Libéria
auprès de la Société des Nations, M. Antoine Sottile, fit savoir,
par lettre, au Secrétaire général de la Société des Nations,
qu'en présence des constatations relevées par une commission
internationale d'enquête, le Gouvernement de Libéria avait
pris, par décret et proclamation présidentiels, les mesures
suivantes:
« Tous les esclaves domestiques des tribus indigènes furent
déclarés définitivement libres et affranchis; le pawn-système,
c'est-à-dire, la mise en gage d'un membre de la famille en
garantie d'un prêt obtenu fut déclaré définitivement aboli;
l'embarquement forcé pour contrat de travail fut également
définitivement aboli ».
Cette communication du Libéria fut immédiatement portée
à la connaissance du Conseil et des Membres de la Société
des Nations.
*
**
Nous allons fermer ce sujet par le réconfortant entrefilet
ci-dessous, extrait du journal La Dépêche Africaine du 15 dé-
cembre 1929. Il nous est si agréable, chaque fois que l'occasion
s'en présente, de rendre hommage à la noblesse de sentiments
des hommes qui, à l'instar de l'immortel Schœlcher, s'animent
généreusement et humainement, par paroles ou autrement, en
vue d'atténuer les effets de l'éternelle malédiction des descen-
dants de Cham. C'est du « Tigre » qu'il s'agit:
« Ils ont des droits sur nous. Les populations coloniales
prennent une part immense au deuil qui frappe la Mère Patrie
en la personne (?e l'illustre homme d'Etat Georges Clemenceau,
qui vient de disparaître.
« Ardent patriote, Clemenceau a toujours confondu les
indigènes et la France, et, au cours de la Grande Guerre, les
soldats de couleur sur le front lui ont inspiré cette réflexion
pleine de grandeur et de noblesse:
« Un jour, sur le front, je voyais passer, comme ça, au
loin, une troupe de gens, avec un homme à cheval qui tour-
(1) Excelsior a signalé que « cinq millions d'esclaves » faisaient l'objet
des plus honteux trafics et lord Cecil, en dénonçant ce fait à la S.D.N., fit
observer le peu d'empressement qu'on mettait à sévir contre ces faits
honteux.

GALERIES MARTINIQUAISES
73
nait autour d'eux. Je demande ce que c'est. On me répond
qu'on n'en sait rien. Alors, avec ma voiture, j ' y vais. C'étaient
des noirs, qui revenaient des tranchées, où on les avait oubliés
dix-huit jours ! Vous devinez ce que ça pouvait être ! Des
blocs de boue ! Ils revenaient avec des fusils cassés, des vête-
ments en loques... Magnifiques ! Et quand ils m'ont vu, ils se
sont mis à me jouer la Marseillaise, avec je ne sais quoi, en
tapant sur des morceaux de bois, des pierres... Je leur ai parlé,
j'ignore s'ils ont compris. Je leur ai dit qu'ils étaient en train
de se libérer eux-mêmes en venant se battre avec nous; que,
dans le sang, nous devenions frères, fils de la même civilisa-
tion et de la même idée... Des mots, qui étaient tout petits à
côté d'eux, de leur courage, de leur noblesse. »
(Propos de Georges Clemenceau, recueillis par M. Jean
Martet. L'Illustration, numéro du 30 novembre 1929.)
X I . — I N T R O D U C T I O N DES CHINOIS E T INDOUS
L'abolition de l'esclavage détermina un nombre assez
notable d'anciens esclaves à rechercher une existence tout à
fait indépendante par l'achat de lopins de terre avec le pécule
qu'ils avaient pu amasser. Selon toute probabilité, cette caté-
gorie de libérés éprouva de la répulsion pour tout travail
dans les champs ou ateliers qu'ils avaient quittés. Ils ne vou-
lurent pas continuer à subir, même comme travailleurs libres,
l'autorité, qui fut généralement tyrannique, de leurs anciens
maîtres. Le souvenir amer qu'ils avaient gardé de leur récente
servitude vis-à-vis des planteurs, s'augmenta vraisemblable-
ment de leur dégoût à se courber de nouveau, même avec un
salaire très rémunérateur, sur un sol auquel les avaient rivés
des années de dur labeur.
Aucun homme de bonne foi et de saine raison ne peut
leur faire grief d'avoir fui, en travaillant pour leur
propre compte sur leur petite propriété, tout ce qui était sus-
ceptible de leur rappeler le régime monstrueux sous lequel
ils avaient préalablement vécu (1).
Il est facile de comprendre, dans ces conditions, que la
main-d'œuvre agricole devint dès ce moment insuffisante. Il
fallut songer à combler les vides relevés sur toutes les exploi-
tations de l'île.
Ainsi s'explique la décision prise par les colons de recourir,
pour se procurer des bras, à l'immigration chinoise et indoue,
après qu'ils furent mis en demeure de renoncer à importer des
(1) De même, beaucoup d'entre eux avaient préféré simplement se faire
artisans, pêcheurs, petits commerçants, hommes de peine... au gré de leurs,
aptitudes ou de leur goût.

74
GALERIES MARTINIQUAISES
nègres de la Guinée, les abolitionnistes ayant sévèrement con-
damné cette dernière pratique comme un succédané de la
traite.
L'annuaire de la Martinique de 1870 donne les indications
suivantes sur la situation numérique des travailleurs immi-
grants, de toute origine, présents dans la colonie au 31 dé-
cembre 1869:
INDIENS OU INDOUS
L'annuaire de 1877 fournit les renseignements ci-après sur
la même catégorie de travailleurs, présents dans l'île au
1 janvier 1877:
e r
Les Chinois furent donc autorisés à venir travailler à la
Martinique. Beaucoup d'entre eux, alléchés par la perspective
de beaux salaires, s'éloignèrent de leur contrée, où la famine

GALERIES MARTINIQUAISES
75
et l'état perpétuel de guerre rendaient leur existence pré-
caire. Mais, arrivés ici, ces enfants du Céleste-Empire ne tar-
dèrent pas à se rendre compte de leur illusion. D'aucuns disent
« qu'ils se montrèrent trop exigeants au gré des colons » (1).
Ils abandonnèrent les champs de canne et se lancèrent dans le
commerce, occupation pour laquelle ils surent toujours mani-
fester plus de penchant et déployer plus d'habileté.
*
L'immigration indienne eut plus de succès pour les grands
propriétaires terriens. L'Administration était intervenue en
leur faveur auprès du gouvernement britannique, afin d'en
régler les modalités. Un accord fut conclu avec l'Angleterre;
25.000 immigrants furent amenés à la colonie de 1853 à
1884. La moitié de ces hommes périt, n'ayant pu s'adapter au
climat.
Ils étaient pour la plupart originaires de Calcutta, « prin-
cipal foyer de l'émigration indienne ».
Quelques-uns, cependant, provenaient des comptoirs fran-
çais de Karikal, Yanaon, Pondichéry.
Recrutés par des agents spéciaux, ils recevaient des arrhes,
s'embarquaient à bord « des navires nolisés par l'Administra-
tion ». Une fois qu'ils avaient mis le pied à la Martinique, ils
étaient assemblés par groupes de dix et mis à la disposition
des colons.
Ils signaient un contrat de travail pour une durée de cinq
ans, à l'échéance desquels ils rejoignaient leur patrie par les
soins de l'Administration. Il leur était loisible, cependant, de
renouveler leur contrat.
Ceux qui, sans accomplir cette formalité, entendaient pro-
longer leur séjour dans l'île, ne pouvaient rentrer chez eux
qu'à leurs frais.
Le propriétaire s'obligeait à leur payer un salaire minimum,
« avec la nourriture, les vêtements, le logement et les soins
médicaux». Il faisait des prélèvements sur le salaire, par
douzième, afin de récupérer le montant des arrhes avancées
et remboursait à la colonie la plus grande partie du prix de
leur passage. On estime que l'immigration indienne coûta au
budget local, pour frais de gestion, de surveillance et complé-
ment de frais de passage, une somme de dix millions (2).
C'est en 1884 que l'Administration, à la demande du Conseil
(1) A Panama, par G. de Molinari.
(2) A côté du nom de Monnerot (Emile) chef de bureau à la Direction
de l'Intérieur, commissaire spécial au Service de l'Immigration, on trouve
celui de De Tascher de Lapagerie (Léonce) commis à la Direction de l'In-
térieur, sous-commissaire (Annuaire de la Martinique, 1870).

76
GALERIES MARTINIQUAISES
général de la Martinique, rapatria tous ceux d'entre les In-
dous qui avaient manifesté la volonté de rentrer dans leur
pays.
L'Assemblée locale avait, en effet, décidé de supprimer
l'immigration, en se rendant aux justes critiques qu'elle
soulevait.
Ce système de recrutement donnait lieu à de nombreux
abus, malgré l'intervention paternelle des autorités.
Le premier de ces abus était « de livrer l'engagé à la merci
d'un propriétaire intéressé à extraire de lui la plus forte quan-
tité possible de travail en échange de la moindre somme de
subsistances » (1).
Il était difficile à ceux qui pouvaient approcher les Indous
« de ne pas être frappés de la physionomie sombre et concen-
trée de cet engagé et du contraste qu'elle offrait avec la mine
insouciante et gaie du nègre employé à la tâche »
Le deuxième vice du système apparaissait dans la question
du salaire, dont le jeu se trouvait faussé par l'absence du mou-
vement libre de l'offre et de la demande.
L e travailleur nègre, libéré de l'esclavage, n'eut donc pas à
se louer de l'importation de la main-d'œuvre étrangère, dont
l'effet certain était de faire baisser son salaire.
L'iniquité criante d'une pareille situation ne pouvait échap-
per aux yeux des esprits clairvoyants et raisonnables.
(1) A Panama, par G. de Molinari.

GALERIES MARTINIQUAISES 7 7
XII. — STATISTIQUE DEMOGRAPHIQUE GENERALE
(1) P r i n c i p e s d e c o l o n i s a t i o n , p a r A . G i r a u l t .
(2) P r é c i s d ' h i s t o i r e d e l a M a r t i n i q u e , p a r J. R e n n a r d .
(3) M é m o i r e j u s t i f i c a t i f d ' I s a m b e r t .
(4) P e t i t e h i s t o i r e d e l a M a r t i n i q u e , p a r
T . H e r v é , J. G e r v a i s e ,
(5) L o i d u 30 a v r i l 1849 s u r l a r é p a r t i t i o n d e l ' i n d e m n i t é d u e a u x

p r o p r i é t a i r e s d ' e s c l a v e s des c o l o n i e s f r a n ç a i s e s .
(5 bis) L a p o p u l a t i o n b l a n c h e et celle d e s h o m m e s d e c o u l e u r o u
n o i r s l i b r e s , à l a v e i l l e d e l ' a b o l i t i o n d e l ' e s c l a v a g e , se chiffrent p a r
42.000 h a b i t a n t s e n v i r o n .
(6) B u l l e t i n officiel d e l a M a r t i n i q u e ( 1 8 5 9 ) .
(7) A n n u a i r e d e l a M a r t i n i q u e ( 1 8 7 7 ) .
(8) A P a n a m a , p a g e 141, p a r G. M o l i n a r i .

(9) B u l l e t i n officiel de l a M a r t i n i q u e ( 1 8 9 4 ) .
(10) R e c e n s e m e n t d e j a n v i e r 1902.
(11) L a M o n t a g n e P e l é e et ses é r u p t i o n s , p a r A . L a c r o i x .
(12) R e c e n s e m e n t officiel d e 1928.


78
GALERIES MARTINIQUAISES
Les renseignements que l'on possède sur la population de la
Martinique, surtout pour la période antérieure à 1789, ne sont
pas tous d'une absolue précision. Les chiffres du tableau qui
précède se rapprochent assez cependant de la vérité pour
qu'ils permettent de formuler quelques appréciations d'ordre
général.
Il est établi d'une façon indiscutable qu'en 1635, le capitaine
d'Enambuc débarqua un noyau de cent hommes (1) à l'embou-
chure de la rivière La Roxelane, pour y jeter les bases de son
premier établissement dans l'île. Le pays était alors au pou-
voir des Caraïbes, que l'on estime devoir être à cette époque
au nombre de deux mille environ. Mais, dès 1658, ces Indiens,
originaires de la région de l'Amazone, avaient été à peu près
complètement détruits par les nouveaux conquérants de
« Madinina ».
On observe dans le tableau démographique ci-dessus que la
proportion des colons et engagés venus de France pour colo-
niser la Martinique, après s'être élevée à près de 7.000 unités
soixante-cinq ans plus tard (1700), ne dépassa guère, en l'es-
pace d'un siècle et demi, le chiffre de 15.000. Il y a tout lieu
de croire que ce plafond, atteint en 1787, marque le point
culminant de l'apport de l'élément blanc dans le peuplement
de l'île.
Descendue à 10.000 têtes en 1802, l'importance numérique
des représentants de la race blanche se maintient sensiblement
à ce dernier niveau jusqu'en 1818. On ne relève pas de nou-
veaux arrivages de blancs au cours du Consulat et de l'Em-
pire; mais, à partir de 1818. leur nombre continue vraisembla-
blement à se restreindre, non point par le retour définitif dans
la Métropole d'une fraction notable d'Européens, mais bien plu-
tôt par l'effet de leur absorption par les noirs et les gens de cou-
leur, conséquence inévitable de leur croisement de plus en
plus accentué avec ces derniers. Ce métissage est le résultat de
l'action des lois naturelles, plus puissantes que les conventions
factices des hommes, plus tyranniques que les préjugés les
plus tenaces et les considérations ethniques les plus insen-
sées.
De 1787, veille de la Révolution, à 1802, la population
blanche subit une forte compression, puisque son effectif se
trouva réduit à 10.000 membres. La principale cause de cette
sensible diminution se devine.
La Martinique, profondément agitée et bouleversée par les
troubles sanglants que l'annonce de la Révolution Française y
déchaîna, n'offrait pas de sécurité suffisante aux représen-
(1) La plupart d'entre eux devaient être des blancs.

GALERIES MARTINIQUAISES
79
tants de la noblesse locale, que les mots magiques de liberté,
égalité, fraternité, eurent évidemment le don de plonger dans
l'angoisse, la terreur, l'affolement.
C'est en août 1789 que la nouvelle de la prise de la Bastille
et de la promulgation de la Déclaration de l'homme et du
citoyen y fut connue. « A Saint-Pierre, lit-on dans l'ouvrage
du marquis de Valous (1), la populace ameutée commença de
parcourir les rues de la ville en vociférant contre le gouver-
neur, les officiers et les planteurs. Foullon, l'intendant, fut
acclamé (il était l'adversaire du gouverneur et des officiers) et
les petits-blancs arborèrent la cocarde tricolore. Ensuite, les
noirs de la ville et des plantations environnantes cédèrent à
leur tour à la contagion de l'exemple, adhérèrent à la révolte,
et, le 30 août, envoyèrent à M. de Vioménil (gouverneur géné-
ral par intérim, en l'absence du titulaire, M. de Damas, alors
en congé de santé en France), à l'intendant Foullon, l'autre
représentant de l'exécutif, et à M. de Molérat, commandant
pour le roi à Saint-Pierre, une proclamation ainsi conçue:
« Nous savons que le Roi nous a rendus libres et si l'on résiste
à nous rendre la liberté, nous mettrons toute la colonie à feu
et à sang; il n'y aura d'épargné que le Gouvernement et les
maisons religieuses.
« S i g n é : Nous tous les nègres. » (2).
Beaucoup de planteurs et leurs familles que l'exécution de
Louis X V I n'était pas faite d'ailleurs pour rassurer, se sau-
vèrent donc à l'étranger pour échapper aux massacres ou
autres conséquences du nouvel ordre de choses qui se pré-
parait.
La prise de possession de l'île par les Anglais, de 1794 à
1802, ne semble pas avoir arrêté ce mouvement d'émigration.
*
* *
Postérieurement à 1802, le chiffre de la population blanche
parut se maintenir aux environs de 10.000 personnes jusqu'en
1818, date à partir de laquelle les documents relatifs à cette
catégorie ethnique manquent de précision.
L'abolition de l'esclavage, en faisant supprimer, dès 1848,
les anciennes pratiques en vertu de quoi les tableaux officiels
de recensement classaient séparément les blancs, les esclaves,
les hommes de couleur libres, augmenta encore la confusion
sur ce point. D'autre part, il résulte de certains témoignages,
paraissant dignes de foi, que la foudroyante éruption du
(1) Avec les Rouges aux Iles du Vent (1930).
(2) Moniteur du 9 janvier 1790, n° 9, page 39.

80
GALERIES MARTINIQUAISES
8 mai 1902 entraîna la disparition à Saint-Pierre de quatre à
cinq mille blancs. Cette hypothèse semble d'autant plus admis-
sible que la puissante activité commerciale et industrielle de
la grande cité pierrotine (qui fut aussi la ville du plaisir, le
lieu d'élection du bien-être par excellence) avait attiré dans
ses murs la partie la plus nombreuse et surtout la plus opu-
lente de l'aristocratie blanche de l'île.
Quoi qu'il en soit, et autant qu'on puisse en juger par les
apparences et les autres données que l'on possède, il ne paraît
pas exagéré de dire que soit bien médiocre aujourd'hui le
nombre des blancs, purs de tout mélange avec les Africains (1),
entrant dans la composition de la population martiniquaise
qui comptait au dernier dénombrement 227.798 habitants (2).
*
Encore est-il bien téméraire de trancher net sur le classe-
ment ethnique de telle ou telle personne du pays, parce qu'elle
répond à quelques caractères physiques qui sembleraient
laisser croire qu'elle appartient — franche de tout métissage
— à la descendance de Japhet.
Que d'erreurs, en tout cas, et aussi de malentendus, se com-
mettent tous les jours à la Martinique même, dans ce domaine
où il est le plus souvent extrêmement difficile de distinguer
un blanc pur sang d'un homme de couleur ( 3 ) . Bien malin
celui qui résoudrait les cas douteux. Car enfin, par quels
signes indiscutables est-il possible, aux confins des deux races,
de cataloguer les uns et les autres, sans crainte de se tromper?
C'est la quadrature du cercle.
On raconte qu'un gouverneur, estomaqué par l'étrange diffé-
renciation épidermique de certaines gens de couleur et des
prétendus blancs, s'exclama un jour en ces termes devant
quelqu'un du pays: « Mais, dans votre île, les blancs sont
bruns et les bruns sont blancs ! » Au fait, on lui avait présenté
cet homme comme étant un mulâtre (il était blanc de peau,
ses cheveux étaient blonds et ses yeux bleus); tandis qu'aupa-
ravant le chef de la colonie avait fait la connaissance d'un
(1) En réalité, indépendamment des Européens de passage à la Mar-
tinique, les blancs authentiques (en admettant que tous ceux qui viennent
de la Métropole le soient) se recrutent surtout parmi les derniers venus
qui ont fait souche ici avec les Européennes arrivées en même temps
qu'eux.
(2) Bulletin officiel 1928.
(3) Un de nos amis, très gascon d'ailleurs, et qui était un « câpre », ne
répétait-il pas à tout bout de champ qu'il se considérait comme un blanc
fort brun? Peut-être s'amusait-il à narguer les pseudo-blancs, car il ne
tirait nulle vanité de ce classement artificiel.

GALERIES MARTINIQUAISES
81
autre citoyen du crû, soi-disant blanc authentique, qui était
brun d'épiderme et de cheveux très noirs !
C'est que, de temps immémorial, la chose est d'importance
dans l'île pour celui qui, à tort ou à raison, se prévaut orgueil-
leusement et jalousement d'un épiderme non coloré, en vue
d'afficher on ne sait quelle supériorité sur ses compatriotes
dont le tort est d'avoir le teint plus ou moins bronzé, d'être
plus ou moins « chocolat », « clair-obscur » ou « mulâtre
blanc ».
G. de Molinari dit à ce sujet: «...Entre le blanc et l'homme
dit de couleur, la différence est à peine visible. Il faut un œil
exercé pour la saisir. Parfois même, le blanc plus ou moins
authentique — car il s'est glissé, malgré tout, plus d'une brebis
tachée de noir parmi les brebis immaculées — le blanc est noir
de cheveux et brun de peau, tandis que l'homme de couleur
est blond et d'une blancheur mate. J'ai été accueilli, avec
quelle amabilité charmante! par des familles de couleur que
j'aurais crues, d'après le témoignage de mes yeux, absolument
blanches, si elle n'avaient pris soin elles-mêmes de me tirer
d'erreur. Mais que voulez-vous ? Le préjugé de couleur est
avant tout une douane, et c'est ce qui explique non seulement
qu'il se mantienne, mais encore qu'il se fortifie à mesure que
les institutions qui protégeaient la race blanche contre la
concurrence des hommes de couleur viennent à disparaître.
C'est la dernière enceinte d'une forteresse assiégée dont la
garnison va s'affaiblissant tous les jours, pendant que les assié-
geants reçoivent renforts sur renforts.
« Le jour n'est pas éloigné où cette enceinte sera forcée, et
où l'aristocratie coloniale sera obligée, comme sa congénère
européenne, à traiter avec les assiégeants, ne fût-ce que pour
renouveler ses vivres, ou, comme on dit vulgairement, pour
fumer ses terres » (1).
*
**
Au point de vue purement scientifique, la question de savoir,
par des preuves absolument irréfutables, quelle est la caté-
gorie ethnique à laquelle se rattache un individu douteux, a
fait l'objet des remarquables études du savant biologiste fran-
çais Cuénot, lequel vient de recevoir pour ses judicieuses re-
cherches le prix Albert-I de Monaco, de cent mille francs,
e r
décerné par l'Académie des Sciences.
Le journal Le Matin du 11 novembre 1930 rapporte la nou-
velle en ces t e r m e s :
(1) A Panama, par G. de Molinari.
6

82
GALERIES MARTINIQUAISES
« Qu'est-ce donc que cette génétique, tout à l'heure encore
simple chapitre de la biologie, et qui peut aujourd'hui pré-
tendre au rang d'une discipline nouvelle?
« Rien de moins que la science de l'engendrement, pour-
rait-on dire, ou, si l'on préfère, la science de l'hérédité. Donc
science cardinale. Par elle, l'hérédité, « seul dieu dont on
connaisse le nom », comme parlait Oscar Wilde, a dépouillé
la plus grande part de son mystère. Là où semblaient régner le
désordre et le caprice, elle formule de strictes lois. Là où l'on
en restait à s'étonner, où l'on se bornait à consigner l'impré-
visible, elle prévoit avec certitude. Au centre des éléments
convoyeurs de la vie, elle a pu identifier les particules infini-
tésimales, ou chromosomes, en qui le « dieu » s'incarne. Elle
les décèle au microscope, elle les observe, elle les dénombre,
elle suit leurs manœuvres singulières, elle étudie le procédé
suivant quoi elles se distribuent du parent à l'enfant; elle va,
en certains cas, jusqu'à leur arracher le secret de leur texture
intime, dont la complexité, d'ailleurs, passe l'imagination. Ces
particules à nous transmises par nos ascendants, ce sont elles
qui conditionnent à l'origine toute notre personne physique et
beaucoup de notre personne morale; ce sont elles qui, faisant
de chacun de nous ce qu'il est, constituent en quelque sorte, la
base matérielle de ce que les scolastiques nommaient l'ecceité.
Selon que l'individu a reçu en partage tels ou tels chromo-
somes, il est homme ou il est femme; il a les cheveux blonds
ou il les a bruns, il a la prunelle bleue ou marron, la peau fine
ou épaisse, le nez busqué ou droit, la bouche lippue ou mince,
l'intelligence lourde ou déliée. Pour l'instant, la génétique ne
fait guère que constater, comprendre et augurer: premier
résultat, déjà considérable. Peut-être, demain, saura-t-elle se
manifester plus activement par une intervention directe sur
les chromosomes, soit qu'ainsi elle influence le sens de l'hé-
rédité, ou qu'elle détermine le sexe, ou qu'elle suscite l'appa-
rition de formes vivantes originales et, par là, réalise le rêve
de Renan qui était de parfaire la nature et de remplacer les
êtres déjà existants par d'autres plus accomplis...
« . . . N o n seulement Lucien Cuénot, dans toutes ses recher-
ches, témoigna de la plus sagace intuition scientifique, mais
il eut l'immense mérite de rompre en visière avec les idées
jusque-là professées en France. Même à l'heure actuelle, chez
la plupart de nos savants officiels, la génétique rencontre une
hostilité de principe, positivement incompréhensible, et l'on
compterait ceux qui commencent à s'aviser de tout ce que
perd chaque jour la biologie française en refusant de s'en-
gager dans la voie que lui indiquait, dès les premières années
du siècle, le professeur Cuénot. »

GALERIES MARTINIQUAISES
83
Les explications fournies au début de ce chapitre donnent
les raisons qui déterminèrent les Français à introduire des
esclaves noirs à la Martinique.
Le tableau démographique général, publié plus haut, fait
apparaître la progression suivie par les arrivages successifs
de travailleurs africains dans l'île.
A l'origine, l'importation des nègres pour la main-d'œu-
vre fut l'objet d'un commerce plus ou moins clandestin, à
cause de l'opprobe dont se couvraient les trafiquants de
chair humaine; cette particularité est assez suggestive pour
montrer la difficulté où l'on se trouvait de connaître exacte-
ment le nombre des esclaves débarqués en Martinique aux
premières années de la colonisation.
Il faut arriver jusqu'en 1687, quelques années après que
Colbert eut autorisé légalement la traite, pour trouver les
premières informations sur l'importance numérique des noirs
amenés ici. On en comptait à cette date 10.801, contre 5.000
blancs environ.
Leur nombre s'accrut rapidement (surtout après l'année
1713), grâce aux primes et faveurs diverses accordées par
Louis X I V et Louis X V aux Compagnies et aux armateurs
pour ce genre de transaction.
Un siècle après l'arrivée de d'Enambuc, c'est-à-dire vers
1736, il atteignit le chiffre de 72.000; puis il continua de
s'élever et monta à 80.000 âmes en 1778. Ce fut le record qui
se maintint d'ailleurs jusqu'au Consulat. A partir de 1802,
une baisse plutôt légère se dessina dans la proportion de
l'élément noir. Mais elle s'arrêta dès l'avènement de la Res-
tauration, et, à la proclamation de la liberté en 1848, on
dénombra 77.447 esclaves dans toutes les régions de la Mar-
tinique (1).
Voilà déjà quatre-vingt-deux ans, c'est-à-dire assez près
d'un siècle, que l'esclavage disparut définitivement de chez
nous. On peut noter qu'il serait difficile aujourd'hui de ren-
contrer des nègres authentiques (pur sang descendants d'es-
claves) sur le territoire de l'île.
Que se passa-t-il donc? Poser la question, c'est la résoudre.
Les esclaves noirs libérés subirent le même sort que leurs
ancêtres transplantés ici et vivant en contact permanent avec
les colons et engagés français. Le croisement naturel des deux
(1) Lois du 30 avril 1849. A remarquer cependant qu'il y avait une
grande proportion de métis ou sang mêlés esclaves dans ce chiffre de
77.447 et dans celui de 80.000 indiqué plus haut.

84
GALERIES MARTINIQUAISES
catégories ethniques, commencé dès l'origine de la colonisa-
tion, ne s'arrêta pas. Les gens de couleur à leur tour, déjà
fort nombreux en 1848 (1), menèrent la danse avec non moins
de vigueur et d'entrain que les représentants des deux autres
races et à leurs dépens, les absorbant insensiblement.
En définitive, blancs et noirs qu'aucune puissance au
monde n'avait le pouvoir ni le moyen de maintenir absolu-
ment et constamment éloignés les uns des autres, se fondi-
rent ici à travers les siècles en une catégorie humaine inter-
médiaire
où s'observe toute la gamme des c o u l e u r s : mulâ-
tres, quarterons, capres, chabins, griffes, calazazas, etc.. Le
mélange de ces deux races s'opéra aussi avec les éléments
hindous et chinois que l'immigration jeta à la Martinique
après l'abolition de l'esclavage.
En sorte que, si l'on admet comme certains l'affirment,
que des Caraïbes (Indiens Peaux-Rouges), aient pu survivre au
massacre général organisé contre eux en 1658 sous Dupar-
quet, l'on peut alors dire que la Martinique offre le spectacle
étrange d'une population bigarrée à l'infini, où se retrouve,
en un alliage hétéroclite, toutes les races qui peuplent la sur-
face du globe, vrai kaléidoscope humain qui n'est pas la
moindre des surprises du visiteur étranger foulant la pre-
mière fois notre sol.
C'est surtout au commencement du siècle dernier que le
contingent des personnes de couleur prit de l'importance.
Leur nombre qui était à Ce moment de 11.000, augmenta avec
une étonnante rapidité et aujourd'hui la presque totalité de
la population de l'île est formée de ce type humain qui réalise
l'élément ethnique connu sous la dénomination générique de
créole de la Martinique.
Tous les originaires de l'île, y compris les blancs ou ceux
qui se disent ou se croient tels, sont donc communément dé-
signés sous le vocable de créoles de la Matinique. Mais le blanc
né au pays, se dénomme plus spécialement blanc créole par
rapport à l'homme de couleur ou à l'Européen. Dans l'idiome
local, on l'appelle aussi béké créole par opposition au métro-
politain auquel les gens du peuple appliquent le terme de
béké France.
Le mot béké a, paraît-il, une origine assez curieuse. On ra-
conte que les anciens engagés ou colons normands, nom-
breux ici dans les premiers temps de la colonisation, s'inter-
pellaient (2) en ces termes lorsqu'ils se rencontraient: « Eh bé
coué! » Ce qui signifiait en bon f r a n ç a i s : « Eh bien quoi! »
Les esclaves noirs auraient, dit-on, déformé la prononciation
(1) De 30 à 35.000.
(2) Familièrement.

GALERIES MARTINIQUAISES
85
de ces mots et en auraient fait, d'abord : « Eh bé que », en-
suite, par abréviation : « bé-qué », ou béké », pour désigner
le blanc quel qu'il soit.
Mais il existe une seconde version sur l'origine de ce
mot. Il viendrait du terme bêcheur ou travailleur européen
venu bêcher la terre en Martinique comme engagé.
Par déformation, bêcheur serait devenu béké, désignant
d'abord l'engagé français, puis le colon, enfin tout blanc
quelconque né en ce pays ou pas, Français ou non.
L'examen du tableau démographique précédent ouvre la
porte à d'autres commentaires. On admet généralement que
la population totale du pays se stabilisa (1) au cours du pre-
mier quart du xixe siècle, la main-d'œuvre importée jus-
qu'alors, ayant à peu près atteint, à cette époque, le plafond
nécessaire à une exploitation rationnelle de toutes les « habita-
tions ». En prenant pour base de cette stabilisation le chiffre
de la population totale en 1818, soit environ 100.000 habi-
tants (exactement 97.800), on s'aperçoit que la progression
suivie par l'augmentation naturelle du chiffre de l'élément
humain est ahurissante. Elle est pour un siècle (1818 à 1928)
de l'ordre de 133 %, l'excédent relevé au recensement de 1928,
étant de 129.998 unités.
1 2 9 . 9 9 8 x 1 0 0
= 1 3 2
97.800
En ne tenant pas compte des hécatombes de la terrible
éruption de 1902 (28.000 morts, le 8 mai et 1.000 le 30 août,
soit au total 29.000 disparus), le taux d'augmentation serait
au moins de 163 %. Nous disons au moins, puisque nous fai-
sons abstraction des naissances qui proviendraient de ces
29.000 unités (2).
158.998X100
129.998 + 29.000=158.998 = 1 6 2
97.800
( 1 ) Nous voulons dire qu'il n'y eut plus d'importants arrivages d'es-
claves noirs; ce fait d'ailleurs fut constaté depuis le début de la Révolution
Française. Quant aux blancs, leur nombre, avons-nous vu, loin de s'ac-
croître, alla en diminuant.
(2) Il y a accroissement très sensible de la population d'une période
à une autre. Ainsi, la moyenne annuelle de l'augmentation pour la période
1818-1881 est de 1.017 unités; 1881-1902 de 1.989 unités; 1902-1931 de
1.862 unités. Mais pour les 10 dernières années (voir plus bas) elle est de
2.167 unités I

86
GALERIES MARTINIQUAISES
Voici maintenant une statistique démographique établie
par M. l'abbé Rennard, d'après les recherches qu'il a faites
dans les registres des paroisses de la Martinique.
NAISSANCES ET DECES DE 1920 A 1929
Soit, en dix ans, un total de 43.382 baptêmes et 21.706 dé-
cès. (Extrait du journal La Paix, du 31 décembre 1930).
Ces renseignements statistiques montrent que pendant ces
dix dernières années, l'excédent des naissances sur les décès se
chiffre par 43.382 — 21.706, soit 21.676 habitants, ou une
moyenne de = 2.167 unités par an.
C'est un résultat particulièrement remarquable et sugges-
tif. Que deviendra dans l'avenir le trop-plein de plus en plus
débordant de la population martiniquaise si prolifique ? Cette
perspective ne peut manquer de frapper l'esprit de ceux qui
se préoccupent de la situation sociale de notre petit pays.
Il ne faut pas perdre de vue que nos possibilités économi-
ques sont à l'heure actuelle très limitées. Seront-elles plus
nombreuses dans 25, 50 et 100 ans, époque à laquelle nous
compterons probablement ici un demi-million d'âmes, si le
malthusianisme, l'émigration ou tout autre événement ne
vient établir un juste équilibre entre le marché local du tra-
vail et le nombre d'habitants pouvant normalement subsis-
ter en Martinique? '

GALERIES MARTINIQUAISES
87
XIII
OPINIONS SUR L E S CREOLES DE L A M A R T I N I Q U E
Il est constant que les créoles de la Martinique, issus de ra-
ces différentes, acquirent à travers les âges des qualités phy-
siques qui les transformèrent et les adaptèrent merveilleu-
sement au pays.
Les observateurs qui, dans le passé approfondirent cette
question, reconnurent que les gens de couleur, de toutes
teintes, sont en général les seuls, dans la colonie, qui nais-
sent avec une constitution tout à fait appropriée au climat ( 1 ) .
Cette opinion, émise depuis un siècle, n'est plus vraie au-
jourd'hui pour les seuls créoles, car les progrès réalisés dans la
prophylaxie et l'hygiène publique, ayant amélioré les condi-
tions physiques de l'existence humaine rendent le séjour de
l'île parfaitement supportable aux personnes de toutes races.
Dans son livre intitulé « A. Panama », G. de Molinari ex-
prime l'idée que la postérité naturelle de nuances variées
créée à la Martinique par les blancs, « est une cause de pro-
grès qui élève le niveau intellectuel du noir et empêche dans
les régions tropicales, la dégénérescence physique et morale
du blanc. Cette dégénérescence, ajoute-t-il, est un fait indis-
cutable, qu'il s'agisse du règne végétal ou du règne animal
et on n'y remédie que par une importation constante de semis
ou par la greffe sur les espèces indigènes. »
Il établit également une comparaison tendant à prouver
que les blancs créoles, sous le rapport de la force physique,
de l'intelligence, de l'activité au travail et de l'esprit d'éco-
nomie,
ne sauraient prétendre à une « supériorité déci-
sive » sur les « sang. mêlé ». Voici en quels termes: «Cette
supériorité existe-t-elle? En d'autres termes, l'infusion du
sang noir est-elle une cause de détérioration, et l'homme de
couleur est-il ainsi, en vertu même de la composition de ses
nerfs et de ses muscles, naturellement et irrémédiablement
inférieur au blanc? Autant que le nombre restreint de mes
observations me permet d'en juger, je ne le crois pas ».
*
* *
Lafcadio Hearn, doué d'un esprit d'observation très pro-
fond, nota que l'évolution physique des gens de couleur n'est
(1) Mémoire justificatif d'Isambert.

88
GALERIES MARTINIQUAISES
pas due uniquement au fait du croisement du « colon paysan
français et de l'esclave ouest-africain » (1). Il est persuadé
que « les deux races primitives se sont modifiées dans leur
descendance à un degré surprenant, grâce à des conditions
climatériques et locales ».
Pour cet écrivain, la nature a « remodelé le blanc, le noir
et le métis, suivant l'environnement ».
En ce qui concerne le nègre créole, déclara le Docteur
Rufz (2) « conçu, soit par le Congolais à la lourde charpente,
ou par le Sénégalais, mince et élancé, ou par le Mandingue (3),
plus souple et plus agile, il apparaît si remodelé, si homo-
gène, et si adapté à son environnement qu'il est tout à fait
impossible de distinguer dans ses traits, quoi que ce fût de
ses parents, de sa source originelle. La transformation est
absolue » (4).
Le même Docteur trouva que « le nègre créole a des for-
mes gracieuses et il est bien proportionné, ses jambes sont
minces, son cou est long, ses traits sont plus délicats que ceux
de l'Africain; il a les grands yeux mélancoliques du Caraïbe,
mieux adaptés à exprimer des émotions. On découvrira rare-
ment en lui la fureur sombre de l'Africain et rarement aussi
une mine sauvage et rébarbative. »
Mais l'attention de ce disciple d'Esculape, ne s'appliqua
pas moins sur la femme noire. « Après une ou deux généra-
tions, écrit-il, l'Africaine réformée, affinée, embellie chez ses
descendants, transformée en la « négresse créole » commença
à exercer une fascination irrésistible, capable de tout obte-
nir
». C'est peut-être ce qui fit écrire à Lafcadio que: « les
voyageurs du XVIII siècle furent confondus par le luxe de
e
toilette et de bijoux des sombres beautés de Saint-Pierre. »
D'autre part, l'auteur des Contes des Tropiques, rapporta
ce détail suggestif que « le charme de la beauté métisse était
devenu si puissant que les maîtres se faisaient les esclaves
de leurs esclaves ».
A l'appui de cette assertion, on peut citer les paroles du
général de Romanet qui visita jadis la Martinique. Il dit, à
propos de l'impôt sur l'affranchissement:
« Le Gouverneur nommé par le souverain délivre les certi-
ficats de liberté, sur paiement fait par le maître d'une somme
qui équivaut habituellement à la valeur du sujet. L'intérêt
(1) Contes des tropiques, par Lafcadio Hearn.
(2) Dr E. Rufz, Etudes historiques et statistiques sur la population de

la Martinique, 1850.
(3) Race noire appartenant aux peuplades du Haut-Sénégal et du Niger
(Malinkès, Bombaras, Soninkès).
(4) Contes des tropiques, par Lafcadio Hearn.

GALERIES MARTINIQUAISES
89
public justifie souvent le Gouverneur à fixer le prix de l'es-
clave par rapport au désir ou à l'intérêt que manifeste le
maître. Il est facile de comprendre que l'impôt sur la liberté
des femmes doit être plus élevé que l'impôt sur la liberté des
hommes, ceux-ci n'ayant d'autres avantages que leur utilité.
Les femmes savent plaire; elles possèdent les droits et les pri-
vilèges que le monde entier attribue à leur sexe; elles savent
agir de façon que même les chaînes de l'esclavage leur servent
d'ornements. On les voit chargeant avec orgueil leurs tyrans
des chaînes qu'elles portaient jadis et les forcer à embrasser
les cicatrices qu'ils leur ont infligées. Le maître devient l'es-
clave et n'achète la liberté d'une esclave que pour perdre la
sienne. »
*
On rencontre aussi la réflexion suivante sous la plume de
L a f c a d i o : « Ce n'était pas seulement la négresse créole qui
était survenue pour jouer son rôle dans ce drame étrange qui
symbolisait le triomphe de la nature sur l'intérêt et la raison;
ses filles, beaucoup plus belles qu'elle, avaient grandi et l'ai-
daient à fournir une classe spéciale.
« Ces femmes, dont le ton de la peau rivalisait avec la cou-
leur des fruits mûrs, et dont la grâce particulière, exotique et
irrésistible, faisait d'elles des rivales formidables pour les
filles de la race dominatrice, étaient sans doute physiquement
supérieures aux filles de couleur modernes. Elles provenaient
d'une sélection naturelle qui n'aurait pu avoir lieu dans au-
cune communauté autrement constituée; c'étaient les enfants
nés de l'union des types les plus beaux des deux races. »
Ailleurs, il reconnut que «...le descendant des premiers
colons cessa de ressembler à ses pères. « Le singe créole » fit
de réels progrès sur ses antécédents; le mulâtre donna cer-
tains signes de ces qualités physiques et de cette puissance
morale qui, plus tard, allaient le rendre un danger pour l'in-
tégrité même de la colonie. Dans un climat tempéré, un pareil
changement aurait été si progressif qu'il n'aurait pas été re-
marqué pendant assez longtemps; dans les tropiques, il s'ef-
fectua avec une rapidité qui surprend parce qu'elle révèle des
forces naturelles en jeu. »
Enfin, G. Souquet-Basiège vint à la rescousse en affirmant
que la race de sang mêlé, « comme types physiques, fournit

90
GALERIES MARTINIQUAISES
dans beaucoup d'individus, dans ses femmes en général, les
plus beaux spécimens de la race humaine » (1).
L e dernier recensement général effectué à la Martinique,
atteste une population totale de 227.798 habitants, dont
78.923 habitants pour l'arrondissement du Nord et 148.875
pour celui du Sud (2).
Les étrangers entrent dans ce nombre pour un chiffre de
617 unités.
Le tableau publié le 26 avril 1928 au Bulletin officiel de la
Colonie indique comme population agglomérée dans les villes
et bourgs une proportion de 40.000 personnes.
La population éparse, comprenant la très grande majorité
des ruraux, forme donc un bloc de 187.798 habitants (3).
Comme la superficie totale de l'île mesure 1.106 kilomètres
carrés (sensiblement celle du département de la Seine), la
densité de la population ressort à 205 habitants par kilomètre
carré ( 4 ) . Cette densité classe la Martinique parmi les pays
les plus peuplés du monde, par rapport à sa superficie.
(1) L e P r é j u g é d e R a c e s a u x A n t i l l e s F r a n ç a i s e s ( 1 8 8 3 ) .
(2) B u l l e t i n officiel de 1928.
(3) L e n u m é r o de d é c e m b r e 1930 d u B u l l e t i n d e
l'Agence Générale des
Colonies p u b l i e l'éta t s u i v a n t d e l a p o p u l a t i o n m a r t i n i q u a i s e e n 1 9 2 9 :
Etrangers européens: 251, d o n t 62 f e m m e s et 35 e n f a n t s a u - d e s s o u s d e
15 a n s .
Etrangers européens: 252, d o n t 62 f e m m e s et 35 e n f a n t s a u - d e s s o u s d e
d e 15 a n s .
Français créoles: 228.573, d o n t 72.844 f e m m e s et 86.573 e n f a n t s s u r u n
t o t a l de 231.435 h a b i t a n t s , l ' é l é m e n t f é m i n i n d é p a s s e d e 7.861 u n i t é s le
sexe f o r t .

L a r é p a r t i t i o n des 252 é t r a n g e r s est assez i n é g a l e et c o m p r e n d 3 A l l e -
m a n d s , 1 A m é r i c a i n , 25 A n g l a i s , 20 B e l g e s , 2 D a n o i s , 4 E s p a g n o l s , 4 H o l -
l a n d a i s ,
95 I t a l i e n s , 3 S u i s s e s et 95 S y r i e n s . ( E x t r a i t d u j o u r n a l La Paix,
d u 21 f é v r i e r 1931.)
(4) D e n s i t é de l a p o p u l a t i o n d e q u e l q u e s pays:
4 7 . 0 0 0 h
G u y a n e = 0 , 5 h a b i t a n t s p a r k m 2
8 8 . 0 0 0 k m 2
3.126.000 h
A . E. F = 1,2 h a b i t a n t s p a r k m 2
2.256.000 k
5.981.000 h

A l g é r i e = 2,6 h a b i t a n t s p a r k m 2
2.195.000 k
13.541.000 h
A . O. F = 3,6 h a b i t a n t s p a r k m 2
3.738.000 k
I n d o c h i n e 28 h a b i t a n t s p a r k m 2
186.000 h
R é u n i o n =77 h a b i t a n t s p a r k m 2
2.400 k

GALERIES MARTINIQUAISES
91
Jusqu'à ces derniers temps, le chiffre officiel de la super-
ficie était de 987 kilomètres carrés. Mais le Bulletin d'infor-
mation de l'Exposition coloniale fit savoir récemment que
M. Meunier, géographe du Ministère des Colonies, s'étant basé
sur des levés aérophotographiques et des travaux d'un spécia-
liste, M. Jarre, rectifia l'erreur commise par les éditeurs de
géographies. Les dernières mesures obtenues lui firent évaluer
la superficie de la Martinique à 110.629 hectares ou 1.106 kilo-
mètres carrés. « Ce n'est pas peu de chose », ironisa M. Louis
Forest dans le journal Le Matin, du 21 août 1930. « La Perle
des Antilles est à notre collier colonial une beaucoup plus
grosse perle qu'on ne croyait. »

V
LE PRÉJUGÉ DE RACE ET DE COULEUR
A LA MARTINIQUE
I. — PERIODE ANTERIEURE A 1778
Il n'est pas question ici de pénétrer dans les profondeurs de
la discussion philosophique du préjugé de race et de cou-
leur. Bornons-nous à déclarer à cet égard que le préjugé est
le résultat d'une oblitération certaine du jugement, la consé-
quence d'une déformation du sens moral. Ce dissolvant de
l'harmonie sociale résume tout un ensemble de prétentions
aussi injustes et surannées que ridicules et absurdes. Indigne
de l'homme vraiment cultivé, il mérite d'être traité et flétri
comme une des plaies les plus dégoûtantes, une des laideurs
les plus repoussantes de la société moderne.
La science biologique et anthropologique a déjà fait justice
de cette hérésie, et le succès remporté dans ce domaine par le
progrès moral et social, encore qu'il rencontre une résistance
opiniâtre dans certains milieux, permet de bien augurer de
l'avenir.
Au début de la colonisation de la Martinique, il n'apparaît
pas que le préjugé de race affecte sérieusement les relations
des blancs et des noirs.
Les historiens font ressortir, au contraire, que les engagés
et les esclaves travaillent journellement côte à côte sur les

GALERIES MARTINIQUAISES
93
mêmes « habitations », défrichent les mêmes terres et les
arrosent ensemble de leur sueur, cultivent le tabac, le cacao,
le coton, la canne à sucre, pour le compte des mêmes colons,
supportent en commun les mêmes fatigues, les mêmes ri-
gueurs du climat, et souvent les mêmes mauvais traitements.
Leur situation est donc à peu près identique à certains
égards. On comprend que des courants de sympathie, d'amitié,
d'affection même, s'établissent entre ces gens de condition
presque semblable, habitués à souffrir en commun et à s'épan-
cher les uns vers les autres. On s'explique que le croisement
de ces deux races les rapproche davantage et que le mariage
vienne assez fréquemment sanctionner leurs liaisons natu-
relles.
L e père Labat fait mention dans ses écrits de plusieurs ma-
riages entre blancs et noirs.
Dans son histoire de la Guadeloupe, le colonel Boyer de
Peyreleau observe que, jusqu'à la fin du XVII siècle, les
e
alliances légitimes ne sont pas rares entre les engagés et les
femmes noires ou de couleur (1).
On peut lire la relation ci-après dans l'ouvrage A Panama,
par G. de Molinari: « L e préjugé de couleur n'existait point
dans les premiers temps de l'établissement de l'esclavage dans
les colonies; les mariages y étaient fréquents entre les deux
races; les nègres et les mulâtres affranchis possédaient les
mêmes droits que les blancs et ils pouvaient comme eux entrer
dans le service du roi... »
S'il pouvait y avoir un doute sur cette pratique assez répan-
due à la Martinique à l'époque de l'ancien régime, il suffirait
de lire le texte du Code Noir (1685) et l'on y verrait que le
mariage « suivant les rites de l'Eglise » était autorisé entre les
représentants des deux races: c'était la consécration légale
donnée par le Roi-Soleil à une situation de fait existant déjà
dans la Colonie.
Mais à la promulgation du Code Noir, on compte à la
Martinique 11.000 esclaves environ, contre 5.000 blancs et
315 hommes de couleur seulement. L e nombre de ces derniers
se décuple un siècle plus tard, puisqu'il s'élève en 1778 à
3.000 unités, contre 12.000 blancs et 80.000 esclaves.
C'est alors qu'intervient la fameuse Ordonnance du
7 mai 1778, prise en application de l'arrêt du Conseil du
5 avril 1778, interdisant tout mariage entre « les blancs et les
gens de couleur ». Voilà le document capital, inouï et fantas-
(1) C'est probablement en conséquence de ces unions, à part les recon-
naissances d'enfants naturels, que, de nos jours, un certain nombre de
personnes de couleur portent des noms à particule.

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GALERIES MARTINIQUAISES
tique, qui marque indubitablement le point de départ du pré-
jugé de couleur à la Martinique.
De l'avis de la plupart des auteurs, cette mesure est adoptée
par le Gouvernement de Louis XV, à l'instigation de ceux-là
qui, dans la colonie, voient d'un œil envieux et jaloux aug-
menter le nombre de mulâtres et de nègres affranchis, lesquels
possèdent les mêmes droits que les blancs et peuvent comme
eux entrer dans le service du roi. « A mesure que les affran-
chis se multipliaient, les blancs, qui possédaient à l'origine le
monopole des emplois publics, s'efforcèrent de protéger ce
monopole contre l'invasion de concurrents mieux adaptés au
climat et de plus en plus nombreux » (1).
Mais à côté de la raison tirée de l'intérêt matériel et per-
sonnel des blancs, il existe une seconde origine du préjugé de
couleur, basée sur la préoccupation de l'autorité métropoli-
taine de s'exercer toujours efficacement sur l'île. « On voulait
que le blanc et le mulâtre fussent toujours ennemis, de peur
qu'ils ne s'entendissent ensemble contre cette autorité » (2).
Le fossé ainsi artificiellement creusé entre les blancs et les
hommes de couleur est un procédé de gouvernement. Le but
volontairement poursuivi par la Métropole s'avère dans l'ap-
plication de la formule « Diviser pour régner ».
Le préjugé de couleur est donc, à l'origine, « une création
artificielle de la loi », inspirée à la fois par l'intérêt ou
l'égoïsme et par l'orgueil de race, alliés à l'esprit de caste et de
domination (3).
Avant l'interdiction du mariage, décrétée en 1778, on dé-
couvre dans certaines restrictions antérieures apportées à
l'état des hommes de couleur libres, une tendance qui doit
fatalement aboutir à ce régime anti-matrimonial et accentuer,
en même temps, l'antagonisme des deux races.
Il y a d'abord l'ordonnance du 4 novembre 1704, frappant
de déchéance de la noblesse tous ceux qui épouseront des
femmes de couleur.
C'est évidemment une prime au libertinage. Prenant pré-
texte d'un règlement local à établir sur le luxe des esclaves,
(1) A Panama, par G. de Molinari.
(2) Principes de colonisation, par A. Girault.
(3) Le préjugé est à la source des haines de races, génératrices des
guerres de races.

GALERIES MARTINIQUAISES
95
on s'avise, le 4 juin 1720, de décider que « tous les mulâtres
ou nègres affranchis, ou libres de naissance, de tout sexe,
pourront s'habiller de toile blanche, ginga, indiennes ou
autres étoffes équivalentes de peu de valeur avec pareils habits
dessus sans soie, ni dorure, ni dentelle, à moins que ce ne soit
à très bas prix et ce, sous peine de confiscation, de prison et
même de perte de la liberté » (1).
Cette disposition a pour but d'humilier ceux qu'elle atteint
et de pouvoir les distinguer plus facilement des représentants
de la classe dominante.
Une ordonnance du 5 février 1726 prononce à l'égard des
affranchis et de leurs descendants l'incapacité de recevoir des
blancs, par donation entre vifs ou à cause de mort, histoire
d'empêcher que leur fortune ne passe aux mains des hommes
de couleur.
La même année, une ordonnance du 7 juillet, tirée du motif
de contrôler leur état, exige que tous les affranchis ou
hommes de couleur libres de naissance, fassent la preuve par
titres de leur liberté. Cette décision vexatoire fait perdre leur
liberté à quantité de nègres et de mulâtres qui se trouvent
dans l'impossibilité matérielle de produire les justifications
demandées.
On voit déjà par ce qui précède que les sentiments des
blancs à l'égard de l'élément noir ou de couleur, tendent à
marquer une distance de plus en plus grande entre eux et lui.
Cette tendance s'accuse davantage dans la suite.
Le 18 février 1761, défense est faite aux gens de couleur,
par le Conseil Supérieur, à peine du fouet, de s'assembler dans
le lieu saint et de catéchiser dans les maisons et habitations.
Il est même interdit de laisser embarquer les gens de couleur
à destination de la France. C'est ce qui résulte d'une lettre du
Ministre de la Marine du 20 juin 1703, convertie en loi locale
le 9 août 1777.
Une ordonnance bien plus curieuse encore est celle du
30 avril 1764, aux termes de quoi les personnes de couleur
n'ont pas le droit de s'assembler, en quelque lieu que ce soit,
sous prétexte de noces, festins ou danses, à peine de trois cents
livres d'amende et perte de la liberté, « même de plus grandes
peines, s'il y échet ».
Une autorisation est indispensable pour ces sortes de
réunions privées.
Un arrêt du Conseil Supérieur, du 9 mai 1765, fait défense
aux notaires et avoués d'employer l'homme de couleur comme
clerc, fonction qui réclame une probité absolue, « ce qui ne
(1) Mémoire justificatif d'Isambert.

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GALERIES MARTINIQUAISES
peut pas se rencontrer dans une naissance aussi vile que celle
d'un mulâtre » (1).
L e ministre de la Marine Choiseul écrit, le 7 janvier 1767,
qu'il y a lieu d'écarter des fonctions publiques les individus de
sang mêlé.
A partir de l'interdiction de mariage formulée en 1778, le
préjugé de couleur entre définitivement dans les mœurs, s'élève
à la hauteur d'un dogme et poursuit activement son action
funeste et démoralisante au sein de la société coloniale.
« L'antipathie qui séparait les blancs et les gens de couleur,
dit M. Castonnet-Desfosses (2), était au-dessus de tout ce que
l'on peut imaginer. L'opinion publique distinguait minutieuse-
ment les gens de couleur, et, suivant qu'ils se rapprochaient ou
s'éloignaient des blancs par un teint plus ou moins foncé, on
les appelait mulâtres, métis, griffes, mameloucks, etc.. L'on
reconnaissait treize catégories et leurs dénominations for-
maient une véritable langue. La loi confirmait ces préjugés- Il
était défendu aux affranchis d'exercer certains métiers comme
celui d'orfèvre. Ils ne pouvaient être avocats, médecins ou
apothicaires. Ils étaient exclus de toutes les fonctions civiles,
judiciaires ou militaires (3), ainsi que des assemblées parois-
siales. Les gens de couleur ne pouvaient s'asseoir à la même
table que les blancs. Au théâtre, dans les voitures publiques,
sur les bateaux, des places spéciales leur étaient réservées.
Inutile de dire que les blancs et les gens de couleur ne se fré-
quentaient jamais. La plus grande injure que l'on pouvait
faire à un blanc, c'était de lui dire qu'il possédait des
parents à la côte, ce qui signifiait qu'il était originaire de la
Guinée » (4).
Il n'est même pas jusqu'aux noms des hommes de sang
mêlé qui puissent ressembler à ceux des personnes de race
blanche. Ces noms, dit l'ordonnance du 24 juin 1773, doivent
être choisis dans l'idiome africain ou tirés de leur métier. C'est
peut-être en souvenir de cette pratique humiliante qu'après
l'abolition de l'esclavage en 1848, certains hommes de couleur
préfèrent donner à leurs enfants des noms de baptême tirés
de l'antiquité romaine ou grecque, tels q u e : César, Pompée,
Cassius, Romulus, Sertorius, Pompilius, Démosthènes, Théra-
mène (5).
On trouve un arrêt du Conseil Supérieur du 4 mars 1777,
(1) Mémoire justificatif d'Isambert.
(2) La perte d'une colonie. La Révolution de Saint-Domingue.
(3) Ils faisaient partie de la milice, mais sans pouvoir dépasser le grade
de sous-officier.
(4) Principes de colonisation, par A. Girault.
(5) A Panama, par G. de Molinari.

GALERIES MARTINIQUAISES
97
condamnant deux mulâtres libres à deux heures de carcan
pendant deux jours, avec un écriteau: « Mulâtre libre qui a
mis la main sur un blanc ».
II est évident que, ce faisant, on veut surtout punir le
manque de respect envers un homme de classe supérieure que
réprimer le délit en lui-même.
L'ordonnance du 7 mai 1778 et celle du 9 février 1779 « éta-
blissent ou renouvellent les lois somptuaires contre les gens
de couleur » (1).
II. — PERIODE DE 1778 A LA REVOLUTION FRANÇAISE
Un arrêt du Conseil Supérieur du 9 juin 1780 inflige à deux
femmes de couleur la peine du bannissement pour dix ans,
et celle du carcan avec cet écriteau: « Mulâtresses insolentes
envers les femmes blanches ». Une peine afflictive et infa-
mante pour un manque de politesse.
Il existe dans les annales du Conseil Souverain, un arrêt
du 6 septembre 1781, qui enjoint aux officiers publics de
cesser de qualifier de « sieurs » et de « dames » les gens de
couleur désignés dans leurs actes. On supprime de la sorte,
à leur égard, « les honneurs et privilèges » réservés par ces
termes à tous les hommes libres.
Trois hommes de couleur sont condamnés au carcan et
au bannissement pour trois ans (arrêt du Conseil du
1 juin 1783). Ils sont coupables « d'avoir donné à jouer à
er
des gens de couleur libres comme eux ».
Le même parti pris systématique se révèle dans l'arrêt du
Conseil du 22 octobre 1783, condamnant un homme de cou-
leur à l'exposition aux galères pour une durée de trois ans.
Son crime est d'avoir « levé la main sur un blanc ».
L'ordonnance du 25 décembre 1783 « réunit les diverses dis-
positions précédemment arrêtées contre les hommes de cou-
leur, leur défend de s'assembler sans la permission du com-
mandant de la paroisse (créole blanc), visée par le procureur
du Roi, sous prétexte de noces, festins ou danses, à peine de
100, 300 et 500 livres d'amende;...enjoint aux officiers de jus-
tice de se servir d'eux pour copier les actes et punit toute résis-
tance à cette espèce de réquisition d'un mois de prison,
inflige la peine de la privation de la liberté, c'est-à-dire les tra-
vaux forcés à perpétuité aux hommes de couleur libres soup-
çonnés d'avoir recélé des objets volés, ou donné asile à des
esclaves; leur défend l'exercice de la médecine et de la chi-
rurgie, même pour les morsures de serpent; établit l'inégalité
(1) Mémoire justificatif d'Isambert.
7

98
GALERIES MARTINIQUAISES
des peines pour les blancs et les gens de couleur libres et con-
firme d'ailleurs les anciennes ordonnances locales » (1).
***
Le marquis de Valous, officier de la marine royale, envoyé
en croisière aux Antilles françaises, qu'il visite de 1787 à 1793,
est vivement frappé, à son débarquement à la Martinique, de
l'hétérogénéité des éléments de la population et de l'état d'es-
prit des uns et des autres. Ce lieutenant de vaisseau, royaliste
bon teint, raconte à se sujet:
« Les blancs étaient divisés en deux catégories bien dis-
tinctes: d'une part, les « habitants » : planteurs qui em-
ployaient quelquefois plusieurs centaines de nègres à l'exploi-
tation de leurs vastes domaines et menaient pour la plupart
une existence relativement opulente; négociants, hauts fonc-
tionnaires des cours souveraines, officiers; d'autre part, les
« petits-blancs » : gens de basoche, petits marchands, arti-
sans, marins et aussi trop souvent soldats réfractaires, déclas-
sés de toute espèce et de tout pays, attirés par la richesse des
Iles et souvent venus y chercher un refuge contre la justice de
leur patrie. Ces déclassés enviaient beaucoup les planteurs et
les riches marchands, mais plus qu'eux encore, ils dédai-
gnaient les nègres esclaves et les gens de couleur libres. Trop
souvent haineux, vivant d'expédients, sans scrupules et d'une
insatiable avidité, ce rebut de toutes les nations sera un des
meilleurs éléments de propagande pour l'agitation révolution-
naire dont les principaux zélateurs seront les capitaines mar-
chands. »
Dans la variété de l'échiquier social de la colonie, il relève
d'un trait de plume que « les mulâtres ou gens de couleur,
seule classe intermédiaire entre les blancs et la population ser-
vile... possèdent le quart des esclaves et le tiers des propriétés;
ayant reçu une demi-instruction par leurs fréquents séjours
en France, une demi-teinte de la philosophie du jour, ils
avaient la prétention d'être les égaux de leurs pères et frères
blancs, dont ils partageaient les charges financières et mili-
taires (2). Les planteurs, de leur côté, refusaient de considérer
les mulâtres comme des égaux: « La tache originelle que les
menus indices dévoilaient à la perspicacité constamment en
éveil des blancs, maintint toujours un fossé infranchissable
entre ces deux classes » (3).
Pendant la tourmente révolutionnaire, cet écrivain royaliste
note avec beaucoup de perspicacité les dispositions hostiles
(1) Mémoire justificatif d'Isambert.
(2) La milice de chaque paroisse comprenait trois compagnies: une de
blancs, une d'affranchis et une troisième de mulâtres.
(3) Avec les Rouges aux Iles du Vent (1930).

GALERIES MARTINIQUAISES
99
des petits-blancs contre les gens de couleur « honnis et per-
sécutés par les petits-blancs imbus du préjugé de race et en-
vieux de leurs richesses. Ils ne rencontreront pas de plus im-
placables ennemis et c'est par un massacre de mulâtres que
commencera une des plus fameuses journées révolutionnaires
à Saint-Pierre; c'est par des cruautés de ce genre que les
patriotes manifesteront chaque fois la joie de la victoire ou le
dépit de la défaite. Les noirs, d'ailleurs, esclaves ou libres, ne
seront pas traités avec plus de ménagements par les plus
chauds partisans des idées humanitaires » (1).
L'histoire enregistre que lors de la formation en France des
Etats Généraux (1789) la population blanche de la Martinique,
d'accord avec le Gouverneur, comte de Viomesnil, réussit à
faire convoquer une assemblée « Consultative » nommée dans
les réunions des paroisses et composée de blancs créoles et
d'Européens depuis l'âge de 16 ans, à l'exclusion des hommes
de couleur libres, quels que soient leur âge, leur profession.
On sent toute l'injustice de cette exclusion « qui donne la pré-
férence à des mineurs sur des hommes faits, à des gens sans
aveu, à des banqueroutiers et autres, rebut de la métropole,
sur des hommes industrieux et des pères de famille nés dans
la Colonie. Ceux qu'on appelle les petits-blancs dans les colo-
nies, sont de pire espèce que la populace de nos grandes
villes » (2).
III. — DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
A L'AFFAIRE BISSETTE (1823)
Mais le préjugé de couleur que cultivent avec un soin jaloux
les contempteurs impénitents de la race noire et de sang mêlé,
n'a pas encore atteint, en dépit des leçons retentissantes de la
Révolution, son maximum de développement. C'est sans doute
à cause de la persistance qu'on met à le maintenir et à l'aggra-
ver que celui qui allait devenir le plus grand empereur des
Français rétablit en 1802, l'esclavage qu'on croyait définitive-
ment aboli dans la séance historique et solennelle de la Con-
vention (4 février 1794). Ne dit-on pas que Joséphine Tascher
(1) Avec les Rouges aux Iles du Vent (1930).
(2) Mémoire justificatif d'Isambert.

100
GALERIES MARTINIQUAISES
de la Pagerie, fille de grands planteurs martiniquais, obtient
facilement cette faveur de son impérial époux?
C'est sous le Gouvernement de Bonaparte qu'on entreprend
une nouvelle levée de boucliers contre les noirs et les gens de
couleur libres, en les assujettissant, par arrêté local du
15 mars 1803, à l'obligation de justifier une nouvelle fois, de
leurs titres de liberté.
11 est facile de concevoir l'étendue de l'alarme jetée parmi
ces malheureux, coupables d'avoir du sang africain dans les
veines. Le plus bizarre c'est que les juges appelés à vérifier
les titres sont tous recrutés parmi les blancs créoles, c'est-à-
dire dans la catégorie des personnes qui ont un intérêt capital
à maintenir le régime abject du préjugé.
La promulgation du Code Civil n'est acceptée ici que sous
des réserves expresses, quant à son application aux sang mêlé.
En effet, l'article 3 par exemple de l'arrêté de promulgation
du 7 novembre 1905, stipule expressément que, demeure inter-
dit, le mariage entre blancs et noirs ou hommes de couleur
libres, et que l'incapacité pour les individus de couleur de rece-
voir par succession ou donation, ne soit pas violée. De même
les-reconnaissances d'enfants de couleur sont prohibées (1).
Qui ne voit dans ces mesures d'exception contre une caté-
gorie d'hommes, un désir très net de la tenir dans un état de
perpétuel ilotisme? On se confirme d'autant plus dans cette
idée, qu'à l'instigation des inlassables persécuteurs de ces hom-
mes, le même Code est modifié par arrêté du 12 mars 1806,
afin d'autoriser les gens de couleur libres à faire des donations
et des legs aux blancs. La réciproque n'étant pas admise, le
but envisagé est « de rapporter le bienfait à sa source primi-
tive » et en conséquence, de poursuivre l'appauvrissement de
ceux dont on voudrait restreindre constamment la condition
sociale.
C'est sans doute dans le même esprit ou plus certainement
dans le dessein de diminuer les garanties offertes par la loi
aux justiciables nègres, que le Code de procédure civile, expé-
dié à la Martinique par le ministre de la Marine, à la date du
24 mars 1807, avec invitation à le promulguer, est mis en som-
meil pendant longtemps dans les archives judiciaires de la
Colonie.
A propos des luttes engagées ici en 1809 contre les Anglais,
on raconte qu'une proclamation britannique menace de la dé-
portation les hommes de couleur pris les armes à la main par
(1) Mémoire justificatif d'Isambert.

GALERIES MARTINIQUAISES
101
l'ennemi, tandis que les blancs capturés dans les mêmes condi-
tions doivent être traités comme prisonniers de guerre. Ils
reçoivent de ce fait un meilleur sort. En dépit de la menace
de traitement différentiel contenue dans la proclamation an-
glaise contre les hommes de couleur, ces derniers se battent
héroïquement sous les ordres du capitaine général Villaret
joyeuse qui ne capitule qu'à la dernière extrémité, le 24 fé-
vrier 1809.
Là encore il est de toute évidence que le préjugé de couleur
est exploité dans un sens favorable pour la classe supérieure
de la population. Ceux qui en sont victimes se sentent forcé
ment diminués par la distinction que les Anglais entendent
établir entre les combattants martiniquais et par cette l'éventua-
lité ne refroidit point, cependant, leur ardent patriotisme
Les autorités anglaises, au cours de l'occupation de
1809 à 1815, font refleurir contre les hommes de couleur
et les esclaves, les beaux temps du régime de l'ordonnance
néfaste du 25 décembre 1783. C'est ce qui résulte du Règlement
du 1 novembre 1809 émanant du Gouverneur général anglais
e r
G. Beckwith (1). Ce personnage, en agissant ainsi, ne fait que
céder facilement aux instances de ceux à qui l'Angleterre doit,
en grande partie, la reddition de l'île (1).
Le préjugé de couleur, sous un pareil régime, s'intensifie à
la grande satisfaction des défenseurs et des bénéficiaires de
l'aristocratie blanche.
Déjà le 20 août 1810, le Procureur général Cacqueray de
Valménier ordonne qu'à l'avenir « il ne recevrait les hommes
de couleur en justice qu'autant qu'ils représenteraient le titre
primordial de leur liberté » (1).
Faut-il rappeler le complot fomenté en 1811 contre les
hommes de couleur qu'on accuse mensongèrement d'avoir fait
feu sur les troupes britanniques dans les hauteurs de Saint-
Pierre? Les victimes innocentes de cet infâme complot sont
condamnées à mort et à d'autres peines plus ou moins sévères.
On rapporte notamment « que le sieur Edmond arrivait de
Curaçao au moment où le complot éclatait dans la ville de
Saint-Pierre. Sa mère lui conseilla, vu les démêlés qu'il avait
eus avec un créole (blanc) influent, de ne pas se montrer. Sa
condamnation est motivée sur ce qu'il avait débarqué clandes-
tinement dans la colonie au moment d'une agitation et pour
(1) Mémoire justificatif d'Isambert.

102
GALERIES MARTINIQUAISES
avoir tenu des propos séditieux dans le quartier du Lamentin.
Il ne cessa de protester de son innocence jusqu'au pied de
l'échafaud et mourut en héros.
« Joujouble Amable, autre homme de couleur condamné,
parut tellement innocent que M. de Chollet, vice-préfet aposto-
lique de la Martinique, sollicita un plus ample informé des
magistrats; n'ayant pu l'obtenir et persuadé qu'un innocent
montait sur l'échafaud, ce respectable ecclésiastique ne put en
supporter la vue et s'évanouit » ( 1 ) .
C'est au sujet de cette hypothétique conspiration qu'on prête
les propos suivants à un conseiller à la Cour d'appel de la
Martinique: « Pour le bonheur de la Colonie, disait-il à une
dame fort respectable qui se plaignait de la légèreté avec la-
quelle on avait prononcé en cette affaire, il faudrait renouveler
cette pendaison de mulâtres tous les dix ans (1). »
Ce monstrueux propos a-t-il été effectivement tenu?
On souhaiterait qu'il ne le fût pas « pour l'honneur de l'hu-
manité et de la justice » ( 1 ) .
Cependant dans la Colonie, on y donne créance à telle ensei-
gne que « dans le cahier saisi chez Bissette et écrit avant les
événements de 1823, ce renouvellement décennal est indiqué
comme devenant fatal à la classe des hommes de couleur » (1).
IV. — L'AFFAIRE BISSETTE
L'affaire Bissette survenue en 1823 (peu après la pendaison
des quatre nègres, Jean, Narcisse, Jean-Louis et Baugnio, cou-
pables d'avoir réclamé la liberté les armes à la main) est symp-
tomatique du degré de violence et de férocité jusqu'alors in-
connu, atteint par le préjugé de couleur à la Martinique. C'est
une sinistre comédie judiciaire.
Lorsqu'on jette les yeux sur les circonstances de ce procès
sensationnel, on se demande en vérité, si les inspirateurs et
tous les autres responsables de cet abominable forfait sans
precédent jusqu'alors dans les annales du pays, ne sont pas en
état de démence.
L'affaire Bissette apparaît clairement, en effet, comme une
manifestation de fanatisme ardent d'une catégorie de gens,
contre toute une classe de la population qui a le tort inexcu-
sable d'attirer la pitié et la sollicitude du Gouvernement de
Louis X V I I I sur sa condition juridique et sociale.
Les auteurs et complices de cette criminelle machination,
accomplie à la Martinique depuis un siècle, voient, paraît-il,
(1) Mémoire justificatif d'Isambert.

GALERIES MARTINIQUAISES
103
dans des suppliques, des réclamations, des pétitions adressées
respectueusement au roi par les hommes de couleur libres en
vue d'obtenir un traitement plus juste et plus humain, l'abou-
tissement d'une sorte de « conspiration permanente » contre
les blancs ( 1 ) .
A noter que des promesses de réforme en faveur des gens
de couleur libres et venant du Gouvernement royal, se font
jour peu à peu dans la période comprise de 1814 à 1820 (2),
à telle enseigne qu'en 1819, le baron de Portai, ministre de la
Marine, dépêche à la Martinique le baron de la Mardelle à
l'effet de « préparer dans des conférences où les magistrats de
la colonie n'étaient pas seuls admis et dans le délai d'une
année, l'établissement de nouveaux principes de justice, mé-
connus dans cette terre d'esclavage » (3).
L'envoi en mission de ce commissaire spécial avec des pou-
voirs supérieurs donne à penser que le ministre prévoit de la
résistance, à la Martinique, à l'égard de toute innovation de
ce genre.
Le baron de la Mardelle réserve d'ailleurs bon accueil aux
doléances de ceux qu'on veut maintenir ici dans un perpétuel
état de dégradation. Le Gouverneur M. le Général Donzelot,
dès son arrivée à la colonie en avril 1820, ne montre pas moins
d'empressement à tendre une oreille attentive aux desiderata
des hommes de couleur et à recevoir les communications qu'ils
lui envoient aux fins de transmission aux pouvoirs publics
métropolitains.
Mais en même temps s'organise la résistance. Les réacteurs
veillent. Et l'apparition de la brochure intitulée: De la situa-
tion des hommes de couleur libres aux Antilles Françaises
(la goutte d'eau qui fait déborder le vase) est le prétexte choisi
pour déclencher la plus folle entreprise d'oppression et de flé-
trissure qu'on puisse concevoir vis-à-vis de toute la classe de
la population de couleur (4), car en frappant Bissette et ses
(1) « Le singulier moyen de conspirer que de rendre l'autorité contre
laquelle on conspire, dépositaire de ses vœux et de ses griefs.» (Isambert).
(2) C'est dans cet intervalle (1818) que Louis XVIII supprime la traite
des noirs dans les colonies françaises.
(3) Mémoire justificatif d'Isambert.
(4) « Cette brochure, pour éclairer le gouvernement du roi, a été remise

par l'honorable M. Laine de Villevêque, ancien député, au ministre de
la Marine d'alors (M. de Clermont-Tonnerre), à monsieur le Président du
Conseil et à plusieurs grands personnages auxquels on supposait de l'in-
fluence. M. le duc de Broglie a dit qu'elle avait été distribuée aux cham-
bres.
« Elle n'avait qu'un mérite, c'était d'exprimer pour la première fois et
publiquement des vérités connues de tous, mais qu'on était obligé de ren-
fermer au fond de son cœur, dans ce pays où l'air qu'on respire est celui
de l'esclavage et du préjugé.» (Mémoire justificatif d'Isambert).

104
GALERIES MARTINIQUAISES
compagnons d'infortune, c'est toute cette classe qu'on veut
atteindre.
Au cours de son interrogatoire, Bissette s'apercevant du
caractère nettement monstrueux qu'on donne au procès, dé-
clare au juge que toutes les interventions et démarches qu'on
incrimine sont connues du Gouverneur et approuvées par lui.
Ces paroles paraissent frapper le juge.
Mais voilà, chose étrange, que le Général Donzelot se rendant
compte que « la fermentation va croissant », du fait que l'ar-
restation de Bissette « a transpiré », adresse le 20 décembre
(182.3) une proclamation aux commissaires commandant des
paroisses, à l'effet d'impressionner « les agitateurs » et en
même temps de se « justifier aux yeux des blancs du repro-
che » qu'ils lui adressent « d'avoir favorisé les hommes de
couleur ». En voici les t e r m e s :
« Quelques agitateurs se sont emparés d'une classe crédule
et peu éclairée pour la pousser au désordre par l'espoir d'un
changement prochain dans la législation politique des colonies.
Des pamphlets distribués clandestinement ont trahi de coupa-
bles vœux et produit le déplorable effet d'enflammer les esprits
de toutes les classes de la population.
« Que tous les habitants de la Martinique soient convaincus
que je saurai maintenir l'ordre et la tranquillité.
« La législation établie est l'œuvre des rois prédécesseurs
de notre bien-aimé monarque. Chacun y doit obéissance et res
pect; et moi, je l'appuierai de tout mon pouvoir.
« Sa majesté seule a le droit d'y apporter des modifications.
« Mais elle veut le bonheur et la prospérité de tous ses
sujets; aussi ne consacre-t-elle que ce qu'une sage expérience
aura prouvé être convenable et nécessaire à l'accomplissement
de. ce double but.
« Je ferai poursuivre avec la dernière rigueur les perturba-
teurs et particulièrement ceux qui, par de sourdes manœuvres
ou des libelles séditieux, tenteraient d'inquiéter ou de remuer
les esprits.
« Je ne doute pas que vous ne continuiez à exercer une
active surveillance et que vous ne vous empressiez de m'infor-
mer de ce qui peut intéresser la tranquillité publique.
« Je vous invite à m'accuser réception de la présente.
« Recevez, monsieur le Commandant, l'assurance de ma
considération particulière.
« Le Lieutenant-Général, Gouverneur et Administrateur
pour le roi.
D O N Z E L O T .

GALERIES MARTINIQUAISES
105
Cet acte de faiblesse marque le triomphe des persécuteurs
de Bissette.
Dès le 2 2 décembre, Volny et Fabien sont sous les verrous.
Le même jour, les « habitants », « peu satisfaits de la pro-
clamation et avertis de la faiblesse du Gouverneur », se rassem-
blent dans les paroisses et formulent l'adresse suivante:
« Monsieur le Général,
« Depuis quelques jours des bruits alarmants se répandent
dans cette colonie; nous paraissons menacés d'une commotion
prochaine.
« Dans cette circonstance, nous croirions manquer au Roi,
à notre pays, à nous-mêmes, Monsieur le Général, si nous hési-
tions à faire connaître à Votre Excellence les causes de l'agi-
tation qui se manifeste.
« Les mulâtres Mont-Louis Thébia et J. Eriche sont arrivés
depuis peu à la Martinique, de retour de France où ils avaient
demeuré plusieurs années! Leur retour a été suivi, ici près, de
faits qui excitent l'indignation des « habitants » de ce pays.
L'insolence du mulâtre Léonce a été punie; mais les distribu-
teurs d'un libelle infâme, d'un écrit séditieux le sont-ils?
« Plusieurs mulâtres ont été pris en flagrant délit, en con-
travention avec la loi et ont été relâchés, à l'exception de trois.
Ces derniers avaient, dit-on, signé une adresse pour le boulever-
sement de la colonie; mais les autres étaient-ils moins coupa-
bles? Et si on leur eût donné le temps d'apposer leur signature
au bas de cette adresse, ne l'eussent-ils pas fait? N'étaient-ils
pas assemblés dans cette intention? Cette réunion dans un
pareil moment, n'indiquait-elle pas assez son but?
« L'écrit que nous qualifions de séditieux l'est sans doute,
dans l'acception juridique du mot; il doit être poursuivi et
puni comme tel. Les prétentions que les mulâtres y exposent
et les demandes qu'ils ont faites, sont combattues et rejetées
par toutes les lois et ordonnances qui régissent les Colonies.
Nous demandons avant eux, Monsieur le Général, que ces lois
et ordonnances soient maintenues, et les « habitants » de la
Martinique sont prêts à secourir de leurs moyens, les mesures
que votre Excellence sera dans le cas de prendre pour faire
rentrer dans le rang qu'elles leur ont assigné ceux qui veulent
s'en écarter. Les blancs ne consentiront jamais à se voir les
égaux d'hommes qui, comme la plus grande partie des mulâtres
et même de ceux d'entre eux qui font le plus de bruit, ont des
parents très proches dans nos ateliers.
« Nous savons, Monsieur le Général, que les mulâtres, en
général, resteront tranquilles; ils connaissent trop bien l'insuf-
fisance de leurs moyens; ils savent que le Gouvernement du roi
ne souffrira jamais que le système établi soit renversé; mais

106
GALERIES MARTINIQUAISES
si le grand nombre est raisonnable on ne peut pas se dissimuler
que beaucoup d'entre eux, séduits par les chimères qu'on leur
propose, peuvent être égarés au point de troubler la tranquillité
de la Colonie.
« C'est entre vos mains, Monsieur le Général, que le roi a
mis son autorité; vous n'êtes pas seulement administrateur,
vous êtes aussi et avant tout gouverneur.
« C'est de vous seul que dépend la tranquillité publique et
c'est vous qui en êtes responsable; c'est vous qui répondrez au
roi. de la conduite de plusieurs personnes qui entourent votre
Excellence et qui se sont attiré l'animadversion de la Colonie.
« Il est des hommes qui, depuis cinq à six ans, semblent
prendre à tâche d'émettre des opinions extrêmement contraires
au système colonial; il n'est pas étonnant que ces hommes
placés en évidence auprès du Gouvernement, aient d'abord per-
verti les esclaves et ensuite les mulâtres libres. C'est à eux que
nous avons dû l'année dernière (1822), la révolte des esclaves
du Mont Carbet (1) et c'est à eux que nous devons la manifes-
tation des prétentions des mulâtres; ceux-ci, nous le savons,
ont l'audace de s'étayer de votre nom et de se vanter de l'appui
des personnes que nous venons de désigner. Mais quelles que
soient les menées et les intrigues des uns et des autres, nous
devons dire à Votre Excellence que les habitants de la Marti-
nique sont unanimement décidés à maintenir et défendre, à
quelque prix que ce soit, l'état actuel de la législation, et à ne
jamais laisser porter aucune atteinte aux règlements coloniaux.
Si le Gouvernement avait un jour le projet d'y faire quelques
changements, nous prions Votre Excellence d'être notre organe
auprès de lui et de lui faire bien comprendre que comme il y
va de l'existence de nos femmes et de nos enfants, nous sommes
fermement résolus à n'admettre aucune modification.
« Nous demandons à Votre Excellence le maintien pur et
simple des lois et ordonnances coloniales et que Votre Excel-
lence veuille bien donner des ordres pour qu'elles soient à
l'avenir exactement maintenues. Pour peu qu'on s'en écarte,
l'édifice colonial est attaqué et les habitants ayant pris la ferme
résolution de se défendre, s'ils succombent, la Colonie sera
perdue pour la France, et qui en sera cause?
« Nous sommes avec respect, etc.. »
(1) Dans la nuit du 13 au 14 octobre 1822, au Carbet, les esclaves Nar-
cisse, Jean-Louis, Baugnio et Jean, ayant eu à se plaindre de leurs maî-
tres, les égorgèrent; puis, ils soulevèrent tous les esclaves des alentours
afin de massacrer les blancs et les mulâtres (Précis d'Histoire de la Mar-
tinique, par J. Rennard).

GALERIES MARTINIQUAISES
107
Ainsi d'un côté, par des pétitions et adresses, rédigées en
termes respectueux, « les hommes de couleur demandent hum-
blement aux représentants du roi dans la Colonie qu'on apporte
quelque adoucissement à l'oppression sous laquelle ils gémis-
sent, lamentablement, qu'on rétablisse en leur faveur le Code
Noir et autres lois fondamentales qui leur assurent les droits
civils et politiques » (1). De l'autre « les commandants des
paroisses, au contraire, ne se contentent pas de demander le
maintien pur et simple des ordonnances coloniales contraires
à ces lois. Ils déclarent au nom de tous les « habitants » dont
ils se constituent eux-mêmes les représentants, qu'ils sont fer-
mement résolus à n'admettre aucune modification, à maintenir
et à défendre à quelque prix que ce soit, l'état actuel de cette
législation locale; et pour qu'on ne se méprenne pas sur l'inso-
lence séditieuse de ce langage, ils désignent comme leurs enne-
mis, les hommes placés en évidence auprès du Gouverneur;
peu s'en faut qu'ils n'accusent le Gouverneur lui-même » (2).
Le Mémoire justificatif d'Isambert est le plus foudroyant ré-
quisitoire qui ait été dressé contre la comédie judiciaire accom-
plie en vue de frapper Bissette, Fabien et Volny. Il débute
ainsi: « Le fanatisme religieux a conduit Calas (3) sur l'écha-
(1) Mémoire justificatif d'Isambert.
(2) Certains critiques reprochent au général Donzelot son manque de

courage civil devant l'attitude arrogante, audacieuse et intolérable des
commandants de paroisse. Le courage militaire dont il avait fait preuve
auparavant sur divers champs de bataille, semblait cependant une garan-
tie suffisante de son énergie. Pour répondre à la menace non déguisée
contenue dans l'adresse des commandants de paroisse, on eût préféré
(au lieu de la position étrange qu'il a prise et qui a fait le jeu des
ennemis de la population de couleur), un geste dans le genre de celui
de « ce ministre du roi d'Angleterre (M. Canning) qui dénonçait au
Parlement l'opposition des colons de la Jamaïque aux mesures bien-
faisantes de la Métropole envers la population esclave » :
« Si le Gouvernement avait pu en éprouver quelque courroux, cette
conduite ne manquerait pas d'offrir des motifs pour recourir à des mesu-
res de rigueur, mais l'emploi de la force réduirait les colons rebelles
aux atomes; ces mesures n'obtiendraient pas la gloire d'une querelle;
je ne veux pas les admettre à l'honneur de la lutte; quos ego... sed
motos prœstat compenere fluctus. Une insurrection pour la liberté du
fouet et pour le maintien du privilège ! En ne sévissant pas contre eux,
mais en accordant aux opprimés une bonne justice et des garanties pour
l'avenir, les colons quitteront ce langage hautain et retomberont dans
l'esclavage de la raison ! » (Mémoire justificatif d'Isambert.)
(3) Jean Calas, négociant de Toulon, avait été faussement accusé en
1698 d'avoir donné la mort à son fils pour l'empêcher d'abjurer le protes-
tantisme. Il fut roué vif en 1762, par sentence parlementaire et réhabilité
en 1765, après les célèbres et pathétiques plaidoyers de Voltaire.

108
GALERIES MARTINIQUAISES
faud et a obligé la famille Surven (1) à se dérober par la fuite
à la peine réservée aux parricides.
« Un autre genre de fanatisme moins facile encore à déra-
ciner, puisque ceux qui en sont atteints conviennent qu'ils s'en
trouvent malgré eux subjugués par les impressions de leur
enfance, le préjugé de la différence de couleur entre les hom-
mes, qui depuis moins d'un siècle s'est fortement enraciné dans
nos colonies du Nouveau-Monde, parmi les descendants des
Européens; un préjugé que de fréquentes alliances entre eux
et les enfants du sol africain auraient dû affaiblir, mais n'ont
fait qu'accroître parce que les lois locales ont interdit les
moyens de les légitimer par le mariage; un préjugé qui aveugle
l'élite de toute la population des colonies à esclaves, au point
de compromettre journellement sa sûreté et d'obliger les mé-
tropoles à s'armer de rigueur et de pouvoir arbitraire, pour
maintenir par des règlements administratifs, l'inégalité môme
civile entre des hommes que la loi naturelle et la loi promul-
guée déclarent également libres et capables de tous les hon-
neurs, libertés et franchises; ce fanatisme favorisé dans ses
écarts par les vices de cette ancienne procédure criminelle qui
a été funeste à tant d'innocents et que Louis X V I avait abolie...
« Ce fanatisme, disons-nous, a conduit dans les bagnes de
la métropole, a condamné à une peine plus cruelle que la mort,
trois hommes de couleur, comme pour montrer à toute cette
classe que c'était elle qu'on voulait frapper en leurs per-
sonnes. »
Il n'y a donc pas le moindre doute que le préjugé de couleur,
transformé en une haine implacable contre les métis et les
noirs libres, se trouve à la base du retentissant procès Bissette
et explique l'acharnement qu'on déploie pour atteindre la
classe entière de ses congénères.
En effet, que reproche-t-on à Bissette ( 2 ) ?
Le malheureux est condamné à la marque au fer rouge et
aux galères perpétuelles, pour avoir été trouvé porteur de la
(1) Le parlement de Toulouse condamna ce protestant à mort en 1764,
sucriers dont on voyait d'ailleurs de nombreuses ramifications dans les
bureaux du ministère de la Marine.
(2) Arrêté à Saint-Pierre sur la dénonciation d'un vil personnage,
Bissette est jeté en prison le 16 décembre 1823.

GALERIES MARTINIQUAISES
109
brochure sus-indiquée (1). A remarquer qu'il était chez lui avec
ce livre qu'aucune décision métropolitaine ou locale n'avait
jamais jusqu'alors interdit ou saisi sous un prétexte quel-
conque.
Certains papiers, mémoires ou écrits sont également saisis
chez Bissette. Ces documents, destinés au roi et à la Chambre
des députés, ne contiennent rien d'autre que la relation d'abus,
d'injustices et de vexations de toute sorte, dont les hommes
de couleur libres sont victimes dans leurs rapports avec les
blancs. Ils sont conçus de manière à émouvoir les autorités
métropolitaines et à provoquer leur intervention afin de faire
cesser les restrictions abusives apportées aux droits civils et de
famille des gens de couleur.
Fabien est condamné aux mêmes peines afflictives et infa-
mantes que Bissette, comme complice des faits reprochés à ce
dernier.
N'est-il pas accusé d'avoir pris communication chez Bissette
du « libelle » incriminé?
Etre un criminel digne des galères, parce qu'on a lu un écrit
chez un ami ! Il est vrai qu'on lui reproche aussi d'avoir remis
un manuscrit à son ami Bissette, un projet d'adresse à la
Chambre des députés !
On lui reproche enfin d'avoir ouvert une lettre adressée par
un commandant de paroisse au procureur du roi et d'avoir
essayé de suborner un témoin. L'avant-dernier grief n'est pas
établi et, le fût-il, qu'il ne constituerait qu'un acte blâmable
seulement aux yeux de la morale, car aucun texte à cette épo-
que ne punit, sauf à l'égard des employés des postes, le fait
d'ouvrir une correspondance, même officielle.
Quant au dernier grief, il est réduit à néant dans les termes
suivants, par M Isambert. « La peine de suborneur est propor-
e
tionnée à la nature du délit imputé; comme dans l'espèce, la
tentative de subornation de témoin n'est relative qu'à l'ouver-
ture de la lettre dont il s'agit et que ce dernier fait n'entraîne
pas de peine puisqu'il n'est prévu par aucune loi, la tentative
de subornation est aussi innocente que le fait principal (2).»
(1) L'ouvrage était déjà répandu en France, où sa divulgation n'avait
soulevé aucune difficulté.
(2) L'anarchie judiciaire, trop souvent constatée à la Martinique, à
l'époque de l'esclavage, résultait généralement de ce que la plupart des
juges étaient des colons, ou des parents ou alliés des grands planteurs
sucriers dont on voyait d'ailleurs de nombreuses ramifications dans les
bureaux du ministère de la Marine.

110
GALERIES MARTINIQUAISES
En ce qui concerne Volny, son crime est d'avoir eu, comme
Fabien, connaissance du libelle qualifié de « séditieux » et
« d'avoir copié de sa main un écrit en réponse à un ouvrage
anonyme publié dans la Colonie sous le titre de Mémoire pour
les colonies françaises; la réfutation porte pour é p i g r a p h e :
Salus, populi suprema lex este; elle a été imprimée à Paris sans
épigraphe et elle n'a pas été poursuivie ni condamnée dans la
Colonie » ( 1 ) .
L'ouvrage anonyme, inspiré par les représentants de la race
supérieure, a pour but de donner le change en France sur le
mérite des institutions locales. C'est le comble de l'indignation,
à la Martinique, « qu'un mulâtre eût l'audace de copier de sa
main une réfutation d'un écrit qu'on croyait aussi victorieux ».
Telles sont les particularités les plus grotesques et les plus
extravagantes du procès Bissette, dans lequel on voit la pas­
sion poussée à un degré extrême. Quand on se représente que
des torts aussi légers suffisent à « enflammer les esprits de
ceux qui par leur position et leur caractère de magistrats (1)
devraient être à l'abri » des mauvaises influences, on demeure
littéralement confondu. Tout homme de bonne foi se sent bou­
Cet état de choses avait son origine dans les pratiques en usage à
l'époque des Grandes Compagnies.
Voici l'opinion de M. Arthur Girault sur cette question: Les agents de
la Compagnie des Indes dans ces Iles (les Mascareignes), réunissaient ha­
bituellement les « habitants » les plus notables pour leur demander leur
avis
« Il convient de signaler aussi une forme curieuse de franchises locales.
Le Conseil Supérieur ou Souverain était composé d'ordinaire, notamment
à Saint­Domingue, non de magistrats de profession venus d'Europe, mais
« d'habitants », autrement dit de planteurs de la Colonie qui affirmaient
leur indépendance en tenant à siéger gratuitement. La тêте prétention
fut émise sous Louis XVIII par les magistrats de la Cour de la Martinique
(C. Scheffer, op. cit., p. 41 et 180). Il y avait là, en effet, pour les grands
propriétaires un moyen précieux d'agir sur la direction des affaires pu­
bliques ». (Précis de législation coloniale, par A. Girault).
L'anarchie judiciaire de l'époque de l'esclavage avait une autre cause.
Beaucoup d'actes émanant de l'autorité royale (ordonnances, lettres pa­
tentes, déclarations, édits) étaient « la source de la législation particulière
aux colonies ». Mais, déclare Girault, « en dehors de ces actes spéciaux,,
une grande difficulté existait sur le point de savoir dans quelle mesure
il fallait appliquer aux colonies les lois en vigueur en France ». Le savant
jurisconsulte ajoute: « Sans doute, à plusieurs reprises, le roi avait or­
donné de se conformer à la coutume de Paris et de rendre la justice sui­
vant les lois et les ordonnances du royaume (édit du 28 mai 1664, art. 34.
Règlement du 4 novembre 1671, art. 11). Mais souvent cette législation
métropolitaine était ignorée ou difficilement applicable aux colonies.
Ajoutons enfin l'opinion ci­après de Petit, puisée dans son livre Droit
public ou Gouvernement des Colonies françaises (1770): « Il n'y a d'im­
primerie que depuis dix ans et souvent l'on n'imprime pas tout ce
(1) Mémoire justificatif d'Isambert.

GALERIES MARTINIQUAISES
111
leversé d'un immense sentiment de dégoût en analysant de près
« tout ce que renferme d'injustice et d'inconséquence ce for-
midable arrêt » ( l ) .
Nous publions ci-après un document qui peut présenter de
l'intérêt dans ce pays où l'on évoque souvent la personnalité de
Bissette et où nos hommes politiques font fréquemment allu-
sion à ce qu'ils appellent le bissettisme. Peut-être sera-t-il plus
aisé de comprendre bien des problèmes compliqués de notre
scène politique et sociale, par ce dialogue émouvant, pathé-
tique, entre deux hommes de race différente que leur situation
respective avait jusqu'alors irréductiblement opposés l'un à
l'autre, et qui s'étaient accidentellement trouvés face à face en
France, terre classique de la liberté, foyer rayonnant de la
justice.
REVUE DES COLONIES
Conversation de M. Bissette avec M. Lucy, 15 septembre 1834,
sous la porte cochère du Ministère de la Marine.
— Eh bien! Nous pouvons nous dire bonjour ici et nous
saluer ! Me reconnaissez-vous ?
— Certainement, c'est M. Bissette.
— Et vous ne rougissez pas ? Mais non, vous pâlissez et je
le conçois. N'ayez aucune crainte, mon intention n'est pas de
me porter à des actes de violence, à des voies de fait sur votre
personne; je veux que vous me disiez si vous croyez avoir fait
votre devoir en me faisant appliquer le fer chaud au mépris
de mon pourvoi en Cassation?
— Monsieur Bissette, oubliez le passé. Il y a dix ans que
vous me poursuivez. Je n'ai répondu à aucun de vos écrits parce
q u ' o n e n t e n d c e p e n d a n t t e n i r l i e u d e l o i . L ' e x i s t e n c e des l o i s n'a j a m a i s
été et n'est e n c o r e a s s u r é e d a n s ces p a y s ( A n t i l l e s ) q u e p a r d e s e n r e -
g i s t r e m e n t s q u i ne sont c o n n u s q u e d e s j u g e s q u i y o n t assisté, et

q u ' i g n o r e le j u g e q u i n ' e n t r e en e x e r c i c e q u ' a p r è s l ' e n r e g i s t r e m e n t o u
p a r les d é p ô t s d a n s les greffes o ù les o r i g i n a i r e s s o n t e x p o s é s à u n e
d e s t r u c t i o n p r o c h a i n e p a r les insectes, i n d é p e n d a m m e n t d ' a u t r e s a c c i -

dents p l u s r a r e s , m a i s q u e l ' e x p é r i e n c e ne p e u t q u e f a i r e c r a i n d r e . »
D e l à était r é s u l t é e u n e c o n f u s i o n e x t r ê m e , « c h a q u e t r i b u n a l , c h a q u e
j u g e a y a n t son s y s t è m e s u r l ' o b s e r v a t i o n d e s l o i s d u r o y a u m e d a n s u n e
m ê m e c o l o n i e » .
(Précis de législature coloniale, p a r A . G i r a u l t . )
(1) Mémoire justificatif d'Isambert.

112
GALERIES MARTINIQUAISES
que le magistrat est exposé à ce que l'on critique ses actes, ne
m'en voulez pas, n'ayez pas de haine; je me suis trompé; qui
ne se trompe pas? Voyez ici en France si les magistrats ne se
trompent pas tous les jours.
— Le juge peut se tromper, oui; mais le magistrat chargé
de faire exécuter l'arrêt ne le doit pas, le pourvoi était sus-
pensif, vous avez mis un acharnement impardonnable, vous
l'avez fait exécuter malgré notre recours en Cassation, malgré
les larmes de nos familles qui vous demandaient un sursis.
— Mais, Monsieur Bissette, oubliez le passé. N'avez-vous pas
été plus que vengé? L'arrêt a été cassé. Que pouvez-vous désirer
de mieux? L'opinion publique vous a entouré; elle vous a fait
justice; ce sont des consolations, Monsieur Bissette.
— Oui, c'en sont, et c'est cette compensation qui fait taire
le ressentiment que j'aurais pu conserver justement contre
vous.
— Mon fils a rencontré votre fils hier dans le parc de Saint-
Cloud, il l'a salué.
— Je le sais et que m'importe? Il s'agit bien ici de votre fils
et du mien; mon fils n'ignore pas les persécutions que vous
m'avez fait éprouver; il sait tout; mais je ne l'élève pas dans la
haine de ses semblables, il est camarade de collège de votre
jeune fils et jamais il ne lui a fait un reproche de vos cruautés.
Nos enfants doivent rester étrangers à tout cela.
— Oui, Monsieur Bissette. Elevons nos enfants de manière
à ce qu'ils ne soient pas ennemis les uns des autres.
« C'est mon fils aîné qui a salué votre fils. Je suis venu en
France pour lui faire faire son droit. Je ne désespère pas de
voir notre pays heureux et tranquille; la fusion se fait tous
les jours.
— Oui, avec des échafauds et des condamnations à mort de
quarante-et-un individus à la fois ! Vous avez été juge dans
l'affaire de la Grand'Anse.
— Oui; mais M. Léonce a été acquitté à l'unanimité. Vos
amis ont dû vous écrire que j'étais un modéré. Les blancs disent
que je ne suis plus partisan de leur système politique; j ' a i eu
des voix des hommes de couleur dans les élections.
« Je n'ai pas voulu être membre du Conseil Général; j'ai
refusé d'être porté dans cinq collèges à la fois; au Fort-Royal,
je fus porté comme Président du collège, en opposition à
M. Rainouard, et M. Rainouard était le candidat de M. Dupotet;
je ne veux plus être homme politique; je suis dégoûté des
affaires, je me retire de la magistrature et dans un an, je ne
serai plus rien, je prendrai ma retraite.

GALERIES MARTINIQUAISES
113
— Vous avez beaucoup d'esprit, Monsieur Lucy, et vous en
faites preuve en ce moment. Mais ne sortons pas, je vous prie,
de la question.
« Dites-moi si vous avez la conscience nette de m'avoir fait
marquer ! Ce n'est pas que je rougisse de cette marque qui fait
aujourd'hui ma gloire; mais je veux connaître à fond votre
opinion.
— Monsieur Bissette, ne revenez pas sur cela, je vous ai
toujours rendu justice dans tout ce que vous avez écrit; depuis
cette affaire, vous m'avez souvent attaqué et jamais je n'ai
voulu répondre.
— Mais vous sortez de la question. Répondez sur cette
marque infligée au mépris du pourvoi en Cassation! Allons,
n'ayez point peur!
— Le pourvoi en Cassation est une institution révolution-
naire. La Cour de Cassation date de 1791, et les anciens tri-
bunaux pouvaient faire exécuter les arrêts, nonobstant tout
recours; les Colonies étaient régies sur ces anciens usages.
L'article 29 de l'édit de 1738 autorisait l'exécution malgré le
pourvoi.
— Oui, mais l'ordonnance de 1755 a abrogé cette disposi-
tion, vous la connaissiez et vous avez passé outre !
— Je ne pouvais pas faire autrement ! Mais le général Don-
zelot (1) aurait pu tout arrêter. Il a refusé d'écouter les pleurs
de votre femme et de Mme Fabien qui se sont jetées à ses
genoux. J'ai été bien malheureux de voir mon nom attaché à
cette affaire. Je suis venu en France en 1824. Je n'ai rien fait
pour empêcher la réussite de votre pourvoi en Cassation.
— Vous rejetez la faute sur Donzelot; lui dit que c'est vous;
moi je dis que c'est tous les deux. Et ce Donzelot, la Provi-
dence a voulu que dans une attaque, une faiblesse, que sais-je,
il soit tombé à mes pieds, dans la rue du Palais-Royal.
« Je vois un vieillard tomber de tout son poids, je le relève
et je reconnais le général Donzelot; c'est la main de Dieu qui
a dirigé tout cela et c'est encore une satisfaction pour moi
d'avoir donné la main, une main secourable, à celui qui, avec
vous, m'a fait tant de mal.
— C'est un acte d'humanité, Monsieur Bissette, et cela
prouve en votre faveur. Je suis partisan des hommes de cou-
leur; ils peuvent vous le dire, les choses ont changé.
(1) Lieutenant Général, comte Donzelot, gouverneur et administrateur
pour le roi (janvier 1818 à juin 1826). Il avait succédé au vice-amiral
comte de Vaugirard (1814 à 1818). Son remplaçant a été le maréchal de
camp, comte de Bouille (1826-1828). Annuaire de la Martinique, 1870,
page 235.

114
GALERIES MARTINIQUAISES
« Dans les premiers moments de la Révolution, les brusques
changements opérés avaient irrité les blancs; mais aujourd'hui,
il n'y a plus que quelques têtes qui ne suivent pas le progrès.
Les blancs connaissent votre influence sur les hommes de cou-
leur.
— Dites aussi, et sur vos esclaves, oui, sur vos esclaves !
— Je le sais.
— Et c'est ce que vous redoutez le plus!
— J'aime mieux une fusion pacifique que tous les mouve-
ments insurrectionnels. Les « habitants » croient que vous
allez les faire égorger, que vous voulez les ruiner.
— Vos « habitants » sont des imbéciles.
— Non, ils se trompent, mais ils sont de bonne foi dans leur
erreur, et c'est pourquoi un petit nombre s'oppose encore aux
concessions.
— Alors ils sont des fous.
— Je voudrais, Monsieur Bissette, que vous puissiez bien
me connaître; vous auriez de moi une toute autre opinion
aujourd'hui.
— Oh! je vous connais assez. Je sais que vous menez vos
collègues de la Cour royale, que vous êtes l'auteur de tout le
mal qui se fait à la Martinique et que si vous employiez votre
esprit au bien, personne ne serait plus propre que vous à
opérer la fusion à laquelle nous voulons arriver.
— J'y pense, Monsieur Bissette, et vous croyez peut-être que
je viens en France pour entraver le pourvoi en Cassation des
condamnés de la Grand'Anse. J'ai accompagné M. Duclary qui
va chercher son fils à Bordeaux, pour le placer en pension ici,
à Paris; eh bien ! je vous donne ma parole d'honneur que je
ne ferai pas une seule démarche contre les condamnés!
— Vous ferez très bien; quant à moi, je m'occupe déjà et
je m'occuperai de ces malheureux, et je puis à l'avance vous
dire que pas une tête ne tombera; l'échafaud ne se dressera
pour aucun d'eux et pas un seul n'ira aux galères !
— Je le désire.
— Cela sera.
— M. Fabien m'a traité dans ses écrits d'une manière abo-
minable.
— Et vous, comment l'avez-vous traité? Ne l'avez-vous pas
fait marquer aussi, malgré son pourvoi en Cassation? Il n'a
rien dit de vous qui ne soit l'expression de la vérité.
— On peut dire la vérité sur le magistrat sans attaquer son
cœur et ses intentions.
— Vous vous retranchez toujours dans vos fonctions de
magistrat et quand on critique vos actes comme magistrat,
vous vous repliez dans votre conscience comme homme. Eh

GALERIES MARTINIQUAISES
115
bien! je vais vous prendre sur l'un et l'autre terrain. C'est
comme Procureur Général que vous fîtes venir ma femme chez
vous, conduite par deux gendarmes, pour lui arracher une
lettre, vous le savez, qui fut écrite à ma sortie de l'exécution.
J'avais encore l'épaule toute brûlante. J'écrivais pourtant mal-
gré cette fièvre, qu'il fallait vous pardonner, pardonner à mes
juges ! L'oubli du passé que vous demandez aujourd'hui, je le
recommandais alors. J'entretenais ma femme et mes enfants
de sentiments religieux, de charité chrétienne et vous avez eu
le courage de menacer cette malheureuse femme qui se trou-
vait sans soutien, de l'arracher à ses enfants, de lui faire subir
mon sort, de l'envoyer aux galères, si elle ne vous remettait
cette lettre. Vous n'avez pas eu pitié de sa position; elle vous
présentait un enfant de huit mois qu'elle allaitait, croyant
toucher votre cœur sinon comme magistrat, du moins comme
homme. Rien n'a pu vous fléchir... Elle a cédé à vos menaces
et à vos gendarmes; la lettre vous a été remise et vous l'avez
brûlée après l'avoir lue? C'est en dehors de vos fonctions de
magistrat que vous avez agi. Répondez à cela, Monsieur? N'est-
ce pas ignoble à vous d'avoir profité de la douleur d'une femme
pour la tourmenter dans toutes ses affections et même dans
ses consolations? Est-ce le magistrat ou l'homme qui a brûlé
la lettre ? Vous ne répondez pas, Monsieur, répondez donc?
— J'avoue que j'ai eu tort et je me reproche ce fait, mais je
pourrais peut-être trouver quelque excuse dans l'irritation
qui existait alors de toutes parts.
— Dites terreur, chez les uns, et rage chez les autres !
— Il n'y a pas eu rage, mais effervescence.
— Il y a eu l'une et l'autre.
— Pourquoi, Monsieur Bissette, je ne vous connaissais pas,
ni M. Fabien, je ne pouvais pas vous en vouloir, ni agir par
la haine. Mais oubliez tout ce passé. Voyez si votre nom a été
cité une seule fois dans le procès de la Grand'Anse.
— Mais vous éludez toujours les questions, Monsieur Lucy.
Eh bien ! je vous dirai que mon nom se trouve reproduit deux
fois dans l'acte d'accusation.
— Qu'est-ce que l'acte d'accusation? Bien certainement, les
hommes de couleur de la Grand'Anse ont pu mêler votre nom,
comme celui de M. Léonce, dans leurs discours. Mais voyez si
la procédure a eu égard à cela. M. Léonce a été acquitté, je
vous l'ai déjà dit, à l'unanimité. Aujourd'hui, à la Martinique,
tous les hommes du pays veulent et désirent un rapprochement.
— Que ne l'opérez-vous, ce rapprochement ? Ce ne sera ja-
mais avec vos condamnations capitales que vous y arriverez.
Eh bien ! Monsieur, je crois, et c'est mon opinion, que vous et
quelques autres colons, vous êtes les seuls obstacles à la fusion.

116
GALERIES MARTINIQUAISES
Si vous la voulez franchement, comme moi et sans arrière-
pensée, agissons chacun de notre côté à la faire arriver. Je
ferai abnégation de mes sentiments personnels, de ce que
j'éprouve contre vous. Je ferai taire en mon cœur ce sentiment
dont je n'ai pu me défendre en vous voyant.
« Et ce n'est pas de la haine, Monsieur, comme vous le pré-
tendez. C'est quelque chose de pis. Je consentirais, dans l'in-
térêt de mon pays, de mes amis, à oublier le mal que vous
m'avez fait et à eux, si vous vouliez agir auprès des vôtres pour
leur faire abjurer tout ressentiment, toute haine de caste.
« Les hommes de couleur vous détestent, quoique vous pré-
tendiez qu'ils vous aient donné des voix aux élections; eh
bien ! je vous promets de les faire revenir si la paix se fait
entre les deux classes, si vos amis veulent y mettre de la bonne
foi, de la sincérité. Ce sera un bel exemple à suivre parmi les
deux classes, de voir, moi Bissette votre ennemi, consentir à
l'oubli du passé pour opérer un rapprochement parmi nos deux
classes.
— Monsieur Bissette, je ne suis pas votre ennemi.
— Je suis le vôtre; laissez-moi dire je ferai cela, mais je
n'ai aucune confiance dans la parole des vôtres; si le traité se
faisait, ils seraient capables de m'assassiner à mon retour dans
le pays.
— Ah ! Monsieur Bissette, où voyez-vous qu'on assassine?
Il n'y a pas de pays au monde où l'assassinat soit moins fré-
quent qu'aux colonies et, de bonne foi, pouvez-vous citer un
seul fait d'assassinat comme vous l'entendez? On se bat beau-
coup; mais on n'assassine pas.
— Le mot assassinat est ici une figure. Je veux dire qu'on
me susciterait des tracasseries dans mes affaires, qu'on m'em-
prisonnerait sans motif pour se débarrasser de moi et dès lors,
qu'on m'assassinerait non physiquement, mais moralement.
J'ai dit, Monsieur; mais j e ne vous tiens pas quitte, je suis
obligé de me séparer de vous, car le Directeur des Colonies
m'attend. »
Cette conversation ex abrupto qui n'a eu lieu que par le
hasard de la rencontre que M. Bissette a faite de M. Lucy au
Ministère de la Marine, à laquelle M. Bissette a été porté par un
invincible entraînement, sans autre but que de voir face à face
l'horrible procureur général qui l'a fait marquer au mépris
de toutes les notions du juste et de l'injuste, de toutes les lois
alors existantes, quelque détestables qu'elles fussent, et d'un
pourvoi en Cassation, M. Bissette ne m'en a reproduit ici les
termes, malgré sa répugnance à entretenir le public de lui, que
parce qu'il lui importe que la vérité à cet égard parvienne tout

GALERIES MARTINIQUAISES
1 1 7
entière aux Colonies et ne puisse être en rien altérée par les
fausses interprétations familières à ses ennemis d'outre-mer.
M. Bissette a écrit cette conversation telle qu'on vient de la
lire, en rentrant chez lui, le soir même du jour où elle a eu lieu
ne varietur. M. Bissette ne croit pas même s'être mal souvenu
du tour des phrases, quelque peu oiseuses, de M. le Procureur
Général. Mais en tout cas, il est certain d'en avoir rendu les
siennes avec la plus complète fidélité.
Toute autre version qui pourrait en courir peut être en
toute vérité arguée de fausse et de mensongère (1) (2).
V. — DE L'AFFAIRE BISSETTE
A L A RÉVOLUTION DE 1848
Le triomphe de l'aristocratie blanche dans l'invraisemblable
et monstrueux procès Bissette, consacre et renforce évidem-
ment le préjugé de couleur. Mais cet événement sensationnel
n'est pas sans lendemain pour les parias de la société martini-
quaise, car de l'excès du mal sort souvent le bien. Des hommes
courageux et pleins de générosité, justement excédés et indi-
gnés de tant d'audace de la part de ceux qui entendent per-
pétuer dans l'île l'opprobre et l'ilotisme pour les noirs et les
gens de couleur libres, travaillent sans répit à faire changer
et améliorer l'ordre de choses établi. Les trois glorieuses de
Juillet 1830 marquent le point de départ d'une campagne ar-
dente, d'une héroïque croisade qui conduit à l'institution de
mesures de plus en plus libérales dont l'aboutissement est la
proclamation de la liberté, formulée dans la séance historique
du Gouvernement provisoire du 4 Mars 1848. « Nulle terre
française ne peut plus porter d'esclaves! » (3).
(1) Bissette. — Bissette (première manière) a fait preuve d'un esprit
chevaleresque et d'une grandeur d'âme dignes de la générosité et de la
magnanimité des plus nobles caractères que l'histoire de l'humanité ait
donnés en exemple. Cette opinion est basée sur son attitude après son
injuste condamnation.
(2) Bissettisme. — Bissette (deuxième manière) — année postérieure à
1848 — a malheureusement jeté un voile de honte et un stigmate de
déshonneur sur sa vie d'homme public.
L'opinion publique locale a flagellé, sous le nom de bissettisme, le glis-
sement de l'ancien condamné à la marque et aux galères perpétuelles,
vers une politique de pot-de-vin et de ristourne avec ceux qui avaient été
les implacables persécuteurs de sa race.
(3) On se rappelle que c'est peu avant l'abolition de l'esclavage — arra-
chée de force aux autorités locales de la Martinique avant l'arrivée de
Perrinon — que se place la malheureuse affaire du Sanoix ou de la rue
d'Orléans, laquelle n'est certainement pas sans présenter quelque rapport
avec les questions de haine de races à la Martinique.

118
GALERIES MARTINIQUAISES
VI. — A P R E S L ' A B O L I T I O N DE L'ESCLAVAGE
Mais les partisans des haines de races et de l'aristocratie
blanche ne désarment pas.
Sans doute, on ne verra plus, par exemple, afficher sur les
murs de la Batterie d'Esnotz, à Saint-Pierre, l'infâme écriteau
faisant interdiction « aux nègres, aux mulâtres et aux chiens
d'y stationner » (1).
On ne se hasardera pas non plus à couper les pans de l'habit
de l'homme de couleur auquel, pendant l'esclavage, il était
défendu de s'habiller de manière identique au blanc (2) (3).
On ne contestera point que le noir ou l'homme de sang mêlé
soit intelligent et perfectible; mais il y a l'esprit de caste, au-
quel les nobles principes de la Révolution de 48 n'apportent
aucun changement. Il est fidèlement et jalousement cultivé et
entretenu. Il nourrit une mentalité spéciale en vertu de quoi, le
blanc, dressé sur l'autel du préjugé ethnique, se refuse systé-
matiquement à tout rapprochement avec les noirs et les métis.
Il croirait déchoir en pactisant avec la partie colorée de la
population; il s'imaginerait même se couvrir de honte en accep-
tant avec elle une union des cœurs d'où sortirait cependant
le plus grand profit pour la concorde et l'harmonie qui de-
vraient régner parmi tous les enfants de la Martinique, qu'ils
soient fils « adoptifs » ou « de la chair ».
La tradition centenaire veut que le préjugé de couleur s'en-
racine comme une doctrine sociale, demeure comme un dogme
intangible.
De là un malaise très profond entre les deux classes de la
population. De là, des malentendus regrettables. De là, des
conflits, parfois sanglants, entre les éléments ethniques op-
posés.
(1) Il existait contre les mulâtres et les nègres bien d'autres inter-
dictions, telles que celle de descendre du trottoir sur lequel passait un
blanc, celle de ne pas stationner sur la Savane de Fort-de-France et autres
lieux de promenade publique exclusivement réservés aux blancs...
(2) On raconte que le nommé Gesner Rafinas, mulâtre, avait été victime
de cette extravagante coutume.
L'exécution avait eu lieu publiquement. Dès l'abolition de l'esclavage,
Rafinas, pour narguer les blancs, ne paraissait en ville qu'avec son « huit
reflets » et sa longue redingote.
C'est ce même Rafinas que la malice de ses compatriotes avait jadis
chansonné, parce qu'il montrait un goût vraiment déréglé pour le « molo-
coye » (tortue de terre).
(3) Les gens de couleur et les noirs libres ne pouvaient porter que des
pantalons courts et des bottines en basane jaune, vulgairement appelées
« souliers la peau-poule ».

GALERIES MARTINIQUAISES
119
VII. — L'INSURRECTION DU SUD
Ainsi les graves événements qui éclatent à la Martinique
en 1870, sous le nom d'Insurrection du Sud, ne sont qu'un
tragique épisode de l'histoire du préjugé de couleur dans le
pays.
Le blanc Augier de Maintenon, sous un prétexte des plus
futiles, flagelle de plusieurs coups de cravache le nommé
Léopold Lubin, homme de couleur.
L'agression se produit au mois de février 1870, au voisi-
nage du bourg de Rivière-Pilote. La victime, écoutant la voix
de la raison et de la sagesse, s'adresse à la justice. Mais l'ap-
pareil judiciaire ne bouge pas.
Lubin songe à se venger; ce qui lui paraît naturel et logique
devant l'inaction ou la carence de la justice, et, le 25 avril sui-
vant, à l'endroit même où il avait été cinglé de coups de cra-
vache, il applique la peine du talion à son agresseur après
l'avoir précipité de son cheval. Cette fois, dame Thémis s'émeut,
agit précipitamment et poursuit de son glaive l'audacieux mu-
lâtre qui, traduit en Cours d'Assises le 19 août, récolte cinq
années de réclusion et 1.500 francs d'amende pour prix de sa
vengeance sur la personne d'un blanc.
Or, il y a un sieur Codé dans le Jury qui le condamne. On
affirme que Codé (créole blanc) se vante publiquement d'avoir,
par son influence personnelle, contribué à faire condamner
Lubin.
Codé n'hésite pas, d'ailleurs, après l'arrêt de la Cour, à hisser
un pavillon blanc au haut d'un arbre, tout près de sa demeure,
geste symbolique qui n'a d'autre but, semble-t-il, que de pro-
duire une impression de provocation et d'affirmer audacieu-
sement des sentiments monarchistes ou rétrogrades, les mêmes
sans doute qui l'avaient inspiré au moment de juger le crime
imputé à Lubin, alors que, seule, la voix de la conscience et de
l'équité eût dû lui dicter la sentence à prononcer.
Ce geste et les propos imprudents et maladroits que Codé
tient inconsidérément à l'endroit des gens de couleur et des
noirs en général, déchaînent l'indignation et la colère de ces
derniers et réveillent les souvenirs amers du temps de l'escla-
vage que chacun d'eux porte en soi. L'agitation s'étend, elle
est visible, et lorsqu'à la suite des désastres qui marquent la
guerre de Prusse le peuple de France prononce la déchéance
de l'Empire et proclame la République, les esprits sont à ce
point montés, qu'aussitôt la proclamation du nouveau régime
politique formulée dans l'île par le Gouverneur Menche de

120
GALERIES MARTINIQUAISES
Loisne, la révolte éclate dans le sud de l'île ( 1 ) : Justice
populaire déjà envisagée sans doute après les faits et gestes
de Codé et brutalement mise en action, selon toute probabi-
lité, par l'annonce de la venue d'une ère politique nouvelle et
meilleure pour les humbles qui sont demeurés au reste com-
plètement ahuris de l'impunité assurée à l'agresseur de Lubin.
Que se passe-t-il dans ce peuple devenu subitement lion?
Louis Telgard, mulâtre, cousin de Lubin, et le noir Lacaye
sont à la tête du mouvement insurrectionnel. Incendies des
champs de cannes et des habitations, menaces contre les
blancs négrophobes, pillage et incendie de la maison de Codé:
tels sont les principaux dommages commis.
L'insurrection se propage ainsi sur les territoires de Riviére-
Pilote, Marin, Vauclin, Sainte-Anne, Sainte-Luce, Rivière-
Salée et Saint-Esprit. Mais les insurgés en veulent particuliè-
rement au blanc Codé, qui est obligé de fuir et de se cacher
dans les bois. On finit par le découvrir et on le massacre avec
une sauvagerie et une cruauté inouïes.
Mais il faut rétablir l'ordre. L'état de siège est proclamé.
Les autorités, pour suppléer à l'insuffisance numérique de la
troupe, enrôlent des volontaires et organisent la milice qui
fouille toute la région du Sud et procède à de nombreuses
arrestations. Telgard se sauve à Sainte-Luce.
Une douzaine d'insurgés sont condamnés à mort par le con-
seil de guerre de la Martinique et fusillés, un beau matin, au
lieudit « La Savane du Polygone ».
Et justice est faite.
Un témoin raconte que lorsque Lacaye, l'un des condamnés
à mort, vit les fusils du peloton d'exécution braqués sur les
douze « justiciés », il s'écria fièrement, en pointant un doigt
sur son c œ u r :
« Soldats, visez juste! »
La décharge avait instantanément arraché la vie à ses com-
pagnons d'infortune. Mais Lacaye, en tombant, avait encore
le souffle. Alors le chef du peloton, un sergent, s'approcha de
l'agonisant, mit un genou en terre et lui donna le coup de
grâce.
(1) L'enthousiasme populaire confine au délire lorsque le Chef de la
Colonie, monté sur une estrade dressée sur la Savane de Fort-de-France,
à l'angle où se trouve aujourd'hui le kiosque Ivanes, s'écrie solennelle-
ment à la fin de son discours de circonstance: « Citoyens, vous êtes désor-
mais un peuple libre dans un pays libre! »

GALERIES MARTINIQUAISES
121
A la liste des condamnés à mort, il faut ajouter 18 personnes
qui sont envoyées aux travaux forcés à perpétuité et quelques
autres qui reçoivent des peines plus légères.
On prétend que Telgard périt atrocement à Sainte-Lucie.
Il brûlait, assure-t-on, des halliers, afin de nettoyer ses champs
et, tout à coup, il se vit entouré de flammes. N'ayant pu fran-
chir le cercle de feu au milieu duquel le hasard l'avait ainsi
placé, il devint la proie des flammes et mourut carbonisé!
Pendant longtemps, la colonie fut obligée de verser des
indemnités aux propriétaires dont les domaines avaient subi
des pertes du fait de l'Insurrection du Sud.
V I I I
DE L A S I T U A T I O N EN 1881 ET ANNEES SUBSEQUENTES
Après la singulière affaire Lubin, suivie de la dramatique
mise à mort de Codé et de l'exécution de 12 insurgés — toutes
choses qui ont dans la Colonie un énorme et douloureux reten-
tissement — on n'enregistre guère (hormis l'affaire Siger,
29 avril 1908) de gros événements se rattachant à l'histoire
du préjugé de couleur à la Martinique.
11 y a cependant l'affaire Lota qui n'est pas sans relation
avec des épisodes multiples nés au cours des années 1880-1881,
dans ce difficile tournant de l'histoire locale, dans cette pé-
riode en quelque sorte épique, où la jeune démocratie de ce
pays veut rompre définitivement avec un régime politique,
économique et social, impossible à tolérer sous le règne de la
République.
La laïcisation des écoles est la pierre angulaire du nouvel
édifice à construire, et grande est la résistance opposée à la
réalisation de cet idéal par les ennemis de la race noire et de
couleur.
Le souci du bien-être matériel et moral des descendants
d'esclaves, le désir légitime de travailler à la complète éman-
cipation de ceux dont les pères étaient naguère encore cour-
bés sous le joug affreux de la servitude, se trouvent indirec-
tement à l'origine de l'affaire Lota.
Car il ne faut pas perdre de vue que les républicains et les
démocrates qui se vouent corps et âme au progrès de la race
noire et de couleur, sont forcément l'objet du mépris, de la
haine, de l'hostilité plus ou moins ouverte et déclarée des
partisans aux abois de la réaction coloniale. Et où donc
peut-on rencontrer des adeptes du régime rétrograde, des pro-
tagonistes du conservatisme social, sinon parmi les blancs issus
des anciens propriétaires esclavagistes de la colonie ?

122
GALERIES MARTINIQUAISES
Disons tout de suite qu'il y a d'honorables exceptions
à cette règle, car il faut rendre à César ce qui appartient à
César.
Donc, la presse réactionnaire gronde, rugit, fulmine autour
des modifications et transformations à introduire dans notre
genre de vie; elle lance des attaques furieuses, déclenche des
vagues d'assaut intrépides et désespérées contre l'orientation
nettement républicaine, démocratique et laïque que des
hommes courageux et résolus apportent aux conceptions théo-
riques et aux réalisations pratiques de la démocratie de ce
pays.
La lutte est engagée d'un côté, par le journal démocratique
Les Colonies, et de l'autre, par le Propagateur, le Bien Public
et la Défense Coloniale (1). Les cerveaux sont surchauffés et
le préjugé de race est le stimulant qui anime les adversaires
décidés de l'émancipation des noirs et des hommes de sang
mêlé.
« La montagne est verte, les Schœlchéristes, la montagne
est verte ! Schœlcher doit briller comme une étoile à l'Orient ! »
Cette chanson populaire exalte les esprits et parcourt la
colonie en tous sens, car la bataille est générale. C'est le refrain
de délivrance, c'est le cri d'espérance des fils de la jeune dé-
mocratie martiniquaise. Sus aux « Incorrigibles » (2) ! Guerre
aux ennemis de l'émancipation et du progrès ! Haut les cœurs !
Le peuple opprimé de ce pays se place sous l'égide de l'éten-
dard de Schœlcher, le vénéré libérateur des noirs, l'immortel
abolitionniste qui ne cesse de clamer, en ces jours de fièvre,
d'enthousiasme frénétique et de brûlante passion politique,
que de l'autre côté de la barricade l'on n'a « rien oublié, rien
appris » ( 3 ) .
**
Un jour, sur la voie publique, à Saint-Pierre, le mulâtre
Hurard, député de la Martinique, l'idole de la population de
cette ville, est brutalement frappé au visage par le blanc Lota,
docteur en médecine.
(1) Ce sont les excès de plume, les arguments fallacieux et les sophis-
mes de cet organe qui ont donné naissance à la boutade si connue chez
nous: « la défense ka vini folle ».
(2) Ce mot suggestif est de Victor Schoelcher.
Paroles de Victor Schoelcher.

GALERIES MARTINIQUAISES
123
La foule se précipite furieusement chez l'agresseur qui se
sauve à la dérobée avec sa famille et doit son salut à cette
fuite précipitée. La maison du docteur est mise à sac. Tous
les meubles volent en morceaux par les portes et les fenêtres;
la lingerie est jetée au vent et le peuple se retire.
C'est à l'occasion de cette effervescence que le consul géné-
ral des Etats-Unis à Saint-Pierre est, par erreur, mis en état
d'arrestation. L'incident est immédiatement câblé à New-York
en ces termes: « Consul américain arrêté sur l'ordre du nègre
Liontel, procureur général. » On devine aisément la source de
cette information tendancieuse et l'effet produit par le télé-
gramme au pays du lynch.
Quelque temps après, un autre blanc créole, se sentant visé
dans un article du journal Les Colonies, arrive en coup dé
vent au bureau de cet organe, dans le dessein de châtier César
Lainé, homme de couleur qu'il suppose être l'auteur de l'arti-
cle incriminé. Les ouvriers de l'imprimerie envahissent spon-
tanément le bureau et cherchent à mettre à la raison ce blanc
qui ne manque pas d'audace. Mais le journaliste de couleur
les écarte en leur disant:
— Cet homme est à moi, messieurs, retournez à votre tra-
vail ! »
Les ouvriers s'en vont, frappés de ce geste chevaleresque.
Les deux adversaires restent alors tout seuls à discuter et
l'incident se dénoue, le lendemain, en champ clos par un duel
au pistolet.
Après cette dernière aventure, les duels deviennent à la
mode pour le règlement des querelles qui ont leur source dans
les questions de rivalité de couleur. Pistolets, fusils, épées,
sabres sont mis à contribution par les uns et les autres, selon
leur préférence, leur goût, leur spécialité, selon aussi le résul-
tat d'un tirage au sort, toutes les fois que des rencontres par les
armes sont décidées pour la satisfaction de l'honneur de ceux
qui se croient outragés dans leur dignité de peau, soit au
cours des incidents les plus banals de la vie politique, soit à
l'occasion des moindres écarts de plume relevés dans les arden-
tes polémiques de presse de cette époque.
Parfois, dans une même journée, on compte plusieurs duels
plus ou moins retentissants; souvent, une même personne se
bat plusieurs fois dans la journée avec des adversaires diffé-
rents. Il y a même des gens, véritables bretteurs, qui s'entraî-
nent spécialement et sans relâche au métier de duellistes pro-
fessionnels ou de spadassins.

124
GALERIES MARTINIQUAISES
Les combats ne sont pas toujours « sans résultat ». Des
blessures assez graves ou la mort, terminent fréquemment ces
rencontres légendaires organisées le plus souvent dans l'uni-
que but de sacrifier au préjugé ethnique qu'on trouve au fond
des luttes électorales ou politiques.
Puis, peu à peu les duels se raréfient. On montre de moins
en moins d'empressement pour ces pratiques renouvelées de
l'époque féodale qui sombrent probablement dans le ridicule,
comme disparaissent petit à petit de la vie sociale, les sottises
que le bon sens et la raison finissent par emporter. Mais le
préjugé est toujours là bien vivace.
On relève à ce sujet sous la plume de G. de Molinari, en
1886, les réflexions ci-après où la question de la suprématie
de la couleur, de la prédominance toujours recherchée d'une
race sur l'autre, se mêle à la résistance opiniâtre du parti
populaire contre l'oligarchie coloniale.
« Cette petite aristocratie a eu entre ses mains jusqu'en
1870, avec la presque totalité de la propriété foncière, le gou-
vernement de la Colonie. Le suffrage universel lui a enlevé le
pouvoir et elle aspire naturellement à le ressaisir, tandis que
les hommes de couleur, de leur côté, tiennent absolument à
le garder. De là, la lutte des partis, lutte dont la violence et
l'acrimonie s'accroissent toujours en raison inverse de l'arène
politique. Ajoutez-y l'influence de la température et de la
séparation sociale qui résulte du préjugé de couleur et vous
vous expliquerez l'état d'incandescence des esprits, dès que la
politique est en jeu.
« Le préjugé de couleur, dis-je, y est pour quelque chose.
Loin de s'affaiblir depuis l'abolition de l'esclavage et l'établis-
sement du suffrage universel, il est, au contraire, enraciné
davantage et en quelque sorte exaspéré. Il est bien rare qu'une
famille blanche reçoive dans son intimité un homme de cou-
leur, n'eût-il dans les veines qu'une goutte imperceptible de
sang noir, et, à aucun prix, elle n'y recevra sa femme ou ses
filles (1). »
**
Une étrange institution est même fondée à Saint-Pierre pour
mieux assurer le culte et la pérennité du préjugé. Ceux de
nos compatriotes qui ont connu Saint-Pierre avant la catas-
(1) A Panama, par G. de Molinari.

GALERIES MARTINIQUAISES
125
trophe de 1902, se rappellent le Cercle de l'Hermine que l'on
n'était admis à fréquenter qu'à la condition expresse de mon-
trer patte blanche à la porte.
Un jour, une escadre française de trois navires de guerre
jette l'ancre à Saint-Pierre. Conformément à la tradition, le
comité du Cercle de la rue de l'Hôpital organise une brillante
réception, avec soirée dansante, en l'honneur des officiers de
l'escadre qui reçoivent tous une invitation, à l'exception de
l'enseigne de vaisseau G..., jeune homme de couleur, originaire
de la Guadeloupe. L'amiral, homme avisé, plein de bon sens
et de sentiments élevés, mis au courant de l'incorrection, ras-
semble les officiers sur son navire, et confie à G... la mission
de le représenter à la réception du Cercle de l'Hermine. G...,
entouré de tous ses collègues, descend à terre et se dirige vers
le Cercle où il est reçu très correctement, où il est accueilli
avec tous les honneurs dus à son grade !
Vous devinez sans peine, chers lecteurs, l'impression que
ressentent ce soir-là les seigneurs et les princesses de l'aristo-
cratique association !
L'anecdote précédente fait penser à l'affront essuyé à New-
York, à peu près à la même époque, par notre compatriote
feu Lacourné, capitaine de frégate. Cet officier supérieur de
la Marine descend à terre en civil avec des collègues européens
— eux aussi en civil — et pénètre dans un aristocratique café
de la grande cité américaine où on lui fait sentir sur-le-champ
qu'il ait à se retirer, en raison de sa couleur... bronzée.
M. Lacourné, après protestation de principe, se retire, en
effet, accompagné — admirable esprit de solidarité — de ses
collègues.
Mais, quelques instants après cet incident, ils reviennent
tous au même endroit, munis de leur uniforme réglementaire
agrémenté par conséquent de galons, de décorations et autres
insignes.
Le personnel de l'hôtel, cette fois, s'incline sans mot dire,
sinon devant le nègre, du moins devant l'uniforme qui n'est
autre, à ce moment, que le prestigieux symbole de la France
égalitaire et généreuse!
*A propos de la domination économique et sociale que veut
continuer d'exercer l'aristocratie locale, on peut également lire
dans l'ouvrage de Molinari les considérations que v o i c i :
« La race blanche réussira-t-elle à en retenir (la propriété
foncière) sinon la totalité, au moins la plus grande partie?

126
GALERIES MARTINIQUAISES
Il faudrait pour cela, que les blancs, actuellement en voie de
limitation et de diminution, eussent sur la masse en voie d'ac-
croissement de leurs concurrents de couleur une supériorité
décisive...
« Jusqu'à ces derniers temps, le blanc possédait sur l'homme
de couleur une supériorité moins discutable que celle du sang,
je veux parler de l'éducation. Les enfants des deux sexes de
l'aristocratie blanche étaient généralement élevés en France où
ils recevaient une haute culture, tandis que l'homme de cou-
leur était obligé de se contenter des ressources insuffisantes
de l'éducation coloniale. Mais à mesure que la condition de
l'homme de couleur s'est élevée, cette inégalité s'est effacée.
A son tour, il a envoyé ses enfants à Paris, et il n'a reculé
devant aucun sacrifice d'argent pour leur faire donner une
éducation supérieure. Les garçons sont placés dans les collèges
en renom et les filles dans les institutions les plus aristocrati-
ques. Enfin, une école préparatoire de droit et deux lycées,
l'un pour les garçons, l'autre pour les jeunes filles, ont été
ouverts aux enfants des familles moins riches.
L'aristocratie blanche a donc perdu successivement, avec
la puissance politique, les monopoles qui contribuaient à la lui
conserver, le monopole de la fortune et celui de l'éducation.
Qu'elle regrette les beaux temps de sa domination, rien de
plus naturel. Qu'elle réussisse à la ressaisir, cela me paraît
de plus en plus douteux, quoique ses successeurs s'appliquent
de leur mieux à l'y aider. Je ne crois pas qu'on puisse ren-
contrer un gouvernement à idées plus étroites et plus bornées
que ne l'était celui de cette aristocratie blanche des colonies.
Jusqu'au dernier moment, elle s'est opposée non seulement à
l'abolition de l'esclavage, mais encore à tout changement dans
le régime des esclaves, et, après que l'esclavage eut été aboli,
son unique préoccupation a été de le rétablir (1). »
IX. — A P R E S L A C A T A S T R O P H E DE 1902
Beaucoup de gens croient naïvement que l'horrible catas-
trophe du 8 mai 1902 entraînera — entre autres conséquences
— la disparition du stupide préjugé à cause des affreux mal-
heurs subis en commun par tous les enfants du pays.
Erreur.
(1) A Panama, par G. de Molinari.

GALERIES MARTINIQUAISES
127
Le Cercle de l'Hermine qu'on imaginait à tout jamais dis-
sous — avec ses principes rigides, ses pompes et ses œuvres —
renaît à Fort-de-France en 1903. Mais il est juste de recon-
naître qu'il ne tient pas longtemps. Peut-être a-t-on fini par
comprendre le grotesque qui s'attache à la restauration d'un
organisme faisant ridiculement tache dans la société marti-
niquaise et condamné par le bon sens le plus élémentaire triom-
phant de la bêtise humaine.
La dissolution du dernier autel élevé par les blancs créoles
à l'orgueil de race, au chef-lieu, rue Schœlcher (ô ironie du
sort ! ) , marque vraisemblablement, le début d'une période de
détente. Ceux qui, « depuis trois siècles, résistent à toutes les
réformes démocratiques », paraissent enfin vouloir entrer
dans des voies humaines plus raisonnables, plus normales.
Quelle sera la durée de la transition avant que soit défini-
tivement tué, le monstre à face hideuse qui a nom préjugé de
couleur? A Dieu ne plaise qu'elle se prolonge longtemps
encore !
Mais, au cours des années 1906-1910, de furieux soubresauts
de la bête qu'on croyait au moins endormie, prouvent qu'elle
n'est pas précisément sur le point de s'assoupir, encore moins
de s'apaiser pour jamais. Les événements politico-ethniques
de la période troublée de 1906 à 1910 le démontrent à suffire.
Un maire qui est un nègre, mais un nègre de haute valeur
morale, appartenant aux carrières libérales de la Colonie, un
nègre que la République a décoré de la Légion d'honneur pour
son honnêteté civique et ses mérites personnels, tombe froide-
ment assassiné à l'Hôtel de ville de Fort-de-France au moment
où, ceint de l'écharpe tricolore et « au nom de la loi », il fait
signe à une horde d'exaltés et de stipendiés de ne pas péné-
trer dans la maison commune !
Un beau matin, la statue du vénérable Shœlcher, le beau
marbre blanc de l'illustre libérateur dressé devant la porte
principale du Palais de Justice de Fort-de-France, au milieu
d'un jardin coquettement fleuri, est trouvée maculée de gou-
dron. L'acte impie du vandale qui a discrètement opéré durant
la nuit se répète, dans la même nuit, — coïncidence curieuse
et certainement voulue — sur l'Arbre de la Mutualité, planté
au milieu de la Savane des Quatre-Noirs. Le jeune arbre sym-
bolique, destiné à perpétuer le souvenir d'une grande journée
populaire mutualiste réalisée peu de temps auparavant, périt
stupidement brûlé par un liquide noir corrosif!

128
GALERIES MARTINIQUAISES
Mais là ne s'arrête pas la série de nouvelles aventures signi-
ficatives relevées à l'actif des réacteurs négrophobes du cru.
Ces « Messieurs » osent porter une main sacrilège sur l'école
laïque, foyer d'émancipation par excellence des fils et des
petits-fils d'esclaves. Nous revivons par la pensée les paroles
de véhémente protestation, élevées au Conseil général de la
Colonie contre ceux que la vindicte publique traite de « sa-
breurs ». Nous entendons encore les cris d e : « Vive l'école
laïque ! Vive la République ! Vive la démocratie! » frénétique-
ment poussés ce jour-là par le public exacerbé, dans le péri-
style de la salle des séances, au moment du vote coupable
émis contre le personnel enseignant primaire, contre les édu-
cateurs des enfants du peuple (1). Le « crime contre la laïque »
est consommé, en dépit d'un courageux et éloquent plaidoyer
de M. J. Rolland, Chef du service de l'Instruction publique,
qui s'écrie à un moment donné, la voix tremblante d'émotion:
— Prenez garde, messieurs ! Réfléchissez bien aux consé-
quences de la décision que vous voulez prendre ! Car, pour
m'exprimer comme la première épistolière de France (-2). je
vois que vous frappez comme des sourds et le bruit des coups
que vous assénez étouffe la voix de votre conscience et vous
empêche d'entendre les plaintes et les gémissements de vos
victimes ! »
Mais ces hautes et généreuses pensées, exprimées véritable-
ment à la française, ne produisent aucun effet sur des hommes
parfaitement décidés, sinon à briser, du moins à affaiblir le
plus possible dans son action, le principal ressort de la démo-
cratie de ce pays!
Le lendemain de ce vote très significatif, les maîtres et
maîtresses des écoles de Fort-de-France sont seuls dans leur
grande classe. Que se passe-t-il ? Les élèves spontanément font
grève. Ils parcourent en monômes les rues de la capitale
aux cris perçants et bien scandés d e : « Vive l'école et vive
l'école! »
Spectacle impressionnant et peu banal dont les acteurs, pe-
tits écoliers avides d'éducation intellectuelle et morale, victi-
mes indirectes et expiatoires des forces de réaction, entendent
marquer par une manifestation publique faisant date dans
l'histoire politique et sociale de la Martinique, le « coup » qui
leur est porté par les « assassins de la laïque ».
(1) Réduction d'un tiers environ de la solde des instituteurs et des
institutrices; les traitements des autres fonctionnaires de la colonie n'ont
pas subi de réduction à cette époque.
(2) Madame de Sévigné.

GALERIES MARTINIQUAISES
129
X. — VA-T-ON VERS L'APAISEMENT?
Mais, est-ce un signe des temps? Les esprits commencent-ils
à se transformer pour de bon? On constate généralement une
tendance à l'apaisement, à la suite de ces crises spasmodiques,
de ces recrudescences insensées, de ces réveils néfastes d'un
état de choses déplorable à tous égards. Il semble depuis 1910
qu'une évolution s'opère dans les cerveaux. Il apparaît à l'ob-
servateur attentif et impartial que l'on se montre moins in-
transigeant, moins dogmatique sur le chapitre des relations
raciales.
La raison l'emporte, croyons-nous, petit à petit, depuis ces
vingt dernières années, sur la mentalité spéciale d'une caté-
gorie d'hommes dont certaines unités sans doute voudraient
toujours se cantonner dans les errements stupides d'un passé
honni.
La grande tragédie mondiale de 1914-1918 est-elle pour quel-
que chose dans cette transformation ?... Serait-ce plutôt le
résultat de la multiplication des écoles publiques et du relè-
vement du niveau intellectuel et social des classes moyennes
et populaires?
On n'entend guère, par exemple, de ces dédaigneuses apos-
trophes dont voici un échantillon naguère échappé des lèvres
d'un des barons de notre industrie sucrière et r h u m i è r e : « Le
nègre ou métis ne peut servir qu'à tirer le lignon ou pousser
la charrue. Il ne saurait prétendre à devenir directeur d'usine
ou chef d'exploitation. »
On ne perçoit pas davantage de ces boutades déconcertantes
marquées au coin du mépris le plus acerbe, à l'endroit des
magistrats de couleur: « Il est regrettable pour un directeur
d'usine d'avoir à être jugé par un tribunal où la seule figure
blanche qu'il aperçoive est celle du gendarme (Européen) de
service. »
Si l'on rencontre toujours des aristocrates de la peau qui
n'hésitent point à exiger à tout propos faveurs et privilèges, à
parader en toutes circonstances avec un imbécile orgueil et
à répéter vaniteusement et stupidement à l'américaine:« Nous
voulons maintenir et sauvegarder le prestige de la race blan-
che », il se trouve heureusement aussi pour le bien de la Mar-
tinique, d'autres personnes plus raisonnables, d'esprit plus
moderne, qui font preuve d'une saine compréhension des
réalités de l'existence, qui manifestent une claire intelligence
de la nature humaine et pour qui le seul signe de la valeur,
l'unique critérium du mérite, la véritable marque du prestige
réside essentiellement dans la possession du talent, de la
vertu, de l'honneur!
9

130 GALERIES MARTINIQUAISES
Aussi est-ce avec un soupir de réelle satisfaction que les
amis de l'harmonie sociale — des deux côtés de la barrière —
enregistrent tout geste tendant à rapprocher loyalement les
représentants de la race blanche et ceux des sang mêlé de tou-
tes nuances.
Les faits justificatifs de ce rapprochement sont assez nom-
breux.
Comment nier, par exemple, que sur le plan économique,
des accords, des ententes, des conventions s'accomplissent de
nos jours assez fréquemment, en vue de leurs intérêts com-
muns, entre des individualités ou des collectivités appartenant
aux deux races? Il suffit de jeter un regard sur le monde du
commerce, de l'industrie et de l'agriculture pour se rendre à
l'évidence.
Dans le domaine politique, blancs et noirs établissent au-
jourd'hui couramment des programmes de « réalisations mi-
nima » en vue des luttes électorales pour le renouvellement
des municipalités ou du Conseil général, et la représentation
de la Colonie au Parlement.
Le pacte du 31 mars 1913 et ce qu'on est convenu d'appeler
ici la « conjonction », plus récente, d'octobre 1929, pour ne
citer que ces importantes manifestations de la vie politique
locale, sont des preuves typiques que les fils et petits-fils des
anciens colons ou engagés esclavagistes n'éprouvent pas tou-
jours de la répugnance et du dégoût à fraterniser avec les
descendants des anciens esclaves dans le but, soit de « briser
le flot montant du socialisme destructeur de la propriété indi-
viduelle », soit simplement d'effectuer « un bout de chemin »
avec ces mêmes socialistes, naguère encore affreusement vili-
pendés et abhorrés par les compagnons de voyage d'aujour-
d'hui !
Il est vrai d'ajouter que la jalousie, le besoin de vengeance,
l'intérêt personnel, l'orgueil ou l'ambition politique des uns
ou des autres, expliquent bien des faiblesses ou des défail-
lances, sinon des capitulations ou des trahisons!...
Dans l'ordre social, enfin, des relations courtoises, sympa-
thiques, souvent même cordiales, voire affectueuses, se nouent
aussi entre les descendants des anciens « frères ennemis »,
soit comme conséquence naturelle de leurs rapports écono-
miques ou politiques, soit par suite de considérations particu-
lières, soit par affinité.

GALERIES MARTINIQUAISES 131
Quelle différence, par exemple, entre l'atmosphère sociale
qui règne en ce moment au Cercle de Fort-de-France — passe-
relle de contact génératrice de sentiments d'union, ouverte
en principe à l'élite des hommes d'affaires de toutes races —
et les effusions délétères des officiants de l'ancien Cercle de
l'Hermine, bastille du préjugé de race et de couleur!
Si à l'occasion des réunions privées de caractère strictement
mondain et au sujet de ce qui se rattache à l'intimité domes-
tique ou familiale, on continue systématiquement — du côté
de l'élément non coloré — à garder des distances, il est permis
de dire, cependant, qu'ailleurs, ces distances disparaissent gra-
duellement. C'est (à part les relations personnelles ou indivi-
duelles) le cas dans les établissements scolaires publics ou
privés, de filles ou de garçons (1), c'est le cas dans les sociétés
sportives, les associations de forme syndicale (fonctionnari-
ques ou autres), et celles d'anciens combattants.
On peut aussi noter ce symptôme dans les trois loges maçon-
niques de Fort-de-France: « Droit et Justice » — « Disciples
de Pythagore » — « Emancipation Féminine ». Le vénérable
actuel de la plus importante de ces institutions rationalistes
est même un blanc créole très connu pour son libéralisme.
Il arrivera peut-être un jour où, dans ce pays, les plus soli-
des remparts, les derniers centres de résistance du préjugé
ethnique ou de la guerre de race, seront enfin définitivement
balayés et emportés par le souffle puissant et libérateur de la
raison humaine.
XI. — RELATIONS DES FRANÇAIS METROPOLITAINS
ET DES MARTINIQUAIS
En ce qui concerne les Français de France, établis ou sim-
plement de passage à la Martinique (fonctionnaires de tous
rangs et hommes d'affaires, membres du clergé et des commu-
nautés religieuses, gendarmes et militaires de tous grades), à
part quelques rares égarés (2) et un petit nombre de cerveaux
mal équilibrés se laissant facilement corrompre au contact des
(1) Lycée, Pensionnat des jeunes filles, Séminaire-collège, Ecole de
Saint-Joseph de Cluny, Ecole de droit.
(2) Témoin cet éberlué en mal de calomnie qui, après avoir été obli-
geamment accueilli par la population de couleur du pays, éprouva le
besoin d'écrire qu'il est impossible de voyager à l'intérieur de l'île, car
« derrière chaque arbre se cache un nègre toujours prêt à « zigouiller »
un blanc ».

132 GALERIES MARTINIQUAISES
négrophobes irréductibles, la population de couleur leur a ton
jours traditionnellement réservé la plus courtoise, la plus aima-
ble et la plus cordiale hospitalité.
L'opinion suivante exprimée sur ce point en 1886, par G. de
Molinari, demeure bien vraie:
« Les habitants ont beau être divisés par la politique et la
couleur, ils sont d'accord pour faire accueil aux étrangers, et
avec quelle cordialité, avec quel empressement à satisfaire jus-
qu'aux moindres caprices de leurs hôtes !... »
A la même époque, l'Américain Lafcadio Hearn, psycholo-
gue averti, s'était livré à une étude approfondie de l'âme créole.
Ses écrits, si pleins de pittoresques observations sur notre
pays, ne tarissent pas d'éloges pour l'hospitalité martiniquaise
dont le charme pénétrant et l'attachante douceur l'avaient
véritablement émerveillé.
D'autre part, les éléments teintés de la population n'ont
le plus souvent qu'à se louer de l'attitude toute de correction,
de sympathie, de bienveillance, de bonté et de générosité des
métropolitains à leur égard. C'est le propre de l'éclatant génie
du vieux peuple français. Beaucoup d'entre ces Européens
ont, du reste, contracté sur place des mariages avec des filles
de couleur et ne paraissent nullement offusqués de leurs épou-
ses « brune claire », « sapotille », voire « café au lait » ou
« chocolat ».
Il s'en faut également que ceux, assez nombreux, de nos
compatriotes de sang mêlé qui reviennent de France mariés
à des métropolitaines, soient des désenchantés sur le chapitre
des alliances matrimoniales qu'ils ont contractées. « La doulce
terre de France », berceau des sentiments les plus délicats et
les plus humains, ignore les distinctions de race et de couleur
et accueille généralement les enfants des « Isles » avec une
affectueuse et touchante cordialité.

DEUXIÈME P A R T I E
VI
VIE ÉCONOMIQUE
I. — AGRICULTURE
A l'origine, la flore puissante et extrêmement variée de l'île
provoque l'admiration des voyageurs qui s'extasient devant
la verdure de la végétation, la beauté saisissante des sites, la
magnificence frappante d'une nature réunissant dans ses ma
jectueuses forêts — rendues plus poétiques encore par des jeux
rapides et mystérieux de lumière, par des tonalités multiples
et fantasmagoriques — un ensemble du plus étrange et du
plus riche effet.
Mais il n'y a pas à s'attarder devant l'évocation des mer-
veilles d'autrefois de nos forêts tropicales et la captivante
poésie de ce qui en reste après le déboisement nécessité par
la mise en valeur de nos terres (1). Notre préoccupation est
d'essayer de mettre en relief certains aspects de l'agriculture
locale.
L'histoire économique de la Martinique fournit des rensei-
gnements assez intéressants sur l'introduction et l'extension
des principales plantes cultivées dans le pays, ainsi que sur
les animaux qui composent notre cheptel.
Avant la prise de possession de « Madinina » par Pierre
(1) Le village du Carbet était autrefois le principal centre du commerce
d'exportation des bois pour la construction et la marine. Les régions
avoisinantes étaient couvertes de forêts s'étendant sur 24 kilomètres de
long. C'est par là qu'on en remarquait les plus belles et les plus vastes de
l'île. Les plus grands et les plus beaux arbres étaient les gommiers, les
balatas, les fromagers gigantesques, les figuiers sauvages et les courba-
rils. Mais la hache meurtrière a rasé toutes ces hautes futaies, faisant
place à la canne et aux cultures vivrières.

134
GALERIES MARTINIQUAISES
Belain d'Enambuc (1635), on y trouve du coton, du roucou (1),
du ricin, du tabac. Les Indiens Caraïbes portent, en effet, des
ceintures en coton qu'ils fabriquent eux-mêmes avec des fibres
récoltées sur place. Leurs hamacs et les pagnes dont ils se
parent aux jours de fête sont également confectionnés avec les
mêmes filaments.
Le roucou qui pousse sans doute à l'état sauvage à l'inté-
rieur de « l'Ile aux fleurs » leur sert à « se peindre et se
frotter ». Car leur couleur basanée « ne leur était pas natu-
relle; ils naissaient blancs comme les Européens » (2).
Les Caraïbes emploient l'huile de carapate dans laquelle ils
délayent le roucou pour composer leur couleur (3). Le cara-
pate n'est autre que le palma cristi, c'est-à-dire le ricin très
connu ici.
Tous ces végétaux paraissent appartenir à la flore naturelle
de la Martinique.
Le tabac, si avidement recherché en Europe dès la fin du
seizième siècle, se cultive dans l'île depuis fort longtemps. Il
est d'ailleurs originaire des Antilles, plus spécialement de l'île
de Tabago (4). On rapporte même que dès l'année 1620, des
flibustiers français visitent fréquemment la Martinique dans
le but d'y rechercher des bois rares et exploiter la « plante à
Jean Nicot » vendue à cette époque 8 à 10 francs la livre (5).
Ce qui équivaut, au cours actuel du dollar, à 100 francs le
kilo.
Ne raconte-t-on pas aussi que Pierre Gourney accompagné
de travailleurs s'embarque au Havre en 1624 et vient pendant
trois ou quatre ans à « la Martinique, à la Dominique et autres
îles circonvoisines » se livrer à la culture du tabac (5) ?
En tout cas, on présume que, d'accord avec Richelieu, l'un
des principaux objectifs du sieur d'Enambuc en débarquant à
l'embouchure de « La Roxelane » le 25 juillet 1635 « avec
100 hommes armés et munis de tout le matériel nécessaire
pour un établissement durable », soit de s'adonner à la culture
intensive du tabac.
Pendant très longtemps, cette précieuse solanée fait la ri-
chesse du village de Macouba. Les « pétuns » du Macouba
acquièrent une grande renommée dans toute la France.
(1) Ou rocou.
(2) Thibault de Chanvalon et Père Dutertre.

(3) Petite Histoire locale de la Martinique, par T. Hervé et J. Gervaise
(1929).
(4) Son nom (en espagnol Tabaco) est probablement tiré de cette
origine.
(5) Précis d'Histoire de la Martinique, par J. Rennard.

GALERIES MARTINIQUAISES
135
Au début de la colonisation, le tabac, au même titre que
le coton et, plus tard, le sucre, s'emploie couramment comme
monnaie d'échange dans les transactions locales.
La canne à sucre pénètre en Martinique sous l'administra-
tion de du Parquet au cours de l'année 1654.
C'est au sieur Trézel, « bourgeois de Rouen, mais Hollandais
de naissance » (1) que reviendrait le mérite de l'avoir intro-
duite dans notre pays. Mais cet honneur lui est disputé par
le juif d'Acosta, chassé du Brésil par les Portugais en 1654
avec 300 Hollandais, et venu s'établir à Saint-Pierre, avec l'au-
torisation de du Parquet (2).
La première « sucrerie » locale serait même organisée dans
cette ville. « Quelques années après, on voyait un confiseur
de la Martinique qui confisait des ananas, du gingembre, du
piment vert, des oranges et autres fruits. Personne ne s'em-
barquait pour la France ou la Hollande sans faire provision
de ces confitures (1). »
Désormais la canne à sucre va faire la fortune de l'île, les
autres cultures ne devant jouer à cet égard qu'un rôle tout
à fait secondaire.
Pour ce qui est du cacao son acclimatation, ici, serait égale-
ment l'œuvre de d'Acosta. Là-dessus tout le monde ne paraît
pas d'accord. La plupart des auteurs disent que son apparition
au pays remonterait à 1654, sous du Parquet, notre premier
Gouverneur dont l'activité, l'intelligence et l'esprit de méthode
sont appréciés de tous (3).
Selon Margry, c'est en 1656 que « des sauvages de la Capes.-
terre (région Est et Nord-Est de l'île) indiqueraient à du Par-
quet des cacaoyers » et l'on se livrerait « presque aussitôt à
cette production ».
Déjà, à cette époque, on rencontre l'indigo dans l'île. On y
(1) Les Seigneurs de la Martinique (40-45), par Margry.
(2) Petite Histoire locale de la Martinique, par T. Hervé et J. Gervaise.
(1929).
(3) Dans son intéressant ouvrage « Madinina » (1929), M. le D Dufou-
r
geré soutient cependant que le « le Juif Benjamin d'Acosta introduit »
le cacao à la Martinique en 1660, précisant en outre que « les premières
plantations se font au Marigot ».

136
GALERIES MARTINIQUAISES
trouve aussi la casse ou canéfice qui se répand par la suite
avec rapidité dans les fonds et sur les versants des hauteurs
«voisinant Case-Pilote. Les côtes du Sud-Ouest, du Sud et
du Sud-Est se prêtent avec la même facilité au développe-
ment de cette plante médicinale.
Le café ne pousse dans le sol de la Martinique pour la pre-
mière fois qu'en 1723. Tout le monde connaît la curieuse his-
toire de la traversée de l'Atlantique par le capitaine Gabriel
de Clieu avec trois plants de caféier que le naturaliste Jussieu
lui confie. Deux de ces plants succombent au cours du voyage.
Le troisième avec lequel le capitaine de Clieu se voit obligé de
partager sa ration d'eau, réussit à se conserver et cet unique
arbuste, cultivé avec soin, produit à la longue toutes les riches
plantations des « Iles » et du Golfe du Mexique. Après une
longue période de prospérité, le coffea arabica de de Clieu,
décimé par une anguillule qui dévore ses racines, l'Heterodera
radicicola, et un petit papillon qui mange ses feuilles, le
Cemiostoma coffeala, disparaît peu à peu de nos propriétés.
Pour parer dans la mesure du possible à ce désastre, on fait
venir le Caféier Libéria, espèce très robuste sur lequel on
greffe l'Arabica et l'espoir renaît lentement d'une nouvelle
extension des cultures caféières.
STATISTIQUE AGRICOLE DE LA MARTINIQUE
(1) Annuaire de la Martinique (1869 et 1877).
(2) A Panama, par G. de Molinari.
(3) Géographie de la Martinique, par A. Rijon, d'après les documents
du Service d'Agriculture.

GALERIES MARTINIQUAISES
137
La vanille sauvage (vanilla aromatica) existe de temps
immémorial au pays. On y importe l'espèce plus estimée du
Mexique et du Brésil.
L'exploitation de la vanille est de faible importance ici.
Le kola ou cola, qui vient pourtant à merveille dans nos
terres, n'occupe pas, lui aussi, de grandes surfaces.
Le citron, naguère encore à demi abandonné, prend, avant
la grande guerre (1914-1918) un développement qui autorise
les plus encourageantes perspectives. Mais ce bel élan semble
arrêté, au cours des hostilités, par le désir d'étendre davan-
tage la culture de la canne à sucre dont les produits sont très
rémunérateurs.
Par contre, l'ananas gagne rapidement du terrain depuis ces
dernières années. Des centaines d'hectares sont aujourd'hui
couverts de cette plante dont le fruit très apprécié se dirige
en quantité de plus en plus abondante vers la France.
De même la banane connue dans l'île de temps immémo-
rial (1). Elle est assurément appelée à un magnifique avenir
par la place qu'elle va occuper sur le marché métropolitain
où sa consommation prend de jour en jour de l'ampleur. Nos
cultivateurs se décident enfin à se lancer dans l'exploitation
à outrance de cette plante au fruit si appétissant et si déli-
cieux.
La citronnelle ou Lemon Grass, retient depuis quelque temps
l'attention de certains compatriotes. Elle couvre maintenant
une centaine d'hectares de terrain. C'est une herbe reconnais-
sable à l'odeur de citron que dégagent ses feuilles. On en
extrait, par distillation, l'huile essentielle de lemon grass d'un
usage courant dans la métropole et ailleurs.
*
**
Il existe au pays, de nombreuses variétés de plantes tropi-
cales très utiles, mais qui ne sont pas l'objet d'une grande
exploitation: piment (graine de Bois d'Inde), noix muscade,
gingembre, poivre, cannelle, quinquina, noix de coco, girofle...
telles sont les principales productions de ces plantes.
Quant à nos fruits, d'espèces multiples, ils font les délices
des amateurs: mangues, sapotilles, prunes, barbadines,
goyaves, oranges, figues, pommes, cachimans, kaïmites, pa-
paye, abricots, corossol, cerises, quénettes, pommes d'Acajou,
prunes de Cythère, pommes de liane, tamarins...
On en trouve même qui sont originaires des régions tempé-
rées, notamment la vigne, les fraises, les framboises.
(1) L'abbé J. Rennard fait remonter à 1816 l'introduction de la figue
banane. Ce fruit proviendrait de la Réunion, de même que la prune et
le litchy.

138
GALERIES MARTINIQUAISES
Louis XIV, après la Révocation de l'Edit de Nantes, ordonne
d'acclimater le mûrier en Martinique, en vue de l'installation
éventuelle dans l'île de manufactures de soie. La tentative n'a
pas de lendemain.
Les cultures vivrières se retrouvent ici dès l'origine de la
colonisation et même avant l'arrivée des premiers Européens,
puisque les Caraïbes s'y adonnent pour se procurer en partie
leur nourriture. C'est le cas pour le manioc qu'ils aiment man-
ger sous forme de cassave, pour la patate et l'igname, pour la
banane dont les feuilles leur tiennent lieu de nappes et de ser-
viettes (2). C'est le cas aussi pour le chou, du moins en ce qui
concerne l'espèce dite « caraïbe ». Certaines variétés d'ignames
poussent à l'état sauvage dans les bois.
Lorsque d'Enambuc s'installe sur la rive droite de l'embou-
chure de la Roxelane, il fait défricher de grands espaces de
terrain et y cultive, entre autres légumes, le haricot qu'il ap-
porte parmi ses nombreux plants.
Plus tard, des plantations d'arbres à pain se multiplient par
tout. Originaires de Taïti, ces arbres qui produisent en abon
dance un fruit si appétissant et si estimé des créoles, font leur
apparition dans l'île vers 1783, en même temps que le riz, dont
la culture est très restreinte.
Il faut également citer parmi les racines ou tubercules, trai-
tées comme légumes par les habitants de l'île, la couscouche,
le camanioc, le topinambour.
Enfin les tomates, l'aubergine, la cristophine, le concombre,
les petits pois, la laitue, les carottes et navets, les haricots d'es-
pèce variée, les choux, les épinards, sont des légumes qui se
récoltent dans tous les jardins de la Colonie.
Mais une mention doit être réservée à nos fleurs. Le climat
tropical présente l'avantage d'aviver leur couleur et d'augmen-
ter leur parfum. Les espèces connues ici sont des plus nom-
breuses, et forment par leur beauté et leur diversité, la parure
la plus délicate de Madinina. Elles s'offrent partout au regard,
égayent les villages, les bourgs; on les aperçoit au fond des
gorges et dans les plaines, au milieu des forêts les plus touf-
fues, sur les collines les plus abruptes; on les voit sur les flancs
sauvages des montagnes et jusqu'aux lèvres gazonnées de la
cruelle Pelée. Roses aux nuances multiples, tubéreuses blanches
au parfum pénétrant, Bougainvilliers aux pétales d'un rouge
vif, Muguets au ton de neige, Fleurs de Soleil d'un jaune de
soufre, petites Violettes dont la teinte renchérit sur celle moins
éclatante des Pensées et des Gueules de loup; Bégonias au
feuillage élégant et diversement coloré, Hortensia, Œillets,
(2) Précis d'histoire de la Martinique, J. Rennard.
(Voir renvoi (1) de la page précédente.)

139
GALERIES MARTINIQUAISES
Marguerites, Jasmins; telles sont les imités les plus communes
qui sont distribuées dans les parterres ou récoltées ailleurs
dans nos campagnes.
NOMBRE D'ANIMAUX DE TRAIT ET DE BETAIL
EXISTANT DANS L'ILE (1)
Le cheptel martiniquais est loin de se recommander par
son abondance.
Comment se constitue-t-il à l'origine? C'est là une question
assez obscure.
On assure que Colomb lâche à la Martinique « des cabris
et des porcs », comme il s'applique à le faire dans les autres
îles « en prévision, disent les historiens, de la conservation de
son œuvre » (3). De nos jours, ces animaux sont assez répan-
dus dans l'île et contribuent pour une bonne part, avec les
moutons, les volailles, les lapins, à notre alimentation carnée.
Mais la viande de boucherie est fournie en plus grande quan-
tité par les bœufs, dont une bonne partie s'importe du Véné-
zuela qui, à cet égard, remplace Porto-Rico, notre précédent
fournisseur.
Les bœufs s'emploient ici en grand nombre comme bêtes
de travail. Aucune exploitation sucrière, aucun travail sur les
propriétés rhumières, ne serait possible sans eux.
A leur concours, très appréciable sur ce point, s'ajoute celui
des ânes et des mulets. De temps à autre — on en fait venir
(1) Annuaire de la Martinique (1870 et 1877).
(2) Dès l'année 1700, il y aurait eu dans l'île 3.000 chevaux ou mulets
et plus de 9.000 bêtes à cornes. (Précis d'Histoire de la Martinique,
par J. Rennard, 1930.)
Il n'existe pas de documents permettant de connaître le nombre actuel
d'animaux des espèces ci-dessus mentionnées.
(3) Histoire générale des Antilles, par J.-J. Conillac.

140
GALERIES MARTINIQUAISES
quelques dizaines de l'île de Saint-Martin, pour compléter le
contingent étriqué de ces solipèdes.
Il y a aussi des chevaux à la Martinique. Leur première
importation s'effectue de Curaçao (1) où, de bonne heure, les
Hollandais les acclimatent.
Les petits « chevaux créoles » sont très résistants. Ils sont
employés aux travaux des champs. Ils servent surtout de mon-
tures à nombre de nos campagnards qui, sans eux, seraient
bien en peine d'accomplir leur long déplacement dans nos
« mornes », nos ravins et aux endroits où les chemins carros-
sables n'existent pas. On les utilise beaucoup au début, comme
chevaux de trait. Mais cette pratique est réduite à de bien
justes proportions depuis que l'automobile est maîtresse de la
route jusque dans les coins les plus déshérités de la Marti-
nique.
Aux espèces précédentes de la faune martiniquaise, on peut
ajouter le manicou, petit mammifère qui vit à l'état sauvage
dans nos campagnes. Mais il y a aussi le serpent, le redoutable
trigono, au venin mortel. L'introduction des crapauds dans
l'île n'a guère contribué à détruire ce dangereux ophidien.
Les mangoustes répandues dans le pays depuis 1892, ont
beau jeu contre lui dans les premières années de leur arrivée;
mais on remarque aujourd'hui qu'elles ne l'attaquent plus
avec le même entrain qu'auparavant.
Les spécialistes en la matière prétendent que les descendants
des premières mangoustes ont perdu l'ardeur combattive de
leurs ancêtres et que la race a dégénéré.
Mais une guerre d'extermination se poursuit contre le ser-
pent dont la destruction est facilitée par l'attribution d'une
prime de 20 francs par tête abattue. Voici le résultat des sta-
tistiques établies par l'Administration sur cette chasse néces-
saire et salutaire.
Années. Nombre de serpents tués.
1925 1.390
1926 2.227
1927 2.837
1928 2.665
1929 3.051
Les communes où la destruction de ces animaux est la plus
nombreuse sont, par ordre d'importance: le Vauclin, le Fran-
çois, la Rivière-Pilote.
En ce qui concerne les oiseaux; à part ceux de basse-cour,
(1) Précis d'Histoire de la Martinique, par J. Rennard.

GALERIES MARTINIQUAISES
141
très répandus à la Martinique, on en rencontre les variétés les
plus diverses vivant sous le ciel des tropiques, notamment les
oiseaux migrateurs (ramier, tourterelle, grosse grive), la per-
drix, la grive fine, l'ortolan, et les espèces les plus communes
d'oiseaux marins: pluvier, bécassine, dos-rouge, pattes-jaunes,
pélican, canard sauvage, poule d'eau, héron, aigrette, etc..
REPARTITION SOMMAIRE DES TRAVAILLEURS AGRICOLES (1)
De tout temps, les pouvoirs publics s'efforcent d'encoura-
ger l'agriculture locale par les moyens les plus divers.
L'histoire économique du pays montre qu'on y organise pour
la première fois en 1759, une Chambre d'Agriculture et de
Commerce,
qui entretient à Paris un député chargé de défen-
dre les intérêts de la Martinique « au sein du bureau du Com-
merce » (4). Mais en 1763, cet organisme se transforme en
Chambre d'Agriculture et ne s'occupe plus des intérêts com-
merciaux. Il se borne à émettre des vœux. Il exerce cependant
une attribution politique, car « lorsqu'un gouverneur ou un
intendant quitte la Colonie, il fait un rapport au ministre
sur la manière dont ces hauts fonctionnaires se sont acquittés
de leur fonction » (4).
La création de notre dernière Chambre d'Agriculture re-
monte à l'année 1878. Cette institution a notamment pour
objet « l'étude pratique de toutes les questions pouvant inté-
resser le développement de l'agriculture dans la Colonie et des
produits pouvant avoir de l'utilité ».
En février 1803, le Jardin des Plantes ouvre ses portes dans
la banlieue de Saint-Pierre sur l'Habitation Corinthe, dite Poi-
rier, « ci-devant dépendant du couvent des Dames Ursulines ».
L'Habitation domaniale dite Tivoly est annexée à cet établis-
sement en 1861. L'objet d'une pareille création est de « natura-
(1) Annuaire de la Martinique (1870 et 1877).
(2) Population totale de l'île au 1 janvier 1868: 150.695 habitants.
er
(3) Population totale de l'île au 1 janvier 1874: 161.995 habitants.
er
(4) Principes de colonisation, par A. Girault.

142
GALERIES MARTINIQUAISES
liser à la Martinique les plantes des Indes Orientales et prin-
cipalement les épices; de fournir au Jardin des Plantes de la
Métropole et à la pépinière centrale de l'Algérie celles qui
pourraient y manquer; de rassembler suivant un système
botanique, les plantes indigènes, et de former un dépôt de
plantes médicinales pour l'usage des pauvres » (1).
La catastrophe du 8 mai 1902 détruit le Jardin des Plantes
qui n'avait point de pareil dans toutes les Antilles et faisait,
à juste titre, par son musée, sa flore, ses ingénieuses instal-
lations agronomiques et sa beauté, l'orgueil des Pierrotins et
de la Martinique entière.
La Colonie fonde une école primaire rurale à Saint-Jacques
(Sainte-Marie) par arrêté du Gouverneur du 4 décembre
1865 (2). Cette institution dont l'utilité saute aux yeux, a pour
but principal de « former les enfants à la pratique des travaux
agricoles, tout en leur donnant les notions de l'instruction pri-
maire élémentaire; elle est placée sous la direction de deux
frères de Ploërmel. Le nombre des élèves est de 50. Les can-
didats âgés de 10 ans au moins et 13 au plus, sont choisis de
préférence parmi les orphelins de père et de mère des villes
et des campagnes » (1).
Malheureusement, la propriété domaniale de Saint-Jacques
est détournée de sa première destination et affermée, « suivant
bail du 18 février 1873, pour une période de 25 ans à MM. Ar-
thur Assier de Pompignan et Société, moyennant 51.750 francs
par an » (3).
**
Un arrêté du 26 avril 1869 ouvre une exposition locale à
l'Habitation Tivoly annexée aux Jardins des Plantes de Saint-
Pierre. Cette petite manifestation de la vie agricole obtient le
plus vif succès et excite l'esprit d'émulation des producteurs
du pays.
L'exposition intercoloniale de 1871, ouverte à la Martinique
pour les produits des Antilles, suit de près celle de 1869.
Plus tard, en 1874, un comité d'exposition, dont le siège est
à Saint-Pierre, s'organise, « à l'effet de correspondre avec la
Commission supérieure de l'exposition permanente des Colo-
nies à Paris » (3).
D'autres manifestations officielles de l'effort et du progrès
(1) Annuaire de la Martinique (1870).
(2) Le domaine de Saint-Jacques provient des terres concédées, lors
de la colonisation de l'Ile, aux anciennes religieuses dominicaines.
(3) Annulaire de la Martinique (1877).

GALERIES MARTINIQUAISES
143
agricoles, se produisent en 1900 et 1926 (1) et réussissent à la
satisfaction générale, tout en stimulant le désir de perfection-
nement des exposants relativement aux soins à donner aux
produits de la terre.
On ne peut passer sous silence la fondation à Fort-de-
France, le 1 janvier 1868, d'un laboratoire public de chimie
er
agricole. Les cultivateurs et colons « y font opérer gratuite-
ment des analyses et tous les essais chimiques intéressant
l'agriculture ».
Les autres concours et encouragements apportés à l'agri-
culture locale consistent dans les primes aux cultures secon-
daires, distribuées aux agriculteurs à certaines époques; la
création d'une nouvelle école d'agriculture qui, cette fois en-
core, ferme ses portes après deux ou trois ans de fonctionne-
ment; les prohibitions d'importation de certaines plantes con-
taminées par des maladies cryptogamiques; l'organisation du
Crédit Agricole en vue de consentir des prêts à court terme
aux petits et moyens cultivateurs; l'institution de la Banque
de la Martinique (2), à l'effet d'accorder aux grands planteurs
de cannes des prêts sur récoltes.
La société du Crédit Foncier Colonial, au capital de 12.000.000
de francs, autorisée par décret impérial du 31 août 1863, ouvre
ses guichets aux colons avec la garantie de la Colonie. Mais
elle disparaît tout comme l'ancienne société de Crédit Colonial
fondée antérieurement à Paris.
L'organisation du Service de l'agriculture que complète
celle du Service des eaux et forêts, se justifie et s'impose par
l'importance de l'activité agricole de l'île. Par les conseils insé-
rés dans son « Bulletin, par les jardins publics qu'il entre-
tient à Tivoli et Desclieux (Fort-de-France), à Préfontaine (Ri-
vière-Pilote), à La Tracée (Trinité), par les engrais qu'il expéri-
mente, les plants qu'il met à la disposition des cultivateurs,
les races d'animaux (réputées d'excellente qualité) qu'il intro-
duit à la Colonie pour l'amélioration de notre faune, par les
analyses qu'il fournit, il est certain qu'il contribue à améliorer,
à perfectionner le rendement cultural et le cheptel de la Mar-
tinique.
Dans cette importante question, l'initiative individuelle n'est
pas à dédaigner.
Le Traité d'Agriculture Tropicale de Saussine, inspiré du
louable désir d'éclairer les cultivateurs de l'île, est un livre
d'une grande utilité. Le regretté professeur de sciences
(1) A Fort-de-France.
(2) Loi du 14 juillet 1851. Capital réalisé de trois millions de francs.
Il existe deux autres banques à Fort-de-France: le Crédit Martiniquais
et une succursale de la « Royal Bank of Canada ».

144
GALERIES MARTINIQUAISES
au Lycée Schœlcher (à Saint-Pierre) — auteur de cet ouvrage
— disparaît dans la catastrophe du 8 mai 1902.
Signalons aussi les essais pratiques de culture de Tabac
entrepris dans le Nord par notre compatriote Bléral. Mais sa
tentative n'obtient pas de succès.
La « Ligue pour le développement des cultures vivrières et
secondaires » — œuvre récente de notre actif et dévoué com-
patriote M. Paul Laurier — accomplit sûrement un travail
intéressant et profitable au pays.
II. — INDUSTRIE
PRINCIPALES INDUSTRIES DU PAYS EN 1868 ET 1875 (1)
La Martinique étant un pays essentiellement agricole, les
industries qu'on y exploite sont en général celles qui dérivent
de ses cultures.
Avant d'entrer dans le détail du rendement industriel des
principales plantations de l'île, nous allons brièvement passer
en revue certaines fabrications n'ayant aucun rapport avec
l'agriculture locale.
Evoquons, pour mémoire, la fabrique d'allumettes des envi-
rons de Saint-Pierre. Anéantie par l'éruption du 8 mai 1902,
elle ne reparaît plus sur notre scène industrielle.
La Minoterie Blaisement (près de Saint-Pierre), également
détruite par le même fléau, n'est pas restaurée. Traitant des
blés d'Amérique, elle approvisionnait la Colonie en farine.
L'extraction du Sel Marin de l'Etang des Salines (Sainte-
Anne) qui communique avec l'océan par un canal naturel,
laisse entrevoir en 1888 à l'instituteur J. Dumas, de belles
perspectives. Mais l'entreprise est abandonnée. On espère
qu'un jour ou l'autre, elle tentera à nouveau quelque capi-
taliste.
(1) Annuaire de la Martinique (1870 et 1877).
(2) Les Usines Centrales, au nombre de 15, ont remplacé les anciennes

sucreries.
(3) Les moulins à bœufs étaient beaucoup plus nombreux.

GALERIES MARTINIQUAISES
145
On peut enfin ranger parmi les industries mortes, ou peut-
être seulement en sommeil, une usine de Conserves de poissons
en boîtes, installée à Fort-de-France, sur la rive droite de la
Rivière Levassor. Elle est encore en parfait état de marche (1).
C'est dommage qu'elle ne puisse reprendre ses travaux, car il
serait possible de lui fournir une matière première abondante,
sinon en petits et moyens poissons plus spécialement destinés
à la consommation locale, du moins en thons, en requins, en
marsouins et autres grosses espèces semblables assez répan-
dues dans nos eaux. Les études sur la pêche poursuivies avec
compétence et obstination par notre valeureux compatriote
L.-B. Conseil, donneront assurément dans l'avenir des résul-
tats pratiques permettant de satisfaire tous les besoins de
cette nature.
Le jour où la carte des fonds de la mer territoriale de la
Martinique sera définitivement dressée et où le matériel néces-
saire à la capture rationnelle du poisson
sera mis à la dispo-
sition de l'ancien Chargé de mission du Gouvernement de la
Martinique, le problème de la pêche et des industries y rela-
tives sera complètement résolu pour le pays.
En attendant la réalisation de cette espérance, nos pêcheurs
continuent à capturer du poisson par les moyens encore rudi-
mentaires qu'ils emploient de temps immémorial (hameçons,
filets, sennes et nasses) (2).
M. L.-B. Conseil veut bien avoir l'amabilité de nous commu-
niquer la relation suivante sur l'état actuel de la question
et les perspectives d'avenir.
LA PECHE A LA MARTINIQUE
« La faune marine de la Martinique est d'une richesse
depuis longtemps reconnue. On y trouve en abondance des
poissons appartenant aux espèces les plus universellement
réputées pour leur grande valeur comestible: poissons rouges
très variés des fonds, du groupe des Percidés et des Serranidés,
si appréciés pour la délicatesse de leur chair; poissons blancs
plus ou moins saisonniers, comme les Salmonidés, les Scom-
bresocidés (balaous, volants, orphies, etc.), les Mugilidés (le
mulet, le délicieux carmeau); toute l'intéressante gamme des
Carangidés (carangues, « maquereaux », coulirous, etc.); les
Clupéidés ( « sardines », « harengs », pisciettes, etc.); poissons
(1) Une conserverie de poissons à l'huile existait déjà au chef-lieu avant
celle-là.
(2) Un arrêté du 1 août 1907 fixe les conditions d'attribution à nos
e r
marins-pêcheurs de la prime à la pêche côtière. Cet encouragement con-
siste dans l'exonération des droits d'armement et de désarmement des
embarcations armées à la pêche.
10

146
GALERIES MARTINIQUAISES
aux amples migrations, grands seigneurs de notre faune ma-
r i n e : Scombridés (thons rouges, thons blancs ou germons,
bonites, tazars, etc.); dorades (coryphènes); Xiphidés; plusieurs
familles de Requins et de Raies, etc.
« La langouste de la Martinique (Panulirus argus) a connu
de beaux succès sur les marchés de Paris et de Lyon. Les
huîtres indigènes sont fines et savoureuses, de beaucoup supé-
rieures aux portugaises.
« Les Chéloniens sont représentés par des tortues, des
caouanes, des carets (dont l'écaillé est très recherchée) et les
Cétacés par de nombreux marsouins, dauphins, hyperoodons,
cachalots, parfois aussi par des baleinoptères.
« Cette faune n'est pas encore l'objet d'une exploitation
industrielle. La pêche se pratique aux environs immédiats des
côtes avec des lignes, filets, sennes, nasses, par environ 2.000
pêcheurs. La barque de pêche est une pirogue de moins d'un
tonneau: point de bateaux à vapeur ou à moteur. Ni pêche
hauturière, ni grande pêche. Le chalutage est inconnu; les
fonds, du reste, madréporiques et accidentés s'y opposent. Les
madragues ne peuvent y être installées pour les thons qui
ne suivent pas un itinéraire régulier comme en Méditerranée,
et se tiennent à une distance telle des côtes que les eaux y
ont plusieurs centaines de mètres de profondeur. Le germon
ne se pêche pas à la course comme en Europe. Thons, ger-
mons, dorades, requins se pêchent à la ligne, au large le plus
souvent. Les bonites sont capturées en grandes quantités par
des sennes de halage.
« Le rendement de la pêche, très variable, ne suffit pas aux
besoins de la colonie, les procédés employés étant insuffisants.
« Pas de frigorifiques. Deux conserveries de poissons à
l'huile ou au naturel (thon, germon, balaous, « maquereaux »,
etc.) ont travaillé pendant quelques années. Elles fabriquaient
des conserves exportables de premier choix très appréciées
de la clientèle européenne. Mais elles ont dû fermer leurs
portes, malgré les débouchés que leur offraient déjà la France
et les Etats-Unis: l'organisation actuelle de la pêche ne pou-
vait leur fournir les quantités de poissons qui leur étaient
nécessaires.
« En résumé, la faune marine de la Martinique, riche et
variée, pourrait, si elle était rationnellement exploitée, alimen-
ter une importante industrie des pêches. Aux espèces les plus
réputées pour la qualité de leur chair, cette industrie deman-
derait du poisson frais pour la consommation courante de
l'île et des conserves pour l'exportation. Les autres espèces
lui fourniraient, comme en France, de l'huile, des engrais,
de la farine de poisson.

GALERIES MARTINIQUAISES
147
« Les possibilités sont immenses: seule manque une orga-
nisation industrielle capable de tirer de ces mers toutes les
richesses qu'elles contiennent.
« L.-B. CONSEIL ( 2 5 mars 1 9 3 1 ) . »
*
**
La fabrication de la chaux est une vieille industrie locale
s'exerçant sur les points de la côte où la mer offre en abon-
dance des pierres calcaires (roches madréporiques, conques
de lambi, etc.).
Les 4 4 chaufourneries relevées en 1868-75 sont réduites
de nos jours à un chiffre plus modeste. En voyageant le long
du littoral de la Martinique on aperçoit de temps à autre,
dressées en forme de troncs de cône, les ruines d'anciens
fours à chaux, plus ou moins envahies de végétation parasite.
L'utilisation pour les constructions modernes du ciment armé
ne tardera pas à en diminuer encore le nombre.
Depuis fort longtemps nos fabriques de poterie de terre
cuite approvisionnent l'île en briques, en tuiles, en carreaux,
en gargoulettes et en canaris.
Seules aujourd'hui, la « Poterie Hayot » aux Trois-Ilets et
la « Poterie Duchasel » située au fond de la Baie de Fort-de-
France, continuent à fonctionner et à lutter contre la concur-
rence des produits généralement plus appréciés de Marseille.
Plus récentes sont les fabriques de pierres factices en ciment
pour la construction. Elles prennent de plus en plus d'impor-
tance.
La tonnellerie mécanique, jadis très florissante à Saint-
Pierre, occupe encore une certaine place dans le pays. Elle
est fortement handicapée par les importations de futailles
vides, françaises et américaines.
Examinons maintenant les industries proprement agricoles.
Les sucreries Père-Labat ( 1 ) , source principale de l'ancienne
prospérité de la Martinique, représentent un nombre d'unités
assez considérable jusqu'en 1868-69, époque à laquelle la pro-
duction du sucre de betterave en France et les transformations
industrielles apportées à l'extraction du sucre de cannes impo-
sent aux grands planteurs l'obligation de renoncer à leur anti-
( 1 ) L a p l u p a r t d e ces p r o p r i é t é s s u c r i è r e s s o n t p o u r v u e s d ' u n e « vinai-
grerie » o u f a b r i q u e de r h u m .

148
GALERIES MARTINIQUAISES
que matériel (1), en faveur des grandes usines centrales ( 2 ) .
On constate que cet état de choses entraîne une transfor-
mation profonde dans la propriété agricole jusque-là mono-
polisée par la majeure partie des anciens propriétaires d'es-
claves.
On peut lire à ce sujet dans l'ouvrage cité plus haut de
G. de Molinari les réflexions suivantes: « Toute aristocratie,
en effet, ne peut consolider sa prépondérance qu'à deux condi-
t i o n s : la supériorité de la fortune et celle des qualités phy-
siques et morales. La race blanche possède encore des restes
de la première, mais des restes seulement. Au temps de
l'esclavage, elle avait le monopole de la propriété foncière,
et lorsqu'un propriétaire venait à s'endetter, la loi le protégeait
contre l'expropriation. L'abolition de l'esclavage et l'établis-
sement de la loi de l'expropriation forcée ont amené une liqui-
dation qui a fait une première brèche dans la fortune de
l'aristocratie blanche. La transformation industrielle déter-
minée par la création des usines en a fait une seconde, bien
autrement large et destinée à s'agrandir sans cesse. L' « Habi-
tation » naguère souveraine est devenue tributaire de l'usine

et la propriété de celle-ci, morcelée en actions, a été rendue
accessible au grand nombre. Or à mesure que la culture épui-
sante de la canne entame davantage les forces productrices
du sol et qu'on est obligé de recourir aux engrais, par consé-
quent au capital, une transformation analogue devient indis-
pensable dans la propriété agricole. Déjà la culture ne s'opère
en grande partie qu'au moyen d'avances faites par les éta-
blissements de crédit ou les intermédiaires acheteurs de sucre.
Je n'ai pas besoin d'ajouter que ces avances coûtent horrible-
ment cher aux « habitants ». Le moment n'est pas éloigné où
une nouvelle liquidation s'imposera, où la propriété agricole
se constituera à l'imitation de la propriété industrielle et
deviendra comme elle, aisément accessible à tout le monde.
La race blanche réussira-t-elle à en retenir, sinon la totalité,
au moins la plus grande partie sous cette nouvelle forme?
Il faudrait, pour cela, que les blancs, actuellement en voie
de limitation et de diminution, eussent, sur la masse en voie
d'accroissement de leurs concurrents de couleur, une supério-
rité décisive, qu'ils fussent plus forts, plus intelligents, plus
laborieux et surtout plus économes... »
On sait que les actions d'usine, émises primitivement à
§00 francs, tombent, lors de la grande débâcle en 1880-1884
(1) Quiconque voyage à l'intérieur de l'île peut remarquer, en beau-
coup d'endroits, les ruines des vieilles sucreries.
(2) Il y a en ce moment 15 usines centrales dans toute la Colonie.

GALERIES MARTINIQUAISES
149
et en 1900-1901, au chiffre dérisoire de 25 francs, 10 francs
et même moins. C'est la faillite.
Beaucoup de ces actions — ainsi avilies — sont vendues
par les petits détenteurs pressés de s'en débarrasser et ache-
tées par un nombre restreint de gros propriétaires terriens.
La situation de l'Usine, très précaire, continue de plus en plus
de languir jusqu'à la Grande Guerre de 1914-1918, circonstance
grâce à quoi les hauts cours du sucre et surtout ceux du rhum
renflouent nos Usines Centrales au point que les mêmes actions
ne se vendent pas moins, aujourd'hui, de 1.500 à 2.000 francs
l'une ! C'est le signe d'une éclatante prospérité!
Nous publions sous toutes réserves la note ci-après due à
l'obligeance d'un informateur. Elle a été établie en 1927.
Rendement moyen de Un hectare: 83.333 kilos de cannes.
N. B. — Aux îles Hawaï, le rendement e s t :
Cannes vierges. 208.613 kil., donnant 26.575 kil. de sucre;
1 r e j e t o n s . . 170.046 kil., donnant 21.662 kil. de sucre;
ers
2 rejetons...
es
235.060 kil., donnant 29.444 kil. de sucre,
soit une moyenne de 12, 73 0/0, ou une tonne de sucre par
7 tonnes 85 de cannes.
A) Sucre. — Les chiffres établis par les usines de la Colonie
(bilans annuels) donnent pour les années 1907, 1908, 1909,
un rendement moyen en sucre de 7,269 par 100 kilos de
cannes.
C'est donc, pour un hectare, un rendement de 6.057 kil. 47
de sucre.
Depuis, de nombreux perfectionnements ont augmenté le
taux du rendement.
Le bilan d'une des usines du Sud pour la campagne 1923-
1924 est encore calculé sur la base de 6 0/0, soit 500 kilos de
sucre 1 jet par 8.333 kilos de cannes.
er
D'après ce même bilan, le taux d'extraction de la matière
sucrée serait de 10,79 0/0 se décomposant e n :
6 % de sucre 1 jet;
er
0,70 % de sucre 2 jet;
e
4,09 % de sucre contenu dans la mélasse.
10,79 % au total.
Donc en payant sur la base de 6 %, l'usine conserve encore
pour sa faisance-valoir 4,79 % de saccharose, et en plus la

150
GALERIES MARTINIQUAISES
« bagasse » comme combustible, et les « cendres de bagasse »
comme engrais.
Même sur la base de 6 0/0 et au cours de 300 francs les
100 kilos, l'usine devrait payer aux fournisseurs :
500 k. X 300 fr.
= 1.500 fr., les 8.333 kilos de cannes livrées.
100
B) Les 4,79 % de saccharose donnent :
1 58 kilos de sucre 2 jet qui à 200 fr. rapportent. 116 fr
o
e
2° 409 litres de mélasses qui, distillés, donnent au
minimum 300 litres de rhum contingenté à 3 fr 900 fr
Or tous ces chiffres sont ceux adoptés au début de l'établis-
sement des usines, pendant la période qui s'est écoulée de
1876 à 1888.
On admet que, dans les conditions ordinaires, la canne con-
tient 90 0/0 de jus, renfermant 18 à 20 % de sucre cristal-
Usable.
Pour la Martinique, la composition de ce jus est de :
Eau 72,22
Sucre cristallisable 17,80
Sucre incristallisable 0,28
Cellulose 9,30
Sels 0,40
100 »
Mais tout n'est pas récupéré; l'extraction de la saccharose
ne dépasse guère 80 à 91 0/0.
(Aux Hawaï, la proportion est de 95,43 %.)
C'est donc de 14,04 % à 16,19 % de matière sucrée qu'on
extrait de la canne.
Et on peut estimer l'extraction finale à :
Sucre l classe, polarisant 96° 9,44 %
re
Mélasses 4,08 %
Plus les sucres 2 et 3 jets. 0,52 %
e
e
Total 14,04 %
En payant à 6 %, l'Usine retient ainsi plus de 8,04 % de
matières sucrées, puisqu'elle ne paye que pour un sucre pola-
risant 88°. Et encore ne garantit-elle pas le prix réel de ces

GALERIES MARTINIQUAISES
151
6 0/0 puisqu'elle donne au maximum 1.000 francs par 500 ki-
los au lieu de 1.500 francs.
*
Il existe depuis quelques années au chef-lieu une importante
usine de pâtes alimentaires, dont les produits approvisionnent
largement la consommation locale et sont, en outre, exportés.
Dans cet établissement, fonctionne aussi une Chocolaterie (1)
qui, avec deux autres exploitations semblables (2), établies ail-
leurs dans la ville, fournit la majeure partie du chocolat en-
trant dans l'alimentation des habitants. L'excédent est destiné
à l'exportation.
Il y a aussi deux tanneries dans l'île. Les peaux préparées
qui en sortent, alimentent dans une assez grande proportion
les besoins de la cordonnerie locale.
Les autres industries du pays seront examinées dans l'arti-
cle Commerce d'exportation.
III. — COMMERCE
A) COUP D'ŒIL RÉTROSPECTIF
La caractéristique principale de la colonisation sous l'an-
cien régime réside dans l'établissement d'un grand courant
maritime et commercial entre la Métropole et les territoires
colonisés. C'est sur ce principe fondamental que se base la
concession à la Compagnie des Iles d'Amérique — ainsi qu'aux
autres compagnies de même genre — des privilèges très éten-
dus accordés par Richelieu.
La Martinique et les autres îles des Antilles sont donc, avant
tout au début, des colonies d'exploitation et de commerce,
c'est-à-dire « des établissements qui n'avaient d'utilité aux
yeux de la Métropole qu'autant qu'ils lui fournissaient de faci-
les débouchés pour le trop-plein de ses produits et lui en-
voyaient en échange les denrées qu'elle ne produisait pas » (3).
A cette opinion, le marquis de Valous ajoute avec f o r c e :
« Tandis que la perte de l'Acadie et du Canada, où l'impor-
tance du peuplement seule avait été considérée, fut accueillie
avec une presque complète indifférence par l'opinion publique,
la cession des Iles du Vent eût été considérée comme un ter-
(1) Marque « Elot ».
(2) Marques « Didier » et « Joséphine ».

(3) Avec les Rouges aux Iles du Vent, par le Marquis de Valous.

152
GALERIES MARTINIQUAISES
rible échec pour la politique extérieure de la Métropole; bien
p i s : elle eût consommé la ruine de son commerce mari-
time (1). »
Ces considérations prouvent que la colonie de peuplement
réalisée ici est tout bonnement une conséquence du principe
posé plus haut, un accessoire destiné à garantir et à faciliter
le plus possible l'application des conceptions d'ordre écono-
mique de l'ancien régime. Par la suite, les premiers colons et
engagés font souche » et engendrent par croisement avec les
Africains importés pour renforcer la main-d'œuvre insuffi-
sante, « une population entièrement française » gardant au
loin la langue, les mœurs et la civilisation françaises ( 1 ) .
*
**
Le commerce des Iles n'est pas libre au début, C'est l'appli-
cation du régime de l'exclusif, c'est-à-dire que certaines per-
sonnes sont exclues de ce commerce.
L'approvisionnement de la colonie en nègres fait partie de
l'exclusif. Ce privilège forme une branche importante du com-
merce français. Rappelons, à cette occasion, que les grands
armateurs de la Métropole, ceux des ports de Nantes, Marseille,
Bordeaux, Le Havre « qui étaient les plus engagés dans ce
trafic avaient un puissant motif de faire cause commune avec
les créoles (les blancs). On peut même dire que toute la France
commerciale était intéressée au maintien d'une institution
qui provoquait un mouvement d'affaires d'environ 59 millions
de livres par an », soit 295 millions de notre monnaie actuelle.
La première compagnie privilégiée qui s'installe à la Marti-
nique en 1635 est celle de Saint-Christophe dont la concession
accordée par Richelieu depuis le 30 septembre 1628 se renou-
velle en 1642. Elle liquide en 1651 et vend l'île, ainsi que
Sainte-Lucie, Grenade, Grenadines, à du Parquet pour la
somme de 60.000 livres, ses affaires ayant périclité.
Les successeurs de du Parquet passent ensuite leur domaine
à la Compagnie des Indes Occidentales moyennant 120.000 li-
vres et l'Edit du 28 mai 1664 qui légalise l'opération, la garan-
tit en même temps pour une durée de 40 années.
Mais les affaires commerciales de la nouvelle société vont
mal. La Compagnie des Indes Occidentales est dissoute par
l'Edit de décembre 1774. Louis X I V rachète la Martinique et
les îles voisines, paie toutes les dettes de la compagnie et pro-
clame que désormais, ces territoires coloniaux sont adjoints
au domaine royal.
(1) Avec les Rouges aux Iles du Vent, par le Marquis de Valous.

GALERIES MARTINIQUAISES
153
Le Commerce de la Martinique est alors soumis au régime
du Pacte Colonial, œuvre de Colbert. Le Ministre entend, par
cet instrument, réserver le trafic des îles exclusivement à la
France. Les Anglais et les Hollandais qui en accaparaient au-
paravant une bonne partie au préjudice de la marine et du
commerce français, sont donc mis à l'écart. Cela n'empêche
point la contrebande de s'organiser sur une importante échelle
A la veille de la Révolution Française, le marquis de Valous
note « qu'il avait suffi d'un peu plus d'un demi-siècle pour
que fût assurée la prodigieuse prospérité qui était celle des
Iles sous le Vent », malgré le régime restrictif imposé au com-
merce des Antilles françaises.
Il faut arriver jusqu'au Second Empire pour constater la
disparition de la contrainte économique imposée par le Pacte
Colonial.
La loi du 3 juillet 1861 qui consacre la fin de la politique
coloniale d'assujettissement en matière économique, accorde
pleine et entière liberté aux Antilles. Leur commerce devient
par suite plus souple en raison des débouchés nouveaux —
notamment les Etats-Unis de l'Amérique du Nord — qu'elles
trouvent pour leurs denrées, surtout pour le sucre dont la vente
en France est fortement concurrencée par celle du produit
similaire métropolitain (sucre de betterave). Telle est la con-
séquence du triomphe de la politique libre-échangiste en
France.
Le régime commercial de complète liberté (1861) est ren-
forcé par le sénatus consulte de 1866 qui octroie l'autonomie
financière aux vieilles colonies (1).
Plus tard l'importante loi douanière de 1892, applicable aux
vieilles colonies, concilie l'autonomie commerciale et finan-
cière avec l'assimilation en matière de droits de douane. Le
protectionnisme à outrance, telle est la politique nouvelle de
la Métropole. C'est le début de l'union douanière des vieilles
colonies et de la Métropole qu'achève de réaliser, tout en
maintenant certaines tarifications d'exception en faveur des
vieilles colonies, la loi du 5 août 1913, supprimant complète-
ment la demi-détaxe sur les denrées coloniales de consomma-
tion importées en France.
(1) A partir de ce moment, les droits du tarif métropolitain jusqu'alors
perçus ici pour le compte de l'Etat, sur certains produits que la Métro-
pole ne peut fournir (bois de construction, viande salée...), disparaissent.
Mais la loi douanière de 1892 est rendue applicable aux Antilles et les
droits de douane sont liquidés au profit du budget de ces colonies en
conséquence de l'autonomie financière qui leur est accordée. Dès 1884,
d'ailleurs, le Conseil général de la Martinique adopte pour son compte
un tarif spécial de droits de douane sur certaines marchandises étran-
gères.

154 G A L E R I E S M A R T I N I Q U A I S E S
É T A T DES DENRÉES DU CRU DE LA COLON
EXPORTATIONS
Pendant l'année 1875
Les tableaux de statistiques commerciales publiés ci-après
donnent des indications d'ensemble sur l'évolution et l'impor-
BALANCE COMMERCIALE (1)
(1) Extrait des Documents de l'Administration des Douanes de la Mar-
tinique.

GALERIES MARTINIQUAISES
155
[PORTÉES PENDANT LES ANNÉES 1875-1876
EXPORTATIONS
Pendant l'année ¡876
tance de notre trafic durant ces dernières années, avec la
Métropole, les Colonies françaises et l'Etranger.
D'une manière générale, notre balance commerciale est très
favorable, notamment pour la période s'étendant de la veille
de la Grande Guerre (1914-1918) à l'année 1929 (2).
Il n'y a d'exception que pour 1918, date de la fin des hosti-
lités, marquant un arrêt sensible dans les exportations, et pour
1920, époque de grand marasme économique et de débâcle
commerciale mondiale (1920 à 1922). La balance déficitaire de
1926 (1.232.588 francs) est plutôt le résultat d'un retard dans
les expéditions de rhum de la campagne correspondante.
*
**
Nous extrayons du journal local La Journée Industrielle de
janvier 1931, les réflexions suivantes sur le chiffre de notre
Balance commerciale.
« La Balance commerciale de l'Indo-Chine
et de la Martinique.
« Les statistiques du commerce, avec nos colonies, sont
symptomatiques à tous égards. Tandis que le chiffre des mou-
vements généraux du commerce a quintuplé depuis trente ans,
(2) Les statistiques de l'année 1930 ne sont pas encore achevées au
moment où cette étude est entreprise.

156
GALERIES MARTINIQUAISES
celui des mouvements effectués spécialement avec la France
n'a fait que quadrupler.
« Enfin à part l'Indochine et la Martinique, nos colonies
importent plus qu'elles n'exportent.
« Pourquoi cet état de fait, pourquoi ces exceptions?
« C'est que nos produits coloniaux se heurtent sur les mar-
chés extérieurs, à des barrières douanières très élevées, et sur
le marché français à une concurrence très active des produits
étrangers.
« Les seules colonies, Indochine et Martinique, qui ont une
balance commerciale favorable, bénéficient d'une protection
douanière. Cette remarque est concluante.
« Un plan de financement, pour assurer la mise en valeur
de nos colonies, c'est bien, mais ce n'est pas suffisant. Il faut
resserrer les liens qui unissent la France à son empire colonial.
« Après avoir produit, il faut songer à l'écoulement des
produits.
« Des systèmes de taxes douanières préférentielles doivent
être trouvés. Ne peut-on opérer quelques dégrèvements d'im-
pôts français ou locaux, créer des caisses de prêts à long
terme?
« Il y a là matière à tout un plan raisonné et détaillé.
« Il faut modifier notre conception de l'économie coloniale,
et préparer à notre pays, suivant l'heureuse formule de
M. Piétri, une véritable « renaissance coloniale ».
« Georges JEAN. »
« (De l'Agence Extérieure et Coloniale.)
« La protection douanière dont bénéficie la Martinique est
la même dont bénéficie la Guadeloupe. La balance commer-
ciale favorable à la Martinique tient plutôt à l'extension consi-
dérable donnée à la production dans notre Colonie.
« La Martinique exporte plus qu'elle n'importe. Pourtant
elle fait une très grande consommation de marchandises fran-
çaises. Elle ne se prive de rien. »
La valeur de notre commerce général s'est décuplée, de la
veille de la grande guerre à nos jours, où elle dépasse déjà le
demi-milliard, puisqu'elle accuse le chiffre de 576 millions.
Mais nous n'avons garde de faire cette affirmation sans
réserves. En effet, il ne faut pas oublier que le franc vaut seu-
lement aujourd'hui 4 sous. Cette considération permet de
ramener à leurs justes proportions les valeurs d'après-guerre
et notamment la valeur de notre commerce général en 1929,

GALERIES MARTINIQUAISES
157
laquelle doit être effectivement fixée à 576 millions, multiplié
par 0 fr. 20 = 115 millions deux cents. En conséquence, pour
cette année-là, la valeur du commerce général de la Martinique
est du double — plus un dizaine de millions — du chiffre
d'avant-guerre.
TABLEAU I
COMMERCE DE LA MARTINIQUE
TABLEAU II
COMMERCE GENERAL DE LA MARTINIQUE

158
GALERIES MARTINIQUAISES
Le rapport exact d'augmentation est comme 1 est à 2,2.
115 — 2,2
52
II faut se réjouir de cet accroissement des transactions com-
merciales, pendant 17 ans, d'un petit pays d'un millier de kilo-
mètres carrés, peuplé de 228.000 habitants et où la nature
n'est pas toujours clémente.
En tout cas, c'est le signe certain d'une prospérité progres-
sive pour Madinina, c'est la preuve irrécusable d'une activité
économique intense et digne des plus grands éloges.
La prospérité idéale pour un pays est celle qui pénètre pro-
fondément dans les couches sociales, créant un bien-être rela-
tif parmi tous les éléments des classes laborieuses. Il ne peut
s'agir à proprement parler de prospérité pour la Martinique,
si, à côté d'une petite aristocratie opulente et noyée dans des
flots de richesse, on aperçoit une classe moyenne assez nom-
breuse se partageant des ressources généralement étriquées et
une grande masse de travailleurs agricoles dont le bonheur est
un mythe, ainsi que des artisans dont le sort est loin d'être
enviable. C'est probablement cette particularité qui avait fait
jaillir de la bouche d'un homme politique local, au cours d'une
conférence donnée, il y a quelques années, à l'Hôtel de ville
de Fort-de-France, ces paroles d'une si grande v é r i t é : « La
population de la Martinique est semblable à un colosse à tête
d'or et aux pieds d'argile. »
Ici, le travail est la règle pour tout le monde. Sur ce point,
les résultats ci-dessus font mentir ceux qui à la légère traitent
l'ouvrier martiniquais de paresseux. Il est évident que sans les
efforts soutenus de la main-d'œuvre locale — encore qu'elle
soit insuffisamment rétribuée — tous les capitaux du pays
resteraient dans les coffres-forts ou se dirigeraient vers l'exté-
rieur.
B U D G E T D U S E R V I C E L O C A L
Exercice 1870
RECETTES
1° Subvention de la Métropole 239.550
2° Recettes autres 2.974.641

Total des recettes 3.214.191

GALERIES MARTINIQUAISES 159
DÉPENSES
1° O b l i g a t o i r e s :
a) P e r s o n n e l 356.318
b) M a t é r i e l 489.905
2 ° F a c u l t a t i v e s :
a) P e r s o n n e l 572772
b) M a t é r i e l 1.795.196
T o t a l d e s d é p e n s e s 8.214.191
Exercice 1901
Recettes 6.898.519
D é p e n s e s 6.875.709
Exercice 1902 (1)
R e c e t t e s 5.404.438
D é p e n s e s 5.254.893
Exercice 1914 (1)
R e c e t t e s 7.339.573
D é p e n s e s 5.407.458
Exercice 1918 (1 )
R e c e t t e s 10 314 561
D é p e n s e s 10.309.351
Exercice 1929
recettes 92.000.000
D é p e n s e s 91.500.000
En général, l'ouvrier martiniquais, comme le petit bour-
geois, s'applique à améliorer son standard de vie; son bien-
être matériel augmente en proportion des salaires un peu plus
rémunérateurs qu'il touche et l'ensemble de la population du
pays voit chaque jour ses besoins croître avec les exigences
de plus en plus multiples de la civilisation moderne.
De ce côté, comme dans la plupart des domaines du progrès,
la Martinique a la volonté d'avancer avec résolution.
**
B) EXPORTATIONS
En examinant le mouvement commercial de l'année 1929,
on voit que sur un commerce général de 576.659.698 francs,
la valeur des marchandises exportées se chiffre par plus de
310 millions; mais de ce montant doit être déduite la valeur
des produits réexportés de la Colonie, soit qu'ils sortent de
nos entrepôts fictifs ou réels (1) (23 millions), soit qu'ils s'ins-
crivent sous la rubrique des réexportations après mise à la
(1) Les Antilles Anglaises figurent au tableau pour une valeur de
2.145.654 francs.

160
GALERIES MARTINIQUAISES
consommation locale (une dizaine de millions). En sorte que
la valeur des denrées du cru sorties du pays ressort effective-
ment à 272.900.755 francs.
Les marchandises françaises réexportées figurent à la sta-
tistique pour une somme de 13.363.982 francs et les marchan-
dises étrangères, pour 25.226.469 francs.
Parmi les produits français réexportés, il y a lieu de citer
les margarines et les graisses similaires (368.664 fr.), dont
84.491 francs à destination de la Guadeloupe et 179.950 francs
vers la Métropole. Puis viennent :
Les huiles d'arachides (Guyane Française). .. .Fr. 69.934
Les morues sèches (vers Guadeloupe) 188.899
Le riz en grains (Guadeloupe et Guyane) 575.547
Le café en fèves (Guadeloupe) 208.805
La farine de froment (Guyane Française) 1.027.623
L'essence de bois de rose (origine Guyane, destina-
tion France) 3.834.364
Les boissons de toutes sortes (vins, liqueurs, eaux-
de-vie) 519.076
Le ciment (Guadeloupe) 153.686
Les vieux métaux (Métropole) 291.467
Les ouvrages divers en métaux 1.397.507
Les pneumatiques et chambres à air (dirigés sur
divers pays centre-américains, par l'Agence Mi-
chelin à Fort-de-France) 2.563.888
Les marchandises étrangères réexportées sont surtout les
houilles de la Compagnie Générale Transatlantique, embar-
quées comme provisions de bord sur les navires qui s'appro-
visionnent ici de ce combustible Fr. 23.032.486
Il faut ajouter les futailles vides en fer galvanisé
ayant servi de logement à la gazoline ou au pétrole. 882.805
Les farines de froment (destination Guadeloupe
et Guyane Française) 996.760
Et des articles divers pour une valeur de 374.218
Pour ce qui est des denrées du cru, leur exportation à des-
tination des colonies françaises représente un commerce assez
remarquable.

GALERIES MARTINIQUAISES
161
DENREES DU CRU DE LA COLONIE
Exportations pendant les années:
DENREES DU CRU DE LA COLONIE
Exportations pendant les années:
11

162 GALERIES MARTINIQUAISES
DENREES DU CRU DE LA COLONIE
Exportations pendant les années:
DENREES DU CRU DE LA COLONIE
Exportations pendant les années:

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DENREES DU CRU DE LA COLONIE
Exportations pendant les années:
DENREES DU CRU DE LA COLONIE
Exportations pendant les années:

164
GALERIES MARTINIQUAISES
DENREES DU CRU DE LA COLONIE
Exportations pendant les années:
DENREES DU CRU DE LA COLONIE
Exportations pendant les années:
(1) A n a n a s c o n s e r v é s a u j u s .
(2) E x p é d i é e s en r é g i m e s .

GALERIES MARTINIQUAISES
165
DENREES DU CRU DE LA COLONIE
Exportations pendant les années:
La Guadeloupe, dont les plantations sont ravagées par le
cyclone du 12 septembre 1928, nous achètent:
Des fruits frais Fr. 15.386
Du café en fèves 336.120
Du chocolat 374.250
Du rhum 866.402
Du sucre d'usine 1.412.924
Total 3.005.082
Les transactions avec la Guyane Française s'élèvent en 1929
à la somme de 3.758.890 francs. Les denrées exportées sont
principalement du chocolat (81.610 fr.), du rhum (159.816 fr.)
et du sucre (1.785.245 fr.).
**
Dans notre commerce d'exportation, le rhum occupe une
place prépondérante : 19.859.354 litres (valeur 188.930.947 fr.),
soit une proportion de 70 0/0 du chiffre total.
Le volume du contingenté représente 16 millions de litres
(France), le surtaxé atteint 3.600.000 litres (France). La Gua-
deloupe reçoit de son côté 175.803 litres et la Guyane 31.578
litres. Enfin la Belgique, pour la première fois, importe
45.525 litres de notre rhum.
(1) Ananas conservés au jus.
(2) Expédiées en régimes.

166
GALERIES MARTINIQUAISES
Indépendamment des 15 usines à sucre qui produisent des
rhums de mélasses (1) ou rhums industriels, la Colonie compte
150 distilleries agricoles qui fabriquent de la grappe blanche
(produit de la fermentation du jus de canne). Le rhum habi-
tant
si répandu ici autrefois et provenant de la distillation
dans les « vinaigreries » du sirop de canne fermenté (gros
sirop ou sirop de batterie) est presque introuvable de nos
jours (2).
La production totale de la Colonie en alcool pur pendant
l'année 1929 est de 14.196.900 litres, soit un rendement en
rhum d e :
14.196.900 X 100
= 25.812.545 litres à 55° (3).
55°
L'exportation absorbant 19.859.354 litres, la quantité d'eau-
de-vie de cannes consommée sur place dans le même temps
s'élève à :
25.812.545 litres — 19.859.354 litres = 5.953.191 litres,
c'est-à-dire que la consommation par an (4) et par tête atteint
pour une population de 228.000 habitants:
5.953.191
= 26 litres,
228.000
soit par individu et par jour un moyenne d e :
261.
= 0 1. 07.
365
Le contingentement est une mesure législative qui a le mé-
rite d'empêcher l'avilissement du prix du rhum. La restriction
de fabrication qu'il impose aux producteurs est compensée par
les hauts prix du produit sur le marché métropolitain. Institué
par le décret du 20 février 1923, il est stabilisé depuis le
décret du 30 janvier 1930 pour une durée de 10 ans qui se
termine en 1939. Sa répartition donne lieu à de nombreuses
critiques, lesquelles nécessitent de fréquents remaniements.
Mais, en dépit des inconvénients qu'il présente à certains points
de vue et des abus qu'il crée, il faut avouer qu'il est généra-
lement approuvé dans son principe et constitue en tout cas,
(1) Les mélasses sont des produits résiduaires de la fabrication du
sucre.
(2) Par contre, on trouve du rhum d'ananas, de la liqueur de Mombin
(obtenue par fermentation des prunes de Mombin), du shrubb (liqueur
a base de pelures d'oranges rappelant le curaçao).
Le cœur de chauffe est de la grappe blanche à fort degré d'un goût
exquis évoquant le genièvre.
(3) Le rhum pour la consommation est à 55°.
(4) Pour 1929.

GALERIES MARTINIQUAISES
167
un moyen très sûr d'enrichissement pour les gros et moyens
fabricants de rhum.
Les statistiques de 1929 donnent le chiffre de 34.972.323 kilos
de sucre exporté pour une valeur de 75.384.888 francs. L'année
1928 en fournit davantage, 37.553.990 kilos pour une valeur
de 83.648.394 francs.
Les mauvaises conditions atmosphériques expliquent en
partie ce fléchissement. Mais il faut aussi tenir compte du
régime d'exception résultant pour les industriels du décret du
30 janvier 1930 qui stabilise la répartition du contingentement
des rhums d'après la moyenne de fabrication des années 1923
à 1928 (1). Inutile donc de songer à augmenter le rendement
en sucre des propriétés. Et puis la fabrication nationale et
mondiale du sucre est fortement excédentaire. Il est aisé de
comprendre qu'il n'y a pas lieu, eu égard à cette situation,
d'accorder une prime indirecte à la production sucrière. La
tendance générale marquera donc un abaissement du chiffre
d'exportation du sucre dans les années à venir... On assure, en
outre, que « les cours actuels sont considérés comme couvrant
à peine les frais de fabrication ».
La production totale des usines pour l'année 1929 s'élève à
37.740.000 kilos. La consommation locale ressort donc à
37.740.000 — 34.972.323 k. (exportés) = 2.767.677 kilos, soit
2.767.677
= 12 k. 13 par tête et par an.
228.000
Le cacao est inscrit au tableau d'exportation pour une quan-
tité de 391.137 kilos d'une valeur de 1.858.092 francs. Le cours
de cet article subit une baisse de plus en plus inquiétante pour
les producteurs. Il est aujourd'hui à peine supérieur à celui
d'avant-guerre. Cette culture n'étant plus rémunératrice est
de jour en jour abandonnée. On ne la maintient qu'aux en-
droits éloignés des centres usiniers.
La fabrication du chocolat continue à augmenter de rende-
ment. Elle passe de 34 tonnes et demie, valeur 375.191 francs,
en 1928, à 49 tonnes, valeur 491.435 francs, en 1929. C'est la
plus importante exportation constatée jusqu'ici.
On relève aussi un accroissement de quantité pour le café:
(1) C'est à la demande même des intéressés que semblable mesure est
adoptée par le Gouvernement.

168
GALERIES MARTINIQUAISES
19.865 kilos exportés en 1928, contre 22.398 kilos en 1929.
La Guadeloupe achète beaucoup de Café Libéria à la Marti-
nique. Cela s'explique après le passage du cyclone du 12 sep-
tembre 1928 qui a ravagé ses plantations. Elle préfère d'ail-
leurs cette espèce au Kouillou de Madagascar qui a les faveurs
de notre population depuis la disparition du Moka jadis très
répandu dans nos champs.
L'exportation de l'huile essentielle de citron à destination
seulement des Etats-Unis d'Amérique atteint en 1929: 15.932
kilos pour une valeur de 169.170 francs. De même c'est vers
New-York qu'on expédie l'acide citrique ou jus de citron con-
centré,
provenant des fabriques locales qui continuent à tenir.
L'huile essentielle de citronnelle ou de lemon-grass (Cymba-
pogon Flexuosus) figure à la sortie en 1929 pour un poids de
2.029 kilos, valeur 67.700 francs. C'est une industrie naissante.
MM. Lalung-Bonnaire et Baby Clerc qui l'entreprennent espè-
rent augmenter de plus en plus son importance, en raison des
encourageantes perspectives qu'ils entrevoient pour ce nou-
veau produit de la Martinique (1).
Les 100 hectares environ de citronnelle que ces honorables
industriels entretiennent en ce moment s'étendront encore
dans l'avenir, car la quantité de matière première disponible
est maintenant insuffisante à alimenter les deux fabriques
déjà installées. Les. déchets de fabrication fournissent du car-
ton reconnu d'excellente qualité par des experts compétents.
M. Lalung-Bonnaire est récompensé pour son essence d'un
Diplôme hors concours avec félicitations du Jury, à la sixième
foire du Havre, tenue du 19 avril au 4 mai 1930 (Pavillon des
Colonies, stand 190 bis).
A l'analyse, les spécialistes reconnaissent que les échantil-
lons présentés donnent comme constituant principal le Citral
(C H o.) dont la teneur oscille entre 78 et 82 %. L'essence
10
1 6
de lemon-grass est employée en parfumerie synthétique, en
savonnerie et toutes industries utilisant des corps parfumants.
« Par sa pureté, sa finesse et sa richesse en aldéhydes, l'essence
de lemon-grass de M. Lalung-Bonnaire s'est avérée nettement
supérieure aux autres produits similaires pour lesquels l'indus
(1) « Socaprana ». Tel est le nom de la Société créée dans ce but: So-
ciété des Cartonneries et Produits Aromatiques de la Martinique.

GALERIES MARTINIQUAISES
169
trie française était, hier encore, tributaire de l'étranger, les
Indes Anglaises spécialement...
«...Elle fait prime sur la place de Paris où elle est réclamée
de préférence à toute autre par les acheteurs (1). »
Quant au carton à base de lemon-grass, « il possède l'avan-
tage d'être imputrescible et de résister aux piqûres d'insectes
et de vers..., avantage très appréciable pour la reliure et la
conservation des documents et ouvrages de valeur » (1).
Nos ambrettes perdent énormément de terrain. De 56.024 ki-
los exportés en 1927 pour une valeur de 804.075 francs, cet
article tombe, en 1929, à 4.419 kilos pour 20.218 francs.
Par contre, les Extraits de bois de Campêche qui figurent à
la statistique de 1928 pour un poids de 118.908 kilos et une
valeur de 1.175.874 francs, s'élèvent aux chiffres de 447.448 ki-
los et 2.457.974 francs en 1929. Mais l'Usine des produits
tinctoriaux de Saint-Pierre ne travaille plus depuis la nouvelle
éruption du Mont Pelé (septembre 1929).
S'il y a un produit qui soit appelé à un bel avenir, c'est bien
l'ananas en conserve, de plus en plus demandé sur le marché
national. En 1929, l'exportation atteint 311.401 kilos pour
904.523 francs. L'usine de la Denel groupe maintenant les trois
autres fabriques de la Colonie.
L'exportation devenue croissante de la banane, fait égale-
ment bien augurer de l'avenir. En 1928, la Colonie envoie en
France 552 tonnes de ce produit et en 1929, 718 tonnes. Ces
résultats seront bientôt dépassés, surtout lorsqu'on aura ob-
tenu l'amélioration des moyens actuels de transport et achevé
l'établissement frigorifique qui se construit à Fort-de-France
sur la plage de la Baie du Carénage (2).
(1) Extrait d'une notice publiée par les organisateurs de la Foire du
Havre (14 avril au 4 mai 1930).
(2) L'exploitation intensive de la banane est un des moyens les plus
généralement préconisés en vue de combattre à la Martinique les habi-
tudes de monoculture et de mono-industrie, susceptibles d'engendrer les
plus fâcheux mécomptes (crises économiques, cyclones...).

170
GALERIES MARTINIQUAISES
Parmi les autres fruits exportés, il faut réserver une bonne
place aux oranges dont une importante quantité prend chaque
année la direction de la colonie anglaise de Barbade. En 1929,
il en sort 148.999 kilos, dont 126.819 kilos pour ce dernier
pays.
Les autres produits du cru entrant dans notre commerce
d'exportation de 1929 s o n t : les peaux brutes de bœufs et de
moutons (195 tonnes); le bois de Campêche (30 tonnes); les
canéfices (17 tonnes); la mélasse (1.200 litres).
Quant au Tabac, jadis principale source de richesse et de
prospérité du Macouba, au Coton, à l'Indigo, au Roucou, il y
a longtemps que les statistiques d'exportation cessent de n'en
plus faire mention, car la culture de ces plantes est à peu près
abandonnée; pour le Roucou et l'Indigo, pas de doute, ils sont
inexistants dans nos campagnes. Le coton récolté surtout dans
le Sud et le Sud-Ouest sert particulièrement à la fabrication
locale des matelas. On rencontre de-ci de-là, quelques rares
pieds de Tabac.
C) IMPORTATIONS
I M P O R T A T I O N S D E F R A N C E , D E S COLONIES F R A N Ç A I S E S
ET DE L ' E T R A N G E R
Nous avons vu que la valeur totale du commerce d'impor

GALERIES MARTINIQUAISES
171
tation de la Colonie, pour l'année 1929, se monte à 266 millions
168.492 francs.
La part de la Métropole dans ce chiffre ressort à 159 mil-
lions 172.494 francs, ou 60 0/0 du total.
Ce n'est pas un débouché négligeable pour la Mère-Patrie
si l'on tient compte surtout du peu d'étendue de notre terri-
toire et de la population du pays.
Les Colonies Françaises s'inscrivent dans la valeur des Im-
portations pour un contingent assez notable (1.386.021 francs).
Il ne faut pas perdre de vue, dans cette appréciation, la
valeur des marchandises qu'elles nous envoient par les entre-
pôts de la Métropole et qui, en fait, sont prises en charge au
commerce général de la France. Tel est le cas pour les cafés
de Madagascar (2.442.749 francs) provenant des magasins d'en-
trepôt de Marseille, ainsi que les poivres de l'Indochine
(98.083 francs).
Les Etats-Unis d'Amérique tiennent depuis longtemps la tête
des pays étrangers d'importation, avec pour 1929 un total de
66.744.634 francs, soit 25 0/0 du chiffre total. Ils nous expé-
dient principalement:
De la houille: 124.440 tonnes pour 24.961.390 francs;
De la farine de froment: 6. 819 tonnes pour 12.968.653 fr.;
Des bois de construction: 8.562 tonnes pour 7.128.256 fr.;
Des pétroles (essences, kérosine et autres dérivés) pour
4 838.035 francs;
Des futailles et merrains: 2.911 tonnes pour 4.575.145 fr.;
Des automobiles (voitures de tourisme et camions): 273 uni-
tés pour 4.287.679 francs;
Des ouvrages divers en métaux pour 1.965.080 francs;
Des viandes salées de porc et de bœuf: 379 tonnes pour
1.429.820 francs;
Des morues salées: 74 tonnes pour 313.401 francs;
Des mulets: 91 têtes pour 333.759 francs.
Puis vient le Canada avec une valeur de 5.773.286 francs.
Ce pays nous envoie entre autres marchandises de la farine
de froment: 1.784 tonnes, valeur 3.038.260 francs;
Des bois de construction: 766 tonnes, valeur 612.911 francs;
Des chaussures en caoutchouc, pour 418.482 francs.

172 G A L E R I E S M A R T I N I Q U A I S E S
P R I N C I P A U X P A Y S É T R A N G E R '
(Valeur des Importations en francs)
ANNÉES
PAYS-BAS
ÉTATS-UNIS
BELGIQUE
CANADA
(HOLLANDE)
1912 . . . .
6.619.062
67.358
>
»
1913 . . . .
7.553.937
492.799
»
»
1914 . . . .
8.009.824
803.615
1915 . . . .
11.681.442
4.790
>
»
1916 . . . .
15.372.458
4.819
>
»
1917 . . . .
29.288.611
11.533
1918 . . . .
26.479.753
»
>
»
1919 . . . .
40.781.232
»
»
223.050
1920 . . . .
69.720.081
1.650.075
424.582
150.000
1921
36.458.688
1.080.286
362.248
»
1922 . . . .
23.092.661
695.826
277.671
15
1923 . . . .
29.628.914
3.018.950
1.535.535
»
1924 . . . .
40.024.496
2.856.745
3.202.294
304.410
1925 . . . .
42.502.161
3.074.562
3.757.533
2.965.799
1926
54.529.099
3.620.824
4.094.435
2.483.300
1927 . . . .
61.760.794
5.224.018
4.935.936
4.308.105
1928 . . . .
62.179.515
3.351.181
5.780.580
4.676.976
1929 . . . .
66.744.634
2.055.192
5.514.667
5.773.286
Après le Canada, arrive la Belgique pour une importation
totale de 5.514.667 francs, comprenant spécialement :
Des engrais chimiques pour 3.729.496 francs;
Du ciment : 3.003 tonnes pour 805.118 francs;
Des allumettes chimiques pour 567.195 francs.
Le Chili suit de près le Canada avec ses engrais chimiques
d'une valeur de 4.999.557 francs.
Puis c'est le Venezuela : 2.836.149 francs, dont les bœufs
de boucherie (1.213 tonnes) représentent une valeur de 2 mil-
lions 468.786 francs.
Citons enfin la Trinidad avec laquelle notre trafic accuse un
total de 2.829.281 francs et consiste surtout en pétrole et ses
dérivés (2.180.838 francs).
Jetons maintenant un rapide coup d'œil sur les principaux
articles qui alimentent notre commerce d'importation (an-
née 1929).
D'abord sur 34 chapitres du tableau général, 7 seulement

G A L E R I E S M A R T I N I Q U A I S E S 173
D R T A T E U R S A L A M A R T I N I Q U E
(Valeur des Importations en francs)
VENEZUELA
COLONIES
GRANDE-
ANGLAISES
CHILI
BRETAGNE
»
644.941
1.608.261
488.645
>
312.539
1.447.340
150.721
16.543
609.659
1.885.605
»
69.718
763.953
1.881.605
164.104
505.525
3.631.389
2.069.668
669.367
2.133.310
7.569.664
3.096.706
1.664.583
3.370.776
8.590.308
4.495.083
»
4.715.422
6.097.535
2.495.422
1.704.229
3.030.325
8.093.233
6.220.030
733.919
2.708.040
2.032.616
»
1.003.496
1.322.482
5.045.505
>
1.253.289
1.123.427
4.583.177
568.000
2.007.854
2.635.161
1.759.753
3.540.850
1.467.311
2.573.886
1.532.184
2.082.000
1.690.340
3.815.387
1.452.512
2.530.440
3.009.624
2.970.635
2.504.661
1.733.582
2.741.651
3.449.499
2.285.117
2.838.203
2.836.149
5.039.902
920.948
4.999.557
accusent des diminutions (au total 2.979.683 francs), tandis
que tous les autres marquent des plus-values (41.099.744 fr.).
Les augmentations sont très sensibles sur les denrées d'ali-
mentation. Il est vrai de dire que l'éruption actuelle qui débute
le 16 septembre 1929, nécessite l'évacuation de 10.000 habi-
tants de la zone dangereuse, si bien que la plupart d'entre eux,
habitués à se nourrir principalement des produits du sol ou
de la pêche, font à cette époque une consommation beaucoup
plus abondante de riz, de pain, de morue, de viandes salées
(bœuf et porc). Et puis, la restriction de la production locale
en vivres de toutes sortes (légumes, lait, œufs, etc.), force la
partie non sinistrée de la population à se rattraper sur des
denrées d'importation. Il faut aussi se rappeler que la région
du Nord apporte à l'approvisionnement du chef-lieu et d'au-
tres parties de l'île, un fort contingent de vivres frais.
A
Au chapitre des Animaux vivants s'affirme une augmenta-
tion de 80.000 kilos (Venezuela) pour 2.438.066 francs par

174
GALERIES MARTINIQUAISES
rapport à l'année 1928. Cependant beaucoup de bovins qui
pâturaient sur les pentes du Mont Pelé sont livrés à la bou-
cherie par leurs propriétaires pressés de s'en débarrasser sous
la menace du volcan.
Au chapitre Produits et dépouilles d'animaux, les marchan-
dises nationales figurent pour 3.875.543 francs et les produits
étrangers pour 3.991.028 francs (viandes salées de bœuf et de
porc des Etats-Unis et du Canada 408.640 kilos et 1.599.937 fr.;
guanos d'Angleterre, de Hollande, du P é r o u : 1.443 tonnes et
1.850.943 francs; margarine de Hollande et de Belgique:
40.338 kilos et 540.148 francs.
Au chapitre Pêches, on remarque une importante quantité
de poissons secs et salés d'importation étrangère à cause sans
doute des hauts prix obtenus sur le marché pour le poisson
frais (thons, dorades, espadons, maquereaux, bonites et autres
scombridés) que l'éruption volcanique raréfie sur les côtes du
Prêcheur et de Saint-Pierre. En conséquence, la demande à
l'extérieur s'accroît: 306.983 kilos en 1929, contre 4.416 kilos
en 1928.
La Métropole et Saint-Pierre et Miquelon nous expédient
dans le même temps 2.293.205 kilos de morues. Notre surplus
de ravitaillement est enfin assuré par l'introduction de 86.490
kilos de harengs saurés d'origine française, contre 48.323 kilos
de cet article venus du Canada.
En ce qui concerne les farineux alimentaires, l'augmentation
s'observe pour le riz: 2.282.702 kilos, valeur 3.862.929 francs
en 1928, contre 4.974.540 kilos, valeur 8.371.174 francs, en
1929. Cette marchandise est un aliment de substitution très
demandé lorsque les produits des cultures vivrières et le fruit
à pain (espoir des pauvres) font défaut sur place. Cette
situation se révèle surtout pendant les périodes de sécheresse
prolongée. La Trinidad et Démérari sont nos grands pour-
voyeurs de riz au début de la saison volcanique.
La farine de froment s'inscrit en 1929 pour une quantité de
8.943.894 kilos, dont 127.310 kilos réexpédiés sur la Guyane
et la Guadeloupe. La consommation pour la Martinique ressort
donc à 40 kilos par tête d'habitant et par an.

GALERIES MARTINIQUAISES
175
Ce sont les Etats-Unis et le Canada qui nous envoient ce
produit. La farine reçue de France provient généralement de
l'admission temporaire des blés étrangers et elle est grevée de
droit de douane sur la matière première à son arrivée à Fort-
de-France. L'expérience démontre qu'elle est d'une mauvaise
conservation. On lui préfère la farine américaine et canadienne
qui ne donne pas de mécomptes.
Les biscuits de mer — surtout depuis la guerre — sont très
recherchés pour la consommation courante. En 1928, la quan-
tité importée s'élève à 194.023 kilos, et en 1929, 601.186 kilos,
sur lesquels la part de l'industrie nationale accuse un poids
de 516.210 kilos.
*
Les fruits frais venus des Etats-Unis (raisins, poires, pom-
mes) pourraient bien être importés de la Métropole. On attend
l'aménagement des cales frigorifiques des navires nationaux
pour s'affranchir des droits de douane qu'on est obligé d'ac-
quitter sur les fruits étrangers reçus ici.
Le chapitre Denrées Coloniales de Consommation indique
pour 1929 une augmentation de 227.157 francs (importation
métropolitaine) et de 1.463.361 francs (envoi des Colonies fran-
çaises). Par contre, il y a un fléchissement de 276.827 francs
sur les importations étrangères. Il faut attribuer ce change-
ment au contrôle sanitaire des cafés importés, par application
de l'arrêté ministériel du 27 février 1922 qui prescrit de les
soumettre à l'analyse du service d'agriculture, afin de savoir
s'ils ne contiennent pas des germes de maladies cryptogami-
ques (Hyméléias et Scolytes) susceptibles de nuire aux planta-
tions locales de cet arbuste. De ce fait, on ne reçoit guère ici
que le café de l'espèce Kouillou, de Madagascar.
Le tabac noir en feuilles nous arrive toujours des Etats-
Unis; le tabac fabriqué et les cigarettes, de l'Algérie. Des quan-
tités minimes de tabac de Régie sont envoyées de France. Les
importations étrangères de cet article se montent en 1929 à la
somme de 105.809 francs.
Au chapitre Huiles et Sucs végétaux, on découvre de l'es-
sence de Bois de rose, venue de la Guyane, en vue de la réex-
portation sur la Métropole.

176
GALERIES MARTINIQUAISES
En 1929, cette essence représente une valeur de 3.648.388 fr.
contre 1.362.737 francs l'année précédente. Le transit de la
marchandise à Fort-de-France s'explique, dit-on, par la néces-
sité d'un contrôle local des propriétaires, avant l'expédition
définitive vers les ports de France.
L'huile de soja diminue beaucoup d'importance à l'impor-
tation, depuis que les droits de douane sur ce produit sont
majorés. De 778.733 kilos reçus en 1928 pour une valeur de
4.135.581 francs, elle passe en 1929 à 132.567 kilos pour une
valeur de 658.618 francs. Elle est supplantée par l'huile d'ara-
chides plus conforme d'ailleurs au goût de la majeure partie
de la population et en provenance des huileries marseillaises
et bordelaises.
Pour les graisses végétales alimentaires, il y a augmentation
de quantité et de valeur: 275.682 kilos et 1.749.281 francs en
1928, contre 384.448 kilos et 2.219.195 francs en 1929.
L'importation des Bois subit un fléchissement à la fin de
l'année 1929, dû vraisemblablement à la suspension des cons-
tructions en cours à Saint-Pierre et au Morne-Rouge lors de
la reprise d'activité de la Montagne Pelée. On enregistre cepen-
dant une certaine compensation de consommation dans l'édi-
fication de hangars et autres abris que l'Administration fait
entreprendre sur certains points afin d'y loger des sinistrés.
Les essais d'importation de bois provenant des forêts guya-
naises ne donnent pas les résultats qu'on en attend. Tous ces
bois, en effet, ont le regrettable inconvénient de gauchir, et le
gauchissement s'aggrave encore de fendillements. A défaut
de la construction pour laquelle ils n'ont pas la faveur du
public, ils servent au coffrage des mortiers dans les travaux
en ciment et béton armés.
On cherche en ce moment à mettre en valeur pour la fabri-
cation des futailles vides, le bois d'Angélique. Si ces essais
réussissent c'est une somme de 4 à 5 millions qui n'irait plus
à l'étranger en paiement des futailles et merrains de chêne,
les seuls, jusqu'ici, employés au logement des rhums de la
Colonie.
Au chapitre Fruits, tiges, filaments à ouvrer, figure un lot

GALERIES MARTINIQUAISES
177
de 56 tonnes (valeur 2.140.053 francs) de coton en laine livré
à la consommation locale en 1929. Ce coton à demi détérioré et
importé accidentellement, provient d'un navire incendié en
mer. Il est vendu sur place par les assureurs.
On note aux Produits et Déchets divers une importation
française de 1.165.680 francs, et une importation étrangère
de 149.184 francs. A observer que les choux reçus en 1929 des
Etats-Unis représentent une valeur de 25.030 francs et les
conserves de légumes, 35.989 francs.
Quant aux Boissons reçues dans la Colonie, elles sont toutes
de provenance nationale, sauf 165.040 francs de porter (bière
brune) venus d'Angleterre, et 6.018 francs de Whisky et autres
eaux-de-vie fines apportées de l'Etranger à titre exceptionnel,
dans les conditions fixées par le décret du 9 juillet 1927.
Au chapitre Marbre, Pierres, Terres et Combustibles Miné-
raux, on enregistre pour le ciment une importation totale en
1928 de 13.117.043 kilos, dont 9.513.690 kilos arrivés de Bel-
gique et 54.000 kilos du Canada. L'industrie nationale fournit
le reste, soit 3.542.083 kilos.
En 1929, la France se maintient pour cet article au chiffre
de 3.451.713 kilos, la Belgique descend à 3.003.300 kilos et le
Canada s'élève à 270.000 kilos. Le fléchissement observé dans
l'ensemble peut être attribué à l'arrêt de certaines construc-
tions en ciment armé entreprises dans la zone volcanique et
plus spécialement à Saint-Pierre.
La Houille est introduite en quantité moindre depuis 1927;
en effet, elle donne respectivement pour les années 1927, 1928
et 1929, les chiffres de 142.339 tonnes, 132.694 tonnes et
127.895 tonnes. Le motif de cette restriction se trouve dans le
fait que le nombre des bateaux de la Compagnie Générale
Transatlantique renouvelant leur approvisionnement de com-
bustible à Fort-de-France va en diminuant et que, d'autre part,
le mazout commence à entrer dans la consommation des nou-
veaux navires de cette puissante compagnie.
Le développement rapide et inattendu des transports en
commun dans la Colonie est cause de l'accroissement qui se
12

178
GALERIES MARTINIQUAISES
relève à l'article essence de pétrole, soit 1.701.768 litres en
1928, contre 2.450.295 litres en 1929.
Il est à remarquer que les habitudes du pays sont boulever-
sées par les facilités de voyage en autobus et le bon marché
relatif des places, résultat d'une concurrence effrénée entre
les propriétaires de ces véhicules.
Au chapitre Métaux, il y a lieu de souligner que les feuilles
de tôle galvanisée pour toiture passent de 1.014.725 kilos en
1928 à 2.353.715 kilos en 1929. L'augmentation doit être attri-
buée à l'utilisation intensive de ce mode de couverture pour
les abris construits en faveur des sinistrés. Sur une valeur
totale de 5.775.186 francs, la France figure pour 5 millions
753.891 francs.
Aux Produits Chimiques, se trouve une importation de 9.285
tonnes, valeur 11.093.590 francs en 1928, contre 13.566 tonnes,
en 1929, pour une valeur de 14.225.847 francs. A signaler
qu'une partie des approvisionnements de l'année 1930 figure
à la statistique de 1929. La fumure des cannes s'accentue pro-
bablement pour augmenter le rendement de la matière pre-
mière et profiter le plus possible des cours plus élevés des
rhums (contingentés et surtaxés). Sur le poids indiqué ci-
dessus pour 1929, la part de l'Etranger est de 8.695 tonnes;
soit le Chili 4.165 tonnes, la Belgique 3.056 tonnes, la Hollande
1.007 tonnes, l'Allemagne 380 tonnes.
Le chapitre Compositions diverses marque une augmentation
pour la parfumerie et les savons autres que de parfumerie.
L'étranger continue à nous envoyer des biscuits « soda »
(31.213 francs), de l'Emulsion Scott et du Fruit Salt
(13.218 francs).
Les Verres et Cristaux font ressortir pour la gobeletterie de
Belgique un chiffre de 101.061 francs en 1928, contre 161.041
francs en 1929. Ils donnent lieu de constater également pour
les becs électriques d'origine Etats-Unis une valeur de

GALERIES MARTINIQUAISES
179
1.646 francs en 1928, contre 20.562 francs en 1929. Mais ces
chiffres sont minimes par comparaison avec ceux de la Métro-
pole. En 1929, on a importé de France pour 1.350.099 francs
de cette marchandise.
Pour ce qui a trait aux Fils, la France vient avec une valeur
de 1.712.275 francs, suivie de loin par l'Angleterre, dont le
chiffre est seulement de 20.919 francs. Le fil de coton anglais
Clark, câblé, en 6 bouts, est très recherché de nos pêcheurs
côtiers à cause de sa grande résistance et de sa forte tension.
Pour la fabrication des filets de pêche, le fil français à la
marque D. M. C. commence à gagner du terrain.
Les Tissus de toutes sortes consommés sur place viennent
en presque totalité de France. La Métropole nous expédie, en
effet, en 1929, 29.047.409 francs de tissus sur une valeur glo-
bale de 29.390.270 francs.
La préférence va aux tissus légers et frais, à cause de notre
climat.
Les sacs en jute servant à emballer du sucre exporté sont
représentés par une valeur de 2.634.115 francs en 1928 contre
3.247.726 francs en 1929.
Les Peaux et Pelleteries ouvrées indiquent une progression
constante de valeur depuis 1927 (725.000 francs). Cette valeur
a passé successivement à 3.415.430 francs en 1928 et à
4.890.017 francs en 1929. Il faut en accuser, en partie, le prix
de la chaussure qui n'a cessé de monter depuis quelque temps.
D'autre part, le public montre de plus en plus de goût pour
l'article importé qu'il préfère à la confection locale moins élé-
gante dans la présentation.
Si au chapitre Métaux, on relève un léger fléchissement à
l'orfèvrerie, la bijouterie et l'horlogerie, on ne peut en dire
autant pour les machines et mécaniques dont la valeur totale
passe de 10.309.696 francs en 1928, à 12.375.600 francs, l'an-
née suivante. De même il y a augmentation pour les articles

180
GALERIES MARTINIQUAISES
suivants: machines pour l'agriculture, appareils électriques,
pièces détachées d'autos, appareils complets non dénommés.
L'Etranger ligure au tableau pour une somme de 1.185.079
francs, dont 1.046.802 aux Etats-Unis, lesquels nous expé-
dient en 1929, 154.426 francs de machines à coudre, 92.325 fr.
de machines à écrire, 408.428 francs de machines pour l'agri-
culture et 50.911 francs de dynamos.
Les ouvrages divers en métaux sont en 1929 en augmenta-
tion de 4.423.101 francs par rapport au chiffre de 1928. Leur
valeur totale qui est de 13.582.856 francs en 1929, laisse une
marge de 1.482.528 francs pour l'Etranger, d'où l'on continue
à importer notamment des houes et des fourches (Angleterre).
Les Meubles en bois courbé dits de Vienne sont toujours
très demandés par la clientèle locale. On en reçoit en 1929 de
l'Autriche (31.932 francs), de la Tchécoslovaquie (170.163 fr.),
de l'Allemagne (7.735 francs).
Aux Ouvrages en bois, il y a un abaissement en 1928 de
3.426.972 francs. La France gagne à ce moment-là 668.284 fr.
En 1929, le trafic français se relève de 2.313.425 francs à
4.941.763 francs, et l'Etranger passe de 4.041.205 francs à
4.389.370 francs. Ce résultat en faveur de la Métropole pro-
vient de ce qu'on importe de plus en plus ici les futailles fran-
çaises Arnaud de Marseille, fabriquées avec des merrains
russes d'excellente qualité.
Les bois travaillés (planches rabotées et bouvetées) du Ca-
nada ou des Etats-Unis, sont en augmentation de 644.791 francs
en 1929, par rapport à 1928.
En ce qui concerne les Instruments de Musique, la part de
l'Etranger en 1929 ressort à 121.612 francs, sur un total de
709.209 francs. Les disques et phonos étrangers envahissent
de plus en plus le marché de la Martinique. On constate sur
place une réclame très active, avec salles d'audition pour cer-
tains d'entre eux, notamment pour la marque « Columbia ».
Ce qui donne à la population un goût chaque jour plus accentué
pour la musique- étrangère.
Les accordéons allemands sont toujours en honneur dans
nos campagnes.

GALERIES MARTINIQUAISES
181
Au chapitre Ouvrages en Matières diverses, nous observons
aux automobiles étrangères, une importation d e :
65 véhicules en 1927 sur 169 reçus.
268 véhicules en 1928 sur 392 reçus.
293 véhicules en 1929 sur 440 reçus.
404 véhicules en 1930 sur 479 reçus.
L'opinion suivante s'appuie sur l'expérience et s'accrédite
de plus en plus à propos des automobiles: « Les voitures amé-
ricaines se recommandent à la Martinique par leur puissante
cylindrée qui leur permet de franchir en prise directe la plu-
part des côtes où la machine française est obligée de changer
de vitesse. On ne totalise pas, en effet, dans la Colonie, 20 kilo-
mètres de route en palier. »
La valeur totale des automobiles importées et leurs pièces
détachées s'élève globalement en 1929 à 5.243.108 francs (1).
Nous pouvons encore mentionner à l'importation étrangère,
des chaussures en caoutchouc d'origine canadienne (418.482
francs); des pneumatiques et chambres à air, d'origine amé-
ricaine principalement (580.917 francs); des allumettes chi-
miques (569.573 francs) d'origine belge. L'Algérie nous expédie
également des allumettes pour une valeur de 55.008 francs.
On consomme à peine dans l'île le tiers des pneus et cham-
bres à air importés. Ceux de ces articles qui sont réexportés
en 1929 vers les Colonies anglaises d'alentour et le Centre
Amérique, représentent un chiffre total de 2.563.888 francs.
(1) La Colonie compte environ 2.700 autos en circulation mars 1931),
ce qui fait à peu près 1 automobile pour 100 personnes.

182
GALERIES MARTINIQUAISES
PRINCIPALES IMPORTATIONS

G A L E R I E S M A R T I N I Q U A I S E S
183
É T R A N G È R E S P A R P A Y S D ' O R I G I N E

184 G A L E R I E S M A R T I N I Q U A I S E S
P R I N C I P A L E S I M P O R T A T I O N S

GALERIES MARTINIQUAISES 185
ÉTRANGÈRES PAR PAYS D'ORIGINE

186
GALERIES MARTINIQUAISES
( D ) . — MOUVEMENT DE L A N A V I G A T I O N
IMPORTATIONS
Mouvement du Commerce et de la Navigation
Année 1869 (1)
L'administration des Douanes relève que le mouvement de
la navigation en 1929 est assuré par 655 navires jaugeant
1.047.901 tonneaux, tandis que l'année précédente, les docu-
ments statistiques mentionnent seulement 569 navires, mais
d'une jauge de 1.095.892 tonneaux (2).
Il peut paraître paradoxal que le tonnage des bâtiments
diminue, en 1929, alors que leur nombre augmente de 86 unités.
Rien d'étonnant parce que l'activité des caboteurs transportant
des bois de campêche étranger à Saint-Pierre, pour les besoins
de l'Usine des produits tinctoriaux, est très grande.
On observe, en effet, pour ce port, 85 entrées en 1929 d'une
jauge de 2.942 tonneaux et 2.371 tonnes de marchandises.
Ajoutez à cela l'importance du trafic avec la Guadeloupe, du
fait de l'approvisionnement de la colonie-sœur par petits cabo-
teurs, après l'ouragan du 12 septembre 1928.
Le nombre des navires long-courriers subit un fléchisse-
(1) Annuaire de la Martinique (1870). (Publication faite à titre docu-
mentaire.)
(2) En 1763, on note 120 navires dans le mouvement commercial de
la Martinique (Précis d'Histoire de la Martinique, par J. Rennard).

GALERIES MARTINIQUAISES
187
ment, puisqu'on en compte en 1929, 125 jaugeant 414.533 ton-
neaux, contre 139, d'une jauge de 453.301 tonneaux en 1928 (1).
La diminution se constate surtout dans les transactions avec
les pays du Pacifique Nord (Côtes Occidentales des Etats-Unis
et du Canada), ainsi qu'avec le Chili et l'Equateur.
La Compagnie Générale Transatlantique exploite une ligne
de steamers trafiquant avec ces derniers pays et s'approvision-
nant à Fort-de-France en charbon, en eau, en vivres frais.
Ces opérations n'intéressent qu'indirectement notre commerce
normal. Cependant les bateaux de cette ligne débarquent quel-
quefois au chef-lieu des sapins de l'Orégon ou des nitrates
du Chili.
En 1929, le tonnage des marchandises importées est de l'or-
dre de 67.085 tonnes contre 58.949 tonnes en 1928. Cette pro-
gression correspond à l'accroissement de la valeur totale des
marchandises figurant à notre commerce avec la Métropole,
soit 159.172.494 francs, contre 128.718.416 francs, ainsi qu'à
l'augmentation des stocks d'engrais chimiques demandés en
Europe et au Chili, 13.566 tonnes en 1929, contre 9.285 tonnes
en 1928.
Une particularité s'observe dans le tonnage des marchan-
dises importées par les caboteurs. Le chiffre qu'il accuse est
de beaucoup supérieur à celui fourni par les longs-courriers.
L'explication de cette différence est donnée par l'approvision-
nement en houille de la C. G. T., approvisionnement qui s'opère
aux Etats-Unis (Norfolk) et atteint en 1929 un total de
124.440 tonnes.
Dans le tableau de notre commerce d'exportation, on cons-
tate que les navires longs-courriers emportent 159.391 tonnes
de denrées sur un chiffre global de 177.680 tonnes. A part les
denrées, ces navires embarquent de la houille à titre de pro-
visions de bord. (Destination Europe ou Pacifique Nord et
Sud.)
Soixante pour cent (60 0/0) du tonnage total des marchan-
dises embarquées ou débarquées, telle est la proportion enlevée
(1) Les provenances des Etats-Unis et du Canada (Côte Orientale) sont
reprises au cabotage.

188
GALERIES MARTINIQUAISES
par le pavillon français (230.846 tonnes sur 406.014). Si l'on
envisage la valeur des produits, la proportion représente
84 % (1).
Les relations de la Martinique avec l'Europe et vice-versa
s'effectuent presque exclusivement par la marine nationale. Ce
sont également les bâtiments français qui assurent la majeure
partie de l'intercourse entre notre île, les Antilles, le Véné-
zuéla et la Colombie.
Le pavillon anglais occupe au tableau le deuxième rang avec,
à l'entrée, 245 navires ou caboteurs, jaugeant 283.913 tonneaux
et venant principalement de New-York et Montréal, ainsi que
des petites îles anglaises circonvoisines. A noter en passant
que ce sont des vapeurs de nationalité britannique qui trans-
portent ici la plus grande partie de la houille américaine
(70.000 tonnes sur 124.000). Ainsi se comprend le tonnage très
sensible repris en 1929 à ce pavillon (en tout 100.081 tonnes
pour une valeur totale de 45.476.317 francs).
IMPORTATIONS
Mouvement du Commerce et de la Navigation. — Année 1918.
(1) Indiquons pour mémoire que le nombre de passagers embarqués
à bord des paquebots de la Compagnie Générale Transatlantique de Fort-
de-France en Europe et vice-versa s'élève, en 1930, à 3.156, dont 1.746
à l'aller et 1.410 au retour. Parmi les 1.746 passagers constatés à l'aller,
on compte un tiers environ de réquisitionnaires (presque tous fonction-
naires en congé accompagnés ou non de leurs familles).

GALERIES MARTINIQUAISES
189
Les Etats-Unis arrivent au troisième rang avec, à l'entrée,
32 navires jaugeant 36.092 tonneaux. Pour ce qui est du fret,
il se fixe, en 1929, à 13.824 tonnes et à 14.984.772 francs (farine
de froment, automobiles, merrains, futailles).
Puis c'est le pavillon danois, qui réunit 23 unités; de 34.093
tonneaux de jauge, 24.720 tonnes de marchandises d'une
valeur de 13.472.994 francs. Ces navires partagent avec le
pavillon anglais et le pavillon américain, le trafic Etats-Unis-
Martinique.
Viennent ensuite par ordre d'importance:
Le pavillon norvégien: 21 unités, 43.773 tonneaux, 22.914
tonnes de marchandises, d'une valeur de 9.774.742 francs.
EXPORTATIONS
Mouvement du Commerce et de la Navigation
Année 1869 (1)
(1) Annuaire de la Martinique (1870). (Publication faite à titre docu-
mentaire.)

190
GALERIES MARTINIQUAISES
Année 1918 (2)
Le pavillon suédois: 10 unités, 12.750 tonneaux, 3.257 tonnes
de marchandises, d'une valeur de 4.499.445 francs.
Quant au pavillon allemand, il est représenté dans les sta-
tistique de 1929 par 6 vapeurs, jaugeant 30.787 tonneaux; un
d'entre eux vient d'Anvers avec un chargement d'engrais chi-
miques. Les 5 autres font du tourisme (visiteurs américains et
canadiens).
(2) Extraits des documents de l'Administration des Douanes de la Mar-
tinique.

VII
INTELLECTUALISME
DE L'EDUCATION RELIGIEUSE A L A L A I C I S A T I O N
Bien longtemps avant la Révolution Française, l'enseigne-
ment était donné aux filles à Saint-Pierre par le couvent des
Ursulines et le pensionnat des Sœurs Dominicaines. A Fort-
de-France, les jeunes filles recevaient leur éducation à la Mai-
son la Providence (1764). Il existait aussi au chef-lieu un
Collège pour les garçons.
Dans les autres localités de l'île et aussi dans les deux villes
précédentes, un certain nombre de particuliers tenaient des
petites écoles payantes (1).
Le Pensionnat de Saint-Joseph de Cluny ne s'est organisé
à la Martinique qu'en 1823, avec création pour les filles d'un
établissement à Fort-de-France et d'un autre à Saint-Pierre.
L'enseignement primaire religieux des esclaves a commencé
à partir de la publication de l'ordonnance du 5 juillet 1840.
On conçoit que les planteurs esclavagistes n'aient mis aucun
enthousiasme à faire instruire leur « chose ».
Lorsque l'esclavage a été aboli (1848), les enfants des écoles
primaires religieuses ont continué à fréquenter ces établisse-
ments. Leur nombre s'est rapidement accru. En 1852, tous les
bourgs de la Colonie étaient pourvus d'écoles pour les garçons
et l'éducation, très sommaire, y était comme avant l'esclavage
confiée aux Frères de Ploërmel. Quant aux filles, elles rece-
(1) L'enseignement donné par les particuliers était mutuel, c'est-à-dire
que les enfants s'instruisaient les uns les autres sous la direction et le
contrôle de celui qui était chargé de leur formation.

192
GALERIES MARTINIQUAISES
vaient des sœurs de Saint-Joseph de Cluny, comme avant 1848,
les notions élémentaires de lecture, d'écriture et de calcul, et
les premiers rudiments d'enseignement ménager.
A signaler la fondation à cette époque (1852), à Saint-Pierre
et à Fort-de-France, d'un Séminaire-Collège pour les garçons.
L'enseignement primaire n'était alors point gratuit, car les
élèves étaient tenus de payer un franc par trimestre pour rece-
voir le petit bagage intellectuel qui leur était inculqué. On con-
viendra que le tarif n'était pas élevé, mais il fallait quand
même payer.
Après la chute de l'Empire, le Conseil Général de la Mar-
tinique a voté la gratuité de l'enseignement primaire dans les
écoles de la Colonie (1872). La gratuité n'a été réalisée dans la
Métropole qu'en 1881 (1), juste au moment de la laïcisation
de toutes nos écoles et de l'organisation dans l'île de deux éta-
blissements d'enseignement secondaire: le Lycée des garçons
et le Pensionnat des jeunes filles. De même, la laïcisation s'est
achevée ici avant de l'avoir été en France.
Ceux qui ont vécu l'époque d'agitation de 1880-1881 se rap-
pellent, non sans émotion, les menées cléricales et réaction-
naires, souvent très violentes, contre quoi les Républicains et
les Démocrates de ce pays ont eu à batailler pour instaurer
définitivement l'éducation laïque dans la Colonie (2).
En dehors des établissements d'enseignement primaire et
secondaire, la Martinique possède aussi un Cours Normal d'Ins-
tituteurs et d'Institutrices, une école préparatoire de droit, une
école d'hydrographie formant des maîtres au bornage et des
capitaines au cabotage; une école d'éducation technique, à
deux degrés (école d'Arts et Métiers et Professionnelle). On
trouve également dans l'île des écoles spéciales de sages-
femmes, d'infirmiers et d'infirmières; il est question d'y ins-
tituer incessamment une école préparatoire de médecine.
Il y a lieu enfin de mentionner l'existence de petites écoles
privées, particulièrement à l'usage des enfants en bas-âge,
ainsi que les écoles congréganistes du Séminaire-Collège et des
Sœurs de Saint-Joseph de Cluny.
(1) Le principe de la gratuité de l'enseignement secondaire en 6e classe
a été admis ici depuis 1930 par le Conseil général, en attendant la réal-
lisation de l'école unique.
(2) Il serait injuste de ne pas rendre hommage aux services rendus
à la Colonie par les Frères de Ploërmel et les Sœurs de Saint-Joseph
de Cluny, car il est de notoriété que l'enseignement donné par les reli-
gieux d'avant 1881 a largement contribué à la formation intellectuelle et
morale des générations antérieures à la laïcisation de nos écoles pu-
bliques.

GALERIES MARTINIQUAISES
193
Un personnel de 600 maîtres et maîtresses environ, donne
l'éducation dans les écoles primaires publiques, fréquentées
par près de 25.000 élèves, dont 13.000 filles et 12.000 garçons.
En 1930, il a été délivré 602 diplômes de certificat d'études
primaires.
Le Lycée des garçons est peuplé de 800 élèves et le Pension-
nat des jeunes filles, d'un millier. Ces établissements fournis-
sent annuellement une cinquantaine de bacheliers.
L'enseignement professionnel groupe environ 80 élèves et
l'Ecole de droit (licence et offices ministériels), une centaine
d'étudiants.
L'effort du pays, dans le domaine intellectuel, se complète
par l'entretien d'un nombre respectable d'étudiants dans les
facultés de la Métropole.
Sous le rapport de l'instruction, comme à bien d'autres
points de vue, la Martinique peut soutenir la comparaison
avec la plupart des départements de France (1).
La cérémonie solennelle organisée en avril 1930, au temple
de la Loge « Droit et Justice », en faveur de notre très estimé
maître, M. Cassien Sainte-Claire, ancien instituteur, à l'occa-
sion de sa réception dans l'ordre de la Légion d'Honneur, est
une des plus grandioses manifestations laïques qui se soient
déjà produites dans ce pays depuis 1881. Nous ne pouvons ré-
sister au désir de reproduire dans « Galeries Martiniquaises »,
la série des éloquents discours qui ont été prononcés ce jour-là
et qui, étalant les pages d'une vie exemplaire de travail fécond,
de dignité et de noblesse, ont fixé en même temps, à la veille
du cinquantenaire de l'école laïque et à peu de distance de
l'Exposition Coloniale internationale, une importante étape du
développement intellectuel de la Martinique. C'est aussi la
meilleure occasion pour nous d'accomplir un dernier devoir
envers notre bien-aimé et regretté père spirituel, de rendre
un ultime hommage au valeureux citoyen qui vient de s'effacer
pour toujours de la scène du monde.
La triste nouvelle du décès du père Cassien nous est, en effet,
parvenue à Paris où nous avons appris avec une poignante
(1) Sur un Budget de Dépenses de 96.834.000 francs, la Colonie a dé-
pense en 1930 pour ses divers établissements scolaires: 16.159.632 francs
(environ un sixième de son budget), soit 11.258.440 francs pour ses écoles
primaires; 4.196.670 francs pour l'Enseignement secondaire (Lycée et Pen-
sionnat colonial); 63.470 francs pour l'Enseignement supérieur (Ecole de
Droit); 641.052 francs pour l'Enseignement technique, y compris l'Ecole
d'Hydrographie.
Le nombre des écoles primaires a passé de 267 en 1900 à 578 en 1931.
13

194
GALERIES MARTINIQUAISES
émotion que le vénéré Maître — sans jamais se départir de sa
sereine et douce philosophie — s'était éteint à Fort-de-France
le 21 avril 1931 (1), emportant les regrets sincères et unanimes
du pays qu'il a si hautement honoré.
Ses obsèques, purement civiles, avaient attiré un immense
concours de population et si, au milieu de la douleur et de la
consternation générales, elles se sont accomplies dans la sim-
plicité, dans la modestie la plus conforme au tempérament et
à la vie du cher défunt, du moins elles n'étaient pas exclusives
de grandeur et de beauté !
Les discours qu'on va lire sont extraits de la plaquette éditée
par la Section locale du Syndicat National des Instituteurs et
Institutrices de la Martinique, en commémoration de la grande
fête laïque du 30 avril 1930.
EN L'HONNEUR DU P E R E CASSIEN SAINTE-CLAIRE
Chevalier de la Légion d'Honneur
Le jeudi 21 avril 1930, à 20 heures, M. Albert Fouret, Chef
du Service de l'Instruction Publique, et M. Louis Achille, pro-
fesseur agrégé au Lycée Schœlcher, chevalier de la Légion
d'Honneur, ont présidé le banquet offert à M. Cassien Sainte-
Claire, Instituteur en retraite, qui venait d'être nommé Cheva-
lier de la Légion d'Honneur.
Ce fut l'occasion — pour les nombreux instituteurs que le
« Père Cassien » a formés au cours normal, pour les excellents
collègues et les amis sincères du vénéré maître — de féliciter
celui qui a passé 44 années de sa vie « dans les fonctions les
plus hautes de l'enseignement primaire, dans celles qui exigent
les qualités morales les plus puissantes, les aptitudes intel-
lectuelles les plus solides, les efforts de culture générale les
plus vigoureux et les plus constants; 44 années de direction
spirituelle; 44 années consacrées exclusivement et avec un
succès croissant à la formation intellectuelle et morale du
personnel enseignant de la Colonie ».
En effet:
M. Cassien Sainte-Claire, né à Saint-Pierre (Martinique) le
10 décembre 1861, est entré dans l'enseignement public le
9 octobre 1882, à l'âge de 21 ans. C'était au début de la laïci-
(1) Chose étrange, c'est le 21 avril 1930, juste un an auparavant, qu'avait
eu lieu, à la loge Droit et Justice, la cérémonie de la remise officielle de
la Légion d'honneur au Père Cassien.

GALERIES MARTINIQUAISES
195
sation des écoles, au temps des menées ouvertes contre tous
ceux qui avaient été substitués à l'élément congréganiste. Pré-
destiné au métier de combattre le fanatisme, l'ignorance, les
misères morales, il abandonne la scie de l'ébéniste, conquiert
rapidement tous ses titres universitaires: brevet supérieur et
certificat d'aptitude pédagogique; entre dans la lutte à côté
des premiers Européens arrivés dans le pays, prend sa part
des quolibets et des brimades. Et les assaillants, devenus plus
calmes, plus encore aux premiers résultats obtenus — certifi-
cats d'études primaires, bourses des lycées, des Arts et Métiers
— qu'à la douceur et à la haute portée morale de l'enseigne-
ment donné, laissent poursuivre en toute quiétude une œuvre
bien inaugurée.
Durant 37 ans, il a été successivement directeur des écoles
des Anses-d'Arlet, de Case-Pilote, du Vauclin et de Fort-de
France. En ce dernier poste, où il a séjourné 6 ans, il a signalé
son passage par la formation de nombreux élèves pour le
Cours Normal et les Arts et Métiers.
Appelé à occuper provisoirement, d'août 1902 à février 1903,
le poste d'Inspecteur primaire, à la mort du titulaire dans
l'éruption du Mont-Pelé, il réorganise le service troublé, calme
le désarroi amené par la catastrophe, apaise les esprits affolés,
ramène au travail en gagnant les cœurs et, tranquille, aban-
donne la fonction pour aller vers d'autres devoirs, d'autres
sacrifices, au Cours Normal dont le professeur de le'ttres avait
été aussi emporté par la tourmente de 1902.
De 1903 à 1926, c'est-à-dire 23 ans, il est resté professeur
d'école normale où l'avaient conduit son savoir et son talent.
Pendant ces années d'enseignement littéraire et pédagogique,
il a obtenu des résultats brillants: une centaine de brevets
supérieurs, soit une moyenne de 4 par promotion annuelle;
encore la mobilisation a-t-elle empêché un grand nombre de
boursiers de continuer leurs études.
Pour confirmer sa valeur professionnelle et consolider sa
situation, un arrêté en date du 21 janvier 1903 le nommait
professeur délégué au Cours Normal et un décret du 19 août
1910 faisait de lui un Maître-Adjoint au Cours Normal.
Concurremment avec le service du Cours Normal du Lycée,
il fut chargé, d'octobre 1910 à juillet 1916, du même enseigne-
ment littéraire et pédagogique aux classes du Brevet Supérieur
du Pensionnat Colonial de jeunes filles.
Membre fondateur de l'Amicale des Instituteurs, il a été
plusieurs fois président de cette Association. Il a également
présidé l'Amicale des professeurs et répétiteurs du Lycée
Schœlcher.

196
GALERIES MARTINIQUAISES
Il a été membre réélu du Conseil de discipline du Lycée
Schœlcher.
De 1902 à 1926, il est membre du Conseil de l'Enseignement
Primaire, soit comme délégué élu par les Instituteurs, soit
comme représentant, désigné par l'Administration. Dans ces
diverses assemblées, il a apporté à ses collègues et à l'Admi-
nistration le concours éclairé de ses qualités d'esprit et de
cœur.
Il est titulaire de la rosette d'officier de l'Instruction
publique depuis le 4 septembre 1920.
Tels sont les services généraux ou extraordinaires que le
Gouvernement vient de récompenser en nommant M. Cassien
Sainte-Claire chevalier de la Légion d'Honneur par décret du
4 mars 1930.
M. F.
DISCOURS DE M. LOUIS A C H I L L E
Professeur Agrégé de langues vivantes, Chevalier de la Légion
d'Honneur.
Mon cher Père Cassien,
Je suis profondément heureux et très fier d'avoir été choisi
par vous pour vous remettre cette croix de la Légion d'Honneur
que le consentement de tous reconnaît avoir rarement été
mieux placée dans ce pays que sur votre poitrine. Les plus
notables dignitaires de l'ordre auraient été flattés de ce rôle
de parrain; votre exquise modestie a voulu faire de cette céré-
monie une fête familiale de l'enseignement martiniquais et
vous avez élu à cet honneur un collègue et un compatriote.
Si je me reconnais à ce choix un autre titre, peut-être deviné
par votre perspicacité, il est dans la profonde admiration,
dans la vénération que je professe pour l'homme, pour le sage
que vous êtes.
Je ne retracerai pas pour cet auditoire, qui la connaît et
s'en est inspiré, votre vie tout entière consacrée à l'apostolat
de l'éducation populaire. Vos premières années d'enseignement
étaient déjà pleines de promesses si brillamment tenues par
la suite, et un fin psychologue, Lafcadio Hearn, dans ce Morne-
Rouge où vous débutiez presque en même temps que mes
sœurs aînées, avait su apprécier d'emblée, chez le jeune insti-
tuteur dont il aimait faire le compagnon de ses promenades,
les éminentes qualités du jugement et du cœur n'attendant
pour s'épanouir que le stimulant fécond de l'étude.
Et votre vie n'a été qu'une incessante étude. Le mince bagage

GALERIES MARTINIQUAISES
197
acquis à l'étude du temps, et qui semblait suffire il y a cin-
quante ans dans notre société naissant à peine à la vie intel-
lectuelle, vous l'avez sans repos accru, ordonné, enrichi, em-
belli; vos loisirs étaient consacrés à vos élèves, et c'est pour
leur servir une moelle plus substantifique que vous veilliez,
lisant et méditant. Ce que devint ainsi votre enseignement, des
générations de normaliens peuvent l'attester.
Il savait allier à l'information sûre, au sens critique averti,
à la droiture d'une étique saine, la note personnelle d'un esprit
consciencieux qui n'exprime les idées puisées au trésor com-
mun qu'après les avoir judicieusement repensées, et cette cha-
leur de persuasion qui fait germer dans les cerveaux les
semences qu'on leur confie.
La pédagogie n'était point pour vous un art aux formules
rigides, aux procédés mécaniques, c'était une création cons-
tante où l'intelligence fixait le but à atteindre, le cœur suggé-
rant les moyens toujours neufs, toujours opérants parce
qu'adaptés aux circonstances dont ils émanaient.
Mais tant vaut l'œuvre, tant vaut l'homme, et vous n'auriez
pas été le maître vénéré de tous vos élèves, quels que fussent
par ailleurs vos mérites, s'ils n'avaient su apprécier en vous
les plus belles qualités humaines, un caractère exemplaire.
Votre modestie, qui n'est pas le moindre de vos attraits,
m'excusera de dire devant vous en cette circonstance solen-
nelle ce que nous pensons tous, ce que d'innombrables mani-
festations de sympathie vous ont exprimé d'une manière si
touchante que vous vivez depuis un mois dans l'enchantement
des plus douces émotions. Ne craignez point que j'énumère
vos qualités, ce serait vous soumettre à trop longue épreuve.
Je les résumerai en quelques m o t s : sincérité parfaite, probité
intellectuelle, conscience professionnelle, élévation et pureté
morale; enfin la vertu suprême: la bonté.
Vous avez su vous porter à ces hautes régions de la pensée
où les mesquines contingences qui troublent le commun lais-
sent sereine la raison du sage. De ces sommets, le paysage tour-
menté du monde s'harmonise en grands traits plus simples
qui ne se cachent point les uns les autres; l'œil satisfait en
suit les ramifications et s'arrête aux seuls points qu'il cherche.
Vous avez ainsi su ordonner votre existence selon les lois
que votre conscience vous dictait. Discerner son devoir, a-t-on
dit, est plus difficile que de l'accomplir; il y faut, outre le
ferme propos, une intelligence déliée. Vous vous êtes entraîné
à le vite reconnaître et à n'en jamais dévier.
Je ne sais point ce que j'admire le plus, de la fermeté iné-
branlable de vos principes ou de la douceur qui les enveloppe.
On confond souvent énergie et violence; la force qui ne se

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GALERIES MARTINIQUAISES
domine point entraîne à l'excès toujours fâcheux; c'est qu'elle
ne sait pas être forte contre elle-même. Vous avez toute votre
vie montré que la mansuétude peut s'allier à la saine vigueur,
que la persuasion est le plus efficace moyen de convaincre
et qu'une volonté patiente triomphe de l'injustice mieux que
les imprécations et les gestes de colère.
Qui vous connaît, à vous entendre, se plaît à retrouver toutes
ces qualités, car votre langage c'est vous-même. Les mots ne
se pressent point, badins, précieux ou tumultueux sur vos
lèvres; ils tombent lentement comme distillés sous l'influence
de la pensée ou du sentiment qui vous animent; ils montent
comme une essence pure et subtile où se condense votre âme;
ils vous expriment tout entier, car vos paroles sont un don
sans réticence de vous-même. C'est pourquoi nous éprouvons
tant de charme à vous entendre. Telle phrase évoque une
longue expérience de la vie acquise à force de réflexion; telle
autre émeut parce qu'elle dévoile soudain l'exquise sensibilité
d'un cœur resté simple et chaud malgré les épreuves de l'exis-
tence. Et l'on se figure qu'ainsi parlaient jadis les sages.
Ils sont nombreux, par bonheur, ceux qui vous ont longue-
ment écouté, assimilant peu à peu le suc de votre enseigne-
ment. Leur pléiade, animée par votre foi, dispense à son tour
le savoir à de nouvelles générations. Entre leurs mains zélées
repose l'avenir de notre démocratie, et c'est parce que vous
revendiquiez la responsabilité de ce prolongement de vous-
même que vous vous êtes donné si entièrement à votre belle
œuvre d'éducateur.
Peut-être le public ne lui accorde-t-il pas, dans la vie cou-
rante, toute la considération qu'elle mérite, mais lorsqu'un
événement comme celui que nous fêtons aujourd'hui se pré-
sente, le maître qui s'est beaucoup dévoué est heureux et sur-
pris de voir quel attachement durable gardent pour lui ses fils
spirituels
et combien la cité entière lui rend de justes hom-
mages.
Cette joie, Père Cassien, je dirais cette fierté si vous n'étiez
au-dessus de l'orgueil, vous la goûtez maintenant au suprême
degré. C'est la plus douce récompense d'une vie de devoir et
d'honneur,
que vient enfin consacrer cette croix dont l'éclat
rejaillit sur l'enseignement martiniquais tout entier.

GALERIES MARTINIQUAISES
199
REPONSE DE M. CASSIEN SAINTE-CLAIRE
Maître-Adjoint du Cours Normal en retraite,
Chevalier de la Légion d'Honneur.
Mon cher Achille,
Laissez-moi vous remercier de l'empressement que vous avez
mis à accepter le rôle principal, dans ma réception au grade
de Chevalier de la Légion d'Honneur au titre de l'Enseigne-
ment primaire.
Je vous remercie surtout de la bonne grâce que vous y avez
apportée. La nouvelle de ma promotion était à peine livrée
au public que je vous vis, dans la rue Ernest-Renan, accom-
pagné de Philémon Césaire. Vous vous étiez arrêté au préalable
un instant à m'attendre au lieu où je demeure. Vous accouriez
vers moi alors, le visage radieux, les mains tendues, pour me
féliciter. J'avais déjà désigné le légionnaire qui devait pro-
céder à ma réception, car du premier coup votre nom s'était
levé en souriant dans ma pensée et sur mes lèvres. Mon choix
avait été déterminé par des raisons d'ordre professionnel,
notamment celle-ci, qu'ayant été promu pour services accom-
plis dans l'enseignement, il était trop juste que je fusse décoré
par un membre de l'enseignement. Dans l'ignorance où vous
étiez de ce raisonnement, vous sembliez vous offrir gratuite-
ment pour être mon parrain légitime dans la Légion d'Hon-
neur, comme si vous aviez eu l'intuition du désir figé en moi,
et du plaisir que vous me feriez en vous tenant dans la dispo-
sition de le satisfaire.
Vous venez de réaliser mon vœu dans l'appareil le moins
usité selon la banalité des cas, le plus flatteur et alléchant dont
on osât rêver lorsque plus rien n'est à espérer dans une car-
rière remplie et forclose, si je n'avais recueilli dans cette car-
rière d'alertes suffrages, tant distingués que précieux, tant
élégants qu'aimables, qui devaient se réunir un jour autour
de moi dans cette brillante solennité.
Définitivement, c'est le premier Conseil qui avait raison. Nulle
chose en ce monde n'est sérieuse en s o i : elle ne le devient que
par les circonstances qui l'environnent et par la dose de con-
viction qu'on y ajoute. Si ce hochet de la Légion d'Honneur
ne peut pas toujours faire des héros, il peut exalter la cons-
cience, la porter à la plus haute dignité morale qui soit compa-
tible avec les misères de la condition humaine. Il n'est jamais,
d'ailleurs, sans produire avec soi quelque chose de noble et

200
GALERIES MARTINIQUAISES
de bienfaisant, ne serait-ce que par cette heure délicieuse où
je me sens consumer tout entier sous l'effluve d'ardente sym-
pathie qui vibre à travers la salle.
Quelle fête pour mes yeux et mon imagination ! A côté de
vous, mon cher parrain, notre Proviseur et Chef de Service,
envers qui, au mois d'octobre 1915, j'ai contracté une dette
imprescriptible pour l'approbation bienveillante dont il m'a
soutenu et encouragé dans mes travaux au Cours Normal,
dette qu'il a réglée lui-même auprès du Pouvoir Supérieur,
par la dernière proposition qu'il a rédigée en ma faveur.
A côté de moi, d'abord, c'est un homme d'initiative intelli-
gente, que j'appelle mon ami tout court, car l'épithète la plus
heureuse languirait auprès de son nom qui signifie persévé-
rance dans les actions professionnelles et solidaires, ou mieux,
dévouement intégral.
Ensuite, toujours près de moi, confondus avec les miens
que l'aveugle destinée a semés au bord de toutes les fosses,
j'aperçois nos regrettés morts, mes chers compagnons d'efforts,
et ceux de la première heure du départ vers l'inconnu, et
ceux de la dernière. Tous graves, impassibles, la bouche imper-
ceptiblement entr'ouverte, comme s'ils pouvaient mêler leurs
voix éteintes à ce généreux concert d'âmes que je contemple
devant moi.
Enfin, je vois le groupe intéressant des vivants qui m'assis-
tent de près ou de loin, d'où s'est détachée une élite de grâce
et de tendresse féminines qui ne sait pas faire à demi ce
qu'elle veut faire et qui ne se plaît qu'aux choses délicates
et exquises. Elle est venue se joindre à mes nombreux amis
accourus de toutes parts, dans l'intention de célébrer un triom-
phe primaire, de se réjouir avec moi de la distinction que
vous venez de me conférer sous l'autorisation de la Grande
Chancellerie de la Légion d'Honneur.
Dans cette enceinte d'un temple sacré et respecté, au milieu
de cette manifestation marquée au coin d'une remarquable
convergence de sentiments agréables, communicatifs, je suis
heureux, mon cher parrain, de recevoir de vos mains cet
insigne national de l'honneur qui sera considéré comme une
partie de l'honneur dû au corps primaire de la Colonie pour
ses vingt-huit premières années d'enseignement laïque victo-
rieusement
traversées. Je le reçois donc, cet insigne dont vous
me revêtez, avec la satisfaction et la gratitude convenables
envers le Gouvernement de la République Française qui
compte dans son sein un des fils les plus éminents de la
Martinique, envers vous-même qui m'avez vu à la peine au

GALERIES MARTINIQUAISES
201
lycée, à côté de vous ou sous vos ordres, envers tous ceux qui
m'ont estimé, qui m'ont recherché, qui m'entourent à cette
heure et qui professent à mon égard, d'une façon si touchante,
le culte de l'Amitié et du Souvenir.
DISCOURS DE M. PAUL SYMPHOR
Directeur d'Ecole, Secrétaire du Syndicat National
des Instituteurs et des Institutrices.
Monsieur le Chef de Service,
Mesdames,
Messieurs,
Cher et vénéré Maître,
Le Comité de notre Section Syndicale m'a fait le grand, mais
périlleux honneur de me confier la mission, combien délicate,
d'apporter en son nom, à notre vénéré maître, l'hommage affec-
tueux et reconnaissant du personnel enseignant primaire de
la Colonie.
Permettez-moi tout d'abord de vous adresser nos remercie-
ments les plus vifs et l'expression bien sincère de notre gra-
titude pour la spontanéité de vos adhésions et cet empresse-
ment joyeux avec lequel vous vous êtes groupés autour de
nous pour exprimer à notre grand ami ce sentiment de satis-
faction profonde qui a fait vibrer les fibres les plus secrètes
de notre être à la nouvelle de sa nomination dans l'ordre de
la Légion d'Honneur.
Pour la première fois, messieurs, le ruban rouge fleurit la
boutonnière d'un instituteur de notre pays; pour la première
fois, il récompense, dans notre Colonie, les services rendus par
un modeste fonctionnaire dans l'exercice de sa profession.
C'est là, évidemment, un fait qui devait avoir une profonde
répercussion au sein de notre société, qui n'a pas manqué de
s'imposer à l'esprit de ceux de nos compatriotes qui suivent
de près l'évolution de notre île ouverte à l'enseignement laïque
il y a exactement un demi-siècle; c'est là un événement qui a
fait monter du fond de nos cœurs un concert de louanges
unanimes et enthousiastes à l'adresse de l'homme qui, issu
du peuple, de ces nouvelles couches sociales dont parlait Gam-
betta, fils admirable de ses œuvres, a su, par la seule efficacité
de son enseignement, par le seul rayonnement de ses vertus,
retenir l'attention des Pouvoirs publics et mériter cette croix
d'honneur qui jamais n'a brillé sur poitrine plus pure, plus


202
GALERIES MARTINIQUAISES
honnête, plus qualifiée pour lui offrir une place digne d'elle
et où elle a atteint dans toute sa clarté le noble but pour lequel
elle a été instituée.

C'est pourquoi la manifestation de ce soir revêt à nos yeux
une signification très haute qui dépasse le cadre forcément
restreint d'une fête corporative. Car, à cette heure, ce ne sont
pas seulement les applaudissements d'un groupement de collè-
gues qui montent vers vous, cher maître, ce n'est pas seulement
la reconnaissance émue de vos élèves qui s'exprime par ma
voix; ce n'est pas seulement le témoignage de leur ardente
sympathie que vous apportent en ce moment ceux de vos amis
qui ont pu répondre à notre appel; c'est tout cela ensemble
et c'est plus que cela, car c'est l'âme même du personnel
enseignant primaire qui palpite autour de vous; c'est le pays
tout entier, unanime et fier qui, par cette délégation de son
élite, salue et acclame dans cette apothéose le plus modeste,

mais aussi le plus grand, le plus digne, le plus noble, le meil-
leur de ses enfants.

Ce qui vous a valu cette haute distinction de la part du
Gouvernement de la République, c'est, si nous nous en tenons
à la citation par laquelle vous avez été porté à l'ordre du jour
de la nation, la longue carrière que vous avez fournie dans
l'enseignement aux Colonies.
Certes, ce texte, bien que froid dans son laconisme, eût suffi
à lui seul à justifier l'immense joie de vos amis. D'abord, il
motive la récompense bien gagnée d'une vie dignement rem-
plie.
Ensuite, il consacre en votre personne le mérite obscur,
mais certain, de tous ceux qui, sans autre satisfaction que
celle du devoir consciencieusement accompli, dans un service
qui, dit-on, « est la pierre angulaire de la République », qui est
essentiellement fécond par lui-même puisqu'il est éveilleur de
consciences et d'âmes,
passent la plus longue et par consé-
quent la meilleure partie de leur existence à préparer pour
le pays, pour la Patrie, pour l'humanité tout entière, des hom-
mes de foi ardente, épris d'un haut idéal de justice, de vérité
et de fraternité.

Mais nous nous empressons de déclarer que cette croix qui,
désormais, vous désigne au respect et à la reconnaissance de
vos concitoyens,
ce n'est pas à ce titre que nous l'avons récla-
mée. Nous n'avons d'ailleurs pas attendu cette proclamation
officielle pour vous exprimer, au terme de votre carrière, nos
sentiments de gratitude en même temps que notre déférente
admiration. Et, ici même, il y a quelques mois, un de vos
anciens élèves vous disait que vos amis vous offraient un
« ruban » qui vous serait particulièrement cher, celui que
dans leur cœur ils ont tissé à votre intention et dont la chaîne

GALERIES MARTINIQUAISES
203
est faite de nos affections et la trame de notre reconnaissance.
Pour ceux qui « ont vécu votre vie », qui ont entretenu
avec vous un commerce constant et intime grâce auquel ils
ont pu apprécier les ressources de votre esprit et les délica-
tesses de votre cœur, pour nous qui avons été élevés à votre
école, qui avons été nourris de vos principes généreux et justes,
nous dont vous avez meublé le cerveau et mieux encore façonné
l'âme; pour tous ceux enfin qui savent que votre vie est une
longue et incessante leçon de travail, de probité et d'honneur,
ce qui constitue votre véritable titre de gloire, c'est précisé-
ment ce que n'a pu exprimer le texte officiel: ce mélange de
vertus solides que nous nous plaisons tous à trouver en vous;
ce noble amour de la profession qui vous a permis de l'exercer
comme un véritable sacerdoce; cette bienveillance toujours
en éveil qui fait des élèves vos enfants et cette philosophie
sereine qui en fait des disciples; cette haute et claire cons-
cience qui n'a jamais varié; cette bonté souriante qui jaillit
sans effort, spontanément, naturellement de votre âme, pour
tout dire, cet ensemble inexprimable de qualités qui vous sont
particulières
et qui font que pour tous, pour vos chefs comme
pour vos élèves, vous êtes avant et par-dessus t o u t : « le Père
Cassien ».
Et c'est parce que vous êtes le Père Cassien qu'il était tout
naturel qu'autour de votre nom respecté se formât cette sorte
d'union sacrée des partis politiques pour vous désigner à l'at-
tention du Gouvernement de la République pour cette suprême
distinction qui est le couronnement de votre long apostolat.

Je m'en voudrais, Mesdames et Messieurs, d'abuser de votre
bienveillance. Aussi me garderai-je d'oublier que le mandat
qui m'est confié m'assigne des limites que je ne dois point
franchir, car il faut éviter de s'aventurer dans les plates-
bandes du voisin.
Mais au moment où j'ai le grand honneur de vous remettre,
au nom de tous ceux qui vous aiment et vous vénèrent, ce
modeste souvenir, gage de leur immense affection et de leur
indéfectible attachement, permettez-moi, cher Maître, d'évo-
quer devant vous ce soir un souvenir personnel, un souvenir
d'élève, que j'ai gardé tout frais dans ma mémoire et qui est
sans doute l'une des causes les plus puissantes de la fervente
admiration que je vous ai vouée.
Je me rappelle, avec une émotion qui s'accroît avec l'âge
et l'expérience, cette classe de littérature au cours de laquelle
vous eûtes à commenter devant nous cette émouvante conclu-
sion qu'Augustin Thierry a donnée à la préface de ses « Dix
ans d'études historiques ».
Avec quelle élévation d'esprit, quelle richesse d'expression,

204
GALERIES MARTINIQUAISES
quelle conviction ardente, quelle sincérité d'accents vous vous
livrâtes ce jour-là à l'analyse de cette poignante profession
de foi
qui offre aux jeunes générations un si bel exemple de
conscience professionnelle et de dévouement désintéressé à
une noble cause !
Etait-ce parce que vous vous sentiez en communion par-
faite de pensées et de sentiments avec ce glorieux mutilé de
la science?
Etait-ce parce que, comme lui, vous aviez trouvé dans
« l'étude sérieuse et calme un refuge, une espérance, une car-
rière » ?
Etait-ce parce que vous confirmiez par votre témoignage
personnel, par l'exemple vivant que vous offriez « qu'avec elle
on se fait à soi-même, à sa destinée, on use noblement sa vie » ?
Vous ne l'avez pas dit ce jour-là; mais lorsque, la voix trem-
blante d'émotion, mouillée de larmes difficilement contenues,
vous vous êtes é c r i é : « Voilà ce que j'ai fait et ce que je
ferais encore si j'avais à recommencer ma vie », nous avons
senti, et cela nous a profondément remués, que la plus noble
page de votre vie était là, ouverte devant nous !

Vous avez montré que la route est belle aux âmes bien
trempées, à ceux qui ne « manquent pas de foi » : que si,
selon le mot de Jaurès, elle est bordée de tombeaux, elle conduit
néanmoins par les sentiers escarpés, malaisés du progrès, vers

les cimes élevées de la Justice et de la Vérité.
Vous avez semé le bon grain; il germera, car de vos élèves
vous avez tenu à faire « les apôtres du culte nouveau qui a
pour autel la liberté, pour dogmes les droits et les devoirs du
citoyen
et pour révélations d'en haut la conscience et la raison
humaines ».
Gloire à vous, cher et vénéré Maître !
DISCOURS DE M. APPOCAL
Ancien élève du cours normal, chirurgien-dentiste de la Faculté
de Paris.
Mon cher Maître,
Mesdames, Messieurs,
Mes chers Camarades,
A travers la satisfaction qui rayonne en ce lieu de tous les
visages, je suis porté à me demander qui, de nous ou du
Père Cassien, est le plus heureux, à cette heure où nous fra-

GALERIES MARTINIQUAISES
205
ternisons sur son nom dans le souvenir et la reconnaissance.
Certes, en ce moment, l'âme de notre vénéré Maître doit
être délicieusement remuée dans la vision de tout un passé
de luttes et d'efforts, avec ses alternatives d'inquiétudes et
d'espoirs, qui se résume dans cette récompense suprême de
la Légion d'Honneur qu'il vient de recevoir. C'est à juste titre
qu'il pourrait s'enorgueillir aujourd'hui; mais il a su garder
une attitude effacée dans toutes les circonstances de sa vie;
il n'est pas homme à s'en départir jamais, pour se prévaloir
de quelque avantage que ce soit qui ne dépende pas exclusi-
vement de lui seul. Aussi, est-il certainement moins ému dans
sa réception de chevalier de la Légion d'honneur qui honore
tout le corps enseignant primaire en sa personne, que par la
manifestation redoublée dont il est l'objet de notre part.
Car il a aimé sa profession d'enseignement, et nous-mêmes
surtout, qui en étions la cause et la fin. Il s'y est attaché par
prédilection, en dépit des conseils, d'exemples couronnés de
succès qui agissaient sur lui comme autant de sollicitations
vers d'autres carrières. Il eût été excusable d'être infidèle à
l'enseignement à une époque qui a duré longtemps, hélas !
où de l'aveu de tous, le métier nourrissait mal son homme.
Mais il avait été séduit par la beauté de l'œuvre à construire.
Pour nous faire sentir les difficultés que nous allions rencon-
trer dans la tâche d'instituteur, et la nécessité de nous y pré-
parer sérieusement, il nous citait quelquefois cette parole d'un
protestant célèbre: « « Dur métier qui tue son homme en
dix ans », ou bien cette autre d'un inspecteur primaire à Saint-
Pierre, école du Centre, qui, à la fin d'une conférence péda-
gogique, ayant à répondre aux doléances matérielles des ins-
tituteurs, s'exprimait a i n s i : « Ce n'est pas moi qui tiens le
cordon de la bourse... Vous ne savez pas pourquoi je n'ai pas
voulu rester instituteur, c'est que la tâche m'a paru trop dif-
ficile. » Quelques-uns d'entre-nous ont donné à ces paroles
une interprétation conforme à leur esprit, à leurs tendances,
à leur tempérament; ceux-là sont devenus les transfuges de
l'enseignement. Le libéralisme natif de notre bon maître ne
pouvait blâmer chez nous des impatiences, des aspirations
naturelles provoquées à notre âge par le besoin de s'adapter
à des conditions sociales plus avantageuses, et il continua de
nous entourer, les uns et les autres, de la même amitié, d'une
égale sollicitude, nous prodiguant à chaque rencontre ses meil-
leures exhortations: content de nos succès, affligé de nos
échecs.
Sans doute il avait rêvé un enseignement normal, pra-
tique, d'où l'on sortirait avec une vue nette de la réalité de
cette vie, une idée exacte de ses illusions et de ses désen-

206
GALERIES MARTINIQUAISES
chantements, de ses espoirs et de ses déceptions, de ses joies
légitimes trop rares et de ses souffrances inévitables, trop
fréquentes. C'était pour lui le véritable idéal dont il voulait
soulever le voile aux yeux des futurs éducateurs du peuple.
Mais il lui fallait compter avec les exigences des examens
des vastes programmes à parcourir dans l'espace de trois
ans. Néanmoins, ses efforts n'ont pas été inutiles et vains.
Il a bien mérité de l'enseignement primaire laïque pour la
compréhension qu'il en a eue, pour la constance et la ponc-
tualité avec lesquelles il l'a servi. Telle est la signification pré-
cise de la distinction dont il a été revêtu, et la source du pur
bonheur qu'il doit éprouver au milieu de nous.
Mais nous! nous avons autant sujet de partager avec lui
la joie de cette distinction. Au sortir du cours normal, nous
sentions qu'il ne nous suffisait pas d'en emporter le titre qui
certifiait l'authenticité de notre mince bagage de connais-
sances, pour être quittes de tous les devoirs que nous y avions
contractés. Des trois parties qui s'y étaient trouvées en per-
manence dans l'unique intérêt de cette œuvre de l'éducation
populaire, le pays, lui, qui en était l'émanation démocratique
et le dévoué fonctionnaire et nous, ses élèves, c'était nous le
centre, le point de convergence de toute la confiance, de
toutes les espérances des deux autres. Il y a répondu d'une
façon correcte et satisfaisante, et il a créé ainsi en sa faveur
une sorte de dette imprescriptible qui nous dépasse, et que
notre déférence, notre respect ou notre amitié ne pouvaient
éteindre, à la fois pour notre part et celle du pays. Nous sup-
portions cette dette d'un cœur joyeux, comprenant qu'elle
était à échéance indéterminée puisque la créance était réver-
sible au profit des générations futures. La première des trois
parties intéressées était-elle dans la, même situation à son
égard ?...
Il y a un peu plus de deux ans, nous organisions une pre-
mière manifestation en l'honneur de notre maître qui venait
de quitter sa chaire du cours normal. Nous nous réunissions
dans cette même salle hospitalière, pour lui exprimer notre
reconnaissance, lui offrir nos hommages, proclamer ses titres
aux remerciements du pays, et aux nôtres avant tout. Nous
cherchions une forme concrète, un signe, une expression, un
symbole enfin pour synthétiser tous ces remerciements. Nous
formulâmes alors un vœu que, grâce à des initiatives tou-
chantes et bienveillantes, l'Administration du pays avait déjà
reçu et favorablement accueilli, et que le pays lui-même était
disposé à sanctionner d'avance.
Le voici maintenant sur la poitrine du Père Cassien, sous
l'espèce de la croix de Chevalier de la Légion d'Honneur, ce

GALERIES MARTINIQUAISES
207
signe qui est bien la distinction accordée aux bons citoyens,
aux dignes fonctionnaires, que le Gouvernement signale à la
considération publique dans ses ordres du jour périodiques.
N'est-ce pas l'un de nos plus chers désirs, maintes fois et de
toutes façons énoncé, qui vient d'être porté au comble de la
réalisation ?...
Après cela, qu'importe que j'aie bien ou mal résolu la
question que je me suis posée au début? Jouissez, très vénéré
maître, de la satisfaction ineffable, qui forme la plus agréable
récompense à tous ceux dont la profession est de former d'au-
tres hommes à la vie sociale, et qui ont accompli leur mis-
sion avec foi et persévérance. Le titre de Père Cassien que
vous devez à l'affection de vos élèves, montre assez bien quelle
sorte d'impression votre enseignement a produite sur leur
esprit et leur cœur. C'est un bonheur de survivre à soi-même
après avoir travaillé de manière à se retrouver un peu dans
les pensées et les actions de ses continuateurs dans la même

œuvre. Ce bonheur-là, il vous sera donné de l'éprouver en
continuant à nous suivre dans l'école et dans le tourbillon du
monde.

Jouissez, dans une longue et paisible retraite, de l'honneur
et du respect qui vous entourent, dans lesquels l'opinion et
le Gouvernement vous ont confirmé si à propos. Vous n'étiez
pas né pour l'âpre recherche des satisfactions matérielles.
Vous les avez sacrifiées, en quelque sorte, à la poursuite d'un
objet désintéressé s'il en fut, te bien intellectuel de vos jeunes
concitoyens, le service de votre pays.

Qu'honneur et bonheur soient désormais votre apanage
jusqu'à vos derniers jours!
DISCOURS DE M. T E R T U L I E N ROBINEL
Ancien élève du Cours Normal, Directeur d'Ecole.
Cher Maître,
Il y a vingt-huit mois de cela, nous étions joyeusement
réunis comme ce soir, dans la même vaste salle de la loge,
afin de rendre un sincère hommage à votre belle carrière, et
de vous souhaiter une retraite longue et heureuse.
Dans un magnifique concert de sentiments: vieille amitié
pour les uns, agréable sympathie pour d'autres, admiration et
reconnaissance de la part de vos anciens élèves de l'Ecole
Normale, nous regrettions, tous, la lenteur que mettait le

208
GALERIES MARTINIQUAISES
Gouvernement de la République Française à décerner la Lé-
gion d'Honneur à votre réel mérite.
Et, je ne crois point me tromper en disant que beaucoup
d'entre nous avaient perdu l'espoir de voir cette distinction
fleurir votre boutonnière que, à nos yeux, l'effort, la con-
science professionnelle, la droiture, les plus pures qualités
avaient, depuis longtemps, ornée de si délicate façon.

Aussi, la joie fut grande chez vos amis, vos collègues, tous
les instituteurs et institutrices que vous avez formés de votre
mieux, lorsqu'ils apprirent que l'Etat s'était enfin décidé à
vous comprendre dans la nouvelle promotion de la Légion
d'Honneur.
Cette joie a éclaté dans toutes les communes de notre île;
nous savons combien et comment sont nombreuses et très
bien inspirées les félicitations qui vous ont été adressées.
Cette joie chante, s'étale, s'épanouit dans la présente soirée
où la croix de la Légion d'Honneur vient de vous être remise
avec tant d'élégance dans la forme, tant d'élévation de pensée
et de sentiment.
Pour nous, Père Cassien, la haute distinction dont vous êtes
l'objet, n'ajoute rien à votre honorabilité. Quoi qu'il en soit,
nous sommes heureux de la voir briller sur votre poitrine,
parce qu'elle vous était due; et parce qu'aussi, nous consi-
dérons, qu'en vous, l'un des plus dignes instituteurs martini-
quais, le Gouvernement a tenu à reconnaître la grandeur de
la tâche accomplie, ici, dans l'œuvre de l'éducation primaire,
et à la récompenser.
Votre bien grande modestie ne vous faisait connaître que
de ceux qui avaient la bonne fortune de vivre à vos côtés. A
regarder désormais le ruban écarlate au revers de votre ves-
ton, plus d'un demandera: « Qui est ce Monsieur? » Et nous
serons fiers de répondre: « Mais c'est le père Cassien, le
doyen de l'Enseignement primaire. — Jeune, il débuta par
un métier manuel; puis il se remit à l'étude avec une ardeur
peu commune; successivement il devint instituteur d'élite,
directeur de l'importante école de Fort-de-France, Inspecteur
primaire par intérim, professeur d'école normale. — C'est
un bel exemple de la puissance de l'Effort. C'est un ensei
gnement pour la jeunesse ouvrière et intellectuelle. »
Dans votre retraite bien gagnée, présentement agrémentée
de la Légion d'Honneur, nous souhaitons, père Cassien, que,
pendant de très longues années encore, vous serviez de modèle
et de symbole vivant. C'est à la réalisation de ce profond désir
que je convie toute cette charmante assemblée à boire
gaiement à votre santé, à votre bonheur.
ROBINEL TERTULLIEN,
Directeur de l'Ecole publique du Carbet.

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DISCOURS DE M. L. B A R N A B E CONSEIL
Instituteur détaché au Lycée Schœlcher.
Mon cher Cassien,
Nous venons d'assister à un tel débordement d'éloquence,
qu'il apparaît comme téméraire de ma part, comme périlleux,
de me lever pour vous adresser quelques mots.
Que puis-je dire, qui n'ait été déjà amplement exprimé?
Toutefois, ce sont surtout vos anciens élèves qui ont parlé;
aucune voix ne s'est encore fait entendre parmi vos vieux
amis. Sans doute, Achille a exactement et superbement analysé
vos mérites; mais chez lui, l'ami se doublait du légionnaire,
puisque c'est lui qui vous a officiellement remis la croix.
Je veux donc être spécialement et exclusivement l'inter-
prète de vos amis de toujours, en vous disant ici, publique-
ment, combien ils sont heureux du geste du gouvernement de
la République. Nous en sommes d'autant plus heureux, que ce
geste nous a plutôt surpris: car il n'est pas d'usage qu'on
aille chercher le mérite dans les profondeurs de l'enseigne-
ment primaire.
Que voulez-vous? il faut se rendre à l'évidence,
aux faits; l'une des caractéristiques de notre Démocratie
triomphante, c'est qu'elle ne prodigue guère plus ses faveurs
qu'aux puissants du jour, qu'à ceux que la fortune, sous quel-
que forme qu'on puisse l'imaginer ou qu'elle se présente, a
éclairés de son sourire et enrichis de ses privilèges. Comme
vous vous êtes contenté de n'être qu'un homme de devoir,
d'accomplir en toute conscience, en toute probité, une tâche
immense et qui s'est révélée féconde, vous ne paraissiez pas
destiné à dévier vers vos robustes et utiles vertus d'homme,

de citoyen et d'éducateur, l'attention des dispensateurs de
récompenses nationales.

Vous savez bien, mon cher Cassien, que nous avons déploré
longtemps cette si grave perversion de l'esprit démocratique
et républicain, cette méconnaissance officielle de la valeur
réelle, dès que cette valeur s'enveloppe de modestie. Nous esti-
mons que le rare, l'édifiant exemple de votre ascension intel-
lectuelle et l'œuvre de semeur infatigable accomplie par vous
avec tant de succès pendant un quart de siècle à l'Ecole Nor-
male étaient des titres qui vous désignaient suffisamment
pour la croix de la Légion d'Honneur. Mais cette croix si lar-
gement méritée ne venait pas, semblait ne pouvoir venir
jamais.

210
GALERIES MARTINIQUAISES
Aussi, notre émotion a-t-elle été grande lorsque le bruit se
répandit que ce que nous avions fini par reléguer mélanco-
liquement dans le domaine des rêves trop naïvement ambi-

tieux, venait de se réaliser.
Et, en ce moment de triomphe, je ne puis m'empêcher de
penser à nos chers amis disparus, dont vous venez d'évoquer
la mémoire d'une façon si touchante: nous avons eu les
mêmes rêves, les mêmes regrets; quelle n'eût pas été leur
joie d'apprendre le grand événement, de vous fêter comme
nous l'avons déjà fait, comme nous le faisons ce soir, comme
nous le ferons encore!
Mon cher Cassien, que puis-je ajouter? Je ne sais pas t r o p :
l'intensité même de notre joie s'oppose à toute opération
d'analyse? Du reste, je ne pourrais rien dire que n'éprouve
pour son propre compte chacun des nombreux amis qui vous
entourent; tout effort d'introspection serait donc superflu,
et je me contente, en m'asseyant, de résumer nos impres-
sions et nos sentiments en vous disant tout uniment, comme
on le fait dans les moments de forte émotion, et sans m'em-
barrasser de phrases compliquées:
« Mon cher Cassien, nos plus sincères compliments ! »
DISCOURS DE M. CESAIRE PHILEMON
Ancien élève du Cours Normal, Contrôleur principal
des Douanes.
Très cher et vénéré Maître,
Vos anciens élèves qui vous aiment tous, vous vénèrent et
se souviendront toujours de vous; vos anciens et fidèles col-
lègues auxquels vous unissent des liens très étroits de cor-
diale camaraderie et d'affectueuse solidarité; vos nombreux
amis et admirateurs qui ne tarissent pas d'éloges à votre égard,
tous ceux-là qui vous connaissent, vous comprennent et se
font un agréable devoir d'entretenir un véritable culte pour
votre personnalité, ne sauraient jamais trop vous féliciter
d'avoir enfin obtenu la haute distinction honorifique que le
Gouvernement de la République vient de vous attribuer en
récompense de votre long passé de travail, de dévouement et
d'honneur.
C'est à juste titre qu'ils font assaut d'éloquence, c'est avec
raison que chacun, à l'envi, donne la mesure de sa bonne
volonté pour vous apporter joyeusement le tribut d'hommage
auquel vous avez droit.

GALERIES MARTINIQUAISES
211
En termes élégants, en paroles d'une haute élévation de
pensée et de sentiment, les uns et les autres, — et parmi eux
les voix les plus autorisées, — ont exalté en vous les précieuses
qualités de l'homme privé, les nobles vertus du citoyen et du
fonctionnaire, et surtout l'indiscutable talent de l'éducateur
émérite.
Aussi, très cher et vénéré Maître, quelque désir que j'en
éprouve, ne m'attarderai-je pas à vous tisser une nouvelle
couronne de fleurs, beaucoup moins pour éviter des redites
que pour ménager votre simplicité et votre grande modestie.
Je me bornerai donc à déclarer que, par delà votre remar-
quable personnalité, le Gouvernement, en vous attribuant l'in-
signe de la Légion d'Honneur, a voulu également récompenser
tout le personnel local de l'Enseignement primaire, dont les
brillantes phalanges font l'honneur de la Martinique entière.
Bien plus, en récompensant la Corporation des instituteurs
et des institutrices martiniquais, le Gouvernement a entendu
honorer l'œuvre même de l'éducation populaire, c'est-à-dire de
l'éducation laïque.
C'est pourquoi mon esprit se reporte avec complaisance vers
un demi-siècle en arrière, vers une des phases les plus
héroïques et les plus décisives de l'histoire politique et sociale
de la Martinique, vers l'époque où des républicains hardis, des
démocrates résolus, des hommes imbus du plus pur esprit
d'émancipation, luttèrent avec la dernière énergie pour l'ins-
tauration de l'école laïque dans ce pays et remportèrent de
haute lutte une des plus éclatantes victoires de la jeune dé-
mocratie martiniquaise.
Honneur à ces grands aînés !
Honneur aux Instituteurs européens qui, en 1881, se firent
détacher des cadres de la Métropole pour franchir l'Océan et
assumer la tâche délicate de dispenser largement à nos enfants
d'alors — hommes d'aujourd'hui — les bienfaits de l'instruc-
tion primaire, obligatoire, gratuite et laïque !
Honneur à tous les pèlerins de cette croisade ! Gloire à tous
les pionniers, à tous les animateurs d'une si belle cause!
Les amis de l'école laïque contemplent avec une légitime
fierté les résultats acquis et n'auront de cesse que l'entreprise
n'aboutisse, en définitive, aux solutions les plus heureuses et
les plus complètes.
C'est que l'éducation laïque s'inspire avant tout des prin-
cipes sacrés de la raison humaine.
L'éducation laïque, c'est l'école du progrès scientifique,
social et moral; c'est le Greuset où le cerveau se façonne de
la manière la plus rationnelle, c'est la source où le cœur s'ali-

212
GALERIES MARTINIQUAISES
mente de fortes qualités et acquiert les vertus indispensables
à l'homme dans la vie sociale.
L'éducation laïque faisant table rase de tout dogmatisme,
écartant systématiquement toute préoccupation confession-
nelle, entretient l'esprit de tolérance qui est un puissant fac-
teur de paix sociale.
L'éducation laïque c'est l'école du bon sens et de la logique;
c'est l'imprégnation de l'être humain des immortels prin-
cipes de la Révolution Française, c'est l'enseignement des
grandes idées qui s'apparentent aux droits imprescriptibles
de l'Homme et du Citoyen; c'est l'initiation de l'individu aux
règles de conduite que synthétisent la Justice et l'Amour;
c'est une formation qui donne le sentiment très net et le goût
de la liberté, de l'égalité, de la fraternité: c'est l'élévation en
dignité, c'est la poussée vers le nouvel idéal qui, en 1880-81,
a commencé à luire au-dessus de notre éclatant horizon.
Vive le Père Cassien !
Vive la Laïcité!
DISCOURS DE M. A S T R E MAURICE
Censeur du P. I. du Lycée Schœlcher.
Monsieur le Proviseur,
Mesdames,
Chers amis,
Cher grand ami,
Le milieu dans lequel je me trouve est trop sympathique
pour que j'ose lui reprocher un manque de charité. Pourtant
j'en ai l'envie.
Ce serait ma petite riposte à l'insistance qui, finalement, me
décide à rompre un silence prudent.
Cette fois, et pour cette circonstance, tout est dit et excel-
lemment dit. Aussi je serais un homme fort malheureux s'il
fallait exiger de mon cerveau l'effort nécessaire pour parler
après nos amis Achille, Symphor, Apocale, Robinel, Conseil,
Philémon. Je « frapperai » mon cœur et c'est son cri que vous
entendrez après les discours qui constituent un régal litté-
raire faisant suite au régal de ce soir.
Une promotion dans l'ordre de la Légion d'Honneur pro-
voque d'ordinaire des mouvements divers à la Martinique. Les
uns — ceux qui oublient que le moi est haïssable — ne savent
pas cacher leur désappointement et s'écrient: « Pourquoi lui,

GALERIES MARTINIQUAISES
213
pourquoi pas moi ? » Les autres — ceux qui se rappellent que
la critique est aisée — feignent de s'apitoyer sur le sort des
postulants malheureux afin d'exciter leur impatience.
Et il n'est pas exagéré d'affirmer que, jusqu'à ces derniers
mois, le Gouvernement de la République faisait plusieurs mé-
contents en voulant faire un heureux.
Cher grand ami, il appartenait à un homme modeste et
pacifique comme vous d'opérer une révolution dans nos mœurs
et j'apporte ici un témoignage sincère en déclarant qu'un fris-
son de joie a secoué tous nos compatriotes quand la bonne
nouvelle de votre décoration est parvenue ici.
La Martinique Républicaine apprécie, comme il convient,
l'œuvre de tous ses instituteurs, mais sa vénération va aux
vieux maîtres en qui elle voit des vétérans des luttes de 1881
dont nous magnifierons le souvenir au cours des prochaines
fêtes du cinquantenaire de la laïcisation des écoles.
Elle va particulièrement à vous. Certes, je n'ose pas affir-
mer que vous ayez fait partie des premiers artisans de l'éman-
cipation des consciences; mais il est certain que vous êtes
arrivé assez tôt pour connaître l'anathème lancé du haut de la
chaire par les défenseurs de l'esclavage intellectuel.

Aussi calme que courageux, vous avez fait face à l'orage en
opposant à vos contempteurs une vie digne comme exemple
et un dévouement inlassable comme leçon.

Vous avez, ainsi, contribué pour une large part à faire
aimer la laïque, et en la faisant aimer, vous avez assuré sa
victoire sur l'obscurantisme.
Aussi votre nomination au cours normal, après 20 ans d'en-
seignement, fut-elle accueillie avec joie dans l'île entière.
Meubler l'esprit des futurs éducateurs de la jeunesse est
une tâche redoutable; mais dès la première heure vous avez
compris ce que la démocratie martiniquaise attendait de vous
et vous avez décidé que le travail deviendrait la grande loi de
votre existence.
Les années, en succédant aux années, ont
fortifié votre conscience professionnelle et, comme récom-
pense, votre valeur personnelle s'est affirmée de plus en plus.
Nos anciens élèves-maîtres considèrent, comme un titre de
gloire, la bonne fortune qu'ils ont eue d'avoir le « Père Cas-
sien » comme professeur et ils ne craignent pas, en plein
vingtième siècle, de se prévaloir de ce privilège.
J'aurais pu en être jaloux, mais je trouve une consolation
dans le fait d'avoir été, pendant vingt ans, votre collègue au
Lycée Schœlcher.
Dans l'accomplissement des différentes fonctions qui me
furent confiées — aspirant-répétiteur, surveillant général, cen-
seur intérimaire — j'ai toujours agi de façon à être considéré

214
GALERIES MARTINIQUAISES
par vous comme un jeune ami respectueux et dévoué. Et si
j'ai eu cette attitude, c'est que, pour ma modeste part, j'ai
toujours voulu rendre hommage à la conscience qui était
devant moi.
Aussi ai-je éprouvé un serrement de cœur quand sonna
l'heure de votre retraite, c'est-à-dire de notre séparation.
La liberté était rendue à un homme qui conservait toute sa
vigueur intellectuelle; d'autre part, ses qualités de cœur équi-
valaient à celles de l'esprit. L'inaction devait lui sembler
insupportable et les occasions de se dévouer pour la collec-
tivité étaient et sont encore nombreuses ici.
Dans un moment difficile, nous avons fait appel à lui pour
diriger les destinées d'une importante société d'assurance mu-
tuelle et il a entendu la voix de la solidarité humaine. Son
éloge comme Président n'est plus à faire et le secrétaire de la
« Famille Solidaire » est heureux de lui renouveler ce soir
les remerciements de la mutualité martiniquaise.
Cher grand ami, j'ai parlé au début de la vénération dont
vous étiez l'objet et j'ai voulu établir, par la suite, qu'elle est
un hommage rendu à votre claire notion du devoir, à votre
longue pratique de la vertu et à vos habitudes de dévouement
à tous. Votre bienveillance ne tiendra compte que de l'in-
tention, car elle était bonne.
En terminant, je salue, en votre personne, le premier insti-
tuteur légionnaire et j'ajoute que ce salut est d'autant plus
affectueux et sincère qu'il s'adresse au meilleur et au plus
méritant.
Honneur à vous !
DISCOURS DE M. JULES MONNEROT
Professeur de philosophie au Lycée Schœlcher.
M Monnerot, à son tour, remercie les organisateurs pour
e
son invitation au banquet due, dit-il, à l'ingéniosité de l'ami
Marie-Florence qui s'est avisé que l'ancien avocat-conseil du
Syndicat des instituteurs avait sa place en cette soirée. Et
M Monnerot plaisante le succès de son intervention devant
e
le Contentieux où les membres du Conseil de l'enseignement
dont le mandat était solide et vrai furent bel et bien inva-
lidés... pour la forme; « et si l'insuccès est imputable à l'avo-
cat, le fait que sa femme était au nombre des victimes, est-il
une circonstance atténuante ou aggravante » ?
Quoi qu'il en soit, il joint ses félicitations à celles qui vien-
nent d'être si heureusement exprimées par les amis et les

GALERIES MARTINIQUAISES
215
anciens élèves de Cassien. C'est de décoration qu'il s'agit et
le voilà surpris d'être, en pareille matière, d'accord avec le
Pouvoir. Car l'évaluation réelle des services décorés n'est pas
sans l'amuser parfois. Et Monnerot cite l'anecdote symbolique
du Ministre socialiste du Commerce faisant légionnaire un
employeur qui avait à son dossier, paraît-il, plus de cent con-
traventions aux lois protectrices du travail; mais c'était le
couturier de sa femme. Puissance patronale? Faiblesse gou-
vernementale? Non, prévenance conjugale!
Les services qu'on fête ce soir, au sujet de leur inscription
au tableau d'honneur de la nation, ne sont pas d'ordre privé
ou particulier. La brève mention qui en a été faite à l'Officiel
a été, il y a quelques instants, développée par Louis Achille
dans un morceau de merveilleuse ciselure, où est rappelé en
passant Lafcadio Hearn dont Achille n'est pas seulement
l'évocateur bien inspiré, mais aussi, à l'occasion, le traducteur
délicat.
C'est avec raison qu'au sujet des services de Cassien, Achille
remonte aux origines, en ce pays, de l'enseignement primaire
laïc. « J'ai bien l'impression de fêter dans la promotion de
Cassien, le cinquantenaire de l'Ecole, à son tour affranchie. »
C'est en 1880 que le Conseil Général déclare que, au besoin,
la Laïque sera installée ici avec les éléments intellectuels dont
dispose le pays en attendant les instituteurs de la Métropole
où le recrutement est difficile. En Septembre de cette année-là,
le Supérieur des Frères de Ploërmel notifie au Chef de la
Colonie la démission en masse des congréganistes qui étaient
le personnel enseignant. Un mois après, au chef-lieu, c'est une
ruée de démagogie cléricale contre la maison d'un laïcisateur
membre de la Représentation locale, laquelle, dans la session
de Novembre, réitère qu'elle veut à bref délai le rattachement
de l'Ecole Martiniquaise au Ministère de l'Instruction Publique
et son affranchissement des méthodes cléricales. Et le 6 Dé-
cembre 1880, paraît l'arrêté qui institue le lycée dont les
portes s'ouvraient quelques mois plus tard.
Vous avez eu raison, mes chers amis, de vanter les vertus
de Cassien Sainte-Claire notre ami, ce bon collègue et ce bon
ami qui était vers 1908 à la tête de notre amicale de profes-
seurs du Lycée avec lequel fait corps l'Ecole Normale d'Insti-
tuteurs où Cassien était devenu maître, après avoir dirigé
l'école de Fort-de-France, après avoir passé de l'état d'ouvrier
à l'état d'Instituteur, dans une perpétuelle curiosité de tout ce
qui est humain, dans une perpétuelle activité
d'esprit. Mais ce
qui est admirable en lui, certes, plus que la technique du bon
maître d'école ou le tour de main professionnel, ce fut l'âme.
Sans quoi, il n'eût pas fait jaillir de ces âmes dont il a eu

216
GALERIES MARTINIQUAISES
charge, tant de reconnaissance et d'amitié profonde et toutes
les étincelles de l'esprit que nous avons vu briller au sujet
de ce doyen de l'école démocratique et laïque. Là est le foyer
et le flambeau.
D'où vient donc, sinon de cette source, cette « ardeur de
persuasion » dont a parlé Achille? C'est du cœur que vient
la puissance de rayonnement qu'il a signalée du fait de l'aîné
que nous fêtons ce soir. Ardeur de persuasion, grandeur de
la charité, hauteur de l'inspiration, c'est tout un,
chez les meil-
leurs et qui sont tels parce que mus par une belle idée. Non,
ce n'est pas en vain que Cassien a vécu et lutté dans les temps
héroïques de notre démocratie alors vigoureuse et neuve?
Avec quel entrain les militants de 1880 chantaient: « La Mon-
tagne est verte, Schœlchériste, la Montagne est verte. » L'es-
pérance alors « brillait comme une étoile à l'Orient ». Cassien,
lui, n'a pas oublié. Et s'il est représentatif, c'est d'une époque
d'ardeur, de persuasion.
La foi dans la liberté, la vérité, la
justice n'avait jamais été si haut. Et de cette foi, toute la
vie active de notre ami a été pénétrée.
C'est au concitoyen que va ma reconnaissance après les
hommages au pédagogue. Vous avez été, mon cher collègue,
l'homme de la laïque, l'homme du peuple digne d'être l'édu-
cateur de sa liberté.
Honneur à Cassien ! Bonne retraite, mon
vieil ami, et à votre santé !
DISCOURS DE M. ALBERT FOURET
Chef du Service de l'Instruction Publique.
Le Chef de Service se lève et exprime sa tristesse de ne
pouvoir renouveler un sujet sur lequel les orateurs précé-
dents ne lui ont rien laissé à dire. Il essaiera du moins de
les résumer tous dans une courte formule: « La légion d'hon-
neur accordée à M. Cassien n'est pas un ruban attaché à la
boutonnière d'un veston; c'est un signe de reconnaissance na-
tionale fixé sur une conscience. »
Puis le Chef essaie de revivre par la pensée les satisfac-
tions qu'a dû éprouver M. Cassien au cours de sa longue car-
rière professorale. Il se le représente débutant au Morne-
Rouge, comme jeune instituteur, et se réjouissant à la fin de
l'année scolaire d'avoir su développer de souples intelligences
et de les avoir préparées au grand art de la lecture, de l'écri-
ture et du calcul mental. Il le voit plus tard maître réputé
déjà et d'une probité professionnelle reconnue, diriger la plus
grande école primaire de la Colonie, et sachant s'attirer, par

GALERIES MARTINIQUAISES
217
son tact et ses habiles conseils, l'estime de ses collaborateurs
et, par la bienveillante fermeté de sa discipline, l'affection de
ses élèves: Cassien apprend déjà là, non plus seulement à
développer des cerveaux,
mais à former des caractères, qu'il
n'agit plus seulement sur des intelligences; il essaie de com-
muniquer sa forte personnalité à des jeunes gens qui, après
avoir pensé à l'école, vont être appelés bientôt à agir dans la
vie. Quelle joie intime s'il a réussi dans son œuvre de conseil-
ler, et parfois de réformateur! — Enfin le chef rappelle le
temps où il a connu pour la première fois M. Cassien, alors
professeur à l'Ecole normale annexée au Lycée Schœlcher;
l'ancien instituteur s'est transformé en apôtre, qui veut, par
son exemple autant que par ses leçons, former des hommes et
cultiver des âmes.
M. Cassien peut avec fierté jeter un regard
en arrière sur la longue étape parcourue: le grain a germé,
l'épi a mûri, la moisson a été plus d'une fois abondante et
dorée.

M. Cassien, s'il n'est plus dans le service actif, reste avec
nous par la pensée et par le désir d'être utile, chaque fois que
faire se pourra. Qu'il soit pour tous les jeunes un modèle de
conscience, de dignité, d'amour au travail et de dévouement
à tous !

REPONSE DE M. CASSIEN SAINTE-CLAIRE
Maître-Adjoint au Cours Normal, en retraite, Chevalier
de la Légion d'Honneur.
Après le Président, ce fut le tour du Père Cassien. Il ne se
tenait pas d'émotion, au milieu de la manifestation solennelle,
quoique intime, qui lui était offerte. Il ne savait que faire pour
élever sa voix au diapason du concert d'éloges qu'on venait de
lui adresser, pour remercier, comme il l'eût voulu, tous ceux
qui avaient organisé la fête, qui avaient tenu à lui donner
par leur présence, plus d'éclat et de prestige, et qui l'avaient
conduite enfin pour sa meilleure satisfaction, à un succès
d'aussi bon aloi.
Il commença par des amis de toutes les conditions et de
toutes les heures, comme aussi par ses collègues de début,
qui lui avaient créé une réputation, tant soit peu surfaite, mais
ayant eu cet avantage de l'exciter à déployer toujours plus
d'efforts pour chercher à la mériter.
Ensuite, il expliqua comment tous ceux qui venaient de
l'exalter à ce point, ou qui avaient vibré harmonieusement

218
GALERIES MARTINIQUAISES
et applaudi de leurs voix et de leurs mains, aux accents sin-
cères dont la salle avait résonné, pouvaient sentir s'étendre,
sur eux aussi, cet honneur national qui l'atteint et le revêt
aujourd'hui. Ses anciens supérieurs hiérarchiques, princi-
palement les deux qui restent les plus vivants dans son sou-
venir, qu'il a le bonheur de voir présider tour à tour aux deux
actes que comportait la présente solennité; il les remercie de
ne lui avoir jamais ménagé leur encourageante bienveillance,
laquelle a eu une répercussion certaine dans ce que son ensei-
gnement a eu de plus digne de louanges. Il ne saurait oublier
non plus les camarades de l'Enseignement secondaire du lycée
qui lui ont servi de modèles et de guides dans une situation
où le besoin de travailler à son perfectionnement profession-
nel devient un devoir perpétuel, jusqu'au dernier jour.
Ses
anciens collègues instituteurs et ses anciens élèves du lycée
tiennent une place particulière dans son affection; les premiers
pour la constante amitié et délicate déférence qu'ils ont mon-
trées à son égard; les seconds, à cause des bonnes dispositions
qu'ils ont apportées dans leurs études au Cours Normal, et des
excellents souvenirs qu'ils en ont apportés.
A tous sans exception, sa conduite et son application doivent
quelque bienfait. Il était par-dessus tout, comme venait de le
dire son spirituel ami Monnerot, le produit de son milieu. Sa
prime jeunesse s'était écoulée en pleine évolution de la petite
société martiniquaise qui, après une incubation de moins de

quarante ans, renaissait à la vie avec des aspirations nou-
velles que seule, l'instruction plus rationnelle des couches

populaires pouvait aider dans leur réalisation. Il s'était épris
de l'enseignement primaire qui lui paraissait la vocation la
plus matériellement désintéressée, mais la plus urgente, qu'un
jeune homme, parvenu à un niveau très élémentaire de con-
naissances put alors embrasser.
Il y était, il y restera, en dépit
des sollicitations, des possibilités, dans le commencement de
sa carrière, de trouver, à la faveur des concours, à exercer
ailleurs son activité d'une façon plus aisée et fructueuse. Il
en était suffisamment récompensé aujourd'hui qu'il pouvait
répondre à toutes ces voix sympathiques et affectueuses qui
l'environnaient: « Quel beau soir d'existence, vous m'avez
préparé là ! »

GALERIES MARTINIQUAISES
219
L E T T R E DE M. ERNEST DE M O N T A I G N E
Ingénieur des Arts et Métiers, Chevalier de la Légion d'honneur
« Fort-de-France, le 24 avril 1930.
« Mon cher Marie-Florence,
« Je pensais pouvoir m'affranchir pour ce soir et de mon
régime et de l'obligation du pansement bi-quotidien.
« L'amélioration n'est pas suffisante pour que je m'expose
à une rechute en interrompant mon traitement.
« Je suis profondément navré de me voir ainsi privé du
réel plaisir que j'aurais eu à exprimer à notre ami Cassien
des sentiments dont il connaît toute la sincérité.
« N'oublie pas de bien rappeler aux camarades que nous
ne glorifierons jamais dans une mesure suffisante ce vétéran
si simple et si modeste et que domine sans pouvoir l'écraser
cette chose considérable que représente son œuvre sociale qui
est digne des titans de la fable.
« Retenons bien que, pour les hommes de notre race, Cas-
sien est un symbole que nous devons vénérer au triple point
de vue de la conscience professionnelle, de la haute conception
du devoir et de l'honneur tout court.
« Avec vous tous de cœur.
« E. DE MONTAIGNE. »

VIII
ASSOCIATION
(Syndicalisme et Mutualité)
Nous n'examinerons ici, du reste bien succinctement, que
deux aspects de l'association, de cette forme d'activté écono-
mique et sociale qui, avec le salariat et le colonage, devait, à
partir de 1848, se substituer à l'esclavage: le Syndicalisme et
la Mutualité.
1) Syndicalisme
L'esclave qui, avant la proclamation de la liberté, était
courbé sous le joug de la servitude, s'est, grâce à l'instruction,
élevé petit à petit, à la notion de l'association pour la défense
de ses intérêts corporatifs, matériels et moraux. La libération
physique devant entraîner la libération totale, il était devenu
nécessaire de s'organiser pour la complète émancipation de
la race, pour la conquête d'un bien-être sans lequel le bonheur
humain est purement illusoire.
L'esprit syndical, dont les premiers balbutiements s'estom-
pent dans la période transitoire qui achève le régime impérial,
ne prend cependant de la force et de la vigueur que longtemps
après l'abolition de l'esclavage.
Disons pourtant à la louange du prolétariat ouvrier de ce
pays, que peu de temps avant la fin du règne de Napoléon III,
on a vu se créer à Fort-de-France une importante association
corporative parmi les plus humbles des travailleurs manuels:
c'est la Corporation des Charbonniers et Charbonnières de la
Compagnie Générale Transatlantique.
Elle ne portait pas le
nom... prétendu révolutionnaire, de Syndicat. Mais si elle n'en
n'avait pas le nom, elle en avait, croit-on, la structure.

GALERIES MARTINIQUAISES 221
Cette société s'est réorganisée en 1929. Elle est probable-
ment la plus prospère, en même temps que la plus ancienne,
la plus solide et la plus efficace des cellules du même genre
qui ont vu le jour à la Martinique.
Propriétaire d'un bel immeuble situé aux Terres-Sainville, la
corporation des Charbonniers et Charbonnières s'est placée
sous le signe de la formule suivante: « L'Union, la Soli-
darité et la Fraternité, se conservent dans une Corporation
comme dans une famille, alors que l'amitié commande. La
division règne dès qu'on cherche à bafouer l'Egalité ».
Elle accorde d'ailleurs des avantages nombreux, notamment
des secours pécuniaires à ceux de ses adhérents qui se trou-
vent momentanément dans l'infortune, ou que la vieillesse
rend incapables de travailler, et son action morale s'est tou-
jours exercée avec autant de sagesse que d'efficacité.
Son budget de l'année 1929, s'est chiffré par 144.000 francs
environ et a été bouclé avec un boni de 80.000 francs Chiffres
éloquents ! Bel exemple d'organisation ouvrière à méditer.
Jusqu'au jour où le droit syndical, qui est encore une simple
tolérance gouvernementale en attendant qu'il soit consacré par
un texte légal, a commencé à s'affirmer en France de façon
tangible, on a assisté ici à la fondation, comme dans la Métro-
pole, de groupements divers qui prenaient le nom d'amicales,
d'unions,
ou simplement, d'associations. Beaucoup de nos tra-
vailleurs se rendaient compte de l'utilité de ces formations.
Mais aujourd'hui, on ne compte plus les sociétés à forme
syndicale. Les travailleurs de même profession se recherchent
de plus en plus, encore trop timidement il est vrai, et se ran-
gent sous la bannière syndicale.
Après la corporation des charbonniers et charbonnières
( 1 8 6 8 ) , on a enregistré celle des métallurgistes ( 1 9 0 0 ) , celle
des ouvriers du bâtiment ( 1 9 0 7 ) , celle des employés de com-
merce ( 1 9 2 5 ) , et celle des boulangers ( 1 9 2 6 ) .
Ces quatre dernières associations syndicales, sont affiliées
à la « Bourse du Travail », institution qui fonctionne réguliè-
rement au chef-lieu depuis 1924, après une période de sommeil
de quelques années. La Bourse du Travail est subventionnée
par la Colonie depuis l'arrivée du Gouverneur RICHARD ( 1 9 2 3 ) .
Elle a principalement pour objectif d'intervenir comme arbitre
dans les conflits ouvriers. Ses interventions — en matière de
revendications ouvrières — ont souvent été heureuses et on
leur doit d'avoir permis d'éviter bien des événements graves.

222
GALERIES MARTINIQUAISES
Les conflits ouvriers n'ont d'ailleurs pas toujours eu ici une
solution pacifique: les grèves des travailleurs des champs,
enfantées généralement par l'égoïsme patronal, la rapacité et
la cupidité de certains grands propriétaires sucriers, grèves
parfois accompagnées d'incendies de champs de cannes; le
drame du François (1900), la tuerie de Bassignac (1922) et
d'autres sanglants épisodes, sont des étapes et des illustrations
tragiques de l'histoire des revendications ouvrières à la Marti-
nique.
*
Mais on trouve d'autres syndicats professionnels dans la Co-
lonie, notamment l'Union syndicale des ouvriers des Travaux
publics, le Syndicat des typographes, celui des travailleurs des
des champs...
Si malheureusement le nombre des travailleurs manuels syn-
diqués est actuellement peu élevé, on ne saurait en dire autant
des ouvriers de la pensée.
A côté du syndicat des employés de commerce déjà cité, il
y a celui des employés de mairie et toute la série des syndicats
de fonctionnaires. Les agents des services publics groupent à
peu près 600 syndiqués, soit 50 % environ, du personnel admi-
nistratif de la colonie. Leurs organisations syndicales sont
fondues en une Fédération des services publics à la Marti-
nique.
*
**
A part les syndicats ouvriers (manuels et intellectuels), on
a fondé ici le syndicat des médecins et celui des pharmaciens,
le syndicat des petits planteurs (comprenant des planteurs et
des distillateurs) et celui, plus doré, des manipulateurs de la
canne à sucre, réunissant tous les fabricants de sucre et de
rhum de la colonie.
Tel est le tableau, schématiquement tracé, des associations
syndicales de la Martinique.
2) M U T U A L I T E
Comparée au syndicalisme, la mutualité marque un pro-
grès plus considérable. A la Martinique, cette forme d'associa-
tion a acquis plus facilement la faveur populaire, en raison
sans doute des résultats plus immédiats — quoique modiques
— qu'elle procure et aussi à cause de l'atmosphère plus fra-
ternelle, plus cordiale et plus paisible où elle se développe.

GALERIES MARTINIQUAISES
223
La plus ancienne association d'assistance mutuelle de la
colonie remonte à l'époque troublée de 1881. Elle avait été
ouverte à Saint-Pierre sous le nom de « Fraternité des Ou-
vriers ». Elle a disparu dans la tourmente de 1902.
Aujourd'hui la très grande majorité des communes de l'île
possèdent leur société de secours mutuels.
Presque toutes ces associations sont groupées en une Fédé-
ration dont le siège est au chef-lieu.
Mais la mutualité s'est épanouie également sous la forme de
tontines, dont il existe une dizaine environ dans la colonie. A
signaler aussi qu'au sein d'un grand nombre de sociétés de
secours mutuels fonctionnent des tontines.
La relation ci-après de la dernière grande fête mutualiste
organisée à la Martinique donne une idée de l'importance et
de la vitalité des associations d'assistance mutuelle que compte
notre petit pays.
L A GRANDE M A N I F E S T A T I O N M U T U A L I S T E
DU 14 J U I L L E T 1929
Le programme de la fête nationale du 14 juillet 1929 com-
portait, entre autres choses, l'exécution d'une imposante mani-
festation mutualiste au Monument aux morts du chef-lieu, im-
médiatement après la revue des troupes de la garnison.
Sous l'impulsion de son président, M. Saint-Yves Matillon,
chevalier de la Légion d'honneur, très dévoué aux œuvres mu-
tualistes, et de son secrétaire général, M. Charles Astar, cheva-
lier de l'Ordre national de la Mutualité, animateur infatigable
de la Mutualité martiniquaise, le bureau de la Fédération mu-
tualiste de la Martinique avait décidé d'organiser cette mani-
festation qui devait avoir, par son ampleur, un éclat jusqu'alors
inconnu.
Les 41 Associations mutualistes de la colonie avaient été
invitées, par lettre en date du 15 juin 1929, à participer à la
grande fête du 14 juillet. L'invitation spécifiait que: « Toutes
les sociétés de l'île seront appelées à y prendre part. Chacune
d'elles devra être représentée par une importante délégation et
fera déposer une gerbe de fleurs sur le socle du Monument ».
*
**
La très grande majorité des sociétés s'empressèrent d'en-
voyer leur adhésion au secrétaire général de la Fédération et

224
GALERIES MARTINIQUAISES
marquèrent ainsi leur volonté de figurer au cortège mutualiste
du 14 juillet, à la fois pour fêter l'anniversaire de la Répu-
blique, apporter un souvenir ému aux morts de la Grande
Guerre, et affirmer, par une brillante démonstration publique,
la grandeur et la force de la Mutualité martiniquaise.
En vue de l'organisation matérielle de la manifestation, le
bureau fédéral tint une réunion à l'Hôtel de Ville de Fort-de-
France, le lundi 8 juillet 1929.
Le président fit connaître qu'il était heureux de communi-
quer aux membres du bureau l'acceptation, par le Comité mu-
nicipal des fêtes du 14 juillet, de l'offre de la Mutualité de
participer à ces fêtes par un défilé devant le Monument aux
morts. « Tous les mutualistes, dit-il, se réjouiront de cette déci-
sion dont les effets les plus certains auront été, en particulier,
de resserrer davantage les liens fraternels qui unissent les
membres de la grande famille mutualiste et de diffuser dans
le public le goût et l'amour de la mutualité.»
Après échange de vues entre les membres du bureau, il fut
définitivement décidé que:
1° La manifestation du 14 juillet consistera en un défilé à
la « Savane », devant le Monument aux morts;
2° Chaque société des communes sera représentée par une
délégation de 4 membres, au moins, munis de leurs insignes
ou cocardes. Les sociétés de la ville seront représentées par
tous leurs membres;
3° Toutes les sociétés viendront avec leur bannière et, à
défaut de bannière, un drapeau tricolore;
4° Arrivée au pied du Monument, chaque délégation s'arrê-
tera un instant et détachera 3 de ses membres, à l'effet d'aller
déposer une gerbe de fleurs sur le socle de ce Monument;
5° Toutes les délégations devront se rassembler le 14 juillet
à 7 heures 1/4, à l'Hôtel de Ville, pour se diriger ensuite, en
cortège, musique en tête, vers la « Savane », par les rues
Amiral-de-Gueydon, République et Victor-Hugo;
6° Après le défilé à la « Savane », elles reviendront à la
mairie par les rues Liberté et Amiral-de-Gueydon;
7° Il n'y aura pas de tenue de rigueur;
8° Un compte rendu détaillé de la manifestation sera mis
en brochure aux frais de la Fédération et offert gratuitement
à toutes les sociétés participantes en souvenir de la fête.
La veille du 14 juillet, le temps était affreusement mauvais.
La pluie tombait sans discontinuer. Les rues de la ville, comme

GALERIES MARTINIQUAISES
225
à Venise, étaient transformées en canaux. Une circonstance
aussi fâcheuse avait rempli les mutualistes d'une vive inquié-
tude et ils se demandaient avec tristesse s'il serait possible
de grouper suffisamment de sociétaires le lendemain, pour la
réalisation du but que s'était proposé la Fédération. Dans la
nuit même du 13 au 14 juillet, le mauvais temps qui sévissait
dans toute l'île n'avait cessé de jeter le trouble dans l'esprit
des organisateurs de la fête et de tourmenter les mutualistes.
Mais, dès l'aurore du 14 juillet, les éléments s'apaisèrent.
Plus d'averses. Les rues se vidèrent peu à peu de leurs eaux
boueuses. Le ciel s'éclaircit. Le soleil s'éleva lentement au-
dessus de l'horizon dans un splendide et féerique décor, et
l'astre du jour, radieux, rayonna dans le firmament avec un
éclat merveilleux.
Alors l'espoir des mutualistes se réveilla. Les cœurs se dila-
tèrent à la pensée que la journée s'annonçait favorable à la
manifestation si fiévreusement attendue.
Aussi, dès 7 heures du matin, la vaste salle du rez-de-chaus-
sée de l'Hôtel de Ville commença-t-elle à se remplir de délégués
mutualistes.
Le président et le secrétaire général de la Fédération arri-
vèrent de bonne heure sur les lieux, s'empressant auprès des
uns et des autres et faisant des vœux ardents pour le succès
de la fête.
Les craintes qu'on avait pu concevoir, en raison du temps,
se dissipèrent rapidement. Les mutualistes arrivèrent de
plus en plus nombreux de la plupart des localités de l'île
et des centres environnants du chef-lieu. Quant à ceux de la
ville, ils furent unanimes, à deux sociétés près, à se presser
autour des organisateurs de la manifestation.
Vers 7 heures et demie, on pouvait remarquer que la salle
du rez-de-chaussée et la cour de l'Hôtel de Ville étaient rem-
plies de mutualistes munis de leurs insignes, et portant des
emblèmes distinctifs de leur société, ainsi que des gerbes de
fleurs destinées au Monument aux morts.
Les insignes ou cocardes attachés à la boutonnière des hom-
mes ou fixés au corsage des dames, avaient les formes et pré-
sentaient les couleurs les plus variées. La plupart évoquaient,
par leur ingénieuse réalisation, une idée d'union et de con-
corde, et leurs couleurs symbolisaient l'Amour, la Fidélité,
l'Espérance.
15

226
GALERIES MARTINIQUAISES
Les bannières en satin blanc et rose artistement brodé, ou
en velours vert et rouge frangé d'or rutilant, étaient tenues
haut et ferme, au bout de leur hampe de bois verni. Les noms
des sociétés qu'elles représentaient s'y détachaient nettement.
Les cordons fixés aux côtés de ces bannières permettaient d'es-
corter le porteur de deux membres de chaque société.
Une mention spéciale doit être réservée à l'emblème de la
société « l'Humanité Solidaire », une des plus jeunes associa-
tions mutualistes des Terres Sainville et, en même temps, des
plus importantes de la ville par le nombre de ses adhérents.
On y lisait l'inscription suivante, brodée en lettres d'or sur
fond vert tendre:
« JÉSUS DE N A Z A R E T H ,
« JÉSUS père de la Fraternité. »
C'était une manière de rendre hommage à Jésus-Christ qui
fut, en effet, dans l'antiquité, le plus grand apôtre de la Fra-
ternité humaine.
La bannière de « l'Association des Ouvriers manuels et in-
tellectuels » n'était pas moins remarquable par son origina-
lité. Déployée et tendue dans le sens de sa plus grande dimen-
sion, elle était portée par deux sociétaires, et chacun en tenait
une extrémité; mais ses couleurs bleu, blanc et rouge, au lieu
d'être placées dans le sens vertical, se succédaient de haut
en bas, en longues bandes horizontales d'égale longueur. Le
sentiment patriotique était ainsi harmonieusement associé à
l'idée mutualiste.
La société « l'Idéal », dont le magnifique étendard en satin
bleu pâle cravaté du drapeau tricolore était orné de quatre
étoiles en velours tango, avait sorti ce jour-là un superbe
écusson d'un bel effet artistique. On y distinguait, sur un
fond identique à celui de la bannière, le nom de la société en
lettres d'or, puis, en guise de symbole, deux mains qui se
serraient; le tout entre deux paires de drapeaux tricolores
entre-croisés et ornés d'un ruban rouge. Ce dessin en aqua-
relle était dû au délicat pinceau de notre distingué compa-
triote Fernand Peux, artiste peintre, membre honoraire de
« l'Idéal ».
Les gerbes de fleurs que les sociétés devaient déposer au
pied du Monument aux morts rivalisaient de beauté: œillets,
tubéreuses, roses aux nuances diverses, bouquainvilliers, jas-

GALERIES MARTINIQUAISES
227
mins, fleurs de soleil, violettes, muguets, myosotis, pensées,
géraniums, avaient été mis à contribution dans la plus large
mesure. Groupées avec un goût délicat et un heureux dispo-
sitif, ces fleurs aux couleurs éclatantes répandaient dans l'as-
sistance les parfums les plus suaves. La plupart des gerbes
étaient portées dans de larges plateaux en argent. A côté d'elles,
on remarquait des bouquets de formes variées: éventails, pains
de sucre, couronnes, panachés, etc..
Gerbes et bouquets étaient enrubannés de tresses ou de guir-
landes tricolores entrelacées. Pareille pensée avait été inspirée
aux mutualistes par la préoccupation d'harmoniser tous les
nobles sentiments qui les animaient ce jour-là.
Qu'il nous soit permis, à cet égard, de féliciter d'une façon
toute particulière la Société Sainte-Catherine (Route de Schoel-
cher). Elle avait préparé son bouquet en forme de pyramide
et les fleurs qui le composaient avaient été choisies et dispo-
sées de manière à reproduire les couleurs nationales. On y
voyait, de bas en haut, l'hortensia (bleu), la tubéreuse et le
céphanotis (blanc), la rose et l'œillet (rouge).
Il est 8 heures. Le moment du départ est arrivé. Le temps
est superbe. Le ciel paraît s'associer à la grandiose manifes-
tation.
Le secrétaire général de la Fédération, aidé du secrétaire
adjoint, notre ami Jean Millienne, organise le cortège qui
doit se rendre à la « Savane ».
En tête des délégations des 31 sociétés qui participent à
la fête on aperçoit la bannière fédérale portée par un membre
de « l'Avenir de la Redoute », assisté pour les cordons de deux
mutualistes de carrière, MM. Eugène Larcher, président de
la société « Le Peuple », des Anses d'Arlets, et Amélius Sainte-
Rose, membre du comité de la « Fraternité des Ouvriers »,
titulaires tous deux de la médaille de bronze de la Mutualité.
Derrière l'étendard de la Fédération prennent place plu-
sieurs membres du Comité des Dames patronesses, M P. Nar-
me
dal, M de Lajonquière, M Ambroise, auxquelles se mêlent
lle
me
des délégués du bureau de la Fédération: MM. Fonrose, Edgard
Félix, Delouche, Philémon...
Puis viennent les délégations des sociétés. Leurs membres
sont groupés par rangs de quatre. Chaque délégation porte sa
bannière, son bouquet ou sa gerbe de fleurs. On remarque
qu'elles se suivent généralement par ordre d'ancienneté.
L'Association « la Caisse de prévoyance des Douanes » ferme
la colonne.

228
GALERIES MARTINIQUAISES
Le cortège de près de 1.500 délégués s'ébranle au son des
trompettes du Service des Douanes et de ceux du « Patronage
religieux », dont le dévoué concours en la circonstance est très
apprécié des organisateurs de la fête.
Au milieu d'une double haie de curieux accourus de toutes
parts, il parcourt, conformément au programme établi, les
rues Amiral-de-Gueydon, République, Victor-Hugo, pavoisées
aux couleurs nationales, et arrive à la « Savane » où le rejoi-
gnent M Victor Sévère, dame patronesse, présidente d'hon-
me
neur de la « Prévoyance des Femmes », ainsi que M. Saint-
Yves Matillon, président de l'Association fédérale.
A ce moment, la foule très nombreuse massée sur les côtés
de la grande allée centrale de la « Savane » témoigne d'un vif
intérêt et d'une cordiale sympathie aux manifestants mutua-
listes qui s'avancent gravement vers le Monument aux morts,
sous le regard admiratif des autorités civiles et militaires et
aux sons de la musique « Sainte-Cécile ».
La tête du cortège s'arrête en face du Monument. M Sévère,
m e
MM. Matillon et Astar s'en détachent, gravissent l'escalier de
pierre qui mène à sa base et, au nom de la Fédération Mutua-
liste de la Martinique, y déposent, après s'être pieusement
inclinés, une magnifique gerbe de fleurs.
Ce geste symbolique à l'adresse de Ceux qui sont morts pour
la France durant la Grande Guerre est imité avec la même
piété, la même ferveur et la même émotion patriotiques par
toutes les délégations de l'immense cortège, au fur et à mesure
de leur passage devant le beau Monument, dont le socle dis-
paraît bientôt sous un monceau de fleurs !
Le défilé terminé, l'orchestre « Sainte-Cécile » entonne la
Marseillaise, avec le même entrain qu'il l'avait exécutée au
début de la manifestation, et les délégations, toujours dans le
même ordre et musique en tête, prennent le chemin de retour
de l'Hôtel de Ville, en passant par l'allée du « Kiosque Muni-
cipal », la rue de la Liberté et la rue Amiral-de-Gueydon.
Sur un mot du président de la Fédération, elles rentrent à
la mairie et gagnent la vaste salle du théâtre dont les places,
du parterre aux troisièmes, sont envahies par les mutualistes.
Des fleurs, des palmes, des drapeaux garnissent l'intérieur du
monument.

GALERIES MARTINIQUAISES
229
Sur l'estrade, alignés en rangs parallèles, on remarque les
dames patronesses, les membres du bureau fédéral et des Pré-
sidents et Présidentes de différentes associations mutualistes.
Soudain, la Sainte-Cécile fait résonner sous la voûte du théâ-
tre les notes frémissantes et sublimes de la Marseillaise que
tous les mutualistes écoutent debout, dans un parfait recueil-
lement, tandis que M. le Gouverneur Canteau, accompagné
de son chef de cabinet, M. Henri Cadoré, du Maire de la ville,
M. Victor Sévère, et d'une délégation de la Fédération mutua-
liste composée de MM. Matillon, Astar et Milienne, fait son
entrée dans la salle.
Le Chef de la Colonie et le chef de l'Edilité serrent la main
à tous les occupants de l'estrade et gagnent les chaises qui
leur sont destinées.
Mais voilà que se dresse le Secrétaire général de la Fédé-
ration. Le silence devient impressionnant.
Au milieu de l'attention générale, M. Astar prononce un
magistral discours, souligné par les applaudissements répétés
de l'auditoire. Nous nous faisons un sensible plaisir d'en
extraire les passages suivants:
« Vous vous rappelez les difficultés qu'il (M. Matillon) a eu
à surmonter lorsqu'il s'est agi de créer la Caisse de retraite
des vieux mutualistes. Aidé par notre dévoué collaborateur
Jean Millienne, il a enfin pleinement réussi; et chaque année
les versements des associations affiliées augmentent le fonds
de réserve; les esprits prévoyants apprécient comme il convient
ce salutaire concours !
« Monsieur le Président de la Fédération, vous êtes notre
guide. Continuez ainsi à assurer votre dévouement envers la
collectivité qui peine et qui souffre, la Providence fera le
reste
« J'ai l'agréable devoir d'adresser bien respectueusement
mes remerciements à M Sévère, première Présidente hono-
me
raire de la Mutualité martiniquaise.
« Votre présence ici, Madame, en raison de la place que
vous occupez au sein de notre cité, rehausse la beauté et
l'éclat de cette belle cérémonie !
« Mutualistes ! oui, l'avenir est à la Mutualité. En déployant
aujourd'hui publiquement votre force, vous en donnez une
nouvelle preuve et le démontrez surabondamment par votre
discipline, par l'union des 1.500 cœurs qui battent à mes côtés

230
GALERIES MARTINIQUAISES
en ce moment et qui ne doivent avoir qu'un idéal: Aimez-vous !
Aidez-vous les uns les autres !
« Malgré la mauvaise humeur de notre ciel, d'ordinaire si
clément, cette manifestation a dépassé toutes nos espérances!
« Vous vous êtes fait un devoir d'y prendre part d'une façon
superbe autant que patriotique, marquant ainsi votre foi ar-
dente dans la doctrine mutualiste et votre amour toujours
brûlant et fidèle pour la Mère-Patrie.
« Honneur à vous, mutualistes venus des communes loin-
taines grossir les rangs de vos frères de la ville et déposer,
comme eux, des gerbes de fleurs au pied du gigantesque Mo-
nument aux Morts, symbole du souvenir et de la plus pure
reconnaissance à ceux que nous ne reverrons plus et qui sont
morts pour la plus belle et la plus sacrée de toutes les causes:
le Droit, la Liberté, la Justice! »
Après le Secrétaire général, le Président de la Fédération,
M. Matillon, prend la parole. Voici quelques extraits de sa
délicate allocution :
« Ils (les organisateurs de la Fête nationale) nous ont per-
mis d'affirmer la vitalité et la force de nos associations.
« En nous témoignant votre sollicitude, Monsieur le Maire,
vous avez prouvé une fois de plus l'intérêt que vous portez
aux œuvres de solidarité et de prévoyance mutuelle. Vous
avez montré, en outre, que vous savez ne rien négliger des
obligations morales de votre charge de premier magistrat de
la Cité.
« Honneur à vous, Monsieur le Maire.
« La Fédération serait heureuse que votre exemple soit suivi
par tous les maires de la Colonie. Ils contribueraient ainsi
au développement d'une œuvre de paix sociale et répondraient
au vœu le plus ardent du Gouvernement de la République.
« Le décret-loi de 1852 plaçait, en effet, les sociétés de se-
cours mutuels sous la tutelle des municipalités. La loi de 1898,
qui demeure la charte définitive de ces associations, proclama
leur autonomie. Mais les gouvernements qui se succèdent, sou-
cieux du développement et de la prospérité de ces œuvres de
haute portée sociale, n'ont jamais cessé de recommander à
ceux qui les représentent de contribuer dans la plus large
mesure à la vulgarisation de ces organismes.
« Tout dernièrement, Monsieur Poincaré, Président du Con-
seil des Ministres, au Congrès de Nancy, faisait un brillant
éloge de la Mutualité:

GALERIES MARTINIQUAISES 231
« Qui pourrait oublier, disait-il, le glorieux passé des So-
ciétés mutualistes, l'importance de leurs effectifs, l'éclat de
leurs services? Les sociétés de secours mutuels stimulent les
passions fécondes et amortissent les mauvaises. Elles dépouil-
lent chacun de leurs membres d'un peu de l'égoïsme inné, pour
l'accoutumer à la compréhension et au respect de l'intérêt
d'autrui. Elles font davantage, elles l'habituent à prévoir et
à épargner pour ses voisins, en même temps que pour lui.
« La Mutualité dans notre pays est loin d'avoir atteint son
complet épanouissement. Elle n'assure que les risques de
maladie et n'accorde qu'un modique secours en cas de décès.
« En France, elle secourt la mère, elle protège l'enfant, elle
soulage la vieillesse. Elle fait plus encore, elle combat la dépo-
pulation, organise des œuvres de prévention, habitue le tra-
vailleur, l'ouvrier, le paysan à la prévoyance, à l'épargne, et
leur donne ainsi les raisons les meilleures et les plus fortes
d'attachement à un pays et à un régime qui se préoccupe
chaque jour davantage de leur procurer les institutions les
meilleures et les plus fécondes.
« Pour que la Mutualité réalise pleinement le but qu'elle
se propose, un facteur essentiel s'impose: le nombre. Nos so-
ciétés de secours mutuels ne pourront envisager les différents
services qui sont de leur ressort que si leurs effectifs sont
importants.
« Le rôle que le législateur entend leur assigner dans l'ap-
plication de la grande loi des Assurances Sociales qui entrera
bientôt en application, ne pourra s'exercer utilement que si
elles sont importantes, puissantes et bien organisées.
« Tous nos efforts doivent tendre en conséquence au déve-
loppement des sociétés existantes. Une propagande constante
et active doit être menée.
« Il faut, au surplus, que ceux qui sont placés à la tête
de ce pays ne perdent pas de vue que la Mutualité ne consiste
pas seulement à faire œuvre de prévoyance individuelle, à
instruire l'individu des bienfaits personnels qu'il peut tirer
de la pratique des associations mutuelles. Ce rôle est bien
plus vaste. Il dépasse l'individu pour atteindre et améliorer
le milieu social dans lequel il vit.
« La Fédération a conscience d'avoir porté sa pierre à l'édi-
fice mutualiste de ce pays.
« Dans sa jeune existence, elle a non seulement fortifié les
liens de solidarité qui doivent unir tous les mutualistes, aidé
au développement des sociétés affiliées; elle a, en outre, fondé
la Caisse de retraite. Cette caisse, qui existe depuis deux ans,
se propose de servir une pension, si modique soit-elle, à ceux

232
GALERIES MARTINIQUAISES
que l'âge et l'infirmité mettent dans l'impossibilité de remplir
leurs obligations de sociétaires.
« Mais ce n'est là que le premier article du programme que
nous avons arrêté. Nous espérons que ceux qui nous succéde-
ront dans notre tâche délicate et ardue sauront la parachever.
« Nous avons foi d'ailleurs dans l'aide efficace et bienveil-
lante du Gouvernement local.
« Le chef titulaire de la Colonie nous a souvent répété que
l'avenir est à la Mutualité. Et chaque fois qu'il les prononçait,
ces paroles me remettaient en mémoire la belle conclusion du
grand Français Raymond Poincaré, au Congrès de Nancy,
auquel j'ai fait allusion tout à l'heure: « La Mutualité se trouve
« à la source d'un fleuve qui s'en va couler à travers le monde
« et féconder les terres où lèveront les moissons de l'avenir.
« Elle offre aux nations comme aux individus une règle de
« vie et une méthode d'action commune; pensons à demain,
« avant qu'aujourd'hui soit passé; aidons les autres pour que
« les autres nous aident; apprenons surtout à les aimer pour
« eux-mêmes et à les aimer d'autant plus qu'ils sont faibles
« et malheureux. »

Ces paroles, qui exhalent la foi ardente du Président de la
Fédération dans les destinées de la Mutualité martiniquaise,
sont très appréciées des assistants. Ceux-ci montrent leur sa-
tisfaction par les nombreux applaudissements qui crépitent
dans la salle.
C'est maintenant le tour de Monsieur le Gouverneur.
Le chef de la Colonie, en un langage choisi, rappelle qu'il
prenait part joyeusement ces jours derniers aux grandes
solennités scolaires de fin d'année et se sentait très heureux
de participer aux fêtes de la jeunesse studieuse de la Marti-
nique.
C'était, ensuite, le défilé militaire du 14 juillet auquel —
il y a quelques instants— il avait le grand honneur de pré-
sider en acclamant sur la « Savane » du chef-lieu la France,
la République et l'Armée, rempart de la défense nationale.
C'est maintenant la Mutualité martiniquaise qui lui pro-
cure l'occasion et la joie immense de communier aujourd'hui
avec ceux qui exaltent l'utilité et les bienfaits des œuvres de
prévoyance et de solidarité sociales.
M. le Gouverneur fait allusion à la fête anniversaire de la
société « l'Idéal », à laquelle (sur l'invitation de son distingué
Président, M. Titina) il avait assisté quelques jours aupara-
vant, en compagnie de M. Sévère et de Madame.
Il cite des paroles de paix, d'union, de concorde, que M. Poin-

GALERIES MARTINIQUAISES
233
caré, Chef du Gouvernement, avait récemment prononcées
dans une fête mutualiste. Il rappelle aussi quelques hautes
pensées du grand mutualiste Léon Bourgeois et, après avoir
montré les rapports de la Mutualité et de l'Harmonie sociale,
il déclare qu'il faut célébrer cette harmonie, qu'il faut en appe-
ler le règne de tous nos vœux, et termine en promettant le
concours le plus entier de l'Administration à tous les grou-
pements mutualistes de la Martinique.
Le discours de M. le Gouverneur est salué par une ovation
très enthousiaste. Toute la salle vibre d'émotion.
* *
Enfin, M. Sévère prend la parole au nom de la Municipalité
et de M Sévère, « mutualiste ardente et sincère ».
m e
Le Maire de la ville, dont l'éloquence n'est pas à démon-
trer, remercie en quelques mots bien goûtés les organisateurs
de la grande manifestation mutualiste.
Il assure la Mutualité du dévouement de la Municipalité
de Fort-de-France dans toutes les circonstances où elle peut
avoir besoin du concours de la ville, « concours plus modeste,
moins puissant, certes, que celui de la Colonie, mais toujours
agissant et sûr ».
Il croit à l'avenir de la Mutualité et convie ses concitoyens
à rechercher de plus en plus les œuvres de Solidarité et de
Prévoyance sociales.
Il cite l'œuvre de la société de secours mutuels des Terres-
Sainville (l'Humanité Solidaire) comme un bel exemple d'ac-
tion mutualiste. Cette société, qui compte un nombre impo-
sant de membres, existe depuis trois ans seulement. « Elle a
surgi des miasmes des Terres-Sainville avec une vitalité qui
fait le plus grand honneur à ses fondateurs et à ses membres. »
M. Sévère termine en félicitant chaudement tous les ani-
mateurs de la vie mutualiste à la Martinique.
La salle ne lui ménage pas ses chaleureux applaudissements.
*
* *
La musique Sainte-Cécile a eu la bonne grâce de jouer les
meilleurs morceaux de son répertoire entre les discours et à
la fin de la partie oratoire du programme de la grande mani-
festation mutualiste.
*
**
C'est le moment de la dislocation. Les autorités se retirent
après avoir salué les membres du bureau de la Fédération.

234
GALERIES MARTINIQUAISES
Les mutualistes se répandent en ville; certains d'entre eux
se dirigent vers le siège de la société « La Solidarité », où
le Président, M. Edgard Félix, leur fait les honneurs de ce
groupement.
Mais la plupart se rendent à la « Prévoyance des femmes »,
où les membres du conseil d'administration de cette impor-
tante association féminine leur offrent un vin d'honneur suivi
d'un lunch.
Là, M. Astar et le signataire de ce compte rendu adressent
quelques mots aux mutualistes. Ils les prient d'excuser le
Président de la Fédération que les exigences de ses fonctions
d'adjoint au Maire de la ville empêchent de venir assister
au vin d'honneur de la « Prévoyance des femmes », et donnent
l'assurance que M. Matillon est de cœur avec eux. Ils s'étendent
un moment sur la beauté de l'œuvre mutualiste, sur la fécon-
dité et la puissance de ces grandes forces morales que sont dans
la République démocratique, la Prévoyance et la Solidarité.
* *
La grande manifestation mutualiste du 14 juillet 1929 s'exé-
cuta donc de la plus heureuse façon et eut un succès des plus
complets.
Par l'accueil qu'elle reçut dans le public, elle contribua
certainement à augmenter le prestige et l'autorité de la Mu-
tualité martiniquaise dont l'action bienfaisante et salutaire
est un important facteur de concorde et de paix sociales.
Les annales mutualistes de ce pays n'avaient jamais enre-
gistré, dans cet ordre d'idées, un mouvement d'aussi grande
envergure.
La première manifestation du genre remonte à l'année 1901,
au moment de l'inauguration de l'Hôtel de Ville de Fort-de-
France.
La deuxième se produisit en 1906, époque à laquelle des
amis et défenseurs de la Cause mutualiste, pour perpétuer
le souvenir d'une importante fête de la Mutualité à la Marti-
nique, avaient songé à planter un Arbre symbolique au milieu
de la « Savane des Quatre Noirs », sise en face de la caserne de
gendarmerie, arbre que, par la suite, des mains impies et sacri-
lèges avaient détruit, autant dans une pensée de basse ran-
cune politico-ethnique, que pour l'accomplissement d'un acte
stupide de vandalisme.
Enfin, plus près de nous, en 1927, M. de Guise, Gouverneur
de la Martinique, avait obtenu des dirigeants de la Mutualité
qu'un défilé mutualiste vînt illustrer à la « Savane » du Chef-
lieu, concurremment avec des associations sportives, la fête
nationale du 11 novembre 1927.

GALERIES MARTINIQUAISES
235
Mais, dans ces différentes circonstances, seules les sociétés
mutualistes de la ville de Fort-de-France avaient été à l'hon-
neur.
La Grande Fête Mutualiste du 14 juillet dernier aura eu
le mérite d'avoir réussi à grouper, dans une grandiose mani-
festation, des délégations de la grande majorité des associa-
tions de secours mutuels de la Colonie, c'est-à-dire un nombre
de délégués de l'ordre de 1.500 unités, représentant une dizaine
de milliers de sociétaires.
Fort-de-France, le 28 juillet 1929.
CÉSAIRE PHILÉMON,
Membre du bureau fédéral,
chargé de la rédaction du compte rendu.

IX
ACTIVITÉ SPORTIVE
La Martinique occupe à l'heure actuelle, dans le domaine
sportif, une place des plus honorables et des plus enviables,
par rapport à ce qui se pratique, à cet égard, dans les autres
colonies françaises et même dans bien des départements de
la Métropole. Ceci est une opinion courante, émanant d'ail-
leurs de nombreuses personnalités ayant voyagé dans la Mé-
tropole, ayant parcouru la plus grande partie de la France
d'outre-mer, et formulée surtout par les vaillants marins de
nos unités navales, habitués à sillonner les mers les plus loin-
taines et à se livrer à des exercices en plein air, au cours de
leurs stations dans les principaux ports de nos territoires
coloniaux.
La culture physique, entreprise dans l'île bien avant la catas-
trophe de 1902, notamment à Saint-Pierre où il a été donné
d'assister aux brillants jeux d'athlétisme de « La Martini-
quaise Sainte-Cécile », et à Fort-de-France où la société « La
Française », dont la création remonte à 1888, a fourni d'excel-
lents résultats sportifs sous l'intelligente direction des Tiberge,
des Nelly, des Sauvage, des Achille, des Cadoré, des Nays, des
Saint-Félix, des Hing, des Montier..., la culture physique,
disons-nous, s'est engagée ici dans une voie décisive depuis
la grande guerre.
Le besoin de soigner le développement corporel est défini-
tivement entré dans les mœurs de la jeunesse créole, à la
fois par goût et par nécessité. Ainsi s'explique la belle florai-
son d'associations sportives qui existe au pays et qui, de pro-
che en proche, gagne les localités les plus apparemment déshé-
ritées du pays. Il n'est pas jusqu'aux chasseurs qui aient eu
la volonté de se grouper en un organisme sportif (Association

GALERIES MARTINIQUAISES
237
Saint-Hubert), cultivant ainsi, dans la cynégétique, les sen-
timents d'union et de fraternité si indispensables au progrès
social de notre petite patrie.
L'éducation physique rationnelle fait d'ailleurs partie des
programmes officiels d'enseignement dans toutes les écoles
publiques de la Colonie, tant de filles que de garçons. Elle
nous prépare une belle et robuste génération de Martiniquais.
Toutes les sociétés de la Colonie sont organisées en Fédéra-
tion. Le Président actuel de l'U.S.M.S.A. (Union des Sociétés
Martiniquaises de Sports Athlétiques), M. Louis Achille, Pro-
fesseur au Lycée Schoelcher, chevalier de la Légion d'hon-
neur, titulaire de la médaille d'or de l'Education physique, est
un chaud partisan de la régénération scientifique de la race
et un infatigable animateur du sport. En des mains aussi con-
vaincues et aussi dévouées, l'avenir du sport martiniquais
est sauvegardé.
En attendant la complète installation du « Stade de Belle-
vue », où tout sera entrepris pour réunir le maximum d'uti-
lité et de confort, nous aurons bientôt la « Maison du Sport »
à Fort-de-France, élégant édifice, d'architecture assez élégante,
où viendront communier, dans la plus heureuse et la plus
cordiale harmonie, tous les sportifs de notre Martinique bien-
aimée.
*
**
Afin de donner une idée plus claire et plus détaillée de la
situation sportive actuelle de notre île, nous passons la plume
à notre jeune et distingué compatriote, M. W . Eda-Pierre,
approuvé au dernier Congrès de l'U.S.M.S.A., tenu au Théâtre
municipal de Fort-de-France, le 11 janvier 1931.
R A P P O R T SEMESTRIEL
des travaux du Comité de l'U.S.M.S.A., présenté
par le Secrétaire général W . E D A - P I E R R E
au Congrès du 11 janvier 1931
Messieurs,
Notre tâche semestrielle, qui consiste à « faire le point » ,
se trouve aujourd'hui grandement facilitée. Nous en sommes
très heureux, et en guise de préambule de compte rendu moral,
il nous plaît de vous féliciter par anticipation de notre con-
grès, où, croyons-nous, le contact entre l'assemblée et le bureau
aura lieu dans une atmosphère d'estime, de bonne foi et de
courtoisie.

238
GALERIES MARTINIQUAISES
Cette confiance des membres du comité est née de la sym-
pathique collaboration des clubs affiliés. Aussi, comment ces
sentiments altruistes ne se prolongeraient-ils pas jusqu'à cette
fin d'exercice, au terme même de la mission que vous aviez
bien voulu leur confier.
En l'occurrence, il ne saurait déplaire au Secrétaire géné-
ral de vous montrer le chemin parcouru, et de vous en signa-
ler les étapes. Le jalonnement de ce qui nous reste à faire
peut ne pas être parfait; mais il n'en est pas moins certain qu'il
indique suffisamment notre marche en avant vers notre rêve
sportif idéalisé.
*
**
Le deuxième semestre de l'année fut marqué, Messieurs,
par un événement heureux, dont l'Union des Sociétés Marti-
niquaises de Sports Athlétiques devait bien saisir la portée.
La venue à la Martinique de notre compatriote Alcide Del-
mont, alors Sous-Secrétaire d'Etat aux Colonies, apportant à
notre pays le salut affectueux de la Mère-Patrie, fut déjà en
soi d'une importance très grande, lorsque par surcroît, on
savait le Ministre soucieux de prêter toute son attention à l'épa-
nouissement de notre vie coloniale et à l'essor même de notre
Martinique.
Ainsi, cet homme appelé à la direction des affaires de la
« plus grande France », ce compatriote auquel il fut réservé,
au programme national, l'étude du problème humain aux
colonies, accorda une agissante autant que généreuse pensée
à l'Education physique, l'une des solutions les plus sûres,
résolvant le délicat problème de l'amélioration morale et cor-
porelle de l'individu.
La bienveillance de M. Alcide Delmont procède, comme il
le prouva ces derniers mois, d'un ferme propos d'encourager
les sports aux Colonies et, en applaudissant de grand cœur à
notre action, en s'y intéressant au point de s'y mêler, il nous
a apporté ce puissant réconfort moral nous permettant de bien
augurer de l'avenir.
La Coupe du Ministre, remise solennellement au nom du
Gouvernement de la République, perpétuera le souvenir d'une
manifestation brillante qui est notre premier pas hardiment
exécuté, certes, vers les compétitions officielles d'athlétisme
de la Fédération. Brillante quant à la présence de personna-
lités éminentes, brillante quant à l'importance du nombre
admirablement organisé et discipliné, brillante quant aux pa-
roles chaleureuses et convaincantes qui y furent prononcées,
mais médiocre, avouons-le, quant aux performances réalisées.

GALERIES MARTINIQUAISES
239
Les épreuves de la journée du 6 septembre dernier, pour
avoir été disputées dans des conditions atmosphériques déplo-
rables et sur un terrain inapproprié, ne donnèrent pas les
résultats que chacun des athlètes eût pu escompter, sans pré-
judice du délai insuffisant d'entraînement et de préparation.
Toutefois, il nous est un plaisir de mentionner la perfor-
mance de notre camarade André Audenay dans les 100 mètres
qu'il réalisa dans le temps de 11" 2/5. Que notre champion de
course de vitesse modifie son départ, qu'il recherche le style
par un effort sérieux et soutenu, avec ses longues foulées, il
sera sûr d'un succès dépassant les limites étroites de notre
pays.
Lorsque nous félicitons André Audenay, nous manquerions
à nous-mêmes si nous n'adressions nos vifs compliments au
Golden Star, détenteur de la Coupe du Ministre. Il est en
même temps de notre devoir d'inviter les sociétés affiliées à se
préparer d'ores et déjà pour une nouvelle journée que nous
souhaitons plus complète et plus réussie (en programme et en
résultats sportifs) que celle de l'année dernière.
A l'issue de la journée du 6 septembre, M. le Sous-Secrétaire
d'Etat décerna des diplômes et des médailles de l'Education
physique à ceux qui sont les zélés animateurs des sports dans
la colonie. Remercions-le une fois de plus du bienveillant inté-
rêt qu'il nous porte en nous efforçant de nous en montrer
dignes par la persévérance dans l'effort et la continuité dans
l'action.
**
C'est encore dans un but de propagande sportive que la
remise de la Coupe Séjourné, instituée par un métropolitain,
capitaine aviateur, chef d'escadrille valeureux durant la guerre,
eut lieu à la Société de culture physique « La Française » à
l'issue de la rencontre « Entente Sportive » - « Good-Luck ».
Nous avons eu à regretter l'absence de quelques sportifs à
cette cérémonie, au cours de laquelle le donateur exprima
l'immense plaisir qu'il éprouvait à remettre le trophée au vain-
queur, le « Club Colonial ».
L'objet d'art, d'une délicate fabrication, dénote le sens artis-
tique qui a présidé à son choix. M. Louis Séjourné peut se
vanter d'avoir admirablement fait les choses en l'accompa-
gnant de 12 médailles et d'une maquette devant revenir à
l'équipe, à l'arbitre et à la société victorieuse. Nous lui en
sommes reconnaissants et le remercions très vivement de son
offre généreuse. Le Congrès, applaudissant à la belle victoire
du « Club Colonial », formule des vœux afin que cette société

240
GALERIES MARTINIQUAISES
persévère dans l'heureuse voie qu'elle s'est tracée et prie les
autres groupements de suivre ce brillant exemple.
*
**
La Coupe de Noël, remportée cette année par le « Golden
Star », le gagnant du premier trophée en 1927, fut disputée
sur le terrain B de la Savane, suivant le désir exprimé par
les représentants des clubs, la commission de football et le
bureau fédéral. C'est donc unanimement, sans qu'il s'élevât
la moindre protestation, que l'on reconnut le terrain jouable.
Il est en effet, à tous les points de vue, préférable à l'ancien
ground A, dont l'aire accidentée ne permettait pas sans ris-
ques la pratique du football association.
C'est en nous conformant aux dispositions des règles du
jeu, fixées par l'International Board, que nous avons délimité
le terrain B, suivant les dimensions intermédiaires 110X73.20.
Voici pourquoi nous avons été surpris de la réclamation
de rares joueurs, il est vrai, ou supposés tels, demandant des
cotes plus modestes. Nous aurions été heureux d'accéder à
leur désir, si leur habitude de jouer sur le terrain A, au tracé
non réglementaire, n'était la seule raison de leur intervention.
On s'est rendu, d'ailleurs, parfaitement compte des
avantages certains qu'offre le ground actuel, ne serait-ce que
pour l'organisation des rencontres. L'installation des sièges
payants s'en est trouvée facilitée; les joueurs eux-mêmes sont
satisfaits des mesures d'ordre et de police qui empêchent les
nombreux spectateurs de gêner la conduite normale des com-
pétitions. A ce sujet, il nous est encore agréable de féliciter
le Président de la commission de football, Gaston Jean-Marie,
dont nous avons déjà, au congrès de l'an dernier, signalé l'in-
telligente activité.
*
**
Mais, dans la Coupe Théolade, nous eûmes, Messieurs, à
déplorer un fâcheux incident avec quelques accidents heureu-
sement sans gravité, qui en marquèrent l'ouverture. L'ardeur
combative des deux sociétés eût pu être calmée par une sévère
sanction du bureau fédéral. Malgré tout, en examinant le conflit
avec bienveillance et non avec faiblesse, eu égard surtout au
premier cas d'espèce soumis à l'arbitrage de notre conseil
de discipline, un blâme fut infligé aux deux équipes fautives,
avec rappel qu'en cas de récidive, il leur sera fait une stricte
application des règlements.

GALERIES MARTINIQUAISES
241
Cette sanction mitigée porta ses fruits; et à la décharge de
1'« Entente sportive » et du « Good-Luck » rien de ce passé
récent ne subsiste. Il faut avouer d'autre part, que le bel esprit
sportif reprenant ses droits et à l'exemple de l'orage préparant
un ciel radieux, une atmosphère sereine, l'incident du
27 novembre créa « l'Entente Cordiale » en cimentant les liens
de sincère camaraderie que les sports seuls, sont en droit de
revendiquer.
Par ailleurs, pour récompenser le bel exemple d'efforts de
1'« Entente sportive » dans le but de l'encourager à mieux faire,
notre président voulant sanctionner l'énergique activité du
finaliste de la Coupe Théolade, a voulu lui offrir, à titre per-
sonnel, ce magnifique objet d'art, lequel témoignera de la
volonté agissante et de l'effort persévérant de la jeune société.
**
Ces considérations sur la Coupe Théolade nous incitent à
vous parler, non pas de l'arbitrage: leitmotiv, dirait-on, des
rapporteurs et clef de voûte, semble-t-il, des rapports semes-
triels, mais de l'arbitre.
Nous ne penserions pas à le mentionner s'il ne nous était un
devoir de vous demander une motion de félicitations à l'adresse
du camarade Paul Maccio. En même temps, quoique vous
soyez peu prodigues en manifestations de ce genre, ce qui en
renforce d'ailleurs le caractère, nous vous prions de voter un
second témoignage, aussi chaleureux que le précédent, lequel
exprimera votre sympathie reconnaissante au camarade Mau-
rice Jeansou, membre actif individuel, directeur depuis deux
ans, aussi compétent que désintéressé, de nos rencontres en
basket-ball.
En ce qui concerne le basket-ball et le volley-ball, les feuilles
d'arbitrage signalent des progrès très sensibles dans tous les
clubs. Le « Golden-Star » et le « Club Colonial » se sont parta-
gés les trophées, ce qui prouve l'égal mérite des deux cham-
pions.
La commission de basket-ball eut à solutionner un cas liti-
gieux. Il fut tranché avec une maîtrise et une impartialité qui
honorent son président, le camarade Edouard Baron. La
société dont la protestation fut répétée s'en tint à la décision
et n'adressa point le pourvoi dû au comité. Nous avons retenu
ce geste dénotant un beau sentiment de discipline.
* *
Mais les épreuves de basket-ball et de volley-ball, ne furent
pas disputées, à l'exception de « La Gauloise », par les sociétés
communales. Ces compétitions ont été circonscrites à Fort-de-
16

242
GALERIES MARTINIQUAISES
France, éliminant par voie de conséquence, et nous le regret-
tons fort, « La Gauloise », le « Stade Spiritain », « l'Essor » et
« l'Union Franciscaine », pour le championnat des communes.
La grande pitié des sociétés hors du chef-lieu existe. Nous
avons à nous en inquiéter très sérieusement. Lorsque la Fédéra-
tion aura droit de regard sur tous les centres sportifs de l'île,
avec des ressources plus nombreuses et surtout plus assurées,
les clubs ne se chercheront pas et seront une force. Pour l'ins-
tant, MM. les maires mériteraient du pays, s'ils avaient à cœur
de s'intéresser au perfectionnement physique de la jeunesse de
leur localité. D'une intéressante communication de M. René
Danger, nous extrayons ce qui suit et pensons que nos grou-
pements pourront en tirer profit tôt ou t a r d : « On conviendra
qu'il ne suffit pas d'encourager les jeux propres à développer
le corps — Mens sana in corpore sano — qu'il ne suffit pas
d'augmenter le nombre de ceux qui pratiquent les sports pour
satisfaire à la nécessité d'Education physique qui s'impose,
non seulement à la France, mais encore à toutes les nations
du monde. Toutes les manifestations verbales d'intérêt, les
appels aux foules sportives sont inopérants lorsque les jeunes
gens, les joueurs, les athlètes n'ont pas de terrain pour agir,
s'ébattre, y développer leurs efforts d'émulation ou les phases
plus ou moins disciplinées, plus ou moins rythmées des jeux
et exercices dont l'emplacement le plus favorable, le plus
hygiénique est un grand terrain en plein air. »
C'est bien ce qu'avait compris le Parlement qui, en 1925,
avait voté la loi autorisant l'expropriation pour créer des ter-
rains de sports, laquelle loi était publiée au journal officiel du
26 mars 1925 avec le texte suivant:
A R T I C L E UNIQUE. — Les communes, les départements et
l'Etat pourront poursuivre l'expropriation pour cause d'utilité
publique des propriétés particulières non bâties, jugées néces-
saires à l'établissement des terrains sportifs, sans que l'expro-
priation puisse s'étendre aux propriétés bâties, ni aux terrains
y attenant et en dépendant.
Remarquons pourtant que ce n'est pas le seul moyen de dési-
gnation officielle des meilleurs terrains de jeux qui soit à la
disposition de l'initiative municipale ou sportive. En effet, les
lois sur les plans de villes des 14 mars 1919 et juillet 1924,
font une obligation aux techniciens chargés des études d'amé-
nagement de fixer sur leurs plans la position des espaces libres
à prévoir.
Messieurs, nous n'osons pas pour l'instant, en attendant que
nous étudiions ces procédures d'expropriation si intéressantes

GALERIES MARTINIQUAISES
243
réglées par la loi de 1841 et surtout celle du 6 novembre 1918,
en notant spécialement l'article 63 de cette loi, nous n'osons
pas, disons-nous, nous prononcer sur cette question; théori-
quement résolue en France, elle le sera un jour ici. Mais qui
donc eut un sourire sceptique parce qu'un d'entre nous parlait
de la possibilité d'échanger le terrain de l'Hôpital militaire,
sous peu désaffecté, contre le stade de Bellevue ?
Ceci montre bien le législateur reconnaissant le puissant
intérêt de l'Education physique. Les municipalités de l'île ne
se déroberont pas à une mesure sociale qui s'impose. Il nous
appartient de la leur faire respectueusement comprendre, sans
qu'il faille leur demander de recourir à l'arme redoutable de
l'expropriation.
Cette brûlante question de terrain a été signalée par nous
au Ministère de l'Education physique, à qui nous avons deman-
dé, sur les conseils de l'ex-Secrétaire Général de l'Union, Félix
de Montaigne, alors à Paris, une subvention annuelle en faveur
de notre stade. C'est vous dire, messieurs, que notre camarade
de Montaigne, à l'égard duquel les sportsmen professent la plus
grande estime, et que nous nous empressons de saluer amica-
lement dans cette enceinte, ne s'est aucunement désintéressé
de l'œuvre qui nous tient à cœur à tous.
* *
Notre activité sportive, malgré tout, se précise, et notre mou-
vement progressif s'affirme. Cette année a marqué plus bril-
lamment que les précédentes. Indépendamment des matches
officiellement organisés par l'Union, il nous est une satisfaction
de mentionner dix-huit rencontres de foot-ball et de basket-
ball, deux tournois d'escrime, trois parties de tennis avec les
sportifs de passage durant le mois de novembre. Les officiers
de la première escadre légère française, sous les ordres de
l'Amiral Descottes-Genon, ont bien voulu nous faire part de
leurs impressions. De toutes les colonies françaises, la Marti-
nique est celle où l'activité sportive est la plus intense.
Ils vou-
draient y séjourner longtemps, afin de pouvoir surtout parti-
ciper à nos jeux en plein air. Ils ne manqueront d'ailleurs
pas d'y retourner.
Ainsi, avec notre sympathie cordiale, notre amitié inalté-
rable, les beautés de notre ciel et les splendeurs de nos sites,
voilà nos sports, nos jeux, se mêlant eux aussi « à tout ce qui
parle à l'âme au doux pays des Revenants».
*
**
Il est un fait certain que nos hôtes comprendront mieux cette
psychologie créole, cette « intimité honnête », dont a parlé

244
GALERIES MARTINIQUAISES
excellemment le père Dutertre, lorsque la maison du sport leur
procurera plus facilement le plaisir de coudoyer la jeunesse
intelligente et cultivée de ce pays. Notre Président saisissant
tout le premier avec notre regretté Virgile Frédal, la portée
sociale de l'œuvre, s'y est attelé courageusement, et d'une
volonté tenace, lui consacre, et son temps, et sa peine; encore
sommes-nous tenus afin que rien ne vous soit caché, en faisant
violence à notre respect pour sa modestie — nous le prions de
nous en excuser — sommes-nous tenus d'ajouter ses sacrifices
pécuniaires.
Les travaux de « la Maison du Sport » ralentis par suite de
manque de fonds et les négociants se montrant moins disposés
à nous consentir de longs crédits, M. Louis Achille fit des
démarches près du Gouverneur afin d'obtenir une nouvelle
tranche de subvention de cent mille francs. Malheureusement,
des événements contrecarrèrent ses projets et motivèrent son
avance personnelle dé trente mille francs. Les travaux repri-
rent pour être une fois encore interrompus et de nouvelles
démarches nous assurèrent la continuation de l'entreprise à
partir du 15 janvier prochain.
Dans ces conditions, messieurs, avec les promesses de la
haute administration et du Conseil Général bien intentionnés,
nous espérons inaugurer notre édifice le 14 juillet de cette
année.
La volonté d'aboutir de M. Achille est d'autant plus méri-
toire, que nous avons à nous plaindre de l'oubli facile des sports-
men. Ceux-ci semblent ne plus se souvenir de leurs promesses
solennellement exprimées au Congrès du 20 juillet 1930, con-
sistant à souscrire 25 francs chacun au bénéfice de la Maison
du Sport. Il nous est pénible de signaler, au risque de vous
déplaire, votre mauvaise volonté d'apporter cette aide maté-
rielle nécessaire à l'achèvement des travaux. Mesurez donc
toute la valeur du précepte: « Hercule veut qu'on se remue ».
C'est pourquoi, après cet exposé, le Congrès manquerait à son
devoir le plus impérieux s'il n'adressait à M. le Gouverneur
Gerbinis, aux pouvoirs du Conseil Général, à votre Président
d'honneur, M. le Colonel Fauché, grands protecteurs des sports,
l'expression de ses sentiments de déférente gratitude, et s'il ne
soulignait par une motion de confiance au Président, l'inlas-
sable dévouement à notre cause de M. Louis Achille.
*
* *
Messieurs, les bruits les plus divers, susceptibles de nuire à
notre mouvement ont circulé, concernant l'affiliation de « La
Française » à l'U. S. M. S. A. Les dirigeants de la société de

GALERIES MARTINIQUAISES
245
culture physique s'en sont émus, et dans le but de dissiper
tout malentendu, conçurent l'idée de réunir à leur siège, les
comités des deux groupements considérés.
Les conditions de l'affiliation de « La Française » furent
mises au point à la réunion du mardi 19 novembre 1930. Rien
de ce qui a été décidé n'est de nature à léser les clubs affiliés.
Il s'est agi seulement de préciser les dispositions acceptées
provisoirement par les représentants des différents clubs le
7 novembre 1928 et ratifiées au Congrès extraordinaire du
16 décembre de la même année.
Enfin, le nuage qui s'amoncelait s'est dissipé. En vue de
notre intérêt commun, nous comptons fermement sur une
collaboration féconde de la société de culture physique.
* *
Et c'est précisément notre souci d'oeuvrer utilement, qui
nous a invité à demander au département de l'Education phy-
sique et de l'Intérieur, notre reconnaissance d'utilité publique.
Cette garantie morale nous est nécessaire. Notre dossier a été
adressé au sous-secrétaire d'Etat Alcide Delmont, lequel a
accepté de le transmettre à son collègue de l'Education phy-
sique en l'appuyant de sa haute autorité. Bien plus, voulant
renforcer notre action, nous avons, en même temps, sollicité
notre agrément au Ministère de la Guerre (1). Cette demande
fut reprise après de Montaigne, avec les renseignements com-
plémentaires et indispensables dus à la bienveillance du Capi-
taine Emile Bosc. Le nouveau chef du Service de l'Education
physique s'est, depuis qu'il est dans la Colonie, mis de bonne
grâce à notre disposition.
Le Congrès, en hommage au Capitaine Bosc, lui adresse avec
ses souhaits de bienvenue et ses vœux d'heureux séjour à la
Martinique, ses plus sincères remerciements.
*
**
Cette année, nous aurons à organiser des journées d'athlé-
tisme indépendamment de celle de la Coupe du Ministre.
Des brevets sont en notre possession et ne seront délivrables
qu'autant que les athlètes auront rempli les conditions prévues
par les règlements de la 2 F. A. Il faut, d'autre part, que nous
pensions au championnat de natation avec concours de plon-
geons, car les compétitions de cet ordre s'imposent dans un
(1) L ' U . S . M . S . A . , p a r D é c i s i o n m i n i s t é r i e l l e d u 15 j a n v i e r 1931, a été
agréée p a r l e D é p a r t e m e n t d e la G u e r r e s o u s le n ° 13.942, c o m m e Société
d ' E d u c a t i o n p h y s i q u e .


246
GALERIES MARTINIQUAISES
pays comme le nôtre, disposant de baies et d'anses aux eaux
calmes et où les nageurs sont si nombreux. A ce programme,
inscrivons les championnats de basket-ball et de volley-ball
pour les juniors en envisageant la possibilité de créer une
Coupe d'athlétisme des communes. Rien de ce qui touche à
notre perfectionnement ne devant nous laisser indifférents, il
serait désirable de penser au contrôle médical dans la pratique
des sports. Notre éducation sportive gagnerait à organiser quel-
ques conférences qui seraient faites par des spécialistes avec
projections cinématographiques du centre de l'Education phy-
sique.
Pour que ce modeste programme soit exécuté comme l'enten-
dent vos dirigeants, il faudra une organisation sérieuse du
Secrétariat. La Fédération avec les sociétés nouvelles, le « Red
Star » du François, le « Réveil » du Marin, le « Good-Luck
junior » et le « Club Scolaire » de Fort-de-France, sur l'affilia-
tion desquelles vous aurez à statuer, comptera dix-huit sociétés
affiliées, avec un effectif de 2.030 sportifs, nous ne nous éten-
drons point là-dessus, l'éloquence des chiffres est suffisante à
expliquer notre force.
L'activité de l'Union a été reconnue en France, d'abord par
le Secrétaire général de la 2 FA, M. Paul Méricamp, lequel
nous a félicité, dans sa lettre du 5 novembre 1930, et ensuite
par le bureau même de la Fédération française d'Athlétisme
nous consacrant une note élogieuse dans son bulletin du 30
novembre 1930.
*
* *
Messieurs, nous ne sommes pas les seuls à demander des
dirigeants, M. J. Genet, Président de la 2 F. A., considérant ce
qui reste à faire, l'activité de l'homme ayant des limites, cons-
tatait combien demeurait rare cette espèce de sportif que l'on
appelle le dirigeant. Et dans son allocution au nom du bureau,
il exprimait l'idée que des mesures sont à envisager pour
seconder les dévoués qui fournissent un labeur de tous les ins-
tants.
Messieurs, inspirez-vous de ces sages paroles. Ici, au Congrès,
nous faisons appel chaque année à la compétence et à la bonne
volonté de tous. Les délégués des sociétés en renouvelant les
membres du comité et des commissions techniques, feront,
nous l'espérons, un choix judicieux. C'est avec ce sentiment
que nous vous prions d'élever vos cœurs à la hauteur de la

GALERIES MARTINIQUAISES
247
mission qui vous est confiée. Employez votre enthousiasme,
votre esprit et votre volonté au service de cette cause sportive,
on ne peut plus humaine, pour le prestige de notre admirable
petit pays et crions en chœur: « Vive l'U. S. M. S. A. ! Vive la
Martinique ! Vive la France !
Fort-de-France, le 9 janvier 1931.
Le secrétaire général,
WILLHEM EDDA-PIERRE.

PAGES LITTÉRAIRES
I. — Bibliographie récente
L e magnifique ouvrage de M. le Docteur William Dufou-
geré, i n t i t u l é : Madinina, reine des Antilles, ( 1 9 2 9 ) , renferme
in fine, une importante Bibliographie de la Martinique que cha-
cun peut consulter avec fruit.
Mais l'écrivain martiniquais a eu bien soin d'écrire que cette
bibliographie « n'a pas la prétention d'être complète ». Et puis,
ce travail s'arrête à l'année 1929.
A l'énumération de M. le Docteur Dufougeré, ajoutons les
noms des auteurs martiniquais ci-après et les œuvres qu'ils
ont composées:
Paul LABROUSSE. — Le Don Juan de Molière ( 1 9 2 5 ) .
Imprimerie D J . Kromwell, 7 3 , rue
m e
Schœlcher, Fort-de-France.
— On ne badine pas avec l'amour ( 1 9 3 1 ) .
Imprimerie Deslandes, Fort-de-France.
— La Poésie symboliste ( 1 9 2 9 ) .
De Platon à Jehan Rictus ( 1 9 2 9 ) .
Victor CORIDUN. — Le Carnaval de St-Pierre Martinique.
(Chansons Créoles) ( 1 9 3 0 ) .
Imprimerie R. Illemay, Fort-de-France.
André THOMAREL. — Contes et Paysages de la Martinique ( 1 9 3 0 )
Imprimerie Antillaise, Fort de France.
T . HERVÉ (Instituteur) et J . GERVAISE (Inspecteur primaire). —
Petite Histoire locale de la Martinique
( 1 9 2 9 ) .
Imp. D J . Kromwell, Fort-de-France.
me
Jules MONNEROT. — Revue de la Martinique.
(Notes historiques. — Chroniques loca-
les) ( 1 9 3 1 ) .
N° 1 à 12, reliés en 1 volume.
Imp. Coopérative, Fort-de-France.
Auguste JOYAU. — Conques de cristal ( 1 9 3 0 ) .

GALERIES MARTINIQUAISES
249
Mentionnons également le livre très intéressant de M. le
Sénateur de la Martinique, Henry L E M E R Y : De la guerre totale
à la Paix mutilée
(1931).
Voici, d'autre part, quelques ouvrages écrits tout récemment
sur la Martinique:
— de M Henriette CÉLARIÉ: Le Paradis sur terre (1930).
m e
— de M Louise P E R R E N O T : Récoltes (1930) Madinina (1931).
m e
— de M. Raoul CAMBIAGGIO: Frissons de palmes.
(Poèmes), 1930. « Les Gémeaux », 66, Boulevard Saint-
Germain, Paris.
— du R. P. J . R E N N A R D : Précis d'Histoire de la Martinique.
(1929). Imprimerie Commerciale, Annecy.
— de M. le Docteur THALY: Poèmes, (1930).
*
* *
La liste est longue de ceux de nos compatriotes dont les suc-
cès littéraires se sont affirmés par des productions peu éten-
dues, il est vrai, en prose ou en vers, publiées de temps à
autre dans la prese locale ou métropolitaine.
Mais il y a aussi les inédits. Il est de notoriété qu'un certain
nombre d'auteurs martiniquais ayant écrit des fantaisies litté-
raires sur les sujets les plus variés, conservent jalousement
leurs manuscrits par devers eux. Les poésies graves ou amu-
santes de François Quarménil, les jolis contes d'Henry Cadoré,
les récits humoristiques et les nouvelles désopilantes de Jo-
seph Monnerot, les charmants poèmes de Léopold Flavia, les
nombreux et intéresants sujets traités par Lavenaire, René
Corail, Lucrèce Dervein, et tant d'autres « essais », « études »
ou « esquisses » soigneusement enfouis dans des bibliothèques,
figureraient avec honneur dans la littérature antillaise.
Toutes ces délicates « fleurs des îles », aux senteurs tropi-
cales, que l'on cache par excès de modestie, pourraient être
réunies en volumes et livrées à la publicité pour le meilleur
renom de notre petit pays, dont le patrimoine intellectuel forme
déjà un tout assez remarquable.
Ainsi répandues, ces petites œuvres tout imprégnées des
rayons de notre chaud soleil, tout émaillées des splendeurs de
Madinina et où l'on sent délicieusement frissonner l'âme créole,
nous feraient mieux connaître et apprécier des autres colonies
françaises et de la Métropole.

250
GALERIES MARTINIQUAISES
En attendant que ce vœu se réalise, nous reproduisons ci-
après, quelques morceaux choisis parmi nos meilleurs écri-
vains locaux.
*
II. — Anthologie Martiniquaise
LA GLANEUSE
(A. P. Bourget)
I
C'est l'heure où le soleil, fatigué de sa course,
Descend, royal, en ses palais de pourpre et d'or.
Le travail est fini... La pauvre, sans ressource,
Dans l'enclos déserté, pour son enfant qui dort,
Va chercher une canne. Hélas ! sous cette paille
Qui craque à ses pieds nus, elle ne trouve rien.
Les morts ont disparu de ce champ de bataille:
Aujourd'hui que donner à son petit vaurien ?
Et la plaine, à ses yeux, s'étend calme, jaunâtre,
Sous les derniers rayons de l'astre agonisant.
Elle fouille partout l'immense amphithéâtre:
Les gueux n'ont rien laissé pour le pauvre indigent.
Soudain elle tressaille... Elle a cru voir, dans l'ombre,
Se glisser doucement un serpent venimeux.
Elle fait un écart... et voit un crapaud sombre
Qui va par petits sauts sur le sol dangereux.
Et la déguenillée, en levant sa paupière,
Pour remercier son Dieu, fait un signe de croix.
Je vous demande un p e u : Que deviendrait son Pierre,
Quand elle ne pourrait plus répondre à sa voix ?
Elle reprend courage et recommence encore:
Mais les noirs, qu'on surveille, avaient tout emporté;
Il ne restait, debout, dans la paille sonore,
Que des tronçons blessant son pied ensanglanté. —
Au bas du mont rosé, se dressent des arbustes...
Le fer a respecté ces plants encore trop verts.
A ces fruits défendus, montrant ses poings robustes,
La glaneuse frémit... maudissant l'Univers.

GALERIES MARTINIQUAISES
251
II
De sa poche elle tire, effarée, un couteau...
Puis s'arrête indécise... Il fait jour, pense-t-elle,
Hélas ! va-t-on me voir ?... Déjà, sous le coteau,
Flotte le voile noir de la nuit immortelle.
Que faire? — Son gamin a dû se réveiller.
N'a-t-elle pas compté sur le jus de la plante
Pour calmer cet enfant qui mord son oreiller,
Pâle de faim, rageant contre la mère absente?
... Quand elle couperait quatre ou cinq pieds, grand Dieu !
Aux enfants du voisin, elle en vendrait, la brune !...
Un sou pour trois morceaux, n'est-ce pas que c'est peu?
— Mais souvent pour le pauvre un sou, c'est la fortune !
Dans les cannes chantant sous l'haleine du soir,
Soudain elle s'élance... Et, tremblante, elle écoute...
La brise lui dira si l'on crie au manoir.
Tout est silencieux. — Sous cette énorme voûte,
— Où scintillent déjà quelques étoiles d'or —
Elle respire enfin... Dans la pièce, elle taille...
Et sans pitié, nerveuse, elle arrache, elle tord
Ces innocents roseaux où s'erafle sa taille.
Et bientôt, à ses pieds, gisent un tas de morts.
Haletante, épuisée, elle s'assied. Sa bouche,
Dans l'ombre est souriante, et son cœur, sans remords.
Oh ! qu'il sera content, son lionceau farouche !
Elle éponge son front, et la tête en sa main,
Elle attend de la nuit les obscures ténèbres.
Il faut, pour que Ruth porte à son enfant du pain,
Que la terre se drape en ses manteaux funèbres!
SALAVINA.
Extrait de « Fleurs des Antilles » par R. Bonneville (1900).
POUCHINE
Conte de Noël.
Ce soir-là, contre son habitude, Saint-Pierre ne dormait pas.
La ville, morne et somnolente toute l'année, dès le soleil cou-
ché, restait éveillée et bruyante. Dans les rues, des bandes

252
GALERIES MARTINIQUAISES
passaient, hurlant des cantiques mêlés aux refrains du dernier
carnaval. Bras-dessus, bras-dessous, des jeunes gens lançaient
à pleine voix, en une cacophonie non sans charme, un pot-
pourri de chansons canailles et de pieuses mélodies. Echeve-
lées, des femmes couraient, avec des profils de sorcières dé-
braillées, échappées de la cour infernale de Belzébuth.
C'était un vrai sabbat sous le ciel étoilé.
La lune, presque pleine, brillait majestueusement, planant
au-dessus de tout ce tumulte, dans la sérénité de l'éther lim-
pide. La ville s'éclairait d'un côté, blafarde comme en une
féerie, tandis que l'ombre projetée des maisons laissait l'autre
côté dans une obscurité compacte.
A la batterie d'Esnotz, la lumière filtrait à travers le feuil-
lage plein de mystère et d'ombre des manguiers touffus; et la
rade apparaissait, avec la mer, immense plaque d'argent bruni
sur laquelle se détachaient les grêles silhouettes des bateaux
mouillés le long du Figuier. Du côté de la place Bertin, le
phare dardait son œil rouge comme un soleil enveloppé de
brume. Au loin, le Fonds-Coré, plongé dans une ombre claire,
montrait, à sa pointe, l'usine en plein travail, au milieu d'une
blanche nappe de lumière électrique.
Déjà les marchandes annonçaient sur des mélopées criardes
les pâtés tout chauds traditionnels; et, tranchant sur leur
voix perçante, le pâtissier, tout blanc, la toque blanche crâne-
ment posée sur l'oreille, chantait d'une voix barytonnante sur
un air de plain-chant, sa friande marchandise:
— C'est l'ouvr-rrier... eh !... de la pâtis-s'rie !...
Les cloches sonnaient en de joyeuses envolées... ding, ding,
dong, ding, ding, dong. C'était comme la musique accompa-
gnant tout ce bruit et donnant la mesure et le ton. Au haut de
la rampe de la rue de l'Eglise, le clocher du Fort dressait sa
croix et son horloge lumineuse.
Tout le quartier bourdonnait. On eût dit une ruche en tra-
vail. Et, sur la place à côté, la lumière de l'église, comme une
inondation, débordait. Déjà, à flots pressés, tous se hâtaient
pour célébrer l'ineffable mystère du Dieu-Enfant qui allait
naître encore une fois pour le salut de l'humanité. La nuit
elle-même semblait joyeuse de nous donner enfin le Sauveur
si longtemps attendu, qui venait prendre sa part de la misère
humaine.
*
* *
Dans une petite maison de la rue Mont-Noël, M Félicia se
lle
disposait à aller à la messe de minuit. Dévote à trente-six
carats, elle était, on peut dire, un des piliers de l'église. Vieille

GALERIES MARTINIQUAISES
253
déjà, Mlle Félicia, quoique dévote, était restée coquette; elle
se piquait même de suivre la mode. Elle avait mis sa robe de
soie gorge de pigeon aux reflets changeants, son plus beau
madras calandre de frais et ses souliers vernis. Sur la table
étaient posés son châle tout prêt et son gros paroissien, à tran-
ches dorées, où elle lisait pieusement l'office du jour, aidée
des lunettes d'or qu'elle ne sortait qu'aux grandes fêtes.
Mlle Félicia vivait seule avec une petite bonne dont elle
était la marraine et à qui elle avait, pour premier cadeau de
baptême, donné son nom. Mais, à l'ordinaire, elle l'appelait
Yaya.
Yaya, chrétiennement élevée, venait de faire sa première
communion. Elle était de la persévérance et portait la robe
à petit collet. Malgré cela, c'était, à l'insu de sa maîtresse, la
plus effrontée de la bande des Ti-tanes. Mlle Félicia racontait à
ses amies les mille tours pendables que lui jouait ce vrai diable
en jupon. Mais elle ne pouvait se séparer de Yaya. Après tout,
disait-elle, elle me fait faire mon purgatoire sur cette terre.
Et elle l'aimait de cette affection particulière, qui semble faite
chez les vieilles filles d'un avortement de la maternité.
*
**
Pourtant Yaya avait une rivale: c'était Pouchine.
Pouchine était une enfant trouvée. Un soir, réveillée par
des miaulements plaintifs, pareils aux vagissements d'un
nouveau-né, Mlle Félicia avait ouvert sa porte à la malheureuse
petite chatte. Trempée par une pluie diluvienne, presque mou-
rante, Pouchine avait été réchauffée et soignée. Puis, après lui
avoir donné une soucoupe de lait vite lapée, M Félicia lui
lle
avait préparé un bon dodo au pied de son lit. Caressante et
gracieuse, le lendemain matin, la minette avait grimpé sur le
lit et s'était blottie sous la couverture.
Mlle Félicia, touchée de cette attention, l'avait embrassée et,
depuis lors, Pouchine n'avait eu qu'à se laisser vivre. Quand,
ses lunettes sur le nez, Mlle Félicia ouvrait L'Imitation de Jésus-
Christ,
pour lire le chapitre du jour, Pouchine, attentive, se
posait gravement devant elle. Parfois même, le soir, Mlle Féli-
cia cherchait son rosaire; c'était Pouchine qui, comme une
petite folle, l'avait enlevé et le traînait partout. Puis, sournoi-
sement, on la voyait poser les pattes sur les grains, comme si,
elle aussi, elle allait égrener son chapelet.
Enfant gâtée d'une dévote, Pouchine était donc heureuse;
et sans Yaya, qui de temps en temps lui volait son lait et la
laissait sans déjeuner, elle n'eût rien eu à désirer. Mais le bon-
heur parfait n'est pas de ce monde, et ces petites misères ne

254
GALERIES MARTINIQUAISES
l'empêchaient pas d'engraisser. Grasse à lard, avec son poil
luisant, d'une blancheur immaculée, ses yeux d'or fondu, Pou-
chine était la plus jolie chatte de tout le quartier.
Comme toutes les jeunesses, elle n'était pourtant pas con-
tente de son sort. Depuis quelque temps, son petit cœur de
chatte avait battu; et, malgré les pieuses objurgations de sa
maîtresse, elle avait écouté les miaulements amoureux d'un
jeune chat du voisinage qui, le long de la gouttière, venait lui
donner la sérénade. Mais Mlle Félicia veillait, et elle avait dû
plusieurs fois chasser avec son balai l'audacieux séducteur.
Même, une nuit, le Roméo avait osé venir gratter à la porte
de la chambre. Mlle Félicia dut se lever de son lit et prendre
à ses côtés Pouchine qui ronchonna toute la nuit, furieuse de
voir sa vertu trop bien gardée.
*
**
Cependant les cloches sonnaient toujours. C'était le dernier
son. Il fallait se hâter. Pouchine, d'un regard malicieux, sui
vait tous les mouvements de sa maîtresse. Elle sentait que cette
nuit serait décisive. Son instinct lui disait que ces cloches
sonnaient pour elle aussi, pour ses noces prochaines. Dans
ses yeux phosphorescents, pailletés d'une lumière jaune, bril-
lait la joie de cette nuit nuptiale.
Mlle Félicia, déjà sous les armes, appela Yaya. Yaya était
partie à la rencontre d'une bande de gamines comme elle.
Que faire? Laisser Pouchine seule, exposée aux assauts du
démon? Qui sait s'il ne lui serait pas demandé compte du
salut de sa chatte, car les bêtes aussi peut-être ont un paradis
et un enfer? Mais manquer à la messe, c'était impossible.
— Pouchine, ma fille, dit-elle, je vais à la messe de minuit.
Sois sage, et prends garde. Cette nuit est bien dangereuse pour
tes pareils.
Pendant ce discours, Pouchine baissait hypocritement la tête
et se détirait paresseusement, comme vaincue par le sommeil.
Rassurée, Mlle Félicia ferma les portes et les fenêtres et se
rendit à l'église.
**
Dans les rues, la fête battait son plein. Les marchandes de
boudins et de pistaches circulaient à travers la foule. Du haut
de la rue Schoelcher des bandes, qui n'avaient pas attendu
la messe pour réveillonner, arrivaient avec un vacarme diabo-
lique. Au milieu des chants sacrés, accompagnés de la voix
grondante de l'orgue dont l'harmonie pieuse remplissait la

GALERIES MARTINIQUAISES
255
place, on entendait parfois des voix avinées chantant:
« Yaya, moin libètin, moin ni l'agent. »
Dans une troupe de gamins qui la bousculèrent en faisant
un défilé limba, Mlle Félicia crut reconnaître Yaya vociférant:
— Allez-y donc, Zizi mon compè.
Scandalisée, la dévote pressa le pas et pénétra dans l'église.
Les chantres, d'une voix nasillarde, entonnaient l'Adeste
fideles et les notes du chant triomphal emplissaient l'immense
vaisseau. Pourtant, M Félicia était triste au milieu de toute
lle
cette joie pieuse. Elle pressentait un malheur et elle pria avec
ferveur.
*
* *
Dès que sa maîtresse fut partie, Pouchine grimpa l'escalier
et, par une fenêtre du galetas restée ouverte, elle passa sur
le toit.
Du point où elle était, elle dominait la ville, grise d'un gris
d'acier terni, avec ses toits de tôle éclairés en plein par la lune.
Vers l'Ouest, l'horizon se confondait avec la mer. Les maisons
pressées et inégales ressemblaient à une armée en déroute
fuyant vers le rivage. Derrière elle, les mornes sombres absor-
bant la lumière faisaient à la ville une noire ceinture, tandis
que la plaine de Perrinelle se posait comme un tapis au pied
de la Montagne Pelée, couronnée de nuages d'argent. Et de
tout cet espace s'élevait un bruit confus, fait de mille bruits
divers, un murmure de vagues déchaînées sur lequel se déta-
chait parfois la note aiguë d'une clarinette.
Cette splendeur d'une belle nuit tropicale laissa Pouchine
indifférente. Toute la nature se résumait en celui qui allait
venir; et elle sentait dans tout son être passer le frisson du
mystère de vie qui, pour elle aussi, devait bientôt s'accomplir.
Pauvre bête, elle ne se doutait pas que l'heure bénie, si impa-
tiemment attendue, ne sonnerait jamais, et qu'elle mourrait
sans connaître le doux secret d'amour !
Tout à coup, au moment où un miaou plus accentué annon-
çait l'approche de son promis, un cri retentit, bientôt étouffé.
Pouchine avait disparu !
Des gamins en quête de gibier pour le réveillon et qui la
guettaient depuis longtemps avaient escaladé la fenêtre voi-
sine et, sans bruit, traîtreusement, s'étaient saisis de l'impru-
dente.
C'en était fait de Pouchine.
Quand Mlle Félicia revint de la messe elle appela en vain. Yaya,
enlevée dans cette nuit fatale, n'était pas revenue. Quant à la

256
GALERIES MARTINIQUAISES
pauvre Pouchine, transformée en fricassée, elle était à jamais
perdue. Pour comble d'ironie, les ravisseurs de la malheureuse
Pouchine, cyniques et fiers de leur exploit, passant devant la
maison, se mirent à chanter:
« C'est la mère Michel qui a perdu son chat. »
Si vous allez cette année à la messe de minuit, vous n'y
verrez pas Mlle Félicia. Après son double malheur, elle a juré
de ne plus célébrer la Noël.
C'est pour elle maintenant comme un jour des morts; elle
pleure ses deux affections disparues: Pouchine et Yaya. Comme
elle disait à une vieille amie, elle n'a plus rien qui l'attache
à la terre.
Joseph CLAVIUS-MARIUS.
*
**
LE SERPENT
Il est dans nos bois, pleins de mystère et d'amour,
Un oiseau rouge et noir au chant mélancolique.
L'étranger croit entendre une voix angélique,
Y trouvant un doux charme à son front las du jour.
Mais le nègre, qui fuit sur la verte lisière,
S'arrête et dit soudain: — C'est l'oiseau du serpent !
Il l'écoute et s'avance, inquiet, en rampant,
Sondant la masse épaisse et les amas de lierre.
Et l'oiseau qui le voit a redoublé ses cris.
L'homme l'écoute encor et s'arrête, surpris.
L'oiseau chante toujours, sur la branche sautille,
Et par ses chants l'attire à deux pas du reptile.
Mais voici: du serpent les regards ont brillé;
Sa tête plate et noire offre deux dents aiguës,
Et ses crocs plus luisants que son dos émaillé
Ont un venin plus sûr que toutes les ciguës.
Il a vu l'ennemi, car son corps lentement
En spirale s'enroule. O spectacle charmant!
Chaque écaille scintille et tremble à la lumière;
Sa bave coule épaisse et sa gueule est en feu.
Cependant il attend; et, la tête en arrière,
Il épie et comprend que sa vie est en jeu.
Mais d'un bond l'ennemi sur lui se précipite,
Le reptile à son tour, que cette attaque irrite,
Se dresse sur sa queue, aussi prompt que l'éclair,
Déjà sa tête vole, ardente à la morsure.
L'autre aussitôt l'esquive et, faisant siffler l'air

GALERIES MARTINIQUAISES
257
De son long coutelas, frappe d'une main sûre.
Le serpent est tombé, mordant le sol, brisé;
Cependant, dans sa rage, il bondit, se soulève,
Jusqu'à ce que le nègre, impatient, l'achève,
Et que sous un caillou son front soit écrasé.
Le vainqueur tranche alors cette tête sanglante,
Et suspend son trophée à l'arbre du chemin:
Heureux si par hasard, en soulevant la main,
Il n'éveille aussitôt sous la feuille tremblante
Un reptile nouveau qui, sans être aperçu,
Penche sur lui, le pique et venge le vaincu !
ISIDORE DESCRIVIÈRES.
*
**
LA MORT DES CARAÏBES (1)
Les quarante vieux chefs, issus des Galibis,
Qui revenaient joyeux de leurs courses lointaines,
Abordèrent enfin à l'anse où les granits
Semblent de lourds géants couchés au seuil des plaines.
Mais l'instant qu'ils rêvaient fut sinistre et brutal,
Car la lune au zénith, illuminant la plage,
Leur montra, tout à coup, les carbets de santal
Consumés à jamais par des feux de carnage.
Les Conquérants venus des vieux mondes lointains
Avaient, dans le dédain de leurs haines altières,
Fauché la race faible et consommé, hautains,
Le massacre sanglant des rouges insulaires.
Et leurs fils étaient morts; leurs fils jeunes et beaux.
Le meurtre rougissait les sables et les pierres
Et des femmes hurlaient leurs lugubres prières
Près des rochers sanglants et des corps sans tombeaux.
Alors les vieux guerriers, quittant le fond de l'anse,
S'en furent vers l'abîme où gémissait la mer.
Ils avaient oublié le rêve de vengeance,
Car ceux qui vont mourir n'ont pas le cœur amer...
... Les chats-huants, au loin ululaient dans la plaine.
La mer sur les galets versait son désespoir:
Et les sombres vieillards s'en allaient à voix pleine
Clamer leurs maux sans fin dan le silence noir:
(1) Extrait d'une plaquette publiée par notre compatriote chez Ollen-
dorff, éditeur à Paris.
17

258
GALERIES MARTINIQUAISES
« C'est fini du bonheur au chant des mers dorées !
« Qu'avons-nous fait à ceux qui nous valent ces maux?
« »N'avaient-ils comme nous, aux lointaines contrées,
« Le soleil en l'azur, l'onde sous les rameaux?
« Qu'avons-nous fait à ceux qui nous valent ces maux?
« Ils étaient fils du Jour; nous, fils du Crépuscule.
« Nous avions droit comme eux au lumineux soleil,
« Notre sang pèsera de tout son flot vermeil
« Sur le destin futur de leur race crédule.
« Nous avions droit comme eux au lumineux soleil !
« Pour retrouver nos fils, nos pères, nos espoirs,
« Nous irons tous ensemble aux voûtes azurées,
« Vers le lointain pays où, dans le feu des soirs,
« L'ambroisie et la paix ne sont pas mesurées.
« Nous irons tous ensemble aux voûtes azurées ! »
... Quand la Lune au matin atteignit l'horizon,
Dans un triste déclin où pâlissait sa face,
Les caraïbes roux dirent un chant de grâce,
Puis, se crevant les yeux, burent d'un clair poison.
Tous alors, se jetant du haut des promontoires,
Tombèrent dans l'abîme où sommeillent les eaux;
Dans son linceul tissé de splendeurs et de moires,
La mer à tout jamais engloutit leur repos.
Ils moururent ainsi, sous un ciel splendide,
Dans l'étincellement des océans muets,
Ivres d'enfin trouver, dans la Lune candide,
Les songes éternels sous les bambous fluets.
Heureux qui peut comme eux, aux minutes dernières,
Malgré le navrement des chères vanités,
Rêver encore, rêver par-delà les lumières
L'astre blond de justice et de sérénité.
D. T H A L Y .
*
**
L E Q U A T O R Z E J U I L L E T
Je suis en République, et pour roi j'ai moi-même.
VICTOR HUGO (L'Année terrible).
Hommage respectueux à M. Emile Loubet,
Président de la République.
O digne Président, en qui la République
Vient de placer sa foi, son espoir, sans détour,
Souffrez que de bien loin, par-delà l'Atlantique,
Un barde vous salue avec respect, amour.

GALERIES MARTINIQUAISES
259
Car vivant éloignés de la Mère-Patrie,
Perdus sur un rocher, au sein des océans,
Nous n'éprouvons pas moins une amitié chérie
Pour nos frères de France, aux généreux élans;
Pour ses preux d'aujourd'hui, ses vaillants d'un autre âge,
Qui, marchant aux accents de la Fraternité,
Ayant Raison, Droit, Force et Courage en partage,
Firent, par leurs exploits, trembler l'humanité!
Le Quatorze Juillet, c'est notre délivrance
Du sombre passé; c'est la sainte Liberté
Surgissant, ô bonheur, du sein de notre France,
Comme un bienfait puissant de la Divinité.
C'est le trait d'union entre les temps funestes
Et les siècles futurs de progrès, de repos;
Le moment précis où de formidables gestes
Sauvent des parias les serviles troupeaux.
Le Quatorze Juillet, c'est d'abord la Bastille,
La fameuse prison, disparaissant aux yeux,
Ce sont les égorgeurs que le peuple fusille,
Pour obtenir la paix, emblème précieux.
Ce sont les libertés, hélas, trop méconnues,
Conquises par le peuple, alors désabusé,
Des satisfactions sublimes obtenues;
C'est ce monstre odieux, l'esclavage, brisé.
Car, en France, longtemps on exploita les âmes,
Par l'évocation du suprême âge d'or,
Mais un jour mémorable, hommes, vieillards et femmes
Secouèrent le joug qui les tenait encor.
Et, tels dans la forêt s'abattent les gros chênes,
Sous les coups redoublés, vainqueurs, du bûcheron,
Tels furent combattus aux époques lointaines
Les abus que nos cœurs toujours déploreront.
Et depuis les reflets de cette belle aurore,
Afin de consacrer la chute de nos rois,
Sur tous les lieux publics, le Drapeau tricolore
Flotte orgueilleusement, en signe de nos droits!
A R M A N D SÉDÉCIAS.

260
GALERIES MARTINIQUAISES
LE COLIBRI
A.-F. COPPÉE
Dans le soleil éblouissant,
Petit Eclair d'or, il voltige !
Un lys frais, neigeux, sur sa tige
Penché, — plein d'un suc nourrissant, —
L'arrête! — Et dans l'air frémissant,
Diamant ailé, — quel prodige !
Il est suspendu ravissant,
Vaporeux comme le vertige.
Il volette, va, vient encore,....
Divin sourire de l'Aurore
Qui rayonne sous le soleil !
Et, fragment d'arc-en-ciel frivole,
Soudain, vers d'autres fleurs il vole,
Toujours vibrant, toujours vermeil !
SALAVINA.
LE BAISER
Sonnet à Victor Duquesnay
Il faut choisir d'abord un petit coin charmant.
Chacun sa préférence. Il me plaît davantage
Dans la fossette que creuse sur le visage
La lèvre rose qui sourit divinement.
A petits pas légers, avancez doucement.
Si vous aimez d'amour, vous saurez, je le gage,
Avec ruse approcher, sans le moindre tapage,
Tout prêt à le poser, au premier mouvement.
Mais avant, savourez l'exquise jouissance
De contempler longtemps la nuque à la naissance
Des cheveux sur le coup follement enroulés.
Ne vous avisez pas d'en faire la demande,
Ni d'attendre que l'on vous en fasse l'offrande:
Un baiser ne vaut rien, si vous ne le volez!
R. BONNEVILLE.
21 novembre 1896.

GALERIES MARTINIQUAISES 261
CARNAVAL MARTINIQUAIS
Un son de cuivre éclate au loin, joyeux et clair:
Les masques ! Sur leurs flots, que soulève la danse,
Les mouchoirs des « guiabless » s'agitent en cadence,
Comme de blancs oiseaux voletant sur la mer.
Terrible, au milieu d'eux, les deux cornes en l'air,
Un diable rouge, avec des hurlements, s'élance;
Et sa pique dorée a des reflets d'éclair.
Bien haut, les dominant, un « Boiboi » se balance.
Difformes, enfumés, loqueteux, ils sont laids.
Leur visage, à la fois grimaçant et comique,
Et leurs gestes grivois charmeraient Rabelais.
Gavarni se dirait, en voyant leur mimique:
« Voici que s'ébaudit, au soleil, en haillon,
Le monde contrefait que traça mon crayon. »
M. R O S A L .
SOUVENIRS DE MI-CAREME
Après les extravagances carnavalesques du Carême prenant,
s'ouvre la période de la pénitence et des mortifications.
Suivant la vieille et solennelle coutume, cette période est
interrompue par un jour de liesse délirante: la Mi-Carême.
Dans l'antiquité, au Moyen Age, au temps moderne, cette fête
a toujours été entourée du plus grand éclat. C'est la fête du
peuple, dénommée: les Saturnales ou Bacchanales par les An-
ciens et que Rabelais, dans ses récits crus et pittoresques,
appelle la fête des fous.
La réputation des Carnavals de Venise, de Nice, de Paris
et des réjouissances de leur Mi-Carême est mondiale.
A s'en rapporter aux descriptions animées de l'art cinéma-
tographique l'on constate que cette réputation n'est pas sur-
faite.
Il est regrettable que mon inoubliable ville de Saint-Pierre
n'ait eu le temps de bénéficier de cette merveilleuse décou-
verte. Elle aurait laissé à la postérité le spectacle de ses réjouis-
sances artistiques, le souvenir de l'initiative intelligente de sa
population et démontré ainsi, à ceux qui l'ont ignorée au
temps de sa vitalité et de sa splendeur, que la renommée
qu'elle a laissée n'est pas non plus surfaite. Tous les Euro-

262
GALERIES MARTINIQUAISES
péens qui eurent l'occasion de séjourner à Saint-Pierre durant
le Carnaval ont été unanimes à vanter le sien, certains d'entre
eux qui y passèrent les jours gras avouèrent leur étonnement
devant la magnificence du spectacle qui s'offrait à leurs yeux,
et comparable, à leur avis, à celui de Nice.
Les divertissements du Carnaval à Saint-Pierre n'avaient
jamais valu ceux de la Mi-Carême de 1902.
Jamais on ne connut tant d'entrain, tant d'ivresse dans le
plaisir, d'avidité de luxe et de dépenses folles. Quel pressenti-
ment poussait la population pierrotaine à cette fougue inac-
coutumée? On eût dit qu'elle avait hâte de vider la coupe
des plaisirs comme si le jour tant attendu n'eût pas de
lendemain.
C'est en effet, pour le dimanche 9 mars 1902 que le comité
d'organisation, dirigé par M. Georges de Laguarigue de Sur-
villiers, président du Cercle artistique, adopta le programme
des fêtes somptueuses de la Mi-Carême. Elles furent sans pré-
cédent — je raconte en témoin oculaire — dans les annales
de la vie de Saint-Pierre, où le Carnaval avait réellement con-
quis son titre de majesté.
En 1888, le Cercle de la rue de l'Hôpital dénommé Cercle de
l'Hermine organisa le dimanche gras une cavalcade qui éclipsa
tout ce qui avait été fait dans le genre, par la richesse des
travestissements et le luxe inouï des décors. Elle n'est pour-
tant pas comparable à celle de 1902. Je conterai peut-être un
jour le grave incident qui se produisit en 1888, par le cri de:
« Vive Boulanger ! » tandis que l'imposant cortège arrivait
à la batterie d'Enostz; peu de temps après, le professeur de 5e
du Lycée, M. Aubert, était révoqué et rappelé à la suite de la
découverte d'une correspondance singulière trouvée dans les
papiers du général.
Donc, sous l'active et intelligente direction de mon ami Paul
Boulin, le cortège de 1902 partit de la savane du Fort.
Paul Boulin, ancien sous-officier, professeur de gymnasti-
que dans les écoles de la ville, était, par nature, un sportman
irréductible. Il fut le premier cycliste de l'île. Il forma une
petite équipe et ce fut un véritable événement lorsqu'il la con-
duisit dans la ville, alors calme et paisible de Fort-de-France,
par la route de la Trace. Quelle foule venue de partout sur
le parcours du cortège en cet après-midi du 9 mars 1902 !
La Compagnie Girard, en la circonstance, avait consenti
une réduction de 50 % sur le tarif ordinaire des voyages.
Les communes avaient donc jeté à Saint-Pierre des flots
de curieux.
Et voici le tableau qui ne s'est pas effacé de notre mémoire.
Le Char du Rhum, du sucre et des Cultures secondaires,

GALERIES MARTINIQUAISES
263
monté par les travailleurs de l'Habitation Pécoul. Juché sur
une grosse barrique, le dieu Bacchus tient une bouteille de
dimension à la main.
Le char est orné de cannes superbes au vert feuillage, de
fleurs, de lianes, de branches, de cacaoyers, de caféiers char-
gés de fruits.
C'est le Travail colonial qui passe.
Le Char de la pêche, un canot de pêche de fort tonnage,
avec des agrès, seines, filets, harpons, hameçons et monté
par de jeunes hommes vêtus en marins.
Voici venir, après le travail, la chanson créole symbolisée
par de jolies femmes, négresses à la peau satinée, cabresses
à peau de sapotille, chabines au teint orange, blanches et brunes
mulâtresses, toutes richement vêtues en costume du pays, le
col et les bras chargés de bijoux et campées, dans la posture
choisie par chacune d'elles, sur le char où des mains expertes
ont étendu des tapis de velours et de soie, des dentelles et des
fleurs. Avec le talent musical, l'esprit approprié qui caractéri-
sait la population pierrotaine, ces femmes chantaient pour la
foule les dernières chansons du Carnaval. Quelle est cette har-
monie dans la plus singulière cacophonie?
Ce sont les chars de la Musique. Ce sont les cuivres de Tou-
roul qui comprennent les fameux pistons des frères Sorbe, de
l'ami Florival. Voici le char des instruments à cordes; les
mandolinistes et guitaristes réputés, Paul Garcin, les frères
Nitarme, le jeune Litaisse, Louis Gaurid et tant d'autres.
J'avoue avoir éprouvé une douloureuse émotion l'autre jour
au Gaumont, en écoutant le film s o n o r e : l'Orchestre d'instru-
ments à cordes, de Moréno.
Le clou du cortège fut le Char de l'Abeille. Un siphon, une
bouteille, énormes et animés, conduisant un cheval qui traî-
nait une grande ruche autour de laquelle — d'une façon arti-
ficielle — voletaient des abeilles. L'imitation était parfaite et
due à M. Melhié, le grand fabricant d'eaux gazeuses, qui met-
tait cette figurine sur ses bouteilles.
Cette description donne une idée du défilé des cavaliers, des
cyclistes, des voitures fleuries. Comment décrire les costumes?
La soie, le velours, le satin et l'or éclataient dans cet im-
mense cortège — dont la queue se trouvait à la savane du
Fort et la tête à la batterie d'Enotsz. Cortège qui se mouvait
sous les multiples drapeaux, bannières et oriflammes.
Remarquons que ces fêtes de Mi-Carême, où les quêtes fu-
rent abondantes, avaient été organisées au profit de l'Asile
de Bethléem. Voilà comment des Comités parvenaient à obtenir
la moralisation du carnaval à Saint-Pierre, contrairement à
celui de Fort-de-France tombé en désuétude et qui traîne main-

264
GALERIES MARTINIQUAISES
tenant dans le ruisseau avec ses haillons et ses chansons obscè-
nes. Le soir de ce jour inoubliable, la jeunesse des deux sexes
— les jolies petites dénommées: « les Boutons de rose » don-
nèrent un bal splendide au Palais-Cristal tenu par Bébé Fays,
avec l'orchestre Céran, le célèbre tromboniste et le non moins
célèbre clarinettiste Ti-Cirique.
Satisfait du résultat obtenu, le comité d'organisation se pro-
posait déjà de mieux faire l'année d'après. Hélas ! le 8 mai 1902,
le Mont-Pelé emportait dans la tourmente infernale la ville,
la population, l'espoir et les belles années...
P A U L B O Y E .
(Extrait du journal La Paix, 18 mars 1931.)
L'USINE EN MARCHE
A. M. Gaston David, en lointaine
et reconnaissante sympathie.
Devant la mer moirée, au milieu des savanes
Que traverse, en musant, l'essaim des écoliers,
Gronde et fume l'Usine, émergeant des halliers,
Toute noire, parmi l'amas doré des cannes.
Sur la route tranquille et blanche qui s'endort,
Des équipes de nuit descend la fourmilière.
Et dans l'ombre du soir, le long de la « lisière »,
L'essieu des « cabrouets » pesants grince plus fort.
Il monte une rumeur de ruche qu'on enfume,
Des ateliers bruyants où clappent des jurons;
Les bruits lourds des marteaux, cadencés, sur l'enclume,
Sonnent, mêlés. aux heurts saccadés des wagons.
Avec un ronflement sourd la « turbine » lance
Ses jets blancs de vapeur. Juché sur son mulet
Qui pointe, le « planteur » va quitter « la balance »,
Lorsque, dans l'air vibrant, éclate un dur sifflet.
Et, distrait, mon regard glisse à travers la haie...
Là-bas, aux derniers feux du jour, noirs et dolents,
En file, remorqués par les « yachts », les « chalands »
S'avancent, sur les eaux paisibles de la baie,
Comme aux bords des étangs, le soir, de lourds oiseaux
Gagnent, silencieux, leurs nids dans les roseaux.
V I C T O R DUQUESNAY.
Marin février 1899.)

GALERIES MARTINIQUAISES
LA CREOLE
Un hamac et des fleurs, j'envie, ô jeune femme,
Ces biens pour toi si doux, et cette paix de l'âme
Qui, te suivant au sein de ces lieux enchanteurs,
Te berce mieux encor que la brise embaumée
Qui caresse en passant à travers la ramée
Ton hamac et tes fleurs.
Que tu sembles heureuse ! Indolente et frivole,
Ton œil suit un instant le colibri qui vole,
Etalant au soleil ses changeantes couleurs,
L e beau ramier qui passe au-dessus des savanes
Et qui, de l'aile, bat les flèches de nos cannes,
Ton hamac et tes fleurs.
C'est en vain que là-bas la mer bleue étincelle,
Tu n'as regard d'amour ni de haine pour elle;
Tu n'as jamais senti ton cœur plein de terreurs
Pour un objet aimé qu'assiège la tempête
Et qui ne trouve, hélas! pour reposer sa tête
Ton hamac et tes fleurs !
Tu n'as jamais, fixant sur elle un œil avide,
Attendu tout le jour sur un rocher humide,
Un être dont l'absence a fait couler tes pleurs !
Tu n'aimes point des flots la voix grave et sauvage
Tu n'as jamais quitté pour veiller au rivage
Ton hamac et tes fleurs.
La créole ! Elle craint une sombre pensée.
A h ! qu'elle aime bien mieux, mollement balancée,
Suivre d'un songe heureux les brillantes erreurs,
Et, contente du vague où son âme se noie,
Ne pas même chercher s'il est plus douce joie
Qu'un hamac et des fleurs.
Mais soudain son regard s'est porté sur un livre:
Bientôt, pour méditer la page qui l'enivre
Elle ferme ses yeux pleins de molles langueurs,
Elle redit les mots d'une voix oppressée
Et, pour quelques instants, ont fui de sa pensée
Son hamac et ses fleurs.
Puis, sur sa blanche main laissant pencher sa tête,
Elle pense, rêveuse, à ce jeune poète
Qui, dans ses vers brûlants, raconte ses malheurs;
Elle cherche comment on peut haïr un monde
Où l'on a des oiseaux, de l'ombre auprès de l'onde,
Un hamac et des fleurs.

266
GALERIES MARTINIQUAISES
Elle écoute les cris de cette âme qui souffre
Comme la voix qui dit: Secours ! du fond d'un gouffre...
Oh! ferme ton oreille à ces accents trompeurs!
Tu vas perdre, crois-moi, si tu veux les entendre,
La paix du cœur, hélas ! que ne pourront te rendre
Ton hamac et tes fleurs!
EUGÈNE DESLANDES.
1 8 4 3 .
LES LUCIOLES
A M. Louis Garaud,
ancien Vice-Recteur de la Martinique.
Vifs et clairs,
Dans les airs,
En zig-zag, en paraboles,
Dans les herbes, sur les toits,
Des points luisent: lueurs folles!
Champs et bois,
A la fois
S'allument de lucioles.
Dans le noir
On croit voir
Voleter un essaim d'âmes,
A l'entour.
Brillez, fantasques ! — Au jour,
S'éteindront vos grêles flammes,
« Labelles » d'or, qui jetez
vos clartés
Sur nos rêves attristés...
Roulés dans l'oubli des choses,
Comme vous,
S'en iront les espoirs fous,
Nos vers, l'amour et les roses.
Feux follets
Guillerets,
Egayeurs des soirs moroses,
Quand, tout petits, vous brillez
Et sillez
Dans la Nuit chaste aux longs voiles,
On dirait, criblant le ciel
De Noël,
Une poussière d'étoiles!
Marin (1891). V I C T O R DUQUESNAY.

GALERIES MARTINIQUAISES
267
CHOUCOUNE
Conte créole
« Au miséreux ».
En se réveillant, ce matin-là, Choucoune se sentit « toute
chose » ; elle n'était pas, comme à l'habitude, alerte et gaie.
Une pesanteur de tout son être la tenait clouée à sa misé-
rable « cabane » ; une lassitude générale engourdissait, brisait
ses membres, mettait comme une gêne à sa respiration; sa
tête lui semblait vide, ses yeux sans regard, un bourdonne-
ment désagréable lui emplissait les oreilles. Elle essaya vai-
nement de rattacher ce malaise à un incident quelconque, ne
se rendant pas compte de son état.
Mais non ! il n'y avait rien, croyait-elle, qui eût pu amener
ces troubles. La veille, à la Compagnie Générale Transatlan-
tique, le travail avait été moins fatigant, l'affluence des tra-
vailleurs ayant réduit le nombre de « mannes » de charbon
à transporter par chacun. La journée terminée, et après le
bain habituel au canal de la Trénelle, elle s'était tranquille-
ment retirée en sa chambrette des Terres-Sainville, avait légè-
rement dîné d'un « fruit à pain » de deux sous et d'un mor-
ceau de morue qu'avait précédé et suivi le « sec » traditionnel.
Ayant bavardé tout plein avec ses voisines, elle s'était cou-
chée, le corps libre, sans aucune pensée, comme le bœuf qui,
le soir venu, s'allonge sur l'herbe.
Et la nuit solitaire, sans cauchemar et sans rêve, aurait dû
la laisser plus « dispos » au travail, plus robuste. Mais non !
c'était le contraire; elle ne se sentait pas la force de se lever,
même pas de se tenir assise sur les vieilles frusques lui servant
de matelas. Elle aurait voulu pourtant allumer le feu, prépa-
rer son « café fort » qui lui permettrait, comme à l'ordinaire,
d'attendre l'heure du premier déjeuner, toujours tardif, sou-
vent problématique. Et elle percevait vaguement qu'elle ne le
pourrait pas.
C'était donc quoi qui l'abrutissait ainsi, lui enlevant toute
volonté d'agir? Elle n'avait aucune gêne interne, aucune chaleur
désagréable ne lui brûlait la peau. Elle se palpa, promena lon-
guement ses mains sur sa tête, son torse, ses membres, et n'en
ressentit aucune douleur. Elle aspira alors profondément, et
d'un brusque sursaut de volonté se mit sur son séant. Un choc
à l'estomac comme une violente poussée la rejeta sur le dos.
Quoi ! mais quoi donc était-ce? D'un regard égaré elle par-
courut tous les coins de la chambrette nue et désolée qu'em-

268
GALERIES MARTINIQUAISES
plissaient, en plus de sa « cabane », une vieille table boîteuse
accotée au mur, un réchaud et une ou deux caisses tenant à
l'occasion lieu de chaises. Elle arrêta ses yeux un instant sur
ses vêtements suspendus à des clous: deux robes neuves, deux
ou trois chemises de coton et ses « hardes » de travail, vieilles
robes de serge noire ramassées au hasard d'un déménagement
de gens de la ville. Rien ne remuait autour d'elle. Un peu
effrayée, elle demanda tout haut: « Ça qui là? Ça qui fait
moin ça? » Le silence qui suivit l'émotionna davantage. Vive-
ment, elle tenta de se rasseoir, pour, plus brusquement encore,
être renversée par une nouvelle poussée au creux de l'esto-
mac. Epouvantée, les yeux hors de la tête, elle cria de toutes
ses forces: « Soucou ! en moué! yo ka batte moin; Jésus, Marie,
en moué ! »
Personne ne répondit. Cinq heures du matin, c'était un peu
tôt; et, voisins et voisines ne se dérangèrent pas, persuadés
qu'il s'agissait, ainsi que cela se renouvelait fréquemment dans
le quartier, d'une rixe entre amants d'une nuit.
Choucoune attendit un moment, puis elle recommença à crier,
à hurler: « En moué ! au soucou ! » Elle se roula sur ses frus-
ques, tomba enfin sur le sol où elle resta étendue sur le dos,
les bras déjetés de travers, poussant des plaintes, qu'entre-
coupaient, de temps en temps, des appels désolés.
On finit par s'émouvoir aux alentours et, la curiosité aidant,
un rassemblement d'hommes, de femmes et d'enfants, pieds
nus, légèrement vêtus, se fit devant la porte de Choucoune.
« Ça qui rivé ? ça ça yé ? »
qu'anxieux.
« Cé Majo qui ka batte Choucoune », dit un facétieux.
La foule n'osait intervenir, retenue par la crainte de l'homme
« Majo ».
Sur un appel plus déchirant, une femme frappa à la porte:
— « Choucoune, Choucoune ! ça qui rivé ou? Ça ou ni ? »
De l'intérieur, une voix geignante répondit:
— « Moin pas save; moin pas ça lévé ».
— « Ça qui épi ou ? »
— « Personne. Chaque fois moin lévé, yo ka poussé moin
couché; aidé moin, soucou. »
Hébétés, les voisins se consultèrent du regard.
— « Cé en zombi qui épi-i ».
— « En l'espri voyé ».
Et comme quelqu'un voulait entrer, on le retint.
— « Pas rentré, pas rentré; l'esprit a ké tombé assou ou ».
— « Voyé chèché Dropont, y ké débarrassé-i; cé li qui fô ! »
Enfin, un homme plus hardi ouvrit la porte d'une pesée; il

GALERIES MARTINIQUAISES
269
entra. D'autres se précipitèrent, pour se rendre compte, sans
pourtant franchir le seuil.
Choucoune, étendue à même le sol, se plaignait doucement,
les yeux ouverts, hagards; elle semblait fixer quelqu'un ou
quelque chose qui se tiendrait sur la table, où pourtant ne se
voyaient qu'un carafon vide, un pot en terre, un autre en fer-
blanc et quelques ustensiles en terre du pays.
Choucoune parlait tout bas:
— « Non! non! moin pas lé; çé yone qui encô moin; moin
pas lé deux, ça moin fait zôt? »
On lui demanda de quoi elle souffrait, pourquoi elle ne se
levait pas, pourquoi elle appelait à son secours et à qui elle
parlait. Choucoune raconta alors qu'un « esprit voyé » était
en elle qui ne voulait pas qu'elle se levât. « L'esprit » se disait
fatigué et exigeait du repos. Un autre « esprit voyé » se tenait
assis sur la table et voulait également habiter en son corps,
lui promettant, si elle l'acceptait, de la faire se lever. Elle
avait peur d'accepter, ne pouvait se décider, croyant qu'elle
serait trompée ou qu'une bataille se livrerait en elle entre
les deux « esprits ».
Tout à coup, elle cria:
« Mi-i entré, roï, mon Dieu ! ça moin ké fait ! »
Et brusquement elle se mit debout, fit deux ou trois pas
dans la chambre, comme un automate, puis s'emparant du
carafon elle se précipita vers la porte, où la foule s'ouvrit pour
lui livrer passage.
— « L'esprit a ké mandé moin en sec ».
Un formidable hourvari accueillit ces paroles. La foule pous-
sait des cris de bêtes, des hurlements, se précipita derrière
elle, criant à tue-tête, répétant comme une chanson de car-
naval : « L'esprit a ka mandé Choucoune en sec; ba li sec là,
qui joli l'esprit si belman ».
Choucoune, ayant satisfait au désir de « l'esprit », revint
tranquillement chez elle, n'ayant aucun souvenir de ce qui
venait de se passer. Elle s'étonna un peu de la foule qui la
suivait, et rentra chez elle, sans émotion. Elle se vêtit de sa
vieille robe noire, prit sa petite « bombe » de fer-blanc et,
rejoignant quelques charbonnières qui la précédaient, elle se
rendit avec elles à la Compagnie Générale, s'étonnant des
questions qu'on lui posait sur ce qui venait de se passer, dé-
clarant n'y rien comprendre, ne rien se rappeler.
Des jours se passèrent. Aucune alerte ne vint troubler le
voisinage. On remarqua que, parfois, en plein travail, Chou-
coune s'arrêtait, posait à terre sa « manne » à charbon et,
après s'être frottée la poitrine et la tête, et s'être parlé à elle-
même tout bas, se dirigeait vers la porte du chantier, le regard

270
GALERIES MARTINIQUAISES
absent, comme une somnambule. Elle revenait dix minutes
plus tard, s'asseyait un moment, puis reprenait sa place dans
la ligne de travailleuses faisant le va-et-vient entre les lots
de charbon et le cargo.
Trois mois s'écoulèrent sans incident notable. Puis un ma-
tin, un peu avant l'Angélus, les cris et les pleurs se firent de
nouveau entendre.
Cette fois, on accourut au premier appel de Choucoune.
L'événement était attendu par les voisins, qui avaient cru à
une première mystification et s'étaient promis d'accompagner
les plaintes de Choucoune d'un charivari qui ferait date.
La foule, assemblée en moins d'une minute, se mit à hur-
ler: « Qui joli zombi, si belman; qui ka mandé en sec, si bel-
man; ba li sec li, si belman. » Les enfants, en nombre, étaient
de la partie, munis qui d'une vieille bombe de fer-blanc, qui
d'une conque de lambi, d'une vieille casserole ou autres usten-
siles de fer, sur lesquels ils tapaient à tour de bras ou dans
lesquels ils cornaient à se rompre les veines. Les plus facétieux
avaient apporté des fonds de pots de chambre, des culs de
bouteilles qu'ils offraient à la ronde en simulant le versement
d'une boisson quelconque: « Mi rhum zombi a ».
Mais Choucoune ne quittait pas sa case d'où, de temps en
temps, parvenaient des cris aigus dominant le vacarme de la
foule.
Alors, autour de la chambrette, dans le petit jour du matin,
une procession se forma d'une troupe désordonnée, criant,
vociférant: « Choucoune ! Choucoune ! ba zombi a sec li ». On
frappa sur la porte, on lança des pierres sur la toiture de
fer-blanc; on introduisit des ordures, des immondices par les
interstices des fenêtres. Rien n'y fit... Choucoune restait invi-
sible et ses plaintes arrivaient toujours à la foule, sourdes...
angoissantes, parfois comme des cris d'animaux, de chiens
battus.
Le tintamarre ne paraissait pas inquiéter le zombi.
La procession s'arrêta à bout de souffle. Comme la pre-
mière fois, on s'interrogea du regard, on se consulta; quelques
femmes, prises tout de même de pitié, demandèrent qu'on allât
au secours de Choucoune. Mais la peur du zombi était revenue,
la foule s'écartait peu à peu de la case, personne n'osait appro-
cher de la porte. Un homme s'y hasarda pourtant.
Choucoune, accotée à la cloison, avait les deux jambes for-
tement attachées par une corde qui remontait pour ligaturer
lâchement les poignets. Elle dodelinait de la tête et de la bou-
che lui sortait, en même temps que des plaintes étouffées, des
paroles sans suite qui entraînaient avec elles une bave sangui-
nolente.

GALERIES MARTINIQUAISES
271
Elle ne répondit pas aux questions qu'on lui adressa, fixant
l'assistance avec des yeux exprimant l'effroi, une épouvante
concentrée, tout en dedans.
On la coucha, on la frictionna. Quelqu'un lui fit boire par
cuillerées un thé chaud de feuilles de corosolier mélangé à
un peu de rhum. Une réaction se produisit et Choucoune de-
manda, effarée, ce que tout ce monde désirait. Elle se plai-
gnait de courbatures violentes, la nuque comme écrasée, dit-
elle, sous le poids de dix « mannes » de charbon.
Choucoune ne se rendit pas au travail ce jour-là. Le len-
demain, elle alla au chantier; elle y travailla sans que rien
dans ses façons révélât la terrible crise de la veille.
Vingt jours après, une nouvelle crise se produisit, plus vio-
lente, l'état de prostration dura davantage. Choucoune fut
admise à l'hospice civil, d'où elle sortit une dizaine de jours
plus tard, en parfaite santé semblait-il.
Pourtant, dans le mois qui suivit, les crises recommencèrent,
se succédant à des intervalles de plus en plus rapprochés, avec
des périodes de calme variant entre huit et dix jours.
On s'en émut autour d'elle et, revenant à leur première
idée, toutes les voisines restaient persuadées qu'on avait jeté
un sort à Choucoune que « yo té fai-i mal ».
Choucoune continuait pourtant à travailler, d'une façon irré-
gulière. Elle maigrissait à vue d'œil; les joues se creusaient et
les yeux se faisaient lointains, enfoncés profondément sous
leurs orbites. Choucoune devenait plus fantasque, avec de brus-
ques envies de choses disparates; un jour, elle déjeunait d un
morceau de morue; le lendemain, il lui fallait, coûte que coûte,
de la viande sanglante, du poulet, du lapin, etc.; elle se con-
tentait d'eau parfois, pour toute boisson; d'autres fois, après
avoir déjeuné d'un morceau de hareng-sauré ou d'un « volant »
rôti sur le feu, elle buvait, au hasard des forts salaires, du
vermouth, du vin fin ou tout simplement du tafia, après un
poulet.
Elle fit plusieurs séjours à l'hospice, sans résultat appré-
ciable, les crises cessant momentanément après chaque séjour,
pour reprendre avec la même violence dans la quinzaine qui
suivait sa sortie de l'établissement hospitalier. Les médecins
ne voulaient pas se prononcer sur ce cas qui paraissait échap-
per à leur diagnostic. Ils pensèrent à une ménopause préma-
turée, puis à une hyperhistérie à forme inconnue. Aucun trai-
tement n'aboutissait à un résultat.
C'est vers cette époque, environ un an après la première
crise, que Choucoune fit enfin connaître de quoi elle souffrait
et ce qu'elle pensait elle-même de son mal.
Une après-midi, à la Compagnie, Choucoune, qui la veille

272
GALERIES MARTINIQUAISES
avait copieusement arrosé ses vingt-huit ans, lança sa manne
à la mer et se mit à tournoyer sur place, esquissant des pas
de valse, de polka, de biguine, et semblant embrasser un être
imaginaire qu'elle couvrait de baisers sonores; les charbon-
nières voulurent la faire cesser, la ramener au travail; elle se
laissa faire d'abord, puis reprit sa danse: « Sénégalé moin a
lé dansé; ça qui peu empêché-i, in ». Quand, à bout de souffle,
elle s'arrêta, elle fut entourée par ses camarades de chantier,
pressée de questions: « Choucoune éti sénégalé a ? Choucoune
comment yo ka crié-ï, étï, étï ? »
Assise sur un bloc de charbon, Choucoune raconta alors
qu'elle portait en elle sept ou huit zombis, « esprits voyés » ;
l'un occupait son ventre, un autre ses jambes, alternativement,
ou ses bras, un autre sa tête, son estomac; enfin, elle en avait
partout, de toutes les grosseurs, de toutes les formes. Ils étaient
tous de nationalité différente: chinois, anglais, sénégalais, in-
dou, français, norvégien, et c'est pourquoi, comprenant diffi-
cilement leur langage, elle ne pouvait satisfaire à leurs de-
mandes et recevait d'eux de terribles raclées. Elle narra qu'ils
se querellaient, l'un ne mangeant que du thon, l'autre que
des œufs, de la viande, etc., et c'était la même chose pour la
boisson: l'indou n'acceptait que du tafia, le français que du
vin et le norvégien du « gin », etc. C'était en elle de conti-
nuelles batailles entre tous ces zombis. Le plus méchant était
le sénégalais, qui, entré en elle d'un violent coup de tête, un
jour qu'elle emplissait elle-même sa manne au chantier, la
fouillait partout de grands coups de nerf de bœuf, lui tirait
les cheveux, lui fourrait les doigts dans les yeux, lui tenaillait
le nez, la bouche, les seins, jusqu'à ce qu'elle consentît à
danser.
Elle continua à raconter leurs sorties, les batailles quand
ils revenaient, ceux restés à l'intérieur voulant empêcher les
autres de rentrer, et c'était son pauvre corps qui souffrait des
coups qu'ils échangeaient. Le chantier, attentif, écoutait avec
une sorte de frayeur hallucinante, l'approuvant par des hoche-
ments de tête, s'apitoyant: « pôvre Choucoune », marmottant
des prières pour se prémunir contre les attaques possibles des
« zombis ».
On finit par concerter qu'il fallait dire des neuvaines pour
débarrasser Choucoune de ces « esprits voyés », malfaisants et
incommodes pour elles toutes, Choucoune étant à leur charge
après chaque crise. On établit même auprès d'elle une surveil-
lance de nuit, assurée à tour de rôle par les voisins.
Mais ni neuvaines, ni surveillance ne furent suivies d'une
amélioration même passagère. Les crises continuaient à se pro-
duire comme avant.

GALERIES MARTINIQUAISES
273
On demanda au curé de la paroisse de lui passer son étole
sur la tête, on s'adressa à l'évêque. Rien n'y fit. Les zombis
de Choucoune semblaient s'amuser de ces cérémonies et s'en
donnaient à cœur joie de faire souffrir la malheureuse.
Alors on s'adressa aux somnambules, aux magnétiseurs, à
tous ceux qui jouissaient de la réputation de jeter des sorts
ou de faire déguerpir les zombis. Ceux de Choucoune s'amusè-
rent de leurs tours de passe-passe; davantage ils l'assom-
mèrent.
Un sorcier « réputé » à la. Dominique, de passage à Fort-de-
France, fut appelé en consultation. Après force invocations,
manipulations sur la personne de Choucoune, il composa sur
place et lui fit avaler un breuvage où il entrait de la bouse de
vache, de « l'esprit des hommes », de « l'essence colibri », de
l'urine d'un jeune chat, et quantité d'autres ingrédients dont la
vertu antimaléfique était connue de tous. Puis il lui fit sortir
de la bouche successivement un crapaud, un anoli, une cou-
leuvre, une araignée, un «ravette len mè », un « chatrou »
et « chadron noir », lui mit autour des reins, à même la peau,
une ficelle à laquelle étaient attachées une patte de coq blanc
et une patte de coq noir et déclara ensuite que les zombis
étaient partis. Mais comme ils pouvaient revenir il ajouta qu'il
passerait la nuit auprès de Chacoune pour empêcher leur
retour.
L e lendemain de ce traitement sur l'issue curative duquel
personne ne doutait, à l'Angélus du matin, un vacarme épou-
vantable réveillait tous les alentours.
Choucoune, qui toute la nuit avait accompagné le traiteur
dans ses libations et avait largement fêté sa guérison... Chou-
coune, échevelée, presque nue, du seuil de sa porte, lançait
dehors, à "toute volée, les quelques objets formant son misé-
rable « ménage ».
On dut l'attacher fortement pour l'empêcher d'aller se jeter
elle-même du haut du morne.
Admise d'urgence à l'hospice, on reconnut enfin, après inter-
rogatoire sommaire des voisins, que Choucoune était alcooli-
que au dernier degré.
Deux jours après, dans une crise épouvantable de délirium,
la pauvre Choucoune s'en alla de ce monde, enfin débarrassée
de ses zombis. Car, pour ses amis, Choucoune était une vic-
time des « esprits voyés ».
H E N R Y CADORÉ.
Avril 1926.
18

274
GALERIES MARTINIQUAISES
MABI GLACE DODOLE
Le chroniqueur de La Paix revient souvent sur Saint-Pierre,
Il faut avoir connu cette ville aimable, l'avoir habitée, pour
comprendre l'amour persistant qu'elle inspire.
Et la Morte a laissé un si riche héritage de souvenirs inté-
ressants que j'en use sans crainte de l'épuiser.
... La Martinique fournit des boissons délicieuses par leur
qualité et leur goût.
On cite surtout le rhum, lequel a le double don de rafraîchir
quand on a chaud et de réchauffer quand on a froid. En effet,
après une longue course au soleil, quand on ruisselle de sueur
et que la gorge est sèche, quel meilleur rafraîchissement qu'un
bon punch? Par contre, ce bon punch ne réchauffe-t-il pas
agréablement quand on rentre chez soi trempé comme une
soupe et grelottant de froid? Malheureux, les condamnés au
régime sec qui ne peuvent goûter ces deux sensations cepen-
dant contraires !
Il existe des marques différentes de bon rhum. Mais, de
toutes les boissons obtenues par la fermentation, la seule, en
ce pays, qui n'ait pas connu de rivale fut le « Mabi glacé
Dodole
Qu'est-ce que le Mabi?
Ce breuvage tire son nom de l'écorce aromatisée qui entre
dans sa composition: le bois Mabi. Cassé en menus morceaux
macérés dans de l'eau, une fermentation rapide s'opère en une
nuit; un actif brassage le lendemain matin, l'épuration de
l'écume qui monte à la surface, et le filtrage du liquide. Les
fabricants sucrent le liquide avec du sirop de batterie, du
sucre brut ou du dernier jet. La boisson est piquante et flatte
le palais. Anciennement, elle était très répandue. A la ville
comme à la campagne, dès cinq heures du matin, s'alignaient
sur la devanture des boutiques, des bouteilles de la contenance
d'une roquille, remplies de Mabi. La mousse qui s'échappe du
goulot semble les coiffer d'un tout petit casque blanc, ce qui
provoque chez les marchands le même boniment: Mabi moins
a bien bon; gadé comment i ka travaillé.

Le Mabi a toujours été considéré comme une agréable bois-
son matinale. Les amateurs d'alcool, — le vin du peuple, trem-
plin électoral sur lequel depuis longtemps s'agitent les hom-
mes politiques de notre pays — y ont ajouté le suffixe comi-
que « yage ». Le « yage » est un petit verre de rhum qui dé-
colle le mabouya avant l'ingurgitation du mabi.
C'est ce qui constitue pour les preneurs matinaux le
mabiyage.
La réputation du « mabi glacé Dodole » disparut avec son

GALERIES MARTINIQUAISES
275
inventrice, laquelle emporta dans la tombe le secret de sa
préparation, Dodole habitait la rue Dauphine. Quand nous
l'avons connue, elle était dans la maturité de l'âge et appar-
tenait à cette catégorie de femmes du peuple appelées chez
nous les « matadores ». Chaque matin elle trônait dans son
petit établissement propret, en costume de luxe: belle robe,
pantoufles brodées, bas fins ourlés sur la cheville, le madras
sur les yeux, en tête chiffonnée, le foulard de soie sur l'épaule;
étalage de bijoux, grosse chaîne d'or, le « forçat », pendants
d'oreilles, bracelets et bagues.
Propriétaire de deux immeubles acquis par la vente de son
mabi, Dodole respirait l'aisance.
En ce temps-là, les négociants de Saint-Pierre recevaient la
bière blonde en très petites bouteilles blanches. Dodole en fai-
sait collection et c'est dans ces mignons récipients qu'elle ren-
fermait la boisson. Bouchés, ficelés comme les bouteilles de
limonade gazeuse, ils reposaient dans des seaux de glace. Nul
ne connut le procédé de Dodole, le breuvage était limpide,
d'un teint mordoré, d'une saveur divine et pétillait comme du
Champagne. La seule boisson fermentée que j'aie bue depuis,
et qui se rapproche de celle de la rue Dauphine, c'est du cidre
fabriqué avec du jus de prune de Cythère par mon vieux cama-
rade Rémy, au premier kilomètre de la route de Balata.
Ce petit coin de la rue Dauphine fut très animé, de 5 à
9 heures du matin, par les amateurs de tout rang et de toute
conditions du mabi Dodole.
Il est regrettable que Fort-de-France ne possède pas une
Dodole.
PAUL BOYE.
Samedi 10 janvier 1931.
*
**
RETRAITE AUX FLAMBEAUX ( 1 )
(Revue des Antilles, 1 5 mai 1900 )
CHRONIQUE
Un fait unique emplit la quinzaine, absorbe les personnes,
défraie les conversations, la politique ! Et précisément la poli-
tique est bannie de mes chroniques... Je n'ai pas, comme dans
la comédie, deux casaques. C'est toujours la même, la casaque
littéraire. Je laisse volontiers à la porte mon gourdin électoral
— si tant est que j ' e n possède. Comme Paul-Louis Courrier et
comme bien d'autres hommes moins illustres, je n'aime point
me quereller. Vous savez le mot fameux? On demandait à
(1) Extrait de la « Revue de la Martinique », n° 9, avril 1929.

276
GALERIES MARTINIQUAISES
Paul-Louis, au tribunal, après un pamphlet célèbre sur Cham-
bord, pourquoi il haïssait tant la royauté:
— C'est que je hais les coups de bâton, répondit-il.
Eh bien, nous ne voulons point de coups de bâton, — sans
pour cela, d'ailleurs, professer amour ou haine pour des modes
quelconques de gouvernement.
Néanmoins, la chronique serait malaisée s'il n'était point
fait un certain crédit de tolérance au chroniqueur qui n'a pas
nez, jusque dans les yeux, et qui, n'ayant plus ni flair, ni juge-
souvent le choix des sujets. Il y a moyen de causer de tout
le salon le mieux huppé, devant l'assistance la plus délicate.
Même de politique courante ! Il faut bien se dire que la poli-
tique n'est point une chose détestable en soi et qu'elle n'est
redoutable que pour ceux qui s'en fourrent jusque dans le
ment, éprouvent le besoin de crier et frapper comme des
sourds. Alors, il y a bagarre, il y a coups de bâton. Des camps
se forment. Des partis se provoquent. Des hommes se cha-
maillent. Et tout le monde crie, chante, siffle, hurle, applaudit,
sans le moins du monde émouvoir le ciel qui rayonne dessus
nos têtes... ni, non plus, les esprits saturés de philosophie à
force de voir passer, repasser les mêmes fantômes d'idées dans
les mêmes torrents d'inutiles injures.
Mais que diable, oui ou non, depuis vingt jours au moins,
du lever au coucher du soleil et du soir au matin, est-il exact
que pas une parole n'est dite si ce n'est une parole électorale?
Discours de candidats, commentaires d'électeurs, circulaires
administratives, duels, procès et, comme conclusion nécessaire,
retraites aux flambeaux, voilà toute la semaine, voilà tout le
mois résumé. Il n'y a rien de plus. Il y a six jours, douze
au plus, il y a eu le spasme violent d'une élection générale. Le
pays a nommé ses conseils municipaux. Après des rires et des
grincements de dents, nous sommes rentrés dans la vie privée,
dans la douce et insouciante paix de temps ordinaires. Mais
que de bruit il nous fallut !
Avez-vous vu jamais, du haut d'une fenêtre, passer une
retraite aux flambeaux, une retraite d'électeurs? Toute l'agita-
tion électorale est là. Toute la passion politique s'exhale en
une fois. L'individu créole ne sait point résister à l'éloquence
humaine, au prestige de la parole. Il ne sait point, non plus,
comme le Marseillais légendaire, dominer ses sens quand il
est remué par la musique, par l'orchestre forain, par le trom-
bone qui déhanche le corps avec sa subite cadence, par la
clarinette qui alanguit le déhanchement et donne la pamoi-
son à l'âme. Or, ce sont les deux passions du peuple, la musi-
que qu'il préfère à tout, et la politique qu'il préfère à la
musique. Or, je ne sais quelle machiavélique combinaison

GALERIES MARTINIQUAISES 277
associe le piment musical au piment politique ! Et, après deux,
trois heures de discours enflammés dans un faubourg hurleur,
de discours interrompus par des adversaires audacieux, et
hachés de bravos par des partisans qui n'écoutent même point,
un cortège s'organise. Dans des voitures prennent place les
orateurs. Devant, à l'entour, derrière, des cavaliers armés de
drapeaux caracolent. Et la foule se munit de flambeaux. Puis
l'orchestre diabolique entonne la chanson à la mode, et voilà
deux cents, mille, dix-huit cents fous charriés vers la ville,
huant les adversaires dont ils connaissent les maisons, accla-
mant les biens portés dont ils savent les penchants politiques...
Il faut voir le spectacle. Il est émouvant. Tout d'abord, un
bruit lointain de tambour rythmant un pas de foule en mar-
che. Puis on entend des acclamations indistinctes. Puis l'on
voit dans les rues des gens qui se précipitent dans une direc-
tion. C'est de ce côté que vient la retraite.
Mais la retraite de qui d'abord ? Cela a une grande impor-
tance pour les voisins déjà ensommeillés. Si c'est une retraite
amie, ils vont s'afficher par les fenêtres et sourire aux flam-
beaux... Si c'est une retraite d'adversaires, la réserve est néces-
saire. On s'abritera derrière les persiennes et on proférera
des propos malveillants. Le jeu des fenêtres, pendant que la
retraite s'approche et que les cris sont encore incolores, est
très curieux. Mais déjà on distingue le nom acclamé. Les situa-
tions deviennent nettes. On prend, de part et d'autre, des posi-
tions définitives. On se munit d'airs triomphants ou agressifs.
On manifeste, enfin !
A la bonne heure ! Voici la tête de la retraite. Trop éloignée
de l'orchestre, elle ne perçoit point le son des instruments.
Alors elle houspille un ennemi ou elle acclame un ami, avec
une chaleur, une passion infernales. Cela vous donne le frisson.
Et cependant ce sont des voix d'enfants et de femmes. Puis
les flambeaux commencent. On essaie de les compter. Ils de-
viennent bien vite innombrables. Dans le noir ils empêchent
de distinguer les manifestants. Mais les manifestants les agi-
tent énergiquement. Une fumée épaisse, une odeur acre monte
de toute cette foule qui, les yeux chavirés, le front ruisselant de
sueur, femmes et nommes se tenant les bras par rangées,
chante une même chanson politique où la malice et la sottise
s'allient commodément. Puis c'est l'orchestre indicible, encore
le trombone, encore la clarinette, surchauffant les têtes, élec-
trisant les jambes, faisant sauter la foule selon un rythme
impeccable et irrésistible.
Les candidats sont enfouis dans des voitures d'où jaillissent
des voix caverneuses, épuisées, qui surexcitent encore l'escorte
enthousiasmée. Des cavaliers les suivent ou les précèdent en

278
GALERIES MARTINIQUAISES
lançant des provocations aux fenêtres demi-closes, des hourras
frénétiques à celles qui pactisent franchement avec eux. Oui,
car les fenêtres pactisent... Il n'est rien de plus vivant que les
fenêtres les soirs de retraite aux flambeaux, les fenêtres qui
visages qui rient, convulsés, des lèvres qui s'agitent confusé-
pactisent. On voit des têtes enluminées, rouge sombre, des
ment, criant dans le tumulte un bravo que personne ne per-
çoit, des mains qui s'agitent... La rue bouleversée, les fenêtres
frémissantes communient dans une diabolique communion...
La retraite passée, voici la suite de la retraite. Ni hostile,
ni favorable, la suite de la retraite discute, se chamaille. C'est
le commentaire en paroles après le commentaire en chansons.
C'est aussi le commentaire en actes. Les femmes se prennent
corps à corps. Les hommes se parlent dans le trou du nez. Il
y a de vagues gifles dans l'air...
Et les fenêtres, toutes les fenêtres s'ouvrent grandes. Parti-
sans et adversaires perdent toute réserve, regardant la satur-
nale qui se meurt là-bas, au tournant de la rue.
— Hein ! voyez donc un peu ! Voyez-moi ces fripouilles, ces
loques ! Pouah !
— Pas plus fripouilles que ces fripouilles d'hier soir, en
tout cas !
Et les fenêtres se toisent. Dans l'ombre, les yeux s'insultent.
D'un côté, on essaie de dénaturer la retraite. De l'autre, on
pousse de nouvelles exclamations. On les pèse. On recherche
la densité électorale de celles qui vous ont enchanté ou qui
vous ont troublé. On proclame audacieusement et d'avance
les résultats du scrutin prochain. Tout cela par les fenêtres!
Et il vous vient une peur anticipée. C'est qu'il y avait diable-
ment de flambeaux...
— Portés par des femmes, la belle affaire !
On crie en chœur:
— Oui, oui, par des f e m m e s -
Mais, intérieurement, votre fond d'honnêteté vous gêne. On
convient avec soi seul, dans son ventre, qu'il y avait, eh oui!
quelques hommes...
Des hommes ! L'on sait quels hommes !
Enfin, la retraite finie, le mieux est d'aller se coucher et
d'essayer de dormir, de ne pas se soucier des voix qui hurlent
dans le lointain. Le mieux, c'est de fermer pour de bon votre
fenêtre, et puisque décidément vous êtes pour ou contre quel-
qu'un, d'attendre les événements, sans trop de confiance tout
de même, car vous risquerez d'être déçu.
PEY HENNE.
(Pseudonyme de Joseph Monnerot).

TROISIÈME PARTIE
XI
FAITS D'ARMES MILITAIRES
Le patriotisme des enfants du pays s'est affirmé avec éclat
dans la plupart des guerres entreprises par la Métropole depuis
le commencement de la colonisation. Sur ce point, les anna-
les de l'île attestent les sentiments d'indéfectible attachement
et de complète abnégation des Martiniquais envers la nation
qui manifeste les plus nobles conceptions à l'égard des colonies.
Soit qu'elle ait lutté sur place pour repousser l'envahisseur,
soit qu'elle ait envoyé des contingents militaires sur différents
théâtres extérieurs d'opérations, ou offert spontanément son
concours économique ou financier à la France aux prises avec
d'autres puissances, la population locale n'a jamais laissé
passer une seule occasion de prouver qu'elle se doit corps et
âme à la plus humaine et à la plus généreuse des Patries.
*
Il suffit de passer en revue toutes les grandes guerres aux-
quelles la Mère-Patrie a eu à faire face depuis 1635, pour
découvrir la participation que la Martinique y a prise.
D'abord, la guerre de Flandre ou de Dévolution (1667-1668).
Les attaques dirigées contre nous au Carbet et au Prêcheur,
par les Anglais sous le commandement de lord Willoughly,
Gouverneur de Barbade, et aussi à Saint-Pierre, par neuf fré-
gates sous la direction de John Harmant, sont complètement
repoussées (1).
**
(1) Auparavant, le 30 juillet 1666, les milices du Prêcheur, sous les
ordres de du Gas de Clodoré, qui avait pris le commandement de l'île
(alors sous la tutelle de la Compagnie des Indes Occidentales) le 10 février
1665, avaient vaillamment repoussé les Anglais dans une tentative de
débarquement sur ce rivage.

280
GALERIES MARTINIQUAISES
Au cours de la Guerre de Hollande (1672-1678), l'amiral
Ruyter, rival de Duquesne, à la tête d'une flotte imposante (45
vaisseaux) et accompagné du comte Stirum, nommé, par anti-
cipation, Gouverneur de la Martinique, a mené une attaque
de grand style (1674) contre Fort-Royal, où il avait pu débar-
quer (Pointe-Simon) 6.000 hommes de troupe. Le grand chef
hollandais, devant la vigueur et l'habileté de la défense oppo-
sée par les milices locales, a abandonné la partie, laissant
1.500 morts sur le terrain, un nombreux matériel et un impor-
tant trophée: l'étendard du Prince d'Orange.
**
La Guerre de la Ligue d'Augsbourg (1688-1697) a eu égale-
ment sa répercussion dans l'île (1). Deux fois, les Anglais se
sont rués sur la Martinique: en 1693, où leurs opérations au
Marin, à Sainte-Anne, au Fond Canonville, ont été contre-
carrées par la milice s'emparant de 300 prisonniers, et en
octobre 1697, où ils ont exécuté une descente infructueuse au
Marigot et à Sainte-Marie. Dans cette dernière localité, c'est
au domaine de Saint-Jacques, alors exploité par le père Labat,
que l'affaire a eu lieu. L'intrépide Dominicain a fait preuve, en
la circonstance, d'un courage et d'une audace exemplaires.
« Et nous trouvons, écrit Lafcadio Hearn sur cet épisode (Es-
quisses Martiniquaises) le missionnaire tout aussi à l'aise dans
ce nouveau rôle, occupé à construire des bastions, des escar-
pes, des contre-escarpements et des ravelins... Nous le voyons
même prendre part à un engagement, menant lui-même un
duel d'artillerie, chargeant, visant et faisant feu pas moins
de douze fois après que les autres artilleurs français avaient
été tués ou chassés de leurs postes. Après une formidable ca-
nonnade de la part des Anglais, un de ceux-ci l'interpelle en
français:
« — Père Blanc, ont-ils porté?
« Il ne répond qu'après avoir fait feu, en visant beaucoup
plus juste. Alors il répète à son tour la question ironique:
« — Ont-ils porté ?
« — Oui, avoue l'Anglais navré et surpris. Mais, nous vous
revaudrons ça... » (2).
*
**
La guerre de Sept ans (1756-1763), entreprise sous le règne
de Louis XV, nous a valu de recevoir à deux reprises la visite
(1) C'est pendant cette guerre que le Fort Saint-Louis a été entière-
ment achevé (1694) et que Fort-Royal, aménagé par le comte de Blénac.
a été désigné comme chef-lieu de l'île et capitale des Antilles françaises
(Ordonnance royale de 1692).
(2) Nouvel échec des Anglais enregistré en 1704.

GALERIES MARTINIQUAISES
281
des Anglais qui a été marquée, la première fois (1759), par le
bombardement du fort Saint-Louis et un débarquement de
6.000 hommes à la Pointe des Nègres avec, pour objectifs, l'as-
saut du Morne Tartenson et la prise de Fort-Royal; l'attaque a
échoué grâce à l'énergique résistance des troupes locales (1)
faisant surtout la guerre d'embuscades.
On raconte que le Général Beauharnais (2), chargé de la
défense du morne Tartenson n'avait guère brillé sur le ter-
rain. Il aurait même été malicieusement chansonné tout
comme Soubise après Rosbach.
C'est à l'adresse de ce dernier chef militaire qu'on avait
composé en France ce quatrain railleur:
« Soubise dit, la lanterne à la main:
« J'ai beau chercher où diable est mon armée.
« Elle était là pourtant hier matin.
« Me l'a-t-on prise ou l'aurais-je égarée? »
Beauharnais, à ce point de vue, n'aurait rien eu à envier
à son collègue, puisqu'il aurait été servi de la manière sui-
vante:
« Tandis qu'au Tartenson, chacun se chamaille,
« On vit monter un cheval de bataille.
« Eh bien! Eh bien!... on vit un beau cheval,
« Un beau harnais... et point de général. » (3).
La seconde fois (1762), les Britanniques, après avoir inquiété
les localités de Sainte-Anne et des Anses d'Arlets, ont jeté
20.000 hommes sur différents points de la côte, notamment à
Case-Navire et à la Pointe des Nègres. Malgré l'héroïque dé-
fense opposée par les habitants, le Gouverneur, Le Vassor de
la Touche, a capitulé et la Martinique est restée au pouvoir
de l'ennemi durant 18 mois (1762-1763).
*
**
La guerre de l'Indépendance Américaine (1773-1783) a été
pour la Métropole l'occasion d'organiser une base navale à
Fort-de-France (1778), afin de lutter plus facilement aux côtés
des Insurgés contre l'Angleterre. Cette circonstance a permis à
la France de reconquérir les petites îles que les Anglais nous
avaient enlevées durant la guerre de Sept ans. Tour à tour,
Dominique, Saint-Christophe, Nièvres, Montserrat, Saint-Bar-
thélemy, sont passés aux mains des forces françaises, aux-
quelles s'étaient jointes les milices locales, sous les ordres du
(1) L'Amiral Moore, qui dirigeait l'offensive, était parti de la Barbade
avec une flotte de 90 voiles; il avait été signalé le 14 janvier 1759 à la
Pointe des Salines.
(2) Gouverneur de la Martinique, père d'Alexandre Beauharnais, pre-
mier mari de Joséphine Tascher de la Pagerie.
(3) Précis d'histoire de la Martinique, par J. Rennard, page 42.

282
GALERIES MARTINIQUAISES
marquis de Bouille. Sainte-Lucie est restée imprenable; mais
l'Amiral comte d'Estaing a repris Saint-Vincent et Grenade.
En ces diverses circonstances, Toussaint Guillaume, comte
de La Motte-Piquet (1723-1791), s'est signalé aux Antilles par
de brillants faits d'armes contre les Anglais.
C'est de la baie de Fort-de-France (1782) qu'était parti l'ami-
ral comte de Grasse avec la flotte française qui a été battue
quelques jours après aux Saintes (Guadeloupe) par l'Amiral
anglais Rodney.
* *
La Révolution Française a déchaîné des troubles sérieux
à la Martinique entre les patriotes, représentés par le parti de
la ville, et les aristocrates ou royalistes formant le parti de la
campagne. Aucune entente n'avait pu se réaliser entre les pa-
triotes composés surtout de petits-blancs et les hommes de
couleur, dont beaucoup jouissaient d'une belle aisance (1). Les
petits-blancs avaient proclamé d'ailleurs « qu'ils n'admettraient
jamais l'égalité des deux races ». Les hommes de couleur (2)
avaient dû se concerter avec le parti de la campagne. Sous le
Gouverneur par intérim Viomenil, on avait arboré le drapeau
tricolore à Saint-Pierre (début de septembre 1789) et à Fort-
Royal (29 septembre 1789); des municipalités, calquées sur
le modèle de celles de France, avaient été créées dans les deux
villes.
Le Gouverneur titulaire de la colonie, Vicomte de Damas, a
d'abord résisté au parti de la Révolution, puis s'est enfui vers
le Lamentin où, grâce au concours du parti royaliste (3), sous
les ordres de de Percin, il a eu raison des patriotes comman-
dés par Coquille Dugommier à la bataille de l'Acajou, le 25
septembre 1790.
Dans la suite, le commandant de Rivière, royaliste, a bloqué
Fort-Royal avec sa flotte. A l'arrivée du Gouverneur de Béha-
gue, les patriotes se sont jetés dans ses bras, persuadés que
le nouveau Chef de la Colonie allait soutenir leur cause. C'est
alors qu'ils ont été « désarmés et renvoyés en France ». Les
volontaires ont été « licenciés » et les aventuriers « chassés ».
De Béhague, ayant la situation bien en mains, a fait hisser
le drapeau fleurdelysé. Rappelé en France, il a refusé de s'em-
(1) « Honnis et persécutés par les petits-blancs imbus du préjugé de
race et envieux de leur richesse, les hommes de couleur ne rencontreront
pas de plus implacables ennemis. C'est par un massacre de mulâtres que
commencera une des plus fameuses journées révolutionnaires à Saint-
Pierre. » (Avec les Rouges aux Iles du Vent, par le Marquis de Valous.)
(2) Il y avait environ 10.000 hommes de couleur dans la colonie.
(3) Quartier général, Gros-Morne.

GALERIES MARTINIQUAISES
283
barquer et s'est mis d'accord avec de Rivière pour organiser sur
place la contre-Révolution et prendre les armes contre la Répu-
blique.
A un certain moment (septembre 1792), M. de Béhague avait
déplu aux « habitants parce qu'il avait refusé d'obtempérer à
leurs ordres impératifs tendant à ne pas recevoir un convoi
français qui arrivait à Fort-Royal sous l'escorte d'une frégate
de guerre. » (La Sémillante, commandant Brueys.) « Nous som-
mes perdus, lui disent-ils, si vous les admettez. La France ne
nous les vomit que pour notre anéantissement et vous-même
vous serez la première victime de leur rage ! » Mais ces repré-
sentations devenant inutiles et rien ne pouvant ébranler la
ferme résolution de ce gouverneur de les recevoir, « les créoles
(les « habitants » ) s'emparèrent de sa personne et la consti-
tuèrent momentanément prisonnière de guerre dans le fort
Saint-Louis, où était en garnison la majeure partie de l'incor-
ruptible régiment de la Martinique. »
Puis une expédition, à laquelle ont participé de nombreux
créoles, a été dirigée par M. de Rivière contre la Sémillante et
son convoi, qui ont été obligés de prendre le large. « Cette expé-
dition heureusement terminée, les « habitants » rendirent la
liberté à M. de Béhague et lui abandonnèrent comme ci-devant
les rênes de son gouvernement.» (Extrait du livre Avec les
Rouges aux Iles du Vent, page 144.)
*
Pendant la Révolution (juin 1790), on a vu également l'As-
semblée coloniale requérir le général vicomte de Damas « de
diriger toutes ses forces contre Saint-Pierre » et malgré l'oppo-
sition du baron Tascher de la Pagerie, maire de Fort-Royal,
elle « décréta la levée en masse des colons blancs ». Le 10,
après sommation, Saint-Pierre se rendit. Ce même jour, « ' l'As-
semblée coloniale déclarait l'intendant Foullon déchu de ses
fonctions et décidait son renvoi en France, ainsi que celui de
son secrétaire Chalmet et de l'ordonnateur Iger. » (Avec les
Bouges aux Iles du Vent,
page 46.)
Cette curieuse aventure, autant que l'arrestation et
l'emprisonnement de de Béhague, nous remet en mémoire le
« gaoulé » dont furent victimes, de la part des colons, le
Gouverneur Varenne et l'intendant Ricouart (17 mai 1717).
Le mécontentement des anciens colons à l'égard des repré-
sentants du Pouvoir central, trop indépendants vis-à-vis d'eux,
ou pas assez dociles à leurs caprices, s'était brutalement traduit

284
GALERIES MARTINIQUAISES
la première fois contre la veuve de Duparquet, laquelle avait
pris les rênes de l'administration de l'île à la mort de son
mari, notre premier Gouverneur. La Générale avait été « sé-
questrée au Prêcheur » et ne fut mise en liberté qu'à la cau-
tion des parents de du Parquet qui étaient encore dans l'île. »
(Géographie de la Martinique, par A. Réjon, page 20).
*
**
Rochambeau et Lacrosse, envoyés par la Convention contre
de Béhague, n'ont pu débarquer dans l'île. Le premier s'est
retiré à Saint-Domingue, le second à la Guadeloupe.
Mais de Béhague, en présence des nouvelles forces expédiées
par la Convention, s'est vu contraint de quitter la Martinique.
Il s'est exilé à la Trinidad en compagnie de Rivière, remet-
tant au Gouverneur de cette île, représentant le roi d'Espagne,
membre de la famille des Bourbons, toutes les unités navales
qu'il avait eues à sa disposition.
Il a été remplacé à la tête du pays par Rochambeau, qui
a eu à lutter contre les royalistes du cru. La bataille du Camp
décidé
(Case-Pilote), livrée par lui le 15 avril 1793, n'a pas
donné de résultat satisfaisant ( 1 ) ; mais il a été plus heureux
à la rencontre du Vert-Pré (juin 1793). C'est alors que le
parti royaliste, ayant de nouveau pactisé avec les Anglais, ces
derniers n'ont pas eu de peine, grâce à cette trahison, au man-
que de munitions et de vivres, à anéantir les troupes révolu-
tionnaires (capitulation du Fort Convention, mars 1794).
L'héroïque résistance de Rochambeau au fort Desaix (ou
fort Convention) lui a valu les honneurs militaires du com-
mandement anglais. « La reddition de la place n'a eu lieu
qu'après 32 jours de siège. Il ne restait plus au fort Desaix
qu'une poignée de combattants et un seul canon en état de
servir. » (2)
De ce jour, la Martinique est restée sous la domination de
l'Angleterre jusqu'à la paix d'Amiens (25 mars 1802).
*
* *
Pendant que se déroulait en Europe la grande épopée napo-
léonienne, les Anglais ont dirigé deux attaques contre la Mar-
tinique.
(1) Néanmoins, rapporte Boyer Peyreleau, « le 16 juin 1793, les colons
qui avaient appelé les Anglais à leur secours, employèrent deux jours
à se réembarquer à destination des îles étrangères voisines, avec la foule
d'émigrés et de planteurs qui avaient combattu dans leurs rangs ». (Guide
du Touriste à la Martinique, Ch. Laissant et A. Juvanon, 1913)
(2) Guide du Touriste à la Martinique.

GALERIES MARTINIQUAISES
285
Ils ont réussi, en 1804, à occuper le Rocher du Diamant,
cependant que des préparatifs formidables se faisaient au
Camp de Boulogne, en vue d'une invasion de la Grande-Bre-
tagne par les armées de Napoléon. L'îlot rocheux a été rapi-
dement aménagé par l'ennemi à l'effet de gêner les commu-
nications du chef-lieu avec l'extérieur. Des citernes, des ca-
nons, des munitions, des approvisionnements de toutes sortes
lui ont permis de tenir les Français en respect pendant quel-
ques mois. Le Rocher du Diamant n'a été reconquis qu'après
quatre jours de luttes terribles, du 31 mai au 3 juin 1805, par
l'Amiral Villeneuve. L'officier anglais vaincu avait été auto-
risé à garder son épée. Il est mort peu de temps après des
suites des blessures reçues au cours de l'opération. On lui
a l'ait, dit-on, des obsèques imposantes à Fort-de-France, à
cause de la vaillance qu'il avait mise à défendre ce nouveau
Gibraltar. Sa tombe existe encore de nos jours au-dessus du
rocher dénommé « Diamant-Rock » dans les archives de l'ami-
rauté britannique.
Le Blocus Continental battait son plein au moment de la
deuxième offensive anglaise sur les côtes de l'île, durant le
premier Empire (5 Coalition). Cette deuxième attaque s'est
e
effectuée le 29 janvier 1809.
Pénétrant par le Robert et Sainte-Luce, les troupes anglaises
ont marché concentriquement sur le chef lieu. Après s'être
emparées du fort Saint-Louis, elles se sont heurtées aux Fran-
çais au quartier de la « Redoute » , où se sont livrés les combats
les plus sanglants et les plus meurtriers qu'on ait eu à enre-
gistrer dans les annales militaires de la Martinique.
Le fort Desaix, dernier rempart de la résistance, recevant
près de 2.000 obus par jour, a fini par céder sous un pareil
déluge de feu.
L'Amiral Villaret Joyeuse a capitulé le 24 février, à 9 heures
du matin. Il avait la réputation d'être un excellent marin; mais
on l'a accusé d'avoir prouvé qu'il était un médiocre général.
Il est vrai de dire que l'incapacité technique du général s'était
aggravée de la trahison des « habitants ». Ce qui a augmenté les
chances de l'ennemi.
Ce n'est qu'en 1814 (traité de Paris),c'est-à-dire cinq ans
après, que les Anglais ont restitué l'île à la France. Mais,
durant les Cent Jours, ils ont réoccupé le pays qu'ils n'ont défi-
nitivement abandonné qu'en avril 1816, à la signature du
deuxième traité de Paris.
L'expédition du Mexique (1862-1867) a eu pour consé-
quence de démontrer, une deuxième fois, l'importance stra-

286
GALERIES MARTINIQUAISES
tégique de Fort-de-France comme base navale (1). Les navires
de guerre, les troupes et les approvisionnements militaires à
destination du théâtre des opérations y étaient en sécurité.
Beaucoup de nos compatriotes avaient pris part à ces hosti-
lités comme engagés volontaires, surtout comme ouvriers du
génie, et s'étaient héroïquement comportés devant les Mexi-
cains. Ils ont été l'objet d'un ordre du jour spécial (8 novembre
1864).
Ces temps derniers, un journal métropolitain faisait l'éloge
d'un vétéran européen de la guerre du Mexique et pensait
— puisque la mort venait de le frapper — qu'il était le der-
nier survivant de l'armée d'expédition envoyée là-bas par Na-
poléon III.
Il semblerait que le dernier survivant soit un ancien soldat
martiniquais, s'il faut s'en rapporter à la relation suivante du
journal La Paix du 16 novembre 1930:
UN VETERAN DE LA GUERRE DU MEXIQUE
« Le journal L'Ami du peuple avait signalé la mort d'un sur-
vivant de la guerre du Mexique, compagnon d'armes de Gallif-
fet. Il disait que c'était, sans doute, le dernier survivant de
cette campagne. Notre compatriote, M. Louis Saint-Cyr, qui se
trouvait en ce moment à Paris, envoya à ce journal une note
rectificative, parue dans l'Ami du peuple du 25 septembre, et
que nous reproduisons ci-après:
« Permettez-moi de vous rappeler qu'il existe encore, à la
Martinique, fourbu d'infirmités et de misère, un pauvre soldat
de cette malheureuse campagne; il s'appelle Ernest Eginette.
Il obtenait de temps en temps un secours du Ministère, mais,
depuis quelques années, soit par négligence, soit parce qu'il
n'a plus essayé d'obtenir la maigre pitance qui lui était oc-
troyée avec une réelle parcimonie, il n'a plus rien obtenu. Et,
pourtant, il n'a pas fait que cette seule campagne de guerre. »
Ajoutons que M. Ernest Eginette est le frère de feu M. An-
toine Siger, l'ancien maire de Fort-de-France. Il est actuel-
lement pensionnaire de l'Asile des vieillards de la Pointe des
Nègres.
Nous faisons nôtres les lignes par lesquelles le journal pari-
sien termine son écho:
« La Martinique est loin, mais ce n'est tout de même pas
une raison pour se désintéresser du sort d'un vieillard qui
fut un brave soldat, un bon serviteur de la France. »
(1) Depuis 1929, Fort-de-France a été définitivement classé comme base
navale.

GALERIES MARTINIQUAISES 287
Le seul incident notable arrivé ici, d'ailleurs assez loin de
nos côtes, du fait de la guerre de 1870, a été un engagement
naval entre la canonnière prusienne Le Météore et l'aviso fran-
çais Bouvet. Le combat s'est terminé à l'avantage de ce dernier.
*
**
Puis est venue la Grande Guerre de 1914-1918, la plus san-
glante et la plus meurtrière de l'histoire du monde, la plus
gigantesque et la plus affreuse, la plus coûteuse et la plus
ruineuse.
Les Martiniquais ont fait leur devoir jusqu'au bout, sur tous
les fronts, avec discipline, abnégation, bravoure, vaillance,
héroïsme, sentant bien que la victoire des Empires Centraux
serait, dans l'avenir, la négation du droit, de la justice, de la
liberté, et le recul d'une civilisation acquise, à travers les
âges, au prix de tant d'efforts, de patience et de persévérance!
Aussi, avec quel frénétique enthousiasme, quelle joie déli-
rante, la nouvelle a-t-elle été reçue dans l'île que l'ennemi avait
enfin mordu la poussière (1).
Tel est, grossièrement brossé, le tableau de nos états de
service à la Martinique, dans l'ordre militaire, depuis le début
de la colonisation.
Notre amour de la patrie est donc inscrit en lettres de sang
au livre d'or du patrotisme français.
(1) Nombre de Martiniquais mobilisés: 14.904, soit une proportion de
1 sur 13, par rapport au chiffre de la population totale à cette époque.
Pour la Métropole, la proportion avait été de 1 sur 7. Volontaires: 471.
Combattants: 9.179. Tués ou disparus: 1.750; nombre de blessés: 2.000;
citations: 269.

XII
DE QUELQUES PERSONNALITÉS MARQUANTES
ORIGINAIRES DE LA MARTINIQUE
OU Y AYANT VÉCU, OU L'AYANT VISITÉE
MM. Hervé, instituteur et J. Gervaise, inspecteur primaire
à la Martinique, ont publié en 1929, une brochure intitulée
« Petite Histoire locale de la Martinique », d'où nous extrayons
les noms ci-après de quelques célébrités martiniquaises:
« Alexandre de Beauharnais, né à la Martinique en 1754,
député de Blois aux Etats Généraux en 1789, président de
l'Assemblée Constituante les 18 juin et 30 juillet 1791, géné-
ral en chef de l'Armée du Rhin en 1794; condamné à mort
le 9 thermidor de l'an II, guillotiné le 20 juillet 1794; grand-
père de Napoléon III par sa fille Hortense.
« Moreau de Saint-Méry (Médéric-Louis-Elie), né à la Mar-
tinique le 13 janvier 1750; Président des électeurs de Paris
au mois de juillet 1789, député de la Martinique aux Etats
Généraux.
« E. V. Mentor, né à Saint-Pierre (Martinique) le 26 dé-
cembre 1771, adjudant-général, député de Saint-Domingue au
Conseil des Cinq-Cents.
« Mazuline (Victor), né à la Martinique le 21 juillet 1789,
représentant de la Martinique à l'Assemblée nationale en 1848.
« Bissette (Cyrille-Charles-Auguste), né à Fort-de-France
le 9 juillet 1805; représentant de la Martinique à l'Assemblée
Nationale en 1848.

GALERIES MARTINIQUAISES
289
« Du Bourdieu (Louis-Thomas-René-Napoléon), né à Fort-
de-France en 1804, mort à Toulon en 1857; élève de l'école
d'Angoulême, eut une jambe emportée par un obus à la bataille
de Navarin; amiral, puis préfet de police en 1853.
« Dariste (Jean-Baptiste-Auguste), né à la Martinique le
19 juin 1807, ancien représentant des Basses-Pyrénées à l'As-
semblée Nationale (1868), Conseiller d'Etat sous la troisième
République.
« De Vassoigne (Jules-Jean-Pierre), né à la Martinique en
1811, mort en 1891, élève de Saint-Cyr, a fait les campagnes
de Chine et de Cochinchine, général de division, a pris une
part active à la défense du sol de la Patrie (1870); s'est dis-
tingué à Bazeilles (1).
« Perrinon (François-Auguste), né à Saint-Pierre le 28 août
1812, élève de polytechnique, chef de bataillon d'artillerie de
marine, commissaire général de la République à la Martinique
en 1848, représentant de la Guadeloupe à l'Assemblée Natio-
nale (1849), Officier de la Légion d'honneur.
« Brière de l'Ile (Louis-Alexandre-Esprit-Gaston), né à la
Martinique en 1827, mort en 1896; s'est couvert de gloire à
Bazeilles en 1870; général de division, a aidé à la conquête
du Tonkin (1883-1885), général inspecteur des troupes colo-
niales en 1887.
« Lacourné (Pelière), 1848 à 1896, capitaine de frégate, s'est
illustré en Cochinchine sous les ordres de l'amiral Courbet,
en Tunisie et au Dahomey; grand-croix de l'ordre de Tunis,
officier de la Légion d'honneur.
(1) Voici ce qu'écrivait récemment, à ce sujet, le journal Le Matin:
« La vérité? La voici, recueillie sur les feuillets jaunis qui consti-
tuent les journaux de marche des trois régiments qui, avec le 1 régiment
e r
d'infanterie de marine, aujourd'hui dissous, formaient la division colo-
niale du général de Vassoigne, il y a soixante et un ans.
« Le 30 août 1870, les fantassins du général de Failly refluent en
désordre sur Mouzon. Les 2 et 3 d'infanterie de marine sont en réserve
e
e
au plateau de Vaux. Mac-Manon les alerte et les dirige sur Sedan.
« A Bazeilles, les Bavarois, qui occupaient ce village, les accrochèrent :
« Le combat, dit le journal de marche, prit un caractère particulier
d'acharnement; le feu s'arrêta de notre côté; baïonnette au canon, nos
soldats se précipitèrent sur l'ennemi avec un élan irrésistible.
« Tout plia devant eux, les Bavarois reculèrent. Bientôt le village de
Bazeilles, entièrement évacué par les Allemands, tombait au pouvoir de
l'infanterie de marine. »
« Le lendemain, Bazeilles fut perdu et repris plusieurs fois par les
marsouins, toujours à la baïonnette, car après six heures de combat les
cartouches faisaient défaut sans que, dans le désarroi général, il fût
possible d'en obtenir.
« Bazeilles, où se conduisit héroïquement — avec ses deux frères, l'un
simple fantassin, l'autre aumônier militaire — un grand colonial et mar-
souin alors capitaine, le général Voyron, Bazeilles coûta à la marsouille
2.665 hommes. »
(Extrait du journal Le Matin du 26 avril 1931, sous la signature de
Jean Perrigault.)
19

290
GALERIES MARTINIQUAISES
« Morestin, grand chirurgien français, né à Saint-Pierre,
régénérateur de la face humaine, a rendu de grands services
pendant la guerre de 1914-1918. »
Les représentants de la Martinique au Parlement depuis
1875 ont é t é : Godissard, Martineau, Allègre, Deproge, Hurard,
Duquesnay, Knigt, Denis Guibert, Clément, Sévère, Lagrosil-
lière, Clerc, Lemery, Delmont, Frossard.
*
La Martinique se réclame aussi de trois reines: Joséphine
Tascher de la Pagerie (1763-1814), épouse en première noce
du général Alexandre de Beauharnais, en deuxième noce du
général Bonaparte, devenue la première impératrice des
Français; grand'mère de Napoléon III par sa fille Hortense.
Elle était née aux Trois-Ilets. La personnalité de Joséphine
est assez connue pour qu'il ne soit pas nécessaire d'insister
sur elle.
Cependant, afin de dissiper certaines erreurs trop complai-
samment répandues sur l'existence qu'elle menait à la Mar-
tinique, bornons-nous à reproduire le passage suivant de
l'intéressant livre du marquis de Valous (Avec les Rouges
aux Iles du Vent,
1930):
« Je reviens à m o i : mon premier soin en mettant pied à
terre dans cette ville fut d'aller visiter les anciennes connais-
sances que j ' y avais laissées l'année antérieure à celle-ci et
dont l'accueil toujours prévenant me fit tant de plaisir. Je
dois encore à la reconnaissance de citer dans ce nombre
M. et M Tascher de la Pagerie (1) chez lesquels je trouvai
me
accidentellement leur nièce qui depuis a joué un si grand rôle
dans nos fastes illégitimes: M de Beauharnais. Cette femme,
me
sans être précisément jolie à cette époque, plaisait par sa
tournure, sa gaieté et la bonté de son cœur; plus occupée
d'ailleurs de se procurer des jouissances auxquelles son âge
et ses attraits lui donnaient quelques droits de prétendre, elle
frondait assez publiquement l'opinion plus ou moins flatteuse
que l'on pouvait avoir sur son compte à cet égard; mais
comme sa fortune était extrêmement bornée et qu'elle aimait
la dépense, elle se trouvait souvent forcée de puiser dans la
bourse de ses adorateurs. Cependant, lassée du genre de vie
qu'elle menait dans ce pays qui était le sien, elle l'abandonna
(1) Robert-Marguerite Tascher de la Pagerie, fils de Gaspard-Joseph, page
de la Dauphine, et de Marie-Françoise Boureau de la Chevalerie, né le
5 mars 1740 au Carbet (Martinique), page de la Dauphine (1754), lieutenant
de vaisseau, lieutenant des maréchaux de Brest vers 1772, puis capitaine
des ports à la Martinique. Il avait épousé en 1770 Jeanne-Louise le Roux-
Chapelle et mourut à Paris le 15 mars 1806.

GALERIES MARTINIQUAISES
291
furtivement sous un déguisement d'homme et passa à l'insu
du capitaine de la Sensible sur cette frégate, au moment
même où les insurgés, maîtres des forteresses, commençaient
à faire feu sur ce bâtiment pour l'obliger à retourner en
France. »
*
**
La fortune d'Aimée du Buc de Rivery, pour avoir été moins
brillante que celle de Joséphine, n'en rejaillit pas moins sur
la Martinique.
Notre distingué compatriote, M. le docteur William Dufou-
geré, auteur du livre remarquable intitulé « Madinina, reine
des Antilles », a développé tout récemment à Paris sur celle
qui était devenue la sultane Validée, une conférence du plus
vif intérêt. Voici ce qu'en rapporte le journal La Paix (jan-
vier 1931):
CONFÉRENCE DU DOCTEUR DUFOUGERÉ
Nous lisons dans la revue La Chronique coloniale les lignes
suivantes:
« Dans une intéressante conférence faite récemment au
Cercle National des Armées de Terre et de Mer, le docteur
Dufougeré a retracé l'histoire peu connue d'une jeune fille
de la noblesse antillaise, petite fille d'un gentilhomme diep-
pois, Aimée du Buc de Rivery. Envoyée à Nantes chez sa tante
pour terminer son éducation, elle fut réembarquée pour la
Martinique à l'âge de 13 ans en 1789, par crainte des événe-
ments politiques.
« Les passagers du navire désemparé par la tempête furent
recueillis par un bateau espagnol qui fut lui-même capturé
par les corsaires barbaresques.
« Aimée du Buc de Rivery fut donnée en présent au sultan
de Constantinople dont elle devint la favorite.
« Elle passe, sans qu'on puisse en être sûr, pour la mère
du sultan Mahmoud II. Mais ce qui paraît certain, c'est que
sous le règne de ce souverain, les relations de la France et
de la Sublime-Porte furent des plus cordiales. La répudiation
par Napoléon de l'impératrice Joséphine, une compatriote de
la sultane créole, paraît avoir été contemporaine d'un trouble
profond dans ces relations.
« Aimée du Buc de Rivery mourut dans le palais après
avoir eu la visite d'un missionnaire.

292
GALERIES MARTINIQUAISES
« Le docteur Dufougeré ne s'est pas borné à esquisser
cette curieuse physionomie. Passant de la sultane à Joséphine,
il a montré que nos Antilies n'ont pas seulement donné au
monde des souveraines dont la grâce et la beauté sont demeu-
rées célèbres, mais des hommes éminents dans tous les
domaines de l'intelligence et de l'action. Il a su brosser pour
finir un excellent tableau de la vie des Antilles et de leur
essor continu, et flétrir justement les étranges, pour ne pas
dire les indignes conceptions de certains esprits qui, envisa-
geant leur cession à l'étranger, n'ont pas su voir qu'il s'agit
là de terres et d'âmes françaises. Il a été très chaleureusement
applaudi, et nous le félicitons ici bien vivement. »
*
La troisième reine dont se réclame la Martinique: M de
me
Maintenon (épouse morganatique de Louis X I V ) , n'est pas
née dans l'île. On raconte que la marquise Françoise d'Au-
bigné (1635-1719), petite-fille de Théodore Agrippa d'Aubigné,
écrivain bien connu, était venue ici avec son père, échappé
d'une prison avec la complicité d'un geôlier dont il aimait
la fille. L'ex-prisonnier a épousé cette dernière après son éva-
sion et est venu quelque temps plus tard, se réfugier au pays
sous la haute protection du gouverneur comte de Blénac.
Après un séjour de quelques années dans cette colonie (au
Prêcheur), elle est rentrée en France, s'est mariée, malgré
elle, au poète Paul Scarron (1652) perclus de tous ses mem-
bres (1), a été ensuite chargée de l'éducation des enfants de
Louis X I V et de M de Montespan, a supplanté cette dernière,
m e
et est devenue, après le décès de Scarron, par un mariage
secret, la femme du Roi-Soleil.
*
* *
A côté de ces personnalités féminines qui ont émergé dans
les hautes sphères de l'aristocratie royale ou impériale, nous
trouvons (de passage à la Martinique où ils ont laissé leur
souvenir) des Chefs d'Etat et, parmi eux, une tête couronnée.
D'abord, le président des Etats-Unis d'Amérique, Théodore
(1) Paul Scarron rapelle lui-même ses souffrances dans son épitaphe
restée célèbre:
« Celui qui cy maintenant dort
Fit plus de pitié que d'envie
Et souffrit mille fois la mort
Avant que de perdre la vie.
Passant, ne fais ici de bruit,
Garde bien que tu ne l'éveilles,
Car voici la première nuit
Que le pauvre Scarron sommeille.

GALERIES MARTINIQUAISES
293
Roswelt. Cet illustre homme d'Etat qui aurait été descendu
de la première magistrature américaine pour avoir osé accueil-
lir à la Maison Blanche le nègre Booker. T. Washington, a
visité la Martinique en février 1916 et y a été reçu avec la
plus sincère cordialité et les plus grands honneurs.
*
Deux présidents de la République du Vénézuéla, Gusman
Blanco et Castro, ont passé un certain temps sous notre chaud
soleil. Le séjour de Castro qui a duré trois mois, à Fort-de-
France (année 1908, hôtel Ivanès) a donné lieu à un incident
diplomatique. On voyait dans le salon de l'hôtelier, écrit
notre chroniqueur P. B. dans La Paix du samedi 7 mars 1901,
« un petit homme sec, au teint olivâtre, coiffé d'un bonnet de
velours et chaussé de mules garnies de pierres précieuses. Il
avait toujours un journal à la main et souvent il froissait le
papier avec rage ». C'était Castro. A la suite de plaintes formu-
lées contre lui, établissant qu'il abusait de l'hospitalité marti-
niquaise pour comploter contre le gouvernement vénézuélien,
les autorités locales l'ont expulsé manu militari. Comme il
refusait de marcher pour aller à bord du courrier en partance,
on a dû l'attacher sur une civière et le porter jusque dans sa
cabine.
Contrairement à ce qu'on affirme quelquefois ici, le général
Antonio Guzman Blanco, un des plus grands hommes d'Etat
du Vénézuéla, n'était pas arrivé à la Martinique en exil.
Voici ce qu'écrit une personnalité autorisée à propos de cet
homme illustre qui était très aimé à Paris, sa ville de prédi-
lection: « Il est venu à Fort-de-France en 1879 et a habité
l'Hôtel de France (actuellement Hôtel Saint-Cyr), rue Amiral-
de-Gueydon, établissement tenu à cette époque par la famille
Boulin. Le gouverneur de la Martinique, Allègre, avait reçu
des instructions de la métropole à l'effet de lui réserver tous
les honneurs dus à sa qualité et à sa célébrité, car Guzman
Blanco, ancien Président de la République du Vénézuela, avait
acquis dans son pays, après Simon Bolivar, une très grande
renommée. Le grand ami de la France avait donc été reçu
avec pompe et en témoignage de reconnaissance et de sym-
pathie, il avait donné une bibliothèque à l'Hôpital militaire
et une somme destinée à acheter des livres aux enfants néces-
siteux des écoles communales. Cela s'est passé avant la laïci-
sation; les écoles étaient dirigées par les frères de Ploërmel.
Plus tard en 1883, le bruit avait couru que le Président devait
se rendre en France en passant par la Martinique. Le gouver-
neur Allègre, les autorités et surtout les instituteurs laïques

294
GALERIES MARTINIQUAISES
avaient voulu lui montrer leur gratitude. Ces derniers avaient
composé des vers que leurs élèves devaient chanter en espa-
gnol en son honneur. L e chant se terminait ainsi: Viva
Guzman Blanco ! Viva el Présidente de la Republica de Vene-
zuela !
Tandis que l'on faisait des préparatifs pour le recevoir, le
Président avait dû pour des questions diplomatiques urgentes,
prendre la voie la plus rapide à l'effet de se rendre en Europe.
Une dépêche qu'il avait envoyée au gouverneur, exprimait ses
regrets et remerciait la population.
L e Président Guzman Blanco, qui n'a jamais connu l'exil,
avait laissé le pouvoir pour représenter sa patrie, jusqu'à sa
mort, comme ministre plénipotentiaire.
Il est vénéré dans toute la République du Vénézuela. »
*
* *
Comme les deux chefs précédents de la République véné-
zuelienne, le Président Sam, de la République haïtienne, a
vécu quelque temps à la Martinique en 1903-1904. Il y était
descendu avec sa famille en exil volontaire. Ce noir doué d'une
puissante musculature, avait dans la suite qui l'accompagnait
son ex-ministre des finances M. Lafontan et un remarquable
violoniste du nom d'Ancion Martin. Il aurait occupé un poste
de premier plan sous le gouvernement de l'empereur Soulou-
que (1849-1859) de cruelle mémoire.
*
Mais nous avons été également gratifiés d'un roi en exil
forcé, Behanzin, ancien souverain du Dahomey, vaincu par
les Français en 1894 et arrivé ici, dans la même année, à
bord d'un navire de guerre en compagnie de plusieurs de ses
femmes, de deux de ses filles, de son fils le prince Ouanilo (1)
et d'un de ses anciens ministres.
Fils et successeur du roi Glé-Glé qui avait fait sa soumission
aux Français le 18 avril 1878, Béhanzin ne pouvait souffrir
l'occupation de sa patrie par l'étranger et dans la lutte
héroïque qu'il avait entreprise à l'effet de reconquérir l'indé-
pendance de son Etat, il a été battu et fait prisonnier. Dans
(1) Elevé au lycée de Saint-Pierre, le prince Ouanilo Béanzin a conquis
rapidement son baccalauréat, ses diplômes de licencié et de docteur en
droit, s'est distingué à la Grande Guerre comme sous-lieutenant d'artil-
lerie. Il est mort tout récemment après avoir épousé à Bordeaux, où
assumait avec distinction les fonctions d'avocat, la fille du Consul général

GALERIES MARTINIQUAISES
295
les derniers temps de sa captivité, le gouvernement français
l'avait autorisé à fixer sa résidence à Blida (Algérie), où il
est mort dévoré par le chagrin et la nostalgie de son pays.
*
**
Après la Grande Guerre (1914-1918) la Patrie nous a envoyé
son salut affectueux et maternel (1920) par un des plus grands
vainqueurs des Empires Centraux, le général Mangin dont
le souvenir est encore présent à la mémoire de tous ici. Le
valeureux soldat voyageant à bord du croiseur Edgar-Quinet,
avait été très brillamment fêté au chef-lieu.
Le maire de Fort-de-France, M. Louis Saint-Cyr, après avoir
magnifié au nom de la population martiniquaise les mâles
vertus militaires et patriotiques du général, avait terminé son
allocution par ces paroles suggestives:
« Je salue en vous, mon général, la France qui passe » et,
se tournant ensuite vers M. Gourbeil, gouverneur de la colonie,
il a ajouté: « Je salue en vous, M. le Gouverneur, la France
qui demeure » (1).
*
**
Si notre plus grand poète national, celui qui demeure, peut-
être aussi, le plus puissant cerveau et le plus génial écrivain
de la Mère-Patrie, n'a pu honorer la Martinique de sa visite,
du moins sa fille Adèle, qu'une triste aventure avait conduite
à l'île anglaise de Barbade, a foulé le sol de Saint-Pierre. Voici
la relation qu'en rapporte notre charmant chroniqueur,
M. Paul Boye, dans le journal La Paix, du 19 juillet 1930:
« En une circonstance plutôt douloureuse, un Martiniquais
fut intimement mêlé à la vie de Victor Hugo. Si la correspon-
dance échangée entre notre compatriote et lui a disparu, les
hommes du passé en gardent le souvenir. Et ce souvenir inté-
ressant appartient à Saint-Pierre, l'ancien foyer intellectuel
de l'île, dont le rayonnement illumine encore la pensée de
ceux qui ont l'occasion de parler d'elle.
« Donc, Victor Hugo ayant refusé de consentir au mariage
de sa fille Adèle avec un officier anglais, elle suivit ce dernier,
à l'insu de son père, jusqu'aux Antilles.
« Trompée, abandonnée à la Barbade par son lâche séduc-
teur, la folie s'empara d'elle. Seule, sans ressources, sur cette
(1) Le général Bertrand, un des plus fidèles compagnons de Napoléon I ,
e r
ne s'est pas contenté de venir à la Martinique. Il s'y était fixé comme
colon dans le Sud, près des Salines. De même, on rapporte que le général
Colson, un autre lieutenant de l'Empereur, s'était établi sur une pro-
priété, près des Pitons du Carbet, dans la région qui porte toujours son
nom.

296
GALERIES MARTINIQUAISES
terre étrangère, elle fut recueillie et soignée avec un incroyable
dévouement par une vieille négresse de la ville qui décida de
la ramener en France, après en avoir avisé le poète.
« Au cours du voyage, le bateau qui les conduisait dut
s'arrêter en rade de Saint-Pierre.
« Un hasard ayant fait connaître à Alexandre Verdet que
M Hugo se trouvait à bord, il s'empressa d'aller chercher la
lle
voyageuse ainsi que sa compagne et leur offrit une cordiale
et large hospitalité dans sa gentille résidence rurale du Morne
d'Orange, qui domine la ville.
« A quel mobile céda spontanément Verdet ?
« Verdet n'avait jamais fréquenté l'école, mais intelligent,
opiniâtre, il avait appris à lire et à écrire. Puis, avec son
maigre salaire d'ouvrier, il avait acheté des livres et s'était
perfectionné au point de posséder une instruction convenable.
Il devint un admirateur passionné de Victor Hugo. On com-
prendra dès lors son geste.
« Au moment du départ, Verdet écrivit à Victor Hugo pour
le renseigner sur l'état de sa fille et les circonstances de la
rencontre; en même temps il implorait pour la fugitive, la
clémence paternelle.
« Le poète répondit par cette lettre courte mais éloquente:
« Aux lointaines régions, des mains secourables se sont
tendues vers l'ange dans sa chute.
« O Providence ! J'ai pardonné. Merci. »
« Enfant, j'ai connu Alexandre Verdet, à l'Anse Mondor,
chez mon correspondant. Il était dans la maturité de l'âge,
fier de la place enviable qu'il s'était taillée, par lui seul, dans
la société. Il nous montrait volontiers la photographie que lui
avait envoyée le poète avec cette inscription:
A l'ami inconnu et dévoué.
V. H U G O .
« Adèle Hugo est morte dans une maison de santé à Paris.
Alexandre Verdet repose à Saint-Pierre, sous la cendre du
volcan. »
P. B.
*
Enfin, plus près de nous, en 1930, notre éminent compa-
triote, M. Alcide Delmont, sous-secrétaire d'Etat au Ministère
des Colonies, est venu nous apporter le cordial salut du gou-
vernement de la République et l'affectueux baiser de la France.

GALERIES MARTINIQUAISES
297
C'est la première fois, dans l'histoire, qu'une pensée aussi
flatteuse et aussi touchante était réservée à notre petite
Martinique et elle nous était d'autant plus sensible et plus
chère qu'un fils du pays, homme de couleur de modeste
origine, avait été chargé de l'accomplissement de cette haute
mission (1).
A quand, la visite du Président de la République à la « Fille
aînée de la France » ?
(1) Avant M. Delmont, M. Henri Lemery, sénateur de la Martinique,
homme de couleur, a fait partie du Gouvernement pendant la Grande
Guerre, comme Sous-Secrétaire d'Etat à la Marine.

XIII
LES MARTINIQUAIS
HORS DE CHEZ EUX
Le Martiniquais n'aime guère s'expatrier. La proportion des
habitants de l'île prenant, pour des raisons diverses, le chemin
de l'Etranger, des Colonies françaises et de la Métropole, est
cependant assez élevée. Mais on observe que la plupart de
ceux qui paraissaient définitivement fixés ailleurs éprouvent
à un moment donné l'irrésistible besoin de revenir au foyer
natal. Ils sont obsédés par le désir de se retremper dans
notre climat exceptionnellement doux et sain, par le souvenir
de nos splendeurs naturelles, ou simplement par l'amour pro-
fond qu'ils ont gardé du petit coin de terre, ou du clocher,
berceau de leur naissance. Et beaucoup de ceux-là cèdent à
leur tentation. Rien n'est donc plus véridique, bien plus en-
core pour les Martiniquais hors de chez eux, que pour les
étrangers ayant séjourné dans l'île, que ce témoignage du
Père Dutertre:
« Je n'ai jamais rencontré un homme ni une femme parmi
tous ceux qui sont revenus de la Martinique, chez qui je
n'aie remarqué le désir passionné d'y retourner. » (Histoire
générale des Antilles habitées par les Français,
1671)
*
* *
Tout près de nous, à Sainte-Lucie, à la Dominique, à Saint-
Kitts, en Haïti, il y a des compatriotes établis à demeure. On
en trouve déjà un peu plus à la Trinidad.
Mais à Colon et à Panama, leur nombre est plus important.
Au moment de la reprise du percement de l'isthme de Panama
(1903-1904), beaucoup d'ouvriers de l'île avaient été grossir
les rangs de l'armée des travailleurs employés à l'accomplis-

GALERIES MARTINIQUAISES
299
sement de cette œuvre géniale, amorcée par le grand Français
Ferdinand de Lesseps (1886). Les miasmes pestilentiels, la
fièvre paludéenne et d'autres maladies endémiques avaient,
hélas ! fauché quantité d'entre eux, semant abondamment des
fosses à Culebra et dans les diverses autres stations de la ligne
que devait suivre le canal.
Parmi ceux qui ont survécu à cette lutte gigantesque de
l'Homme contre la Nature, un certain nombre ont élu domi-
cile dans « The Canal Zone » ou dans les deux grandes villes
situées à ses extrémités, l'une vers le Pacifique, l'autre en
direction de la Mer des Antilles.
Ces expatriés, chez qui la solidarité n'est pas un vain mot,
ont formé là-bas une association où ils sont trop heureux de
se voir, de causer, de se coudoyer, de s'aider mutuellement,
de créer en un mot une atmosphère martiniquaise en pays
étranger. Aussi est-ce avec plaisir que nous reproduisons à
leur sujet l'entrefilet suivant, extrait du journal La Paix du
31 décembre 1930:
« LA COLONIE FRANÇAISE ET MARTINIQUAISE
DE PANAMA EN DEUIL
« La société française de Panama-Colon La Fraternité était
récemment éprouvée par la perte de son secrétaire Alexandre
Coma, natif du Lamentin (Martinique).
« La société fut unanime à lui rendre les derniers honneurs
et lui fit de magnifiques funérailles.
« Décédé le 18 novembre, à 17 heures, il fut transporté au
siège de la société, puis à l'hôpital, où le corps fut embaumé
et conservé jusqu'au dimanche 23, jour fixé pour l'inhumation.
« A 15 heures, le cortège se mit en marche, ayant à sa tête
la bannière de la Prévoyance enfantine, suivie des membres
de la société juvénile dont le défunt avait été le créateur et le
directeur. Venait ensuite la bannière de la Fraternité avec tous
les membres.
« Au sortir de l'église, où eut lieu la cérémonie religieuse,
un cortège de plus de 400 personnes défila par les rues prin-
cipales de la ville, jusqu'au cimetière. Là de nombreux dis-
cours furent prononcés. Le président de la mutualtié, M. E.
Rosane, fit le récit de la vie de son secrétaire. Le vice-président
Cachedon, sous-inspecteur, MM. G. Sildo, E. Pelage, membres
de la société, retracèrent la vie sociale du défunt, ainsi que
l'inspecteur J. Castan; M. G. Montbeliard, au nom de l'Action
française, dit ses regrets et ceux de ses collaborateurs. Une
enfant de la Prévoyance enfantine, Marguerite Mariette, ex-

300
GALERIES MARTINIQUAISES
prima le chagrin de tous les élèves, la reconnaissance et le
souvenir qu'ils en garderont. M. La Neuville Yotte parla de
son camarade d'enfance. Et l'institutrice de l'école française,
M V. Mariette, fit ressortir les qualités de A. Coma.
m e
« MM. Sully Caser, Tolorep Jean et Septo Raphaël prirent
aussi la parole avec émotion.
« Quatre couronnes avaient été offertes par le Comité d'ad-
ministration de Panama, par l'Assemblée de Panama, par
les membres de la Prévoyance enfantine et par les membres
de la société de Colon.
« Après l'inhumation, le cortège retourna au siège de la
société, où M. Tisal, vice-président, M Capo, secrétaire de
me
Colon, M L. Laremon, sous-secrétaire de Panama, M. E. Cas-
m e
tan, représentant du chargé d'affaires, parlèrent encore du
regretté disparu et adressèrent à la famille leurs sincères sen-
timents de condoléances. Le Consul français s'associa égale-
ment à la Mutualité pour exprimer les regrets de toute la
Colonie française.
« Puissent les nombreux hommages rendus à feu Alexandre
Coma atténuer la douleur de ses parents de la Martinique,
auxquels la société envoie ses plus vives condoléances. »
L. D.
Le Vénézuéla est aussi le refuge de nombreux Martiniquais
qui vont y chercher du travail, soit dans les exploitations agri-
coles (Bohure), soit dans les mines de pétrole (Maracaibo), soit
dans les maisons de commerce de Caracas ou dans les autres
centres de l'activité économique de cette République.
Il y a même certains des nôtres qui, naguère encore, n'ont
pas hésité à mettre leur courage, leur héroïsme et leurs talents
militaires à la disposition d'un chef révolutionnaire de cet
Etat. Qui ne se souvient ici de la curieuse aventure du Liber-
tador,
navire de commerce équipé en guerre, battant irrégu-
lièrement pavillon vénézuélien, pratiquant la guerre de course
dans les eaux territoriales du Vénézuéla et se laissant finale-
ment désarmer et « interner » à Port of Spain (Trinidad) par
l'amirauté britannique?
Comme à Colon et à Panama, nos compatriotes de Caracas
et des autres villes du pays des Bolivar, des Blanco, des Castro
et des Gomez, ont formé une importante société mutualiste
où ils vont chercher l'illusion d'être à la Martinique.
Les Etats-Unis n'ont pas manqué de solliciter l'attention
des Martiniquais et de les attirer.

GALERIES MARTINIQUAISES
301
Pays dont la puissance économique est formidable, offrant
des possibilités immenses à l'activité de tous, pays où l'or
circule à foison dans toutes les branches du travail, il n'est
pas étonnant que nos compatriotes, à l'instar des nationaux
des autres parties du monde, aient tenté d'y faire fortune ou,
tout au moins, d'y gagner leur vie.
Là, comme ailleurs, ils ont créé une société d'aide et d'as-
sistance mutuelles, établissant ainsi entre eux un contact
nécessaire. La Franco-Coloniale, fondée en 1925 à New-York,
groupe en effet près de deux cents adhérents martiniquais.
Par les services matériels et moraux qu'elle rend, cette asso-
ciation mutualiste, dont l'utilité n'est pas à démontrer, cons-
titue une cellule créole, un petit centre de réunion noyé parmi
les millions d'Américains, mais où palpite l'âme du pays.
*
**
Aux colonies françaises, davantage encore qu'à l'étranger,
on rencontre un nombre imposant de Martiniquais.
D'abord la Guadeloupe. La colonie-sœur, dont la destinée à
travers trois siècles d'histoire, présente de nombreuses analo-
gies avec « notre îlot de verdure perdu dans l'océan », est
recherchée par une importante fraction de nos compatriotes,
notamment par une partie de ceux qui y ont investi des capi-
taux dans l'industrie sucrière et rhumière et amené de la
main-d'œuvre martiniquaise.
Quant à la Guyane, où la « colonie antillaise » forme la
majeure partie, de la population, elle peut être considérée
comme le territoire ayant déjà attiré beaucoup plus des nôtres
que n'importe quelle autre région du globe.
C'était jadis le pays d'élection des Martiniquais au delà
des mers, à cause de l'or qu'ils allaient exploiter dans les
placers. Mais le courant d'émigration de nos compatriotes
vers ces gisements aurifères, aujourd'hui épuisés, s'est consi-
dérablement ralenti. Il faut même dire que le phénomène in-
verse se constate depuis l'arrêt des prospections, depuis sur-
tout les regrettables et tragiques événements politiques qui
ont eu pour effet de décourager bien des gens et de chasser
de la Guyane d'importants capitaux. Nombreux sont, en effet,
ceux qui reviennent ici « désenchantés », plus pauvres qu'ils
n'étaient partis. Les exploitations forestières, l'extraction du
caoutchouc, la fabrication de l'essence de bois de rose ne les
retiennent pas. On en rencontre encore quelques-uns dans
le commerce, à Cayenne, à Saint-Laurent-du-Maroni, à Mana,
à l'Oyapoc, à Inini et aussi à Montjoly, localité où se sont
rassemblés et fixés des fugitifs pierrotins chassés de leur
chère Martinique par la catastrophe volcanique de 1902.

302
GALERIES MARTINIQUAISES
La plupart des autres colonies, et plus spécialement l'A.O.F.,
l'A. E. F., l'Indochine, Madagascar ont un remarquable con-
tingent de Martiniquais parmi les agents des administrations
publiques et dans les troupes qui y sont stationnées (1).
Depuis que ces nouveaux « prolongements » de la France
ont été organisés, les fonctionnaires recrutés ici y ont assumé,
aux côtés des métropolitains d'avant-garde, une tâche admi-
rable. Car on ne doit pas oublier qu'au début de l'occupation
de ces territoires, la vie y était particulièrement dure, à cause
du climat meurtrier et des mauvaises conditions d'hygiène
qui y régnaient.
Le tribut que les nôtres ont payé de ce fait à la Patrie, dans
l'œuvre immense de la colonisation moderne, est loin d'être
négligeable. Magasiniers du Corps des comptables coloniaux,
commis du Commissariat de la Marine, militaires de tous
grades, ont écrit, dans les annales coloniales, des pages vrai-
ment dignes d'éloges et, au moment où par la grande Expo-
sition coloniale et internationale, la France ouvre la plus
grandiose manifestation d'activité coloniale que la République
ait jamais conçue, il est bon de rappeler ces remarquables
états de service de nos compatriotes qui étaient partis les
premiers, avec les grands pionniers de l'œuvre colonisatrice,
avec les Gallieni, les Balay, les Lyautey, etc. (2).
Enfin, les Martiniquais établis en France se rencontrent
dans toutes les provinces de la Mère-Patrie, surtout depuis la
fin de la Grande Guerre, de nombreux militaires s'étant faits
libérer dans la Métropole.
Que nous sommes loin de l'époque où comme par hasard
« l'on rencontrait un nègre martiniquais sur les quais de nos
grands ports commerciaux, flânochant, la casquette de travers
sur la tête, les mains dans les poches » ou « attendant,
anxieux et nostalgique, la cigarette aux lèvres, le regard scru-
tant l'horizon brumeux, quelque steamer venant des « Iles »
et lui apportant des nouvelles du pays natal ».
Le nègre martiniquais, ainsi que le déclarait tout dernière-
ment un écrivain de renom, entre maintenant « partout » en
(1) A signaler en passant que plus de 95 % des agents des services
publics de la Martinique sont d'origine créole. Le pays se suffit large-
ment à lui-même sous ce rapport et bien au delà de ses besoins.
(2) On ne compte plus maintenant les fonctionnaires et les officiers
martiniquais (dont beaucoup sont légionnaires) occupant des postes élevés
et exerçant des attributions délicates dans l'administration coloniale:
Chefs de service, magistrats de tous rangs, Administrateurs des Colonies,
Trésoriers-payeurs, Secrétaires généraux, voire même Gouverneurs et
Inspecteurs des Colonies.

GALERIES MARTINIQUAISES
303
France. On l'aperçoit dans tous les domaines de l'activité
métropolitaine et il ne fait pas plus mauvaise figure que les
autres: agriculture, industrie, commerce, bureaux adminis-
tratifs, magistrature, armée, marine, sans compter la repré-
sentation parlementaire et même les Conseils du Gouver-
nement.
Bien plus, la musique créole (1) conquiert, dans les cœurs
métropolitains, une place, chaque jour plus élargie. Stellio,
Léardé, et d'autres virtuoses de la chanson créole, se font
frénétiquement applaudir sur la terre de France dans des
airs tout imprégnés de notre chaleur tropicale et tout débor-
dants de sel créole. Stellio a même reçu le 1 juillet 1930,
e r
pour ses disques qui continuent à faire fureur, le diplôme
de la Société des Auteurs, Compositeurs et Editeurs de
Musique de Paris.
Nos compatriotes Victor Coridun et Lancry, ne tarderont
pas eux aussi, à obtenir en France le succès que méritent
leurs créations musicales qui sont d'une heureuse inspiration.
*
* *
De même, la danse créole (1), au mouvement si langoureuse-
ment rythmé, tend à se répandre de plus en plus dans les
milieux parisiens, témoin les bals « Blomet », et « Rocher de
Cancale » , « Canaries » et « La Boule Blanche ».
Quant à notre « biguine », dansée avec une si folle cadence,
elle receuille déjà d'importants suffrages métropolitains.
La chronique suivante, due à la plume finement délicate de
notre compatriote, M Paulette Nardal, donne une idée des
lle
impressions recueillies dans la Ville Lumière, par ceux qui
se paient la fantaisie de fréquenter les bals créoles:
LE NOUVEAU BAL NÈGRE DE LA GLACIÈRE
Dans le quartier industriel et populaire de la Glacière un
nouveau bal nègre a pu trouver un vaste l o c a l : la salle des
fêtes du syndicat confédéré de la Seine.
A une cinquantaine de mètres du métro Glacière, sur le
boulevard Auguste-Blanqui, on peut voir une porte cochère
peinte en bleu qu'éclaire sans prétention un unique bec élec-
trique.
La porte poussée, on se trouve dans une assez longue cour
rectangulaire semée de graviers et où s'élèvent trois marron-
niers. Sur deux côtés de cette cour, à votre gauche et en face,
un grand hangar formant angle sans ouvertures apparentes.
On dirait une maison d'école désaffectée.
(1) Nous voulons dire martiniquaise.

304
GALERIES MARTINIQUAISES
Après avoir acheté des tickets aux deux noirs qui les ven-
dent à l'entrée de la cour, nous regardons curieusement l'in-
térieur de la première salle à travers les vitres de verre
dépoli et apercevons les blancheurs des nappes du buffet. En
entre-baillant une autre porte à moitié condamnée, nous pou-
vons jeter un coup d'œil dans la salle de bal, immense et
sympathique.
Ayant enfin découvert l'entrée du local à notre gauche,
nous nous trouvons dans une pièce longue et étroite servant
à la fois de vestiaire et de buffet. Au fond quatre longues
tables, formant angle, supportent les bouteilles et les piles de
sandwichs. Les vêtements roulés en paquets s'alignent sur des
bancs près de la porte qui donne accès à la salle de bal.
Notre première impression est confirmée par la vue d'une
estrade au décor de verdure contre lequel ressort l'orchestre
noir qui en ce moment joue une biguine à réveiller les morts.
Cadre harmonieux. On se croirait subitement transporté dans
quelque bal doudou antillais, au bébet tango, au cassé-cô,
au blessé-bobo peut-être.
C'est bien un hangar. On cherche des yeux le plafond et
le regard s'accroche très haut à l'entrecroisement de poutres
qui supportent le toit à deux plans inclinés. Les murs sont
du même bois nu et brun.
Ces derniers détails qui rappellent un peu les constructions
antillaises, aux poutres apparentes, complètent heureusement
la couleur locale.
Dans ce cadre, les noirs se sentent bien chez eux. Aucune
opposition choquante, comme dans d'autres dancings, entre
leur type et un cadre violemment européen. Rien dans cette
salle qui rappelle la France, sinon quelques rares Parisiens,
égarés dans la foule des « colored ».
J'allais oublier à droite de l'estrade un groupe assez inat-
tendu, un plâtre représentant une femme assise serrant dans
ses bras deux hommes qui s'étreignent. Cela s'appelle « récon-
ciliation ». Une pancarte attachée au socle prie le public de
respecter ce groupe qui a déjà eu à souffrir de l'ardeur destruc-
tive des camelots du roy.
Dans cette salle s'offre à l'observation de l'artiste, toute
la gamme des tons qui rend le teint des noirs si difficile à
reproduire. Elle va de la blanche carnation de la mulâtresse
aux cheveux plats, au noir mat de la négresse à la toison
épaisse et si parfaitement frisée, en passant par l'aigre blon-
deur de la chabine, la brune couleur de cannelle, tous les tons
riches de bois précieux et la capresse couleur de sapotille.

GALERIES MARTINIQUAISES
305
Ces libres filles des tropiques ainsi que leurs cavaliers
portent le costume européen, ce qu'on ne peut s'empêcher de
regretter, tant le cadre et la musique sont bien du cru.
Voyez-les emportés par le même élan, sous le vent d'orage
que souffle le trombone à coulisse, balançant leurs hanches et
scandant la mesure avec une entraînante conviction ! La clari-
nette s'insinue dans la tempête et la domine bientôt de ses
cris déchirants, les prolongeant pour les couper brusquement
d'une grêle de petites notes sautillantes qui relient les temps
forts. Mais le plus souvent la syncope laisse au bruit des pieds
le soin de les marquer.
Il y a le tambour et les cymbales du jazz, un violoncelle, un
piano, un violon, un saxophone, l'indispensable « chacha »
et les « petits bois ».
C'est Stellio, le célèbre clarinettiste cayennais, qui mène
l'orchestre principal, car il y en a deux. A le voir jouer, on
comprend la nécessité d'un second orchestre pour lui per-
mettre de se reposer.
Ne croyez pas qu'il se démène comme un noir de jazz-band,
acrobate et jongleur. Toute autre est la mimique de Stellio.
Ce n'est pas seulement sa bouche qui lui sert à propager cette
cadence unique, c'est tout son corps. Ses yeux, sa tête qu'il
tourne à droite à gauche, son cou, ses épaules, son pied droit
qui marque les temps, tout en lui dégage une telle intensité,
une telle puissance d'entraînement que l'on n'a plus qu'à se
laisser emporter par le rythme fougueux de la biguine. Cepen-
dant, ce diable d'homme arrive à garder un air de gentlemen.
Ces couples qui ondulent harmonieusement, se déplacent
presque sans faire bouger leurs pieds dansent la vraie biguine.
Ceux qui se plaisent à l'outrer lui donnent un caractère de
lutte sensuelle éternelle.
Voilà une femme qui ne semble pas avoir trouvé de cava-
lier « à la hauteur » car elle s'est lancée toute seule dans la
danse, bras levés, hanches roulantes, en une sorte de galop
rythmé qui rappelle les évolutions de la foule des masques
antillais, descendant en « vidé » les rues de Fort-de-France,
musique en tête, par un dimanche de carnaval. Il ne manque
ici que le fameux « quadrille » que l'on danse dans les bals
populaires de la Martinique, sorte de french cancan pour pays
chauds.
On danse ici la valse et la mazurka, lentes et langoureuses.
Le tango ne convient pas à l'atmosphère de ce bal, bien que
correctement dansé en général.
Que ces types sont intéressants à observer! Une femme
vient d'entrer, au teint du brun rouge, que l'on sent doux
20

306
GALERIES MARTINIQUAISES
au toucher comme de la soie. Elle est coiffée d'un petit feutre
marron dont les découpures accentuent très heureusement
son type de guerrier égyptien. On la croirait échappée d'un
bas-relief de l'époque des pharaons.
« Quelques-unes sont en costume tailleur, ce qui ne les
avantage pas. Parfois, l'une d'elles traverse la salle dans sa
largeur, alors on remarque une fois de plus les jambes élan-
cées et nerveuses, les attaches fines, la fierté du port, car
elles relèvent toutes la tête d'un air légèrement provocant.
« Parmi les hommes il y a beaucoup d'Antillais, des Guyan-
nais, des Africains et même des Abyssins, au type latin et
à la peau de bronze foncé. Ils sont quatre, qui étudient la
peinture à Paris. Toutes les classes se trouvent ici mêlées dans
le commun désir de retrouver un peu de l'atmosphère du pays.
« A minuit et demi, quelques lumières s'éteignent, c'est la
fin du bal qui nous ramènera brutalement en France, sur
le boulevard Blanqui. Le pont du métro aérien fuit tristement
devant nous avec son architecture compliquée de bois et de
fer.
« Heureusement qu'il ne fait plus froid. »
Paulette N A R D A L .
(Extrait de la « Dépêche Africaine » du 30 mai 1929.)
*
* *
Mais en France comme ailleurs, étudiants, hommes d'af-
faires, militaires, fonctionnaires, d'origine martiniquaise, ne
restent pas isolés. Ils pratiquent activement la Solidarité, plus
spécialement dans la grande capitale, où «l'Institut Colonial»,
la « Canne à sucre », la « Solidarité Coloniale », le « Comité
d'études et d'action coloniales », sont des organismes appro-
priés qui leur permettent de resserrer entre eux des liens
d'union et de concorde et leur procurent, en outre, l'occasion de
travailler en commun à la défense des intérêts généraux de leur
petite patrie.

X I V
L A MONTAGNE PELÉE
ET L'ÉRUPTION ACTUELLE
Lettre à M. E. Revert, Professeur agrégé d'Histoire et Géo-
graphie au Lycée Schoelcher (Fort-de-France), Membre de
la Mission scientifique chargée par le Gouverneur de la
Martinique d'observer les phénomènes de l'éruption
actuelle.

Fort-de-France, le 3 mars 1931.
Monsieur le Professeur,
Le désir très vif que j'éprouve d'associer votre souvenir au
récit des excursions auxquelles j'ai participé ces derniers
temps en votre sympathique compagnie et le besoin d'invo-
quer votre grande autorité à l'appui de la relation ci-jointe
des principaux phénomènes et événements ayant caractérisé
l'éruption actuelle de la Montagne Pelée, m'ont déterminé à
m'adresser à votre aimable obligeance à l'effet de solliciter
votre opinion sur mon modeste essai de vulgarisation.
Je n'ai eu qu'une ambition en entreprenant cette étude:
apporter l'humble contribution d'un enfant du pays au fais-
ceau de renseignements susceptibles de marquer, avec le maxi-
mum de précision possible, la nouvelle étape de l'histoire tra-
gique de notre redoutable volcan.
Avec mes remerciements anticipés, je vous offre, Monsieur
le Professeur, l'hommage de mes sentiments les plus cordia-
lement et les plus respectueusement dévoués.
CÉSAIRE PHILÉMON.

308
GALERIES MARTINIQUAISES
Réponse de M. Revert
Fort-de-France, le 19 mars 1931.
Cher Monsieur,
Je vous remercie d'avoir bien voulu me communiquer les
bonnes feuilles du nouvel opuscule que vous venez de consa-
crer à la Montagne Pelée et à ses dernières éruptions. Vous
vous êtes efforcé, à la lueur des événements récents, de para-
chever l'œuvre d'éducation vulcanologique et de vulgarisation
que vous avez entreprise. L'intention ne saurait être trop louée.
Vous avez donné un résumé fort exact et compilé à bonne
source des documents qui vous étaient accessibles. Je ne
doute pas qu'il y ait là, en plus de l'abondante illustration
jointe à votre exposé, de quoi intéresser aussi bien vos com-
patriotes que les nombreux visiteurs de l'Exposition Coloniale.
Je souhaite aussi que le Gouvernement de la Martinique
rende l'hommage qui lui est dû à l'inlassable ardeur avec
laquelle vous essayez de propager autour de vous des connais-
sances utiles.
Croyez encore une fois, avec mes remerciements confus pour
toutes les choses aimables que vous voulez bien me dire, à
mes sentiments les plus cordialement dévoués.
Signé: E. REVERT.
*
* *
I. — COUP D'ŒIL D'ENSEMBLE
Quel est le Martiniquais qui, du nord au sud et de l'est à
l'ouest de notre île, ne s'est senti bouleversé d'une angoissante
émotion à la nouvelle que dans la nuit du 16 septembre
1929, vers dix heures, après une violente explosion, la Monta-
gne Pelée avait été le siège d'une éruption?
Alors que le temps était calme et splendide, alors que rien
ne laissait prévoir une nouvelle révolte du monstre assoupi
depuis la terrible catastrophe de 1902, une subite détonation
avait retenti, ébranlant l'atmosphère dans un rayon de 10 kilo-
mètres, et une colonne de fumée d'un noir intense, zébrée de

GALERIES MARTINIQUAISES
309
multiples éclairs, avait jailli du cratère, puis dans un gron-
dement sinistre s'était déployée au-dessus du volcan en un
immense parasol de vapeur et de cendre!
Du coup, les paisibles habitants du Morne-Rouge et des
quartiers environnants, ainsi que les nombreux villégiateurs
qui, à cette époque de vacances, avaient été chercher du repos
et des forces dans ce village enchanteur, au milieu de cette
région au climat si doux, dans cette nature riche de paysages
merveilleux, parmi la végétation luxuriante et extrêmement
variée de ce petit coin des tropiques,... tous les habitants de la
localité et tous les étrangers, disons-nous, pris de terreur,
avaient fui précipitamment vers le Sud.
On s'imagine la course indescriptible, par les routes et les
sentiers, de cette population subitement affolée et prise de
panique. Le souvenir, sans doute, de l'épouvantable fléau de
1902 n'était pas fait pour la rassurer. Un grand nombre de
fugitifs, brusquement réveillés de leur sommeil par la menace
du volcan, s'étaient sauvés dans une tenue très sommaire.
Comment songer, en effet, à se mettre en frais de voyage,
lorsque le péril paraît imminent? Que de terreur, que d'effroi,
que d'émotion poignante dans cette foule éperdue au cours
terrifiés que ceux du Morne-Rouge. La plupart d'entre eux
moins exposées, et jusqu'à Fort-de-France,
ont reflué, par terre ou par mer, vers les localités voisines
Par contre, ceux du Prêcheur n'ont pas bougé dès la pre-
mière heure. Héroïques en face du danger, ils ont préféré
attendre que le danger fût devenu plus grave. Bel exemple
de stoïcisme!
Lorsque la nouvelle de l'éruption est parvenue au chef-lieu,
beaucoup de gens sont sortis de chez eux, sillonnant tristement
la ville, en quête de renseignements sur l'importance du phé-
nomène et le parti qu'il convenait de prendre.
Le silence profond de la nuit n'était troublé que par les
conversations des passants qui s'en allaient ainsi plus ou moins
à l'aventure, et le murmure des personnes qui, à l'intérieur
de leurs maisons, commentaient l'événement sans oublier
d'évoquer le drame épique de 1902.
Mais il y avait aussi le bruit des autos démarrant à toute
vitesse vers les routes de Saint-Pierre au secours des fugitifs;
on entendait également les sirènes plaintives des vapeurs

310
GALERIES MARTINIQUAISES
côtiers, Pionner, Fort-de-France, courant apporter aux Pier-
rotins les moyens d'évacuation qu'ils réclamaient avec une
fiévreuse insistance.
On sentait dans l'air quelque chose de lourd et de lugubre
à cette heure de tristesse et de crainte, et chacun se demandait
anxieusement comment la situation pourrait tourner.
Toute la nuit s'est passée sans sommeil.
*
**
Il n'est point question de donner dans ce chapitre tout le
développement que comporte la série des événements de toute
nature relatifs à la reprise d'activité de la Montagne Pelée.
Seuls, les faits principaux constatés depuis le 16 septembre
1929, tant par des observateurs officiels que par des particu-
liers, feront l'objet d'une mention.
Après les éruptions des 14, 18 et 22 octobre (1), qui ont eu,
à quelque chose près, la même force et les mêmes consé-
quences que celle du 16 septembre, la Montagne Pelée a conti-
nué à manifester son activité par d'autres émissions de vapeurs
cendreuses, par des grondements et des trépidations du sol,
par la formation de crevasses plus ou moins larges et pro-
fondes aux environs immédiats du cratère.
Les 5 et 6 poussées éruptives, accomplies du 22 au 31 octo-
e
e
bre 1929, ont cependant marqué une augmentation d'intensité.
La quantité de cendre émise était devenue très abondante.
Cette cendre avait recouvert des espaces considérables à l'ouest
du volcan et avait été transportée assez loin dans l'océan.
L e mois de novembre a vu arriver une suractivité certaine.
Un panache de fumée s'est élevé le 9 de ce mois, vers 11 heures
et demie, jusqu'à une hauteur de 4 à 500 mètres et s'est dirigé
vers le Prêcheur et la mer, laissant tomber de la cendre sur
le bateau du Nord qui effectuait son voyage de retour. Dans
l'après-midi du même jour, on a constaté deux autres pous-
sées de moindre importance.
Le lendemain dimanche, à 11 heures, le volcan fumait abon-
damment. En même temps, des vapeurs blanches jaillissaient
des fumerolles aperçues du côté ouest de l'ancien dôme.
Le mardi suivant 12 novembre, à 14 heures 15, une nouvelle
éruption s'est produite, dépassant en importance toutes les
précédentes.
On a vu la colonne de vapeur cendreuse s'infléchir vers le
(1) Voir détail dans le livre « La Montagne Pelée et l'effroyable des-
truction de Saint-Pierre » (1930).

GALERIES MARTINIQUAISES
311
Morne-Rouge et l'Ajoupa-Bouillon, sans y occasionner de dé-
gâts. Une pluie de cendre s'est jetée sur le village de Basse-
Pointe.
Du chef-lieu (éloigné de 25 km. à vol d'oiseau), on observait
distinctement le phénomène.
L'émission de cendre a continué avec une intensité variable
jusqu'au samedi 16 et formait un nuage persistant au-dessus
de la montagne. Telle une immense cheminée d'un débit inin-
terrompu, le cratère vomissait de la cendre sans arrêt. C'était
merveille de regarder ce spectacle dont la superbe beauté et
la grandeur émouvante se conciliaient cependant avec la
crainte irrésistible et l'horreur saisissante qu'il inspirait à
tous.
Mais depuis le samedi soir, des témoins, pour la première
fois, avaient pu constater que le volcan vomissait du feu. Il
était complètement découvert et éclairé par la lune dans son
plein. En effet, à minuit et quart, s'opérait la pleine lune.
Le phénomène pouvait donc facilement se remarquer. Il a
duré toute la nuit. De Fort-de-France, « on apercevait comme
un halo lumineux dan la direction de la Montagne » (1). Même
dans la matinée du dimanche 17, on voyait une lueur jaunâtre
à travers la colonne de fumée s'élevant du cratère. Cette lueur
avait vraisemblablement pour cause l'état d'incandescence des
roches qui montaient de la cheminée volcanique. En outre,
des grondements répétés se faisaient entendre.
« Dans l'après-midi (du 17), raconte un spectateur, les
éclaircies ont été plus nombreuses et beaucoup plus longues.
Elles ont permis d'observer le dôme qui s'effondrait progres-
sivement en déboulant vers la Rivière Blanche. De temps à
autre, de grosses roches dévalaient le long des pentes sans
qu'on ait pu affirmer si elles provenaient de l'amas rocheux
du dôme. » (2).
Le communiqué officiel du 17 novembre a signalé l'appa-
rition du feu en ajoutant que « des lueurs assez persistantes
ont été observées... avec accentuation notable de leur intensité
entre minuit et cinq heures; elles provenaient très vraisem-
blablement d'une fente à peu près verticale d'une soixantaine
de mètres » de longueur, localisée à la partie supérieure du flanc
du dôme faisant face à Saint-Pierre. Ce phénomène s'est accom-
pagné de grondements dont l'origine souterraine ne paraît,
cette fois, pas douteuse. En présence de ces caractères peu
discutables de l'activité volcanique, j'ai (le Gouverneur) avisé
(l) Journal La Paix, 20 novembre 1929.
(2) Journal Esprit-Nouveau, 19 novembre 1929.

312
GALERIES MARTINIQUAISES
sans retard les communes intéressées pour que les rares habi-
tants qui avaient voulu y rester, abandonnent les lieux ».
Il est évident qu'il y avait là une aggravation des phénomè-
nes jusque-là observés depuis le début de l'éruption. Ces phé-
nomènes étaient nouveaux et ne pouvaient être comparés aux
émissions abondantes de gaz et de cendre atteignant l'altitude
de 3.000 mètres de hauteur.
L e journal Esprit-Nouveau du 19 novembre a écrit à ce
sujet: « Si nos conseillers techniques gardent sur la situation
un silence de consigne, ces faits n'en restent pas moins trou-
blants aux yeux de la population. Les plus braves reculent... »
Depuis cette nuit du 16 au 17 novembre, le volcan n'a cessé
d'évacuer des blocs incandescents.
*
**
Le mercredi 20 novembre, dans la matinée, on a noté que
la Rivière Blanche roulait des flots boueux et de grosses pierres
avec un bruit terrifiant. On a compté une dizaine d'éruptions
ce jour-là. Même activité, le jeudi d'après. L e Prêcheur se cou-
vrait de plus en plus de cendre, laquelle atteignait 10 e/m en
certains endroits. La gravité de la situation préoccupait très
vivement les esprits. Les jours suivants la suractivité fume-
rollienne était nettement visible. Les émissions cendreuses ont
revêtu la forme spasmodique; leur partie lourde suivait inva-
riablement le lit de la Rivière Blanche et s'écoulait lentement,
tandis que leur partie supérieure était entraînée vers l'Ouest
par les vents dominants.
L'administration multipliait les conseils de prudence, aver-
tissant la population « des dangers de production peut-être
imminente de nuées ardentes », sans compter les probabilités
d'avalanches et de torrents boueux. On ne peut en douter, en
parcourant le communiqué ci-après du 21 novembre 1929:
« Jusqu'à présent, le dernier terme du cycle antérieur, la
nuée ardente, n'a pas encore été observé, la prudence la plus
élémentaire commande de considérer que ce phénomène des-
tructeur peut se produire d'un moment à l'autre.
« Enfin, si l'on envisage l'importance des émissions récentes
de cendres, dont une partie dévale sur le flanc sud du volcan,
le restant entraîné vers l'est, principalement, on doit, en rai-
son des pluies incessantes que nous subissons, estimer pro-
bable et peut-être prochaine, la production de torrents et d'ava-
lanches boueux dans les lits des rivières issues de la Montagne
Pelée.
« La communication de l'état volcanique actuel exposé avec

GALERIES MARTINIQUAISES
313
une stricte sincérité, ne doit en aucune façon provoquer dans
la population des sentiments de crainte exagérés, car ceux-ci
ne seraient aucunement fondés.
« En effet, les communes où les avertissements utiles ont
été donnés et renouvelés en temps voulu sont vraisemblable-
ment les seules où les phénomènes volcaniques destructeurs
sont réellement à redouter.
« Les considérations relatives aux torrents et avalanches
boueux concernent plus particulièrement les communes de
Basse-Pointe, Macouba, Grand-Rivière et le Prêcheur. »
*
**
Les cendres chaudes gardaient longtemps leur température,
très élevée d'ailleurs, température qui était de l'ordre de 89
à 100°. Après le passage de la nuée du 30 novembre, les cen-
dres accusaient non loin de l'embouchure de la Rivière-Sèche,
à une profondeur de 25 centimètres environ, une température
de 250 à 350°, plus de 24 heures après leur dépôt. (Commu-
niqué officiel du 4 décembre 1929.) C'est ainsi que le jeudi
soir 21 novembre, un chien de M. Marques Bernard, frère du
Maire de Saint-Pierre, s'est brûlé aux pattes et au ventre,
en traversant une couche de ces cendres près de l'embouchure
de la Rivière Blanche. Il est mort le lendemain des suites de
ses brûlures. M. Marques avait voulu le délivrer. Il a reçu des
brûlures aux pieds, malgré la protection que semblaient lui
assurer ses souliers de cuir.
Toute la route de Saint-Pierre au Prêcheur était donc deve-
nue dangereuse à traverser, à cause de la présence des cendres
chaudes. Il y régnait aussi une atmosphère sulfureuse sus-
ceptible de provoquer rapidement des suffocations fatales (1).
Saint-Pierre avait été complètement évacué, et le bateau côtier
assurant le service bi-quotidien du chef-lieu dans cette ville,
avait reçu l'ordre impératif de s'arrêter provisoirement au
Carbet, nouveau terminus.
Le vendredi 22, de nombreuses éruptions se sont produites
avec un rythme précipité. On les apercevait très bien de Fort-
de-France, à 7 heures 1/4 et à 8 heures Les nuages flocon-
neux, aux teintes sombres, s'épanchaient généralement vers le
Prêcheur après s'être élevés à une grande hauteur.
En dépit de toutes ces manifestations, le volcan, à cette date,
n'avait pas encore donné de signe d'éruption paroxysmale (1).
Les cendres tombaient toujours en quantité inouïe. Elles
(1) Voir communiqué officiel du 22 novembre 1929.

314
GALERIES MARTINIQUAISES
avaient atteint 4.000 mètres d'altitude le 22 à 7 heures. Mais,
dit le communiqué de ce jour, « il est probable que ce mode
spasmodique d'émission de vapeurs et de cendres est corré-
latif du mode de déversement de la lave actuelle que l'on est
à peu près certain d'avoir vu couler par deux ou trois fentes
verticales, localisées au sommet du dôme, face à Saint-Pierre.
C'est probablement grâce à la fluidité relative du magma nou-
veau que la production des nuées ardentes nous a été épar-
gnée jusqu'ici ».
Mais les compétences ont fait savoir que les nuées cendreu-
ses, pour être notablement plus lentes que les nuées d'origine
explosive (5, 6, 7 fois moindres peut-être), n'en étaient pas
moins aussi redoutables qu'elles et par leur température et
par la quantité de gaz sulfureux entrant dans leur composi-
tion. Elles suivaient une trajectoire moins rectiligne que les
nuées explosives dont « la vitesse de propulsion doit être con-
sidérables » (1).
Un autre caractère des nuées observées, c'est qu'elles étaient
silencieuses, « alors qu'il semble bien établi qu'un bruit com-
parable à celui d'un fort coup de canon précède et annonce,
en quelque sorte, la venue de la nuée d'origine explosive » (1).
Le 22, les observateurs ont compté une vingtaine d'éruptions
et le 23, une dizaine. Celles du 23 sont parmi les plus fortes
qui aient été observées (plus de 4.000 m. de haut).
Les 25, 26 et 27 novembre, une certaine accalmie a régné
au cratère.
Par contre, dans la journée du jeudi 28, une violente érup-
tion s'est produite. Il a été possible de se rendre compte qu'elle
avait eu une durée « inusitée ». Un témoin a déclaré que « du
Fonds Saint-Denis, on apercevait un flamboiement qui éclai-
rait les nuages et répandait des lueurs dans l'atmosphère » (2).
Une éruption beaucoup plus importante que la précédente
a été observée le samedi 30 novembre, à 8 heures. La Pelée
« avait pris encore des ébats terrifiants pour le voisinage:
cendres et vapeurs s'élevaient plus haut que jamais et en
masses plus compactes; la mer bouillonnait si fort que beau-
coup avaient cru à l'ouverture d'un cratère proche du rivage,
d'aucuns même à une éruption sous-marine ».
La nuée du samedi 30 novembre a brûlé une notable partie
d'un champ de cocotiers s'étendant à Fond Cononville. Le
(1) Voir communiqué officiel du 26 novembre 1929.
(2)
La Paix, 30 novembre 1929.

Cliché P. Hayot.
Cliché P. Hayot.
27. — Talus d'éboulis du nouveau
28. — Nouveau dôme avec ses fumeroles
dôme volcanique. (1930).
en activité.
Photo A. Duringer.
Photo P. Hayot.
29. — Une des dernières poussées éruptives
30. — Photographie d'une petite éruption (1930
de la Montagne Pelée (28 Sept- 1930 à 9 h. 41).


GALERIES MARTINIQUAISES
315
propriétaire de la région, M. des Grottes, y a perdu des bœufs
qui ont été trouvés asphyxiés, tant à l'intérieur des terres
qu'au bord de la mer.
Le communiqué officiel du 4 décembre 1929, a rapporté les
faits suivants relatifs à l'éruption du 30 novembre ainsi qu'aux
émissions des jours précédents et suivants:
« Les chutes de cendres consécutives aux plus récentes émis-
sions de nuées ont été particulièrement abondantes sur le par-
cours même de celles-ci; elles se sont étendues sur un secteur
compris sensiblement entre la crête Ouest de la vallée de
la Rivière Sèche et l'arête qui, limitant au N. N. O. la vallée
de la Rivière Blanche, aboutit non loin du Coffre-à-Mort.
« Une visite des côtes effectuée le 3 décembre 1929, entre
Saint-Pierre et Grand-Rivière, a permis de constater l'impor-
tance des dépôts cendreux dans le secteur en question; celui-ci
se présente à peu près nivelé dans sa partie inférieure, sur une
profondeur de 3 à 4 kilomètres, partie qui constitue une
sorte de vaste plan incliné à la surface duquel on observe de
très nombreux blocs de roches d'assez fortes dimensions; on
ne distingue plus guère que des traces des thalwegs des rivières
qui s'écoulaient encore sur cet emplacement il y a quelques
semaines.
« En certains points de la côte limitant au Sud ce même sec-
teur, la ligne des rivages s'est quelque peu déplacée par empié-
tement des dépôts cendreux sur le domaine marin; par le tra-
vers du Coffre-à-Mort, on a constaté à la surface de l'une des
plages cendreuses ainsi constituées, la présence d'assez nom-
breux blocs de roches quelque peu volumineux, présence qu'il
paraît assez difficile de ne pas attribuer à un apport de la
nuée du 30 novembre.
« Si cette interprétation venait à être justifiée par d'autres
observations la confirmant, il en résulterait nécessairement
que les grandes nuées récentes, bien qu'elles n'aient jamais
été précédées ou accompagnées de phénomène à caractère fran-
chement explosif, doivent être rattachées étroitement aux nuées
ardentes.

« Par ailleurs, il se confirme que les dépôts cendreux s'étant
effectués sur le parcours des nuées récentes, sont extrêmement
chauds.

« Ainsi, non loin de l'embouchure de la Rivière Sèche, les
cendres de la nuée du 30 novembre, plus de 24 heures après
leur dépôt, accusaient, à une profondeur de 25 centimètres,
une température de 250 à 350°; plus de 24 heures plus tard
on voyait encore fumer abondamment, au contact des eaux
pluviales, les dépôts cendreux littoraux du secteur précédem-
ment délimité.

316
GALERIES MARTINIQUAISES
« Il convient donc de considérer comme réellement dange-
reuse la navigation côtière par le travers de ce secteur menacé,
où l'on a pu constater que des nuées non encore dissociées
s'étaient étendues sur la mer jusqu'à deux kilomètres et plus,
au delà du rivage. »
Dans les premiers jours de décembre, les chutes de cen-
dres consécutives ou non à quelques petites éruptions, ont été
très fréquentes. Toute la région s'étendant de l'embouchure
de la Rivière Sèche à « Fond Cononville » et au delà, jusqu'à
l'Anse Céron (Abymes), a reçu d'énormes quantités de ces
matériaux. De même, des blocs de volume variable s'aperce-
vaient sur le terrain, d'ailleurs nivelé par les apports de débris
volcaniques, jusqu'aux environs du « Coffre à Mort » (1).
L'éruption du vendredi 6 décembre a dépassé en ampleur
toutes les précédentes. La nuée ardente a paru à 15 heures 15;
elle a duré un quart d'heure à vingt minutes et pouvait être
vue de presque tous les points de l'île. Elle a projeté beau-
coup de cendres et une quantité très importante de matériaux
de gros volume. Les lits des rivières Blanche et Sèche n'exis-
taient plus en certains endroits après le passage de la redou-
table nuée qui ne présentait aucune différence avec les nuées
de 1902 quant aux dangers qu'elle constituait. On a remar-
qué qu'elle avait été précédée de dégagements de fumée noi-
râtre. Des spectateurs l'ont vu « déborder le Morne Lénard
vers le Sud et mettre le feu à la végétation arbustive ».
Il n'y a pas eu de dégâts dans les champs de cannes; mais
une vingtaine de bœufs appartenant à M. Marques ont péri
ce jour-là dans les parages de la Rivière Sèche. Les témoins
de cette scène terrifiante ont affirmé que « cinq minutes après,
au milieu de forts grondements, se produisirent de fortes pous-
sées successives, sillonnées d'éclairs. La colonne de vapeur
arrivée à la mer, a pris la direction du Sud-Ouest, encerclant
Saint-Pierre par le large, jusqu'à la hauteur de l'Anse Latou-
che.
Au contact de la nuée ardente, l'eau bouillonnait et sem-
blait dégager des vapeurs. » (2)
Durant les jours suivants rien de particulier n'a été signalé
au cratère. Tout y était apparemment calme. Le volcan est
resté ainsi plus d'une semaine sans montrer de grande activité.
(1) Les blocs rencontrés dans ces parages y ont été amenés par la
forte éruption du 30 novembre.
(2) La Paix, 11 décembre 1929.

GALERIES MARTINIQUAISES
317
Ce n'est que le lundi 16 qu'il a lancé deux nuées successives
à 20 heures 50 et à 20 heures 57. La première a couru dans
la vallée de la Rivière Blanche, d'ailleurs complètement com-
blée à cette date, a gagné la mer en 2 ou 3 minutes et s'est
ensuite dissipée à l'horizon.
Quant à la seconde, de beaucoup la plus importante, elle a
d'abord parcouru l'espace dans la direction du nord, puis s'est
épanchée vers l'Est « sous la forme des mêmes nuées som-
bres, zébrées d'éclairs, qui couvraient la Martinique en
1902 » (1). Elle s'est enfin dissoute très loin au-dessus de l'At-
lantique. Elle a dû certainement s'élever très haut, aux envi-
rons de 4.000 mètres, pour atteindre la zone des contre-alizés
où règnent les vents dominants soufflant de l'Ouest.
Les cendres de la seconde nuée, en tombant, sont revenues
vers la Martinique et se sont répandues dans tout le sud de
l'île. Elles ont certainement été poussées dans cette direction
par un vent du Nord combiné avec le vent d'Est des basses
régions de l'atmosphère. Le lendemain matin, au réveil, cha-
cun pouvait observer la couche de cendre d'un gris clair qui
saupoudrait le sol, les toitures des maisons, les feuilles des
arbres et les fleurs des parterres. Toute cette grisaille a fait
penser de suite à la pluie de cendres de l'éruption de 1902
se dirigeant pour la première fois vers le Sud dans la nuit
du 2 au 3 mai. Partout s'observait un revêtement de cendre
d'une épaisseur de 2 millimètres. La Martinique évoquait ce
jour-là l'aspect d'un paysage de givre.
Le journal La Paix du 18 décembre a rapporté l'événement
en ces termes: « Cette pluie de cendres a commencé dès le
lundi soir après 9 heures; elle a été plus intense vers 11 heu-
res 30, heure à laquelle le volcan a projeté dans les airs des
masses éruptives traversées d'éclairs et de fusées lumineuses.
D'après un témoin posté au Carbet, on aurait dit une immense
nappe de feu s'étendant de la montagne jusqu'à la mer. Des
petites pierres (lapilli) sont tombées sur Fonds-Saint-Denis et
au Morne-Rouge, semant la panique parmi la population. Et
la cendre est allée également sur Basse-Pointe, Lorrain et
Sainte-Marie. Le professeur de sciences du Séminaire Collège
a mesuré la quantité de cendre tombée à Fort-de-France: sur
un mètre carré, il en est tombé plus de deux centimètres cuhes,
pesant deux grammes et demi. »
Et, comme en 1902, l'apparition de cette fine poussière sur
tout le pays a provoqué une forte émotion parmi les habitants
(1) Journal La Résistance, 17 décembre 1929.

318
GALERIES MARTINIQUAISES
qui se demandaient avec anxiété si pareil phénomène n'était
pas le prélude de quelque épouvantable cataclysme ! (1).
Il n'en a pas été ainsi heureusement. Le destin a tourné
dans un sens plus favorable pour nous.
* *
Dans la journée du mardi 17, les observateurs ont noté une
succession de poussées éruptives à intervalles irréguliers. « On
en a signalé à 5 heures, à 5 h. 30, à 7 heures » (2). L'effer-
vescence a continué dans la même forme le mercredi et les
jours suivants. Elle n'a pas pris d'allure paroxysmale.
Les nuées ont été assez fortes cependant dans la nuit du 21.
L e communiqué officiel a signalé ce détail en ajoutant que
« de sourdes détonations suivirent les vives lueurs diffusées,
bleutées, évoquant la combustion d'hydrogène » (3).
Grâce à quelques éclaircies, il a été possible de se rendre
compte que « le couloir d'avalanches signalé le 7, s'était beau-
coup creusé et constituait une vaste échancrure orientée
approximativement vers le N.-E. L'accentuation de l'échan-
crure, suivant cette même orientation, menacerait vraisembla-
blement le Morne-Rouge et l'Ajoupa-Bouillon » (3).
Si les nuées ne se sont pas élevées très haut du 21 au 31 dé-
cembre, l'activité du volcan n'en a pas moins été considérable;
le 29 notamment, les éruptions se sont succédé sans disconti-
nuer « durant trois heures », mais leur progression rapide
était plutôt rare.
**
L e début de l'année 1930 est marqué par d'abondants écou-
lements de lave incandescente, phénomène à la fois grandiose
et terrifiant que de nombreuses personnes du chef-lieu allaient
voir de nuit, « soit sur mer, par pétrolettes, soit sur terre par
autos sur la route du Calvaire, entre les Deux-Chous et le
Gros-Morne » (4). Parvenue au haut du cratère, la lave se
fragmentait et se répandait par plusieurs ramifications sur
le versant ouest du dôme, tels les tentacules d'un poulpe
géant. Parfois, elle « roulait dans les couloirs d'avalanches
entourant le noyau de part et d'autre et paraissant offrir de
la continuité » (5).
(1) On se souvient que l'arrosage général de cendre du 3 mai 1902 a
été suivi, le 5 mai, d'une énorme avalanche de boue ayant englouti l'usine
Guérin et fait 25 victimes; et, le 8 mai, de la terrible nuée ardente qui
a détruit Saint-Pierre avec ses 28.000 habitants.
(2) Journal La Paix, 18 décembre 1929.
(3) Communiqué officiel du 23 décembre 1929.
(4) Journal La Paix, 11 janvier 1930.
(5) Communiqué officiel, 8 janvier 1930.

GALERIES MARTINIQUAISES
319
Les cendres n'ont cessé de se déverser abondamment « du
5 au 9 janvier, jour et nuit, sur le Prêcheur où elles ont atteint
un centimètre d'épaisseur et, au Sud, sur le Morne-Rouge et
jusqu'au Fonds-Saint-Denis » (1).
Jusqu'à la fin janvier 1930, la situation est restée inchangée
quant aux poussées éruptives. Des nuées de faible étendue ont
apparu de temps à autre. On n'a plus enregistré d'éruption
paroxysmale.
Mais les pluies très abondantes tombées dans la première
quinzaine de janvier ont provoqué, en pénétrant dans l'épaisse
couche de cendre chaude le long des flancs de la montagne,
des phénomènes curieux. Les eaux, au contact des hautes tem-
pératures des cendres, ont déterminé « des détonations res-
semblant à des coups de canon » ; en outre, on apercevait « des
jets de vapeur et d'eau chaude, sorte de geysers s'élevant à
des hauteurs de 30 et 40 mètres » (2).
Dans la deuxième quinzaine de janvier, les observateurs
ont été de plus en plus d'avis que l'on allait vers une période
de stabilisation de l'activité volcanique, à telle enseigne que
plusieurs propriétaires de la zone volcanique « ne se trouvant
pas sur le parcours des déjections du volcan » (3) ont mani-
festé le désir de retourner sur leur domaine « pour y effectuer
la récolte annuelle ». Ils ont donné suite à leur idée sur les
déclarations rassurantes de ceux qui étaient qualifiés pour
se prononcer dans cet objet. L'accalmie constatée s'est main-
tenue avec, de temps en temps, quelques soubresauts, quelques
petites nuées subites et sans portée dangereuse.
Jusqu'aujourd'hui, d'ailleurs, les phénomènes d'incandes-
cence s'aperçoivent de nuit au cratère et l'émission de vapeurs
blanches ou grises continue sans grande importance, alternant
avec des périodes de calme plat.
Il n'est pas douteux, cependant, que la période de déclin de
l'activité de la Montagne Pelée ait effectivement commencé
dès fin janvier 1930.
*
**
Pour permettre au lecteur d'établir un parallèle entre
l'éruption de la Montagne Pelée et celle du volcan de la Réu-
nion en
1891, nous reproduisons la relation suivante, puisée
dans La Paix du mercredi 11 décembre 1929:
(1) La Paix, 15 janvier 1930.
(2) La Paix, 22 janvier 1930.
(3) La Paix, 25 janvier 1930.

320
GALERIES MARTINIQUAISES
« Les anciennes éruptions du volcan de la Réunion
« Depuis quelques jours, la montagne de Saint-Benoît (près
de la ville de même nom) jouait le Vésuve, avec éruption
momentanée et panache multiforme. Cette semaine, il s'exerce
dans le rôle du Stromboli. Il procède, comme celui-ci, par
intermittences. On voit tout à coup une colonne de fumée
noire et grise, rutilante la nuit, s'élancer du cratère. L e
sommet s'élargit à une grande hauteur, devient un cumulus.
Peu d'instants après, le jet s'arrête, la colonne se coupe à la
base; un nuage est formé, d'une jolie coloration gris perle,
qui flotte librement dans les airs, une pluie de cendres s'en-
suit. Et tout s'éteint.
« Après un intervalle qui varie de quelques jours à quelques
heures, nouvelle éruption: un non moins beau panache com-
posé de fumée et de vapeur est projeté, et tout se renouvelle
dans le même ordre.
« Ces intermittences, au dire des géologues, sont dues au
refroidissement et à la solidification de la couche superficielle
de la lave au fond du cratère. Sous la poussée des gaz inté-
rieurs, cette couche durcie se rompt de temps à autre; une
colonne de fumée, mêlée de vapeurs, s'échappe, accom-
pagnée ou suivie, parfois, de matières incandescentes qui
l'éclairent dans l'obscurité. Ces phénomènes sont les signes
manifestes de l'intensité décroissante (momentanée ou défi-
nitive) de l'action volcanique.
« Pendant tout ce temps, il ne s'est épanché de la bouche
du volcan que de faibles coulées de lave ou de boue, assez
vite arrêtées.
« Un autre phénomène intéressant s'est produit, quelque-
fois, apparent surtout la nuit, c'est la projection des ces fila-
ments étincelants, ressemblant à des vermicelles qu'on appelle
à la Réunion « Cheveux de Volcan » et aux îles Hawaï « Che-
veux de Pelée » (du nom de la divinité qui préside aux phé-
nomènes volcaniques).
« Les géologues nomment ces filaments: « Gallinace »
ou « Obsidienne capillaire ». Ils sont produits par l'étirement
d'une substance lavique très fluide. Ces singulières produc-
tions après refroidissement à leur arrivée sur le sol, sont
remarquables par leur ressemblance avec les vermicelles, leur
couleur blonde est moins foncée que chez ces derniers; leur
diamètre beaucoup plus faible; ils sont longs de 5 à 10 centi-
mètres, très souples, mais fragiles. »
L'information ajoute:
« Ce récit montre une certaine similitude entre les phéno-
mènes constatés à la Réunion et ceux dont nous sommes les

GALERIES MARTINIQUAISES
321
témoins. Après un réveil de quelques mois, le volcan de la
Réunion rentra en période d'accalmie, il est à souhaiter qu'il
en soit de même du Mont Pelé. »
2. — PHENOMENES SECONDAIRES (1)
Les phénomènes secondaires de l'éruption de la Montagne
Pelée sont d'abord les torrents boueux qui ont été aperçus
pour la première fois en octobre 1929, dans le lit de la Rivière
Blanche, puis après dans la Rivière Sans-Nom et la basse
vallée de la Rivière Sèche.
Les vallées de ces rivières ont été tour à tour comblées par
des déjections volcaniques qui ont atteint, en certains endroits,
de 80 à 100 mètres de hauteur, dépassé entièrement l'ancien
niveau des crêtes et dressé, en un vaste plan incliné couvert
de gros blocs, tout le secteur formant le flanc ouest de la
montagne.
La Rivière Blanche est le premier cours d'eau dont l'écoule-
ment ait cessé dès la mi-novembre. La Rivière Sèche a vu son
débit s'amoindrir considérablement en même temps que la
Rivière Blanche s'asséchait.
Les autres modifications topographiques les plus impor-
tantes sont la dislocation du versant ouest de l'ancien dôme
volcanique et la formation, à la même place, d'un nouveau
cône qui, à la date d'aujourd'hui, dépasse de près de 40 à
50 mètres, le niveau du précédent.
A signaler la formation d'un étang dans la vallée de la
Rivière Claire, à 2 kilomètres environ à l'ouest du cratère.
Le littoral lui-même s'est modifié, de l'embouchure de la
Rivière Sèche à celle de la Rivière du « Fond Canonville ».
Ici, des moraines volcaniques se sont avancées dans la mer
jusqu'à 40 mètres et plus, formant delta (Delta Desgrottes, au
voisinage du Ford Canonville); là, des embouchures de ravins
(à sec) s'ouvrent en forme de V ; ailleurs, on ne voit plus les
embouchures de la Rivière Blanche et de la Rivière Sans-Nom;
partout sur la côte dont l'ancienne ligne s'est déplacée en
gagnant un peu sur l'Océan, des falaises sans cesse battues
par les vagues, laissent apparaître leur structure de produits
récents (roches de toutes dimensions, cendres, lapilli...).
Des masses énormes de matériaux volcaniques sont évidem-
ment tombées à la mer durant la poussée des nuées. Mais elles
échappent à toute possibilité de mesurage. On ne peut en
connaître l'importance.
(1) Les deux principaux phénomènes de l'éruption ont été la projection
des nuées ardentes et la formation du nouveau dôme ou cône volca-
nique. Voir explications détaillées de ces phénomènes dans l'ouvrage:
La Montagne Pelée et l'effroyable destruction de Saint-Pierre le 8 mai
1902 (1930) et dans les notes (insérées plus bas) de MM. Arsandaux et
Frank A. Perret.
21

322
GALERIES MARTINIQUAISES
L e volume des cendres et autres matériaux déposés sur le sol,
du 16 septembre à fin novembre, est fantastique et se compte
en chiffres astronomiques. Les estimations les plus probables
établissent qu'il est « de l'ordre du kilomètre cube, ce qui
correspond à un poids de l'ordre de un million et demi à deux
millions de tonnes » (1). Mais le chiffre du cube de ces maté-
riaux serait erroné, s'il faut en croire un informateur plus
soucieux de sciences exactes. Il y aurait lieu de le ramener
à un million de mètres cubes; le poids donné par le commu-
niqué serait vraisemblable. Mais pour avoir une idée plus
juste de la quantité de produits évacués, il faut ajouter aux
chiffres précédents le volume et le poids — assez considé-
rables — des matériaux lancés par la Montagne Pelée posté-
rieurement à fin novembre.
En fait de phénomènes sous-marins, rien de sérieux n'a
été constaté dans les mers avoisinant la Martinique. On sait
seulement que loin de nos côtes, à 700 kilomètres sud-est
d'Halifax et à 500 kilomètres nord-est, des ruptures de câbles
ont été signalées le 18 novembre. « Parfois des coupures se
succèdent pour un seul câble, sur une longueur de 180 kilo-
mètres. » Telle est l'information rapportée par le Bulletin de
nouvelles de la Compagnie des Câbles
(2). Ces manifestations
sous-marines avaient-elles quelque rapport avec l'éruption de
la Pelée? Nul ne peut l'affirmer.
Les mouvements de la mer les plus caractéristiques sont
ceux observés à Trinité, dans la nuit du lundi 18 au mardi 19
novembre. Des marins de cette localité ont déclaré que des cha-
lands « mouillés à 150 mètres de la côte et par 7 à 8 mètres
d'eau, furent à plusieurs reprises sur le point de toucher le
fond, par suite du mouvement de retrait de la mer. Ces mou-
vement de flux et de reflux étaient lents et comparables à un
balancement » ( 3 ) .
11 est permis de croire que pareille manifestation n'était
pas sans relation avec l'activité du volcan, d'autant plus que
l'avant-veille, des phénomènes d'incandescence non encore
constatés, faisaient subitement leur apparition au cratère.
On lit à ce sujet dans le journal La Résistance du 3 décem-
bre 1929: « Curieux phénomènes observés à Trinité. — Nous
apprenons que dans la soirée du lundi 18 courant entre 9 et
10 heures, les promeneurs de la « Place Joyeuse » bien éclai-
rée par un beau clair de lune, observaient que la mer brusque-
ment dépassait ses limites naturelles et montait à 1 mètre au
moins de son niveau normal. Presqu'aussitôt elle se retirait
(1) Communiqué officiel du 28 novembre 1929.
(2) La Paix, 18 décembre 1929. Les dépêches du 15 janvier 1930 ont
annoncé que la remise en état de ces câbles (soit 250 km. de nouvelles
lignes) nécessiterait une dépense de 10 millions de francs.
(3) La Paix, 23 novembre 1929.

GALERIES MARTINIQUAISES
323
à 60 mètres environ durant 20 à 25 minutes. Les canots et
gabarres mouillés près de la côte étaient à sec. A la faveur
de la lune, on voyait à nu tous les récifs de la rade.
« Peu après, la mer reprit son lit et se retirait à nouveau
en présence de nombreux témoins effrayés de ce phénomène.
Les dépêches du câble du 19 novembre courant signalent q u e :
« Un fort tremblement de terre a été ressenti, hier 18, à
Halifax, Nova Scotia et Québec, et qu'une douzaine de câbles
ont été rompus entre New-York et les Açores. »
« Il serait intéressant pour la Commission scientifique de
rechercher la corrélation probable de ces secousses sismiques
avec le mouvement de marée brusque observé sur la côte est
de la Martinique. »
Au cours des poussées éruptives de 1902, notamment le
7 mai dans l'après-midi, la rade de Trinité avait donné plu-
sieurs fois, avec une amplitude variable, le spectacle de ces
mouvements de flux et de reflux.
Il y a lieu de noter aussi, en fait de mouvements de la mer,
un raz de marée d'une violence inouïe qui, dans la nuit du
29 au 30 octobre écoulé, a subitement déferlé sur toute la
côte ouest de l'île. De nombreuses embarcations ont été litté-
ralement brisées à Saint-Pierre et au Carbet. C'est au cours
de cette brusque tourmente que notre compatriote M. Pélage,
a perdu la pétrolette Sainte-Thérèse, les sabattes Stella et
Mousmé. De son côté, M. Gabriel Régis Duverly a vu réduire
en miettes ses deux sabattes Joly et Jane et Michel P. Des
canots de pêche, des filets et des nasses ont été, en même
temps, complètement détruits sur le littoral de l'Anse à l'Ane,
de l'Anse-Noire et de l'Anse du Four, où des vagues furieuses
et mugissantes ont balayé tout ce qui s'y trouvait. On a signalé
un autre raz de marée, le mardi soir 12 novembre, moins
impétueux que le précédent. La mer a été très forte sur la
côte ouest. « Du quartier du Morne des Cadets, on entendait
le bruit des lames déferlant sur la plage du Carbet » (1).
Peut-être ces puissantes lames de fond, ont-elles eu quelque
cause volcanique. Lors de l'éruption de 1902, la côte ouest
avait été fréquemment le siège de raz de marée s'accomplis-
sant particulièrement aux heures des grands paroxysmes.
**
Le séisme n'a pas joué un rôle intéressant dans l'éruption
actuelle. Les phénomènes sismiques enregistrés jusqu'ici ont
été de faible intensité.
(1) La Paix, 16 novembre 1929.

324
GALERIES MARTINIQUAISES
La première secousse s'est produite le mardi soir 12 no-
vembre à 10 heures moins cinq. Elle a été légère et ressentie,
cependant, dans toute l'île. Elle s'est manifestée dans le sens
horizontal (1).
Des tremblements de terre sous-marins d'une violence
extrême, ont été enregistrés à la date du 18 novembre. Ils
n'ont pas secoué le sol de la Martinique, mais ils ont eu lieu
dans une zone s'étendant très au nord des Grandes Antilles,
de Halifax à New-York. Il est probable qu'ils se rattachaient
de près ou de loin aux phénomènes éruptifs de la Montagne
Pelée. Nous avons dit plus haut que plusieurs kilomètres de
câbles télégraphiques ont été rompus ce jour-là et, en outre,
le phénomène s'est accompagné d'un raz de marée qui, sur
la côte sud de Terre-Neuve, fit 37 victimes (2).
La deuxième secousse, « rapide et violente », constatée à la
Martinique pendant l'éruption, a eu lieu dans la nuit du mer-
credi 11 décembre au jeudi 12, vers 1 heure. Il n'y a pas eu de
dégâts (3).
Une troisième secousse a été enregistrée deux jours après.
C'était le vendredi 13 dans la nuit. Elle a réveillé les habitants
« qui ont été quittes pour la peur » ( 4 ) .
Il n'a pas été remarqué d'autres manifestations sismiques
d'importance.
Il est bon de rappeler, à titre documentaire, que dans les
premiers jours de janvier 1930, la terre a tremblé fréquem-
ment en Italie, au Canada et en Argentine où « tout un village
serait anéanti » (5).
Pour ce qui est des mouvements de l'air, les personnes
habitant les localités non éloignées du volcan, ont entendu à
certains moments, des détonations et des grondements qui,
tantôt précédaient ou accompagnaient les poussées éruptives,
tantôt faisaient résonner l'air sans qu'il y ait eu au même
moment, d'émission de vapeurs, de cendres ou d'autres maté-
riaux volcaniques. C'est ainsi que l'éruption actuelle a débuté
dans la nuit du 16 au 17 septembre par une forte explosion
immédiatement suivie de la sortie d'une fumée noire zébrée
d'éclairs, accompagnée de bruits confus, brefs ou prolongés.
A part les grondements ou explosions, les manifestations
sonores consistaient en production de bruits semblables à ceux
du tonnerre, avec une intensité variable, mais généralement
moins forts que ceux-ci.
(1) La Paix, 16 novembre 1929.
(2) La Paix, 30 novembre 1929.
(3) Journal Vérité, 14 décembre 1929.
(4) Journal Esprit Nouveau, 17 décembre 1929.
(5) La Paix, 10 janvier 1930.

GALERIES MARTINIQUAISES
325
Quant à l'ébranlement même de l'atmosphère, du fait de
la violence des poussées éruptives, les observateurs n'ont rien
signalé de remarquable.
L'activité fumerollienne s'est généralement localisée dans
le nouveau dôme volcanique. Elle continue à se poursuivre
avec des alternatives de ralentissement ou de progression. Les
quelques fumerolles qu'on avait repérées sur les terrains
comblant la vallée de la Rivière Blanche, celle de la Rivière
Sans-Nom et le cours inférieur de la Rivière Sèche, ont duré
quelques mois. Dès le milieu de l'année dernière, elles n'ont
plus donné signe de vie par des dégagements visibles de
vapeurs blanches ou de couleur autre.
Les sources thermales, dites sources chaudes qui, à 4 kilo-
mètres du littoral de la mer, jaillissaient d'une des hautes
collines longeant la rive droite de la Rivière Blanche, se sont
taries depuis le début de l'éruption actuelle. La seule source
qui ait été relevée depuis se trouve dans la vallée supérieure
de la Rivière Claire. A la date du 27 décembre, elle accusait
une température de 50° à moins de 300 mètres de son origine,
laquelle paraissait très rapprochée de la cheminée volcanique.
Les phénomènes lumineux ont fait la première fois leur
apparition au cratère, dans la nuit du samedi 16 au dimanche
17 novembre 1929.
Les habitants des régions avoisinantes ont remarqué durant
toute cette nuit, des lueurs effarantes qui se projetaient d'ail-
leurs dans un très grand rayon. Du chef-lieu « on apercevait
comme un halo lumineux dans la direction de la Mon-
tagne » (1). L'arrivée du magma incandescent, à l'orifice de
la cheminée volcanique, était évidemment la cause de ces
réverbérations; les matières qui s'épanchaient du cratère
étaient, de loin, d'un rouge vif. C'est ce qui faisait dire aux
témoins de la scène que « la Montagne vomissait du feu ».
Ces manifestations optiques sont loin d'avoir cessé de nos
jours. Elles continuent chaque soir avec des variations d'in-
tensité. L'obélisque de feu que forme la partie supérieure du
nouveau cône est parfois visible à très grande distance en mer,
à la manière d'un phare puissant.
L'électricité n'a pas joué un grand rôle dans l'activité
actuelle de la Montagne Pelée. On pouvait observer les éclairs,
de force, de forme et de couleur variables, qui accompagnaient
les éruptions ou qui sillonnaient fréquemment — en dehors
des émissions du volcan — l'espace s'étendant au-dessus du
cratère. Les phénomènes électriques se remarquaient sur tout
(1) La Paix, 20 novembre 1929.

326
GALERIES MARTINIQUAISES
le parcours des nuées jusqu'à la dislocation de ces dernières.
On leur attribue le bruit sourd et prolongé que ces nuées fai-
saient entendre dans leur progression.
*
**
3. — E X A M E N SOMMAIRE DE QUELQUES HYPOTHESES
La nouvelle éruption de la Montagne Pelée a provoqué de
la part des spécialistes des questions volcanologiques, des
hypothèses nombreuses et savantes qui tendaient à rechercher
la cause de cette reprise d'activité. De là les commentaires
habituels sur l'origine du globe terrestre, les thèmes variés
sur l'existence du feu central et les plissements de l'écorce
terrestre, les considérations érudites sur le noyau central
liquide et gazeux, les explications les plus détaillées sur l'infil-
tration des eaux dans le lit océanien et les échappements
périodiques de matières ignées et de gaz comprimés par des
ouvertures naturelles ou volcans, véritables soupapes de sûreté
sans lesquelles la terre, paraît-il, serait susceptible un jour ou
l'autre, d'exploser comme un obus !
Mais le public profane martiniquais s'est beaucoup pas-
sionné pour les thèses édifiées sur la probabilité de l'influence
des astres, plus spécialement de la lune, sur l'activité volca-
nique. Voici, à ce sujet, l'opinion de l'éminent professeur
A. Berget, reproduite dans le Journal, à la mi-octobre 1929:
« La nouvelle éruption de la Montagne Pelée ne m'étonne
pas, dit-il. Les Antilles sont situées sur cette ligne de dépres-
sion intercontinentale où la croûte terrestre a subi un plisse-
ment au moment de sa formation. Vous n'ignorez pas qu'au-
près de l'écorce d'une orange, dont l'épaisseur représente au
moins la quinzième partie de celle du fruit, l'écorce de la terre
est à peine égale à la cent-soixante-quinzième partie du dia-
mètre du globe. Lorsque les gaz que dégage le magma central
subissent une trop forte pression, ils crèvent leur enveloppe
solide aux points de moindre résistance.
« Quant aux lois de périodicité des éruptions volcaniques,
on en est réduit à échafauder des hypothèses.
« On pense généralement que la masse centrale, à l'état
fluide ou demi-fluide, est sujette à des marées, tout comme
l'Océan. En 1902, lors du trop célèbre cataclysme de la Mar-
tinique, le soleil, la lune et la terre, étaient en ligne droite,
c'est-à-dire que leurs attractions s'ajoutaient les unes aux
autres. Or, voici un mois, nous nous trouvions à l'époque de
l'équinoxa, c'est-à-dire dans les mêmes conditions d'attraction
maximum.

GALERIES MARTINIQUAISES
327
« Peut-être arriverait-on à prévoir les catastrophes volca-
niques — ainsi d'ailleurs que les secousses sismiques — si
l'on pouvait déterminer rigoureusement l'intensité de la pesan-
teur de plusieurs lieux donnés, mais avec des approximations
de l'ordre de 8 à 9 décimales. Des variations inattendues
seraient-elles alors un avertissement que quelque chose est en
train de se déranger dans la structure du globe?
« Du reste, cette approximation à 8 ou 9 décimales, impos-
sible avec les instruments dont nous disposons, n'est qu'une
question de technique instrumentale, et il est possible de pré-
voir le temps où elle pourra être résolue.
« — Croyez-vous, Monsieur le professeur, quant à l'érup-
tion actuelle du Mont Pelé, qu'elle puisse être aussi terrible
que celle de 1902?
« — Rien ne s'y oppose, rien ne permet de l'affimer. Tout
est encore si mystérieux dans cette branche de la science. »
(Extrait de La Paix, 16 novembre 1929.)
Le journal l'Esprit nouveau, du 5 novembre 1929, a relaté
également sous la signature de notre distingué compatriote
A. Réjon, instituteur à Trinité, les conceptions de M. de Santi-
gnon sur cette délicate matière:
« La terre, depuis sa création, dit M. de Saintignon, n'ayant
pu puiser dans sa matière et les astres extérieurs de quoi
entretenir sa chaleur, s'est refroidie. Mais l'écorce terrestre
a diminué le rayonnement, et il est possible que le noyau
fluide intérieur soit arrivé déjà, depuis longtemps, à un cer-
tain état d'équilibre, la chaleur intérieure développée par
l'attraction différentielle de la matière elle-même, ainsi que
par les astres extérieurs compensant la chaleur perdue par
le rayonnement. Quoi qu'il en soit, il est permis de conclure
que le noyau intérieur est très fluide et qu'il se laisse influen-
cer, comme le soleil, par les planètes auxquelles viennent se
joindre le soleil et la lune.
« En admettant notre hypothèse, continue l'auteur, l'expli-
cation des tremblements de terre et des éruptions volcaniques
est des plus simples. Le noyau fluide intérieur passe par des
variations d'activité de chaleur avec maximum et minimum
suivant l'action des astres extérieurs, essentiellement variable
elle-même. Lorsque la croûte terrestre s'échauffe, les pressions
intérieures augmentent, la vapeur d'eau et les gaz surgissent,
et, sous l'action de l'électricité, inséparable de la chaleur, les
tremblements de terre et parfois de terribles explosions font
connaître à l'humanité une accentuation du noyau fluide.

328
GALERIES MARTINIQUAISES
« En appliquant cette hypothèse à la catastrophe du 8 mai
1902 — (nous reviendrons sur celle de la période actuelle) —
on constate que depuis plusieurs siècles certainement, jamais
situation des astres n'avait été aussi favorable à un trouble du
noyau fluide sur ce point. L e 7 mai 1902, veille de la catas-
trophe, le soleil et la lune étaient en conjonction au-dessus
du Mont Pelé. Le même jour, les trois astres: le soleil, la
lune et Jupiter se trouvaient pour ainsi dire à 90° au-dessus
de la Montagne avec leur maximum d'effet, tandis que la
hauteur minimum des autres planètes atteignait 81° environ.
« L'effet de la grande dépression produite dans le noyau
fluide ne se fit sentir que le lendemain 8 mai.
« Le promoteur de cette hypothèse, dans sa conférence du
3 juillet 1902, ajoutait: « Au mois d'août prochain (1902)
lorsque le soleil se trouvera de nouveau au zénith de la Mar-
tinique, des troubles analogues sont à craindre, les disposi-
tions des autres planètes restant sensiblement les mêmes ».
La fameuse éruption du 30 août 1902 corroborait les prévi-
sions de M. Saintignon. Tirant argument de cette éruption, il
avait indiqué les probabilités de pareil phénomène du 31 oc-
tobre au 20 novembre 1902.
« Il existe un point commun remarquable entre l'éruption
formidable du 30 août et celle du 28 novembre. Ces deux phé-
nomènes ont eu lieu immédiatement après les lunistices; le
28 novembre 1902, le Soleil passait au zénith même de la
Martinique. »
*
**
L e fait que des éruptions de quelque importance se sont
produites aux approches de la pleine lune en septembre,
octobre, novembre et décembre 1929, n'a pas manqué de frap-
per l'esprit de nos compatriotes qui ont enregistré ces gros-
sières constatations et formulé les déductions qui leur parais-
saient s'imposer. « Coïncidence fortuite ou influence réelle »
s'écrie Réjon, il y a là, peut-être, un sérieux problème à
résoudre et la science volcanique, encore assez nébuleuse s'il
faut en croire des compétences qui ont le prestige et l'autorité
d'un Berget, d'un Saintignon, d'un Frank A. Perret, d'un
Lacroix, en orientant ses recherches dans les voies insuffi-
samment connues de l'influence du système planétaire, pour-
rait arriver un jour à déchiffrer l'énigme de l'origine certaine
des éruptions.

GALERIES MARTINIQUAISES
329
Coïncidences:
Mois de septembre 1929. — Pleine lune, le 18, à 23 h. 1 6 ' :
première éruption, le 16 à 10 h.
Mois d'octobre 1929. — Pleine lune, le 18, à 12 h. 6 ' :
deuxième, troisième, quatrième éruptions le 14 à 4 h., le 18
à 1 h., le 22 à 17 h.
Mois de novembre 1929. — Pleine lune, le 17, à Oh. 1 4 ' :
première émission de blocs incandescents dans la nuit du
16 au 17; important retrait de la mer dans la baie de Trinité;
formidable tremblement de terre dans l'Atlantique nord, et
de Halifax à New-York.
Mois de décembre 1929. — Pleine lune, le 16, à 11 h. 3 8 ' :
deux importantes nuées ardentes sillonnées d'éclairs, se suc-
cèdent dans la nuit du lundi 16 au mardi 17, à 21 h.
*
**
La tendance à attribuer aux astres, dans des conditions
déterminées, une influence sur l'activité volcanique, s'affermit
dans l'esprit de certaines personnes plus ou moins initiées
aux théories de cette nature. La couche atmosphérique elle-
même, donnerait sous l'action de cette influence des signes
de perturbation tout à fait anormaux, telles que les pluies dilu-
viennes
aux époques où ces averses abondantes et persistantes
sont plutôt rares. C'est ainsi que dans la zone atmosphérique
de notre île, la quantité d'eau tombée du ciel depuis la fin de
l'hivernage (septembre 1929) jusqu'en décembre, a été consi-
dérable (1). Pendant cet intervalle, dit La Paix, les pluies ont
été particulièrement « fréquentes au delà de l'époque nor-
male ».
Que peut-on conclure de ces observations?
Il ne s'agit pas là, bien entendu, des pluies qui se déversent
généralement sur la région de la Montagne Pelée, en consé-
quence de la condensation des masses de vapeurs d'eau émises
par le volcan et prenant contact avec l'air plus froid du
dehors. L'expérience de 1902, sur ce point, s'est tout simple-
ment renouvelée. Il y a aussi l'action des poussières volca-
niques extrêmement ténues s'élevant à des altitudes énormes,
y séjournant parfois très longtemps, se laissant entraîner au
gré des courants aériens, à des distances souvent fantastiques.
« Ces corps suspendus échauffent la température moyenne de
l'air et, en facilitant la condensation de la vapeur d'eau, jouent
un rôle important dans la formation des pluies » (1).
(1) Voir La Paix, 4 décembre 1929.

330
GALERIES MARTINIQUAISES
Enfin, à la question de l'influence du système planétaire, se
rattachent peut-être les hypothèses émises sur le passage dans
notre atmosphère d'un bolide de dimensions respectables. Le
phénomène s'est accompli le 13 janvier à 19 h. 35'. Des témoins
oculaires ont déclaré qu'il a traversé le ciel dans le sens nord-
est, sud-ouest et a paru tomber dans la mer du côté de l'île
anglaise de Sainte-Lucie. Il était de forme ovoïde, effilé à la
partie supérieure et suivi d'une traînée lumineuse.
*
**
Mais beaucoup plus importante est la constatation qu'à
l'époque même où la Martinique était secouée par une reprise
d'activité de la Montagne Pelée, d'autres points du globe ter-
restre se trouvaient être le siège d'éruptions.
C'est de l'archipel de la Sonde que sont venues les premières
nouvelles. On a télégraphié de Sou-rabaya (île de Java) que
le 17 août, le volcan Bromo, près de la station balnéaire de
Sandséa, au sud de Java, montrait des symptômes d'éruption.
On a observé que depuis deux jours, il émettait des flammes
et des cendres qui rendaient l'atmosphère suffocante (1).
L'île d'Hawaï n'avait rien à envier sous ce rapport à celle
de Java. C'est l'information que nous empruntons au journal
local l'Avenir, du mardi 5 novembre 1929. Il y est dit: « La
terreur est grande dans l'île Hawaï. Le Mauna-Loa (4.498 m.)
est entré en activité.
« Ce volcan pouvait être considéré comme éteint d'après les
traditions des indigènes, — les Maoris — qui ne conservent
aucun souvenir de ses manifestations.
« Il possède, outre sa demi-douzaine de cratères secondaires,
deux autres qui peuvent être considérés comme les plus vastes
du m o n d e : Celui qui occupe son sommet et qui a une super-
ficie d'un peu plus de 1.000 hectares; le second, situé à la
base orientale de la montagne, près du rivage de la mer, à
une altitude de 1.365 mètres, mesure 1.080 hectares.
« Par les signes précurseurs que nous détaillent les dépê-
ches, la nouvelle éruption pourrait bien être une des plus vio-
lentes des temps modernes. »
Il faut se souvenir à propos des volcans d'Hawaï, que le
Mauna-Loa en est le plus fameux. Le plus grand de ses cra-
tères le Kilauéa, couvre la surface d'un millier d'hectares. On
y voit « un lac de lave en ébullition qui sert de déversoir à
une cheminée de 1.600 mètres de circonférence ».
Cet effrayant spectacle est décrit ainsi qu'il suit par un
(1) La Paix, 21 septembre 1929.

GALERIES MARTINIQUAISES
331
voyageur: « L e lac de feu, ainsi que l'appellent les indigènes,
est rempli d'une lave en fusion que secouent et bouleversent
sans arrêt de terribles explosions de gaz. On en rapporte une
vision de beauté infernale et tragique. La matière ignée se
soulève en vagues furibondes qui se précipitent à l'assaut des
falaises qui l'encerclent. C'est comme une marée de feu d'où
émergent d'énormes rochers incandescents qui flottent et
titubent, ainsi que des bouchons de liège dans un remous de
rivière. Ces scènes se déroulent au milieu d'un concert funèbre
de sifflements, de mugissements, de coups de canon » (1).
Plus près de nous, en Amérique Centrale, le volcan Santa-
Martha au Guatémala, est entré brusquement en éruption à
la date du 9 novembre 1929 (2). On a même signalé un grand
nombre de tués
dans le secteur avoisinant la Montagne.
A part l'île de Java, plusieurs volcans de la Sonde se sont
remis en activité dans ces derniers mois. Des dépêches ont
annoncé qu'en décembre 1930, « le volcan Mérapi Central, car
il y a au moins deux volcans de ce nom en cette île infortunée,
était éteint depuis 80 ans. Son récent réveil a débuté par un
fleuve de lave de 20 mètres de haut, sur 200 de large, qui
engloutit 90 travailleurs des champs; puis les coulées se suc-
cédèrent et après 15 jours d'activité, on recensait 1.300 morts
identifiés, plusieurs centaines de disparus et 24.000 habitants
ayant tout perdu sauf la vie.
« En même temps, vers le 21, son homonyme, le Mérapi de
Sumatra engloutissait un savant allemand et ses deux aides.
Ce savant, le docteur Werner Borchardt, correspondant de
l'Institut tropical de Hambourg, s'était fait descendre dans le
cratère même pour étudier de plus près la lave en ébullition. »
Quelque temps avant le 16 septembre 1929, le Krakatoa, de
l'archipel de la Sonde, avait marqué une recrudescence d'acti-
vité, faisant tour à tour disparaître et surgir de petites îles.
« D'impressionnantes photographies en ont été publiées » (3).
Vers la même époque, la Nouvelle-Zélande qui est hérissée
de volcans, était le théâtre de plusieurs secousses sismiques.
D'importants dégâts ont été relevés dans les villes (3).
Enfin le Vésuve, dans le même temps « menaçait de ses
laves les villages accrochés à ses flancs » (3).
Qui sait si toutes ces recrudescences d'activité volcanique
n'ont pas une origine solaire ?
(1) La Paix, 31 octobre 1930.
(2) La Paix, 9 novembre 1929.
(3) La Paix, 31 octobre 1929.

332
GALERIES MARTINIQUAISES
Ne dit-on pas que les tâches du soleil étaient plus abon-
dantes en 1929 que les années précédentes et qu'il en était
résulté un accroissement de l'activité de l'astre du jour?
A défaut de cette influence, des savants ont fait intervenir
l'hypothèse du refroidissement graduel de la Terre. D'où,
contraction et tassement « surtout dans les lignes de soudure.
Ces affaissements auraient, par compression, un effet sur le
foyer ou les foyers du feu central » (1).
*
* *
4° QUELQUES FAITS RELATIFS
A L'ÉRUPTION ACTUELLE
Il n'est pas superflu de rappeler brièvement, dans un inté-
rêt documentaire, certains faits particuliers, relatifs à l'érup-
Montagne Pelée.
Ainsi la zone volcanique réputée dangereuse comprenait
toute la région avoisinant la montagne, particulièrement ses
flancs ouest, sud-ouest et sud, dans un rayon maximum de
8 kilomètres. L'Administration avait donc fait évacuer, par
mesure de prudence, les villages du Prêcheur, de Saint-Pierre
et du Morne-Rouge. Le bourg de l'Ajoupa-Bouillon, les hau-
teurs de Basse-Pointe et toutes les petites localités vivant
sous la menace éventuelle du monstre, se trouvaient compris
dans la même mesure.
Les sinistrés avaient été répartis sur différents points. A la
date du 6 novembre il y en a v a i t :
à Fonds-Saint-Denis 1800
au Carbet 1600
à Schœlcher et Fonds-Lahaye 800
à Case-Pilote 110
au Lorrain 1200
au Fonds-d'Or 400
à Sainte-Marie 1000
à Fort-de-France 800
Total 7710
Les autres évacués avaient gagné la demeure de leurs
parents, amis ou connaissances très empressés à les accueillir
dans cette douloureuse circonstance. On a évalué à 10.000 (2)
(1) La Paix, 31 octobre 1929.
(2) Dépêche ministérielle du 4 novembre 1929.

GALERIES MARTINIQUAISES
333
le nombre total de nos malheureux compatriotes qui avaient
dû abandonner tristement leurs foyers, en présence de la gra-
vité des événements.
Les réfugiés recevaient régulièrement des secours, en nature
ou en espèce, durant la période d'évacuation.
Mais dès le mois de février 1930 et même avant cette date,
beaucoup d'entre eux — notamment les petits et moyens pro-
priétaires terriens — avaient réintégré leurs demeures à leurs
risques et périls, préférant « vivre avec leur ennemi » plutôt que
de prolonger une situation qui leur était plutôt pénible et leur
causait, en outre, par l'abandon momentané de leurs biens,
des pertes matérielles importantes. Il est vrai de dire qu'à
cette époque, la menace du volcan était devenue moins grave.
Un certain nombre d'animaux (des bœufs) ont été atteints
par des nuées ardentes, notamment à « Fonds Canon-
ville » et au sud du « Lénard ». L'éruption n'a heureusement
pas occasionné de victimes parmi la population. On a eu seu-
lement à déplorer des brûlures qu'un Pierrotin (l'honorable
M. Bernard Marqués) s'était faites aux pieds en s'aventurant
imprudemment au voisinage de la Rivière Blanche sur des
cendres chaudes provenant du passage d'une des redoutables
nuées du mois de novembre 1929.
*
**
L'annonce de l'éruption du 16 septembre a fait pencher la
Métropole sur la nouvelle infortune de la Martinique, « fille
aînée de la France ». Le gouvernement, par l'intermédiaire
de M. André Maginot, Ministre des Colonies, n'a pas manqué,
dès la première alerte, d'exprimer sa sympathie émue et attris-
tée au pays, et de l'assurer de son entier concours, de son
dévouement empressé, dans les circonstances douloureuses
qu'il traversait. Comme en 1902, il se montrait attentif à tout
ce qui, de près ou de loin, pouvait intéresser la population,
afin de lui venir en aide aussi promptement et aussi efficace-
ment que possible (1). C'est que les premières dépêches expé-
diées dans la Métropole avaient provoqué une profonde et
légitime émotion, aussi bien chez le Ministre des Colonies et
les autres membres du Gouvernement, que parmi nos repré-
sentants parlementaires et la colonie martiniquaise à Paris.
Au reste, l'opinion française tout entière avait partagé nos
justes appréhensions.
D'une correspondance envoyée de la capitale le 22 octobre
1929 au journal La Vérité, nous relevons le passage suivant
qui donne une idée de la préoccupation des uns et des autres
(1) L'aviso Antarès, arrivé à Fort-de-France le 21 novembre 1929, avait
reçu l'ordre de se tenir à la disposition du Gouverneur pour parer aux
éventualités possibles, de concert avec le petit vaisseau de guerre Aldé-
baran.

334
GALERIES MARTINIQUAISES
et de l'Union sacrée réalisée spontanément sur les infortunes
de la petite patrie commune:
« Une réunion était convoquée chez M. Maginot pour le
lundi 21 octobre à 18 h. 30.
M. Alcide Delmont avait avisé le Ministre des Colonies qu'en
plus des personnalités citées dans sa lettre, M. Fernand Clerc,
ancien député, également présent à Paris, pourrait être utile-
ment convoqué.
« C'est dans ces conditions que la réunion groupait autour
de M. Maginot: notre Sénateur, M. Lémery; les députés, MM.
Alcide Delmont, Frossard; M. Lacroix, Secrétaire perpétuel
de l'Académie des Sciences; M. Gerbinis, MM. Fernand Clerc,
Louis Landa, Saint-Félix et Nays.
« Un échange de vues très complet s'est poursuivi, dans
l'émotion commune, à la recherche d'une solution difficile à
trouver dans l'incertitude de l'heure présente: aide matérielle
de la Métropole à la Colonie ?...
« Affirmation de la solidarité et de la sollicitude attentive
et affectueuse de la Mère Patrie ?...
« C'est sur le plan de ces idées et de ces sentiments que
la discussion se déroula et la conclusion de cette première
réunion fut qu'un télégramme serait envoyé à la Martinique,
traduisant les pensées de la France et du Gouvernement, que
le contact serait maintenu entre les pouvoirs publics et les
parlementaires, surveillant, étroitement alertés, les événements
de demain en vue d'une décision à prendre et les mesures que
les circonstances pourront rendre nécessaires.
« Nous vivons tous ici des heures affreuses. Ce mot vous
traduit la pensée collective de toute la famille martiniquaise
de France qui attend avec une fiévreuse impatience le télé-
gramme quotidien et qui espère que l'alerte sera sans lende-
main et que le destin épargnera notre Martinique qui a déjà
tant, si cruellement et si injustement souffert dans le passé (1).
*
**
Lorsqu'au mois de novembre suivant, M. Tardieu a pris les
rênes du Gouvernement, l'honorable M. Piétri, chef du dépar-
tement des Colonies, a câblé dans les termes ci-après la pen-
sée officielle de la France:
(1) Journal La Vérité, 15 novembre 1929.

GALERIES MARTINIQUAISES
335
« Devant persistance phénomènes éruptifs Montagne Pelée,
que vos dernières informations signalent actifs au point obli-
ger évacuation dix mille habitants villages menacés, vous prie
exprimer sinistrés encouragement et plus vive sympathie gou-
vernement; ma première pensée et celle de mon collaborateur
et ami Alcide Delmont, sous-secrétaire d'Etat Ministère Colo-
nies, est vous adresser ainsi qu'à votre personnel nos félici-
tations pour mesures prises en vue protéger habitants inquiets
et les abriter momentanément. Nos félicitations également aux
représentants Assemblée élue qui, dans geste belle solidarité,
ont accueilli sinistrés et s'efforcent atténuer rigueur épreuves.
J'ai confiance dans union et calme de la population; celle-ci
peut avoir confiance dans sollicitude gouvernement son égard.»
*
* *
De leur côté, les représentants parlementaires de la Colonie
ont télégraphié avec non moins de ferveur leurs sentiments
de complète solidarité avec leurs compatriotes de l'île. Voici
notamment le texte du câblogramme que le Gouverneur a
reçu de M. Alcide Delmont, député: « Reconnaissant exprimer
compatriotes pensée affectueuse, angoisses ardentes, espérances
menaces bientôt disparues. »
Enfin, la désignation de M. le Professeur Arsandaux comme
chargé de mission à la Martinique, est un geste gouverne-
mental qui a été fort apprécié par les Martiniquais. On se
rappelle que le distingué Professeur, ancien collaborateur de
M. A. Lacroix dans l'étude minéralogique des roches de l'érup-
tion de 1902, était arrivé ici le 10 novembre 1929. Il avait
séjourné dans l'île jusqu'au 13 février 1930, date de son retour
en France, parfaitement convaincu d'ailleurs, à cette date, qu'il
n'y avait plus ici de grave danger à redouter. Avant le débar-
quement de M. Arsandaux — dont le lecteur trouvera plus loin
le remarquable rapport sur les observations faites au cours
de l'éruption actuelle — le Gouverneur de la Colonie avait
déjà nommé une mission scientifique composée de M. Boutin,
Licencié en Sciences physiques et naturelles, Professeur au
Lycée de Fort-de-France, détaché à l'Observatoire du Morne-
des-Cadets
organisé depuis 1902 par M. Lacroix sur une hau-
teur des environs du village de « Fonds-Saint-Denis », à 10
kilomètres du volcan, et de M. Revert, Professeur d'Histoire
et Géographie au même établissement secondaire.
Les constatations effectuées par la mission ont fait l'objet
de nombreux communiqués officiels régulièrement publiés
dans toute la presse locale.

336
GALERIES MARTINIQUAISES
La Martinique ne doit pas oublier que sa sœur « La Guade-
loupe », alertée dès la première manifestation de l'éruption
actuelle, avait répondu avec un sympathique empressement,
comme dans toutes les circonstances du même genre. Voici
le texte du message émanant du Gouverneur Tellier:
« J'apprends à l'instant que la Montagne Pelée donnerait
signes réveil activité; j'espère que ce ne sera qu'une alerte
et tiens à vous dire, au nom de la Guadeloupe, qu'elle est à
votre entière disposition si vous avez besoin d'une aide quel-
conque. »
*
**
En dehors du monde officiel, une véritable nuée de dépê-
ches de sympathie et d'encouragement étaient parvenues à la
Colonie de la part de différentes personnalités métropolitaines
et de nombreux compatriotes que les premières nouvelles de
l'activité volcanique avaient très justement et très vivement
alarmés.
Dans la presse de Paris et de province, des publicistes et
des spécialistes des questions volcanologiques témoignaient
de leurs généreux sentiments à notre égard et, en même temps
qu'ils cherchaient à mesurer la gravité du péril nouveau qui
planait sur tout le pays, ils ne cessaient de recommander les
plus sérieuses précautions afin d'éviter les pertes de vies
humaines, comme dans l'affreuse tourmente de 1902.
M. Alfred Lacroix, pour qui la Montagne Pelée n'a point
de secret, a donné avec beaucoup de bonne grâce à différents
journaux, des interviews marquées au coin du très vif et très
affectueux intérêt qu'il a toujours porté à nos populations. Il
venait de rentrer en France après un séjour à Java, où il avait
été étudier les volcans de cette île. Le journal La Dépêche
Coloniale du 17 octobre 1929 a reproduit le compte rendu
des explications que le savant professeur avait fournies au
reporter, M. E. Somoneau. En voici quelques extraits:
« Le fait qui s'est produit le 16 septembre dernier présente
de frappantes analogies avec les phénomènes de 1902 que j'ai
groupés sous le nom « d'éruptions peléennes » ; pour la pre-
mière fois, il nous fut alors permis d'assister de près à la
formation du dôme qui était la caractéristique essentielle de
l'éruption...
« Ce n'est pas le phénomène de l'explosion ni celui de la
coulée de lave qui présentait du danger, c'est la nuée ardente
seule,
véritable trombe de feu, que le hasard de l'explosion
pouvait aussi bien faire tomber sur n'importe quel versant du
Mont Pelé et s'abattre sur Basse-Pointe, comme elle s'est abat-

G A L E R I E S M A R T I N I Q U A I S E S
337
tue, portée par les vents alizés, sur Saint-Pierre. Le Morne-
Rouge
a été détruit dans les mêmes conditions le 30 août 1902;
entre cette dernière date et le 8 mai 1902, une série d'explo-
sions s'était produite selon un rythme analogue à celui que
l'on a constaté aujourd'hui
« En 1902, on a été surpris, parce qu'on n'avait rien prévu.
Le phénomène éruptif qui s'est produit alors était en soi pres-
que insignifiant. Il n'y a eu catastrophe que parce qu'une
ville se trouvait au pied du Mont Pelé et que près de 30.000
habitants y ont trouvé la mort. Dans les circonstances actuelles,
il faut craindre précisément un phénomène de même nature
qui pourrait aussi bien toucher la ville de Saint-Pierre que le
Morne-Rouge, le Prêcheur ou Basse-Pointe. Il convient donc
d'être là-bas extrêmement prudent et de ne pas s'exposer inu-
tilement, car l'explosion ne s'annonce par aucun signe. Il a
fallu moins d'une seconde pour détruire Saint-Pierre
« Ce qui me manque, ce sont des matériaux éruptifs, que
l'on devrait m'envoyer en très grand nombre. Il y en a de
deux sortes: ce peuvent être simplement des roches fendues
par l'éclatement,
vestiges de l'ancienne éruption; il n'y a alors
qu'un danger restreint dans ces explosions provoquées par
la seule poussée des gaz accumulés.
Ou bien ce peuvent être
des bombes analogues à celle-ci. (Le Maître nous montre une
sorte de boulet noirâtre, tout craquelé extérieurement.) Cette
bombe, dite « en croûte de pain », est composée presque uni-
quement de ponce qui, pâteuse au moment de sa projection,
se solidifie peu à peu. Si je recevais un document analogue
à celui-ci, je dirais aux habitants de Saint-Pierre et des com-
munes qui entourent le Mont Pelé: « Faites attention, car il y
a une certitude qu'une montée de lave est en train de se frayer
passage: il se produira les mêmes phénomènes qu'en 1902,
formation d'un dôme, éclatements, suivis de nuées ardentes. »
« Pour moi,avec les indices que je possède déjà, on peut
tout craindre. Le volcan, selon toute probabilité, va passer
par des intervalles de tranquillité et de paroxysme.
« Il faut renoncer à toute installation future à Saint-Pierre
qui reste le point le plus en danger, jusqu'à ce qu'on ait la
preuve certaine d'un apaisement définitif du volcan. »
*
**
Nombreux sont les compatriotes qui, présents à Paris au
moment de la première explosion du Mont Pelé, rendaient
à tout moment visite à M. Lacroix, afin de le consulter sur les
possibilités ou éventualités résultant de la reprise d'activité
du 16 septembre 1929. Notre ami, M. V. Fortuné, en particulier,
Professeur de Sciences au Lycée Schoelcher, a transmis au
l 22

338
G A L E R I E S M A R T I N I Q U A I S E S
journal local La Vérité du 15 novembre 1929 une de ses ins-
tructives conversations avec l'éminent géologue. Voici quel-
ques passages de son intéressante communication:
« . . . Appareil volcanique vulgaire jusqu'alors (1902), aux di-
res de M. Lacroix,... volcan ne présentant aucun caractère
sérieux et qu'au reste aucun ouvrage n'aurait stigmatisé... et
aujourd'hui monstrueusement célèbre; célébrité extraordinai-
rement originale, bâtie sur les cadavres carbonisés de plus de
35.000 de nos amis, de nos parents ou de nos enfants.
« Car M. Lacroix n'a pas manqué de me dire que c'est le
seul volcan qui soit aussi bien étudié, justement à cause de
la disparition de Saint-Pierre et de ses habitants. S'il avait
existé à la place de cette ville des champs incultes, voire même
cultivés, le Mont Pelé serait resté pâle, parmi les plus pâles
des types de son espèce, après l'éruption de 1902.
« . . . Aujourd'hui, il (M. Lacroix) analyse les roches et les
cendres que lui a envoyées mon distingué collègue M. Sévère,
Maire de la ville de Fort-de-France, par le courrier qui suivit
l'éruption du 16 septembre dernier. M. Lacroix n'avait pas
encore achevé l'analyse des cendres au moment de ma visite
« On doit prendre des précautions pour éviter toute perte
de vie humaine. « A mon avis, dit le savant (j'ai toujours
personnellement pensé comme lui), le Gouvernement local a
eu parfaitement raison de faire évacuer les communes du
Prêcheur, de Saint-Pierre et du Morne-Rouge. Une nuée ardente
est toujours possible.
C'est ce qui est à craindre. » Et il ter-
mina par ces mots: « Monsieur Fortuné, je vous avoue que
tant que le volcan manifeste son activité d'une façon aussi
alarmante, si j'étais à la Martinique, je n'aurais habité ni
Saint-Pierre, ni le Morne-Rouge, ni le Prêcheur. »
« Cette dernière commune recevra toujours des cendres en
cette période de suractivité — par sa position géographique —
en raison même des vents alizés qui soufflent de l'Est. Si une
bouche se forme vers Saint-Pierre, livrant ainsi passage à
une nuée ardente, c'est Saint-Pierre qui en sera atteint. Cette
hypothèse est vraie pour les deux autres communes. L'on ne
peut rien savoir. Prudence est mère de sûreté.

« Et ainsi que l'affirmait M. Berget, professeur à l'Institut
Océanographique, tout dernièrement à un reporter du journal
Le Journal, le savant M. Lacroix de continuer:
« Les questions volcaniques sont remplies du même mys-
tère qui enveloppe les phénomènes sismologiques. Ce sont, au
reste, deux questions connexes au point de vue de la tecto-
nique. »

V. FORTUNÉ.
Paris, ce 21 octobrel929.

GALERIES MARTINIQUAISES
339
5° PÉRILLEUSES EXCURSIONS A L A MONTAGNE
La nécessité d'obtenir des renseignements précis sur la nou-
velle éruption avait déterminé un certain nombre de nos com-
patriotes à se dévouer en effectuant des excursions à la Mon-
tagne Pelée.
Les nombreuses informations de source privée recueillies
de la sorte par la mission officielle qui, elle-même, n'hésitait
pas à courir les plus grands risques pour aller se documenter
aux endroits les plus dangereux de la zone volcanique, ont
beaucoup facilité les études entreprises sur le phénomène et
ont, en outre, permis de suivre d'une manière plus régulière
le développement normal du nouveau cycle éruptif.
L'une des premières excursions a été entreprise le jeudi
matin 19 septembre 1929, donc trois jours après la première
explosion, par un groupe de jeunes gens du chef-lieu et du
Morne-Rouge et deux jeunes filles. Les ascensionnistes ont
voyagé avec l'aide de l'honorable M. Catayée, adjoint au Maire
du Morne-Rouge. Ils ont trouvé après l'Aileron « le sol cre-
vassé, couvert de cendres et parsemé de roches projetées par
le volcan. A l'endroit appelé Salon des Dames, un effondre-
ment de terrain s'est produit » (1). Ils ont, en outre, observé
qu'il y avait de l'eau dans le lit des rivières et aussi une cendre
légère et refroidie
dans l'atmosphère. L'épaisseur de la cendre
sur le sol n'était appréciable qu'à la lèvre du cratère où elle
atteignait 10 centimètres environ. La végétation existait tou-
jours, même sur les versants Sud et Est de l'ancien cône ou
dôme, où l'on apercevait deux fissures et des fumerolles plus
ou moins abondantes.
*
**
M. J.-H. Jacquet, géologue et spécialiste en matière de mines,
directeur et administrateur de la « Compagnie Forestière et
Commerciale du Maroni », s'est également rendu au cratère,
à son passage à la Martinique, le 2 octobre 1929. Il a rapporté
de sa visite d'intéressantes informations et des déductions
fort judicieuses.
Une importante expédition organisée par la mission Boutin-
Revert a eu lieu dans la quatrième semaine d'octobre, suivant
de près celle du jeudi 17 octobre, accomplie par la même
(1) La Paix, 21 septembre 1929.

340
GALERIES MARTINIQUAISES
mission. Partant du Prêcheur avec le concours de notre hono-
rable compatriote M. Asthon Tardon — qui a été le courageux
et fidèle accompagnateur de M. le Profeseur Lacroix en 1902 (1)
et qui a déjà exploré tous les coins du Massif de la Pelée —
l'expédition s'est engagée ensuite dans les coulées de la Ri-
vière Blanche et « grâce à l'aide apportée par M. Georges Lar-
tigue et les vaillants porteurs, les frères Frontier, Sylvaniello
et Orlet Vieux, et en s'aidant de cordes, il fut possible de re-
connaître le chemin suivi par les cendres boueuses provenant
du volcan » (2).
*
**
La mission Boutin-Revert est revenue à la charge quelques
jours après, exactement le jeudi matin 31 octobre. Elle a voulu
atteindre le cratère par la Démare en traversant d'abord le vil-
lage de Basse-Pointe. Elle s'était adjoint MM. Midas, directeur
adjoint à l'Observatoire; Tardon, l'infatigable ascensionniste
de la montagne; Clerville Clerc, industriel et R. d'Aste. Après
avoir cheminé pendant quelques heures à travers un champ
de goyaviers, de hautes herbes et d'ananas sauvages, elle est
parvenue à l'Abri Mouttet (3). L'examen des roches projetées
qui jonchaient le sol, ne laissait aucun doute sur leur forma-
tion ancienne. C'était une importante indication. C'était la
preuve que le volcan n'avait pas encore émis de magma nou-
veau, car « cette matière projetée dans l'espace par les gaz qui
accompagnent les éruptions et se refroidissant brusquement
dans l'air, prend la forme ovoïde de tous les corps plastiques
abandonnés en chute libre ». Ce n'était précisément pas le
cas pour les roches ramassées ce jour-là.
(1) A ce sujet, il nous est agréable de nous associer à la dédicace que
M. Tardon a offerte à l'illustre Maître, en tête de ses Chroniques du
Volcan publiées par le journal La Paix (4 janvier 1930 et jours suivants).
A l'illustre Maître, M. Lacroix, Secrétaire perpétuel de l'Académie des
Sciences, avec mes hommages déférents, qu'il voudra bien accueillir avec
cette même bienveillance qu'il eut la bonté de me témoigner en 1902.
Il voudra bien également en transmettre l'expression à Madame Lacroix,
sa vaillante compagne, pour son courage tranquille et pour l'accueil
charmant qu'elle eut la bonne grâce de consacrer à ceux de mes compa-
triotes qui eurent l'avantage de la saluer. Ce témoignage de reconnais-
sance, nous l'offrons au Maître, de la part des survivants qui l'ont connu
et qui ont su graver, dans la mémoire des populations de la Martinique,
la gratitude due à l'homme affable, pour sa bravoure légendaire et son
esprit d'abnégation. Reconnaissance et gratitude qui demeurent impé-
rissables à travers les générations de notre île, consciente du bien qu'il
a voulu nous faire, en étudiant les phénomènes volcaniques de 1902.
(2) La Paix, 6 novembre 1929.
(3) Abri construit en 1925 à quelques mètres du cratère.

GALERIES MARTINIQUAISES
341
Continuant ses investigations, la mission, « malgré une
brume épaisse », est descendue dans la partie ouest de l'an-
cien cratère où elle a constaté que « les fumerolles en activité
forment une ceinture presque continue dans la rainure nord-
ouest. Certaines de ces fumerolles ont eu assez de force pour
soulever des plaques de rocher de la dimension d'un billard
(2 à 3 mètres cubes) ». Grâce à une déchirure de la brume,
il a été possible de voir le cône. « Immédiatement les appareils
photographiques sont braqués et nous (1) enregistrons les
transformations subies par le haut du cône qui nous apparaît,
de l'abri, considérablement déchiqueté et diminué en hauteur;
ses flancs sont couverts de fumerolles et sa partie nord-est
porte encore de la végétation ». La mission a également « pho-
tographié la partie sud-ouest de la lèvre et le champ de roches
projetées par le volcan; à 250 mètres, certaines d'entre elles
atteignent le poids de 2.000 kilos », puis elle a assisté à l'écrou-
lement d'une partie importante de la lèvre sud, « tandis que
M. Tardon se trouvait au fond du cratère » où, chose curieuse,
il n'avait pas entendu « le bruit pourtant considérable » pro-
duit par cet écroulement. A 14 h. 30, les courageux membres
de la mission et les porteurs qui les avaient accompagnés ont
pris le chemin du retour, satisfaits des constatations qu'ils
avaient recueillies (2). On voit ce que pareille entreprise, sou-
vent répétée au cours de l'éruption actuelle, coûtait d'efforts
et renfermait de dangers ! Le grand public était loin de s'en
douter, lorsqu'il lisait bénévolement le laconique communi-
qué: « Montagne couverte, pas d'observations ».
**
Bien des personnes ont par la suite accompli des excur-
sions, soit au sommet de la Montagne Pelée, soit sur diffé-
rentes partie du versant ouest du massif, apportant ainsi une
précieuse contribution à l'étude des phénomènes éruptifs, tout
en cherchant à satisfaire leur curiosité.
Ainsi, au lendemain de l'importante éruption du 30 novem-
bre, vers 14 heures, un groupe de sportsmen comprenant MM.
Nelly Edmond, Président de la Société de culture physique
« La Française » ; Marie-Claire, Vice-Président de l'Associa-
tion cynégétique « La Saint-Hubert » ; Capron, Receveur de
l'Enregistrement; Toulouse, publiciste, et M. Cochet, photo-
graphe, s'est rendu à la Rivière Sèche, puis à la Rivière Sans-
Nom, voisine de la Rivière Blanche, déjà presque entièrement
remblayée à cette date. Ils y ont rencontré MM. Boutin et
Revert qui, armés de leurs instruments, prenaient la tempé-
(1) Les membres de la mission.
(2) Compte rendu extrait de La Paix du 6 novembre 1929.

342
GALERIES MARTINIQUAISES
rature des cendres chaudes transportées la veille en ces lieux
très dangereux parce que constamment balayés par les nuées
ardentes. « L'épaisseur des cendres est considérable et leur
température élevée », a écrit M. Toulouse. « Nous voulons en
prendre dans la main, mais nous les rejetons vite; elles chauf-
fent comme des charbons. Un premier thermomètre que
M. Boutin plonge rapidement dans la cendre éclate aussitôt.
Un second thermomètre, gradué jusqu'à 400°, plongé dans
la cendre, monte jusqu'à 270°. Cela nous fixe sur la tempé-
rature atteinte par la nuée à cet endroit, distant de 6 km. du
cratère. Si elle nous surprenait là ? »
Les excursionnistes ont encore observé, entre autres choses,
que « les falaises qui surplombent la rive droite de la vallée
de la Rivière Blanche — du pied de la Montagne au rivage
de la mer — gardent encore, par endroits, quelque végétation.
Ailleurs, elles apparaissent dénudées et dépourvues de toute
terre végétale ». Sur le littoral, à l'embouchure de la Rivière
Blanche, ils ont constaté « la présence de vapeurs s'élevant
en nuages ». Enfin, ils ont été vivement frappés par l'aspect
général de la région située sur le passage habituel des nuées.
Ils avaient, en effet, « sous les yeux, le paysage le plus fantas-
magorique, un vrai paysage lunaire par sa désolation........ Tout
est gris; ce sont des dunes de cendre »... Avec précaution, « ils
avançaient sur la cendre et les matériaux de toute taille pro-
jetés par le volcan » (1).
*
* *
Quelques jours après la formidable nuée ardente du 16 dé-
cembre 1929 — la plus violente de l'éruption actuelle, après
celle du 6 du même mois — une expédition comprenant le
R. P. Stohr, professeur de sciences au Séminaire Collège, le
R. P. de la Brunelière et le Frère Jacques, s'est transportée au
sommet de la montagne. C'était le 27 décembre. Le lendemain,
le rédacteur et envoyé spécial de La Paix, M. Jacquemoud, se
joignait à MM. Tardon, Joseph et Juvanès Bastel pour une
ascension semblable. D'intéressantes relations ont été publiées
par les deux groupes de touristes: voyage difficile à travers le
champ de pierres qui garnit le Plateau au delà de l'Eperon;
odeur sulfureuse sur le Dos du Cheval; des escargots bien vi-
vants (Heliæ Dentiens) sont répandus au pied de la croix per-
chée sur la lèvre sud du cratère; des papillons bien portants
égayent la rocaille et se balladent dans les herbes non brûlées;
on relève des bombes craquelées « portant des traces de végé-
tations cryptogamiques, datant par conséquent des éruptions
antérieures », et aussi, « sous le toit de la véranda de l'Abri-
(1) La Paix, 7 décembre 1929.

23. — M. A. Boutin, Licencié ès-Sciences,
24. — Frank A. Perret, volcanologue
Professeur de Sciences physiques et naturelles, Photo faite par M. Vachet, au poste d'observation
Membre de la mission scientifique, chargé d'ob-
server les phénomènes de l'éruption actuele de la à Saint-Pierre (Mars 1930).
Montagne Pelée.
Photo Revert.
Photo Revert.
25.— Un des gros blocs lancés par le volcan 26. — Le nouvel étang formé sur la Montagne Pelée.
au cours de l'éruption actuelle. Il est à 4 km. à
Au premier plan, de gauche à droite:
l'ouest du cratère, mesure 250 mètres cubes environ Mme Revert, MM. Philemon, Achille, Marie-
et pèse approximativement 700.000 kilos. Vue prise
Nelly, Labarde, Olympie, Calonne.
en Décembre 1930.


GALERIES MARTINIQUAISES
343
Mouttet, une bouteille bien en évidence, contenant un message,
témoin déposé par M . Tardon le 30 novembre dernier » ( 1 ) ; on
observe d'importants éboulements semblant de date récente;
sur les parties sud et est du cratère, « les herbes drues descen-
dent jusqu'au fond; de nombreuses fleurs rouges surplombent
l'abîme; les cueillir est moins facile que disputer de pâles vio-
lettes aux escargots du pied de la croix » (1). Les excursion-
nistes du 28 décembre ont ajouté dans leur compte rendu:
« Une heure et demie durant, nous attendons en vain soit une
éruption, soit l'éclaircie prolongée qui nous permettrait de des-
cendre explorer le cratère. Rien à faire qu'à cueillir dans la
bouteille postale de l'Abri-Mouttet un message déposé hier
matin par le R. P. Stohr. Une carte de service du journal
La Paix l'y remplace et y attendra la prochaine levée ».
*
**
De nouvelles et nombreuses excursions ont eu lieu en jan-
vier, en février et dans les mois suivants. Ainsi, le mercredi
15 janvier M. Tardon a passé une demi-journée près du dôme
où il a été témoin de deux petites éruptions. Il a noté que « le
dôme était ébréché d'un bon quart » (2).
Une mention spéciale doit être réservée à l'excursion du
lundi 10 février 1930. La veille, le yacht américain Kinkajou
avait jeté l'ancre au Carbet. Son propriétaire, M. Authwaite,
partait en auto le 10 pour le Morne-Rouge, en compagnie de
M. d'Aste, l'un des hommes qui connaissent le mieux la Mon-
tagne. De là, « les deux intrépides excursionnistes parcou-
rurent tout le sommet de la montagne, et s'approchèrent jus-
qu'à 100 mètres des nuées ardentes. Ils prirent de nombreuses
photographies et cinématographièrent le phénomène, abondant
ce jour-là, des coulées de cendres. C'est bien la première fois,
croyons-nous, que notre Mont Pelé a eu les honneurs du
cinéma.
« Placés à l'extrême bord de la rainure nord, juste en face
du Chat qui dort, nos excursionnistes purent se rendre compte
que les nuées ardentes se présentaient sous la forme d'une
émulsion très lourde se comportant à la manière d'une coulée
de bitume; lorsque ces masses de cendres et de gaz rencontrent
les roches blanches, elle s'arrêtent; il semble que, trop lour-
des pour les franchir, elles attendent, en s'amassant, que les
masses qui suivent viennent les pousser; alors elles franchis-
(1) La Paix, 4 janvier 1930.
(1) La Paix, 4 janvier 1930.
(2)
La Paix, 15 janvier 1930.

344
GALERIES MARTINIQUAISES
sent les roches en bavant par-dessus et continuent leur marche.
« Ces nuées, peu élevées et très chaudes, sont silencieuses
et entraînent quelques fragments des cônes d'émission placés
eux-mêmes à l'intérieur d'une faille du dôme. » (1).
* *
Les premiers touristes américains de la saison hivernale
1929-1930 ont marqué leur passage à la Martinique par la
visite du yacht de plaisance Yolanda, arrivé au chef-lieu le
mardi 7 janvier. Tandis que l'aimable propriétaire de l'Hôtel
Excelsior,
à Fort-de-France,M. Joubert, conduisait le joli petit
navire à Saint-Pierre et l'amarrait à une bouée de la rade, les
riches propriétaires yankees du Yolanda voyageaient par la
route pittoresque de la « Trace » et, après en avoir admiré
les splendeurs, ils sont arrivés dans la ville abandonnée, juste
à temps pour contempler, de là, deux superbes éruptions, à
4 heures 11 et à 4 heures 30. Very exciting !
Puis c'était le tour du beau yacht Serina qui, à part ses
propriétaires, conduisait des passagers de marque, tels que
MM. John Mullins, journaliste, Sackett, Roberto et M Muriel
me
Mullins, ainsi que le vicomte Eric de Spoelberg, de nationalité
belge. Les propriétaires étaient MM. Ludington frères, Th.
Laughlui, J. Cuthwaite.
Ces personnalités, écrit La Paix du 8 février 1930, « se sont
rendues jusqu'à la Rivière Blanche, qu'elles ont remontée
assez haut dans la direction du morne Lénard. Elles ont pu
constater que, contrairement à ce qu'elles avaient lu dans
certains journaux de langue anglaise, il n'est pas vrai que la
moitié de la Martinique soit menacée de destruction. Et comme
elles sont de puissants actionnaires d'un syndicat de presse,
elles ne manqueront pas de le dire. La visite qu'elles ont faite
au Mont Pelé, loin d'être une promenade de snobs, pourra ser-
vir puissamment à restaurer le crédit commercial de notre
pays. Les commerçants n'ignorent pas, en effet, que, par suite
de certains rapports alarmistes, les fournisseurs de la Métro-
pole et d'ailleurs hésitent à nous ravitailler, et exigent le paie-
ment d'avance d'un tiers ou de la moitié de toute commande.
Ce qui paralyse notre commerce extérieur. »
Les grosses unités du Circuit touristique ont effectivement
commencé à débarquer le flot de leurs passagers américains
dans les tout premiers jours de février. On a vu d'abord le
Statendam, ensuite l'Arandoras-Star. Ce dernier paquebot a
mis à terre 218 touristes qui, partis de Fort-de-France dans
(1) La Paix, 12 février 1930.

GALERIES MARTINIQUAISES
345
72 autos, sont allés au « Deux-Choux », au Gros-Morne »
et au « Vert-Pré », d'où ils ont pu contempler à loisir, et hors
de toute atteinte,...la Montagne Pelée.... assoupie!
Par la suite, les autres gros navires de la saison hivernale
t
sont venus à la Martinique, au nombre d'une quinzaine. Ce
qui fait que l'effectif total des passagers américains ayant
visité notre petit pays à cette époque a dépassé le chiffre
de 5.000.
*
**
6° L E M O R A L DE L A P O P U L A T I O N
Si au début du cycle éruptif, le moral de la population avait
subi un certain affaissement du fait de l'état d'incertitude ou
de l'insécurité relative où elle vivait, il n'en a pas été de même
à partir de février 1930, époque à laquelle les compétences
avaient été unanimes à reconnaître, d'après les symptômes
observés, que la phase la plus violente de l'éruption était passée.
D'une manière générale d'ailleurs, les enfants du pays ont
supporté avec un calme admirable et une stoïque résignation
les nouvelles menaces du volcan. Ils en ont connu, hélas ! bien
d'autres en 1902!
Très souvent même, on surprenait en eux — alors que le
monstre vomissait feu et flamme et menaçait de tout anéan-
tir par ses gigantesques et terrifiantes nuées ardentes de no-
vembre et décembre — cette insouciance caractéristique du
créole martiniquais en présence des plus terribles fléaux de
la nature !
Le premier moment d'épouvante passé, le tempérament mar-
tiniquais a repris bien vite le dessus.
*
* *
Ainsi s'explique l'enthousiasme de tout Fort-de-France au
récital de chant et de musique française donné le 15 novembre
1929 dans la grande salle des fêtes de la rue du Commerce
par M. Charlesky, de passage à la Martinique. L e talentueux
artiste était accompagné de M Jane Zmiro, de l'Opéra de
me
Monte-Carlo. On sait que M. Charlesky, premier ténor de
l'Opéra-Comique, surnommé le Caruso français, est une des
gloires de la scène française. Interviewé à son débarquement,
il a déclaré « qu'il est venu préparer les voies pour une tour-
née d'une troupe lyrique française, formée de vedettes des
théâtres de Paris. Il s'est déjà arrêté à la Guadeloupe. Il con-
tinuera par l'itinéraire suivant: Trinidad, Venezuela, Curaçao,
Colombie et retour par Panama et Colon, La Havane, Haïti,

346
GALERIES MARTINIQUAISES
Jamaïque, New-York, Canada et arrivée en France vers le mois
de juin. Ce voyage du grand artiste est surtout un voyage de
propagande, M. Charlesky veut faire connaître à l'étranger
la valeur de l'art français. » (1).
Auparavant, les fêtes nationales de l'Armistice (11 novem-
bre 1929) avaient attiré à la Savane de Fort-de-France la foule
bariolée et compacte des grands jours. Salves d'artillerie et
sonneries de cloches avaient fait frissonner le peuple de ce
patriotisme profond qui s'exalte en nous.
En même temps, le théâtre municipal du chef-lieu ouvrait
ses portes pour les représentations de la saison. De novembre
1929 à mars 1930, le répertoire de la troupe de 25 artistes
venue de France a été entièrement exécuté. Les grondements
et détonations sinistres, les torrents boueux et les lueurs effa-
rantes du volcan n'ont pas empêché le public d'aller applaudir
les artistes français dans Carmen, Werther, Roger la Honte,
et aussi dans la Veuve Joyeuse, Ta Bouche, Mimi Pinson,
Epouse-la...

*
**
D'autre part, les salles de cinéma ne désemplissaient pas.
Trois fois par semaine, le Gaumont filmait à tour de bras les
pièces les plus dramatiques et les plus comiques de son pro-
gramme toujours très alléchant, sans manquer le Mardi des
Dames.
De son côté, le Sainville-Palace, autre cinéma nouvel-
lement installé à Fort-de-France, réunissait dans sa vaste en-
ceinte une foule de spectateurs.
Les établissements cinématographiques des communes (La-
mentin, Saint-Esprit, Trinité) n'ont pas montré moins d'en-
train que ceux de la ville.
**
Il n'est même pas jusqu'aux Carnavals qui n'aient point
voulu chômer. Le Dimanche des Rois passé, les amateurs de
bals publics ou privés, avec ou sans travestissements, ne se
sont pas fait prier... Et, en dépit de la... situation volcanique,
bien des cœurs se sont dilatés au souffle captivant du jaz
ensorceleur.
(1) La Paix, 31 octobre 1929.

GALERIES MARTINIQUAISES
347
7° HOMMAGE D É F É R E N T A M. F R A N K A. P E R R E T
Mais il n'est pas possible de parler du moral de la popula-
tion pendant la période éruptive actuelle, sans songer à celui
qui a le plus puissamment contribué à faire renaître et à main-

tenir la confiance parmi nos compatriotes de la zone volcani-
que évacuée. M. Frank A. Perret a mis le pied à la Martinique
le mardi matin 31 décembre 1929. Venu de l'île de Porto-Rico
par le vapeur Antilles, l'éminent volcanologiste, auteur de plu-
sieurs ouvrages très remarquables sur le Vésuve et d'autres
volcans, ami personnel de M. le Professeur A. Lacroix, se pro-
posait d'étudier les phénomènes auxquels donnait lieu la nou-
velle activité de la Montagne Pelée. Il faut dire en passant qu'il
était « en villégiature à Porto-Rico et il y soignait une intoxi-
cation provoquée par les émissions gazeuses du Vésuve » où
il avait poursuivi ses derniers travaux volcanologiques. Il
aurait même été nommé Chevalier de la Couronne d'Italie, en
récompense des efforts très méritoires qu'il avait accomplis
dans ce pays, à propos des éruptions du trop célèbre volcan,
auteur de la destruction simultanée, en l'an 79, des trois villes
antiques: Pompéi, Herculanum et Stabies.
Le savant géologue, qui possède la bonhomie et la simpli-
cité des hommes de génie, avait organisé un observatoire à
Saint-Pierre, sur une maison à plate-forme de la ville déserte.
C'est là que, dès le lendemain de son arrivée ici, il interrogeait
le volcan,
dont les moindres manifestations ne lui échappaient.
Il avait pris soin, au surplus, d'installer un microphone dans
le lit comblé de matériaux volcaniques de la Rivière Sèche.
L'appareil sonore, extrêmement sensible, était relié à l'obser-
vatoire par un fil conducteur. « M. Perret l'avait scellé dans
un récipient à gazoline et enfoncé dans la terre à 75 centi-
mètres de profondeur. Sa sensibilité permettait d'entendre très
distinctement, à Saint-Pierre, le choc du doigt sur un des rocs
l'avoisinant. Grâce à cet instrument, le volcanologue américain
se trouvait en mesure de repérer, dès son début, toute augmen-
tation de pression dans la cheminée volcanique et ainsi avertir
la population de l'éventualité d'explosions dangereuses ou sim-
plement plus accentuées (1).
* *
Le fait que M. Perret avait choisi pour ses observations un
point très menacé de la Pelée, n'a pas manqué de frapper vive-
(1) La Paix, 5 février 1930.

348
GALERIES MARTINIQUAISES
ment les esprits attentifs aux phénomènes volcaniques. On a
pu lire à ce sujet, dans le journal Résistance du 23 janvier
1930, l'entrefilet suivant:
E S P O I R !
« Espoir ! M . Perret, pense-t-on, n'a pas l'intention de laisser
ses os à la Martinique. Ce serait certainement une belle fin,
pour un savant, que de trouver la mort sur le terrain même
de ses études et de ses recherches... Mais on peut supposer
que, venu à la Martinique pour enrichir la Science de quel-
ques données nouvelles, le savant volcanologue tient aussi à
pouvoir faire profiter le monde de ses travaux.
« M. Perret ne se fût peut-être pas installé à Saint-Pierre,
s'il avait la conviction que la Montagne Pelée fait courir un
risque immédiat à la zone où il s'est établi. Il faudrait donc
voir dans le choix fait par le savant, une confirmation élo-
quente de la théorie qu'il a confiée à La Paix, et d'après la-
quelle l'échancrure qui s'est produite dans le dôme met le
Nord à l'abri de tout danger...
« On rapproche le geste de M. Perret de l'avis que M. Arsan-
daux a donné au sujet de la reprise des travaux dans la région
du Nord. On veut se persuader que le distingué savant n'eût
pas accepté d'intervenir dans le sens que l'on sait, s'il con-
jecturait que le nord de l'île est gravement menacé.
« On se plaît donc à espérer parmi nos malheureux compa-
triotes évacués. »
Ainsi rassurés par les déclarations de M. Perret s'harmo-
nisant avec l'avis formulé par son collègue français, ainsi en-
couragés et mis en confiance par l'attitude du savant étranger
circulant sans crainte depuis son arrivée à travers la ville mar-

tyre, parmi les ruines pantelantes de la cité abandonnée, les;
malheureux fugitifs du Nord n'ont pas hésité à rejoindre peu
à peu leurs foyers; les évacués sont revenus à Saint-Pierre,
au Morne-Rouge, à l'Ajoupa-Bouillon; la plupart des sinistrés,
enfin, ont compris qu'il était temps de se remettre au travail
dans la plus grande partie de la région qu'ils avaient quittée
depuis cinq mois, sous la menace effrayante de la Montagne
Pelée en révolte!
**
Il est juste de dire que le travail n'avait jamais complète-
ment cessé, durant l'éruption, dans toute la région menacée.
L e journal La Paix, du 7 décembre 1929, donne les détails
ci-après sur les travaux agricoles ou autres entrepris dans
la zone volcanique et ses environs immédiats:

GALERIES MARTINIQUAISES
349
« Le travail dans le Nord.
« La menace du volcan, qui a enlevé à ses occupations ha-
bituelles une nombreuse population, ne pouvait manquer de
causer une profonde perturbation dans la vie économique de
la région. Payant d'exemple, les propriétaires de Saint-James
et des environs de Saint-Pierre sont restés sur leurs planta-
tions où le travail n'a été interrompu qu'au plus fort de
l'activité du volcan, alors que la prudence commandait de
ne pas exposer des vies humaines. A Basse-Pointe, après
l'alerte de la mi-novembre, le travail a repris à peu près nor-
malement sur beaucoup de propriétés. S'il y a des exceptions,
nombreux cependant sont les évacués qui ne demandent qu'à
travailler. Quelques doléances nous parviennent de Fonds-
d'Or
et des environs; la campagne n'a pas encore commencé;
la main-d'œuvre augmentée des nouveaux arrivés ne trouve
pas toujours un emploi, alors que les subsides sont plus rigou-
reusement distribués. Il serait désirable que le travail donné
par la colonie soit réparti partout où il y a des bras disponi-
bles.
« Par contre, on nous écrit du Carbet que le travail, sur
les routes, manque de rendement. Les quelques centaines de
mètres de la route en réparation au « Morne Germa », entre
Saint-Pierre et le Carbet, ont occupé plus d'une semaine une
équipe considérable. La durée du travail effectif, sur la route
du Morne-Vert, en voie de rechargement, ne va guère que de
10 à 14 ou 15 heures... Conséquence: beaucoup de travailleurs
désertent les propriétés pour les chantiers coloniaux. Le tra-
vail s'en trouve désorganisé. Au Fonds Saint-Denis, au con-
traire, les travailleurs préfèrent souvent s'employer sur les
propriétés où ils ont de meilleurs salaires.
« Ces flottements sont inévitables dans une telle période
de perturbation. Un bon contrôle et une bonne répartition du
travail peuvent facilement y porter remède. »
*
* *
Le lecteur trouvera plus loin le récit de la première grande
interview donnée à La Paix du samedi 8 mars 1930 par
M. Frank-Perret, et celui de sa seconde communication qui
remonte seulement au mois de novembre 1930. Vers le début
du mois de décembre dernier, le savant géologue a fait édifier
un petit observatoire tout près du nouveau dôme volcanique,
sur les confins du Morne Saint-Martin, à deux kilomètres envi-
ron, au sud-ouest du cratère. Il y a passé tout seul trois jours et
trois nuits, pour mieux étudier les transformations du dôme;

350
GALERIES MARTINIQUAISES
mais, vers la mi-décembre, il a dû rentrer précipitamment à
New-York en promettant d'ailleurs de revenir incessamment au
milieu de nos populations qui lui ont voué une profonde estime
et une admiration justement méritée.
M. Perret a repris, en effet, ses travaux scientifiques dans
son nouvel observatoire exactement le 1 février 1931. Son
e r
absence de la colonie a donc duré deux mois et demi.
*
**
8° A U T R E S F A I T S S A I L L A N T S
DE L A P É R I O D E VOLCANIQUE
Parmi les autres faits saillants de la période volcanique, il
y a lieu de mentionner les proclamations émouvantes des
Maires du Morne-Rouge et de Saint-Pierre à leurs administrés
fuyant éperdus devant les soudaines explosions de la Pelée.
Le Chef de l'édilité du Morne-Rouge, M. Cléostrate, a terminé
son pathétique document dans la forme ci-après: « Continuons
citoyens, à être courageux, fermes, résolus, donnant ainsi à
la Martinique et à la Métropole même, l'exemple d'une popu-
lation qui ne veut pas périr et n'entend pas que la cité soit
rayée de la carte de l'île. — Morne-Rouge, le 11 septembre
1929. »
Il a, en même temps, annoncé « la création d'un Comité de
défense des intérêts vitaux du Morne-Rouge, chargé de visiter
le plus fréquemment possible le Mont Pelé, afin de constater
de visu son état et de communiquer à l'Administration ainsi
qu'à la population le résultat exact de ses constatations. Son
but est aussi de protester contre toutes les mesures d'un ordre
quelconque qui seraient de nature à nuire au développement
économique de la commune, et combattre avec la dernière
énergie toute tentative de dépeuplement ».
*
**
M. Ch. Marqués, chef de l'édilité de Saint-Pierre, a déclaré
avec non moins d'éloquence que son collègue du Morne-Rouge:
« Nous ne devons pas nous laisser émouvoir plus que de
raison et penser que tout est perdu. S'il y a lieu de se montrer
prudent, j'estime, toutefois, que la vie économique et com-
merciale ne doit pas être, pour cela, complètement suspendue.
« Les Napolitains se sont habitués à leur Vésuve et vaquent
à leurs affaires comme s'il n'existait pas.
« Les Siciliens, les Islandais, les Japonais de même. Pour-
quoi n'en ferions-nous pas autant?

GALERIES MARTINIQUAISES
351
« San Francisco et Tokio, deux grandes capitales, ont été
récemment détruites par des tremblements de terre. Cela n'em-
pêche qu'elles aient été immédiatement reconstruites malgré la
menace perpétuelle qui plane sur elles. On n'a jamais pensé
à les évacuer.
« Nous ne devons donc pas nous décourager et jeter le
manche après la cognée. Un navire qui sombre n'arrête pas
pour cela le cours de la navigation. La vie, vous ne l'ignorez
pas, est faite de surprises douloureuses, de luttes incessantes et
inégales.
« Continuons donc avec courage et persistance notre œuvre
de relèvement, en dépit du fléau qui nous menace.
« Saint-Pierre a connu dans le passé des jours heureux et
prospères. Il n'est pas dit que ces beaux jours ne reviendront
plus.
« Pour ma part, je ne faillirai pas à mon devoir, et, plus
résolu que jamais, je poursuivrai avec une inlassable ténacité,
en dépit des difficultés de toutes sortes, l'œuvre dure et ardue
que j'ai accepté de remplir.
« Comme les Napolitains, les Siciliens, les Japonais et
beaucoup d'autres peuples soumis aux vicissitudes volcaniques,
soyons forts et courageux. Aimons notre coin de terre malgré
son insécurité. Car il nous réserve, en dehors de ses avantages
naturels, de belles perspectives d'avenir. » (1).
*
**
Mais les propriétaires, planteurs et colons de l'ensemble de
la zone volcanique n'ont pas apporté moins de zèle à la défense
de leurs intérêts économiques. Sur l'initiative de notre com-
patriote M. Asthon Tardon, ils ont fondé un syndicat en vue
de l'action à entreprendre pour la sauvegarde de leurs « inté-
rêts vitaux » dans le Nord.
* *
La création d'un certain nombre de journaux a été une des
particularités les plus curieuses de la période volcanique.
La presse locale s'est, en effet, enrichie de sept organes nou-
veaux durant cette époque.
(1) Il a été question, à plusieurs reprises, de déplacer les communes
du Prêcheur, d'Ajoupa Bouillon, du Morne-Rouge, de Saint-Pierre et de
les reporter plus au Sud, en-deçà de la zone perpétuellement menacée.
Mais les courageuses populations de ces localités s'opposent formellement
à ces déplacements. Ils préfèrent tout risquer en restant chez eux. Puis-
sance de l'amour du clocher et des habitudes contractées depuis long-
temps !

352
GALERIES MARTINIQUAISES
Il y avait déjà La Résistance, L'Esprit-Nouveau, La Paix,
La Vérité, L'Aurore, La Tribune des Fonctionnaires, Le Car-
net de la Quinzaine, Le Bulletin Syndical, Lucioles.
A tous ces aînés dans la carrière, sont venus s'ajouter, dans
l'ordre chronologique, les feuilles que voici:
...4 septembre 1929: L'Avenir, organe des Jeunesses colo-
niales, bi-mensuel;
9 octobre 1929: Le Travailleur, organe des gens de mer,
bi-mensuel;
31 octobre 1929: La Gazette du Mont-Pelé, hebdomadaire;
1 novembre 1929: Le Cri des Humbles, organe mensuel de
e r
politique agraire et de défense des tout-petits;
... janvier 1930: La Journée Industrielle, organe de défense
de l'industrie sucrière, de l'agriculture et du commerce des
colonies françaises des Antilles, bi-mensuel;
27 janvier 1930: L'Action Syndicale, organe de défense pro-
létarienne;
6 février 1930: Madinina Sportive, organe du sport marti-
niquais, hebdomadaire.
*
**
9° ÉQUIPEMENT VOLCANIQUE ET RESTAURATION
DE LA RÉGION DU NORD
La première réunion du Conseil général de la Martinique
après la reprise d'activité du volcan, s'est ouverte le mardi
29 octobre 1929. Le Gouverneur intérimaire, M. Canteau, dans
son discours inaugural, a insisté sur « le désir de voir l'Union
sacrée se réaliser en présence de l'inquiétude et des difficultés
de toutes sortes, occasionnées par le volcan ». Il a, de plus,
estimé « qu'il ne serait pas prudent d'engager l'avenir avant
que la mission scientifique, qui doit venir bientôt pour étudier
l'activité volcanique, ne se soit prononcée ». Il a enfin, avec
une émotion visible, rendu hommage à « la population des
zones menacées pour son courage stoïque devant le danger
qui (il en exprime l'espoir) ne l'atteindra pas profondément ».
La politique suivie dans le Nord par notre petit parlement
local ne pouvait être que d'attente, l'équipement volcanique
ne devant être définitivement entrepris qu'à la cessation de
l'éruption actuelle. Des décisions de principe ont néanmoins
été adoptées, notamment en vue de l'édification d'un grand
observatoire muni de tous les perfectionnements modernes; de
la construction, dans certains centres, d'abris provisoires pour
les fugitifs; du percement de la route d'évacuation du Morne-

GALERIES MARTINIQUAISES
353
Rouge aux Deux-Choux et Fort-de-France par le Champflore,
et de celle de Fonds-Saint-Denis au Carbet; de la construction
d'un hôpital dans cette dernière commune et d'une « belle
route en corniche », du Carbet à Fort-de- France, le long du
littoral de la mer, desservant les localités de Belle-Fontaine,
Case-Pilote et Schoelcher.
Le concours pécuniaire donné à la Colonie par la Métropole,
à l'occasion de l'éruption actuelle, s'est traduit par une contri-
bution nationale de 50 millions.
Un arrêté de l'administration locale, en date du 17 janvier
1931, fixe les conditions d'emploi de la contribution.
Les dépenses seront effectuées dans la limite des sommes
indiquées aux rubriques ci-après:
1 Vivres secours 10.900.000 »
o
2° Secours aux petits commerçants et aux
petits propriétaires, aux sinistrés et
aux communes 7.000.000 »
3° Travaux, routes 18.600.000 »
4° Observatoire 2.500.000 »
5° Hôpital 11.000.000 »
50.000.000 »
Cette répartition a été faite selon la décision de la Commis-
sion de répartition des secours ou Commission Tardit.
*
**
Dès l'arrivée à Fort-de-France, le mardi 11 mars 1930, du
chef titulaire de la Colonie, M. Louis Gerbinis, des mesures
ont été prises aux fins de « restauration par étapes » de la
vie administrative dans les communes évacuées. Tour à tour
les Ediles, les Services des P.T.T., la Maréchaussée, les Con-
tributions, l'Enseignement, etc., se sont réinstallés à la suite
des populations qui avaient héroïquement commencé à réin-
tégrer leurs demeures depuis février 1930.
Et, petit à petit, la vie normale a repris dans toute la
région où il n'y avait guère plus sujet de craindre les effets
de l'activité volcanique. L'agriculture, le commerce, l'indus-
trie, ont retrouvé la presque totalité de leur main-d'œuvre
antérieure et l'on peut dire qu'aujourd'hui — sauf dans la
zone triangulaire ayant pour sommets le cratère, l'embou-
chure de la Rivière Sèche et celle de la rivière du Fond Canon-
23

354
GALERIES MARTINIQUAISES
ville — tout se passe à peu près comme avant le brusque et
tragique réveil volcanique du 16 septembre 1929. Comme après
le passage des cataclysmes et des douloureux événements d'an-
tan, la population martiniquaise, avec l'aide des pouvoirs pu-
blics, puisera dans son énergie, sa volonté et sa puissance de
travail, les ressources nécessaires à la restauration complète
de toute la région sinistrée.
La Martinique ne veut pas périr.
Fort-de-France, le 29 février 1931.
CÉSAIRE PHILÉMON.
B. — LES OBSERVATIONS VULCANOLOGIQUES
DE M. FRANK A. PERRET
Poste d'observation de Saint-Pierre, 22 février 1930.
En date du 22 janvier, je tirais de ma première semaine
d'observations la conclusion que voici:
Conclusion. — La phase éruptive n'est pas close. Il est
reconnu par la science vulcanologique que la présence conti-
nue de lave au cratère, lave liquide ou incandescente, amenée
et maintenue à l'extrémité supérieure de la cheminée, constitue
de ce fait un très haut potentiel d'activité. Toutefois, une
activité intense peut, à certains indices, se révéler simultané-
ment décroissante. Il semble que pour l'heure ce soit le cas
de la Montagne Pelée: la lave liquide constatée au sommet
du cratère ne constitue pas pour cela un haut degré d'explo-
sibilité, seul phénomène particulièrement redoutable dans le
cas de ce volcan.
Le couloir naturel, qui va du cratère à la mer, se comble
graduellement par les matériaux d'avalanches. Ce fait n'a pas
d'importance pour le moment, mais présente un sujet inté-
ressant pour l'avenir.
L'impression fondamentale se dégageant de l'état de cho-
ses actuel est que la Montagne Pelée avec son cratère ouvert,
sa lave en contact immédiat, ou à peu près, avec l'atmosphère,
ses éruptions fréquentes et non catastrophiques, s'assimile de
plus en plus au type normal des volcans les mieux connus, à
part sa spécialité: la nuée péléenne.
Si j'osais prophétiser, je dirais que ce volcan s'assagit, qu'il
devient d'autant moins redoutable que ses réveils sont plus
fréquents.
Affirmation nullement gratuite. Le Vésuve, antérieurement
à l'an 79 et à partir de cette date jusqu'au XVII siècle, ne
e

GALERIES MARTINIQUAISES
355
s'était signalé que par des éruptions séparées par de longs
intervalles, provoquant ainsi des catastrophes. Mais, dès le
XVII siècle, la bouche d'évacuation, plus facilement ouverte, a
e
permis des éruptions plus fréquentes, moins explosives, et
exemptes de tremblements de terre désastreux. Il y a donc
précédent.
Toutefois, dans la période éruptive qui nous occupe, pou-
vons-nous faire le point? Où en est-elle au juste dans son
évolution?
La période éruptive commencée le 16 septembre a-t-elle
atteint ou non son point culminant? Et si elle est en décrois-
sance, comme le font augurer les faits constatés durant tout
le mois de janvier, diminuera-t-elle jusqu'à suppression
complète de toute activité apparente?
Il est encore trop tôt pour formuler un jugement définitif.
D'une part, l'activité persiste et, comme les fièvres, elle peut
avoir ses reprises. D'autre part, en se basant sur les observa-
tions enregistrées, on est en droit d'affirmer que la phase
éruptive est en pleine décroissance. Des nuées ardentes, d'une
certaine puissance, pourront encore se produire, mais leur con-
tinuation et leur extinction graduelle sont infiniment préfé-
rables à la cessation brusque de toute activité.
Ceci en date
du 22 janvier.
Depuis lors, jusqu'à ce 22 février, date où sont écrites ces
lignes, que s'est-il produit et que peut-on prévoir ?
*
LES ÉRUPTIONS
Elles se produisent avec les mêmes alternances périodiques
que par le passé. A une activité intermittente de quelques heu-
res, succède régulièrement une accalmie.
Ces périodes de calme
s'allongent progressivement. Au début de mes observations,
elles étaient en moyenne de 15 heures, mais vers le 24 janvier
elles atteignaient 16 et 17 heures, pour arriver, à la fin du mois,
jusqu'à 24 heures, et une fois même jusqu'à 36. Ensuite trois
jours de poussées à intervalles irréguliers, suivies de 72 heures
de calme. Puis une autre série à intervalles plus courts; enfin,
les 9 et 10 février, abondants dégagements en de nombreuses
nuées ardentes qui amènent une accalmie de 128 heures. De-
puis, l'activité ne s'est manifestée que par des nuées de mé-
diocre intensité, séparées par des intervalles de plus en plus
longs.
La série complète des phases ci-dessus décrites sera figurée
en courbe graphique. Un coup d'œil suffira pour saisir exacte-

356
GALERIES MARTINIQUAISES
ment la marche de l'activité. Inutile d'appeler votre attention
sur l'importance capitale de l'allongement des périodes de
calme comme preuve évidente de la décroissance générale
des forces éruptives. Bien noter qu'un même phénomène peut
avoir différentes significations suivant qu'il se produit en pé-
riode d'activité croissante ou en période d'activité décroissante.

Dans le premier cas, une accalmie prolongée présagerait des
explosions plus fortes en favorisant l'accumulation;
dans le
cas contraire, elles seraient signe de faiblesse, d'impuissance
des forces à faire éruption. Nous avons donc ici une sérieuse

probabilité d'être arrivés au commencement de la fin.
Parlons maintenant d'un phénomène très important sur
lequel nous aurons à revenir un peu plus loin. Ce phénomène
tend à supprimer, ou mieux, à remplacer les nuées ardentes
par une forme d'activité nouvelle. La cessation, même com-
plète, des dites nuées ne constitue pas le terme de toute acti-
vité. Celles-ci cessant, un autre phénomène les remplace:
l'émission de lave incandescente, liquide ou visqueuse, non
pas en vraies coulées, mais en petits éboulements, voire en
projections verticales. Cette phase néanmoins est générale-
ment pacifique, parce que non explosive: elle résulte, comme
nous allons le voir, de l'arrivée au cratère du magma demeuré
jusqu'ici dans les parties basses du volcan.
Je ne voudrais pas abandonner le sujet des nuées ardentes
sans faire observer que ce phénomène reste encore pour le
vulcanologue un sujet de passionnant intérêt. Les circons-
tances m'étaient propices pour en approfondir ici l'étude. Je
m'y suis appliqué de mon mieux. On croit, en général, que les
nuées ardentes résultent uniquement d'un état spécial du
magma, sorte d'émulsion qui pourrait être constituée de par-
celles virtuellement solides, imprégnées de gaz et coulant

à la façon d'un liquide. Or l'ensemble de mes observations
m'a néanmoins conduit à conclure que des nuées eh appa-
rence identiques aux vraies nuées ardentes peuvent être pro-
duites par la simple chute des masses incandescentes, ou même
de masses froides qui, tombant sur un talus fortement incliné,
peuvent donner lieu à une avalanche de matières incohérentes
se développant en nuées cendreuses, lesquelles, par projection
contre la couche atmosphérique, prennent la forme de choux-
fleurs à contours aussi nets que ceux des vraies nuées ardentes.
Mais leur cessation virtuelle met fin trop prématurément à
toute observation ultérieure de cet intéressant phénomène.
Toutefois, puisqu'elle est avant tout dans notre intérêt, je ne
saurais la regretter.

GALERIES MARTINIQUAISES
357
LES L A V E S E T LES CHANGEMENTS MORPHOLOGIQUES
J'ai groupé ensemble ces deux sujets parce qu'ils sont entre
eux comme cause et effet. Ce sont précisément les épanche-
ments de lave qui ont amené presque tous les changements
morphologiques récemment produits dans le cratère, en par-
ticulier la formation d'un dôme qui devient ainsi, dans la
série des derniers événements, le fait capital.

Au début de mes observations, j'avais constaté dans le
cratère une espèce de tour centrale, siège déjà de transforma-
tions étranges. Elle prenait la forme d'un château fantastique
entouré à deux reprises de retranchements en spirale qui dis-
paraissaient bientôt par écroulement. Intérieurement incandes-
cente, elle donnait lieu à de petites émissions de lave pâteuse
peu fluide, se détachant en blocs incandescents. Minée à la
base par de nombreuses ouvertures qui s'y étaient produites,
elle menaçait de s'effondrer pendant la nuit du 28 janvier.
Mais la nuit du 3 au 4 février devait me révéler la vraie nature
de ce nouveau phénomène. Plus de doute possible; dans le
cratère se construisait un dôme. Je crus utile de signaler
aussitôt le fait à l'Observatoire officiel, non comme un phé-
nomène immédiatement alarmant, mais comme une phase
nouvelle méritant d'être surveillée avec attention.
Un problème nouveau se posait. Le dôme en formation
allait-il supprimer les phénomènes éruptifs ou tout simple-
ment les remplacer?
Là était l'inconnue à résoudre. Je fis
appel à mes recherches antérieures sur d'autres volcans, eux
aussi à cheminée normalement fermée. Je me remémorai
attentivement les lois qui régissent leur activité. Pour une
meilleure intelligence de ce qui va suivre, je crois utile de
les rappeler brièvement:
La colonne de magma occupant les cheminées d'un volcan
n'a pas la même constitution physique dans ses différentes
zones de haut en bas.
Dans un conduit normalement fermé,
tel est le cas de la Montagne Pelée, les gaz remontant graduel-
lement des profondeurs s'accumuleront en haut, ou tout au
plus, s'échapperont très lentement par des fumerolles. En
outre, les eaux pluviales tombant dans le grand bassin du cra-
tère et sur le sol
de la montagne toujours poreux, seront gra-
duellement absorbées par le magma, lequel sera surchargé de
vapeur dans les parties hautes du conduit, moins abondam-
ment dans le milieu et peu ou point dans les zones inférieures.
Au volcan Sakuragima, au Japon, en 1914, j'ai pu nette-
ment constater que les différentes émissions se succédaient
selon la nature et l'ordre suivants: d'abord vapeur et gaz avec

358
GALERIES MARTINIQUAISES
ponces et cendres, comportant un maximum d'explosibilité;
ensuite bombes à croûte de pain, légères, poreuses et de cou-
leur claire, suivies d'autres bombes plus compactes; finale-
ment, émission de magma que l'absence de gaz laisse couler
comme un liquide incohérent ! Or, dans la Montagne Pelée, on
constate les faits que voici:
Gaz et vapeur avec magma: explosions et nuées avec pous-
sées verticales; 2° Magma avec vapeur et gaz: nuées ardentes
sans poussées verticales; 3° Magma sans vapeur ni gaz: cons-
tructions de dôme. Ce qui donne:
1° Phase explosive: activité violente;
2° Phase éruptive: activité modérée;
3° Phase effusive: activité paisible.
On comprendra que les transitions d'une phase à l'autre
ne s'opéreront pas brusquement. Il y aura mélange des phé-
nomènes pendant quelque temps, puis, peu à peu, prédomi-
nance de l'un sur l'autre dans l'ordre ci-dessus mentionné,
les diverses formes d'activité résultant de la constitution spé-
ciale du magma au moment de son émission.
La phase actuelle est donc la résultante d'une effusion de
magma presque dépourvu de gaz et de vapeur, provenant des
zones inférieures du volcan. Ce magma est amené au jour de-ci
de-là par petites émissions: très difficilement fusible, il ne peut
s'épandre en coulées, mais il tombe en blocs incandescents
autour de ses points d'émission et, là, forme dôme.
Ce dôme
est construit au milieu du cratère actuel qui lui-même occupe
une partie du grand dôme de 1902, comme le dôme de 1902
s'est construit lui aussi dans l'ancien et plus vaste cratère.
La comparaison de ces deux dômes permet aisément de me-
surer l'énorme disproportion qui existe entre les activités et
les formations des deux périodes 1902 et 1929-30; celle-ci n'est
qu'une miniature de celle-là.
*
**
COMPARAISON DES DEUX PÉRIODES ÉRUPTIVES
Mais d'où vient donc qu'à l'éruption si violente de 1902, en
ait succédé, 27 ans après, une autre relativement si pacifique?
C'est qu'en 1902 nous avions un volcan fermé depuis long-
temps, depuis des siècles peut-être. L'éruption de 1851 ne fut
qu'un essai de rupture, essai virtuellement infructueux. En
1902, comme le Vésuve en l'an 79 et l'an 1631, la Montagne
Pelée nourrissait en son sommet une végétation arborescente;
elle s'était même constitué un réservoir d'eau dans son cra-

GALERIES MARTINIQUAISES 359
tère. Alors, peu à peu, les forces éruptives rentrent en action;
elles attaquent vigoureusement la solidité de l'édifice; elles
expulsent du cratère son contenu, sous forme d'avalanche
boueuse roulant jusqu'à la mer et ensevelissant l'usine Gué-
rin; leur activité formidable s'accuse par de violentes et pres-
que continuelles trépidations du sol, par des grondements
sourds et prolongés, par des détonations multipliées et reten-
tissantes comme des coups de tonnerre, jusqu'à ce qu'enfin
le fond du cratère s'ouvre en une brèche en forme d'arc, don-
nant naissance à des explosions successives d'une puissance
impossible à décrire et même à imaginer,
avec accompagne-
ment de ce même magma qui, sous forme de nuées ardentes,
emporte avec soi dans tous ses déplacements sa puissance
destructive. Puis, formation d'un dôme fantastique dont le
noyau en forme d'obélisque atteignit une hauteur de 600 mè-
tres.
Cette éruption tout à fait extraordinaire est en tout com-
parable à celle de bien d'autres volcans depuis longtemps
fermés.
Mais, en 1929-30, combien différentes sont les conditions.
Même volcan et même forme d'activité. Seulement, ici, l'accu-
mulation ne date que de 27 ans. De légères explosions lui ont
suffi pour faire céder la résistance de l'édifice; puis sont appa-
rues les diverses phases d'activité dans l'ordre indiqué plus
haut: phénomènes explosifs de moyenne intensité, nuées ar-
dentes s'écoulant régulièrement par l'étroit couloir des lits
des rivières Blanche et Sèche; enfin, formation d'un petit
dôme qui, à cette heure, s'efforce de combler l'échancrure
du cratère actuel.
***
LES CONCLUSIONS
Ainsi donc, trois facteurs concourent à la production des
éruptions volcaniques: accumulation, résistance, temps; or, le
principal des trois est le temps; il tient les deux autres sous
sa dépendance. Plus les éruptions seront espacées, plus elles
risqueront d'être dangereuses. Des accumulations séculaires
de matières éruptives et des obstructions séculaires de la che-
minée amèneront en général des explosions catastrophiques;
mais des accumulations et des obstructions trentenaires pro-
duiront difficilement des effets réellement destructeurs.
Récon-
fortante conclusion pour les populations vivant dans le voi-
sinage de la Montagne Pelée.

La période éruptive de ce volcan, commencée le 16 septem-
bre dernier, semble donc entrer dans la période finale. Cette

360
GALERIES MARTINIQUAISES
dernière phase, caractérisée par des émissions de lave sans
gaz ou à peu près, est généralement accompagnée ou suivie de
dégagements abondants de gaz et de vapeur, poussés verti-
calement et sans explosions violentes, avec concomitance ou
non de cendres. Ce phénomène semble dû à la diminution de
pression s'exerçant sur des accumulations gazeuses, diminution
consécutive à la sortie de la lave du conduit. Ce phénomène
est constant après les émissions de lave en coulée; il est logi-
que de le supposer également après les émissions de lave
formant dôme. Son apparition est un indice de plus de la
phase finale de l'activité.
Terminons par quelques autres indications corroborant la
thèse de la décroissance:
1 Il y a quelques semaines, la lave dans les différentes
o
bouches du cratère était suffisamment liquide pour être pro-
jetée verticalement, en particulier pendant les nuits du 24 jan-
vier et du 15 février où j'ai assisté à des jets d'au moins 100
mètres au-dessus du cratère et dont une partie retombait en
dehors de ses parois.
Ce n'est plus le cas, semble-t-il. Le
magma, aujourd'hui, ne sort que par les ouvertures pratiquées
dans le dôme et à l'état beaucoup plus visqueux.

2° Les dernières nuées ardentes laissent sur le lit de leur
couloir un chemin plus profondément creusé que ne le lais-
saient les précédentes: signe que la masse de leurs avalanches
est devenue plus lourde, moins gazeuse et plus compacte.

Les eaux ont recommencé à couler dans les cascades où
se déversent les sources de la Rivière Sèche; le filet n'est pas
encore continu, mais simplement intermittent. Or il est re-
connu qu'en période éruptive les sources avoisinant les vol-
cans tarissent; leur assèchement, dans ces cas, est souvent
annonciateur d'éruptions prochaines: qu'on se souvienne de
1902.
Par contre, la réapparition des eaux dans les sources de la
Rivière Sèche, sources situées très haut dans la montagne, peut
être considérée comme un signe de plus d'activité décrois-
sante.

Rappelons enfin que la cesation complète de toute activité
au cratère peut encore se faire attendre longtemps. Mais tout
porte à croire que sa prolongation restera pacifique. C'est à
l'heure actuelle une conviction plus encore qu'un souhait.

F R A N K A . P E R R E T .

GALERIES MARTINIQUAISES
361
N O T E DE M. L E PROFESSEUR ARSANDAUX
(25 avril 1930)
présentée au Congrès des Sociétés Savantes à Alger.
Chargé de mission à la Martinique par le Ministère des Co-
lonies, afin d'y étudier les manifestations d'activité de la Mon-
tagne Pelée, je me propose de résumer ici les observations
que j'ai recueillies à cet effet, au cours d'un séjour de trois
mois (10 novembre 1929-13 février 1930), avec la collabora-
tion de MM. Boutin, directeur, et Revert, sous-directeur de
l'Observatoire de la Martinique.
On sait qu'après une longue période d'assoupissement ayant
succédé à la faible éruption de 1851, l'activité de la Montagne
Pelée se ranima au cours des premiers mois de 1902, et que,
s'étant développée avec une extrême rapidité entre les der-
niers jours de mars, les premiers jours d'avril et les premiers
jours de mai, elle aboutit en premier lieu à un phénomène
d'une extrême violence, sans doute une nuée ardente à forme
franchement explosive, ayant déterminé l'anéantissement de
la ville de Saint-Pierre de la Martinique (8 mai 1902). »
Cette nouvelle ère d'activité s'étendit sur plusieurs années;
ses principales manifestations ont été étudiées en détail par
M. As Lacroix.
J'ai trouvé parmi divers documents de l'observatoire de la
Martinique, une note datée du 25 décembre 1924 émanant
sans doute de M. Simon, le regretté directeur de l'observatoire
(1925), donnant un aperçu des manifestations de l'activité du
volcan, depuis l'époque étudiée par M. A. Lacroix jusqu'à la
fin de 1924. Cette note est résumée ci-dessous:
« Le cycle éruptif ouvert en 1902 s'est poursuivi avec des
« rémissions d'activité, dont les deux dernières ont été très
«prolongées: juillet 1906, juillet 1907; à celle-ci succéda une
« dernière période d'activité encore notable, qui dura deux
« mois environ.
« Depuis cette époque jusqu'en 1914, le calme relatif s'est
« maintenu, des fumerolles seules témoignent d'un restant d'ac-
« tivité; à intervalles irréguliers, ces fumerolles passaient à des
« máxima qui n'étaient pas uniquement à rapprocher de ceux
« de l'état hygrométrique, car plusieurs fois ils se produisent
« au cours d'une période particulièrement sèche.
« Depuis 1914 jusqu'à la fin de 1924, l'activité des fume-
« rolles a été permanente; ses maxima apparents ont toujours
« coïncidé, soit avec ceux de l'état hygrométrique, soit avec
« les rares périodes où le vent étant nul au sommet, les vapeurs
« s'élevaient verticalement, formant un panache de 800 à 900

362
GALERIES MARTINIQUAISES
« mètres au-dessus du sommet, hauteur où le panache se tron-
« quait, la vapeur étant entraînée par le vent régnant toujours,
« même par temps calme, à cette altitude. »
Aucun phénomène volcanique particulier n'avait été signalé
au cours de ces précédentes années, lorsque le 23 août 1929,
pour la première fois
depuis de nombreux mois, une accentua-
tion de l'activité des fumerolles de la Montagne fut constatée
par le poste d'observation du volcan du Morne-des-Cadets, et
enregistrée dans le bulletin mensuel de l'Observatoire de la
Martinique.
A partir de cette date, les fumerolles particulièrement loca-
lisées sur les flancs Sud et Est du dôme se multiplièrent rapi-
dement, en même temps que, de sufhydriques au début, elles
devenaient sulfureuses.
Dès le 16 septembre, débutait une seconde phase d'activité,
celle de débouchage caractérisée par des explosions vulca-
niennes progressivement accélérées, la puissance des plus nota-
bles d'entre elles s'accroissant également en fonction du temps.
(A. Lacroix, La Montagne Pelée et ses éruptions. Paris, Mas-
son, 1904 et 1908.)
Une troisième phase d'activité s'est ouverte vers le 17 no-
vembre, elle se poursuivait encore au moment de mon départ;
elle a été caractérisée essentiellement par un évidement du
dôme édifié au cours de l'éruption de 1902, la production de
nuées ardentes, enfin par des émissions de lave localisées dans
le dôme.
L'évidement du dôme semble surtout attribuable aux trans-
ports de matières effectués par les nuées ardentes et autres
poussées cendreuses; il s'est réalisé par une échancrure déve-
loppée sur le flanc Sud de cet édifice rocheux et sur toute sa
hauteur; par suite de son approfondissement et de son élar-
gissement progressifs, elle transforma ce dôme en un volcan
comportant une sorte de cratère ouvert du côté Sud édifie dans
l'ancien cratère de la Montagne Pelée, le cratère de l'Etang-Sec.
Dans l'axe de cette échancrure se voyait un témoin de la région
centrale du dôme, sorte de haut piton rocheux dont seule la
partie supérieure se détachait de la masse encore subsistante
du dôme.
Les nuées ardentes de l'éruption actuelle étaient comparables
à celles de l'éruption de 1902; cependant ces phénomènes ont
été cette fois très fréquents, et leur émission, souvent prolon-
gée, s'étendit parfois même sur plusieurs quarts d'heure; ces
nuées, en outre, n'ont jamais eu de caractère nettement explo-
sif, et leur vitesse de progression a généralement été assez
faible.

GALERIES MARTINIQUAISES
363
Le centre d'émission des nuées était localisé dans la région
supérieure du dôme; au début de décembre, il était voisin
du bord du flanc sud de celui-ci; mais, dès la fin de ce mois
et depuis lors, il fut reporté entre le sommet nord du dôme
et celui du piton central.
D'après les observations du début de décembre, ce centre
d'émission devait coïncider avec une cavité cratéiforme d'une
soixantaine de mètres de diamètre, qui s'égueulait dans un
couloir d'avalanches, chemin d'évacuation des nuées (et ori-
gine probable de l'échancrure signalée précédemment); celui-ci
aboutissait à un talus d'éboulis situé à la base du dôme.
A la suite de son déplacement, il devint invisible des lieux
d'où nous l'observions, et l'évacuation des nuées s'effectua
indifféremment par deux couloirs d'avalanches semblant issus
de ce centre; ceux-ci occupaient les ravins existant de part et
d'autre du piton central, entre celui-ci et les flancs de l'échan-
crure, et ils se rejoignaient au sommet du talus d'éboulis de
la base du dôme. Celui-ci, dont l'importance s'était fort accen-
tuée depuis le début de décembre, n'a cessé ultérieurement
de s'accroître; au milieu de février, il recouvrait la presque
totalité du piton central.
Le talus d'éboulis constitué aux dépens des parties lourdes
des nuées, ainsi que des avalanches rocheuses dues, tant au
démantèlement du dôme qu'à la chute de blocs de lave conso-
lidée, se prolongeait en raison des apports des nuées, sur le
secteur principal d'action extérieure du volcan, secteur SSW
SW. Ces dépôts en avaient peu à peu les ravinements, et sa
surface s'était nivelée et exhaussée progressivement.
A l'époque de mon départ (13 février 1930), une vaste for-
mation continue à profil d'exponentielle, constituée exclusi-
vement de matières issues du volcan, s'étendait en s'élargis-
sant progressivement depuis le haut du piton central jusqu'au
rivage de la mer.
Au cours de l'accroissement du talus d'éboulis, la ligne de
plus grande pente de celui-ci subit des modifications inces-
santes; en même temps s'opérait le comblement de divers
ravinements constituant des obstacles à la propagation nor-
male des nuées.
Il en est résulté que ces nuées qui, on le sait, suivent sensi-
blement la loi d'écoulement des liquides, ne progressèrent pas
toujours suivant la même trajectoire; alors qu'au cours des
premières semaines de la troisième phase, elles empruntaient
régulièrement les thalwegs des rivières parcourant le secteur
SSW-SW d'action extérieure du volcan, elles tendaient de

364
GALERIES MARTINIQUAISES
plus en plus, pendant le dernier mois de mon séjour, à pro-
gresser vers le S.-O. et l'O., en direction de la commune du
Prêcheur.
Il en est résulté qu'à cette dernière époque, poussées inces-
samment par les vents alizés (de direction E - W ) , les cendres
provenant de la dissociation des nuées tombèrent abondam-
ment sur cette région, jusqu'au rivage de la mer et au delà.
Les émissions de lave qui, sans avoir jamais été abondantes,
ont été cependant fréquentes, n'ont jamais été observées effi-
cacement que la nuit. On les voyait s'effectuer par de nom-
breux orifices localisés au début sur le flanc sud du dôme,
puis, après que celui-ci eût été entamé, sur la paroi sud du
piton central, ainsi que sur les flancs de l'échancrure lui fai-
sant face latéralement.
Toutefois, si cette masse centrale existe encore lorsque le
dôme pourra être examiné de près, on constatera sans doute
qu'elle est pénétrée de toutes parts des produits de consolida-
tion du magma actuel.
La lave sortait lentement, au rouge vif de ces orifices, tantôt
d'un groupe de ceux-ci, tantôt d'un autre; sans doute presque
aussitôt consolidée et fissurée, elle se détachait, -roulait sur
les surfaces abruptes citées plus haut, en se fragmentant en
innombrables blocs incandescents et fumants qui, précipités
en rangs serrés, simulaient de loin des coulées continues, et
finalement allaient alimenter le talus d'éboulis.
Mais au centre d'émission des nuées, la lave devait égale-
ment venir au jour, car la nuit ce centre rougeoyait parfois
fortement, à en juger par les intenses lueurs de réverbération
provenant des nuages et vapeurs le réouvrant. Dans cette hypo-
thèse, il est probable qu'en raison de la situation topogra-
phique de son lieu d'émergence, cette lave ne pouvait s'éva-
cuer d'elle-même comme précédemment, et qu'elle tendait par
suite à obturer ses orifices de sortie; les débouchages de ceux-ci
étaient vraisemblablement alors l'origine des poussées cen-
dreuses de toutes sortes.
Les produits de consolidation du magma actuel compren-
nent des cendres en proportion prédominante et des roches;
je n'y ai pas vu figurer de bombes volcaniques. Ces roches
sont le plus souvent un peu spongieuses et même parfois pon-
ceuses; les quelques types lithologiques compacts les accom-
pagnant sont, les uns très vitreux, les autres un peu cristal-
lins. Ces roches ne se distinguent pas de celles de la précédente
éruption.
Les observations que nous avons faites présentent une
grande discontinuité, le sommet de la Montagne Pelée ayant
été le plus souvent masqué par une calotte nuageuse, ainsi

G A L E R I E S M A R T I N I Q U A I S E S
365
que par des pluies d'une fréquence exceptionnelle; elles n'ont
été réellement fructueuses qu'au cours de découvertes qui,
souvent, ont été corrélatives d'une accentuation de l'activité
volcanique apparente; elles ont coïncidé fréquemment, en
outre, avec d'importantes variations temporaires de certains
facteurs météorologiques.
Ainsi, au cours de la phase de débouchage, on a constaté
que le volcan se découvrait généralement un peu avant la
production des explosions vulcaniennes, et que ces explosions
coïncidèrent le plus souvent avec des minima pluviométri-
ques; la même constatation a été faite plusieurs fois à propos
des plus importantes nuées ardentes.
Pendant la troisième phase d'activité, on a observé à plu-
sieurs reprises, mais tout particulièrement au début de jan-
vier et dans les premiers jours de février, au cours d'impor-
tantes périodes d'émission de lave et de production de nuées
ardentes, en coïncidence avec une très notable rémission des
pluies, que le volcan tendait fréquemment à se découvrir
totalement; en outre, ce dernier phénomène se produisait
parfois en même temps qu'on observait une atténuation sen-
sible de la vitesse des alizés, et même la cessation temporaire
de ces vents.
En temps normal, les nuages se formaient aux abords du
rivage atlantique de l'île; poussés par les alizés, ils gravis-
saient les flancs de la Montagne, passaient sur son sommet,
leur centre d'attraction, puis poursuivaient leur marche vers
l'Ouest, sans cesse remplacés par de nouveaux nuages de
même provenance que les précédents.
Pendant les périodes de grande activité, on vit plusieurs
fois ces nuages se dissiper progressivement au fur et à mesure
qu'ils se rapprochaient du sommet (sans doute en raison d'un
intense rayonnement calorifique du dôme). C'est alors que
parfois le volcan se découvrait totalement; toutefois l'observa-
tion de celui-ci, même dans ce cas, était toujours plus ou
moins entravée du fait des intenses dégagements de vapeurs
blanches issues des orifices de sortie de la lave et du centre
d'émission des nuées; ces vapeurs, lorsqu'il se produisait une
diminution de vitesse des alizés, tendaient à se réunir et à
constituer un panache volcanique surmontant le dôme.
H . A R S A N D A U X .
(Extrait du « Journal Officiel de la Martinique ».)

366
GALERIES MARTINIQUAISES
D. — L ' A C T I V I T É DU MONT P E L É
2 Communication de M. Frank-A. Perret.
e
Aperçu sur ses conditions actuelles
(1 octobre 1930)
e r
Au moment où la période éruptive, commencée le 16 sep-
tembre 1929, arrivant à son anniversaire, entre dans la seconde
année de son évolution, les conditions présentes de son acti-
vité se trouvent constituer un sujet du plus haut intérêt, tant
pour l'intérêt public
que pour l'observation scientifique.
Pour le public, la seule question intéressante est celle de
sa sécurité présente et future. Pour le vulcanologue, au con-
traire, — la logique des événements écartant de son esprit
toute possibilité d'admettre que la situation, à cette heure, pré-
sente encore quelque danger — tout l'intérêt se borne à l'obser-
vation des phénomènes en cours, lointaines et impuissantes
imitations des phases précédentes, et à l'observation des opé-
rations de fermeture et de consolidation devant aboutir éven-
tuellement à l'extinction de toute activité externe.

Un bref résumé des événements de la période éruptive de-
puis ses débuts et un examen spécifique des conditions ac-
tuelles répondront, je crois, à ces deux points de vue.
*
**
Résumé des événements de la période éruptive
depuis ses débuts
Comme on le sait, l'éruption de 1902 a laissé, à la fin de
1905, un dôme sur l'emplacement même de l'ancien cratère
de l'Etang-Sec, dôme presque dépourvu d'aiguilles, de forme
régulière, sauf au Sud-Ouest, où se constatait une pente sem-
blable à celle de l'ancienne montagne.
En septembre 1929, les forces éruptives ont amorcé une
nouvelle période d'activité par une explosion du sommet du
dôme. Dans ce but, elles ont dû, opérant de bas en haut, par
fusion, par division, s'ouvrir de force des issues à travers la
substance du dôme; puis, par des explosions multiples se re-
nouvelant en octobre et dès lors se continuant avec une inten-
sité croissante, elles ont creusé un gouffre devenant finalement
un vrai cratère
présentant au sud-ouest une large et profonde
échancrure.
Les explosions étaient d'abord gazeuses, s'élevant en forme
d'asperges, ou entraînant seulement du vieux matériel du

GALERIES MARTINIQUAISES
367
dôme. Mais elles ne tardèrent pas à apporter du magma neuf;
dès lors, production de nuées ardentes explosives, atteignant
leur maximum d'intensité en novembre et décembre.
Viennent
ensuite les nuées ardentes de janvier et de février, moins explo-
sives, plus fréquentes,
se groupant généralement en séries sé-
parées par des intervalles de calme.
Pendant ce temps un nouveau dôme se formait au centre
de l'ouverture creusée dans le dôme de 1902. Ce fut le 3 février
que ce phénomène se révéla avec certitude; l'activité strom-
bolienne, pendant cette nuit, fut si grande que le reflet des
lueurs en fut nettement perceptible près de Fort-de-France
sur la route de Didier.

Cet épanchement de magma presque sans gaz signalait le
commencement de la troisième phase remplaçant graduellement
les précédentes, conformément à la loi d'émission bien connue
de ce type de volcan qu'est la Montagne Pelée: gaz, magma
gazeux, magma sans gaz.
Ce nouveau dôme, à peine perceptible
en ses débuts, concentre à l'heure présente l'attention de tous
les yeux et devient la source de toute l'activité. C'est par lui
que nous allons commencer notre étude.
*
* *
Formation du nouveau dôme
Le dôme se forme par deux mécanismes différents d'ex-
trusion:
1° Par la poussée à travers la carapace consolidée, de for-
mations cylindriques s'amincissant en aiguilles déjà solidi-
fiées avant leur extrusion.

2° Par de légers épanchements de lave encore liquide au
moment de la sortie. Ces coulées, toujours très courtes à cause
de leur solidification au contact de l'air, se transforment en
éboulements de blocs incandescents accroissant ainsi par leur
superposition la masse du dôme et de ses pentes.
Les aiguilles, lorsque le dôme était peu élevé et sa carapace
très mince, tombaient généralement en roulant sur les pentes;
c'est qu'alors elles étaient sans racine, à base arrondie et lisse.
A l'heure présente, au contraire, les aiguilles restent géné-
ralement en place, contribuant ainsi à la solidité de l'édifice.
Le dôme, par l'accroissement de sa masse, a déjà comblé en
partie la vaste cavité formée dans le dôme de 1902 par les
explosions de la période en cours, et a même dépassé vers le
sud les limites de l'ancien dôme en brisant et surmontant les
parois;
de ce côté, les éboulis ont presque comblé la rainure
existant entre la base du dôme et cette partie de l'ancien cra-
tère de la montagne au-dessus de la Petite Savane.

368
GALERIES MARTINIQUAISES
A cette occasion, je tiens à prévenir les habitants de Saint-
Pierre et du Morne-Rouge d'une éventualité possible, dans
un prochain avenir, éventualité sans conséquence, mais qui
pourrait inquiéter les gens non prévenus.
Les éboulis du dôme débordant la crête de la Petite Savane
peuvent tomber sur les pentes face à ces deux villes? Cette
éventualité se produisant ne présentera aucun danger, je ré-
pète, pour les cités en question: d'abord les éboulis tombant
dan une vallée profonde y seraient endigués par une haute

falaise, qui constitue pour les deux villes comme un rempart
infranchissable; ensuite ces éboulements n'ont rien des phé-
nomènes explosifs. Je dois ajouter que ces derniers ne sont
désormais nullement à craindre. C'est mon opinion person-
nelle.
Une autre conséquence de l'accroissement du dôme est que
les éboulis semblent avoir comblé tout dernièrement la bou-
che qui existait au nord, dans la rainure entre le nouveau
et l'ancien dôme. Cette bouche, je ne l'ai pas vue, mais elle
donnait lieu de temps à autre à des poussées de vapeurs sou-
vent rousses. Il y a quelques semaines, elle semblait, par de
petites explosions, vouloir se débarrasser des apports d'ébou-
lis qui l'obturaient; maintenant, on ne constate que des éma-
nations ininterrompues de vapeur blanche provenant d'un
groupe de fumerolles
qui ont, je crois, remplacé définitive-
ment l'ouverture béante.
J'ai pu les observer du large de la
Rivière Blanche, le 11 septembre.
Rappelons qu'en général les éruptions finissent par l'obstruc-
tion des voies de dégagement; mais l'obstruction ne survient
que quand les forces éruptives sont suffisamment affaiblies
pour la permettre.
Dans le cas qui nous occupe, cette fermeture a eu pourtant
une conséquence importante: c'est que le nouveau dôme de-
vient, comme je l'ai dit plus haut, le siège unique de l'activité
présente de la montagne. De sa masse, au travers de sa cara-
pace, doit passer toute émission volcanique soit gazeuse, soit
liquide ou solide, exception faite des exhalaisons fumerol-
liques.
C'est ainsi que j'explique une légère reprise d'activité inter-
mittente du dôme dès les premiers jours de septembre et qui
s'est spécialement manifestée les 16, 22, 28 et 29 de ce mois,
avec des phénomènes dont nous allons nous occuper.

GALERIES MARTINIQUAISES
369
Explications des phénomènes récents
Il est nécessaire, pour l'interprétation de ces derniers phé-
nomènes (du mois de septembre écoulé), de remonter au mois
d'avril, date à laquelle ont commencé ces phénomènes, que
j'ai appelés imitation, à cause de leur ressemblance avec les
vrais phénomènes de même nom.
Les 17 et 18 avril, s'est abattue sur la montagne une de ces
pluies torrentielles si fréquentes dans les pays tropicaux. Or,
le 18, dès 4 heures de l'après-midi, se sont déversés dans les
lits des Rivières Blanche et Sèche des flots de matières solides
et liquides, dues à des éboulements du dôme mis en contact
avec l'eau;
des dégagements abondants de vapeurs les accom-
pagnaient, entraînant avec eux des poussières d'attrition et
des cendres déjà existantes dans le lit des rivières. Cette masse
vaporeuse, emportée par le vent vers la mer, y prolongeait sa
course jusqu'à plusieurs kilomètres au large. Spectacle vrai-
ment imposant, surtout contemplé de l'embouchure de la Ri-
vière Sèche.
On voyait descendre vers soi des nuées en choux-
fleurs, en tout semblables à de vraies nuées ardentes et dont
le silence, étant donné l'ampleur de la manifestation, était
plus saisissant que n'eût été leur bruit. Des explosions silen-
cieuses
se produisaient tout le long de la Rivière Blanche et
les nuées de vapeurs cendreuses passaient sans trêve en une
procession fantastique, se dirigeant vers la mer.
J'ai eu soin d'expliquer aux habitants de mon voisinage la
vraie cause de ces phénomènes et de les prévenir qu'ils se
répéteraient chaque fois que les pluies tropicales s'abattraient
sur le dôme et dans le cratère. Qu'il me soit permis, en pas-
sant, d'exprimer aux habitants de Saint-Pierre toute mon ad-
miration pour le sang-froid qu'ils ont gardé en face d'autres
manifestations du même genre, souvent imposantes, qui ont

suivi ce remarquable exemplaire des phénomènes ignéo-
aqueux.
Deux jours après, une éclaircie montrait le dôme décapité
d'une trentaine de mètres et profondément entamé par les
éboulements.
On comprendra toute l'importance de cet événement comme
type de phénomène simulant lés formes éruptives, mais pro-
duit presque entièrement en dehors de la cheminée volca-
nique aux seuls dépens de matériaux déjà émis, et cela par
l'intervention de l'eau météorique.
Naturellement on ne peut nier que des poussées se soient
produites simultanément de la bouche, ni que du magma neuf
soit sorti du dôme mutilé; mais tout cela est plutôt effet que
24

370
GALERIES MARTINIQUAISES
cause, et la plupart des phénomènes n'en restent pas moins,
avant tout, le résultat de l'eau entrant en contact avec des
matières chaudes.
J'ai insisté un peu sur la manifestation du Í8 avril, non
seulement parce qu'elle sert de type à tant d'autres qui l'ont
suivie, mais parce qu'elle a été de beaucoup la plus importante,
sans en excepter la plus récente, celle du 29 septembre, bien
que cette dernière ait paru produire, non à Saint-Pierre, mais
au dehors, une plus vive impression. Sauf sur un point, j'au-
rais au contraire considéré cette dernière comme une des
moins importantes du genre, soit à raison de sa courte durée
(une heure environ), soit à raison du peu de longueur de ses
coulées qui, extrêmement lentes dans leur marche, ont à peine
atteint le morne Lénard, soit à raison de son origine immé-
diatement consécutive à une pluie d'orage extrêmement abon-
dante, qui a transformé les cascades de la source de la Rivière
Sèche en véritables torrents, soit enfin à raison de l'absence
de tout changement dans le dôme et dans le cratère; mais elle
a donné lieu à une série de coulées cendreuses en chou-fleur que
j'ai vu à la lunette descendre au milieu de torrents d'eau
ruisselant et jaillissant entre les matières chaudes des ava-
lanches provenant du dôme.
Ces manifestations ont été précieuses par la lumière qu'elles
ont jetée sur toute la question des nuées ardentes et pseudo
et véritables.
Nous entrerons un jour, s'il plaît à Dieu, plus
à fond dans l'étude de ces phénomènes si caractéristiques de
ce volcan.
Du point de vue vulcanologique, ce dernier type de mani-
festation, à cause de son caractère très secondaire et de sa
provocation par un agent étranger et extérieur à la cheminée
du volcan, ne mérite guère d'être appelé éruption, tant il dif-
fère des manifestations endovolcaniques.
L e savant éminent qu'est M. Lacroix dit lui-même dans son
magistral ouvrage sur la Montagne Pelée: « Les conditions
climatériques, particulières aux pays tropicaux, ont donné à
l'action de l'eau atmosphérique dans les éruptions de la Mon-
tagne Pelée et de Saint-Vincent une importance supérieure
à celle qu'elle joue dans les volcans des régions tempérées. »
Et le même chapitre IX, consacré aux phénomènes secondai-
res de 1902, est plein de descriptions de ces phénomènes de
contact entre l'eau pluviale et les matières chaudes déjà émises
par le volcan.

G A L E R I E S M A R T I N I Q U A I S E S
3 7 1
CONCLUSION
J'ai exposé, aussi objectivement que je l'ai pu, les phéno-
mènes observés ces derniers mois. Et puisqu'on me demande
mon opinion à leur sujet, qu'il me soit permis de l'exprimer
en toute loyauté. Ce n'est qu'une opinion, nul n'est obligé de
la partager, mais je la crois fermement appuyée sur la raison
et sur l'expérience.
Rien dans les manifestation présentes du volcan ne semble
devoir inspirer la moindre inquiétude. Tout va bien. Tout va
si bien que je ne saurais indiquer, pour garantir la sécurité
de la région, des conditions plus favorables que les conditions
actuelles.
Qu'y a-t-il, en effet, de plus souhaitable: la cessation de
l'activité? Soit. Mais mieux vaut encore le dégagement continu,
pourvu qu'il reste pacifique, ce qu'il n'a cessé d'être depuis
février.
Il me semble que, de tous les voisinages de volcans
actifs, le nôtre est actuellement un des plus fortunés. Le Mont
Pelé a eu son éruption, il a eu de très forts dégagements. On
a donc de justes raisons de compter sur une longue période
de calme, dès que son activité se sera graduellement éteinte.
Certes, le nouveau dôme étant devenu, comme je l'ai dit, le
seul organe de dégagement, nous réserve encore — c'est pro-
bable — d'intéressantes manifestations, mais ne perdons pas
le sens de la perspective. On pourrait augmenter bien des fois
la puissance des phénomènes actuels sans qu'ils assument
des proportions inquiétantes et, partant, toute perspective de
cataclysme s'éloigne jusqu'aux confins extrêmes de la pos-
sibilité.
Saint-Pierre,, le 1 octobre 1930.
er
FR. PERRET.
(Extrait du journal La Paix du 8 octobre 1930.)
* *
E. — EXCURSION DU SAMEDI 2 7 DÉCEMBRE 1 9 3 0
A U NOUVEL ÉTANG
Le départ
Cinq heures et demie. Le Pionner, élégant petit vapeur assu-
rant le service côtier bi-quotidien entre le chef-lieu et Saint-
Pierre, lance son premier coup de sifflet qui déchire le silence
matinal. C'est le moment de s'embarquer. Il fait encore noir.

372
GALERIES MARTINIQUAISES
Les lampes électriques n'éclairent les rues que d'une lumière
pâle. Mais l'obscurité se dissipe peu à peu à la faveur de
l'aube progressivement envahissante. Les grands palmistes
qui entourent la statue de marbre de l'Impératrice Joséphine,
vus de l'escalier d'accès de l'Hôtel des Postes de Fort-de-
France, projettent leurs gracieuses silhouettes — telles des
ombres chinoises — sur le fond de ciel que « l'aurore aux
doigts de rose » illumine de plus en plus. Vénus, dont l'éclat
s'estompe visiblement, monte quand même avec majesté dans
le firmament.
L e Pionner corne de nouveau. Les voyageurs, nombreux,
s'empressent de gagner l'appontement qui conduit au bateau
de Saint-Pierre. Il faut se frayer un passage dans la cohue. Le
premier pont du petit vapeur est noir de monde. Des dames
se rendant à une cérémonie nuptiale à Saint-Pierre, portent
avec précaution de superbes bouquets de roses et des gerbes
de fleurs enrubannées d'étoffe de soie bleue, rouge, blanche,
qui répandent dans l'assistance le parfum le plus doux et le
plus enivrant.
Le pont des premières qu'il faut atteindre par un étroit
escalier est moins garni de passagers. M. Boutin, professeur
de Sciences au Lycée Schoelcher, M. Revert, professeur d'His-
toire et Géographie, qu'accompagne M Revert, sa mère, et
m e
M. Edmond Marie-Nelly, étudiant, font gaiement la causette
sur un long banc de bois peint. Ce sont les premiers éléments
du groupe d'excursionnistes qui va grimper tout à l'heure sur
le flanc de la Montagne Pelée jusqu'à l'étang découvert au
début de l'année 1930, aux environs du morne Lénard et situé
en contre-bas du cratère, à 2 kilomètres de l'orifice volcanique.
Bientôt arrivent MM. Calonne et Olympie, tous deux profes-
seurs de langues au Lycée. Le groupe se complétera à Saint-
Pierre, où devront le rejoindre — venus du Morne-Rouge —
MM. Achille, professeur au Lycée, et Labarde, instituteur à
l'école de garçons de cette dernière localité.
Un dernier coup de corne, suivi de quelques autres coups
plus brefs et plus stridents, et le Pionner quitte l'appontement
à six heures précises. Il s'éloigne de la ville que les clartés du
jour baignent d'instant en instant.
**
De Fort-de-France à Saint-Pierre
La journée s'annonce belle.
Nous voici à la Pointe des Nègres. L e vieux fortin qui la
surmonte semble enterré, car c'est à peine si l'on découvre
sa superstructure de pierre. En arrière de cet ouvrage mili-

GALERIES MARTINIQUAISES
373
MARTINIQUE.
Le volcan de la Montagne Pelée.
Shéma de la Zone la plus directement exposée aux effets de l'éruption
de 1929-1930.

374
GALERIES MARTINIQUAISES
taire déclassé, se dresse superbement le phare à feu tournant
dont le halo en éventail — sauvegarde des marins naviguant
dans nos eaux durant la nuit — balaie l'océan à plus de 20
milles au large.
Dans le lointain, au Nord, s'alignent les croupes bleu som-
bre des Pitons du Carbet, dont les cimes sont couronnées d'un
épais manteau de brume.
Les hauteurs du Sud accusent mieux leur aspect vallonné
sous l'influence des premières lueurs du jour.
A l'Orient, le globe de feu du soleil apparaît déjà éblouis-
sant entre deux rangées de nuages gris foncé frangées de
teintes lilas. Mais l'astre du jour s'élève vite et se cache main-
tenant derrière un écran nuageux qui, de couleur sombre, se
rubéfie l'instant d'après et passe, de minute en minute avec
une rapidité surprenante, par les tonalités les plus diverses et
les plus ravissantes.
A l'Ouest, l'Océan, calme et mystérieux, se confond presque
avec le ciel. La brume matinale vaporeuse efface la ligne d'ho-
rizon et crée l'illusion d'une étendue bistrée, sans fin, de la
mer à la voûte céleste.
L e vapeur file d'un mouvement régulier. Mais il ne paraît
pas pressé. « Il va au ralenti », soupire un passager. « Il mar-
che comme un molocoye » (1), dit un autre. Voici le bourg de
Schoelcher où foisonnent des marins-pêcheurs. La Rivière
de Case-Navire qui arrose cette agglomération, roule une eau
abondante et claire. La plage est couverte de filets de pêche
tendus sur des gaules de bambou. Ailleurs, s'observent des
nasses qui sèchent à l'air.
On aperçoit bientôt les premières falaises qui font suite au
« Fond Lahaye » agréable dépendance de Schœlcher. La côte
en effet, est, depuis cet endroit, bordée de hauteurs verticales
se succédant de distance en distance, et laissant apparaître
avec de gros blocs saillants, un terrain tuffeux et nu, sur
lequel on remarque, par endroits, des stratifications aux linéa-
ments plus ou moins sinueux. Ces falaises à pic sont de plus
en plus élevées à mesure qu'on monte vers le Nord ( 2 ) . Elles
atteignent même une quarantaine de mètres entre le coquet
village de « Case-Pilote » et le hameau plus clairsemé de
« Belle-Fontaine ». Elles se présentent généralement sous
forme d'arcs ou de demi-cercles, et parmi les arbres qui pous-
sent en arrière de leur crête, on distingue le plus souvent le
(1) « Molocoye », mot créole désignant la tortue de terre.
(2) Elles se sont formées aux dépens des contreforts flanquant le ver-
sant S.-O. des Pitons du Carbet.

GALERIES MARTINIQUAISES
375
Campeche, recherché pour la teinture et le Gommier rouge
dont les graines font les délices des tourterelles, très répan-
dues en ces lieux.
*
**
Entre les falaises se succèdent des anses fertiles qui s'en-
foncent dans les terres en diminuant de largeur. Ces régions
dont la fécondité est proverbiale à cause des dépôts alluvion-
naires qui engraissent le sol, sont généralement couvertes de
belles plantations de cannes à sucre, matière première située
à proximité de la distillerie aux noires cheminées construite
dans chacune d'elles.
Larges de 3 à 400 mètres en moyenne, les anses se déploient
en plaines et prennent le nom de fonds. Ainsi se rencontrent
le Fond « Bourlet», le Fond « Boucher », le Fond « Capot »,
le Fond « Layette » qui constituent des domaines de très
grande valeur par ce temps de contingentement des rhums
coloniaux.
Le bateau croise des pêcheurs côtiers, pas nombreux ce
matin; ceux-ci attrappent leurs frétillantes victimes à la ligne,
ceux-là retirent du fond de l'eau leurs nasses grises aujour-
d'hui presque vides; d'autres cernent des « taches » de pois-
sons avec leurs longs filets.
Après avoir quitté « Belle-Fontaine », on voit au pied d'une
falaise, un petit espace sablonneux bien plat, long d'une cen-
taine de mètres. Un vieux Pierrotin observe que ce coin dis-
cret du littoral, était jadis célèbre par les duels retentissants
à l'épée, au pistolet, que des adversaires politiques trop fou-
gueux et emportés en périodes électorales, avaient pris l'ha-
bitude d'y faire. L'opération s'y exécutait au petit jour et
l'on pouvait d'autant plus y travailler à loisir qu'il était facile
de prévenir, d'un observatoire très sûr, l'arrivée de la gendar-
merie ou d'autres agents de la force publique.
* *
Le Pionner est maintenant en vue de la commune du Car-
bet, point de l'île auquel Christophe Colomb aborda le 15 juin
1502, à son quatrième voyage sur sa caravelle Capitaine.
Quel magnifique rideau de cocotiers devant ce bourg histo-
rique! S'étendant sur plus d'un kilomètre de longueur et une
largeur moyenne de vingt-cinq mètres, la splendide cocoteraie
du Carbet offre au regard du voyageur le plus bel effet artis-
tique.

376
GALERIES MARTINIQUAISES
Derrière le village, le « Quartier Monsieur » agrémenté lui
aussi d'un superbe champ de cocotiers, s'étale sur une colline.
Faut-il rappeler que la noix de coco est très estimée chez
nous, autant pour sa délicieuse boisson que pour sa crème
d'un goût exquis ou son amande avec laquelle on fabrique
de la confiture ou du coprah. Le Quartier Monsieur marque
la limite sud de l'arrêt de la nuée ardente qui, le 8 mai 1902,
a détruit la belle cité de Saint-Pierre et sa laborieuse popula-
tion. On passe plus au nord, devant une petite baie d'où l'on
voit se détacher à l'est, comme un pain de sucre, le « Morne
des Marins », tapissé d'une exubérante végétation où dominent
des cultures vivrières et des arbres fruitiers de toutes sortes.
Voici tout près de la mer, au fond d'une crypte, la maison
hantée de M. N... Pourra-t-on jamais éclaircir la mystérieuse
histoire de cette demeure abandonnée?
Le vapeur continue à monter en direction de Saint-Pierre.
Sur nos têtes, volent à la débandade, une nuée d'oiseaux
blancs à longue queue en pointe. Ce sont des « Paille-en-
queue ». Ils nous apportent le salut de la ville martyre.
Là-bas, tout près du Prêcheur, la crête aiguë du « Morne
Folie » indique la limite extrême, vers le nord, du passage de
la nuée ardente du 8 mai 1902. On y a ramassé 800 victimes, le
lendemain de l'épouvantable et inoubliable cataclysme! Un
arc-en-ciel aux couleurs tranchantes vient subitement se ten-
dre en écharpe sur ce morne gris sombre enveloppé d'une
brume légère. Il jette heureusement une note gaie sur l'en-
semble du tableau lugubre qu'évoque à ce moment en nos
esprits, le souvenir des terribles dévastations déjà accomplies
par notre volcan.
En avant du Morne-Folie, près de l'embouchure de la
Rivière Blanche, s'arrondit le Coffre à Mort ou Tombeau des
Caraïbes. On devine par là l'emplacement de l'ancienne usine
Guérin, engloutie le 5 mai 1902 par une formidable avalanche
de boue dévalant subitement de l'ancien Caldéïra de l'Etang
Sec.
Mais voilà que tout à coup la Montagne Pelée, dont le som-
met est caché par des nuages noirs, nous donne le spectacle
d'une petite éruption. On voit, en effet, courir à la base ouest
de son dôme, « une poussée cendreuse » selon les termes de
MM. Boutin et Revert qui braquent de suite leur jumelle sur
le phénomène.
« Pas de danger ! déclarent-ils. Nous pourrons quand même
effectuer l'ascension du volcan. »

GALERIES MARTINIQUAISES
377
De Saint-Pierre à la Rivière Sèche
Le Pionner arrive enfin à Saint-Pierre exactement à huit
heures et demie. Après l'accostage, le débarquement des pas-
sagers s'opère rapidement, chacun paraissant avoir hâte de
toucher terre. On ne peut fouler le sol de la cité renaissante
sans éprouver une certaine émotion à la pensée du drame ter-
rible qui s'y est déroulé en 1902, sans être douloureusement
secoué par le souvenir des angoissantes journées de septembre
et octobre 1929, marquant le début de la reprise d'activité du
monstre et forçant la population à l'exode vers le sud, sans
être aussi bouleversé par l'idée de la menace permanente de
destruction et de ruine qui plane sur la ville et les localités
voisines.
Mais il est réconfortant de constater que les courageux Pier-
rotins, en dépit de toutes les infortunes du passé et de la trou-
blante incertitude de l'avenir, entendent poursuivre la réno-
vation de Saint-Pierre. Tandis que la montagne continue à
fumer, tandis que ses grondements font toujours trépider le
sol, tandis que le nouveau dôme, chaque nuit, ne cesse de
rougeoyer, éclairant de ses lueurs sinistres la campagne envi-
ronnante, le commerce ne chôme pas; l'agriculture remue les
champs, entretient ou renouvelle les plantations de toute
espèce; l'industrie, représentée par plusieurs fabriques de
rhum, apporte sa part contributive à la production du pays.
Partout le travail, sous des formes diverses, occupe tous les
bras disponibles. Bel exemple d'héroïsme tranquille et réfléchi
en face d'un terrible danger naturel et persistant ! Honneur
à vous, vaillants cœurs de Saint-Pierre !
Sur la place Bertin, alignés du côté du péristyle, une demi-
douzaine d'autobus attendent les voyageurs qui se rendent à
Fond Saint-Denis ou au Morne-Rouge, à l'Ajoupa-Bouillon, au
Lorrain, à Basse-Pointe. L'un de ces grands véhicules porte le
nom de: Vedette mystérieuse ! Cette inscription fait penser à
la disparition subite, en rade de Fort-de-France, par une belle
nuit étoilée, d'un navire de même nom qui fut retrouvé quel-
ques mois après sur les côtes du Vénézuéla. Peut-être le pro-
priétaire de la voiture a-t-il des raisons de conserver, à sa
façon, le souvenir de l'étrange aventure du navire volé; peut-
être aussi, est-il simplement séduit par cette curieuse appel-
lation!...
Il faut maintenant se disposer à prendre le chemin de la
montagne par la route de Fond Cohé. M. Boutin, changeant
d'itinéraire, se rend à l'observatoire du Morne des Cadets. Les
autres touristes gagnent en automobile l'embouchure de la

378
GALERIES MARTINIQUAISES
Rivière Sèche ( 1 ) où s'opère la rencontre avec MM. Achille
et Labarde. A noter que ce dernier cours d'eau est à sec,
comme d'habitude, tout au moins à son embouchure. Par
contre, le débit de la Roxelane est normal. La rivière des Pères
roule un assez fort volume d'eau. Il en est de même du lit
moyen et supérieur de la Rivière Sèche. Il y a lieu de sup-
poser qu'à une certaine distance de l'embouchure, l'eau de
cette dernière rivière, s'infiltre dans le terrain ponceux qui est
venu combler sa vallée et sort sur un point encore inconnu
pour atteindre l'Océan.
* *
De la Rivière Sèche aux anciennes Sources Chaudes
Le petit groupe de touristes descend vers la mer et, guidé
par M. Revert qui a déjà parcouru vingt fois le flanc ouest de
la montagne, il suit une partie de la plage. On y voit que
l'action des eaux marines a déjà sérieusement entamé la
couche de matériaux volcaniques de toutes dimensions qui
recouvre le sol en cet endroit. Des falaises se dressent, met-
tant à nu les cendres, les lapilli, les roches de grosseur va-
riable. Un peu plus loin, les touristes s'engagent dans un
ravin à sec et facilement accessible. Ils grimpent ensuite sur
le versant nord du canon que forme le ravin. Désormais, la
vue embrasse tout le secteur comblé et exhaussé par les dé-
jections de la dernière éruption. C'est une bande de terrains
volcaniques récents mesurant trois kilomètres de largeur
environ sur le littoral compris entre la Rivière Sèche et les
parages du Coffre à Mort. La bande affecte grossièrement la
forme d'un triangle isocèle dont le sommet serait la crête du
volcan distante de la mer de six kilomètres. Elle est limitée
au nord par la ligne des collines qui précèdent les hauteurs
du voisinage du Prêcheur. Au sud, elle s'appuie sur le Morne
Saint-Martin et court vers la vallée inférieure de la Rivière
Sèche qu'elle remplit. Elle ne compte pas moins de neuf kilo-
mètres carrés de surface. En y ajoutant la superficie du ter-
rain dévasté plus au nord par les nuées jusqu'au delà du
Fond Canonville, on obtient un chiffre de 12 à 14 kmq. re-
présentant approximativement le total de la zone brûlée et
comblée par les dernières nuées ardentes du volcan.
Nous continuons à gravir le secteur de terrains nouveaux
formés par la Pelée. Il est tout parsemé de roches de formes
et de dimensions variables (2). Des centaines de ces roches ont
(1) Durée du voyage en automobile le long de l'ancienne route du
Fond Cohé: 10 minutes.
(2) Ces gros blocs ont été transportés sur le terrain par les gigantes-
ques nuées ardentes de novembre et décembre 1929.

GALERIES MARTINIQUAISES
379
un volume de 10 à 15 mètres cubes. Il s'en trouve qui attei-
gnent trois et quatre fois cette grosseur. La plus énorme
paraît être un bloc de forme allongée émergeant entièrement
du sol, un peu arrondi aux extrémités, figurant une sorte de
concombre de proportions géantes et accusant 10 mètres de
long, 5 de large, et autant de haut, soit près de 250 mètres
cubes!
Ce qui représente un poids de 6 à 700 tonnes envi-
ron (1). Non loin de cette masse oblongue, il en existe une
autre qui semble d'un plus fort volume, à en juger par sa
partie supérieure dépassant d'un demi-mètre le niveau de la
terre où elle est enfouie. Il faut attendre... qu'elle soit dégagée
pour en évaluer les dimensions.
Il va sans dire que des blocs, en nombre impossible à éva-
luer, sont noyés dans les terrains de déjections du volcan.
D'autre part, au cours de leur projection dans les nuées
ardentes, beaucoup de ces roches volumineuses, en s'entre-
choquant, en tombant et en roulant les unes sur les autres,
ont subi un concassage, un broyage, qui les a brisées en une
infinité de morceaux, et souvent aussi, réduites en poussière.
M. Revert, avec sa bonne grâce et sa simplicité coutumières,
ne se lasse pas de donner les explications les plus complètes et
les plus claires sur les phénomènes relatifs à la projection
des matériaux de l'éruption. Son raisonnement est empreint
de l'esprit scientifique le plus rigoureux. Quelle importante
leçon de volcanologie il veut bien nous faire en parcourant,
avec bonne humeur, le flanc dénudé et désolé de la montagne !
C'est un régal inestimable d'écouter le distingué professeur
qui, par ses nombreuses observations et déductions depuis le
début de l'éruption actuelle, possède assurément une abon-
dante et riche documentation sur la matière. Par lui, nous
comprenons le processus des modifications topographiques
survenues et le détail du comblement de toute la région par
les matériaux volcaniques vomis et dont le volume dépasse
des millions de mètres cubes ! Les andésites, ponceuses et
quarteuses, qui entrent en presque totalité dans la composition
des blocs répandus sur le terrain, sont formées de roches de
l'éruption actuelle; mais il n'est pas rare de les trouver mé-
langées avec des débris de différentes grosseurs, arrachés à
l'ancien dôme de la montagne au passage des nuées. Il n'est
que de regarder attentivement certaines roches pour saisir
cette particularité: les morceaux de l'ancien dôme — de
couleur plutôt foncée — sont encastrés dans la masse de ces
roches et font corps avec elles (2).
(1) Densité moyenne des blocs: 21/2 à 3.
(2) Même aspect que le nougat.

380
GALERIES MARTINIQUAISES
En maints endroits, les blocs laissent apparaître des concré-
tions blanchâtres ou jaunâtres. Nul doute que ces sels pré-
cipités
ne soient des vestiges de fumerolles éteintes. Posées
sur' la langue, ces poudres impalpables donnent une saveur
très prononcée d'alun, de soufre, de magnésie, de bi-carbonate
et de sels de soude. Ailleurs, se perçoivent des odeurs légère-
ment suffocantes, sans qu'aucune vapeur visible décèle leur
position. Il s'agit là sûrement d'exhalaisons fumerolliennes.
*
**
L e travail d'érosion des eaux pluviales non absorbées immé-
diatement se manifeste par de nombreuses tranchées. La
couche épaisse de débris volcaniques est ravinée plus ou
moins profondément, formant quelquefois des canons dan-
gereux pour les touristes. Car pour peu qu'on glisse impru-
demment sur leur bord, facile à céder sous le pas, on risque
une chute grave de plusieurs mètres de hauteur, peut-être une
dégringolade mortelle.
Ça et là, au fond de quelques ravins sinueux, on découvre
les traces non douteuses du terrain ancien; c'est ainsi qu'à
la base des collines qui bordent, au nord, la zone des apports
volcaniques récents, on peut se rendre compte facilement de
l'épaisseur du comblement dû à la dernière éruption. La cou-
che de matière accumulée atteint 40 à 50 mètres sur certains
points. On aperçoit sur la pente des mêmes collines et tout au
long du ravin courant à leur pied, de nombreux arbustes
décortiqués et brûlés extérieurement. Les signes de carboni-
sation se révèlent aussi sur des touffes d'herbes dont on ne
voit plus que les racines superficielles incinérées au ras du
sol. Il est certain que la plupart des nuées ardentes ont passé
sur toute cette zone — aujourd'hui désolée — et dont la végé-
tation luttant contre les cendres tenaces, recommence peu à
peu à paraître et attire des bandes de cabris et de moutons.
A 2 kilomètres environ de la mer, il y a une colline qui
porte la trace bien nette du passage, en ligne droite, de la
nuée ardente du 30 novembre 1929. D'après les renseigne-
ments fournis par un témoin digne de foi, cette nuée, après
avoir bondi du ravin, s'est élancée sur la colline qu'elle a
enjambée rapidement; puis elle a couru sur le versant opposé,
causant des ravages au Fond Canonville (1) et se précipitant
ensuite vers le nord du Coffre à Mort pour aller mourir dans
l'Océan.
(1) Animaux brûlés, végétation carbonisée, perte de 4.000 cocotiers,
et de plusieurs bœufs, une case incendiée.

GALERIES MARTINIQUAISES
381
Tout en cheminant parallèlement au ravin qui s'étend à la
base des hautes collines précédant celles du Prêcheur, nous
nous sentons envahis par des odeurs goudronnées. Nul doute
que ces odeurs ne proviennent de la lente distillation, sous
terre, du bois brûlé par les dernières nuées.
* *
Des anciennes Sources Chaudes à l'étang
Le temps demeure toujours très beau.
Quelle est cette couleur rouge qui couvre un grand espace
au pied d'une des plus hautes de ces collines?
Une amicale controverse s'élève à ce sujet entre M. Achille
qui venait dans ces parages avant la dernière éruption et
M. Revert qui se réclame de ce qu'il sait de ces lieux. M.
Achille, soutenu dans son hypothèse par notre ami Labarde,
déclare que la coloration rouge du sol est la preuve de l'exis-
tence à cet endroit des anciennes Sources Chaudes, ajoutant
qu'un peu plus loin, jaillissait une cascade « aux eaux char-
gées de ponce râpée » ; il prenait grand plaisir à se doucher
sous la chute. L'accord s'établit entre les deux interlocuteurs
en ce qui concerne l'existence d'une cascade dans la région
avant l'éruption, et même sa hauteur qu'ils évaluaient à une
dizaine de mètres. Mais leur divergence d'opinion se main-
tient à l'occasion de la situation exacte des anciennes Sources
Chaudes qui mesuraient 40° de température. Selon M. Revert
il fallait aller davantage vers la Montagne pour y parvenir.
Aujourd'hui ces sources « bouillonnantes » sont éteintes. Plus
de petits « bassins » d'eau tiède, s'égrenant dans les creux du
ravin paradisiaque connu naguère ici et faisant les délices
des personnes avides de jouissances en pleine nature. La
cascade séduisante où M. Achille aimait prendre ses ébats et
près de laquelle il savourait la poésie de ces lieux, jadis boisés
et accueillants, ne donne plus signe de vie. Au reste, le niveau
des produits de l'éruption actuelle a dépassé celui de la co-
lonne d'eau qui était un « divin présent » de la Montagne.
Soudain un bruit sourd qui va s'amplifiant et résonne de
plus en plus à tous les échos des hauteurs voisines ! Instincti-
vement nous l'attribuons d'abord au volcan. Mais notre
erreur ne tarde pas à se dissiper, car nous commençons à per-
cevoir le vombrissement très distinct d'un moteur puissant.
Le bruit arrive de la mer où nous voyons alors dans son vol
radieux, un hydravion faisant route vers le nord. Le grand
oiseau, objet de notre admiration, disparaît bientôt derrière
le chaînon de montagnes qui précèdent les hauteurs avoisinant
le Prêcheur.

382
GALERIES MARTINIQUAISES
Autre sujet de surprise: la brusque apparition de la mai-
sonnette en bois qui constitue le nouvel observatoire du sym-
pathique volcanologue américain, M. Frank-A. Perret. Cons-
truite depuis deux ou trois semaines, cette petite construction
est perchée sur le versant sud-ouest du Morne Saint-Martin,
à deux kilomètres environ du sommet du volcan, et en amont
du Morne Lénard. A remarquer que le terrain sur lequel nous
la repérons est entouré de verdure; ce qui permet de croire
que jusqu'ici, les nuées n'y ont causé aucun dégât. M. Perret,
qui voyage en ce moment en Amérique, y a déjà séjourné tout
seul durant trois jours et trois nuits...
*
**
Nous voici à peu de distance du Morne Lénard en avant
duquel s'étendait jadis l'ancien domaine surnommé « Habi-
tation Isnard » ravagé, comme l'usine Guérin, par l'énorme
torrent boueux du lundi 5 mai 1902. Le nom du Morne Lé-
nard est souvent prononcé à propos de la dernière éruption.
C'est une sorte de grand coffre à mort allongé dans la direc-
tion est-ouest, face au dôme de la Montagne Pelée. Il émerge
du sol d'une centaine de mètres; mais autour de lui, surtout
sur le côté nord, le comblement atteint une épaisseur de 70 à
80 mètres.
Au début de l'activité volcanique, les matériaux de l'érup-
tion s'écoulaient surtout à gauche, c'est-à-dire au nord du
Morne Lénard. Ce monticule se comportait là comme une
sorte de butoir. Plus tard, les nuées passaient beaucoup plus
souvent à droite, c'est—dire au sud du morne, menaçant plus
directement la ville de Saint-Pierre. M. Revert affirme que,
dans l'ensemble, il s'est écoulé dix fois plus de matériaux vol-
caniques
à gauche qu'à droite du butoir.
Ici, se place une importante constatation. Le comblement
des espaces compris entre l'extrémité supérieure du Morne
Lénard et les hautes collines qui sont plus au nord, a d'abord
changé la direction habituelle de la Rivière Claire, éloignant
ce cours d'eau de la Rivière Blanche, dont il était un affluent.
L'embouchure de cet ancien affluent est venue de ce fait se
confondre presque avec celle de la Rivière Blanche.
Puis, le volcan continuant à accumuler des matériaux au
même point, la Rivière Claire, arrêtée dans sa haute vallée,
n'a plus eu d'issue à la mer. Un barrage (1) de roches érup-
tives l'a complètement bloquée, obligeant ses eaux à s'éten-
dre en un petit lac qui, lui-même, n'offre au regard aucun
(1) Le barrage peut mesurer en ce moment 10 à 15 mètres de hauteur.

GALERIES MARTINIQUAISES
383
point d'écoulement de son trop plein. Le barrage s'est ren-
forcé ensuite par de nouveaux apports, ainsi que l'atteste la
formation en avant de la rive gauche du lac d'un cône de
déjections torrentielles.
En l'état actuel des choses, la Rivière Claire s'arrête au lac;
son cours inférieur a disparu sous les apports volcaniques; la
Rivière Blanche, elle, n'existe que de nom. Point de lit, point
d'eau. Son ancienne vallée est nivelée. La situation est iden-
tique pour la Rivière Sans-Nom qui se déroulait, avant l'érup-
tion, parallèlement à la Rivière Blanche, au sud de cette
dernière. Enfin, on trouve de l'eau, par intermittences, dans
la haute et moyenne vallée de la Rivière Sèche; ce parcours
n'a point reçu de débris volcaniques. Mais le bassin inférieur
de la rivière est comblé et ne laisse point couler le moindre
filet d'eau.
*
**
L'étang et ses environs
Nous parvenons enfin au voisinage du lac. C'est une éten-
due d'eau figurant grossièrement un trapèze, dont la petite
base s'orienterait vers la source de la Rivière Claire.
Les hautes falaises verticales qui le flanquent à gauche sont
dépourvues de végétation, particulièrement dans les parties
supérieures, conséquence inévitable de leur balayage continu
par les nuées ardentes ou les poussées cendreuses de l'érup-
tion. Les falaises de droite, au contraire, surtout dans leurs
parties inférieures proches de l'eau, portent une couverture
de fougères, d'arbustes de toutes sortes et d'herbes touffues.
Toute cette végétation protégée par la disposition même du
terrain est restée à l'abri de l'action destructrice des nuées.
Tout là-haut, en face de nous, perché sur un éperon élevé
qui prolonge les deux hautes murailles à pic que forment les
falaises, le monticule surnommé Petit Bonhomme apparaît
bien en évidence à gauche et en contre-bas du nouveau dôme
de la Montagne Pelée. Vu de la région du lac, il offre l'aspect
d'un amas de pierres blanches, posées les unes sur les autres
en forme de croupe. On sait que vu de Saint-Pierre, il se pré-
sente comme un jeune homme accroupi et regardant le som-
met du volcan. Du Morne-Rouge, le « Petit Bonhomme » se
découvre au contraire comme un Chat. C'est pourquoi les habi-
tants de ce village le désignent toujours sous le nom de ce
félin.
Distant de quatre kilomètres de la mer, le lac est éloigné,
à vol d'oiseau, de près de deux kilomètres du dôme volca-

384
GALERIES MARTINIQUAISES
nique dont la crête drapée de nuages gris foncé se dérobe
continuellement à nos yeux. Mais la portion découverte de ce
bouchon lavique fissuré, craquelé, parsemé de fumerolles très
actives, produit l'effet d'un four à charbon géant.
Nous admirons la sauvage majesté de l'ensemble. Nous son-
geons aussi à la prodigieuse énergie thermique, électrique et
mécanique, concentrée à l'intérieur de ce culot de roches
ignées !
Mais la pensée se perd dans le rêve, un rêve sinistre,
lorsqu'elle se laisse aller à concevoir les gigantesques phéno-
mènes auxquels donnent lieu les volcans en activité et la
colossale puissance de destruction de ces horribles fléaux de
la nature qui sèment autour d'eux la terreur, la désolation et
la ruine !
*
**
Situé à une altitude de 550 mètres au-dessus du niveau de
l'Océan (hauteur de la Montagne du Vauclin), le lac ne me-
sure pas moins de 200 mètres de long. Il a 150 mètres environ
dans sa plus grande largeur. Ses bords, très escarpés sur la
rive droite et en partie sur la rive gauche, sont irréguliers. Sa
surface n'est pas loin de 2 hectares. Avec une pareille super-
ficie, le terme prétentieux de lac doit se ramener aux justes
proportions de celui d'étang. Il est vrai qu'on désignait bien
sous le nom de lac des Palmistes, une nappe d'eau de surface
à peu près identique, répandue sur le petit plateau dominant
la Montagne Pelée au pied de l'ancien Morne Lacroix réduit
en miettes par l'éruption de 1902.
On sait aujourd'hui que le lac des Palmistes, adossé à l'an-
cien Etang Sec ou Caldéïra — siège du cratère de la Montagne
Pelée en 1902 — a été remblayé par des matériaux de la pré-
cédente éruption (c'est-à-dire celle de 1902). Sur ce remblai, le
Syndicat d'initiative de la Martinique, que dirigent nos dé-
voués compatriotes MM. Baude, Achille, Labarde, a élevé en
1925 un abri pour lés touristes. Le petit édicule en ciment
armé a été baptisé: Abri Mouttet (1), à la mémoire de l'hé-
roïque gouverneur, victime du devoir professionnel, à Saint-
Pierre, au cours de l'épouvantable catastrophe du 8 mai 1902.
L'eau de l'étang que nous avons sous les yeux, est fortement
colorée en jaune. Rien de surprenant. Elle tient en suspension
dans sa masse des particules extrêmement ténues de soufre
provenant sans aucun doute des sources sulfureuses qui l'ali-
mentent. Il suffit d'ailleurs, pour s'en convaincre, d'y plonger
la main, en quelque point que ce soit, et l'on ramène à la
(1) Lors de la première ascension effectuée au cratère après l'explosion
du 16 septembre 1929, on a compté dans la toiture en ciment armé de
l'Abri Mouttet 52 trous de la grosseur d'une tête d'homme.

GALERIES MARTINIQUAISES
385
surface une petite quantité du soufre qui en garnit le fond sur
une certaine épaisseur.
Au goûter, cette eau accuse une saveur saumâtre et sulfu-
reuse. Elle est d'ailleurs très minéralisée. Les touristes qui en
ont absorbé n'ont pas tardé à en éprouver les propriétés pur-
gatives. C'est M. Revert qui nous signale cette particularité.
*
**
M. Revert propose de prendre un bain dans le lac. Nous
nous regardons un peu étonnés. Mais sur les explications
rassurantes du distingué professeur, nous nous déshabillons.
Juste à ce moment, nous entendons un grondement étrange
venu du cratère. Nos yeux se tournent immédiatement dans
cette direction. L e bruit va grandissant. Il peut d'abord être
comparé à celui d'une lourde charrette passant sur un pavé
de pierre. Mais-le son se modifie, s'élève et devient plus grave.
On dirait maintenant un bruit de tonnerre, dont les échos
prolongés roulent avec une intensité variable. C'est peut-être
le signe annonciateur d'une poussée éruptive. La lave, bon-
dissant dans la cheminée du volcan, va probablement apparaî-
tre dans quelques instants. En effet, du nouveau dôme, à peine
encapuchonné de nuages, s'élancent avec une vitesse vertigi-
neuse des vapeurs très blanches s'échappant en forme de
choux-fleurs. Nous voyons, au même instant, des blocs sans
doute incandescents qui dégringolent (aussi rapidement que
file un train express et avec un bruit infernal), vers la base
du dôme par une large rigole d'un blanc de neige bordée d'une
lisière de même teinte (1). Ces blocs, dont l'incandescence se-
rait certainement visible s'il faisait nuit, se tassent parmi des
éboulis que barre un mamelon arrondi dominant la haute
vallée de la Rivière Blanche complètement nivelée. Les vapeurs
blanches traversent à l'emporte-pièce les nuages gris et se
laissent entraîner ensuite par les vents d'est. Le bruit du vol-
can ne se perçoit plus encore. La poussée éruptive est con-
sommée. Notre émotion très naturelle se calme.
— Et le bain? demande l'un d'entre nous.
— Nous y voilà, répond avec calme M. Revert qui, joignant
le geste à la parole, se laisse choir dans le lac aux eaux dor-
mantes et jaune d'or (2).
Tour à tour, MM. Olympie, Achille, Labarde et le signa-
taire du présent récit, en font autant. La fraîcheur de l'eau
(1) Ce blanc de neige provient de la prédominance de l'alun dans les
cendres de l'éruption.
(2) C'est la troisième fois que M. Revert va traverser le lac.
25

386
GALERIES MARTINIQUAISES
nous saisit agréablement. Nous avançons avec lenteur. Devant
nous, à droite, des branches d'arbres effeuillées, décortiquées
et carbonisées émergent. Il paraît que ce sont des sommets de
grands arbres dont le tronc est enfoui au fond du lac.
Nous les évitons en nageant à côté d'elles. Arrivés au milieu
de la pièce d'eau, nous nous apercevons qu'elle atteint, en ce
point, la hauteur d'un homme de petite taille, soit environ
1 m. 50. Le fond semble partout vaseux (1). Si nous y pre-
non pied et que nous nous immobilisons, nous remarquons
que nous nous enfisons Nous devons donc continuer à nager
pour franchir les 200 mètres qui séparent la base du sommet
du lac. A mesures que nous gagnons les eaux supérieures (2) de
la nappe nous constatons que leur température s'élève. Elles
ont à peu près 40° au voisinage de la rive par où se déverse
la Rivière claire
Heureux d'avoir traversé cet étang aux eaux jaunâtres et
opaques, nous remontons le cours de la rivière dont nous
explorons le lit bien nivelé, sur une distance de 250 mètres.
Ici, nous nous trouvons au sommet de l'angle que forment
les deux grandes falaises verticales bordant l'extrême vallée
supérieure de la Rivière Claire. A droite et à gauche de ce
point s'ouvrent deux gorges profondes et étroites. Nous nous
engageons dans celle de gauche — sorte de couloir en cul-
de-sac, beaucoup moins large que les rues de Fort-de-France
— et nous nous y aventurons avec précaution, jusqu'à 200
mètres environ.
Dans le lit de ce canon, jonché de gros blocs d'andésite
ancienne, gazouille une eau froide et trouble qui sort de la
montagne à très peu de distance de l'endroit où nous sommes
et descend vers nous de cascatelle en cascatelle. C'est l'une
des deux sources de la Rivière Claire. La couleur trouble de
l'eau est due au soufre qu'elle véhicule. Chacun de nous
s'y désaltère très volontiers.
Revenant sur nos pas, nous enfilons la gorge de droite. C'est
un autre canon. Son étroitesse égale celle de la précédente;
mais elle diminue progressivement de largeur jusqu'à son
extrémité; son lit peu chargé de gros blocs, s'élève devant
(1) C'est la sensation qu'on éprouve en posant le pied sur le fond,
lequel est en réalité formé d'un mélange très velouté et très pénétrable
de soufre en poudre et de cendre impalpable.
(2) Nous voulons dire celles du sommet.

GALERIES MARTINIQUAISES
387
nous en paliers. Nous disons bien son lit, parce qu'il existe
aussi une source dans ce canon. Elle surgit d'une hauteur de
200 mètres environ par rapport à l'endroit d'où nous la re-
gardons sortir, descend en cascades vers nous et coule en tor-
rent dans la direction du lac. Nous apercevons distinctement
la vapeur blanche qui se dégage de son point de sortie et de
son cours supérieur. Mais c'est de la vapeur d'une eau sinon
bouillante, du moins très chaude.
En tout cas, sa température
accuse au moins 50° au point où nous-nous trouvons, c'est-
à-dire à quelque 175 mètres de son origine et à 250 mètres du
lac.
On peut estimer à 15 mètres cubes environ, par minute, le
débit du torrent d'eau chaude qui passe à côté de nous. En
admettant que la source froide fournisse une quantité de 2
mètres cubes par minute, le lac recevrait donc par heure:
( 1 5 - 2 ) X 6 0 ' = 1.020 ou 1.020.000 litres d'eau
3
3
3
Or, nous remarquons bien qu'il n'a aucun déversoir exté-
rieur pour l'écoulement de son trop plein. Il faut en conclure
que tout ce volume de liquide s'infiltre précipitamment à tra-
vers le fond de roches ponceuses sur lequel repose la nappe
et va sourdre du sol beaucoup plus loin, peut-être directement
dans l'Océan...
Cette source d'eau chaude, qui provient du voisinage de la
cheminée volcanique, existait-elle avant l'éruption actuelle ?...
Aucun de nous ne possède ce détail. On ne connaissait aupa-
ravant dans la région que les Sources Chaudes dont il est
question plus haut.
C'est le moment de rejoindre les compagnons de voyage et
M Revert qui nous attendent à l'autre extrémité du lac. Cette
me
circonstance nous oblige à nous livrer à de nouveaux ébats
dans l'onde jaunâtre et à nager jusqu'au bout, puisqu'il est
impossible de traverser autrement la pièce d'eau.
A l'arrivée, nous ouvrons nos musettes pour nous restaurer.
Il était temps. Au cours du déjeuner, M. Revert, que nous
harcelons de questions, veut bien nous faire connaître que le
lac a été découvert par lui, le 8 mars 1930, vers 16 heures.
Perché sur la crête du Morne Lénard, en compagnie du gen-
darme Meunier de la brigade de Fonds-Saint-Denis, il l'a
aperçu au moment où il fouillait ce secteur avec sa jumelle
pour y recueillir des observations. La nouvelle a été immé-
diatement communiquée par ses soins aux autorités. Il est

388
GALERIES MARTINIQUAISES
revenu sur les lieux quelques jours après avec M. Boutin et
notre compatriote M. Tardon, industriel, grand amateur d'ex-
cursions à la Montagne Pelée.
M. Tardon a même pris à ce moment la photographie du
lac pour mieux convaincre les incrédules.
En présence de ces explications, nous prenons la liberté de
baptiser sur-le-champ la nappe d'eau du nom d'Etang Revert
et nous buvons tous joyeusement à la santé de l'aimable décou-
vreur. Cérémonie fort simple de profanes accomplie cependant
avec émotion et ferveur, à la barbe du monstre fumant et
grondant !
A cet instant, l'idée vient de suggérer au Syndicat d'initia-
tive de la Martinique — représenté ici par nos sympathiques
amis, MM. Achille et Labarde — d'installer une petite
barque près du lac, à l'intention des futurs excursionnistes
qui voudraient entreprendre une promenade sur l'eau, ou
simplement la traverser afin d'arriver aux sources mêmes de
la Rivière Claire. Bonne note est prise de la suggestion.
*
**
M. Revert, qui n'est point avare de renseignements sur l'ac-
tivité du volcan, ne se fait pas prier pour raconter qu'il avait
eu l'occasion, il y a quelques mois, de monter jusqu'au faîte
de l'ancien cône avec l'aide de MM Boutin et Tardon. Il s'agis-
sait ce jour-là d'essayer de reconnaître, de cet observatoire,
certaines particularités du nouveau cratère et d'en prendre
des vues photographiques. Une longue corde avait été posée
sur le sol entre la rainure est de l'ancien cratère et la cime
du cône. Tout le long de ce câble, des hommes de bonne vo-
lonté étaient espacés de distance en distance et se trouvaient
en mesure de se transmettre de l'un à l'autre, par la voix,
l'annonce d'un danger quelconque qui pourrait brusquement
surgir au cours de la périlleuse expérience tentée au point le
plus culminant de la montagne. En réalité, les courageux et
héroïques observateurs ne sont pas restés longtemps à ce
poste de péril. Menacés de suffocation par les gaz sulfhydri-
ques et sulfureux qui s'échappaient du cratère récent, ils ont
vite reflué vers des zones moins dangereuses du sommet volca-
nique.
L e cône ou dôme de roches andésitiques qui remplit actuel-
lement le nouveau cratère, dépasse de 30 à 40 mètres l'ancien
dôme. Il est sujet à de fréquents éboulements dans sa partie
supérieure et aussi sur son flanc ouest, mais il a le pouvoir
de se reconstituer avec la même rapidité qu'il se disloque.
Vers fin septembre, il était surmonté de trois aiguilles

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Photo.
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31


GALERIES MARTINIQUAISES
389
terminales et d'une quatrième, tronquée à une certaine hau-
teur. Ces curieuses pointes en forme d'obélisques ont disparu
de nos jours.
Il est opportun d'ajouter que le dôme de l'ancien cratère
a été entamé sur son flanc ouest par l'éruption actuelle,
dans un secteur représentant sensiblement le quart de sa
surface totale. Les trois autres quarts ont toujours conservé
jusqu'ici leur maigre végétation d'avant le 16 septembre 1929.
Les dernières nuée ? n'y ont donc occasionné aucune brûlure.
Seules, des roches projetées par les explosions du début, sont
tombées sur cet espace et ont roulé jusqu'à la rainure péri-
phérique.
Il y a lieu enfin de rappeler que le périmètre du premier
cratère ne mesurait pas moins de 4 kilomètres et la hauteur
de son dôme 300 mètres environ, à partir des bords de cette
immense ouverture ( 1 ) .
*
**
L'instant du retour sonne. Nos montres marquent 1 heure 10
minutes. Le temps se tient toujours superbe. Nous donnons
le dos à la montagne et, cheminant par un soleil de plomb,
qui nous fait abondamment transpirer, nous atteignons à
deux heures et demie l'automobile qui nous attendait à proxi-
mité de l'embouchure de la Rivière Sèche.
Un bon repas dans un des plus coquets hôtels-restaurants
de Saint-Pierre renaissant répare nos forces et, à 16 heures,
nous réembarquons sur le Pionner à destination de Fort-de-
France.
Fort-de-France, le 31 décembre 1930.
C. P H I L É M O N .
F. — EXCURSION DU DIMANCHE 17 JANVIER 1931
Sur la route du Prêcheur à Saint-Pierre.
La Société locale d'excursions géographiques que son
principal organisateur, M. Revert, anime avec autant d'ama-
bilité que de compétence, alla rendre visite au village du
Prêcheur, le dimanche 17 janvier 1931.
(1) M a i s l e d ô m e d e s c e n d a i t d a n s l'orifice v o l c a n i q u e à d e s d i s t a n c e s
v a r i a n t de 50 à 100 m., s a u f s u r le v e r s a n t O u e s t o ù il se c o n f o n d a i t
avec l a p e n t e m ê m e d e l a m o n t a g n e .

390
GALERIES MARTINIQUAISES
Le vapeur côtier Fort-de-France, qui transportait les excur-
sionnistes au nombre de soixante-quinze (1), avait quitté le
chef-lieu à 6 heures. Courant allègrement sur la mer bleue
qui écumait rageusement sur son passage, le vigoureux petit
navire, après une courte escale à Saint-Pierre, était arrivé au
Prêcheur à 8 heures 15.
Pas d'appontement dans cette bourgade jadis florisante et
joyeuse, aujourd'hui déshéritée et martyre! Le débarquement
s'opéra par allèges et sans incident au hameau des « Abymes »,
allongé sur la côte à 800 mètres environ au nord du Prêcheur.
Sur la plage ombragée de cocotiers, d'arbres à pain et de
tamariniers fleuris, la population résignée et courageuse sous
la menace permanente du volcan, s'égaya cependant de notre
venue, et au milieu d'elle, le maire, l'honorable M. Nadeau,
s'animait avec bonne humeur. L e Chef de l'édilité se multi-
pliait pour rendre agréable à ses hôtes, leur bref séjour au
Prêcheur.
Une promenade fut aussitôt entreprise à l'intérieur des
« Abymes ». Les excursionnistes remarquèrent bien vite,
en regardant les toitures des maisons et les feuilles des arbres,
qu'une mince couche de cendres volcaniques les recouvrait.
C'est la preuve que la nuit précédente, la Montagne Pelée avait
fumé! Au reste, les Prêchotins, habitués à recevoir périodi-
quement de la cendre depuis l'éruption actuelle, ne parais-
saient guère s'en émouvoir. Ils nous apprirent que l'avant-
veille de notre arrivée, le volcan grondait toute la journée
et que le premier de l'an, à la suite de la nuée ardente pro-
jetée dans la direction de la Rivière Blanche vers 11 heures,
une pluie de cendre avait copieusement arrosé le malheureux
village et ses régions avoisinantes.
Ils racontèrent tout cela avec calme.
Ils nous dirent aussi leur grande surprise d'avoir assisté le
29 décembre 1927, à l'effondrement subit d'une partie du lit-
toral de la mer, un peu au nord des « Abymes ». L'empiéte-
ment de l'Océan sur la côte, à l'endroit où le gouffre s'était
tout d'un coup creusé, avait été d'une quinzaine de mètres.
Un peu plus au nord, un nouvel affaissement de terrain,
plus important que le précédent, eut lieu au cours du formi-
dable raz-de-marée qui déferla avec une rare violence sur
tout l'ouest de la Martinique, tandis que le même jour, notre
voisine, la Guadeloupe, gémissait atrocement sous le balayage
terrifiant de l'ouragan du 28 septembre 1928, au cours duquel
des milliers de nos compatriotes de la colonie-sœur périrent
en quelques heures.
(1) Dont plusieurs dames.

GALERIES MARTINIQUAISES
391
La mer en furie le jour du terrible cyclone qui causa d'ail-
leurs à la Martinique quelques dégâts — heureusement peu
importants — fouilla terriblement la côte dans les parages
où ses puissants coups de bélier arrachèrent le sol des « Aby-
mes » et, lorsqu'elle se calma, les habitants remarquèrent
avec stupeur qu'elle avait coupé la route coloniale et s'était
avancée sur une profondeur d'une cinquantaine de mètres.
Là où se trouvait auparavant la terre ferme, avec de jolies
maisonnettes et des cocotiers aux vertes frondaisons, ils ne
voyaient plus désormais que l'eau glauque de l'Océan, pré-
sentant à peu de distance de la lame battante des fonds de
20 mètres et laissant apercevoir çà et là sur sa surface quel-
ques pignons des maisonnettes englouties et les extrémités
supérieures des grands cocotiers qui les ombrageaient. Une
source claire et fraîche où la population avait coutume
de puiser de l'eau potable, n'offre plus aujourd'hui que des
vestiges de son existence passée. Elle est tarie. Nous en aper-
çûmes les traces à la limite du nouveau littoral. Il faut fran-
chir une petite distance pour découvrir, à l'intérieur des ter-
res, une seconde source d'origine récente, dont le précieux
liquide fait la joie et le bonheur des Prêchotins.
La petite caravane d'excursionnistes se rendit ensuite à la
mairie, où M. Nadeau lui fit aimablement les honneurs d'usage.
Là nous apprîmes que depuis la douloureuse alerte du 16
septembre 1929, la moitié à peine de la population normale
de la commune était revenue sur les lieux, soit 1.200 per-
sonnes environ (1). On s'en rend compte, du reste, en jetant
un coup d'œil sur les maisons d'habitation dont un certain
nombre sont encore fermées. Leurs occupants attendent sans
doute la complète cessation de l'activité du volcan pour ren-
trer au bercail.
*
**
C'est le moment de gagner Saint-Pierre par la route colo-
niale. Un dernier regard sur le beau phare du Prêcheur, sur
le monument altier élevé en ces lieux le 27 janvier 1878 à la
mémoire de Duparquet, notre premier Gouverneur, sur les
ruines d'un vieux fortin et celles de nombreuses grandes mai-
sons en pierres, sur le soubassement portant la date de 1702
de l'ancienne église de la localité, et tout le groupe s'ébranla
avec résolution. De la cendre, encore de la cendre, toujours
(1) La population du Prêcheur n'avait consenti à évacuer le bourg
qu'après les éruptions cendreuses des 14 et 18 octobre 1929.

3 9 2
GALERIES MARTINIQUAISES
de la cendre sur ce chemin en corniche longeant la côte et
surplombant des falaises qui, par endroits, accusaient une
altitude de 80 à 100 mètres. La couche de cendre n'avait
pas moins de 4 à 5 centimètres d'épaisseur, même davantage
sur certains points. Ailleurs, tout le paysage en était abon-
damment saupoudré.
A notre gauche, des mornes se dressaient presqu'à pic et
nous cachaient généralement la vue de la Montagne Pelée. A
notre droite, au pied des hautes falaises, les vagues hurlaient
désespérément. Plus à l'ouest, l'horizon se perdait dans la
brume vaporeuse.
De distance en distance, il fallait traverser des ravins à
sec plus ou moins larges qui sillonnaient dans le sens est-
ouest ce terrain étrangement coupé de vallées encaissées; la
route montrait souvent de larges crevasses ayant parfois plu-
sieurs mètres de profondeur.
Nous atteignîmes la rivière Lamare, la seule qui dans la
région contienne de l'eau. M. Revert donna des indications
utiles sur le trajet à faire le long de sa vallée étroite afin
de parvenir aux anciennes Sources Chaudes du Prêcheur (1),
lesquelles existent encore d'aileurs de nos jours, mais dont
l'accès est extrêmement difficile en raison des déjections ré-
centes accumulées sur ce point par l'éruption de la Montagne
Pelée.
L e passage à gué du cours d'eau se fit aisément. On sauta
par-dessus les roches qui jonchaient le lit de la rivière!
Plus loin, nous traversâmes toute une zone boisée. Les
arbres, de taille moyenne, y étaient plutôt clairsemés.
Puis, nous aperçûmes le « Coffre à Mort » ou « Tombeau
des Caraïbes », en avant duquel des milliers de cocotiers éten-
daient leurs épaisses ramures que les caresses du vent fai-
saient balancer mollement avec un froufrou berceur.
La plantation de cocotiers couvrait la plus grande partie du
Fond Canonville, mais sur les confins de cette végétation vers
le Nord, à 500 mètres environ du Coffre-à-Mort, il était facile
de distinguer les traces très visibles du passage des nuées
ardentes de la dernière éruption, traces qui marquaient par
conséquent, nous dit M. Revert, la limite extrême, dans cette
direction, de l'action dévastatrice du terrible fléau.
La décor-
tication et la carbonisation des arbres, en cet endroit, tran-
chaient nettement sur la verdure observée au delà. A remar-
quer que, dans les environs immédiats du Coffre-à-Mort, les
(1) Ne pas confondre avec les Sources Chaudes — aujourd'hui taries —
jaillissant de la base de l'une des collines qui dominent la rive droite
de la Rivière Blanche.

GALERIES MARTINIQUAISES
393
arbres étaient intacts. Ils n'avaient certainement pas été tou-
chés par les nuées, protégés qu'ils étaient par l'élévation ver-
ticale du Tombeau des Caraïbes, dont la pente nord est oppo-
sée au volcan. Près de 4.000 cocotiers furent brûlés au Fonds
Canonville ainsi qu'une case en paille — heureusement inha-
bitée — au passage des gaz chauds et des cendres à haute
température de l'éruption du 30 novembre 1929. Une maison
en bois couverte en tuiles n'avait cependant pas été incendiée.
Un certain nombre de bœufs y avaient également trouvé la
mort.
Le ravin du Fonds Canonville ne contenait pas une goutte
d'eau. Après l'avoir franchi, nous passâmes un peu plus loin,
à peu de distance du littoral, sur un terrain nouvellement
formé et uniquement composé de cendres et de roches de la
dernière éruption, dont les nuées venaient parfois déborder
l'extrémité ouest du Coffre-à-Mort, en direction du Nord. C'est
un delta (1) qui a gagné sur la mer une cinquantaine de mè-
tres et dont l'épaisseur moyenne n'est pas moindre de 5 à 8
mètres. Il est parsemé de gros blocs d'andésite.
Notre marche continua ainsi à partir du «Delta Desgrottes »,
jusqu'à l'embouchure de la Rivière Sèche, limite sud du
comblement de la région, comblement s'étendant sur trois ki-
lomètres environ de côtes.
Au cours de ce dernier trajet, nous passâmes devant plu-
sieurs embouchures en V de ravins à sec, sans pouvoir dis-
tinguer cependant les endroits par où s'écoulaient auparavant
la Rivière Blanche et la Rivière Sans-Nom.
Une de ces ouvertures en V, qui donnait issue à un ravin
assez profond, paraissait devoir marquer, selon M. Revert,
l'embouchure de la future Rivière Blanche; certaines par-
ticularités topographiques, relevées par le professeur, sem-
bleraient justifier cette opinion. L'avenir dira s'il y avait eu
erreur. Les falaises observées de distance en distance sur la
côte ne dépassaient guère 5 à 6 mètres de hauteur, sauf à la
Rivière Sèche où leur altitude était beaucoup plus grande.
Il ne restait plus qu'à rejoindre Saint-Pierre par l'ancienne
route de Fonds Cohé. A 14 heures, la caravane entière était
rassemblée dans les hôtels-restaurants et, à 16 heures, elle
s'embarquait sur le Fort-de-France à destination du chef-lieu.
Fort-de-France, 22 janvier 1931.
C. PHILÉMON.
(1) Surnommé déjà Delta Desgrottes, du nom du propriétaire du do-
maine voisin.

394
GALERIES MARTINIQUAISES
L ' Î L E D ' É P O U V A N T E
Si la Martinique justifie, par les splendeurs que la Nature
y a accumulées, la dénomination d'« Ile de Beauté », elle ne
mérite pas moins la réputation d'« Ile d'Epouvante », à elle
également attribuée en raison des tremblements de terre, des
ouragans, des raz de marée et des éruptions volcaniques qui
sont — de temps immémorial — le partage de ce petit Eden.
L e Destin a eu la capricieuse fantaisie de réunir sur ce
coin de terre (que les Caraïbes, très contemplatifs, ne ces-
saient d'admirer et désignaient sous le nom d'« Ile aux
fleurs » ) à la fois des éléments de terreur et des sources de
jouissances profondes.
Voici, à titre d'échantillons, quelques-uns des cataclysmes
dévastateurs qui ont illustré l'étrange histoire de « Madinina ».
La navrante statistique qu'on va lire est extraite du XXe
Siècle et reproduite dans le journal local L'Aurore du 23 no-
vembre 1929. On verra que ce récit ne fait pas mention de
la catastrophe du 8 mai 1902 et du brusque réveil volcanique
du 16 septembre 1929.
UNE ÎLE ÉPROUVÉE
Depuis les premiers jours de sa colonisation, les cataclys-
mes de la nature n'ont cessé de s'abattre sur la Martinique.
Tremblements de terre, raz-de-marée, ouragan d'une violence
inouïe, la petite île ne se remettait d'un malheur que pour
tomber dans les affres d'un nouveau.
En 1657, eut lieu le plus violent tremblement de terre qui
ait épouvanté l'île depuis qu'elle est habitée.
Vers la fin de 1724, ce fut une inondation, due aux pluies
de l'hivernage (août, septembre, octobre), qui recouvrit les
campagnes de dix pieds d'eau et fit des dégâts incalculables.
Le 7 juillet 1747, à six heures un quart du matin, une ter-
rible secousse de tremblement de terre vient de nouveau ter-
rifier la population.
En 1753, en trois mois, on ne compte pas moins de 33 trem-
blements de terre; la même année, le 1 octobre, un coup de
er
vent terrible jeta les bateaux à la côte et ravagea les campa-
gnes déjà si éprouvées.
En 1756, le 1 novembre, se ressentit à la Martinique le
er
contre-coup du fameux tremblement de terre de Lisbonne,

GALERIES MARTINIQUAISES
395
quatre heures après l'événement; à la Trinité, la mer, à trois
reprises, s'éleva à deux pieds au-dessus du niveau normal et
se jeta à l'assaut du rivage. Le 12 septembre, un cyclone fait
naufrager 25 bateaux et goëlettes, renverse des maisons, écrase
des personnes. Le 26 du même mois, nouveau tremblement
de terre.
La nuit du 13 au 14 août 1766 est une des plus terribles
dont la Colonie ait gardé le souvenir.
Il y eut 440 morts et 580 blessés; 80 navires, grands et
petits, se perdirent. Toutes les plantations furent détruites;
on craignit pendant longtemps la famine.
En 1766, dans la nuit du 17 au 18 août, pour échapper au
même sort, tous les bateaux et goëlettes mouillés à Saint-
Pierre durent lever l'ancre et fuir vers la haute mer; le raz
de marée endommagea toutes les propriétés riveraines. Le
lendemain éclatèrent deux secousses de tremblement de terre.
En 1766, en 1779, 1780, nouveaux tremblements de terre.
Cette dernière année, le 10 octobre, à Saint-Pierre, un cyclone
fit périr 1.000 personnes; le raz-de-marée fit disparaître 150
habitations. L'histoire a conservé le souvenir de cette funeste
journée sous le nom de « le grand ouragan ». En mer, sur
un convoi de 50 navires français, 6 ou 7 seulement échap-
pèrent.
Nouveaux tremblements de terre en 1788, 1813, 1817, 1823;
mais c'est surtout en 1823 et 1828 qu'ils furent nombreux.
Entre temps, le 26 août 1825, un cyclone ravageait la colonie.
En 1838, tremblement de terre; un second, le 11 janvier 1839,
détruisit presque complètement Fort-Royal, aujourd'hui Fort-
de-France. Ce tremblement de terre engloutit l'Hôpital mili-
taire et fit 400 victimes; sur 800 maisons, 400 furent jetées
à terre.
Du 8 janvier au 1 juin 1843, l'île n'a pas ressenti moins
er
de deux cents secousses, ayant toutes nécessité la fuite des
habitants.
Le 5 août 1851, le volcan de la Montagne Pelée, qu'on croyait
éteint, se réveilla; une éruption sans gravité couvrit Saint-
Pierre de cendres grises.
Chaque année, on pourrait noter soit des mouvements sis-
miques, soit des perturbations atmosphériques: ouragans, cy-
clones, raz-de-marée.
Le 18 août 1891, la Martinique était terriblement éprouvée
par un cyclone.
Mais, depuis 1851, le volcan s'était calmé. Tout voisin de
son sommet, un petit lac dormait tranquillement dans le « cra-
tère des Palmistes ».

X V
TOURISME
M. Louis Achille est une des personnalités les plus en-
tendues et les plus averties en matière de tourisme à la
Martinique. Ce compatriote, d'esprit pratique et réalisa-
teur, aime et honore sa petite patrie autrement que par
l'énoncé de formules claironnantes et creuses, autrement que
par des déclamations superbes et faciles. Ses fonctions de Vice-
Président du Syndicat d'Initiative de la Martinique lui ont
fait, du reste, comme au Président, l'honorable M. Baude,
Commissaire de la Martinique à l'Exposition Coloniale. Inter-
nationale, une obligation morale d'aller étudier sur place tous
les coins et recoins de l'île pouvant présenter un intérêt tou-
ristique. Il s'en est très consciencieusement acquitté et c'est
ce qui explique qu'il ne soit jamais pris de court sur les sujets
relatifs aux possibilités touristiques de l'île.
Aussi est-ce avec une vive satisfaction que nous publions
la monographie suivante qu'il a eu l'amabilité d'écrire spé-
cialement pour les lecteurs de « Galeries Martiniquaises ».
I. — L E TOURISME A L A M A R T I N I Q U E
Le tourisme serait, pour la Martinique, une source appré-
ciable de revenus, s'il était convenablement organisé. Non pas
tant le tourisme intérieur, bien qu'il mérite aussi d'être encou-
ragé. Pour petite que soit l'île, rares sont les habitants qui
la connaissent toute, et cependant quel agréable passe-temps

GALERIES MARTINIQUAISES
397
d'en visiter les sites variés. On se plaint souvent, comme en
général dans les petites localités, de manquer de distractions
le dimanche. Il serait si facile de s'en procurer de saines en
allant respirer l'air frais de la montagne ou la brise marine
à quelques kilomètres seulement de chez soi. L'avantage de
la Martinique est qu'on y trouve réunis sur un espace res-
treint les aspects et les agréments divers de la nature qu'il
faut ailleurs chercher au loin. Une heure d'auto vous mène
du rivage paisible de la Mer des Antilles ou des flots tumul-
tueux de l'Atlantique à une altitude de 500, de 800 mètres où
dans un prestigieux décor tropical l'on jouit d'une fraîcheur
délicieuse. L e changement d'atmosphère fouette l'organisme
et repose l'esprit.
On pouvait objecter naguère la difficulté ou la cherté des
déplacements. Mais depuis que les autos confortables se sont
multipliées et que de nombreux autobus mettent à la portée
de tous les transports en commun, cet obstacle a disparu. Au
cours des années 1929 et 1930, des caravanes scolaires ont
visité la plus grande partie de l'île, sous la conduite de pro-
fesseurs du Lycée, en excursions géographiques. De temps en
temps des sociétés sportives ou d'autres groupes joyeux font
de longues randonnées dans le Nord ou le Sud. Ce mouve-
ment ne peut que se développer avec le temps et permettra
aux moins fortunés de jouir d'un avantage jusqu'ici réservé
aux familles plus aisées possédant leur auto particulière, ou
en mesure d'en louer à la journée.
Ce tourisme intérieur, cependant, ne provoque qu'une in-
fime circulation de fonds et n'en introduit point de nouveaux
dans le pays. C'est l'afflux des étrangers qui enrichit les ré-
gions de tourisme, mais il faut savoir les attirer et les satis-
faire pour qu'ils séjournent et qu'ils reviennent. A ce point
de vue la Martinique est moins avancée que l'île anglaise de
la Barbade, si elle n'a rien à envier aux autres petites An-
tilles. Là, de nombreux Américains, fuyant les rigueurs de
l'hiver, et trouvant encore trop proches ou trop fréquentées
Miami, les Bermudes ou les Bahamas, viennent jouir dans
des hôtels confortables de la saison fraîche des tropiques. La
salubrité parfaite de cette île madréporique que balaie l'alizé,
la communauté de langue, la similitude des goûts et des mœurs
constituent pour la Barbade un avantage considérable; les
Américains s'y sentent de suite chez eux.
Rares sont au contraire les étrangers qui font à la Mar-
tinique, comme touristes, un séjour de plusieurs semaines, et
il faut avouer que les hôtels ne leur donneraient pas entière
satisfaction.

3 9 8
GALERIES MARTINIQUAISES
Le Président du Syndicat d'Initiative, M . Baude, a publié
récemment en une brochure des « Conseils aux Hôteliers »
inspirés de ceux que donne en France le Touring Club. Mal-
gré de louables efforts ils sont encore loin d'être partout
observés.
L'île est néanmoins visitée chaque année par des milliers
d'Américains et de Canadiens qui font la croisière des Antilles
sur d'énormes et luxueux paquebots. Ils ne s'y arrêtent qu'une
journée, car l'itinéraire est strict; ils parcourent la ville et
la plupart d'entre eux vont en auto par la pittoresque route
de la Trace visiter Saint-Pierre et voir de plus près le Mont
Pelé. Leur bref séjour ne laisse pas moins d'un million cha-
que année dans la colonie, si peu qu'ils y achètent.
Les voyageurs français et centre-américains des navires de
la Compagnie Générale Transatlantique s'arrêtent nombreux
aussi à Fort-de-France pendant que leur navire charbonne,
mais ils n'ont guère que le temps de se promener par la ville
et les environs immédiats. Ce ne sont pas à proprement par-
ler des touristes. La Compagnie Générale Transatlantique se-
rait cependant disposée à diriger pendant l'hiver un courant
de tourisme vers les Antilles françaises si elles veulent s'orga-
niser convenablement à cet effet. Les particuliers y sont assez
conscients de leurs intérêts, les capitaux ne faisant pas défaut,
pour que des installations hôtelières adéquates soient créées
dès qu'elles promettront un revenu satisfaisant.
On critique parfois le réseau routier. Certes, les considéra-
tions qui ont prévalu lors de son tracé ne s'imposeraient plus
de nos jours; il est réellement trop montueux et sinueux. Par
contre, les crètes qu'il suit volontiers offrent plus de fraî-
cheur et de plus vastes panoramas. L'entretien s'améliore de-
puis que l'on y emploie de gros rouleaux et l'huile lourde;
et malgré les difficultés du terrain, malgré aussi leur dévelop-
pement relativement considérable et l'accroissement rapide
de la circulation automobile, ces routes sont d'une viabilité
suffisante en général et conduisent à tous les points de l'île.
L e touriste qui voudrait séjourner une quinzaine au moins
à la Martinique en emporterait une ample moisson de sou-
venirs agréables. Dès la baie de Fort-de-France il s'extasierait.
C'est une vaste nappe d'eau paisible où pourraient évoluer les
plus puissantes escadres; elle réunit jadis toute l'expédition
du Mexique et abrita plus anciennement encore, sous sa cein-
ture de forts et de batteries, les mouvements des flottes fran-
çaises de l'Ancien Régime et de la Révolution. Sous le pro-
montoire du majestueux Fort Saint-Louis, alors entouré de
simples palissades, le grand Ruyter et les 20.000 Hollandais

GALERIES MARTINIQUAISES
3 9 9
du comte de Stirum qui comptaient s'emparer à l'improviste
de la Martinique, se virent infliger la plus humiliante défaite
par 150 colons aidés de quelques marins.
Plus loin, un cirque de collines fortifiées entoure la ville
de Fort-de-France. De valeureux exploits y furent jadis accom-
plis. En 1759 une expédition anglaise forte de 90 navires et
de 8.000 hommes, sous la direction de l'amiral Moore, fut
victorieusement repoussée par les milices de la Martinique au
Fort Tartenson et, en 1793, au Fort de la Convention, depuis
Fort Desaix, Rochambeau et sa petite garnison de soldats
et de miliciens opposèrent une héroïque résistance aux sol-
dats britanniques de Charles Grey.
La ville de Fort-de-France est construite sur un terrain
jadis marécageux que les générations successives ont drainé
et exhaussé. Parfois encore les pluies diluviennes l'inondent,
et le niveau peu élevé rend difficile l'établissement d'un sys-
tème d'égouts. Les rues rectilignes se coupent à angles droits,
les maisons construites pour résister à la fois aux incendies et
aux tremblements de terre, comportent en général deux étages.
Quelques beaux édifices publics (Hôtel du Gouvernement, Bi-
bliothèque Schoelcher, Hôtel des Postes, Palais de Justice, Mai-
son du Sport) et quelques statues (Impératrice Joséphine,
V. Schoelcher, E. Deproge) forment la parure de la ville, avec
des places publiques, dont la plus vaste, la Savane, est la pro-
menade favorite de l'après-midi en même temps que la pe-
louse des sports. Le Jardin Desclieux, tracé par une main
experte, offre à toutes les heures de la journée l'ombre fraî-
che de ses allées et le charme de ses massifs aux tons variés.
Sur toutes les routes qui partent de la ville s'étendent les
faubourgs tentaculaires; le plus riche est celui de Didier, où
s'alignent les villas des millionnaires; plus loin, franchissant
un tunnel et longeant un vallon pittoresque, on accède à l'éta-
blissement thermal de Didier, dont l'eau soigneusement mise
en bouteilles est devenue boisson courante dans l'île. Un sen-
tier conduit de là à la Fontaine Absalon, station pour rhuma-
tisants, à laquelle on arrive aussi par la route de la Trace.
Cette voie, qui selon une inscription au 15 kilomètre a été
e
ouverte par une compagnie du génie en l'espace de quinze
jours, est la plus pittoresque de la Martinique. Elle s'élève ré-
gulièrement depuis la mer jusqu'au Col des Deux-Choux, à plus
de 800 mètres, et contourne l'imposante masse des Pitons du
Carbet. A mesure qu'on avance, l'air devient plus léger et
plus frais; la végétation se transforme et bientôt on se trouve
dans la forêt tropicale. De grands arbres au feuillage sombre,
couverts d'orchidées, se penchent au-dessus de la route, et

400
GALERIES MARTINIQUAISES
derrière eux se pressent dans la pénombre silencieuse et moite
des troncs élancés, parmi un enchevêtrement de lianes. A
l'Aima, un clair torrent traverse la route et offre aux passants
un bain délicieux. L e Syndicat d'Initiative a fait construire
sur ses bords deux cabines rustiques pour la commodité des
baigneurs.
Aux Deux-Choux, trois embranchements se présentent: l'un
serpente vers la Trinité et la Côte Est par le Calvaire, en lon-
geant la haute vallée du Lorrain aux bois touffus fréquentés
des ramiers que les chasseurs postés au Morne des Roseaux
tirent au passage. Un autre est en construction dans la direc-
tion de la Croix Dubuc et du Morne-Rouge, pour faciliter
l'évacuation de ce village en cas de menace du volcan; le
troisième dévale vers Saint-Pierre entre les parois vertigi-
neuses des Pitons et traverse le village égayé de Fonds-Saint-
Denis. Tout près se trouve l'observatoire du Morne des Ca-
dets, d'où l'on surveille l'activité du Mont Pelé.
L'arrivée à Saint-Pierre est impressionnante. A un détour
du chemin on découvre soudain l'immense horizon de la mer
bleue légèrement ridée par la brise; sur le rivage deux ou trois
longues rangées de maisons récemment construites, et à vos
pieds la tristesse des ruines qu'en vain les herbes folles et les
lianes veulent cacher.
La vie reprenait avec ardeur en ces lieux dévastés et moins
de trente ans après la destruction de leur belle cité, les rares
survivants de Saint-Pierre et ses nouveaux habitants rêvaient
de voir la ville aussi prospère qu'avant. On était en pleine
fièvre de projets et de réalisation lorsque soudain, le 16 sep-
tembre 1929, la Montagne de Feu s'ouvrit à nouveau, avec
moins de violence toutefois, et pendant plusieurs mois les
nuées ardentes roulèrent leurs roches et leurs cendres dans
le lit de la Rivière Blanche. La ville toute proche dut être
évacuée et si l'activité volcanique est en décroissance, la
menace constante retient encore loin d'elle un certain nom-
bre d'habitants dont la foi est maintenant ébranlée.
Au nord de la ville, présentant vers l'Ouest une énorme
échancrure, le Mont Pelé dresse son cône sinistre, dont le
sommet s'embrase souvent la nuit, déversant sur les flancs
des nappes cramoisies de lave en fusion. C'est un spectacle
d'une belle horreur aux moments de paroxysme, et l'on ad-
mire la tranquille insouciance de toute cette population fidèle
au terroir qui ne l'abandonne qu'aux jours de péril imminent
et s'empresse de revenir à la moindre accalmie.
L e bourg du Morne-Rouge, situé à 4 kilomètres seulement
du cratère, sur le flanc Sud-Est de la montagne, est entiè-

GALERIES MARTINIQUAISES
401
rement réoccupé. On s'y sent un peu moins en danger, par
suite de la direction des vents dominants qui rabattent les
cendres vers l'Ouest. Séjour délicieux pour la fraîcheur, la
verdure, la pureté de l'air et l'abondance des eaux, le Morne-
Rouge reste la villégiature préférée des Martiniquais malgré
son infernal voisin. Les fleurs y croissent plus riches en sève
et plus vives en couleur, et les environs offrent d'attrayantes
promenades.
La plus intéressante est l'ascension du Mont Pelé, qui ne
demande que quatre heures à un marcheur ordinaire. Au pas-
sage de l'Aileron la pente est assez raide, mais il n'y a danger
nulle part. La vue, souvent bornée par les contreforts voisins,
s'étend parfois sur toute la vallée de la Capote, sur la Cara-
velle et sur le littoral déchiqueté de l'Atlantique. Au sommet
situé à environ 1.350 mètres, on respire un air pur et vif, tout
chargé de senteurs marines; la brume y est parfois épaisse
et la brise forte. L'abri Mouttet, construit par les soins du
Syndicat d'Initiative, a été fort endommagé par les dernières
éruptions; il sera bientôt réparé. Après avoir contourné le
cratère sur plus de 2 kilomètres, on y descend facilement par
un court raidillon et l'on se trouve alors au pied du dôme
intérieur, parmi d'énormes blocs éboulés de l'éruption de 1902
et les fumerolles qui n'ont jamais cessé depuis de dégager des
vapeurs brûlantes d'alun et de soufre. L'éruption actuelle est
en train de modifier sensiblement l'aspect du dôme et du
cratère; les émissions de lave, les éboulements de rochers
sont fréquents et il est dangereux de s'y aventurer, surtout
sur le grand talus d'éboulis de la Rivière Blanche. L'imagina-
tion reste étonnée devant le formidable travail que la nature
accomplit en ces parages.
L e village de l'Ajoupa Bouillon, accroché au flanc de la mon-
tagne sur le versant de l'Atlantique, domine la vaste plaine
qui descend en pente douce vers le rivage, domaine plantureux
de la canne dont le tapis verdoyant ondule à perte de vue. Ici
la sécheresse n'est guère à redouter, ni les fortes pluies, car
le sol poreux absorbe vite l'excès d'eau pour la rendre au
besoin. Sol généreux qui paie largement l'effort qu'on lui
consacre; il semble que chacun puisse vivre heureux dans
une modeste aisance et l'aspect des bourgs de la côte, Basse-
Pointe, Macouba, Grand-Rivière, ne dénie point cette im-
pression.
La route de Macouba à Grand-Rivière ne le cède guère en
beauté à la Trace; on y éprouve en outre un léger frisson
en plongeant le regard au fond des précipices que côtoie le
mince ruban de la route en corniche. Il faut une auto sûre
26

402
GALERIES MARTINIQUAISES
et un chauffeur prudent pour s'y aventurer, mais on est ré-
compensé par la magnificence du paysage: profondes échap-
pées dans les gorges des torrents abrupts, montagneux; forêt
pareille à celle des millénaires antérieurs, car bien des points
sont presque inabordables. Ailleurs, la mer s'étale à perte de
vue, enveloppant l'île toute proche de la Dominique qui sem-
ble langoureusement étendue sur un tapis de turquoise.
Grand-Rivière n'est qu'une bourgade de pêcheurs intrépi-
des qui, sur de frêles gommiers, bravent les flots toujours
houleux du Canal de la Dominique, en quête de dorades, de
thons et de poissons volants. Toute cette côte admirable est
peu hospitalière jusqu'au Prêcheur, le village qui a le plus
souffert des récentes éruptions et qui menace en outre de
s'effondrer dans les eaux riveraines des Abîmes. On y peut
voir encore la stèle funéraire élevée à la mémoire de du Par-
quet, premier Gouverneur de l'île et son propriétaire pendant
plusieurs années.
Tout le nord de l'île appartient au système du Mont Pelé,
que les vallées de la Roxelane et de la Capote séparent de
celui des Pitons du Carbet. Ce dernier, bien plus ancien et
aussi plus vaste, couvre la partie la plus vaste de l'île. La
pente est plus rapide du côté de la Mer des Antilles, entre
Carbet et Case-Pilote, où elle se termine par de hautes falai-
ses entre lesquelles d'étroites vallées abritent des champs de
cannes et des villages de pêcheurs; à l'Est, les contreforts des-
cendent moins abrupts vers l'Atlantique et leurs flancs fé-
conds nourrissent une nombreuse population qui s'adonne
dans les hauteurs aux cultures arbustives ou vivrières, tan-
dis que près de la côte les usines à sucre et les distilleries
fument au milieu de vastes exploitations. La côte se creuse
en anses harmonieuses où des bourgs importants prospèrent:
Lorrain, Marigot, Sainte-Marie; mais l'accès est difficile tant
à cause de la houle atlantique que des récifs madréporiques
qui forment à quelque distance un barrage protecteur mais
périlleux. La brise tonifiante du large qui souffle sans arrêt
fait rechercher ces plages aux vacances, mais le bain n'y
est pas sans quelque danger du fait des énormes rouleaux et
des courants.
La presqu'île de la Caravelle s'avance comme une nageoire
de treize kilomètres dans l'Océan; sur son extrémité se dresse
un puissant phare à éclipses d'une portée de 30 milles.
Des hauteurs du Vert-Pré, entre Trinité, Gros-Morne et Ro-
bert, on découvre un admirable panorama. Au loin, la mer
écume sur les brisants et sur le rocher isolé de la Caravelle,
dont les flancs escarpés, couverts de guano, brillent comme

GALERIES MARTINIQUAISES
403
une voile au soleil; en deçà, s'ouvrent de larges baies: Trinité,
Galion, Robert, François, séparées par des promontoires aux
formes capricieuses et parsemées de nombreux îlots. Les bleus
du ciel et de la mer, les blancs des nuages et de l'écume, les
verts des champs, des bois et des broussailles et tous les jeux
de la lumière sur les hauts fonds madréporiques aux algues
innombrables, le miroitement des eaux, la splendeur du soleil,
forment un tableau dont l'œil se détache à regret.
Les contreforts des Pitons du Carbet s'abaissent doucement
par le Gros-Morne et Saint-Joseph vers la plaine du Centre,
immense tapis de cannes où se trouvent les plus importantes
usines et les gros bourgs de Lamentin, Ducos, Saint-Esprit,
Robert, François, Rivière-Salée. De la Croix-Rivail la vue
embrasse cette plantureuse étendue qui se confond au loin
avec la baie de Fort-de-France.
Le sud de l'île est formé par une chaîne de volcans plus
anciens encore que les Pitons du Carbet; le point culminant,
la Montagne du Vauclin, est un ballon naguère très fertile
que le déboisement et la maladie du caféier ont bien appauvri.
Elle domine la gracieuse baie du Vauclin et son coquet village
qui tend à devenir une station balnéaire; le Marin, ancien
port et chef-lieu du Sud, aujourd'hui déchu; le village de
Sainte-Anne, avec sa vaste plage de sable éblouissant; le bourg
prospère de Rivière-Pilote, grenier de la région, situé au fond
d'un large cratère aux énormes rochers; les villages côtiers
de Sainte-Luce, Diamant, Anses-d'Arlets, dont le déboisement
a ruiné l'hinterland.
A un mille environ de la côte surgit le Rocher du Diamant,
qui fut, de 1802 à 1805, occupé par les Anglais pour observer
et gêner les mouvements des flottes françaises près de Fort-
de-France. Sur ce cône presque inaccessible, ils réussirent à
installer des batteries, une citerne, des logements dont on voit
encore les vestiges. Un équipage de cent hommes montait cet
étrange vaisseau de guerre inscrit sur les registres de l'Ami-
rauté britannique sous le nom de corvette Diamond-Rock. Il
fallut toute une petite expédition pour les déloger.
De l'autre côté du Cap Salomon, à l'Ilet aux Ramiers, on
trouve encore des casemates, des citernes et des emplacements
de batteries. Plus loin, le bourg des Trois-IIets, berceau de
l'Impératrice Joséphine, possède un petit Musée où le Maire
a réuni de nombreux souvenirs de l'illustre Martiniquaise.
A l'extrémité sud de l'île qu'un phare désigne la nuit, il
existe une rare curiosité: la Savane des Pétrifications. Malgré
les innombrables prélèvements opérés depuis trois siècles, on
y ramasse encore de nombreux morceaux de bois silicifié et

404
GALERIES MARTINIQUAISES
des roches intéressantes. Le paysage est désertique, nulle trace
de végétation sur plusieurs hectares; la côte déchiquetée, où
les flots se brisent avec force, présente un aspect sauvage; le
soleil ardent, la réverbération, la difficulté d'accès, rendent
cette excursion fatigante, mais elle vaut la peine d'être faite.
On se rend facilement de Fort-de-France à Sainte-Anne par
le vapeur côtier qui dessert toutes les communes du littoral
du Sud; un autre relie la ville aux villages de l'Ouest jusqu'à
Saint-Pierre; les autres localités sont desservies par des lignes
d'autobus à bon marché, mais peu confortables, qu'on ne sau-
rait recommander aux touristes; mais ils trouveront partout
à louer d'excellentes autos pour visiter les points intéressants
de l'île.
19 février 1931.
L o u i s A C H I L L E .
**
C'est aussi avec plaisir et à cause de leurs particularités
touristiques que nous reproduisons les deux chroniques ci-
après, dues à la plume primesautière de notre compatriote
M. Paul Boye, qui sait si délicieusement régaler les lecteurs
du journal La Paix.
II. — L A P O I N T E M A R I N
Depuis toujours j'entendais vanter les charmes de ce coin
pittoresque de l'extrême-sud de l'île. La muse de Victor Du-
quesnay l'a dépeint avec le coloris brillant qui est comme le
reflet de la pensée du regretté poète.
Allez au Marin, il vous sera fait, comme un cadeau de choix,
l'invitation de passer une journée à la Pointe-Marin. L'endroit
est bien, me disais-je, puisqu'il est tant vanté. Mais l'amour
du clocher doit grossir les choses à travers la loupe marinoise.
Eh bien, non! les Marinois ont raison d'être fiers de leur
plage. Elle est unique à la Martinique et les colonies voisines
n'en possèdent pas, que je sache, une pareille.
Les amateurs de canotage se rendent à la Pointe en canot.
Les bourgeois y parviennent en auto et débarquent de plain-
pied sur le rivage. La route de Sainte-Anne, qui y conduit, est
douce et bien entretenue. Une curiosité qui retient l'attention
de celui qui, pour la première fois, la parcourt: à cinq cents
mètres du petit bourg, dominé par un calvaire typique, en bor-

GALERIES MARTINIQUAISES
405
dure du chemin colonial, à la file indienne, se dressent vingt
palmiers géants dont les pointes montent vers le ciel tandis
que, sous la brise, leurs ramures se balancent langoureuse-
ment: immenses éventails verts.
Combien de générations ont vu passer sous leur ombrage
ces palmiers séculaires encore robustes et disposés à travers
les fureurs du temps? Mais nous voici à la Pointe-Marin. Vrai-
ment, mon imagination n'avait jamais conçu cette plage im-
mense, au sable fin et blanc, qui s'étend du coin du bourg
Sainte-Anne jusqu'à la Pointe-Marin proprement dite, sur un
parcours de près de trois kilomètres.
C'est par extension que toute la plage est dénommée Pointe-
Marin. Il faut faire au moins un kilomètre sur le sable avant
d'atteindre la vraie. Là, à un brusque détour, s'offre un pay-
sage digne de tenter les amis de l'art, poètes ou peintres. L'on
est saisi par la beauté originale du tableau.
Les cheminées de l'usine émergent de l'abondante frondai-
son, les maisons aux rouges toitures, disposées en étages, rap-
pellent en raccourci l'ex-Saint-Pierre, le Fort. Les vertes col-
lines qui encadrent le bourg lui donnent un air de gaieté,
tandis qu'à ses pieds viennent mourir sans bruit les lames
de la tranquille baie du Marin, où voguent, pareils à des oi-
seaux, les légers canots à voile des pêcheurs.
J'eus donc, ce lundi 5 janvier, la bonne fortune de passer
une journée à la Pointe Saint-Martin. Ce n'est pas tant l'abon-
dance et la saveur des mets qui en ont constitué le charme,
mais le lieu lui-même. Tout invite à la joie: la blancheur du
rivage, le frais ombrage, l'onde cristalline. Gaieté accentuée
par un délicieux petit cop paille que l'on absorbe sans compter
les coups.
Et la cuisine champêtre donc! Des foyers formés de gros-
ses pierres alimentés avec des brindilles. C'est la corvée des
hommes. Les dames s'occupent des préparations culinaires.
Un canot passe. On le hèle. Il contient des poissons frétil-
lants. Le blafe, le blafe ! s'écrie le groupe. Tout de suite les
voici nettoyés et jetés dans la marmite où bout déjà la sauce
épicée, très flatteuse pour le palais, les jours de noce. Un con-
vive, l'ami U..., un élu de la mer, au point d'en avoir la nos-
talgie, nous régala de soudons, lambis, langoustes. Ce passion-
né de la mer, après douze ans de recherches, possède une col-
lection de coquillages d'une incomparable richesse. Nous en
reparlerons prochainement.
24 janvier 1931.
P A U L B O Y E .

406
GALERIES MARTINIQUAISES
III. — UN T A B L E A U DE L A M A R T I N I Q U E
A L ' E X P O S I T I O N C O L O N I A L E DE 1931
Je n'ai pas la prétention d'être un critique d'art, mais,
comme tout le monde, je possède la faculté de sentir ce qui
est beau.
J'avoue avoir été fortement impressionné par le tableau de
M. Paul Bailly: une toile de 6 mètres de long sur 3 mètres de
haut.
Ancien employé de la section ambulante, il m'a été donné
de connaître tous les coins et les recoins de l'île. Aussi, dès
que je me suis trouvé en présence du tableau, je me suis
écrié: Mais c'est un des plus beaux sites du Carbet !
Comment l'artiste est-il parvenu à créer cette œuvre d'un
réalisme étonnant ? On n'installe pas une toile de cette dimen-
sion en plein air, pour copier le modèle. Le mérite de ce ta-
bleau réside dans la conception générale de l'auteur, l'exac-
titude du coloris et la technique d'une perspective qui procure
une vue d'ensemble très harmonieuse; l'abondante frondai-
son d'une gorge dans la région montagneuse où la sève triom-
phe. Les bananiers, nonchalamment, allongent leurs longues
feuilles vertes sur lesquelles, comme des perles, sont semées
des gouttes d'eau.
A l'extrémité de la tige supportant le régime, s'accroche
la fleur rouge, non encore épanouie, semblable à un cœur
saignant.
D'autres bananiers sont chargés de bananes vertes ou com-
mençant à jaunir. Tout à côté, d'autres espèces présentent la
figue naine, la figue-sucrier. L'on éprouve l'envie de cueillir
cette dernière. Et nous nous rappelons tout de suite les rai-
sins du peintre Apelle, qu'un oiseau vint becqueter, tant ils
étaient ressemblants. Tout le long des troncs, comme de vieil-
les hardes, pendent des filaments jaunâtres et desséchés.
Par ailleurs, les arbres à pain, aux troncs couverts de para-
sites, étendent en tous sens leurs branches feuillues qui abri-
tent les fruits arrondis et charnus. Sur le sol, un champ de
choux caraïbes, choux d'achine aux larges feuilles vert-
épinard.
Les fleurs sauvages, les lianes, les plantes arborescentes,
toutes en fleurs, s'entremêlent, véritable kaléidoscope offert
par la nature. La rivière, la belle rivière du Carbet, en nappe
blanche, glisse doucement ou bondit sur les roches qui lui
barrent la route. Courbées ou accroupies, des femmes y font

G A L E R I E S M A R T I N I Q U A I S E S
4 0 7
la lessive. L'une d'elles, une vieille qu'abrite un large chapeau
bacoua, abandonne le linge pour écouter une jeune cabresse
accorte. Bien vêtue, le mouchoir bien attaché en tête trois
boutes,
elle revient du bourg voisin et doit traverser la rivière
pour rentrer chez elle.
Dans le voisinage, d'humbles logis en paille apparaissent à
travers le feuillage et, plus loin, la petite rhumerie dont la
cheminée fumante dénote l'activité. Un beau lever du jour
sous le ciel des tropiques où courent des nuages teintés des
feux du soleil. Et, dominant ce superbe paysage, la masse
puissante des Pitons du Carbet.
Le tableau de M. Paul Bailly n'a rien de factice; c'est la
vie de chez nous. Il sent le terroir de chez nous. C'est la
Martinique.
P A U L B O Y E .
10 décembre 1930.
On ne comprendrait pas que notre spirituel et charmant
conteur André Thomarel, alias Oncle Tom, dont le remarqua-
ble ouvrage Contes et Paysages de la Martinique vient d'ob-
tenir un grand succès, n'eût quelque chose d'inédit à narrer
aux lecteurs de Galeries Martiniquaises. Oncle Tom a bien
voulu nous envoyer le récit suivant d'une de ces légendes qui
courent nos campagnes si riches en anecdotes curieuses ou
désopilantes.
IV. — L A LEGENDE DU FONDS CEREMAUX
« Trois bains Fonds Cérémaux,
« Vrai! ka guéri toutt' maux. »
Entre la baie de Trinité et celle de Tartane, l'anse du Fonds-
Cérémaux.
Au pied des bois, du rocher et du morne Castagne qui le
ferment, s'étend un immense étang jusqu'à 5 0 pieds de la
plage. La mer en courroux y précipite des vagues écumeuses,
mais, grossi par les pluies, l'étang lui confie son excès d'eau.
La mer aux eaux vertes ne cesse de murmurer, tandis que

408
GALERIES MARTINIQUAISES
l'étang bordé de palétuviers et de mangliers garde un calme
impressionnant. Le fond du bassin n'est point boueux et l'eau
est d'une admirable teinte rouille.
Il en fut toujours ainsi, même au temps lointain où sur
le morne Castagne se dressait le château des parents de la
petite Yéyette qui souvent, d'une voix tendre et impérative,
criait:
— Da ! allons nous promener !
— Il n'est que deux heures, le soleil est trop haut...
— Nous prendrons des ombrelles.
— Où irons-nous?
— Conduis-moi au Fonds Cérémaux !
— A h ! non, Doudou, il y a trop de serpents dans ces para-
ges, de gros serpents jaunes...
— Tu dis ça exprès!
— Non, chérie, il y en a même dans l'étang. Hier encore
Zaoulou a failli y trouver la mort.
— Comment ça?
— Il était dans l'eau à pêcher des dguianmanhouins.
— Qu'est-ce que c'est?
— Des poissons noirs ressemblant à des tétards... C'est
ainsi que les anciens Caraïbes les appelaient. Nous, Africains,
nous les nommons botôlôs; ils sont gras et très bons à man-
ger, ils se cachent entre les racines des mangliers. Pouloss!
Zaoulou introduit le bras entre deux racines d'arbres et saisit
un énorme bôtôlô; il le tire de l'eau, mais que voit-il? Un gros
serpent aguia qui s'enroule furieusement autour de son bras.
— Ouill papa !
— Heureusement que le serpent avait été saisi par le cou.
Zaoulou, gardant son sang-froid, sortit de l'eau avec sa prise
et à l'aide de son coutelas lui détacha la tête. Et, chaque jour,
dans les cannes près du Fonds Cérémaux, les travailleurs
tuent de nombreux serpents.
— Eh bien! Da, appelle Zaoulou et Madimbo, j'irai dans
mon palanquin.
*
**
La petite Yéyette adorait se rendre sur le rivage du Fonds
Cérémaux.
Là, elle ramassait des coquillages de toutes formes, de tou-
tes nuances, des roches jolies, faites d'une agglomération de
purs cristaux ayant forme de petites amandes, des coquilles
vides d'oursins blancs, fragiles à l'extrême, mais d'une beauté

GALERIES MARTINIQUAISES
409
incomparable. De là, elle pouvait surprendre les poules d'eau,
les canards sauvages dans leurs ébats, des cayalis au bord
de l'eau guettant leur proie, et lorsqu'elle y venait en palan-
quin, ses porteurs lui faisaient une abondante cueillette de
pommes à peau jaune satinée, pleines d'un sirop clair, délica-
tement parfumé, et de petites graines onctueuses agréables à
écraser sous la dent.
Mais, à douze ans, Yéyette fut emmenée en France par sa
tante-marraine; on ne pouvait vraiment laisser grandir la
fillette en sauvageonne. La veille du départ, avec sa Da, elle
alla dire adieu à son cher « Fonds Cérémaux ».
*
**
— Alors, Mam Da, comment to yé? (Comment allez-vous?)
— A h ! Zaoulou, cô a ka pati (le corps s'en v a ) . Deux jam-
bes-là raides, pas peu macher enco... Douleurs en dos, douleurs
en bras, douleurs tout partout...
— Bon Dié bon ! ou ké guérie pou aller « Fonds Cérémaux »
épi Tit Têtesse...
— Pas coué Zaoulou ! (Je ne crois pas.)
— Courage, Mam' Da !
Et un après-midi, vers cinq heures, clouée par la maladie
sur un vieux « zizimtolé » (lit en coubaril à colonnes), Mam
Da poussa un grand cri. Un petit boy accourut à son secours
et la trouva hagarde.
— Macilili ! allez vite appeler Maîte moin!
Un instant après, le maître se présenta dans la case.
— A h ! maîte moin ! Ah ! maîte moin!
Et des larmes abondantes ruisselaient sur les pauvres joues
de l'impotente.
— Je viens de voir ma petite Têtesse.
— Vous dormiez, Mam' Da !
— Je ne dormais pas, Maîte, à tel point que j'entendais
très bien le chant des travailleurs, j'avais les yeux à demi
fermés. Tout à coup j'aperçois une forme blanche à la porte
de la case, je regarde, j'attends... La personne entre sans
bruit, s'arrête au pied de ma couche. Je reconnais Yéyette. Je
vais lui tendre les bras, elle me fait signe de ne pas bouger
et j'entends distinctement: « Da, prenez trois bains dans
l'étang du « Fonds Cérémaux » et chaque fois, en sortant, je-
tez dans l'eau par-dessus l'épaule, sans regarder en arrière,
une pièce de monnaie ! » J'ouvre la bouche pour parler. Elle
m'impose le silence en portant l'index devant sa bouche, me
sourit, puis brusquement s'évanouit.

410
G A L E R I E S M A R T I N I Q U A I S E S
— C'est aujourd'hui le 24 avril; il y a juste huit ans que
Yéyette a fait sa première communion. Elle arrive prochai-
nement. Eh bien ! Da, continua le maître, je dirai à Zaoulou
et à Madimbo de vous porter en palanquin au « Fonds •Céré-
maux ». Voici trois pièces pour les bains.
— Merci, Maîte!
Deux mois après, Mam Da, guérie, les manches retrous-
sées, s'affairait à la cuisine à la préparation de gelées de goya-
ves, de confitures d'ananas, de citrons glacés.
— Enfin, Yéyette moin ka rivé bientôt, merci mon Dié !
Et quelques jours après, un bateau à voile vint mouiller sur
rade de Trinité.
L e palanquin de Yéyette retourna vide au château et Mam'
Da rapporta à son maître une grande enveloppe bordée de
noir.
Yéyette était morte en France, le 24 avril, vers cinq heures.
ANDRÉ THOMAREL.
Nous terminons le chapitre « Tourisme » par le récit d'une
excursion que nous avons entreprise l'année dernière de Fort-
de-France aux Pitons du Carbet.
V. — EXCURSION DE FORT-DE-FRANCE
AUX PITONS DU CARBET
L e dimanche 14 avril 1930, à 6 heures, MM. L. Achille,
H. Olympie, Durringer et Michelin, tous professeurs au Lycée
Schoelcher, se réunissent à la porte de cet établissement et
arrêtent les derniers préparatifs d'une excursion aux Pitons
du Carbet par la route de la Trace. Nous nous réjouissons
fort d'avoir la bonne fortune de participer à cette journée
sportive en montagne.
Le temps est incertain. Des nuages gris et mamelonnés cou-
rent en effet dans le ciel et semblent annoncer la pluie. De la
ville, on observe un épais manteau de brouillards sur toute
la crête des Pitons.
Qu'importe !
Nous embarquons joyeusement dans l'autobus qui doit nous
conduire jusqu'à l'Aima, d'où notre petit groupe gagnera à
pied les hauteurs bleu foncé du grand Massif Central de la
Martinique.

GALERIES MARTINIQUAISES
411
L'automobile démarre. Rapidement, elle s'engage sur le bou-
levard de « La Levée » que traversent, à cette heure matinale,
quelques rares passants.
La Chapelle de l'Hôpital, le Pont Viard et l'antique Pont
Damase, sont vite dépassés. La route sur ce trajet est très
bonne. Elle porte un revêtement asphaltique qui lui donne
l'aspect d'un ciment noir et reluisant, ce qui supprime le
cahot et adoucit considérablement la marche du véhicule. Cette
particularité nous incite à souhaiter que tout le réseau rou-
tier de la Colonie soit mis au plus tôt dans le même état.
Courant le long de la Rivière Madame tout ombragée de
manguiers aux fruits savoureux, filant à vive allure sur la
belle route sinueuse qui domine en partie le cours d'eau, la
voiture passe en trombe devant les arbres à pain géants du
quartier « Pont de Chaînes », franchit le pont séculaire jeté
sur cette rivière aux eaux calmes et commence bientôt à
grimper.
Ici la route tracée à flanc de coteau et bien entretenue est
bordée de villas dont les devantures attrayantes font le bon-
heur des yeux. Tout en bas, à notre droite, la Rivière Madame
laisse apparaître par des échappées son eau limpide qui
gazouille à travers les roches noires, sur lesquelles — chaque
jour — les lavandières, en chantant, viennent battre leur linge
et le faire sécher.
Une de ces roches énormes nous rappelle les joyeux ébats
que nous venions prendre en ces lieux, voilà quelque 30 ans,
avec des camarades de la ville. Nous avons souvenance qu'il
existait là un grand et profond « bassin » naturel qui invitait
aux « pique-tête ». Debout sur la « Grosse Roche » — ainsi
s'appelait la plus volumineuse des roches qui encadraient
le bassin — les baigneurs s'élançaient dans l'onde bleue après
avoir décrit dans l'air un quart de cercle, y disparaissaient
complètement, pour remonter ensuite à la surface, à plusieurs
mètres du point de chute.
Aujourd'hui, plus de plongeons. Le débit de la rivière a
sensiblement baissé. Ce fait est une désastreuse conséquence
du déboisement intensif entrepris dans la moyenne et basse
vallée de la Rivière Madame, comme d'ailleurs dans la plus
grande partie de l'île, jadis si richement parée d'une luxu-
riante végétation !
Tandis que nous sommes absorbé par ce sujet, l'automo-
bile tourne brusquement à gauche et pénètre dans les méan-

412
GALERIES MARTINIQUAISES
dres que trace le chemin sur ce parcours. Nous montons en
ce moment parallèlement à la Ravine Blanche, petit affluent
de la Rivière Madame, célèbre par les dangereux trigono-
céphales qu'il entraîne lors des fortes crues. Par" sa vallée
encaissée, qui donne une vue directe sur la ville, nous aper-
cevons dans le lointain brumeux quelques maisons du chef-
lieu et une partie de la splendide rade de Fort-de-France.
Les bas-côtés de la route, sur ce point, sont encombrés de
fragments de roches arrangés en forme de rectangles bien ré-
guliers ou « mètres ».
Ces matériaux, utilisés dans la construction et le rechar-
gement de la voie publique, sont extraits d'une importante
carrière environnante. On peut remarquer dans la carrière
les couches stratifiées de roches, placées bien horizontalement.
Cette disposition en couches superposées de moyenne épais-
seur facilite sûrement l'exploitation de la matière.
*
**
L'auto continue à grimper sur une route moins sinueuse.
La vue s'élargit peu à peu devant nous. Nous roulons main-
tenant à vitesse modérée sur une crête qui devient graduelle-
ment horizontale. Nous voilà bientôt sur un palier très décou-
vert, permettant au regard de courir dans toutes les directions.
Ici, ta nature ne ménage point ses beautés et ses enchante-
ments. La large baie de Fort-de-France, aux eaux argentées
par les rayons du soleil levant, offre aux yeux l'aspect d'un
lac paisible dans lequel se mirent les collines ravinées du
« Morne La Plaine », les bastions en ruines du fortin de
la Pointe d'Alet et les vallonnements évocateurs de l'ancienne
« Habitation La Pagerie », berceau de l'Impératrice Joséphine.
Plus à l'Ouest, sommeille la Mer des Caraïbes que flibustiers,
boucaniers et autres pirates des XVII et XVII siècles montés
e
e
sur leurs caravelles légères et rapides écumèrent férocement.
Ses confins mal définis se confondent avec le ciel gris bleuté,
éveillant dans l'esprit nous ne savons quel paysage d'automne
sans arbres et sans vie. Mais la mélancolie de cette vision s'éva-
nouit devant le tableau bien vivant qu'évoquent les riches plan-
tations de cannes du Lamentin, les collines verdoyantes du voi-
sinage de Ducos et du Vauclin, les séduisantes frondaisons
qui s'étagent vers les localités de Saint-Joseph et du Gros-
Morne, les hautes cheminées d'usines qui, par leurs volutes
tourbillonnantes, trahissent l'activité certaine des grandes ex-
ploitations sucrières et rhumières de la région, enfin la vigou-
reuse forêt qui recouvre les hauteurs de Balata, d'où s'élève,

GALERIES MARTINIQUAISES
413
orgueilleuse et altière, l'architecture imposante du Montmar-
tre martiniquais.
Nous jetons une dernière fois les yeux sur les superbes
plantations de citronnelle qui, à droite de la route, entourent
la fabrique d'huile essentielle de Lémon-grass de M. Joseph
Lalung-Bonnaire et nous continuons notre randonnée.
La voiture, abandonnant le palier, monte à nouveau.
Voici de belles cultures vivrières qui s'essaiment dans toute
la campagne voisine. Ce sont les témoins éloquents de l'effort
quotidien des vaillants cultivateurs de la région; ce sont les
manifestations bien réelles du travail opiniâtre des paysans
du quartier contribuant dans une large mesure au ravitail-
lement de la population du chef-lieu.
Une mention spéciale doit être réservée au centre de « Ti-
voli », dont le jardin d'essai procure aux agriculteurs des
plants et semis de toute espèce. L e personnel technique de
ce jardin colonial fournit également de précieuses indications
aux cultivateurs sur les méthodes de culture les plus ration-
nelles et les plus productives.
N'oublions pas qu'une importante portion de l'ancienne pro-
priété « Tivoli » avait été morcelée et répartie entre de nom-
breux sinistrés de la catastrophe volcanique de 1902. La plu-
part de ces malheureux compatriotes, séduits sans doute par
le pittoresque des lieux et la fécondité du sol, y ont fait sou-
che. Ils ont aussi complètement changé l'aspect de ce centre
qui forme aujourd'hui un charmant et coquet village noyé
dans une mer de verdure.
Mais, sous le rapport des vivres du pays, le beau centre
agricole de « Balata » est loin de le céder à « Tivoli » : plantes
potagères, choux d'espèce différente, ignames de toute fa-
mille, maniocs aux racines volumineuses, patates succulentes,
couvrent la terre de toute part, rivalisant de sève avec les
bananiers aux larges feuilles immobiles, les cocotiers aux
longs bras languissants, les arbres à pain, les pruniers, les sa-
potilliers, les cerisiers, les abricotiers. Cet ensemble, agrémenté
de fleurs odorantes, de bosquets clairsemés, de jolies maison-
nettes aux toits rouges et blancs, de sources jaillissantes,
forme un tout poétique qui donne l'impression d'un merveil-
leux jardin des tropiques et qui émeut fortement l'âme.
Une remarque est à faire: les terres que nous avons jusqu'à
présent traversées appartiennent à la catégorie de la petite et
moyenne propriété. Dans toute cette zone, en effet, pas d'usine

4 1 4
GALERIES MARTINIQUAISES
à sucre ou à rhum. Aussi la canne, principale culture de la
colonie, y est-elle rare.
Mais la montée s'accentue davantage.
Nous voilà maintenant devant le camp militaire de Balata,
où les troupes en garnison à Fort-de-France viennent se ré-
créer de temps à autre. C'est un groupe de constructions bas-
ses piquées dans une épaisse verdure, et assez éloignées de
toute habitation particulière.
Enfin, après le pittoresque paysage de Balata, dont les
molles ondulations sont limitées à l'Ouest par les pentes qui
dévalent vers la Fontaine Didier et la Fontaine Absalon —
stations thermales très recherchées pour la vertu curative
de leurs eaux — nous nous lançons en pleine forêt tropicale.
La route serpente devant nous, se déroulant gracieusement
au pied des Pitons qui débutent à gauche par les flancs escar-
pés du Plateau Michel, du haut duquel on découvre la riante
vallée de la Rivière Duclos. Il est bon de noter en passant que
l'eau de la Rivière Duclos, captée à la hauteur de la Fontaine
Didier qu'elle rejoint par un tunnel, apporte une large contri-
bution à l'alimentation du chef-lieu. Mais c'est la rivière Du-
mauzé qui fournit à la ville le plus grand appoint de liquide;
le bassin de captation de son eau est situé à 3 ou 400 mètres
en amont de la source minérale d'Absalon.
Sur notre droite, défile la chaîne des hauteurs qui mènent
à l'ancienne propriété Bagoé, appelée « La Donis ».
On observe la rareté de l'élément humain dans toute cette
partie du massif.
L'air fraîchit de plus en plus et la douceur de la tempéra-
ture nous remplit de bien-être.
Tout à coup, le vombrissement d'un moteur fixe notre atten-
tion. Le bruit enfle progressivement. Nous sommes tous con-
vaincus de l'approche d'un avion survolant les Pitons et nous
nous faisons déjà une joie d'acclamer le « plus lourd que
l'air », messager du progrès.
Mais, hélas ! notre déception éclate. C'est une auto qui se
dirige vers nous. Encore quelques mètres et nous la croisons
au prochain détour du chemin. La voiture est remplie de pas-
sagers. Elle vient du bourg de Fonds-Saint-Denis et descend
vers Fort-de-France. Nous apprenons que, depuis peu, elle
assure régulièrement par la Trace un service quotidien entre
les deux localités. Heureuse initiative !
Encore quelques centaines de mètres et nous atteignons

GALERIES MARTINIQUAISES
415
« La Donis », où l'Administration a installé un poste fores-
tier chargé du triage Balata-Colson-Médaille. Nous sommes à
12 kilomètres de la ville.
Nous faisons halte pour prendre contact avec l'agent fores-
tier, M. Camille Dalin, qui nous accueille très aimablement
et veut bien nous proposer — ce que nous acceptons volon-
tiers — de nous accompagner dans notre excursion. Nous
sommes donc assurés de ne pas nous égarer dans les épaisses
forêts des Pitons.
Mettant à profit cet arrêt, nous prenons notre petit déjeuner
et nous nous désaltérons dans l'eau fraîche et claire qu'amène
ingénieusement au poste une gouttière en bambou ne mesu-
rant pas moins de 200 mètres de long, soutenue à un mètre
du sol par une série de piquets en bois. L'eau provient d'une
des nombreuses et abondantes sources de la région.
M. Dalin nous apprend que d'autres gardes forestiers nous
attendent plus haut et doivent également nous accompagner
sur les Pitons. Cette nouvelle nous comble d'aise et de satis-
faction, certains que nous sommes d'avoir avec nous des gui-
des très sûrs pour effectuer notre ascension.
Nous remontons dans la voiture et nous partons en emme-
nant M. Dalin.
Quelques instants après, nous abordons le camp militaire
de Colson, installé à 2 kilomètres de «La Donis». C'est une
station réservée spécialement aux Mathurins de passage à la
base navale de Fort-de-France. Ses vastes bâtiments, élevés
dans une clairière, sont en ce moment inoccupés.
Nous laissons derrière nous, à droite de la route, les hau-
teurs qui forment le Plateau Larcher; il faut monter sur ce
plateau, assez généralement uni, pour apercevoir, dans un
fond très boisé, un joli petit lac d'où la « Rivière l'Or » s'élance
en bruyantes cascades. L'eau très saine de cette rivière qui
tire probablement son nom des avantages qu'elle procure aux
habitants du voisinage, descend en torrent à la « Rivière Mon-
sieur » dont elle est un affluent. C'est elle qui va alimenter
les garnisons du fort Desaix et du fort Saint-Louis.
Notre voyage continue ensuite sans incident notable. Peu
après, nous nous engageons sur une côte déclive aboutissant

416
GALERIES MARTINIQUAISES
à la « Rivière Cadore ». La Rivière Cadore est célèbre dans
les annales du pays par un éboulement qui, il y a une vingtaine
d'années, a enseveli complètement dans son lit profond une
maison et tous ses occupants. Ni les occupants, ni la maison
n'ont reparu depuis; c'est du moins ce qu'on raconte...
Après quelques kilomètres de montée et de descente suc-
cessives — toujours parmi les hautes futaies — nous nous
arrêtons à la Rivière Blanche dont les eaux écumeuses et froi-
des ont la vieille réputation d'attirer de nombreux baigneurs
de la ville.
Nous remarquons, à droite et à gauche de la route, deux
élégantes cabines peintes de couleurs vives. Elles sont dues à
l'initiative de la Société des sites et monuments historiques de
la Martinique (1).
Ces édicules ont été construits à l'intention des baigneurs,
qui ont aussi la ressource d'utiliser le « Refuge de l'Aima »,
bâtiment spacieux et confortable, édifié à 200 mètres plus loin
par la même Société.
Un solide pont en pierres ou « Pont de l'Aima », est établi
sur la rivière, qu'on ne pouvait naguère encore traverser que
sur un cassis pavé.
La Rivière Blanche aux eaux tumultueuses et légendaires,
le « Pont de l'Aima » et la superbe forêt environnante qu'en-
cadrent joliment le beau ciel azuré et les hauts sommets des
Pitons empanachés de brouillards, forment un tableau du
plus ravissant effet. Aucun être humain arrivant la première
fois en ces lieux ne peut manquer d'être immédiatement frappé
d'une intense émotion et d'une sorte d'admiration contem-
plative. La Nature semble avoir réuni en ce petit coin édénique
tous les éléments nécessaires pour un bienheureux séjour. Le
poète, le philosophe, l'homme de science, tous ceux enfin que
les beautés naturelles ne sauraient laisser indifférents, trou-
veraient dans ce paradis de quoi provoquer l'inspiration pro-
fonde, remuer les grandes idées, exciter la recherche de la
vérité éternelle, exercer enfin sur l'esprit et le cœur la plus
saine et la plus salutaire influence.
Pendant la saison touristique, les Américains qui voyagent
de Fort-de-France à Saint-Pierre par la Trace, s'arrêtent
presque toujours au « Pont de l'Aima », à l'effet d'y goûter
(1) Autre nom du Syndicat d'Initiative de la Martinique.

GALERIES MARTINIQUAISES
417
les jouissances que ce coin paradisiaque leur réserve; mais
ils n'hésitent pas davantage à pénétrer dans le « Refuge de
l'Aima » pour se divertir et s'enivrer de la musique endiablée
d'un jazz-band.
Nous sommes tous tentés de nous dévêtir pour courir à la
baignade qui serait si agréable; malheureusement l'heure
avance et il est temps de gagner le sommet des Pitons. Nous
parcourons encore 300 mètres et notre voiture stoppe devant
le poste forestier de l'Aima, soit à 22 kilomètres du chef-lieu.
Là nous prenons contact avec trois gardes forestiers: MM.
Gabriel Régis et Cilly, attachés au poste de l'Aima; le troi-
sième, M. Fanon, est venu spécialement à notre rencontre. Il
appartient au poste des Deux-Choux, situé à 3 kilomètres de
là. Après le salut et les présentations d'usage, ces dévoués
agents qui assurent la surveillance et la police du plus vaste
domaine forestier de la Colonie, nous confirment qu'ils sont
à notre disposition pour monter sur les Pitons.
Vous imaginez notre bonheur d'un si précieux concours,
d'autant qu'aucun de nous n'a encore entrepris cette excur-
sion à l'endroit que nous venons de choisir. Il s'agit, en effet,
de trouver et de suivre l'itinéraire le plus commode conduisant
au Grand Plateau, ce puissant contrefort qui relie, du Nord-
Est au Sud-Ouest, le Piton des Deux-Choux et celui de Du-
mauzé.
Notre première pensée, en laissant la ville, avait été d'y
parvenir par un sentier du Piton des Deux-Choux. Mais MM.
Fanon et Régis nous font observer que la piste est très diffi-
cilement praticable de ce côté; nous avons alors pris la dé-
termination, d'accord avec eux, d'attaquer de flanc le Grand
Plateau, après avoir franchi sous bois une distance de 2 kilo-
mètres environ, sur un terrain s'élevant en pente assez douce,
du point où nous sommes jusqu'au pied même de la mon-
tagne.
Il est exactement 8 heures. L e temps reste légèrement
couvert.
La petite troupe s'ébranle et s'enfonce d'emblée dans la
forêt touffue et sombre. Un air humide et froid nous saisit.
Nous marchons par des sentiers couverts d'humus dont l'odeur
caractéristique contraste avec le doux parfum des roses, des
jasmins, des bégonias, des blanches tubéreuses et des bou-
quainvilliers aux fleurs rouges qui ornent la devanture du
27

418
GALERIES MARTINIQUAISES
poste de l'Aima. L'humidité qui règne en ces parages y entre-
tient une végétation exubérante, extrêmement serrée et riche
des essences les plus communes de la flore tropicale: hautes
herbes, bambous
de grande taille, fougères arborescentes, ma-
gniolas
ou « bois bébés », balisiers géants aux fleurs rouges de
sang, balatas, gommiers, acacias, figuiers, poiriers, fromagers
énormes aux branches épineuses, toutes les espèces connues
de nos futaies passent et repassent sous nos yeux éblouis. La
splendeur et la magnificence de la forêt nous émerveillent et
nous font frissonner d'émotion.
L e plafond qui s'étend sur nos têtes ne permet pas d'aper-
cevoir le ciel. C'est en vain que le regard essaie de percer la
voûte que forment les puissantes frondaisons.
On conçoit que le soleil, invisible à travers cet abondant
feuillage, n'ait point encore de ses chauds rayons dissipé la
rosée; les herbes sont toujours tapissées de buée et même les
feuilles des arbres laissent tomber par intervalles, en un tac...
tac
irrégulier, les gouttelettes perlées qui les recouvrent.
Une immense et troublante solitude nous entoure et le
silence qui s'observe dans ces grands bois entremêlés de lianes
innombrables est vraiment impressionnant ! Ce silence est à
peine rompu par le bruissement des insectes qui fuient à
notre approche ou le murmure berceur de quelques clairs
ruisseaux se frayant un passage dans les ravins d'alentour.
Parfois une brise légère agite la cime des arbres qui fait
alors entendre un sourd gémissement. Ce concert inattendu
se complète du susurrement des feuilles sèches qui viennent
choir à côté de nous et de la délicieuse mélodie du siffleur des
montagnes.
Toutes ces particularités donnent une idée de la
paix et de l'harmonie que l'on retrouve dans cette belle forêt.
Elles ne constituent certes pas les moindres attraits, les char-
mes les moins captivants de ces endroits propices à la médi-
tation et au rêve.
**
Il y a une heure que notre petit groupe chemine en file
indienne vers la base du Grand Plateau. Nous marchons avec
prudence pour éviter de tomber subitement dans les « trous
Mahaut », ouvertures cylindriques assez larges et profondes
que laisse en pourrissant l'arbre de même nom. Si le sentier
est sur certains points uni, il est souvent aussi couvert de
boue ou d'un inextricable réseau de racines de toutes dimen-

GALERIES MARTINIQUAISES
419
sions et parfois coupé de crevasses qu'il faut franchir en sau-
tant ou en bondissant. De temps en temps, il nous arrive d'en-
jamber de gros troncs noueux de bois mort, placés en travers
du chemin. Parfois nous nous arrêtons pour observer quelque
curiosité ou regarder le latex qui, sous le coup de coutelas
d'un des gardes, s'écoule tout blanc et lentement le long de
la tige rectiligne du gommier.
Nous interrogeons nos guides pour savoir si des « fers
de lance » ne gîtent pas dans les trous et excavations que
nous découvrons en cours de route. Leur réponse est négative.
Il est fort probable que les serpents s'accommodent difficile-
ment de l'humidité persistante qui imbibe de sol de toute la
région. Par contre, il n'est pas rare d'y rencontrer des mani-
cous (Didelphis opossum). Ces petits marsupiaux dont la chair
est très estimée, se laissent également chasser dans les arbres
où ils construisent des nids de brindilles et de feuilles sèches,
facilement reconnaissables.
NOUS manifestons également le désir d'être renseignés sur
la police de la forêt. Les agents ne se font pas prier. Ils nous
livrent les secrets de leurs méthodes de surveillance. Effrayés
par la rigueur des règlements sur les délits forestiers, les
voleurs de bois de construction ou de chauffage, les fabricants
de « fours à charbon clandestins » pratiquent de moins en
moins leur malhonnête industrie. On constate, par bonheur,
qu'ils se sont beaucoup assagis.
Le service comporte de pénibles exigences. L'agent est tenu
de sortir tous les jours, par tous les temps. Il doit faire preuve
d'habileté, de patience, d'énergie, et déployer un dévouement
incessant s'il veut aboutir à des résultats sérieux.
Quelquefois il s'égare dans la forêt. S'il a oublié sa bous-
sole, il lui faut alors grimper très haut dans un arbre pour
s'orienter, ou marcher à l'aventure, ou descendre avec de gran-
des difficultés le long des cours d'eau coupés de falaises et
plus ou moins encaissés, jusqu'à ce qu'il parvienne à trouver
une issue.
C'est dire au prix de quel esprit de sacrifice et avec quelle
conscience professionnelle, cet humble serviteur de la chose
publique, dont la rétribution n'a cependant rien d'alléchant,
assure efficacement la protection de la forêt dans l'intérêt su-
périeur de la collectivité!
*
**
Soudain, nous entendons à faible distance devant nous le
bruit d'une eau qui se déverse en cascades. MM. Cilly et

420
GALERIES MARTINIQUAISES
Régis nous annoncent que nous sommes à quelques pas de
la source de la Rivière Blanche, ce cours d'eau argenté qui
passe sous le pont de l'Aima. En effet, nous marchons encore
un instant et nous débouchons, en pleine clarté, dans la
rivière qui, entamant sa course vagabonde, s'en va rejoindre
la Lézarde à plusieurs kilomètres de là. La source est en face
de nous. Jaillissant avec force d'une gorge moussue creusée
dans un roc taillé comme une muraille à pic, l'eau bondit en
grondant, dégringole avec fracas et tombe en bouillonnant
dans le « bassin » couvert d'écume blanche qu'elle a formé
à son point de chute.
A notre droite, nous remarquons le lit desséché et jonché
de roches grises d'un torrent du nom de « Rivière Sèche » (1).
Mais comment résister au désir de nous abreuver à la
source pétillante et glacée? Ainsi désaltérés, nous nous as-
seyons sur de grosses pierres de teinte ardoise, accumulées
dans le lit de la « Rivière Blanche », et nous nous mettons
en devoir de considérer, non sans effroi, et même sans an
goisse, les difficultés de la partie la plus dangereuse de notre
excursion, c'est-à-dire l'ascension du Grand Plateau par une
trace qui s'élève presque verticalement sur un terrain dressé
comme une barrière infranchissable.
Il est dix heures. Nous allons reprendre notre marche. Lé
chemin à suivre, disons-nous, n'est pas loin de la verticale
En nous rendant bien compte qu'il se rapproche généralement
de la ligne droite, nous devinons qu'il décrit quelques zigzags
et dessine des petites courbes irrégulières.
Deux des gardes qui nous accompagnent l'ont déjà gravi en
accomplissant leur pénible service. Les deux autres et notre
petit groupe de touristes vont, pour la première fois, tenter
l'aventure.
Sur la montagne, des nuages transparents se succèdent
rapides comme des trains. Le temps est moins couvert. L'astre
du jour envoie une lumière tamisée.
*
**
C'est le moment de nous lever. Bien décidés à aller jus-
qu'au bout de l'audacieuse entreprise, nous partons pleins de
courage, de patience et de volonté tenace.
Escaladant le lit de la Rivière Sèche sur près de 200 mètres
(1) Les rivières « Blanche » et « Sèche », que nous retrouvons au pied
des Pitons, nous portent à penser, par association d'idées, aux cours d eau
de mêmes noms qui coulent sur le flanc ouest du Mont Pelé.

GALERIES MARTINIQUAISES
421
environ, nous attaquons allègrement à gauche un étroit pas-
sage escarpé et nous progressons à « quatre pattes », en réa-
lisant des miracles d'équilibre sur dès pierres branlantes.
Le sentier que nous suivons est tracé sur la crête ou le
versant de quelques petits contreforts du plateau. C'est un
passage exigu, couvert de graviers, de sable ou de mousse
humide, embarrassé de racines enchevêtrées. Il est quelque-
fois glissant, en raison de la nature argileuse du sol sur
certains points. S'il est le plus souvent bordé d'arbustes de
toute taille et de grandes herbes à couteau qu'il n'y a qu'à
tenir pour garder son équilibre, il est aussi, en maints en-
droits, complètement dépouillé de toute végétation. Sur ces
espaces très dangereux à cause des gouffres insondables, des
hautes falaises, des précipices vertigineux qu'ils côtoient, nous
devons garder la plus complète maîtrise, montrer le sang-
froid le plus imperturbable, afin de poser tour à tour délica-
tement, un pied devant l'autre, ou se mettre à califourchon
pour avancer.
Voici de grandes pierres plates de 2 à 3 mètres de long, dis-
posées en pente rapide. Nous passons dessus soit en rampant,
soit en faisant la courte échelle, soit en nous tendant la main
ou la jambe.
Voici, d'autre part, des bouts de bois fixés horizontalement
dans, le chemin et formant escalier. Ils facilitent notre ascen-
sion. Les gardes nous apprennent que ce travail est l'œuvre
des coupeurs de choux palmistes.
Ailleurs, nous empoignons solidement des touffes d'herbes
et, faisant jouer des coudes et des genoux, nous parvenons à
gravir des passes difficiles. D'autres fois, nous entreprenons
le même manège en nous accrochant aux piquets de bois
fichés en terre par ceux-là mêmes, sans doute, qui y ont ins-
tallé des escaliers.
Çà et là, nous rencontrons un petit parcours tant soit peu
horizontal et creusé en gouttière. Il faut patauger dans l'eau
boueuse qui emplit la gouttière.
Quand les arbustes qui croissent le long du sentier sont
assez forts pour nous permettre de nous suspendre à leurs
branches, nous n'hésitons pas à nous livrer à de véritables
acrobaties et, de traction en traction, nous réussissons à fran-
chir des passages très scabreux.
Que de fois la terre cède sous nos pas ! Que de fois des
pierres roulent subitement sous nos pieds ! Nous nous main-
tenons tout de même, tant bien que mal.

422
GALERIES MARTINIQUAISES
De temps à autre nous faisons une courte halte, tant pour
souffler que pour admirer le joli paysage qui s'élargit et
s'allonge à mesure que nous nous élevons en altitude.
Nous profitons aussi de ces moments pour échanger nos
impressions.
Sur la rive droite de la Rivière Blanche, à quelque deux
kilomètres et demi de nous, un petit étang s'étale au milieu
d'une savane. C'est l'étang Nicoleau.
Un peu plus près, et presqu'à la même hauteur que nous,
un pli de terrain descend en pente abrupte vers la vallée. C'est
la « balancine ». Il existe là, paraît-il, un passage étroit et très
difficile qui permet d'accéder au Piton Dumauzé. Malheur à
l'excursionniste imprudent qui se laisserait choir de la « ba-
lancine ». Il se précipiterait irrémédiablement dans un
effrayant abîme. Aussi, les touristes qui ont accompli le pro-
dige de franchir ce terrible passage, en parlent-ils avec une
sorte de stupeur et une émotion à peine contenues.
D'aucuns affirment que des accidents tragiques se sont déjà
produits en cet endroit.
Tout à coup, un mancefenil se détache du fond de la vallée
verdoyante. Il monte lentement en tournoyant, nous dépasse
et disparaît bientôt à l'horizon.
Regardez cet arbre des voyageurs. C'est une variété de bali-
sier dont les feuilles vert foncé se balancent paresseusement
au souffle de la brise caressante.
Le flanc de la montagne — à droite, à gauche — ne mérite
pas moins de retenir l'attention.
Ici, le roc, de teinte noire tachetée de blanc, apparaît dé-
pourvu de toute trace de végétation. Là, des fissures à demi-
cachées par des broussailles, de larges fentes latérales, des
excavations de formes bizarres font contraste avec des sur-
faces bien unies. On découvre également des bandes de terre
nue, au pied desquelles des tumulus trahissent des éboule-
ments récents.
Mais l'aspect sévère de cette pente inhospitalière s'atténue
du spectacle séduisant d'un beau tapis de fougères naines,
parsemé d'ananas sauvages, de choux palmistes, de graminées
de toute espèce, de mousse, et s'égaie en même temps de
l'agréable effet produit par des bégonias, des violettes sauva-
ges, des crécrés aux fleurs rouges qu'une bonne fée semble
avoir plantés là.
Mais il est visible que la végétation de plus en plus rabou-
grie se raréfie avec l'altitude.
Enfin, nous repartons. Encore un dernier coup de collier
sur la partie réellement la plus dure et la plus périlleuse du

GALERIES MARTINIQUAISES
423
trajet, encore un ultime effort et, haletants, tout essoufflés,
littéralement trempés de sueur, nos mains endolories, nos vê-
tements déchirés et couverts de boue, nous nous hissons victo-
rieusement, à 12 heures et demie, au faîte du Grand Plateau.
Vous devinez notre frénétique enthousiasme. Vous sentez
les battements de nos cœurs triomphants. Vous mesurez notre
joie délirante, l'âpre joie de la difficulté vaincue!
Nous allons enfin jouir d'un repos bien mérité; nous allons
renifler à notre aise la brise étourdissante, nous allons char-
mer nos yeux d'un immense et mirifique panorama.
Nous nous dirigeons alors vers la gauche du plateau parmi
les cabouillas, les minuscules fougères, les petites graminées,
les crécrés, les choux palmistes, les balisiers et les bois-canon
de petite taille qui font fureur ici et, quelques pas plus loin,
nous nous étendons sur un frais gazon. Puis nous ouvrons
nos musettes pour lester notre estomac creux. Notre repas,
bien entendu, s'agrémente d'une bonne salade de choux pal-
mistes. Certains camarades préfèrent cependant manger ce
légume sans aucun apprêt. Sa saveur agréable rappelle sensi-
blement celle de l'amande.
Le chou palmiste, très répandu sur le flanc et le sommet
du plateau, ne dépasse guère un mètre de hauteur lorsqu'il est
adulte. C'est vraisemblablement une variété naine des grands
et beaux palmistes à écorce ligneuse qui poussent majestueu-
sement dans les basses régions de notre île.
Sa tige est comparable à celle du bananier; coupée au ras
du sol et dépouillée de ses branches, elle est ensuite débar-
rassée de son épaisse écorce herbacée et le chou lui-même, ou
cœur du palmiste, d'un blanc laiteux, est mis à nu. Chacun
sait que ce légume au goût délicieux est très recherché des
gourmets. Malheureusement, il disparaît de plus en plus chez
nous, depuis l'inoubliable catastrophe de 1902. Le massif su-
périeur de la Montagne Pelée, jadis terre de prédilection du
chou palmiste, n'a plus de nos jours, un seul représentant
de cette espèce végétale que les nuées ardentes ont complète-
ment détruite.
*
Le Grand Plateau est une bande de terre de 8 à 900 mètres
de long, orientée et descendant en pente modérée du nord-est
au sud-ouest. Elle est coupée au sud-est, dans toute sa lon-

424
GALERIES MARTINIQUAISES
gueur, par une ligne presque droite. D'une largeur moyenne
de 70 à 80 mètres, elle s'infléchit d'abord doucement vers le
nord-ouest et s'abaisse en pente plus inclinée vers la propriété
Papin-Dupont.
Au nord-est, il s'appuie sur le Piton des Deux-Choux, à la
base duquel la route de la Trace décrit ses méandres, s'accorde
avec celle du Calvaire qui va au Gros-Morne, ainsi qu'avec la
nouvelle voie conduisant au Morne-Rouge par la Croix Dubuc
et le Fonds Mary-Reine. Décrivant ensuite une courbe, la
route prend la direction du village de Fonds-Saint-Denis et
laisse derrière elle, un peu à droite, le « Piton Neigeux ».
Au sud-ouest, le Grand Plateau s'accroche au Morne Pa-
villon qu'on atteint après avoir traversé une sorte de col, non
loin d'une source accueillante dont nous avons mis à contri-
bution, pour apaiser notre soif, l'eau glacée et toute de cristal.
Ce morne, presque inaccessible, doit, paraît-il, son nom à un
drapeau que, depuis longtemps déjà, un audacieux touriste
américain y aurait planté. On raconte que personne n'a jamais
pu répéter l'exploit de l'intrépide Américain.
Derrière le Morne Pavillon qui coudoie le Morne Balthazar,
se dresse en flèche le second des trois grands Pitons: c'est le
Dumauzé, qui donne son nom à la rivière de même nom, la-
quelle passant par les stations thermales d'Absalon et Didier,
vient se jeter dans la commune de Schoelcher. Le Piton Du-
mauzé s'appelle également Piton de Colson. Il a une plus fai-
ble altitude que le « Gros Piton du Carbet », la plus élevée de
toutes ces hauteurs et dont la forme très arrondie rappelle
les « Ballons d'Alsace ».
L e Gros Piton du Carbet mesure 1.216 mètres de hauteur.
Il est situé au nord-ouest du Grand Plateau. Nous pourrions
l'approcher par le « Morne Amour » au contour très doux.
Il s'élève dans le voisinage de la bourgade du Morne-Vert, au
climat si souvent vanté, et en est séparé par une énorme dent
qui descend à pic vers ce riant petit village.
Un peu à droite et en contre-bas du Morne Amour, nous
distinguons le « Morne de M Roy » qui domine la « Rivière
me
du Carbet » coulant parallèlement à la route de la Trace. Une
légende assez amusante a donné une certaine célébrité à cette
dernière colline.
Plus loin devant nous, ajustée au Morne Lacroix, au Morne
Yangting et au Morne l'Etoile, s'étale, en forme de cuvette,
tout la région dénommée « Fonds Mary-Reine » et « Cham-

GALERIES MARTINIQUAISES
425
flore », au climat très sain, au sol prodigieusement fertile et
largement arrosé par les eaux de la Capot supérieure et de ses
affluents.
L'infortunée commune du Morne-Rouge, que sa vaillante et
héroïque population vient de réintégrer en dépit d'une sécurité
douteuse, après en avoir été chassée par la reprise d'activité
volcanique du 16 septembre dernier, s'estompe là-bas dans
une brume légère.
Sa voisine, l'Ajoupa-Bouillon, dont les courageux habitants
sont également déjà revenus, se perche sur les confins du
Morne Capot. Plus à l'Est, le long couloir du Lorrain, aux ver-
sants couverts de belles forêts, se déroule en ligne droite jus-
qu'à l'Océan aux flots toujours en fureur.
Dominant avec orgueil tous ces sites charmants, la Mon-
tagne Pelée, au sommet caché par un brouillard impénétrable,
ne laisse absolument rien voir des terrifiants phénomènes qui
s'y accomplissent. On ne peut regarder le monstre sans être
assailli par le souvenir des angoissants et tragiques événe-
ments de 1902. Une grande partie de la zone dévastée à cette
époque et en 1929-1930 se découvre tristement jusqu'aux
abords de Saint-Pierre, la ville martyre. Mais on se console de
l'impression de douloureuse tristesse de ce vaste champ de
désolation et de ruine, en contemplant à loisir la puissante
verdure du « Parnasse », les cannes merveilleuses et les bâti-
ments d'exploitation de la distillerie Saint-James, ainsi que
les magnifiques bosquets et les belles cultures vivrières qui
entourent les constructions vieillies de l'Observatoire du
« Morne des Cadets ».
Tournons maintenant le dos à la redoutable Pelée.
L'enchantement du tableau panoramique qui s'ouvre sous
les yeux est chose vraiment impossible à exprimer par la
plume, autant que par la parole et le pinceau. Il y a tant d'at-
traits dans cet incomparable cadre naturel, tant d'infinies va-
riétés et d'harmonie, tant de beauté et de splendeur dans ce
divin paysage, que nous demeurons muets d'émerveillement.
« Comme une Néréide au soleil engourdie,
« Sur l'Onde, en s'enivrant de la brise attiédie,
« Sous le ciel pur, dans le flot clair
« De l'immense Atlantique,
« A l'abri des frissons d'hiver,
« S'étend la Martinique
«Fraîche oasis de mer. »

426
GALERIES MARTINIQUAISES
Ainsi chantent en ce moment, en notre âme ardente et sen-
sible, les vers immortels de Victor Duquesnay, notre doux
poète local.
De notre observatoire, sous le ciel d'azur et le soleil à demi
voilé, le regard embrasse d'un coup des champs de cannes
interminables, des usines aux noires cheminées, des distilleries
nombreuses, des collines innombrables, des vallées profondes
et fertiles, des bourgades et des villages aux toits rouges, des
teintes multiples de verdure, des côtes artistement découpées,
des îlots bordés de dentelles d'écume et l'Océan mystérieux et
magique !
Mais à nos pieds, la flore tropicale s'étend dans toute sa
richesse et sa luxuriance et il semble que ce vaste tapis vert
foncé ondule gracieusement. Balata, Colson, Alma, L e Bou-
cher, Deux-Choux, Médaille, Plateau Larcher, tous ces espaces
verdoyants constituent une parure charmante et enviable et
sont autant de réserves abondantes de bois dont l'influence
s'exerce efficacement sur le régime hydrographique d'une im-
portante partie de la Martinique.
Du point de vue géologique, les Pitons du Carbet sont au-
tant de cônes volcaniques qui de temps immémorial ont surgi
d'un gigantesque cratère de plusieurs kilomètres de diamètre.
C'est du moins la thèse admise par l'éminent Professeur La
croix et d'autres savants géologues, d'après le résultat de l'ana
lyse des roches qu'on y trouve. Dans ce cas, le cône de la
Montagne Pelée, celui du Vauclin, du « Morne La Plaine » et
des autres centres volcaniques de l'île, seraient peu de chose,
par rapport à l'immense bouchon de lave que forment les
Pitons du Carbet !
*
Tandis que nous nous perdons en conjectures sur ce grave
sujet, l'instant du départ arrive.
A 14 heures 15, nous reprenons le sentier par où nous
étions montés au Grand Plateau.
La descente s'effectue avec d'infinies précautions.
A noter qu'elle est beaucoup moins fatigante et relative-
ment plus facile que la montée.
Nous atteignons à 15 heures 30 la source de la Rivière
Blanche, d'où, après un léger repos, nous regagnons, une
heure après, à travers la forêt, le poste de l'Aima.
Un bain réparateur à la Rivière Blanche, suivi d'un nou-
0

GALERIES MARTINIQUAISES
427
veau et substantiel repas au poste forestier, et nous faisons
nos adieux aux gardes qui sont vraiment de charmants et
aimables compagnons d'excursion.
Notre autobus ronfle et part. Il nous dépose en ville à 18
heures.
Quel impérissable souvenir nous saurons garder d'une jour-
née marquée par tant de joyeux effort, tant de profit intel-
lectuel et moral.
Fort-de-France, le 18 avril 1930.
CÉSAIRE PHILEMON.


TABLE DES MATIÈRES
PAGES
Avant-propos de M. L.-B. Conseil, Instituteur, ancien Chargé de
mission du Gouvernement de la Martinique 7
Opinion de M. L. Achille, Agrégé de l'Université, Professeur au
Lycée Schœlcher 9
Lettre à M. Destrehem, Inspecteur principal, Chef du Service
des Douanes à la Martinique 11
Préface de M. Destrehem 13
PREMIÈRE PARTIE
I. — Sur les origines de la Martinique 21
II. — Le doux pays des revenants 28
III. — Les Caraïbes 37
IV. — Le peuplement de la Martinique:
1° Généralités 42
2° Des grandes Compagnies de colonisation 43
3° Arrivée des premiers Français 46
4° Importation des esclaves noirs 51
5° Brève incursion dans l'histoire de l'esclavage.. 52
6° Découverte de l'Amérique et restauration de
l'esclavage 54
7° L'esclavage à la Martinique 56
8° Le Code noir 58
9° La situation des esclaves amenés en France.... 61
10° Vers le triomphe de la liberté 63
11° Introduction des Chinois et Indous 73
12° Statistique démographique générale 77
13° Opinions sur les créoles de la Martinique 87
V. — Le préjugé de race et de couleur à la Martinique:
1° Période antérieure à 1778 92
2° De 1778 à la Révolution française 97
3° De la Révolution française a l'affaire Bissette
(1823) 99
4° Affaire Bissette (1823) 102
5° De l'affaire Bissette à la Révolution de 1848 117
6° Après l'abolition de l'esclavage 118
7° L'insurrection du Sud (1870) 119
8° De la situation en 1881 et années subséquentes.. 121
9° Après la catastrophe de 1902 (1902-1910) 126
10° Va-t-on vers l'apaisement ? 129
11° Relations des Français métropolitains et des
Martiniquais 131

430
G A L E R I E S M A R T I N I Q U A I S E S
DEUXIÈME PARTIE
VI. — Vie économique:
1 Agriculture 133
o
2° Industrie 144
3° Commerce: a) Coup d'oeil rétrospectif; b) Expor-
tations; c) Importations; d) Mouvements de
la Navigation 151
VII.— Intellectualisme: a)De l'éducation religieuse à la laïci-
sation: b) Plaquette en l'honneur de M. Cas-
sien Sainte-Claire, un des maîtres les plus
méritants de l'Enseignement primaire 191
VIII. — Association:
1 Syndicalisme 220
o
2° Mutualité 222
IX. — Activité sportive 236
X. — Pages littéraires:
1 ° Bibliographie récente 248
2° Anthologie martiniquaise... 250
TROISIÈME PARTIE
XI. — Faits d'armes militaires 279
XII. — De quelques personnalités marquantes originaires de
la Martinique y ayant vécu ou l'ayant visitée 288
XIII. — Les Martiniquais hors de chez eux.... 298
XIV. — La Montagne Pelée et l'éruption actuelle:
A. —Opinions de M. Revert sur cette étude 307
1 Coup d'oeil d'ensemble 308
o
2° Phénomènes secondaires 321
3° Examen sommaire de quelques hypothèses.......... 326
4° Quelques faits relatifs à l'éruption actuelle 332
5° Périlleuses excursions à la Montagne 339
6° Le moral de la population 345
7° Hommage déférent à M. Frank A. Perret 347
8° Autres faits saillants de la période volcanique.. 350
9° Equipement volcanique et restauration de la
Région du Nord 352
B. — L e s observations vulcanologiques de M. Frank A.
Perret 354
C. — Note de M. le Professeur Arsandaux présentée au
Congrès des Sociétés Savantes à Alger (25 avril
1930) 361
D. — L'activité du Mont Pelé: 2 Communication de
e
M. Frank A. Perret. Aperçu sur ses conditions
actuelles (1 octobre 1930) 366
e r
E. — Excursion du samedi 27 décembre 1930 au nouvel
étang 371
F. — Excursion du dimanche 17 janvier 1931 sur la
route du Prêcheur à Saint-Pierre 389
XV. — Tourisme:
1 Le Tourisme à la Martinique 396
o
2° La Pointe Marin 404
3° Un tableau de la Martinique à l'Exposition colo-
niale de 1931 406
4° La légende du Fond-Cérémaux 407
5° Excursion de Fort-de-France aux Pitons du
Carbet 410

-. Achevé d'imprimer pour le compte
de M. Césaire PHILÉMON, sur les
presses des ateliers "PRINTORY" sous
la direction de Serge LAPINA.
Paris, le 20 Août 1931.


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