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Le Clergé Colonial
de 1815 à 1850
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DU MÊME AUTEUR
Ouvrages de Prédication
LE BUT DE LA VIE HUMAINE - 11 conférences apologé-
tiques publiées en 1921 (épuisé).
LA VIE PRESENTE ORIENTEE VERS SON BUT - 11
conférences publiées en 1922 (épuisé).
LE BUT DE LA VIE HUMAINE - les 22 conférences ci-
dessus réunies en un seul volume - 2e édition en
1930 - 10 fr.
LA VOIE VERS LE BUT - 7 conférences apologétiques sur
l'Eglise publiées en 1930 - 2e édition en 1932 - 5 fr.
Ouvrages Historiques
LA VILLE ET LA PAROISSE DE FORT-DE-FRANCE -
trois siècles d'une ville coloniale française - 1924 -
7 fr. chez Aubanel, père.
N.D. DE LA DELIVRANDE, patronne de la Martinique -
5 fr. chez Aubanel, père.
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Le Clergé Colonial
de 1815 à 1850
par le R. P. Joseph JANIN, SSp.
Second assistant général des PP. du St-Esprit
Ancien archiprêtre
de la cathédrale de Fort-de-France
TOULOUSE
Imprimerie H. BASUYAU & O
8, Hue des Hégans
1935
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Nihil Obstat
die 22 Novembris 1935
A. CABON censor
Imprimi potest
die 22 Novembris 1935
+ LS LE HUNSEC
Superior Generalis
Imprimatur
Lutetiae Parisiorum die 23 Nov. 1935
M. SUDOUR, vic. gen.

AVANT-PROPOS
On pourrait s'étonner à première vue de voir réunis dans
une même étude, des gens et des pays si différents, qui sem-
blent n'avoir aucun lien entre eux. Le clergé colonial était
composé de prêtres appartenant à toutes les régions de la
France, et ne se connaissant pas les uns les autres; ils se
trouvaient répandus dans les quatre parties du monde, puis-
que le Séminaire colonial d'où ils sortaient était en Europe,
et que leurs missions se trouvaient à la fois en Amérique,
en Afrique et en Asie. Mais en y regardant de plus près on
ne tarde pas à s'apercevoir qu'il y a, dans tout ce qui re-
garde le clergé colonial de ce temps là, une unité réelle, à
tel point qu'il serait difficile de parler de quelques-uns sans
parler en même temps de tous les autres. Ils ne formaient
pas entre eux un corps homogène, ni congrégation, ni dio-
cèse, ni même mission proprement dite; et cependant ils
formaient certainement, devant les autorités civiles et reli-
gieuses non moins que devant l'opinion publique, un ensem-
ble déterminé, à part de tout autre, et auquel s'appliquaient
partout où ils étaient, les mêmes lois, les mêmes règlements
et aussi les mêmes appréciations.
Il y avait entre eux unité d'origine car ils étaient tous
sensés sortir du Séminaire colonial. Nous disons bien : sen-
sés, puisque la moitié d'entre eux n'y avaient pas été formés.
Ils étaient pourtant tous considérés comme envoyés par le
Séminaire colonial, et ils n'étaient pas admis autrement.

6
LE CLERGÉ COLONIAL
Ceux qui n'y avaient pas fait leurs études, devaient y passer
quelque temps avant de s'embarquer. Ceux même qui étaient
acceptés sur place sans y avoir passé, n'étaient incorporés
par le Gouvernement qu'après enquête du Supérieur. De
sorte que aux yeux de tous, ils avaient un lien commun avec
le Séminaire qui était chargé de les envoyer en mission : et
ce lien commun semblait les réunir entre eux.
Outre celte unité un peu factice, ils en avaient une autre
plus réelle, qui consistait dans l'inscription au cadre. Ils
formaient un corps spécial de fonctionnaires de l'Etat. Ils
n'avaient rien du clergé d'un diocèse qui est attaché à une
région déteminée, car ils pouvaient passer d'une mission
à une autre, et cela arriva assez souvent; ils étaient affectés
aux colonies en général. On pouvait les comparer au corps
des aumôniers de troupes, ou mieux encore à celui des offi-
ciers de marine. Le Gouvernement d'ailleurs les considérait
bien comme tels, car il leur appliquait sensiblement les mê-
mes principes pour l'inscription, les changements, les radia-
tions, etc.
Il y avait surtout unité par le genre de ministère qui
s'adressait à des populations identiques. Ils allaient tous
dans les « Vieilles Colonies ». On appelle ainsi celles que la
France s'était annexées avant la Révolution. Il n'y en avait
pas d'autres à cette époque. La conquête de l'Algérie re-
monte bien à 1830 mais la colonisation proprement dite fut
beaucoup plus tardive. De même ce ne fut que bien après
1840 que les Français mirent sérieusement le pied à Mada-
gascar. D'ailleurs ni l'Algérie, ni Madagascar, ne furent
confiées au Clergé colonial. Ils allèrent exclusivement dans
les vieilles colonies. Or les neuf dixièmes des habitants se
trouvaient dans ce qu'on appelait les « Grandes Colonies »
c'est-à-dire : Martinique, Guadeloupe et Bourbon. C'était un
mélange de blancs, descendants des anciens colons, de gens
de couleur libres, et de noirs qui furent tous peu à peu libé-
rés précisément durant cette période. C'est ce milieu, sen-

AVANT-PROPOS
7
siblement le même partout qui fut le champ d'action du
clergé colonial. A la Guyane et au Sénégal il en était à peu
près de même, sauf que dans la première colonie, il y avait
très peu de blancs, et dans la seconde pas du tout. Il n'y
avait de réelle différence qu'en ce qui concerne les Comp-
toirs des Indes, ainsi que Saint-Pierre et Miquelon. Dans
ces deux colonies la population n'était plus du tout la même:
dans la première il y avait des indiens brahmanistes ou
boudhistes, mêlés à quelques blancs ou métis chrétiens;
dans la seconde il y avait quelques familles descendant des
émigrants bretons du Canada. Mais les deux avaient si peu
d'importance qu'elles ne modifiaient pas l'allure générale du
ministère : dans l'une il n'y avait que deux prêtres et dans
l'autre un seul. On peut donc dire que tout le Clergé colo-
nial était occupé auprès d'une même population, la popu-
lation créole dont les caractéristiques étaient les mêmes
sous toutes les latitudes.
Le Clergé colonial forme donc bien un tout ou un ensem-
ble et qui peut être étudié comme tel. Il faut ajouter qu'il
en est ainsi tout spécialement du clergé de cette période qui
va de 1815 à 1850 c'est-à-dire de la reprise des colonies par
la France à l'institution des évêchés. Il se trouva là en effet
dans des conditions tellement particulières qu'elles ne s'ap-
pliquent qu'à lui. Les colonies sortaient d'une longue occu-
pation étrangère qui avait eu au point de vue religieux des
effets désastreux. Non pas qu'il y ait eu persécution comme
en France, mais simplement parce que les colonies restèrent
livrées à elles-mêmes, ne recevant plus aucun secours reli-
gieux de la Mère Patrie et ne pouvant en attendre aucun
d'un pays hérétique. L'arrivé du Clergé colonial fut la pre-
mière manifestation de l'appui donné par la France à ses
colonies au point de vue religieux. Et d'autre part lorsqu'on
1850 les colonies furent érigées en diocèses, elles perdirent
cette situation qui les mettait à part dans l'Eglise de France.
Et par le fait même le clergé perdit aussi plus ou moins ce

8
LE CLERGÉ COLONIAL
qui faisait son caractère spécial, pour rentrer dans le cadre
normal des clergés diocésains. De sorte que le clergé de cette
période constitue un groupe particulier dont on ne retrouve
pas l'équivalent par ailleurs.
Il eut à faire face à des difficultés inouïes auxquelles il
était mal préparé. Et comment aurait-il pu y être préparé,
puisqu'elles étaient inconnues en Europe ? De là de sa part
des hésitations et des erreurs dont il n'est qu'en partie res-
ponsable. Toutefois ceux qui n'étaient pas au courant de la
vraie situation firent à tort retomber sur lui cette responsa-
bilité pleine et entière et ils l'accablèrent de reproches im-
mérités. Il suffît, pour le mettre en lumière, de retracer les
faits d'après les nombreux documents qui restent de cette
époque et qui se complètent ou se rectifient, les uns les au-
tres. Il sort de là que le clergé colonial, s'il ne fut pas com-
plètement sans reproche et s'il commit bien des fautes, fut
cependant dans l'ensemble digne de sa haute mission et en
tout cas ne mérite pas les accusations portées contre lui.
C'est ce qui donne à ce travail un peu l'allure d'un plaidoyer
ou d'une réhabilitation. Cette allure n'est pourtant pas inten-
tionnelle mais elle ressort tout naturellement des rectifica-
tions imposées par la comparaison ou la confrontation des
divers documents. Spécialement en ce qui concerne la redou-
table question de l'esclavage dans laquelle le clergé se trouva
mêlé sans y être pour rien, une mise au point était néces-
saire. Nous n'avons pas cherché à l'éluder. Aujourd'hui nul
ne doute que l'esclavage ne soit une infamie contraire à la
fois aux lois divines et humaines. Mais à ce moment là la
question avait été enveloppée de tant de sophismes spécieux
qu'on pouvait hésiter sur l'attitude à prendre. Il y eut chez
certains prêtres des tergiversations regrettables. Mais il est
injuste de les accuser tous, car l'ensemble du clergé sut
prendre une attitude conforme à la fois à leur dignité sacer-
dotale et à la charité chrétienne. Nous avons essayé de mon-
trer combien leur situation fut délicate et combien néan-
moins leur rôle fut éminemment pacificateur.

AVANT-PROPOS
9
Nous avons cité cet exemple parce qu'il est celui qui a le
plus attiré l'attention à l'époque. Mais il en est ainsi d'une
foule d'autres. Il y a presque partout une mise au point à
opérer. Et ce n'est pas toujours facile. Il est nécessaire de
compulser longuement les documents et même d'en étudier
les dessous pour savoir la vérité. La même affaire change
entièrement d'aspect suivant qu'elle est présentée par l'un
ou par l'autre. Avant de porter un jugement il faut toujours
connaître la contre-partie. Bien mieux la même affaire expo-
sée par les mêmes personnages change selon les circonstan-
ces. Et ils ne sont pas de mauvaise foi : ils changent d'avis
ou bien ils modifient inconsciemment leur point de vue sous
la poussée d'influences extérieures qu'il faut savoir décou-
vrir. Par exemple MM. Dalmond et Minot, deux excellents
prêtres de Bourbon, écrivent à Paris pour se plaindre de
M. Poncelet. Ces lettres sont déférées par le Supérieur à la
Propagande qui fait des observations au Préfet. Celui-ci
obtient des mêmes prêtres des lettres qui disent à peu près le
contraire des premières. Selon qu'on aura en main les archi-
ves de la Propagande, ou celles du Saint-Esprit, on aura
donc une idée toute différente sur la question. Pour trouver
la vérité il faudra les compulser et les rapprocher des notes
officielles qui se trouvent aux archives des Colonies. Ce cas
est typique et il se renouvelle souvent.
C'est dire qu'il y a toujours une part d'interprétation dans
les jugements portés. C'est inévitable. Il ne servirait de rien
de citer longuement et exactement des lettres entières. On
n'aurait par là que l'opinion de celui que l'on cite, et encore
cette opinion au moment précis où il écrit. Son opinion a pu
être déformée par des impulsions passagères. On serait ainsi
très loin de la vérité. Il faut nécessairement consulter plu-
sieurs documents et venant de plusieurs sources. C'est ce
que nous avons essayé de faire. Il y a quatre sources prin-
cipales : les archives du Saint-Esprit, qui sont les plus four-

10
LE CLERGÉ COLONIAL
nies et où toutes les questions sans exception sont traitées
au long et au large et dans des sens contradictoires; les ar-
chives de la Propagande où on retrouve les mêmes questions
sous un angle parfois différent; les archives des Colonies où
sont toutes les pièces officielles sans compter beaucoup de
lettres privées; enfin les archives locales de chaque colonie
qui ne sont guère que la répétition des précédentes. Nous
avons été assez heureux pour pouvoir les consulter toutes
soit directement soit dans des copies sûres. Les opinions
exprimées sont donc la résultante de l'ensemble des docu-
ments.
Nous croyons pouvoir dire qu'elles sont sans parti pris
c'est-à-dire sans prévention ni pour ni contre le Clergé co-
lonial. Il n'y aurait pas lieu d'ailleurs. Le Clergé colonial de
cette période, comme nous l'avons montré plus haut, est
sans lien avec qui que ce soit. Il n'en a pas avec la Congré-
gation du Saint-Esprit, dont il ne faisait pas partie et qui
n'avait dans sa formation qu'une responsabilité limitée; il
n'en avait pas avec l'ancien clergé composé de moines et
dont il était séparé par une coupure de 25 ans; il n'en a
même pas avec le Clergé colonial qui l'a suivi et qui était
un clergé proprement diocésain. Il se trouve donc isolé, sans
attache avec personne. Il n'en a pas moins droit à la vérité.
Cette courte période de 35 ans est la plus mouvementée de
l'histoire des vieilles colonies, et au point de vue religieux
elle est importante parce qu'elle sert de transition. Nous
n'avons pas cherché à dissimuler les fautes et les erreurs.
A quoi bon ? elles ont été tellement rendues publiques dans
la presse et dans les discours que ce serait impossible. Les
ouvrages actuels qui se rapportent à cette période y font des
allusions très claires. Nous avons cru préférable de dire ce
qui nous a paru vrai d'après les documents. Et le résultat est
que la plupart de ces accusations si bruyantes paraissent
fausses ou exagérées.
Y a-t-il d'autres documents que ceux que nous avons eus

AVANT-PROPOS
1 1
entre les mains ? C'est possible mais nous ne pensons pas
qu'ils puissent modifier sérieusement le fond des questions
envisagées, car ils ne donneront jamais qu'une opinion per-
sonnelle de plus à ce propos. Comme nous en avons eu tou-
jours plusieurs pour chaque cas, ils nous donnaient bien
l'impression d'ensemble à dégager. Si cependant nous nous
sommes trompés une fois ou l'autre, nous ne ferons aucune
difficulté de le reconnaître. Nous avons cité soigneusement
la date de toutes les citations faites. On peut les retrouver
facilement sans autre indication. Il n'y en a pas d'aulres
d'ailleurs. Dans chaque fonds d'archives les pièces sont clas-
sées par colonie et par ordre de dates. Aux archives des
Colonies seulement il y a une cote, mais cela n'ajoute pas
grand'chose et quand on a la date exacte on trouve assez
vite ce qu'on cherche. Elles sont à la disposition du public
puisque, notre travail s'arrêtant à 1850, elles remontent à
plus de 75 ans. Les autres sont moins accessibles, mais nous
avons eu la chance cependant de pouvoir les consulter à
loisir.
Enfin il n'était pas inutile de montrer les résultats acquis
par le clergé colonial dans son ministère et le mérite qu'il en
avait, car ces résultats ont été généralement méconnus.
Il est certain que les « Vieilles Colonies » comptent aujour-
d'hui parmi les pays les plus foncièrement catholiques et les
plus pratiquants qu'on puisse trouver. La foi y est profonde
et la pratique des sacrements y est plus répandue que par-
tout ailleurs. Elles sont comparables à nos meilleures pro-
vinces et en tout cas bien supérieures à certaines régions
d'où la pratique a totalement disparu et où la foi se meurt.
La cause en est d'abord dans la bonne disposition des popu-
lations mais aussi dans le travail du clergé. Et de ce travail,
tous ont leur part, depuis les moines de l'Ancien Régime
jusqu'aux prêtres actuels. Mais il n'est que juste de recon-
naître que le clergé de 1815 à 1850 a eu la part sinon la plus
importante du moins la plus pénible et qu'il a bien rempli sa

12
LE CLERGÉ COLONIAL
tâche. A son arrivée il n'était pas venu de prêtres depuis
25 ans et tout était désorganisé. Il lui fallut tout reprendre
à pied d'oeuvre. Il le fit avec courage et en 1850, lorsqu'il fut
transformé en clergé diocésain, il put offrir aux nouveaux
évêques non seulement des populations entièrement chré-
tiennes (elles l'étaient avant eux) mais encore, parmi ces
populations, une élite appréciable quoique peu nombreuse
de fidèles pratiquants. Ce fut un point de départ pour les
progrès qui suivirent.

CHAPITRE PREMIER
LA SITUATION RELIGIEUSE DES COLONIES
EN 1816
Au moment de la Restauration toutes les Colonies fran-
çaises sans aucune exception se trouvaient aux mains des
Anglais. Ils s'en étaient emparés durant les désordres de la

Révolution. La France, absorbée par la lutte qu'elle devait
soutenir contre l'Europe presque entière, liguée contre elle,

n'avait pu les défendre efficacement. Elles lui furent rendues,
il est vrai, par le traité d'Amiens, le 25 mars 1802. Mais les
hostilités se rouvrirent si vite que cette reprise de possession

dura trop peu pour exercer une influence durable. Les An-
glais revinrent presqu'aussitôt et s'installèrent partout. Les
colons leur avaient d'ailleurs presque partout donné leur
assentiment, et quelquefois même les avaient appelés. Ce
n'est pas qu'ils eussent renoncé à leur nationalité ou même
à leurs sentiments français. Au contraire ils en faisaient
parade et ils avaient gardé au cœur toute la haine atavique
contre l'Angleterre qui restait bien pour eux l'ennemi héré-
ditaire. Mais ils considéraient les colonies comme confiées

aux armes de S. M. Britannique, pour être remises au Roi
de France lorsqu'il remonterait sur son trône. Cette conven-

14
LE CLERGÉ COLONIAL
tion fut formellement exprimée à la Martinique et elle fut
plus ou moins admise implicitement partout. Quelle était
l'intention réelle des Anglais ? Ne pensaient-ils pas à s'an-
nexer tous ces pays comme ils avaient fait du Canada ? On
ne peut le savoir. Le fait est qu'ils agirent comme s'ils res-
pectaient la convention en question. Ils évitèrent de choquer
les populations et respectèrent l'ordre établi spécialement
au point de vue religieux. De sorte que les colonies gardè-
rent l'organisation d'Ancien Régime pendant toute la durée
de la Révolution et de l'Empire, sauf le court intervalle de
la Paix d'Amiens, dont nous venons de parler. C'est confor-
mément aussi à cette même convention que les Anglais res-
tituèrent les colonies lorsque les Bourbons remonlèrent sur
le trône. Ils n'en gardèrent que l'une ou l'autre comme dé-
dommagement du service rendu.
Cette restitution eut lieu en 1814. La Convention du
23 avril rendait à la France tous ses territoires tant métro-
politains que coloniaux tels qu'ils étaient au 1er janvier 1792.
Les Colonies ne sont pas nommément mentionnées et on
pourrait croire d'après le texte général que l'Angleterre ne
garde rien. Mais le traité de Paris du 30 mai, qui ratifie cette
Convention, donne des précisions. Les colonies sont toutes
restituées sauf trois îles que l'Angleterre se réserve : Tabago
et Sainte-Lucie dans les Antilles; Maurice dans la mer
des Indes. Tabago n'avait pas grande importance, elle est
petite et il n'y avait à peu près pas de Français, elle est d'ail-
leurs dans une position assez excentrique par rapport au
reste de nos possessions. Sainte-Lucie par contre était en-
tièrement peuplée de Français. Sa position toute proche de
la Martinique dont elle avait toujours administrativement
fait partie, la rendait précieuse à tous les points de vue, mi-
litaire, économique, politique, etc. C'était vraiment une
perte. Mais la perte principale était bien certainement l'île
Maurice, qui avait porté le beau nom d'île de France et qui
fut baptisée ainsi par les Anglais, en l'honneur de Maurice de
»

LA SITUATION RELIGIEUSE EN 1816
15
Nassau. Elle était elle aussi entièrement peuplée de Fran-
çais. Elle était d'une importance incalculable au point de
vue économique et politique. C'était une grande perte, il est
vrai, mais on s'estima encore heureux d'en être quitte à si
bon compte. Vu l'état des choses en Europe, si l'Angleterre
avait exigé davantage on ne voit pas bien comment on au-
rait fait pour le lui refuser.
Les Colonies rendues étaient donc celles qui constituait
le domaine colonial de la France en 1792, moins les îles
citées ci-dessus. Il comprenait en Amérique les deux îles
importantes de la Martinique et de la Guadeloupe, avec quel-
ques autres petites îles, Marie-Galante, les Saintes, la Dési-
rade, Saint-Mart in; sur la Côte Ferme la Guyane avec
Cayenne sa capitale; dans l'extrême Nord les petites îles de
Saint-Pierre et Miquelon. En Afrique on retrouvait le Séné-
gal, qui se réduisait d'ailleurs aux deux Comptoirs de Saint-
Louis et de Gorée; et de l'autre côté du continent l'île im-
portante de Bourbon. En Asie on nous rendait les Comptoirs
des Indes, Pondichéry, Mahé, Yanaon, Chandernagor et
Karikal, mais avec défense de les fortifier et de s'étendre à
l'intérieur des terres. C'était, on le voit, un domaine encore
assez important et qui s'étendait comme des pierres d'at-
tente sur presque tous les continents. Ce fut certainement là
le point de départ du développement magnifique que de-
vaient prendre les colonies françaises au cours du XIXe siè-
cle.
La reprise de possession s'opéra lentement, avec toutes
sortes de difficultés, que le retour de Napoléon de l'île d'Elbe,
vint encore compliquer. Les Anglais qui étaient partis d'as-
sez bonne grâce la première fois, se hâtèrent de revenir.
Après les Cent Jours, ils se firent tirer l'oreille pour s'en
aller de nouveau. Cela dura des mois. On eût dit qu'ils
attendaient de nouveaux désordres en Europe, pour s'im-
planter définitivement. Tout finit par s'arranger cependant
et dans le courant de 1816 la France fut maîtresse de tout
ce qui lui appartenait.

16
LE CLERGÉ COLONIAL
L'Ile Bourbon fut reprise au nom du Roi par le Gouver-
neur Bouvet de Lozier, et l'Intendant Marchant. Leur pre-
mier soin fut de lui rendre son nom qui avait déjà changé
quatre fois. Elle s'était appelée d'abord Mascareigne, en
l'honneur du Portugais qui l'avait découverte; ensuite Bour-
bon lorsque les Français en prirent possession définitive-
ment en 1649; pendant la Révolution elle reçut le nom de
Réunion en l'honneur de la réunion des Sans-Culottes des
deux îles qui y avait eu lieu; pendant l'empire elle reçut le
nom de Bonaparte. Au retour des Bourbons elle reprit natu-
rellement son nom primitif pour en changer de nouveau
quelques années plus tard.
La Martinique et la Guadeloupe furent reprises dans le
courant de 1814, la première le 12 décembre par le vice-
amiral comte de Vaugiraud, la seconde le 14 décembre par
le contre-amiral comte de Linnois. Ce dernier prit fait et
cause pour l'empire pendant les Cent Jours et arbora le
drapeau tricolore. Le comte de Vaugiraud fut nommé par
le gouvernement royal, alors à Gand, gouverneur des deux
îles. Il reprit possession de la Guadeloupe à l'aide des trou-
pes anglaises. Le second traité de Paris du 20 novembre 1815
ne modifia rien à ce qui avait été réglé pour les colonies.
Les Anglais durent donc évacuer de nouveau les îles occu-
pées. Ils le firent lentement et comme à regret. Cependant
tout fut effectué dans le courant de 1816.
Saint-Pierre et Miquelon avait été prise par les Anglais
en 1793. Il n'y avait que 1.502 habitants qui furent tous
déportés d'abord à Halifax puis de là en France. Les bâti-
ments furent détruits et la petite ville de Saint-Pierre entiè-
rement rasée. De sorte qu'il n'y avait plus rien à cet endroit
là et que l'occupation anglaise paraît avoir été purement
nominale. Ces îles furent rendues à la France en 1802 mais
on n'eut même pas le temps de revenir les occuper. Elles
ne firent vraiment retour à la France qu'en 1816 quand le
commissaire de marine, Bourilhon, commandant pour le

LA SITUATION RELIGIEUSE EN 1816
17
Roi, en reprit possession le 25 mai. Il lui fallut d'abord re-
construire les maisons détruites avant de pouvoir faire reve-
nir les habitants. Au cours de l'année 1816 on lit revenir
environ 130 familles, de celles qui avaient été déportées
autrefois. Cela donnait un total de 311 individus. Après
avoir reconstruit le bourg de Saint-Pierre, on lit un autre
petit bourg dans l'île de Miquelon. Ces populations devaient
vraiment avoir l'habitude d'être déportées, transportées, et
retransponées car c'étaient des Acadiens. Ils étaient venus
pour la première fois à Saint-Pierre en 1763 après la cession
du Canada : c'était le seul petit coin de terre qui fût restée
française. Depuis lors ils avaient dû encore changer plu-
sieurs fois de séjour. Mais cette fois c'était définitif et ils
ne quittèrent plus leur petite patrie où ils se développèrent
normalement jusqu'aujourd'hui.
La Guyane avait pu rester française jusqu'en 1809. Elle
se trouvait alors sous le gouvernement de Victor Hugues
qui dut capituler devant une flotte anglo-portugaise. Il avait
mis comme condition que la colonie appartiendrait aux Por-
tugais seuls, et les Anglais y consentirent. Elle fut rendue
comme les autres par les traités de 1814 et de 1815, mais
la reprise de possession par la France tarda beaucoup par
suite de plusieurs circonstances. Ce n'est que le 8 novem-
bre 1817 qu'elle fut remise au comte de Carra Saint-Cyr,
commandant et administrateur pour le Roi. Les Portugais y
étaient donc restés huit années entières.
C'est également au cours de l'année 1816 que l'on reprit
possession au nom du Roi de France des comptoirs du Sé-
négal, et des comptoirs des Indes, qui tous avaient passé aux
mains des Anglais durant la Révolution.
Quelle était la situation du clergé dans ces colonies au
moment où elle firent retour à la France ? Il n'est pas diffi-
cile de deviner qu'elle était lamentable. Il n'y avait à peu près
plus de prêtres nulle part. Il n'y avait eu pourtant ni persé-
cutions, ni désordres. Les Anglais qui s'étaient emparés de
2

18
LE CLERGÉ COLONIAL
ces pays plus ou moins avec l'assentiment des colons ef-
frayés des excès de la Révolution, avaient intérêt à les mé-
nager. Ils se montrèrent particulièrement respectueux de la
religion qui tenaient tant à cœur à ces populations croyan-
tes. En Guyane seulement, qui resta aux mains des révolu-
tionnaires jusqu'en 1809 on peut parler de persécutions con-
tre le clergé local et surtout contre les malheureux prêtres
déportés. Mais nulle part ailleurs on ne cite d'actes d'hosti-
lité contre la réligion ou le clergé, sauf pendant peut-être
les courtes périodes d'échauffourées ou de batailles. De sorte
que la disparition du clergé ne vint pas de là. L'unique
cause est dans la cessation totale du recrutement. Il faut
songer en effet que les grands Ordres religieux qui s'occu-
paient des colonies avaient tous disparu en France. Il en
était de même des deux congrégations plus récentes, les La-
zaristes et les Prêtres du Saint-Esprit. Les Dominicains
étaient chargés d'un certain nombre de paroisses à la Gua-
deloupe et à la Martinique. Il en était de même des Capu-
cins qui desservaient en outre les comptoirs des Indes. L'île
Bourbon était confiée aux Lazaristes. La Congrégation du
Saint-Esprit était chargée de fournir des prêtres à la Guyane,
à Saint-Pierre-et-Miquelon, et aux comptoirs du Sénégal.
Toutes ces sociétés furent supprimées d'un trait de plume
par la Convention le 18 août 1792. Ce fut la ruine de toutes
les missions françaises, dans tous les
pays et particuliè-
rement dans les colonies puisqu'aucun étranger ne pouvait
y suppléer. Les prêtres ne furent pas inquiétés sur place
mais ils disparurent peu à peu par extinction. On peut dire
qu'il n'arriva plus un prêtre de France depuis le commen-
cement des troubles, c'est-à-dire depuis 1789 ou 90. On peut
facilement se faire une idée de l'état où devait être réduit le
clergé plus de 25 ans après, vers 1816.
Il ne restait plus en effet que quelques vieux moines qui
touchaient à la fin de leur carrière. Ils ne se recrutaient plus
puisque l'Ordre avait disparu en France. Par le fait même

LA SITUATION RELIGIEUSE EN 1816
19
ils étaient sans aucune attache en Europe car ils ne commu-
niquaient pas avec les autres provinces de l'Ordre. Ils étaient
même sans aucune attache entre eux si ce n'est les liens du
souvenir et sans doute aussi ceux de la conscience. Mais ils
ne constituaient plus un corps officiel. Quand eurent dis-
paru les supérieurs réguliers nommés avant la Révolution,
on ne savait plus trop à qui obéir. En somme la situation
était désespérée et on pouvait prévoir à très brève échéance
la disparition totale du clergé des colonies. Heureusement
que la Providence vint à leur aide, du moins dans les An-
tilles, en leur adjoignant un clergé tout à fait inattendu, les
prêtres émigrés ou déportés. Des émigrés, il y en eut très
peu. Ils venaient soit d'Angleterre, soit des Etats-Unis. Des
déportés par contre il y en eut un assez grand nombre. Le
Directoire en avait fait transporter par centaines à la
Guyane. La plupart moururent de privations, de fatigues et
surtout de maladies. N'étant pas habitués à ce climat tro-
pical et d'autre part à peu près privés de tout, ces malheu-
reux déjà affaiblis par leur détention en France ainsi que par
le long et terrible voyage qui avait suivi, ne pouvaient pas ré-
sister. Parmi ceux qui survécurent, quelques-uns réussirent
à s'enfuir et vinrent naturellement échouer dans les îles
occupées par les Anglais. Ce fut le petit nombre. Le reste
fut déporté par les autorités révolutionnaires. Il ne semble
pas y avoir eu d'exécutions comme en France. On se conten-
tait de leur rendre la vie très dure et de s'en débarrasser
sans violences. On exigea d'abord le serment de tous les
prêtres présents en Guyane. Ceux qui refusèrent durent par-
tir. Parmi ceux qui le prêtèrent, quelques-uns se rétractè-
rent et durent partir aussi. Les autres se virent finalement
interdire tout ministère et se dispersèrent également. Des
prêtres furent déportés de France à partir de 1792 et pério-
diquement au cours des années suivantes. Ceux qui ne pé-
rirent pas cherchèrent à exercer du ministère sur place.
C'eût été pour la colonie un précieux appoint. Mais les auto-

20
LE CLERGÉ COLONIAL
rités qui avaient désorganisé le clergé local, ne voulurent
pas le permettre et se mirent à déporter de nouveau tous
ces malheureux. On trouve quelques détails à ce sujet dans
un rapport que M. l'abbé Guiller adressa au minisire de la
marine quelques années plus tard pour lui exposer la situa-
tion. Il était bien placé pour être au courant. En mai 1793
le gouverneur fit déporter de la Guyane tous les prêtres qui
avaient refusé le serment tant ceux du pays que ceux qui
avaient déjà été déportés de France. Ils semblent avoir été
assez nombreux. Un peu plus tard un autre groupe de 32
prêtres fut déporté à Surinam, en Guyane hollandaise. De
là ils se répandirent dans les pays voisins. Victor Hugues
qui arriva le 12 janvier 1800 en qualité d'Agent des Consuls
c'est-à-dire, en somme, de gouverneur, continua la même
politique et acheva de se débarrasser des prêtres. Le 26 oc-
tobre 1801 il expédia 34 prêtres sur le bateau l'Alerte qui
les déposa à la Martinique. Quelques-uns y restèrent, les
autres passèrent dans les autres îles. II dut d'autre part y
<
avoir bien d'autres déportations dont on n'a pas gardé la
trace, sans compter ceux qui réussissaient à s'embarquer
d'eux-mêmes d'une façon ou d'une autre.
Il semblerait d'après ces chiffres que le clergé des îles dut
être très fourni. Il n'en est rien cependant. D'abord tous ces
prêtres ne restèrent pas aux îles. Un certain nombre réussit
à s'embarquer pour l'Europe. D'autres se rendirent aux
Etats-Unis où l'on en trouve encore de longues années après.
Ensuite il faut bien se dire que ceux qui y restèrent ne pu-
rent pas durer longtemps. C'étaient la plupart du temps des
hommes, épuisés par les privations, affaiblis par la mala-
die, et par les souffrances physiques et morales qui les
avaient accablés depuis leur départ de France. De sorte
qu'au total, en 1816, il n'en restait presque plus. Il faut dire
cependant que c'est surtout grâce à eux qu'il resta un clergé
dans les îles durant les vingt-cinq années qui vont du com-
mencement de la Révolution à la fin de l'Empire, car il n'ar-

LA SITUATION RELIGIEUSE EN 1816
21
riva aucun autre prêtre de France. C'étaient pour la plupart
des prêtres sérieux et pieux, peu habitués au ministère colo-
nial, mais très dévoués. Ils firent un bien considérable.
Voici d'après un rapport de M. Fourdinier au Ministère
le nombre exact des prêtres présents aux colonies au com-
mencement de 1816 : à la Martinique il y a 10 prêtres; à la
Guadeloupe 7; à Bourbon 5; à la Guyane un seul; il n'y a
en plus du tout à Saint-Pierre-et-Miquelon, au Sénégal, ni
aux Comptoirs des Indes. Cela fait donc en tout un total de
23 prêtres pour des territoires immenses et ces 23 prêtres
sont tous âgés et fatigués, on n'en cite pas un seul parmi
eux qui soit jeune et vaillant. C'est dire que la situation est
véritablement angoissante. La population dont ils avaient à
s'occuper était la suivante : la Martinique comptait 99.462
habitants; la Guadeloupe 102.669; Bourbon environ 90.000;
la Guyane 15.000; Saint-Pierre-et-Miquelon 311; le Sénégal
7 à 8.000; les comptoirs des Indes quelques milliers qu'il
est difficile de préciser à cause du mélange des juridictions.
Tout cela représente un total de près de 350.000 âmes. On
comprend que ces malheureux prêtres n'en atteignaient que
la plus petite partie.
Une grosse question est celle de la juridiction ecclésias-
tique à cette époque dans les colonies. Presque tous les prê-
tres ont des inquiétudes et se demandent si les pouvoirs des
supérieurs sont réguliers. Les anciens supérieurs religieux,
ceux qui avaient été nommés avant la Révolution, sont tous
morts. Leurs successeurs n'ont pu avoir aucune relation avec
le Saint-Siège et n'ont pu par conséquent faire régulariser
leur situation. On se demande si leur administration est
valide. On trouve de nombreux échos de ces inquiétudes
dans les lettres de l'époque conservées aux archives du
Saint-Esprit. Par exemple l'abbé de Bellon écrit le 24 mai
1818 au Supérieur que d'après lui il n'y a plus de juridiction
légitime dans les îles du vent depuis dix ans et que tout ce
qui se fait est nul. Le dernier préfet Dominicain n'a pu se

LE CLERGÉ COLONIAL
donner comme successeur qu'un membre de son ordre. Il
n'y en a qu'un à la Martinique, c'est le P. Cairety, curé du
Mouillage. Or ce n'est pas lui qui est vice-préfet, c'est l'abbé
Pierron, curé de Fort-Royal, dont l'autorité est nulle par
conséquent. A peu près à la même époque l'abbé Graff qui
faisait fonction de vice-préfet à la Guadeloupe insiste pour
qu'on nomme enfin un supérieur « dont l'autorité soit sans
contestation possible ». Il ne semble pas avoir de doute lui-
même, mais on sent par ses expressions que ses subordon-
nés en ont exprimés autour de lui et que cela lui rend l'ad-
ministration difficile. Dans une lettre de l'abbé Legrand,
dalée de 1807, l'année de la mort du P. Trepsac, on trouve
la même idée. En mourant le Préfet a nommé l'abbé Foul-
quier comme vice-préfet. Celui-ci est allé s'installer à la
Guadeloupe en laissant un vice-préfet à la Martinique.
Est-ce bien régulier ? Ce ne sont là que des échos d'une opi-
nion qui semble avoir été générale en ce temps-là. De sorte
que les malheureux prêtres restés dans les colonies, outre
l'angoisse de se voir abandonnés seuls en face de tâches
écrasantes, avaient encore la conscience troublée se deman-
dant si leur ministère était légitime.
Il ne semble pas pourtant que leurs inquiétudes aient été
fondées. On voit par leurs lettres qu'ils n'étaient pas au
courant des détails de ce qui s'était passé au point de vue
des juridictions et des nominations. Il est évident que la
question n'est pas claire et qu'il faut y regarder de près.
Mais quand on a en main toutes les pièces intéressées, il
semble bien que tous ces vice-préfets aient eu une sorte de
juridiction déléguée au moins implicitement par la Propa-
gande. La preuve en est que celle-ci qui protesta plusieurs
fois contre des nominations faites sans son assentiment par
le gouvernement ou par le supérieur du séminaire, ne pro-
testa cependant jamais contre ces juridictions de fait qui
étaient d'ailleurs une nécessité. Elle nommait quand il y
avait lieu un préfet ou un vice-préfet régulier mais sans pro-

LA SITUATION RELIGIEUSE EN 1816
23
tester contre ce qui s'était fait auparavant. Le préfet nommé
prenait l'administration telle qu'il la trouvait sans avoir à
revenir sur le passé. Et en effet, dans les pouvoirs donnés
par Rome aux Préfets il y avait celui de se nommer un rem-
plaçant ou un successeur en cas de nécessité, c'est-à-dire
s'il n'y en avait pas un de désigné officiellement dans ce but.
Ce remplaçant qui portait le titre de vice-préfet exerçait ses
pouvoirs jusqu'à ce que Rome en ait décidé autrement. Il
avait il est vrai le devoir d'avertir la Propagande le plus tôt
possible. Mais s'il ne le faisait pas, ce n'était pas sous peine
de nullité dans son administration, il commettait une faute.
Et en un temps où les communications étaient presque im-
possibles, la faute disparaissait par le fait même. Il restait
en somme délégué implicite de la Propagande jusqu'à ce
que la Propagande eût nommé quelqu'un : à ce moment là
seulement sa juridiction cessait. Mais une autre question
se greffait sur celle-ci : ce vice-préfet ainsi délégué, pou-
vait-il à son tour se substituer quelqu'un en cas de néces-
sité, pouvait-il subdéléguer ? C'est la question que se pose
l'abbé Legrand. Là le cas est plus douteux. On peut cepen-
dant soutenir que oui, et c'est ce qu'ont fait les supérieurs
ecclésiastiques de ce temps-là. Il leur était d'ailleurs impos-
sible de faire autrement, car c'eut été la suppression totale
de toute juridiction au plus grand détriment des âmes. Ils
se faisaient ce raisonnement-ci : le vice-préfet reçoit la ju-
ridiction du préfet telle qu'elle est, y compris le droit de se
substituer quelqu'un en cas de nécessité. Le prêtre ainsi
subdélégué exerçait à son tour le même pouvoir. Il n'y avait
là aucun empiétement sur l'autorité supérieure de l'Eglise,
puisqu'il agissait au nom de la Propagande qui était sensée
l'avoir délégué en donnant ce pouvoir de substitution, et
que d'autre part il était disposé à céder la place dès que la
Propagande ferait un signe. Ce raisonnement qui peut nous
paraître fautif aujourd'hui que toutes les situations cano-
niques sont nettement tranchées, leur paraissait plausible

24
LE CLERGÉ COLONIAL
en ces temps difficiles où il fallait bon gré mal gré trouver
une solution à des situations urgentes. Le fait que la Propa-
gande ne protesta pas semble leur donner raison. Bien
mieux, le cas de l'abbé Pierron et de l'abbé Graff fut porté
à Rome par le supérieur dès 1818 et ce n'est qu'en 1921
qu'une solution fut apportée, quand les deux pouvoirs civils
et religieux purent se mettre d'accord. Pendant trois ans
donc, la Propagande, dûment avertie, laissa continuer cette
juridiction de fait. Elle ne l'aurait pas pu si elle l'avait
considérée comme invalide. Enfin, elle consentit à nommer
l'abbé Graff lui-même ce qu'elle n'aurait pas fait si elle
l'avait considéré comme un usurpateur de juridiction.
Ceci dit, pour donner une idée d'un débat qui a tenu une
grande place dans les préoccupations de ce temps-là, exa-
minons la situation canonique dans chaque colonie. Du
Sénégal, de Saint-Pierre et Miquelon et des Indes, il ne peut
être question puisqu'il n'y avait aucun prêtre en 1816. En
Guyane rien de plus régulier que la situation du Préfet et
comme il était seul, la question de substitution ou de sub-
délégation ne se posait pas. Il avait été nommé préfet apos-
tolique en 1791 en remplacement de l'abbé Jacquemin qui
avait prêté le serment de la Constitution civile. L'abbé Le-
grand était à la tête des prêtres fidèles qui refusèrent le ser-
ment et qui dénoncèrent à Rome la conduite de Jacquemin.
Le 3 mai 1793 il fut déporté avec cinq de ses confrères. Il se
réfugia à la Martinique où il fut chargé de la paroisse im-
portante du Gros-Morne. C'était celle où il y avait le plus
de blancs et qui avait servi aux colons de quartier général
dans leur résistance aux révolutionnaires. Il y réussit admi-
rablement et on lui était si attaché qu'on ne voulut plus le
laisser partir. Il partit cependant en 1807 malgré ses propres
regrets et ceux de ses paroissiens quand le Concordat eut
rétabli la paix religieuse à Cayenne. Il reprit ses fonctions
de préfet et de curé.
A la Martinique, le Préfet, au moment de la Révolution,

LA SITUATION RELIGIEUSE EN 1816
25
était le P. Trepsac, Dominicain. Ses premiers pouvoirs lui
avaient été donnés en qualité de Supérieur des Dominicains
aux Iles, mais plus tard, ils lui furent renouvelés à titre per-
sonnel. Un bref du 28 juin 1794 le nomme Préfet de tous les
catholiques des îles françaises sauf la Guyane et Saint-
Domingue. Les pouvoirs contenus dans ce bref sont déjà
très étendus. Ils semblent l'avoir été davantage encore dans
le décret de Pie VII du 10 août 1800 qui le nomme « Com-
missaire délégué du Saint-Siège pour toutes les îles du
vent ». Dans ces pouvoirs semble bien être compris celui
non seulement de déléguer, mais de donner celui de sub-
déléguer. Enfin, tous ces pouvoirs furent reconnus une der-
nière fois le 30 avril 1806 par le Cardinal Caprara, alors à
Paris et qui traitait en qualité de légat du Saint-Siège. L'Em-
pereur avait cru devoir nommer à nouveau le P. Trepsac,
ce qui était bien inutile, et le cardinal avait régularisé cette
nomination civile en renouvelant canoniquement tous les
pouvoirs reçus antérieurement. Le P. Trepsac mourut en
1807 laissant comme vice-préfet l'abbé Foulquier. Celui-ci
commit la maladresse de se mêler aux manifestations bona-
partistes qui eurent lieu à la Guadeloupe pendant les Cent
Jours. Il fit un grand discours dans l'église de la Pointe-à-
Pitre dont il était en même temps curé. II va sans dire qu'au
retour des Bourbons, il dut se retirer précipitamment. Il fut
expédié en France avec toutes les autorités civiles et mili-
taires qui avaient participé au mouvement en faveur de
Napoléon. En vertu des pouvoirs reçus du P. Trepsac il se
nomma deux remplaçants ou vice-préfets intérimaires, l'un
l'abbé de Chollet, curé de Fort-Royal, pour la Martinique,
l'autre l'abbé Graff, curé de Basse-Terre, à la Guadeloupe.
L'abbé de Chollet fut remplacé à sa mort par l'abbé Pierron,
comme lui curé de Fort-Royal. Nous avons dit plus haut
ce qu'il faut penser de la validité de leur juridiction.
La juridiction de Bourbon est un peu plus difficile à dé-
finir, à cause de l'intervention de l'archevêché de Paris. Les

26
LE CLERGÉ COLONIAL
deux îles de France et Bourbon étaient confiées toutes deux
aux Lazaristes. Il n'y avait qu'un seul Préfet apostolique
pour les deux îles. Il résidait à l'Ile de France et se nom-
mait un vice-préfet à Bourbon. Les Lazaristes avaient été
chargés de ces îles à partir de 1711. Ils y succédaient aux
grands Ordres religieux qui les avaient desservis jusqu'
alors. Dès leur arrivée, l'archevêque de Paris se considéra
comme ayant juridiction sur ces îles, sans doute parce que la
Maison Mère de Saint-Lazare, se trouvant à Paris sous sa
juridiction, il estimait que cette juridiction s'étendait par-
tout où ils se rendaient. Il y eut des contestations à ce
sujet avec la Cour de Rome. La Propagande considérait que
tous les pays de mission, colonies ou non, dépendaient di-
rectement d'elle, et n'admettait pas que la juridiction d'un
évêque s'étendît hors de son diocèse. Pour dirimer le conflit
le Pape Benoît XIV reconnut cette juridiction en 1740 pour
dix ans. Il la renouvela en 1750 encore pour dix ans. Puis,
finalement, la convertit en reconnaissance perpétuelle en
1754. L'archevêque de Paris avait pour lui et ses succes-
seurs juridiction perpétuelle sur ces deux îles à titre de
Commissaire du Saint-Siège. C'était trancher très habilement
la question en sauvegardant tous les droits de la Propa-
gande et en proclamant que la juridiction de l'archevêque
s'arrêtait aux limites de son diocèse. Hors de là, il n'avait
que celle que voulait bien lui accorder le Saint-Siège. Le
Préfet Lazariste était sensé le vicaire général de l'archevê-
que de Paris. C'est de lui qu'il recevait la juridiction. Cepen-
dant, il recevait également la juridiction de la Propagande.
On peut se demander pourquoi cette double source de juri-
diction, puisque celle de Paris était admise par Rome. Proba-
blement que la Propagande ajoutait à la juridiction ordi-
naire
des
pouvoirs
que Paris ne pouvait pas donner,
comme celui de confirmer ou d'accorder certaines dispenses.
En 1816, le vice-préfet de Bourbon était le P. Collin, laza-
riste. Il n'y avait que cinq prêtres, tous des lazaristes arrivés

LA SITUATION RELIGIEUSE EN 1816
27
avant la Révolution et par conséquent très âgés. Le P. Col-
lin tenait ses pouvoirs du P. Gouillard, vice-préfet de Mau-
rice, qui avait juridiction sur les deux îles. Lui-même te-
nait les siens du P. Boucher, le dernier Préfet régulièrement
nommé par l'archevêque et par la Propagande. Ces multi-
ples transmissions de pouvoirs laissaient des inquiétudes
et on se demandait s'ils étaient réguliers. Ils paraissaient,
en effet, bien douteux. Ce n'est pas le même cas qu'aux An-
tilles où le P. Trepsac avait reçu des pouvoirs très étendus
comme délégué du Saint-Siège. Dans quels termes étaient
conçus les pouvoirs donnés par la Propagande ? Donnaient-
ils le pouvoir de subdéléguer comme dans les autres préfec-
tures ? Peut-être que oui. Dans le cas contraire, l'arche-
vêque de Paris pouvait-il donner ce pouvoir en sa qualité
de commissaire perpétuel du Saint-Siège ? Autant de ques-
tions auxquelles il n'était pas facile de répondre. En tout
cas, ce qu'il y a de sûr, c'est que le P. Collin continua
d'exercer la juridiction pendant toute la Révolution et plus
tard encore jusqu'en 1818. Et il n'y eut non plus aucune
protestation de la part de la Propagande qui se contenta
de nommer un préfet en 1818. On peut donc croire que
c'était le même cas que dans les autres préfectures.
En résumé, il semble que la juridiction ordinaire se trans-
mettait régulièrement, en cas de besoin, par une sorte de
délégation tacite de la Propagande. Par juridiction ordinaire
on entend celle qui était nécessaire à la marche ordinaire des
choses comme de nommer des curés en leur conférant la
juridiction compétente, le droit d'autoriser à confesser, à cé-
lébrer, etc. Il était indispensable que cette juridiction-là ne
cessât jamais. Par contre, les pouvoirs plus ou moins extra-
ordinaires étaient sensés personnels et ne se transmettaient
pas, tel le pouvoir de confirmer, celui de donner certaines
dispenses. Pendant toute la Révolution, il n'y eut nulle
part d'interruption de la juridiction jusqu'à ce que la Pro-
pagande eût nommé des préfets. Et, par conséquent, tous

28
LE CLERGÉ COLONIAL
les vice-préfets en exercice au moment de la reprise des
colonies en 1816 semblent avoir été réguliers. Cela est si vrai
qu'en 1815, quand il dût rentrer en France, l'abbé Foulquier
écrivit une lettre à la Propagande pour exposer les raisons
de son retour et donner les noms des deux vice-préfets qu'il
s'est substitués. Cette lettre se trouve aux archives de la
Propagande. Il n'exprime aucune espèce de doute ni sur
la légitimité de sa nomination à lui, ni sur la légitimité des
nominations qu'il a faites. Il avertit simplement la Propa-
gande comme le demandaient les brefs de nomination. Il n'y
a pas la réponse de la Propagande, mais s'il y avait eu une
protestation quelconque il y en aurait eu des échos aux ar-
chives du Saint-Esprit qui déjà à ce moment-là était en rela
tion habituelle avec elle. Cela ne fait donc que confirmer tout
ce qui a été dit plus haut.
D'ailleurs, cette question de la validité de la juridiction
était en soi moins grave que celle du clergé auquel s'appli-
quait cette juridiction. Le manque presque total de prêtres
rendait la situation littéralement tragique. On conçoit que
dans ces conditions, les populations fussent à peu près aban-
données. Comment cinq prêtres vieux et malades auraient-
ils pu s'occuper de 90.000 âmes comme à Bourbon ; sept
prêtres de plus de cent mille âmes à la Guadeloupe ? Aussi
la situation était lamentable partout. Presque personne ne
pratiquait non seulement parmi les noirs mais même parmi
les colons. L'absence de prêtres et de cérémonies religieuses
avait fait disparaître toute pratique religieuse. Il ne restait
guère que le baptême et l'enterrement, et aussi le mariage
dans quelques familles, mais c'était tout. Personne, ou à
peu près, ne faisait ses Pâques. Quant aux communions de
dévotion, il ne fallait évidemment pas en parler. La sœur
Marie-Joseph Varin, Supérieure des premières sœurs de
Saint-Joseph envoyées à Bourbon, écrivait en 1817 : « Il y a
fort peu de religion ici, c'est à faire pitié !... il sera bien
difficile d'agir sur les enfants vu qu'elles n'ont que de funes-

LA SITUATION RELIGIEUSE EN 1816
29
tes exemples sous les yeux. » Un administrateur, M. de Ker-
loguen, écrit en 1818 : « Personne ne pratique à la Réunion.
Il n'y a que trois ou quatre personnes dans chaque paroisse
à faire les Pâques. Les noirs sont complètement abandonnés
et personne ne s'en occupe. » En 1819, il écrivait encore :
« La religion est négligée par les blancs. Ils se contentent de
se faire baptiser et enterrer. Presque pas de mariages. Quant
aux noirs, personne ne s'en occupe. » Dans les meilleures
familles la religion n'était plus pratiquée du tout et, ce qui
est plus étonnant, pas plus par les femmes que par les hom-
mes. Par exemple, dans la famille du P. Levavasseur, ni les
hommes ni les femmes ne pratiquaient. Ce n'est que plus
tard, sous l'influence de son fils que sa mère se convertit. Et
la situation était la même partout. Peut-être était elle un
peu moins mauvaise à la Guadeloupe et à la Martinique parce
qu'il y avait plus de prêtres, mais il n'y avait cependant pas
grande différence. Des quantités de paroisses étaient sans
prêtres. Il n'y avait que quelques pratiquants dans les cen-
tres. En Guyane, la situation était plus triste encore. Toutes
les églises étaient tombées en ruine. Celle de Cayenne avait
été transformée en magasin pour voiles et cordages, puis,
plus tard, en magasin à farine. Elle fut d'ailleurs démolie en
1803. Au retour de l'abbé Legrand, le culte fut transporté
dans la chapelle Saint-Nicolas, qui avait appartenu aux
Jésuites. Elle était beaucoup trop petite et trop incommode
pour cet usage. Il fallut cependant s'en contenter, et en 1816
il n'y avait pas autre chose pour toute la Guyane. C'est dire
à quel point en devait être la pratique religieuse. En 1829,
l'abbé Bardy aîné écrivait encore de la Martinique ces lignes
découragées : « Les blancs ne pratiquent à peu près pas, ils
se livrent tous à l'inconduite; les noirs se conduisent aussi
mal que les blancs; il n'y a rien à faire ! » Pourtant à ce
moment-là la situation commençait déjà à se transformer :
c'est dire où elle devait en être en 1816. En 1831 l'abbé Dal-
mond, qui venait d'être nommé vicaire à Sainte-Suzanne, à

30
LE CLERGÉ COLONIAL
Bourbon, écrit qu'il y avait 2.000 paroissiens, dont seule-
ment 5 communiants. Là où les choses vont le plus mal
c'est au Sénégal. Même plusieurs années après l'arrivée des
prêtres, il n'y a personne à la messe, pas même les enfants.
Il n'y a que les sœurs. Et naturellement, personne ne pra-
tique. En somme, on peut dire qu'à l'arrivée du nouveau
clergé, la situation est partout désespérée.

CHAPITRE II
LES MISSIONS COLONIALES
CONFIÉES A LA
CONGRÉGATION DU SAINT-ESPRIT
Nous avons jeté un rapide coup d'œil sur le triste état
où se trouvaient réduits le clergé et la religion, dans nos
colonies, en 1816, au moment où la France en reprenait
possession. Avant d'aller plus loin il importe de dire un
mot de la société qui devait être associée de si près aux
affaires religieuses coloniales que son nom en est devenu
inséparable. Il s'agit de la Congrégation du Saint-Esprit qui
fut chargée directement de la reconstitution du clergé colo-
nial, et indirectement par les prêtres qu'elle envoya, de la
réorganisation du culte.
Elle avait été fondée en 1703 par un jeune étudiant bre-
ton, Claude Poullard des Places, qui avait voulu rassembler
des étudiants pauvres pour leur faire faire les études que
leur état de fortune semblait leur interdire. Ce fut l'origine
du Séminaire du Saint-Esprit qui se développa avec une
rapidité surprenante. Le jeune fondateur mourut très tôt,
peu de temps après son ordination, mais son œuvre fut

32
LE CLERGÉ COLONIAL
continuée par ses successeurs qui achevèrent de l'organiser
et de la développer. Elle comprit bientôt un grand nombre
d'étudiants, d'abord ceux qui étaient trop pauvres pour aller
ailleurs, selon le plan primitif, puis peu à peu d'autres atti-
rés par le bon renom de la maison. M. des Places avait eu
le temps, avant de mourir, de commencer l'association des
Directeurs qui fut le vrai commencement de la Congrégation
du Saint-Esprit. Ce fut cette association qui se développa
peu à peu. Elle eut bientôt la faveur des évêques et du
gouvernement. Les règles qui avaient été arrêtées dès le com-
mencement, furent officiellement approuvées par lettres pa-
tentes du roi du 2 mai 1726 et la congrégation fut, dès lors,
une association reconnue par l'Etat. Ces lettres royales fu-
rent enregistrées par le Parlement le 19 mars 1731 et reçu-
rent par là leur plein effet. C'est à ces lettres que se réfèrent
toujours toutes les approbations reçues de tous les gouver-
nements successifs depuis deux siècles et demi, même celles
données par l'Empire en 1805 ou par la Troisième Républi-
que en 1901. De sorte que la Congrégation a toujours joui
de la pleine autorisation légale sauf pendant le court inter-
valle qui va de 1792 à 1805. L'approbation canonique fut
donnée par l'archevêque de Paris, le 2 janvier 1734. Cette
approbation dut être renouvelée plusieurs fois au fur et à
mesure que la société devait s'adapter à des nécessités nou-
velles. Elle le fut d'abord par les divers archevêques de Pa-
ris, puis finalement par la Propagande de Rome à qui res-
sortissaient les vastes territoires dont la Congrégation avait
entrepris l'évangélisation.
Le but avait été tout d'abord de fournir des prêtres aux
paroisses pauvres pour lesquelles on en trouve difficile-
ment. Les étudiants devaient s'engager à accepter les
postes les plus humbles et les plus ingrats. Dans ce genre de
poste, il y avait bien certainement les postes de missions.
C'était l'époque où la France achevait de planter peu à peu
son drapeau dans tous les coins du monde et d'y transporter

LES MISSIONS CONFIÉES A LA CONGRÉGATION DU SAINT-ESPRIT
33
des populations françaises. Elle avait pénétré partout, dans
l'Amérique du Nord, comme dans l'Amérique du Sud, en
Afrique comme en Asie. Partout on avait fondé des parois-
ses et ces paroisses comptaient parmi les plus pauvres qu'on
puisse imaginer car on manquait de tout. Elles entraient
donc en plein dans le but même de la fondation du Sémi-
naire qui s'orienta peu à peu vers les pays d'outre mer. Il
cessa assez vite d'envoyer des prêtres dans les paroisses
abandonnées de France et les réserva tous pour les parois-
ses lointaines. Le Séminaire des Pauvres Escholiers était
devenu insensiblement le Séminaire Colonial, et cela par une
évolution toute naturelle qui découlait des prémisses même
de sa fondation. Il s'agissait de fournir des curés aux parois-
ses fondées par les colons, et aussi d'évangéliser les popula-
tions infidèles qui les entouraient. Et cela put se faire sans
avoir à changer quoi que ce soit ni dans les règles, ni dans
le but, ni dans l'organisation de la société. Ce qui prouve
bien que cela entrait dans les vues providentielles de Dieu
sur elle. Cela commença d'ailleurs très tôt. On lit, en effet,
dans le précis historique de la Congrégation par le R. P. Ca-
bon, que, déjà en 1715, un élève du Séminaire, Adrien Vatel,
passa aux Indes. C'était par conséquent douze ans après la
fondation, six ans après la mort du fondateur, donc on peut
dire dès l'origine même, pendant la toute première période
d'organisation. En 1734, le Séminaire envoya plusieurs de
ses élèves au Canada. Ils s'y distinguèrent tout de suite tant
par leur activité dans les paroisses que par leur zèle pour
l'évangélisation des Peaux Rouges. Les supérieurs ecclésias-
tiques ne tarissent pas d'éloges à leur sujet, pour leur bon
esprit, leur dévouement, leur piété. La vocation coloniale
de la Congrégation s'affirmait de plus en plus. L'abbé de
l'Isle-Dieu, vicaire général du vaste diocèse de Québec, ne
reçut que des prêtres du Saint-Esprit depuis 1731, et il
déclarait que pendant 38 ans, tous les élèves de ce séminaire
« avaient toujours dépassé ses espérances, sans qu'aucun

34
LE CLERGÉ COLONIAL
d'eux se fût démenti ». Le Séminaire envoya aussi un grand
nombre de sujet dans les pays confiés aux Missions Etran-
gères, en Chine, ou dans les Indes.
Cependant, la Congrégation n'avait encore reçu la charge
officielle d'aucune mission. Elle se contentait d'envoyer des
prêtres dans les missions, comme elle les aurait envoyés
dans des paroisses de France. A partir de 1765 elle reçut la
charge de plusieurs missions, c'est-à-dire, que sans envoyer
ses propres membres qui étaient tous directeurs au sémi-
naire, elle fournissait seule tous les prêtres nécessaires et le
chef ecclésiastique ou préfet apostolique était pris parmi
eux. Etant donné les liens étroits qui persistaient entre le
Séminaire et ses élèves, on peut dire que la Congrégation
était vraiment chargée de ces missions. Tout le monde l'en-
visageait bien ainsi, d'ailleurs, et les prêtres étaient appelés
et s'appelaient eux-mêmes des « spiritains ». C'est l'excel-
lente réputation des prêtres envoyés jusqu'alors qui avait
attiré l'attention du Gouvernement sur le Séminaire et qui
le porta à lui confier les Missions les unes après les autres.
Nous lisons encore dans le même ouvrage du P. Cabon,
qu'en 1764 il fut question de confier à la Congrégation du
Saint-Esprit toutes les missions abandonnées par les Jésui-
tes qui venaient d'être supprimés. Il fut même officiellement
question de lui confier toutes les colonies françaises sans
restriction. Cela ne put aboutir, d'abord parce que le Sémi-
naire n'aurait pu suffire à une tâche pareille, ensuite parce
que les colonies étaient occupées par des religieux dont les
populations se déclaraient très satisfaites, et il n'y avait
vraiment aucune raison de les remplacer. Ce projet cepen-
dant qui paraissait alors une utopie devait se réaliser am-
plement plus tard, et jusque dans ses plus extrêmes consé-
quences, puisque comme nous le verrons la Congrégation du
Saint-Esprit devait rester absolument seule pour recueillir
les débris de toutes les missions ruinées. On eût dit que la
Providence préparait de loin les voies comme pour les apla-

LES MISSIONS CONFIÉES A LA CONGRÉGATION DU SAINT-ESPRIT
35
nir et rendre possible ce qui allait devenir une nécessité.
En attendant, le Gouvernement lui confiait une à une les
missions coloniales qui devenaient disponibles. En 1765, ce
fut Saint-Pierre et Miquelon. Après l'abandon du Canada,
un certain nombre d'Acadiens y avaient été transportés. La
congrégation du Saint-Esprit fut chargée de s'en occuper
au point de vue religieux. Elle y envoya des prêtres et depuis
ce moment-là elle n'a jamais cessé de s'en occuper, soit par
elle-même, soit par les prêlres qu'elle y envoya. En 1768 on
lui proposa la Guyane que les Jésuites venaient de quitter.
Elle ne put accepter car cela représentait un gros effort à
donner tout d'un coup et elle n'avait pas le personnel dispo-
nible. On nomma un Préfet Apostolique qui essaya de se
procurer un clergé séculier et qui ne put y parvenir; ce n'est
pas étonnant puisqu'il n'y avait rien de prévu ni d'orga-
nisé pour cela. Aussi, quelques années plus tard, le Gouver-
nement revint à la charge et cette fois, mise en face de la
nécessité et des besoins urgents des âmes, la congrégation
dût accepter bon gré mal gré. Mais une fois qu'elle eut ac-
cepté elle s'y mil de plein cœur et elle envoya vingt prêtres,
dont l'un fut nommé préfet. En 1779, le Sénégal, qui avait
été reconquis par la France grâce précisément à deux prê-
tres du Saint-Esprit, MM. de Glicourt et Bertout, fut éga-
lement confié à la congrégation et M. de Glicourt fut nommé
Préfet Apostolique. Ainsi, le champ colonial de la société
s'était étendu peu à peu et tout faisait prévoir qu'il s'éten-
drait toujours davantage. Mais la tourmente révolutionnaire
vint tout renverser et anéantir d'un coup tous ces espoirs.
Le Séminaire était alors en pleine prospérité. Il dut fer-
mer ses portes et disperser ses élèves. La Congrégation fut
Officiellement supprimée le 18 août 1792 comme toutes les
autres sociétés religieuses. Ses biens furent confisqués par la
nation. La maison principale de la rue des Postes fut ven-
due. Les directeurs durent se disperser également. Quel-
ques-uns cependant refusèrent de s'écarter comme s'ils gar-

36
LE CLERGÉ COLONIAL
daient le secret espoir de reprendre leur œuvre un jour.
Hélas ! cet espoir ne devait se réaliser que de longues an-
nées plus tard, après que la mort les eut presque tous fait
disparaître. Quelques-uns s'établirent dans les environs im-
médiats, l'un d'eux même resta obstinément dans la mai-
son. Le Supérieur, M. Duflos, s'installa dans une petite mai-
san de l'impasse des Vignes, aujourd'hui rue Rateau. C'est
là qu'il passa tout le temps de la Terreur, du Directoire et
du Consulat. Il attendait avec une confiance invincible la
renaissance de son œuvre. Il attendit longtemps, mais sa
confiance ne fut point trompée. Quand il mourut, en 1805, la
chose était en bonne voie et il pouvait avoir la quasi cer-
titude du relèvement. Il avait auprès de lui un membre de
sa congrégation, son neveu, l'abbé Bertout, à qui il put trans-
mettre ses pouvoirs de supérieur. Pauvre supérieur qui
n'avait plus de sujets ! Il accepta cependant et se mit aus-
sitôt à l'œuvre de reconstruction. Moins d'un mois plus tard
la Congrégation était rétablie par décret impérial, le 23 mars
1805. En somme on peut dire que la Congrégation n'avait
jamais cessé d'exister malgré sa suppression légale. Ses
membres s'étaient dispersés, elle avait dû cesser son acti-
vité extérieure, mais le supérieur était resté là, sur place,
refusant de s'avouer vaincu. Gardien vigilant de la flamme,
il l'avait transmise, affaiblie peut-être, mais toujours vi-
vante à son successeur. Celui-ci devait s'attacher avec un
courage inlassable à la ranimer et il réussit à lui redonner
tout son premier éclat.
Déjà en 1802, M. Bertout avait présenté au Premier Consul
un mémoire pour demander au nom de M. Duflos le rétablis-
sement de la congrégation. Il n'eut aucun résultat. Ce ne
fut que sur l'intervention personnelle du Pape Pie VII venu
en France pour le sacre de l'Empereur, que l'autorisation
fut enfin donnée, en même temps qu'à deux autres sociétés
de missionnaires, les Lazaristes et les Prêtres des Missions
Etrangères. Cette autorisation fut retirée par un décret du

LES MISSIONS CONFIÉES A LA CONGRÉGATION DU SAINT-ESPRIT
37
26 septembre 1809 dans un mouvement de colère de l'Empe-
reur contre le Pape. Il se trouvait alors à Schœnbrunn : il
se souvenait sans doute que ces sociétés n'avaient été réta-
blies que sur l'intervention personnelle du Pape et il croyait
par là l'atteindre plus directement; peut-être aussi voulait-
il lui enlever un de ses meilleurs point d'appui en France
car il les savait toutes dévouées au Pontife. Toutefois, ce
second décret ne fut jamais enregistré et il ne fut pas publié
au Moniteur. C'est à se demander si Napoléon n'avait pas
voulu faire une simple démonstration platonique contre le
Pape. Quoi qu'il en soit de sa validité légale, le décret fut en
fait inopérant. Les sociétés ne furent pas inquiétées. M. Ber-
tout put continuer comme si rien n'était. Il est vrai qu'il ne
recevait aucun subside du Gouvernement. Mais quand bien
même il en aurait reçu il n'aurait rien pu faire pour les
colonies puisque toute communication était coupée par l'An-
gleterre. A la Restauration, M. Bertout entreprit aussitôt
des démarches afin de faire reconnaître son autorisation lé-
gale, pour plus de sûreté d'abord et surtout afin d'avoir l'ap-
pui financier et administratif du Gouvernement dans l'œu-
vre de reconstruction qui s'imposait. Elle lui fut accordée
par une Ordonnance de Louis XVIII, en date du 3 février
1816. Les Ordonnances Royales à cette époque avaient force
de loi, de sorte que la situation légale de la congrégation
était désormais inattaquable. Le roi ne faisait d'ailleurs que
renouveler le décret impérial de 1805, lequel à son tour ne
faisait que renouveler les lettres patentes de Louis XV. C'est
donc en somme toujours la même autorisation qui s'éten-
dait sur deux siècles et qui couvrait la congrégation au point
de vue légal.
Toutefois, la nouvelle approbation précisait que c'était
exclusivement en vue des Missions Coloniales. Et la congré-
gation était officiellement chargée à elle seule de fournir tout
le clergé colonial. Tandis qu'avant la Révolution elle n'avait
à sa charge que l'une ou l'autre colonie, désormais elle les

38
LE CLERGÉ COLONIAL
avait toutes sans aucune exception. C'élait une bien lourde
charge pour une congrégation qui ne faisait que renaître
péniblement de ses ruines. Comme nous l'avons vu, il ne res-
tait que des débris de l'immense empire colonial de la
France, mais ces débris étaient importants. Il fallait réorga-
niser toutes ces missions détruites, et trouver du jour au
lendemain les prêtres par dizaines, par centaines ! Quelle
tâche ! La congrégation réduite à quelques membres encore
dispersés, plus de séminaire, même plus de maison ! Tout
est à reprendre par la base. Pourtant ni le gouvernement,
ni M. Bertout n'hésitèrent, le premier pour confier cette
charge, le second pour l'accepter. Le gouvernement n'avait,
d'ailleurs, pas le choix puisqu'il n'y avait plus personne.
Tous les grands ordres avaient disparu et il n'était nulle-
ment question de leur renaissance. Il n'y avait que trois
congrégations approuvées dont la congrégation du Saint-
Esprit. Les deux autres se trouvant absorbées dans d'autres
champs d'action, ce fut nécessairement à elle qu'il fallut
avoir recours.
M. Bertout se mit à l'œuvre avec un courage héroïque.
Sans se laisser arrêter par les difficultés inouïes de cette
tâche véritablement surhumaine, il se mit aussitôt à cher-
cher des prêtres pour reconstituer le clergé colonial. Il fut
assez heureux pour en trouver et il les envoya tout de suite.
Peu de temps après il se mit à l'œuvre pour la réouverture
du Séminaire. M. Bertout avait pleinement l'esprit et les
traditions de la maison. Il y avait d'ailleurs passé toute sa
vie. Il était le neveu du dernier supérieur général, et il était
entré tout jeune au Séminaire. Il ne l'avait quitté que forcé
par la Révolution. Il avait émigré en Angleterre, mais dès
que les circonstances le lui avaient permis, il était venu
rejoindre son oncle et il ne l'avait pas quitté depuis. M. Du-
flos, aveugle et paralysé, ne pouvait plus rien faire dans les
dernières années, ce fut M. Bertout qui dut s'occuper de
tout. Ce fut lui qui, par ses démarches, obtint la recon-

LES MISSIONS CONFIÉES A LA CONGRÉGATION DU SAINT-ESPRIT
39
naissance légale de la congrégation. Ce fut lui aussi qui
s'employa à la faire renaître dans tous les sens du mot,
matériellement et moralement. A partir de 1817 il eut
comme collaborateur son filleul, M. Fourdinier, qui remplit
auprès de lui le rôle qu'il avait rempli lui-même auprès de
M. Duflos. Lorsqu'il mourut, le 10 décembre 1832, le Sémi-
naire était reconstitué et réinstallé dans sa maison d'avant
la Révolution dans la rue des Postes, aujourd'hui rue Lho-
mond. M. Fourdinier lui succéda tout naturellement. Il était
bien lui aussi dans les traditions de la maison et il continua
avec le même dévouement, le même zèle et la même téna-
cité. Ce sont ces deux hommes admirables qui sont les vrais
créateurs du clergé colonial après la Révolution. On peut
dire qu'avant eux il n'y avait plus rien et que lorsque le
second mourut en 1845 le clergé colonial était reconstitué.
Les supérieurs du Saint-Esprit eurent une situation à la
fois très importante et très délicate : très importante à
cause de l'influence considérable qu'ils exercèrent indirecte-
ment dans toutes les colonies, très délicate parce qu'elle ne
fut jamais bien clairement définie, ce dont ils souffrirent
plus d'une fois et dont ils éprouvèrent bien des difficultés.
Il était supérieur du Séminaire et comme tel chargé de for-
mer le jeune clergé colonial. Mais son rôle ne s'arrêtait pas
là. C'était lui qui cherchait dans les diocèses des prêtres
déjà tout formés et qui les envoyait plus ou moins sous sa
responsabilité. Il était considéré un peu par tout le monde
comme une sorte de supérieur général du clergé colonial.
Or, il ne l'était pas. Il n'avait sur lui qu'une autorité mo-
rale, et encore très lointaine. Il n'avait aucune juridiction
sur les colonies, ni sur les prêtres des colonies qui, ne fai-
sant point partie d'une congrégation, n'avaient pas d'autres
supérieurs que leur Préfet Apostolique.
C'était là, comme nous le verrons plus tard, le défaut
d'une situation qui n'était ni assez nette ni assez tranchée.
En vertu de son autorité morale il envoie assez souvent aux

40
LE CLERGÉ COLONIAL
prêtres coloniaux des avis et même des reproches. On trouve
d'innombrables lettres dans lesquelles il morigène celui-ci,
encourage celui-là. Il agit comme aurait pu le faire un vrai
supérieur à l'égard de ses subordonnés ou un père à l'égard
de ses enfants. Mais on sent bien dans les réponses qu'on lui
fait que ce n'est pas tout à fait cela. On lui fait sentir qu'en
somme, il,n'a pas d'ordre à donner. Ses remontrances sont
généralement bien acceptées, mais pas toujours. 11 y a
des lettres remplies d'invectives assez dures. Le malheureux
supérieur en souffrait. Il écrivait à la date du 19 novem-
bre 1842 : « Dans l'état actuel des choses, je n'ose même pas
écrire d'une manière un peu forte aux prêtres qui se com-
portent mal, ni donner des avis que je croirais nécessaires
à Messieurs les Préfets, de peur qu'ils ne me répondent que
je me mêle de ce qui ne me regarde pas. » Les Préfets sur-
tout étaient excessivement susceptibles et n'acceptaient pas
volontiers des observations sur leur administration. Pour-
tant, le supérieur était obligé d'en faire parfois. Quand il
y avait un conflit avec un ou plusieurs prêtres c'était inva-
riablement à lui qu'on avait recours. Et il s'employait à cal-
mer les mécontents ce qui l'obligeait à remettre les choses
au point, à donner raison aux uns et tort aux autres. Là en-
core il agissait sans mandat véritable et son intervention
n'avait d'appui que dans la bonne volonté de ceux à qui elle
s'adressait. Ce n'était pas toujours suffisant et bien souvent
son intervention tombait à vide. II continuait cependant par
charité et par dévouement. M. Bertout et M. Fourdinier se
ressemblaient sous ce rapport : on sent dans leur corres-
pondance un même sentiment aigu de leur responsabilité. Ils
se préoccupent de tous les vastes territoires qu'ils considè-
rent comme confiés à leur sollicitude et ils souffrent quand
on ne répond pas à leur attente.
Les prêtres n'hésitaient pas à s'adresser à l'un ou à l'autre
comme à un vrai supérieur chaque fois qu'ils en avaient
besoin. Ils n'acceptaient pas volontiers les avis, moins encore

LES MISSIONS CONFIÉES A LA CONGRÉGATION DU SAINT-ESPRIT
41
LES COLONIES FRANCAISES EN1815

42
LE CLERGÉ COLONIAL
les reproches, mais quand ils avaient une commission à faire
faire dans un magasin de Paris, ou une faveur à demander à
Rome, ou au Gouvernement, ils ne se faisaient aucun scru-
pule de faire marcher le supérieur comme s'il eut été vrai-
ment chargé d'eux, au spirituel et au temporel, devant Dieu
et devant les hommes. Il y a là une singulière contradiction,
mais comme c'est bien humain ! Et le bon supérieur, qu'il
s'appelle Bertout ou qu'il s'appelle Fourdinier, se prêtait à
tout avec une inlassable bonté. Il considérait tous les anciens
élèves du Séminaire, et même jusqu'à un certain point, tous
les prêtres descolonies, comme ses enfants. S'il les morigé-
nait quelquefois, il ne refusait jamais de leur rendre service.
Pour répondre à leurs demandes il écrivait de tous cotés,
au ministère, à Rome, aux évêques. Cela constituait une
grande partie de son travail et pas la moins désagréable ni
la moins fatigante. Il ne s'y refusait pas cependant et il
muliipliait les démarches et les interventions. Au point de
vue matériel, c'était toujours à lui qu'on s'adressait et
l'économe du Séminaire était aussi occupé à servir ces mes-
sieurs des colonies qu'à fournir le Séminaire. C'étaient des
courses interminables dans les magasins, des commandes
de tout genre, de linges, d'ornements, de cierges, quelquefois
de victuailles. Il fallait une patience et un dévouement à
toute épreuve. Il va sans dire que tous ces services étaient
rendus sans rétribution d'aucune sorte. Au contraire, le Sé-
minaire faisait ordinairement les avances qui souvent
n'étaient pas encore restituées de longs mois après. Il faut
lire cette innombrable correspondance d'affaires, ces com-
mandes compliquées, embrouillées. Et on n'était pas tou-
jours content. Si on ne recevait pas ce qu'on voulait, et au
moment voulu, c'étaient des réclamations, des reproches. On
se proclamait délaissé, abandonné. C'est à se demander
vraiment ce qu'il y a de plus remarquable ou de la simpli-
cité un peu sans gêne des demandeurs ou de la patience, de
l'obligeance, du dévouement des directeurs du Séminaire. Et

LES MISSIONS CONFIÉES A LA CONGRÉGATION DU SAINT-ESPRIT
43
si le supérieur n'est pas le supérieur de tout le clergé colo-
nial on se demande vraiment à quel titre on le faisait inter-
venir ainsi. Et cependant, il ne l'était pas, mais tout le
monde le considérait comme tel, et les prêtres, et les Préfets,
et le Gouvernement, et la Propagande elle-même. De sorte
qu'il avait cette situation paradoxale d'être supérieur sans
l'être. Cela permettait à tout le monde d'en tirer parti selon
les besoins. Quand son intervention déplaisait, on ne se gê-
nait pas pour dire : « Mais de quoi se mêle-t-il ? » Quand
son intervention rendait service, tout le monde la trouvait
naturelle. Il faut avouer que pour accepter une situa-
tion pareille il fallait à la fois une haute vertu et un dévoue-
ment absolu aux missions coloniales. Ils l'acceptèrent cepen-
dant et s'ils se plaignirent quelquefois ils ne changèrent ja-
mais rien à leur manière de faire.
Le gouvernement les considérait comme de véritables
supérieurs des missions coloniales. Rien ne se faisait sans
eux. On leur communiquait les notes confidentielles en-
voyées sur le compte du clergé. On leur demandait toujours
leur avis avant de prendre à ce sujet une décision quelle
qu'elle fût. Aucun prêtre n'était inscrit sur le cadre colonial
sans un avis favorable du supérieur. Toutes les interven-
tions du supérieur pour ou contre tel ou tel membre du
clergé colonial sont toujours acceptées au ministère et on en
tient toujours compte à moins d'impossibilité. Au point de
vue des nominations de préfets le gouvernement considé-
rait le supérieur comme une sorte de délégué de la Propa-
gande. C'était lui qui présentait les candidats à nommer. Et
on les acceptait toujours sauf en de très rares circonstances.
Le supérieur donnait au nom de la Propagande les pouvoirs
spirituels au candidat choisi par lui et le ministre nommait
pour les effets civils.
Etait-il bien le délégué de la Propagande à cet égard ?
quelle était sa vraie situation canonique ? Elle n'est pas
très facile à définir. D'un côté, il était certainement plus

44
LE CLERGÉ COLONIAL
qu'un simple directeur de séminaire qui n'aurait rien eu à
voir avec les sujets qui en étaient sortis. D'un autre côté,
il n'était pas non plus le supérieur ecclésiastique de tous
ceux qui avaient passé par le Séminaire. Il était quelque
chose d'indéfinissable entre les deux, et c'est précisément
ce qui faisait la difficulté de sa situation. Il était bien le
délégué de la Propagande, mais pour les nominations seu-
lement. Une fois les nominations faites, les sujets nommés
échappaient entièrement à
son autorité.
Ces nomina-
tions dépendaient presque exclusivement de lui de sorte
que sa responsabilité était gravement engagée. La Propa-
gande lui remettait des feuilles en blanc. Il les remplissait
et les présentait au gouvernement qui faisait la nomination
civile. Il avait l'obligation d'avertir la Propagande le plus
tôt possible pour qu'elle puisse elle-même inscrire les noms
sur ses listes. Elle insiste sur cette obligation et elle se
plaint quand elle n'est pas remplie assez tôt. Le 10 juil-
let 1819 le Cardinal Fontana envoie deux feuilles pour la
nomination des deux préfets de Guadeloupe et Martinique.
Il est entendu que le supérieur nommera qui il voudra sans
en référer à la Propagande, mais il demande que les noms
lui soient communiqués aussitôt pour être transcrits sur les
registres de la Sacrée Congrégation. Cependant, cette trans-
cription, bien que nécessaire, semble n'avoir été qu'une for-
malité, car la juridiction et les pouvoirs étaient transmis
par le supérieur au nom de la Propagande. Et les Préfets
partaient pour leur mission sans autre avis. Ces nominations
furent la source d'une série de difficultés sans cesse renais-
santes pour le supérieur, et cela à cause du conflit latent
entre la Propagande et le Gouvernement qui n'envisageaient
pas la situation sous le même angle. Nous aurons l'occasion
d'y revenir plus tard et d'entrer à ce sujet dans plus de
détails.
Quel était, aux yeux de la Propagande, la situation du
supérieur vis-à-vis de l'ensemble du clergé colonial. Elle

LES MISSIONS CONFIÉES A LA CONGRÉGATION DU SAINT-ESPRIT
45
Elle n'est pas bien tranchée non plus. Il est considéré comme
moralement responsable car on lui écrit et des lettres de
blâme et des lettres d'éloges. On le traite un peu comme
un supérieur d'une société qui s'étendrait sur toutes les co-
lonies. Mais cela officieusement, sans pouvoirs canoniques
précis. Le Cardinal de la Propagande écrivait le 26 septem-
bre 1841 : « Comme le Supérieur du Séminaire est appelé
par la Sacrée Congrégation à partager avec elle sa sollici-
tude pour les missions des colonies, il paraît tout à fait op-
portun qu'il avertisse selon sa prudence les missionnaires
dont la conduite laisse quelque chose à désirer, qu'il traite
les affaires des missions avec les Préfets et les mission-
naires eux-mêmes, et qu'il s'occupe du retour des coupa-
bles. » Ces paroles expriment bien la situation. Rien de
précis, rien d'officiel; il est simplement opportun qu'il inter-
vienne. Au nom de quelle autorité ? de celle de la Propa-
gande évidemment puisqu'il n'y en avait pas d'autre, mais
sans document authentique, ce qui n'allait pas sans incon-
vénient. Toutefois, l'union la plus étroite régna toujours en-
tre la Propagande et le Séminaire. Il y eut parfois des repro-
ches d'un côté et des plaintes de l'autre, mais sans altérer
en rien la cordialité réciproque. La congrégation était, d'ail-
leurs, connue pour son attachement aux doctrines romaines.
Dès l'Ancien Régime elle avait pris position contre le Jansé-
nisme et contre les Appelants. Cet état d'esprit persistait
évidemment après la Révolution. Aussi le supérieur témoi-
gna-t-il toujours à l'égard de la Propagande de la soumis-
sion la plus absolue et de la plus grande déférence. Et réci-
proquement la Propagande lui témoigna toujours la plus
affectueuse confiance. On en a le témoignage dans les lettres
des divers cardinaux préfets. Mais cela n'enlevait pas les in-
convénients d'une situation trop imprécise et qui ne fut pas
nettement tranchée dans un sens ou dans l'autre. Il y eut
même quelquefois de véritables contradictions dans les opi-
nions exprimées dans les lettres. Ainsi, dans une lettre du

46
LE CLERGÉ COLONIAL
15 décembre 1827, le Cardinal de la Propagande donne, par
l'intermédiaire du supérieur, aux préfets apostoliques le
droit de donner juridiction « non seulement aux membres de
votre congrégation qui vont aux colonies munis des pou-
voirs de la Propagande », mais aussi à d'autres qui vien-
draient d'ailleurs. Le terme de congrégation est bien clair
ici. Il ne veut pas parler d'un ordre religieux ni même d'une
société religieuse proprement dite. Mais il est évident que
dans son esprit le clergé colonial formait un seul tout sous
l'autorité d'un supérieur central. Or, quelques années après
le P. Libermann, ayant eu l'occasion d'aller à la Propagande,
s'entendait affirmer que jamais le supérieur du Saint-Esprit
n'avait eu de pouvoirs en dehors de son séminaire. Il écrivait
au P. Levavasseur le 25 janvier 1847 : « On m'a affirmé à
la Propagande, on l'a répété à M. Monnet qui est vice-préfet,
on l'a écrit à M. Legay lui-même, que les supérieurs du
Saint-Esprit n'ont aucun pouvoir sur les colonies. Ils sont
chargés du séminaire et c'est tout. » Pas de pouvoir officiel
et canonique, c'est vrai, mais du moment que la Propagande
se servait d'eux pour faire des nominations, pour adresser
des remontrances, et même pour transmettre la juridiction
à des personnes indéterminées, il y avait bien là une sorte
de délégation tacite qui conférait une certaine autorité. Tout
le monde l'entendait bien ainsi. On écrivait au supérieur
comme au « Supérieur général des Missions Coloniales ».
Quand on avait à se plaindre d'un membre du clergé colonial
en France c'est à lui qu'on se plaignait. Par exemple, le
13 août 1844, le curé de La Fage au diocèse de Rodez, dans
l'Aveyron, écrit pour se plaindre de la conduite d'un abbé
Caysac, du Sénégal, qui, dit-il, donne du scandale dans sa
paroisse. Et on voit par les termes de la lettre que M. Four-
dinier est considéré comme responsable des faits et gestes
de ce prêtre comme d'un subordonné. Quand les prêtres
avaient à se plaindre de mauvais procédés de l'Administra-
tion, c'est au supérieur qu'ils s'adressaient et celui-ci trans-

LES MISSIONS CONFIÉES A LA CONGRÉGATION DU SAINT-ESPRIT
Al
mettait leurs plaintes. Par exemple, le 14 mars 1841,
M. Fourdinier écrit au ministère pour exposer les avanies
auxquels sont soumis les prêtres à l'occasion du baptême des
Tropiques, coutume alors courante sur tous les paquebots,
et pour demander qu'on les fasse cesser. Il se plaint aussi
dans la même lettre que certains officiers, sur les navires de
l'Etat, se laissent aller devant des prêtres à des conversa-
tions déplacées ou à des attaques contre la religion. Il de-
mande qu'on leur impose le respect ou qu'on fasse manger
les prêtres à part. Ces réclamations sont d'ailleurs très bien
accueillies et on prend des mesures en conséquence. Il agit
donc pratiquement en supérieur qui prend la défense de ses
subordonnés.
Le supérieur savait bien quel titre précaire il avait à
agir ainsi. Aussi il rendait compte de tout à la Sacrée
Congrégation pour bien marquer qu'il n'agissait qu'en son
nom. Il transmettait toutes les nouvelles qui lui parvenaient
sur les colonies. La Propagande y tenait d'ailleurs. Dans une
lettre du 2 décembre 1835 le cardinal Fransoni, le remercie
de détails reçus sur la mort de l'abbé Tiron, et sur l'expul-
sion par le gouvernement de l'abbé Orsoni. Dans une autre
lettre de la même époque il le remercie d'autres renseigne-
ments. Il regrette qu'un certain nombre de missionnaires
soient partis sans esprit de retour. L'abbé Orsoni s'étant
plaint à Rome, le cardinal Fransoni écrit une nouvelle lettre
le 5 mai 1836 pour demander des renseignements complé-
mentaires. Et le supérieur écrit de longues explications. On
voit par là que la Propagande était renseignée par lui dans
les plus petits détails. D'ailleurs, elle lui rendait la pareille
et ne faisait jamais rien sans l'avertir. Elle n'accordait ni
faveur, ni juridiction sans passer par lui. Le 8 novembre
1836 le cardinal Fransoni avertit le supérieur que M. La-
combe, préfet apostolique de la Guadeloupe, de passage à
Rome, a demandé le titre de protonotaire. Le Cardinal écrit
qu'il veut auparavant avoir l'opinion de M. Fourdinier sur
la question.

48
LE CLERGÉ COLONIAL
Les relations furent donc toujours excellentes avec la
Propagande et on ne trouve nulle part la trace d'un conflit
grand ou petit. Mais cela ne rendait la situation ni moins
fausse ni moins difficile en ce qui concernait son rôle exté-
rieur. Le supérieur le sentait si bien qu'il chercha à
y remédier en demandant un titre canonique qui lui permît
d'agir avec une autorité incontestée sur le clergé colonial. Et
cela dès l'origine même du rétablissement, c'est-à-dire dès
qu'il eût été question de confier les missions coloniales à la
congrégation. Cela ressort du rapport Perrin sur lequel nous
aurons à revenir plus loin. Il n'agissait pas ainsi par ambi-
tion, mais parce qu'il voyait très bien que c'était une néces-
sité. Et chaque fois qu'il avait une occasion de souligner cette
nécessité, il n'y manquait pas. A propos de l'affaire Teyrasse
dont nous aurons à nous occuper, il fait remarquer combien
les abus de pouvoirs chez un préfet peuvent avoir des consé-
quences graves pour les âmes. Vu la difficulté des commu-
nications avec Rome, il demande qu'il y ait quelqu'un en
France qui ait autorité même sur les préfets pour trancher
les cas de ce genre. En somme, il ne demandait, et proba-
blement sans le savoir car il n'y fait aucune allusion, que le
renouvellement des pouvoirs qui avaient été donnés aux moi-
nes tout à l'origine des missions coloniales au XVIIe siècle.
Les supérieurs provinciaux recevaient de la Propagande le
titre de préfet apostolique et ils en exerçaient la charge tant à
l'égard de leurs religieux que des paroisses où ceux-ci
s'étaient établis. Par exemple, la Province des Capucins
de Normandie desservait un grand nombre de paroisses aux
Antilles. Le Provincial de Normandie avait juridiction sur
toutes ces paroisses et leurs curés. Comme il ne pouvait pas
l'exercer effectivement, il se nommait un délégué, c'est-à-dire
un capucin qui était supérieur des capucins aux îles, et qui
portait en même temps le titre de vice-préfet. Ce vice-préfet
nommait à son tour d'autres vice-préfets, un dans chaque
île. De sorte que le préfet n'exerçait jamais sa juridiction

LES MISSIONS CONFIÉES A LA CONGRÉGATION DU SAINT-ESPRIT
49
et n'intervenait jamais dans le détail du ministère, mais il
gardait autorité sur ces vice-préfets qui n'étaient en somme
que ses délégués et, en cas de besoin, il pouvait les changer
sans procédure compliquée et sans l'intervention de qui que
ce soit. Ce système, qui d'ailleurs avait bien ses inconvé-
nients aussi, dura de 1626 à 1763. A partir de 1763, les pré-
fets reçurent directement leur pouvoir de la Propagande.
Mais jusque-là ce système avait été plus ou moins en vi-
gueur: on en trouve des traces nombreuses dans les registres
des paroisses aux Antilles. C'est quelque chose de ce genre
qu'aurait voulu M. Bertout et après lui M. Fourdinier, mais
sans savoir l'exprimer d'une façon bien précise. Ils se sen-
taient désarmés en face de circonstances graves qui exi-
geaient une intervention immédiate, et ils auraient voulu
qu'on leur donnât les moyens d'agir.
Mais la Propagande envisageait les choses à un autre
point de vue. Canoniquement toutes les missions dépen-
daient directement et strictement d'elle seule, sans intermé-
diaire. Elle nommait des chefs ecclésiastiques, mais avec des
territoires bien délimités. Jamais en aucun cas elle ne
nomma des chefs universels à juridiction sans limites. Le
cas cité plus haut pour l'Ancien Régime remonte à l'ori-
gine même de la Propagande qui ne date que de 1622. Elle
était encore très récente et les règles n'étaient pas encore
bien fixées. D'ailleurs, à l'époque de la conquête il était
difficile de délimiter quoi que ce soit puisque les pays étaient
encore inconnus. Mais cela ne dura pas longtemps et bientôt
Rome donna directement des juridictions fixes à des indivi-
dus déterminés. On ne pouvait donc pas donner au supérieur
du Saint-Esprit ce qu'il demandait : c'eût été contraire à tous
les principes de la Propagande non moins qu'à la pratique
constamment suivie. On lui avait laissé les nominations
parce qu'on ne pouvait pas faire autrement à cause du gou-
vernement. Par ailleurs, on avait pleine confiance en lui, on
lui accordait une très grande autorité morale. Mais on n'al-
4

50
LE CLERGÉ COLONIAL
lait pas au delà. Si les prêtres eussent été réunis en une con-
grégation, comme il en fut question plusieurs fois, il aurait
eu sur eux une autorité disciplinaire distincte de l'autorité
ecclésiastique proprement dite, et la Propagande eût été la
première à le soutenir. Mais cela n'étant pas, elle refusa de
changer les conditions ordinaires de sa manière de gouver-
ner, et d'en faire une sorte de patriarche colonial à juridic-
tion universelle. Elle l'eût accordé au supérieur du Saint-
Esprit moins qu'à tout autre, à cause de sa dépendance de
l'archevêque de Paris. La Propagande, en effet, craignait que
ce dernier, qui était l'Ordinaire du Séminaire du Saint-
Esprit, ne voulût prendre en main l'autorité concédée au
supérieur qu'il considérait comme son subordonné. D'au-
tant plus que le gouvernement avait déjà manifesté plu-
sieurs fois l'intention d'en venir là. Le 29 avril 1820, le
Cardinal Fontana écrit à M. Bertout qu'il ne comprend pas
comment le Ministère a pu s'imaginer que toutes les colonies
étaient sous la juridiction de l'archevêque de Paris, alors
qu'il est bien clair qu'elles dépendent toutes directement du
Saint-Siège, comme toutes les missions. On trouve encore
un écho de cette crainte dans une lettre du nonce, du 24 fé-
vrier 1845, où il rapporte à la Propagande qu'il a bien re-
commandé aux prêtres du séminaire « de ne jamais rien
faire qui puisse laisser croire que l'archevêque de Paris a
une juridiction quelconque sur les colonies, parce qu'il ne
doit s'en mêler à aucun titre ». Il faut dire que les supérieurs
ne firent jamais rien pour favoriser cette idée, au contraire.
Pour toutes les questions coloniales ils s'adressaient tou-
jours directement à la Propagande, pour l'ensemble comme
pour le détail. Mais le danger était toujours là, accentué en-
core par la tendance du gouvernement. Le supérieur dut
donc rester avec son autorité vague et imprécise. Elle était
insuffisante sans doute mais il s'en servit cependant pour
faire tout le bien possible.
Cela nous amène à dire un mot pour terminer ce chapitre

LES MISSIONS CONFISES A LA CONGRÉGATION DU SAINT-ESPRIT
51
de la congrégation elle-même et de sa situation canonique.
Elle reçut sa première approbation canonique en même
temps à peu près que son approbation civile. Cette approba-
tion est du 2 janvier 1734 et vient naturellement de l'arche-
vêque de Paris dans le diocèse de qui elle se trouve. C'était
une vraie congrégation religieuse, avec la pratique très
stricte des vœux bien qu'on ne les fît pas publiquement.
Elle était d'ailleurs très peu nombreuse puisqu'elle ne comp-
tait guère que les directeurs du Séminaire. Quelques mem-
bres partirent au loin, mais en très petit nombre. Cependant,
elle gardait avec ses anciens élèves des liens assez étroits
pour qu'un peu partout on les appelât et qu'ils s'appe-
lassent eux-mêmes, des spiritains. C'était une sorte de
congrégation à deux degrés, si l'on peut dire. La juri-
diction de l'archevêque de Paris ne sortait pas de la mai-
son de la rue des Postes et les membres éloignés dépen-
daient exclusivement de leurs supérieurs respectifs. La pre-
mière approbation du Saint-Siège fut donnée par Pie VII
d'abord quand il intervint personnellement pour obtenir la
reconnaissance légale de la congrégation, puis quand dans
un discours aux cardinaux, le 26 juin 1805, il énumère
parmi tous les avantages obtenus de l'empereur, le rétablis-
sement de la congrégation du Saint-Esprit. C'était comme
une sorte de reconnaissance pontificale ou d'approbation pu-
blique et officielle de cette œuvre. Cela n'avait cependant
pas encore de valeur canonique. La première approbation de
ce genre fut donnée par la Propagande en un décret du
7 février 1824. Elle fut suivie d'ailleurs de plusieurs autres.
Par là, la congrégation devenait de droit pontifical et elle
entrait dans la dépendance étroite de la Propagande, comme
il convenait à une œuvre dont le but débordait les limites
d'un diocèse. Conformément à la règle primitive on conti-
nuait de demander à l'archevêque la ratification de l'élection
du supérieur, mais on ne dépendait de lui que pour le
ministère à exercer dans le diocèse. Pour tout le reste on

52
LE CLERGÉ COLONIAL
dépendait de la Propagande dont la ratification devait être
obtenue en plus de celle de l'archevêque pour l'élection du
supérieur.


CHAPITRE III
LES MISSIONS DE 1816 A 1830
DANS LES PETITES COLONIES
Nous avons vu dans quel triste état se trouvaient les
colonies au point de vue religieux, au moment où elles firent
retour à la France. Nous avons vu aussi à quel organisme
l'Eglise et l'Etat, en plein accord sur ce sujet, confièrent
la reconstitution du clergé colonial, et le rétablissement du
culte. Avant d'aller plus loin et de juger ce grand effort et
ses résultats, il importe de jeter d'abord un coup d'œil sur
la série des faits qui se sont passés, pendant toute la longue
période où cet organisme eut à fonctionner et à remplir son
rôle. On peut la diviser en deux parties assez distinctes l'une
de l'autre : la première qui va de 1816 jusqu'à 1830, et la
seconde qui va de la Révolution de 1830 jusqu'à 1848, c'est-
à-dire la Restauration et le Gouvernement de Juillet. Les
deux gouvernements furent tellement différents l'un de l'au-
tre dans les principes qu'ils suivirent aux colonies, que pour
y voir plus clair il vaut mieux considérer à part chacune
de ces parties.
Pour chaque période nous envisagerons d'abord ce qu'on
appelait les petites colonies (Guyane, Sénégal, Saint-Pierre-et-
Miquelon, Comptoirs des Indes) puis les grandes (Bourbon,

54
LE CLERGÉ COLONIAL
Guadeloupe, Martinique). Ces dernières étaient appelées
ainsi, non à cause de l'étendue de leur territoire, puisque la
Guyane à elle toute seule était plus vaste que les trois
réunies, mais à cause de leur importance administrative
et du chiffre de leur population. Elles comptaient, en effet,
près de 350.000 âmes en tout, tandis que les quatre petites
réunies n'atteignaient pas 30.000 fidèles.
La première mission qui fut dotée d'un préfet apostoli-
que régulier, fut Cayenne. Nous disons bien d'un préfet
et non pas d'un clergé, puisque ce préfet dut rester seul
pendant de longues années. Nous avons vu que l'abbé Le-
grand, muni d'une nouvelle nomination de l'empereur et du
cardinal Caprara, s'était rendu en Guyane dès 1807. A vrai
dire cette seconde nomination ne paraît pas avoir été néces-
saire, car M. Legrand avait été nommé par la Propagande
en 1791. Cette nomination n'ayant jamais été rapportée, elle
était certainement encore en vigueur. Il est vrai qu'elle avait
été faite sans l'assentiment du Pouvoir civil, ou plutôt con-
tre le Pouvoir civil. Elle n'en était pas moins pleinement
valide canoniquement. Mais Napoléon voulut le traiter
comme les évêques d'Ancien Régime, à qui on imposa de
nouvelles nominations même quand ils ne changeaient pas
de diocèse. Pourtant le cas n'était nullement le même. Les
évêques avaient dû démissionner, faute de quoi ils avaient
été destitués par le Pape. Dans le cas de l'abbé Legrand il
n'y avait jamais eu ni démission ni destitution. Caprara ce-
pendant, s'y prêta et, à la suite d'une nomination civile
par l'Empereur fit une nouvelle nomination canonique. Il
avait fait de même d'ailleurs, nous l'avons vu, pour le
P. Trepsac, à la Martinique. Cela devait être lourd de consé-
quences. Dès ce moment-là, en effet, le gouvernement s'ima-
gina qu'il avait le droit de nommer les préfets, en vertu du
Concordat, comme les évêques, alors qu'il n'en était rien.
De là un malentendu qui pesa sur toutes les relations entre
les deux pouvoirs. Il n'y eut jamais de conflit aigu, parce

LES MISSIONS DE 1816 A 1830 DANS LES PETITES COLONIES
55
qu'on les évitait systématiquement de part et d'autre, la
question n'étant pas considérée comme assez grave, puisqu'il
ne s'agissait que de colonies lointaines. Mais le conflit fut
latent sans interruption, et le pauvre supérieur du Séminaire
qui, comme nous le verrons, devait faire la liaison entre les
deux pouvoirs, eut plus d'une fois de bien mauvais moments
à passer. Et il lui arriva plusieurs fois, avec la meilleure
bonne volonté du monde, de mécontenter les deux parties.
Il en est souvent ainsi quand les questions ne sont pas dès
l'origine nettement délimitées et précisées.
L'abbé Legrand était donc préfet de Cayenne et seul prê-
tre de la colonie. Il se mit en demeure tout de suite de trou-
ver des prêtres et naturellement il s'adressa à sa congréga-
tion, qui avait été chargée de Cayenne avant la Révolution
et qui venait d'être chargée de toutes les colonies. Il faisait
de beaux projets pour son relèvement et écrivait des rap-
ports pour proposer au gouvernement de lui donner les biens
des anciens religieux à la Guyane et à la Martinique. II rêvait
le plus bel avenir pour le Séminaire et les Colonies. II était
lui-même membre de la congrégation du Saint-Esprit, il
avait d'abord été élève au Séminaire, puis y était resté
comme professeur. Parti ensuite à Cayenne, il y avait été
nommé dans les conditions que nous avons dites. Ses illu-
sions ne durèrent pas longtemps. M. Bertout se préparait
selon son désir à lui envoyer des prêtres, lorsque la congré-
gation fut brutalement supprimée une fois de plus et tout
fut arrêté. Pour comble de malheur, toute communication
fut coupée avec la France et tout espoir s'évanouit d'avoir
des collaborateurs. Le voilà tout seul dans cette colonie où
il y avait autrefois vingt prêtres pour assurer le service.
Une flotte anglo-portugaise s'empara de la Guyane en 1809,
et la colonie resta en possession du Portugal. L'abbé Legrand
ne fut d'ailleurs pas inquiété et put continuer son ministère.
Les troupes portugaises avaient un aumônier qui lui rendit
quelquefois service. Toutefois, cela se réduisait à peu de

56
LE CLERGÉ COLONIAL
chose parce qu'il ignorait la langue, et était absorbé par les
troupes.
Cela dura ainsi jusqu'à la reprise de la Guyane par les
troupes françaises. A ce moment-là M. Legrand regarda avec
anxiété vers la France, se demandant s'il lui arriverait non
plus un collaborateur, cette fois, mais un remplaçant. Il se
sentait faiblir, en effet, et le lourd travail qu'il avait dû
assurer à lui seul depuis si longtemps n'avait pas contribué
à maintenir ses forces. Il était à bout. Aussi est-ce avec un
véritable soulagement que le 7 septembre 1817, il voit arri-
ver trois prêtres que le Supérieur du Saint-Esprit réussit à
lui envoyer. Ce sont MM. Guiller, Viollot et Girardon. On eût
dit qu'il n'attendait que cela pour mourir et il rendit l'âme
le 17 janvier 1818. C'est vraiment émouvant de voir ce vieil-
lard, seul pour un immense pays, et qui tient bon par un
sursaut d'énergie jusqu'à ce qu'il ait pu transmettre à d'au-
tres, le flambeau sacré. Il se traîne mais il ne se laisse pas
abattre. Et lorsqu'il se voit remplacé, il cède alors, il dit
son nunc dimittis et se couche pour mourir. L'abbé Legrand
est une des plus belles figures de l'ancien clergé colonial,
celui d'avant la Révolution. Partout où il a passé, il a laissé
de vivants souvenirs et a fait beaucoup de bien.
Parmi les trois prêtres qui venaient d'arriver, l'un d'eux
avait le titre de vice-préfet apostolique, c'était l'abbé Cuil-
ler. Après la mort de l'abbé Legrand il fut nommé Préfet,
dans le courant de l'année 1818. Il devait le rester jusqu'à
sa mort en 1847. De tous les préfets c'est un de ceux qui est
resté le plus longtemps. C'était un élève du Séminaire du Saint-
Esprit. Né le 21 juillet 1770 à Flavigny, dans la Côte-d'Or,
il y entra comme élève de philosophie en 1787. Pendant la
Révolution, il retourna dans son diocèse. Il reçut les Ordres
durant l'Empire et fut nommé curé de Digoin. C'est là que
sa première vocation le reprit et qu'il partit pour Cayenne
en 1817. M. Guiller exerça une action très profonde à
Cayenne où il jouissait de l'estime générale. C'était un très

LES MISSIONS DE 1816 A 1830 DANS LES PETITES COLONIES
57
digne prêtre, irréprochable dans sa conduite, et très zélé
dans son ministère. Gomme c'était la coutume à Cayenne,
il était à la fois curé de la ville et préfet de la colonie. Les
notes qu'on trouve sur lui aux archives du ministère des
Colonies, sont toutes en sa faveur : « Il a les sympathies de
la population, parce qu'il la connaît et qu'il l'aime... »; et le
gouverneur ajoute : « ... jouit de l'estime générale ».
D'un autre gouverneur : « Homme éclairé et qui peut exer-
cer une salutaire influence... il s'est en quelque sorte iden-
tifié avec la population. » Il eut bien quelquefois certaines
difficultés avec l'autorité civile, mais il était si difficile de
n'en pas avoir, à moins de toujours céder. Dans l'ensemble il
fut toujours très estimé et des autorités et des colons. Il
était aussi aimé des noirs dont il s'occupait avec zèle. Il eut
avec l'admirable Mère Javouhey un long et douloureux con-
flit qui fit beaucoup souffrir cette sainte femme. Il avait été
prévenu contre elle par des lettres de I'évêque d'Autun. Il
agit toujours sous le coup de cette mauvaise impression.
Il parait évident cependant qu'il était de bonne foi et crut
faire son devoir. Dieu voulait se servir de ce moyen pour
éprouver sa servante. Nous aurons d'ailleurs à y revenir.
Les deux prêtres arrivés avec lui n'étaient pas dénués de
valeur non plus. De M. Viollot on trouve ceci : « Il a de la
tolérance dans une bonne pratique de son devoir... il est
aimé dans le pays. » De fait il eut toujours une assez grande
influence, sur laquelle malheureusement il devait s'appuyer
plus tard pour faire opposition à son préfet. On trouve
encore : « M. Viollot est un bon prêtre, digne d'avancement
quand le moment en sera venu. » Il fut, en effet, nommé
vice-préfet, pour remplacer M. Guiller pendant son voyage
en France. M. Girardon fut nommé plus tard préfet au
Sénégal où il réussit très bien. C'était donc trois bons prê-
tres que M. Bertout avait envoyés pour commencer. C'était
peu mais c'était un commencement. D'autres vinrent peu à
peu par la suite pour leur venir en aide.

58
LE CLERGÉ COLONIAL
M. Legrand était le seul préfet en 1816 qui eût une juri-
diction régulière d'avant la Révolution, laquelle avait été
renouvelée sous l'empire. Tous les autres comme nous
l'avons vu avaient des juridictions déléguées et subdéléguées
plusieurs fois. Aussi tous les chefs ecclésiastiques qui vin-
rent les remplacer furent nommés par l'intermédiaire du
Supérieur du Saint-Esprit. Mais les nominations, pour di-
verses causes, ne purent avoir lieu tout de suite. Et les
intérimaires durent continuer longtemps encore, après 1816.
Le premier qui fut nommé régulièrement semble avoir été
celui du Sénégal, l'abbé Giudicelli. C'est donc par le Sénégal
que nous allons commencer.
Les deux premiers préfets du Sénégal jouaient vraiment
de malheur. Ils ne réussirent ni l'un ni l'autre, non pas
qu'ils eussent été mauvais, car ils semblent avoir été tous
deux de bons prêtres, mais ils mirent une telle raideur
dans leurs rapports avec l'autorité civile que celle-ci
se cabra. Elle n'avait d'ailleurs nul besoin d'être excitée,
car ils eurent
la malchance
de tomber
sur un des
plus mauvais gouverneurs du temps. C'était le comman-
dant Schmaltz, administrateur pour le roi, un homme
autoritaire s'il en fut et le moins disposé à faire des
concessions. Qui eut tort dans ce conflit épique qui com-
mença presque immédiatement et qui se termina par le
départ précipité des deux préfets ? Si l'on tient compte uni-
quement des lettres des préfets qui se trouvent aux archives
du Saint-Esprit, il est clair que le gouverneur a tout les
torts : c'est un butor, un grossier personnage, un homme
hostile à la religion. Si on tient compte des rapports de
Schmaltz qui sont aux archives du Ministère, c'est exacte-
ment le contraire : ce sont les préfets qui ont tous les torts.
Il est évident que chacun présente les choses à sa façon et
cherche à se donner le beau rôle. Qu'en est-il au juste ? Il est
bien difficile de le démêler. On ne peut se fier complètement
aux dires ni des uns ni des autres car il apparaît clairement

LES MISSIONS DE 1816 A 1830 DANS LES PETITES COLONIES
59
qu'ils arrangent les faits inconsciemment dans le but de
démontrer leur bon droit. On ne peut cependant innocenter
complètement le gouverneur qui manquait à la fois de sa-
voir-vivre et de sympathie pour la religion. Cela rejaillit
certainement sur sa manière d'agir. Mais on ne peut inno-
center complètement non plus les deux préfets. Ils étaient
dans leur bon droit peut-être, mais ils ont manqué de savoir-
faire et surtout d'humilité chrétienne. Ils auraient dû s'incli-
ner pour éviter un plus grand mal. Ce qui a pâti surtout de
leur attitude intransigeante c'est le salut des âmes. Ils ont
fait passer, l'un son installation et son bien-être, l'autre le
souci de sa dignité, avant leur devoir de prêtre. Il apparte-
nait à des ministres de l'évangile de donner l'exemple de la
mansuétude et de la douceur. Et à supposer que, comme ils
le prétendaient, la situation fut vraiment intenable, qu'ils
dussent habiter une paillote, et vivre méprisés de tous, ils
n'auraient jamais dû s'en aller, à cause des âmes qui avaient
besoin d'eux. Au lieu de cela ils partirent tous deux avec
fracas, abandonnant à leur triste sort tous ceux dont ils
avaient le devoir de s'occuper.
L'abbé Giudicelli partit pour le Sénégal le 25 novem-
bre 1816. Ses pouvoirs canoniques sont du 23 décembre. Il
ne semble pas les avoir reçus par l'intermédiaire du supé-
rieur du Saint-Esprit, car ils lui parvinrent de Mgr de Pres-
signy, par la voie du ministère de la marine. Il est vraisem-
blable que le supérieur avait dû être consulté car il était
déjà chargé du clergé colonial. Dès son arrivée il eut toute
sorte d'avanies et, si l'on en croit ses lettres, le gouverneur
s'appliqua à lui rendre la vie impossible. Pas d'église, pas
de presbytère, pas même de maison pour loger. Le com-
mandant affectait de le mépriser, de le brimer publiquement.
Il l'appela même un jour à la fin d'un repas de réception, pour
lui faire publiquement des observations violentes et gros-
sières. Finalement, au bout de sept mois d'épreuves inin-
terrompues, il se retira. Il est impossible de savoir ce qu'il

60
LE CLERGÉ COLONIAL
y eut au juste. Il semble certain que le commandant manqua
de déférence. Mais d'après les lettres même de Giudicelli
il semble bien aussi que celui-ci fit tout ce qu'il fallait pour
pousser l'autre à bout, et que s'il eut des avanies à subir, il
les avait bien cherchées. Il se retira à Paris où il fit parler de
lui plus tard et dans un assez mauvais sens. Somme toute,
non seulement c'était un maladroit mais encore un person-
nage peu recommandable. Pour le premier préfet que nom-
mait l'administration nouvelle, elle avait vraiment eu la
main malheureuse.
Et pour comble de malheur celui qui succéda, l'abbé Tey-
rasse, fut pire encore, pire non pas pour la valeur person-
nelle, car il fut toujours respectable et digne prêtre, mais
pour son attitude et le mal qu'il fit à la colonie. Celui-là avait
été choisi par le Supérieur du Saint-Esprit et nommé sur sa
recommandation. Sa nomination est de la fin de 1818. Il
s'embarqua dans les premiers jours de 1819. Il vint à Roche-
fort et là il dut attendre quelques jours. Ce fut pour son
malheur. C'était un orateur réputé et il fut invité à prêcher
un grand sermon dans une des principales églises de la
ville. C'était le 10 janvier 1819. Son éloquence lui joua ce
jour-là un bien vilain tour. Son sermon fut splendide et les
soeurs de Saint-Joseph qui partaient avec lui déclarèrent
qu'elles n'avaient jamais rien entendu de si beau. Mais en-
traîné par le mouvement oratoire, il se laissa aller à dire
des choses qu'il aurait mieux valu garder. Ce fut un beau
sermon mais un sermon malencontreux. Le thème général
était la dignité du sacerdoce, qui est supérieure à toute di-
gnité humaine. C'était un sujet bien délicat à traiter dans
une église remplie de fonctionnaires, de marins, d'officiers.
Il pouvait être traité cependant de façon à ne froisser per-
sonne en montrant que les deux autorités se meuvent sur
des plans différents. Mais l'orateur semble avoir pris à tâche
de souligner tout ce qui pouvait irriter. Il y eut en parti-
culier cette phrase : « Le prêtre, devant qui le roi s'humilie

LES MISSIONS DE 1816 A 1830 DANS LES PETITES COLONIES
61
pour avoir le pardon de ses fautes, est plus que le monar-
que. » D'où on pouvait conclure que le prêtre était à plus
forte raison plus que tous les ministres, gouverneurs, ad-
ministrateurs, qui sont bien au-dessous du roi. On comprend
l'impression que dut ressentir l'auditoire. La phrase est tex-
tuellement dans saint Jean Chrysostome : elle est d'ailleurs
parfaitement admissible à condition d'être bien comprise.
Mais tous ces gens, peu versés dans les Pères et la théo-
logie et d'autre part remplis de préventions contre l'Eglise,
affectèrent de prendre le sens le plus défavorable. Il y eut
des plaintes au Ministère. Ce dernier fut embarrassé. D'un
côté il lui répugnait de faire quelque chose contre le clergé
et surtout contre M. Bertout en qui il avait pleine confiance.
D'un autre côté il ne pouvait guère laisser passer la chose.
On sortait à peine de l'Empire qui s'était proposé de domes-
tiquer l'Eglise et de faire des ecclésiastiques comme des
fonctionnaires subalternes. La Restauration avait rendu à
l'Eglise une partie de son ancien prestige, ce qui avait sus-
cité des protestations violentes; on l'accusait de s'être abais-
sée devant le parti-prêtre. Ne rien faire contre l'abbé Tey-
rasse, c'était reconnaître le bien-fondé de cette accusation.
La lettre du ministre à M. Bertout trahit cet embarras. On
lui déclare que par considération pour lui, qui avait fait
faire cette nomination, on ne reviendrait pas dessus. Mais
que le préfet serait officiellement blâmé et qu'à la première
incartade on le frapperait. De toutes les solutions c'était
bien certainement la plus mauvaise. Il valait infiniment
mieux révoquer M. Teyrasse tout de suite que de l'expédier
au Sénégal avec des notes pareilles. On comprend quel dut
être l'état d'esprit du Commandant Schmaltz en recevant
ces nouvelles. Lui qui était déjà pénétré de son importance,
et qui était fier d'avoir eu le dessus dans son conflit avec
l'abbé Giudicelli, il se considéra comme le vengeur de l'au-
torité royale outragée. Aussi, il se mit sur le pied de guerre
pour recevoir le préfet. L'abbé Teyrasse, de son côté, se

62
LE CLERGÉ COLONIAL
considérait comme le champion de la dignité du clergé. On
peut juger par le choix même de son discours, de son état
d'esprit. On devine ce que dut être la rencontre de ces
deux hommes dont aucun des deux n'était décidé à céder le
moins du monde. Le choc fut immédiat et brutal. L'abbé
Teyrasse s'embarqua le 30 janvier, avec l'abbé Tabaudo.
Un mois après il était déjà de retour pour la France. Il
n'avait pas fallu longtemps pour tout casser. Mais là où
l'abbé Teyrasse montra bien qu'il manquait totalement de
bon sens et aussi d'esprit surnaturel, c'est qu'en s'en allant
il mit la ville de Saint-Louis en interdit. Par là il ne punis-
sait nullement le gouverneur, qui ne pratiquait pas, mais
une quantité de braves gens qui étaient parfaitement inno-
cents du conflit. Il mettait la dignité de l'Eglise et surtout
sa dignité personnelle au-dessus de tout, même au-dessus
du salut des âmes. Cet interdit dura vingt mois. L'abbé
Tabaudo qui était curé de Gorée, aurait pu venir de temps
à autre célébrer la messe et donner les sacrements. Mais tout
ministère était défendu. Il y avait à Saint-Louis quelques
catholiques pratiquants, en petit nombre il est vrai, mais il
y avait surtout les religieuses, qui durent passer tout ce
temps-là sans messe, sans communion, exposées à mourir
sans sacrements. C'était un abus de pouvoir intolérable.
Même saint Jean Chrysostome, sur qui il prétendait s'ap-
puyer, n'avait pas jeté l'interdit sur Constantinople quand
il fut exilé par l'impératrice. L'abbé Bertout essaya de le
lui faire comprendre. Il insista pour faire rapporter l'inter-
dit, et pour qu'il fut permis à l'abbé Tabaudo d'aller au
moins quelquefois à Saint-Louis. L'abbé Teyrasse fut intrai-
table. Il ne semble pas avoir eu l'ombre d'un doute sur
son droit, et il n'en rabattit pas un pouce. Mentalité étrange:
le premier devoir du prêtre c'est de se faire respecter, tant
pis pour le reste ! Il fallut s'adresser directement à la Pro-
pagande pour faire lever l'interdit. Elle seule, en effet, pou-
vait le faire. Dans sa réponse, elle blâma le préfet et permit

LES MISSIONS DE 1816 A 1830 DANS LES PETITES COLONIES
63
à l'abbé Tabaudo d'aller exercer le ministère à Saint-Louis
en attendant le nouveau préfet. Mais en ce temps-là les com-
munications étaient rares et difficiles, les relations et les
démarches étaient compliquées. La réponse de la Propa-
gande ne vint que le 20 août 1820. Et après cela il fallut en-
core des mois pour la faire parvenir à destination. Pendant
tout ce temps les pauvres âmes de Saint-Louis, y compris les
religieuses, furent privées de tout secours religieux.
On s'avisa d'un expédient pour recevoir les sacrements
au moins de loin en loin. Un bateau de guerre vint à passer
qui avait un aumônier à bord. Schmaltz qui se sentait res-
ponsable de la triste condition de ses administrés, résolut
d'en tirer parti. L'interdit s'étendait sur la paroisse de Saint-
Louis, donc la ville et ses environs immédiats. D'ailleurs,
en ce temps-là la Préfecture se composait des deux paroisses
de Saint-Louis et de Gorée, il n'y avait pas autre chose. Il
obtint que le vaisseau séjournât quelque temps au delà des
limites interdites. L'aumônier se rendait à terre et célébrait
sur un autel improvisé. Il confessait, il donnait la commu-
nion, il baptisait les enfants. Schmaltz procura des barques
en nombre suffisant pour qu'on put se rendre auprès de lui.
On comprend combien les catholiques et surtout les religieu-
ses, furent heureux d'en profiter.
Le nouveau préfet fut nommé le 29 août 1820. Il n'arriva
au Sénégal que le 1er novembre suivant. Il n'y avait que
quelques jours que la nouvelle de la levée de l'interdit était
arrivée, et que l'abbé Tabaudo avait pu s'approcher de Saint-
Louis. Le Commandant Schmartz avait été relevé de ses
fonctions. Le gouvernement l'avait soutenu, comme il sou-
tient toujours ses agents, mais à contre cœur parce qu'il était
allé trop loin. Aussi, comme il avait eu certaines difficultés
dans ses entreprises commerciales, on fut heureux de s'en
débarrasser. Il fut remplacé par le Commandant Lecoupé,
qui prit le contre-pied de son prédécesseur et se montra très
favorable à la religion.

64
LE CLERGÉ COLONIAL
Le nouveau préfet était l'abbé Baradère, vicaire à Saint-
Germain-l'Auxerrois. Il resta assez peu de temps au Sénégal,
car arrivé le 1er novembre 1820 il en repartit le 20 juin 1822.
C'était un homme d'une réelle valeur et un prêtre vraiment

zélé. Mais ces idées étaient suspectes. Il était profondément
gallican. On ne s'explique pas que M. Bertout, dont les sen-
timents ultramontains étaient si profonds, ait pu le choisir
Il est vrai qu'il prenait ce qu'il trouvait; il était tellement
difficile de découvrir non seulement des préfets, mais sim-

plement des prêtres ! Et puis, la préfecture du Sénégal qui
n'avait que deux prêtres avait si peu d'importance ! Pendant
les dix-huit mois qu'il passa à Saint-Louis, il pansa les bles-

sures faites par ses prédécesseurs. Il semble leur donner
tort à tous deux. Il était pourtant bien placé pour savoir au
juste ce qui s'était passé. Nous lisons, dans une lettre du
3 mars 1821 : « Les malheureuses dissenssions survenues
entre

mes
prédécesseurs
et
l'autorité
de
ce
pays,
ont poussé les esprits à un tel degré d'irritabilité qu'on fris-
sonnait au seul nom de prêtre... J'ai dû faire revenir les gens
de leurs préventions et les réconcilier avec le sacerdoce,
Ce point, sans lequel on ne peut jamais faire de bien est
obtenu aujourd'hui. Je n'ai à me plaindre de personne, j'ai,

au contraire, à me louer de tous les égards qu'on m'a montrés
dans toutes les occasions où mon service m'a réuni aux
autorités. J'ai surtout à me louer de M. le Gouverneur... »
On voit que la situation est rétablie, mais on voit aussi qu'i1
blâme assez clairement ses prédécesseurs qui ont ameuté
contre eux non seulement les autorités mais le public lui-
même. Un peu plus tard, le 25 mai 1821, il écrit encore :

« Ma mission au Sénégal devient consolante, et mon ministère
n'est plus rempli de dégoûts. La douceur, les ménagements
et un entier abandon du casuel, ont fini par persuader les
habitants que ce n'était pas à leur argent mais à leur salut

que j'en voulais. » L'abbé Giudicelli avait mécontenté tout le
monde en se tenant trop à cheval sur ses droits, l'abbé Bara-

LES MISSIONS DE 181 6 A 1830 DANS LES PETITES COLONIES
65
dère comprit qu'il fallait adopter une attitude opposée
Quand il quitta le Sénégal il fut regretté de tous. Il demeura
à Paris où il vivait dans l'intimité de Grégoire, l'évêque cons-
titutionnel. Il l'assista dans ses derniers moments et fut pré
sent quand l'abbé Guillon lui donna les derniers sacrements.
Il fut nommé évêque par le gouvernement haïtien, sans au-
cun accord avec le Saint-Siège, mais au dernier moment il
recula devant le schisme et ne partit jamais pour occuper
son poste.
Il fut remplacé par l'abbé Fournier qui arriva en décem-
bre 1822. L'abbé Bernard Fournier était curé de Castres,
quand il fut nommé, le 2 octobre 1822, Préfet du Sénégal.
C'était un prêtre très sérieux et qui fit tout de suite beaucoup
de bien : offices très suivis, catéchismes réguliers, soins des
malades. Malheureusement il était seul prêtre dans la colonie
et ce fut ce qui le tua car il voulut satisfaire à tous et ne sut
pas mettre de bornes à son zèle. L'abbé Tabaudo, qui avait
résidé à Gorée depuis son arrivée, avait dû rentrer. M. Ber
tout lui avait vainement cherché un remplaçant. L'abbé Ga-
cher, qu'il avait fait nommer vice-préfet, finit par reculer et
ne partit point. L'abbé Fournier dut se multiplier pour faire
face à tout. Le 13 janvier 1824, il partit pour Sainte-Marie de
Gambie pour secourir les catholiques de cette région qui se
trouvait sans prêtre. Il y travailla beaucoup mais y prit la
fièvre qui l'obligea à revenir. Il mourut à Gorée sur le chemin
du retour et une fois de plus, le Sénégal se trouva sans prêtre.
En mars 1825, l'abbé Girardon fut nommé à sa place.
Il était né à Faucon dans la Seine-et-Marne, le 21 août 1780.
Il était donc âgé de trente-neuf ans. Il était parti pour
Cayenne en 1817 et en était revenu pour raison de santé trois
ans plus tard, en 1821. Il prit du service dans son diocèse
où il fut nommé curé de Vitry-sur-Loire. Puis il demanda à
retourner en mission et M. Bertout fut tout heureux de ie
retrouver. C'est un de ceux qui fit le plus de bien au
Sénégal. Il n'eut de difficulté avec personne. Mais on voit par
5

66
LE CLERGÉ COLONIAL
ses lettres qu'il souffrit beaucoup de son isolement. C'est la
raison pour laquelle il devait demander huit ans plus tard
de quitter le Sénégal pour les Antilles. Ses démarches, en
effet, pour avoir un confrère furent toujours repoussées par
le Gouverneur, sous prétexte qu'il n'y avait pas assez de
travail pour deux. Le brave homme ne comprenait pas que
la question de travail était secondaire en la circonstance et
que c'était pour de tout autres raisons que l'abbé Girardon
demandait à n'être plus seul. Bien qu'il eût la sympathie de
tout le monde, l'abbé Girardon souffrait du peu de fruit de
son ministère. Les mariages légitimes étaient rares et le con-
cubinage universel. Ce qui acheva de le décourager fut que
non seulement il était seul à Saint-Louis, mais il ne pouvait
pas avoir de confrère à Gorée. L'abbé Quintons qui avait été
nommé vice-préfet arriva en 1824 et s'en alla presque tout de
suite. Plus tard arriva l'abbé Vigier qui eût toute sorte de
déboires et d'ennuis. La vie religieuse progressa cependant
sans arrêt pendant toute l'administration de M. Girardon
C'est alors que furent construites, par l'administrateur Ro-
ger, les églises de Saint-Louis et de Gorée. Jusqu'alors on
s'était servi de cases quelconques qui ne convenaient pas à la
dignité du culte.
La troisième mission qui fut munie de Préfet, après la
Révolution, fut celle de Saint-Pierre-et-Miquelon. Elle avait
toujours été, comme nous l'avons vu, confiée depuis son
origine à la Congrégation du Saint-Esprit. Lorsqu'en 1810
on y transporta de nouveau les colons, on leur adjoignit un
prêtre qui fut désigné par le Supérieur du Saint-Esprit.
C'était l'abbé Ollivier, qui devait passer de longues années
dans cette petite colonie. Il n'avait pas, à ce moment-là, !e
titre de préfet puisqu'il était seul prêtre et n'avait que trois
cents fidèles en tout. Il dut cependant avoir des pouvoirs
équivalents afin d'être à même d'assurer complètement le
service religieux. Il reçut les pouvoirs officiels de préfet, le
24 mai 1819. Et encore, officiellement il ne fut jamais consi-

LES MISSIONS DE 1816 A 1830 DANS LES PETITES COLONIES
67
déré comme préfet, il portait seulement le titre de supérieur
ecclésiastique. Cela revenait au même au point de vue des
pouvoirs et d'ailleurs, en pratique, on l'appela toujours le
« Préfet de Saint-Pierre-et-Miquelon ». Il fut seul pendant
plusieurs années. Lorsqu'eut été fondé le petit bourg de
Miquelon, l'administration demanda un prêtre pour en
assurer le service. En effet, il est trop difficile pour le curé de
Saint-Pierre de se rendre dans cette petite île qui n'est pas
toujours facilement abordable. Et les paroissiens de Saint-
Pierre se plaignent d'être trop longtemps abandonnés. Le
gouverneur porta la plainte au ministère et le Ministre, le
comte de Clermont-Tonnerre écrit à M. Bertout, à la date
du 28 janvier 1822, pour demander un prêtre. M. Bertout put
en trouver un tout de suite. C'était l'abbé Lairez qui fut
nommé curé de Miquelon et vice-préfet apostolique. Il sembla
réussir très bien puis fut obligé de partir sous le coup
d'accusations graves. Il fut remplacé par l'abbé Fagot qui
ne valait pas mieux que lui. Cette pauvre paroisse de Mi •
quelon jouait vraiment de malheur. Il est vrai que ce n'était
pas une situation d'être abandonné seul, avec quelques pa-
roissiens, dans une petite île complètement désolée. Il aurait
fallu vraiment un moral extraordinaire pour y résister.
Quant à l'abbé Ollivier il jouit toujours de l'estime générale
La Mère Javouhey écrivait, le 23 férier 1826, en parlant de
Saint-Pierre : « Il y a là un très bon curé. » Il entretint de
bons rapports d'une manière générale avec l'administration,
et les notes qui ont été données à son sujet sont plutôt
élogieuses. Il dut avoir quelques difficultés en 1818 car, dans
une lettre officielle du 30 Janvier, on fait allusion à son
rappel possible. Cela n'eut pas lieu d'ailleurs, et cela ne
signifie pas grand'chose car il était si facile d'avoir des diffi-
cultés. Il suffisait d'avoir à faire à un administrateur grin-
cheux qui exigeait des choses impossibles. M. Ollivier put
continuer longtemps encore avec un plein succès son minis-
tère à Saint-Pierre.

68
LE CLERGÉ COLONIAL
Il nous reste à parler du préfet des Comptoirs des Indes.
Les tractations qui concernent sa nomination furent com-
mencées dès avant 1825. Elles n'aboutirent réellement qu'à
la fin de 1828 et le premier préfet n'arriva qu'en 1829. Les
Comptoirs des Indes se trouvaient rattachés, au point de vue
religieux aux diocèses voisins qui étaient occupés par des

moines étrangers. Le gouvernement de la Restauration sup-
portait mal cette situation, car il voulait appliquer partout

le grand principe dont l'Ancien Régime ne s'était jamais
départi à savoir qu'aucun prélat étranger ne devait com-
mander à des sujets français. Aussi à diverses reprises des
démarches furent entreprises à Rome dans ce sens. Le mi-

nistre s'adressait dans ce but à M. Bertout qui était l'inter-
médiaire ordinaire pour tout ce qui concernait les Colonies.
Sur ces instances, M. Bertout écrivait à la Propagande

pour
demander une juridiction séparée, « parce qu'il ne convenait
pas que des prêtres étrangers qui ne parlaient pas ou qui ne
parlaient plus notre langue fussent chargés de nos mis-
sions ». Ces missions, autrefois confiées aux capucins fran-
çais avaient été desservies par leurs confrères des autres
provinces lorsque la province française avait disparu

Séparer la juridiction était une affaire bien compliquée car
les sujets du roi de France étaient partout mêlés aux autres.
On essaya cependant, mais M. Bertout eut vraiment la main

malheureuse pour les premiers préfets qu'il choisit. En 1825,
il proposa d'abord un abbé Rougé, du clergé de la Réunion.
Or la Propagande apprit que ce prêtre était indigne d'occuper
ce poste et elle envoya à M. Bertout une lettre de blâme
assez sévère à ce sujet. En 1827 il en propose un autre, un
abbé Bonnet. Puis ayant appris sur son compte des choses
défavorables, il se ravise et écrit de nouveau pour retirer sa

proposition. Un peu agacé par ces tergiversations, le Cardinal
lui écrit, le 29 mars 1828, qu'il faut faire cesser cette situa-
tion déplorable. Et il lui demande de lui proposer désormais
trois noms, parmi lesquels la Propagande choisira elle-même


LES MISSIONS DE 1816 A 1830 DANS LES PETITES COLONIES
69
le sujet le plus apte. A quoi M. Bertout répondit assez judi-
cieusement que s'il avait tant de peine à en trouver un, il en
trouverait encore bien plus difficilement trois. Enfin, il finit
par trouver quelqu'un, l'abbé Calmels, qui donna pleine
satisfaction. La Propagande, alertée par les deux premiers
choix malheureux, fit faire une enquête et le Cardinal déclare
qu'il a été très heureux de recevoir de l'archevêque d'Albi,
le plus grand éloge de ce prêtre. C'était, en effet, le secrétaire
de l'archevêché d'Albi. Cette fois, le choix était définitif car
M. Calmels resta trente-deux ans sans changement. C'est
certainement lui qui tient le record de la durée parmi tous les
préfets. Sa nomination est du 24 mai 1828.

CHAPITRE IV
LES MISSIONS DE 1816 A 1830
DANS LES GRANDES COLONIES
Si les quatre missions dont nous venons de parler au cha-
pitre précédent, reçurent leurs préfets dès 1816 ou même
avant, comme la Guyane, des raisons d'ordre divers ne per-
mirent pas d'en envoyer tout de suite aux missions les plus
importantes, c'est-à-dire celles de Bourbon, Martinique et
Guadeloupe. La première nomination qui put être faite à
Bourbon date de 1818, et dans les deux autres îles il ne put
pas y en avoir avant 1821. Jusque là les intérimaires dont

nous avons déjà parlé continuèrent leurs fonctions.
L'abbé Paquiet fut nommé Préfet apostolique de Bourbon
par une ordonnance royale du 1er juillet 1818. La nomination
canonique est du 10 juillet. Il s'embarqua pour Bourbon
le 1er août suivant. C'était un très digne prêtre et qui fit, dès
son arrivée, la meilleure impression à tout le monde. Il venait
des Etats-Unis d'Amérique où il avait exercé longtemps le
saint ministère. Il était rentré définitivement, ayant renoncé

aux missions, lorsque M. Bertout réussit à mettre la main sur
lui et lui demanda de s'y dévouer de nouveau. Il accepta.
Rempli de qualités, il aurait pu réussir très bien, malheu-

LES MISSIONS DE 1816 A 1830 DANS LES GRANDES COLONIES
71
reusement il était épuisé et anémié par ses travaux aposto-
liques antérieurs et il n'était plus très équilibré, comme la
suite devait le montrer. En effet, moins de deux ans après
son arrivée, il donna des signes non équivoques de déran-
gement cérébral et de neurasthénie. Rien cependant qui put
faire soupçonner le drame qui allait se passer. Il s'était
établi à Saint-Paul, avec l'abbé Pastre. Il s'occupait de la
paroisse en qualité de curé, et en même temps il adminis-
trait la Préfecture. Or, le matin du 3 juin 1820, l'abbé Pas-
tres fut très étonné de ne pas voir son curé sortir de sa
chambre, le matin. C'était le jour de la Fête-Dieu et tout
était prêt pour la cérémonie. Inquiet, il pénètre dans la
chambre, et là il eut une de ces secousses dont on se sou-
vient toute sa vie. Il aperçut l'abbé Paquiet pendu au
plafond. Il avait bien remarqué qu'il était bizarre les jours
précédents, mais il était loin de s'attendre à une chose
pareille. Aussi il perdit la tête complètement et il faut avouer
qu'il y avait de quoi. Il sortit de la chambre en criant et
ameuta toute la population. S'il avait eu un peu plus de pos-
session de soi, il aurait refermé la porte, serait allé avertir
les autorités, et aurait pu faire silence sur les circonstances
de cette mort. On aurait évité par là à bien des gens des
émotions pour le moins inutiles. Mais il était trop tard.
En un clin d'ceil toute la petite ville fut mise sur pied.
Le presbytère fut envahi et ii y eut un désordre indescrip-
tible tandis que le malheureux curé, qu'on oubliait de dé-
pendre, se balançait lugubrement dans sa chambre. Les
femmes pleuraient en se tordant les bras, ,les hommes
criaient, les enfants hurlaient : ce fut une de ces scènes de
désolation comme on n'en voit que sous les Tropiques.
Les autorités civiles, enfin averties, eurent bien du mal à
rétablir le calme et à remettre l'ordre au presbytère. De la
ville de Saint-Paul la nouvelle se répandit comme une traî-
née de poudre dans toute l'île et ce fut partout une émotion
considérable. Les gens se rendaient en troupe sur les lieux

72
LE CLERGÉ COLONIAL
pour voir on ne sait trop quoi. Ils venaient parfois de bien
loin. Toutes les lettres de cette époque que l'on trouve aux
archives du Saint-Esprit, racontent au long et au large avec
tous les détails, cette affaire qui lit beaucoup de bruit et dont
on parla longtemps. Il y eut de l'émotion mais point de
scandale, car tout le monde se rendait compte que le malheu-
reux n'était pas conscient de son acte. On considérait la
chose comme un malheur public tout simplement. Aussi, le
lendemain il eût de très belles funérailles auxquelles assista
une foule immense ainsi que toutes les autorités civiles et
religieuses.
Après ce malheur, l'abbé Collin, malgré son grand âge,
fut obligé de reprendre les fonctions de vice-préfet qu'il
avait déjà exercées si longtemps. Et l'abbé Cottineau qui
avait réclamé avec tant d'instances, en semptembre 1818, « un
préfet bien bullé ! » fut obligé, une fois de plus, de se con-
tenter d'un préfet « non bullé », c'est-à-dire subdélégué et
intérimaire. Cela dura jusqu'en décembre 1821 où M. Ber-
tout fit nommer l'abbé Pastre. Par la même occasion, l'abbé
Collin vit régulariser ses pouvoirs de vice-préfet qui lui
furent reconnus le 9 février 1822. Cette reconnaissance
semble corroborer ce que nous disions à propos de la juri-
diction subdéléguée de M. Collin et des autres vice-préfets
dans le même cas, c'est que leurs pouvoirs étaient légitimes
jusqu'à ce que Rome en ait décidé autrement. Par la nomina-
tion de M. Pastre, les pouvoirs de M. Collin sont périmés. C'est
pour cela qu'on les renouvelle. Le fait qu'on les renouvelle
sans observation montre qu'on ne les considère pas comme
usurpés. Les premières lettres de nomination qui furent
envoyées à M. Pastre ne parvinrent pas à destination. En ce
temps là cela n'avait rien d'extraordinaire. Les voyages
étaient longs et difficiles et la poste s'en ressentait : il
arrivait même que le mauvais temps, occasionnant des
avaries, obligeait les bateaux à s'arrêter en cours de route,
dans des ports intermédiaires, d'où il revenaient à leur point

LES MISSIONS DE 1816 A 1830 DANS LES GRANDES COLONIES
73
de départ. Ce ne fut que plus d'un an après, en février 1823
que M. Bertout, mis au courant de ce fait, put envoyer de
nouvelles lettres.
L'abbé Pastre était né à Usseau dans le diocèse de Pigne-
rol, le 16 janvier 1779. Il était donc âgé de quarante-deux
ans à sa nomination. II était arrivé dans la colonie, le 25 mai
1817 avec l'abbé Minot, dont nous aurons à reparler, et
trois autres prêtres. Comme il y avait cinq prêtres à ce
moment-là, leur arrivée portait le nombre total à dix. Dès
son arrivée il s'occupa du bien des âmes avec un très grand
zèle. Et il eut tout de suite des succès remarquables. M. Ber-
tout, en le présentant à la Propagande en fait un très grand
éloge : « C'est un homme vraiment apostolique et qui fait en
quelque sorte des prodiges de conversion. » Il réussit aussi
bien comme préfet qu'il l'avait fait comme curé. Calme, pon-
déré, très sérieux, il domina très bien la situation. Con-
naissant le pays et la mentalité des habitants, il sut éviter la
plupart des difficultés. Pendant toute son administration on
n'entend parler de rien, ce qui est bien rare dans l'histoire
religieuse coloniale. De l'autorité civile il ne reçoit que des
éloges: ses notes au ministère sont des plus favorables. Il est
considéré par tous comme un saint prêtre, et surtout ce qui a
plus d'importance pour l'autorité civile, comme un homme
modéré et d'esprit large. Quand on a un peu l'habitude du
style administratif employé dans ce genre de notes, on
voit qu'ils entendent par là ceux qui ne cherchent pas des
difficultés à tout propos. L'exemple de M. Pastre montre
qu'on pouvait arriver à s'entendre. Il y avait des cas
où la conscience ne le permettait pas, mais ces cas
étaient rares. Il ne faudrait pas croire que M. Pastre
trahit le moins du monde sa conscience. On ne lui reproche
aucun faux pas au point de vue des lois de l'Eglise. Com-
ment donc s'y prit-il pour n'avoir aucune des difficultés qui
se multiplièrent par ailleurs ? Il n'y a qu'une réponse, c'est
qu'il savait s'y prendre et que c'est la qualité principale

74
LE CLERGÉ COLONIAL
quand on veut gouverner. La preuve qu'il ne trahit jamais
les devoirs de sa charge, c'est que le cardinal de la Propa-
gande en fit, en 1830, le plus grand éloge. Pourtant, la Propa-
gande devait être au courant puisqu'elle était renseignée en
détail par le supérieur du Saint-Esprit et par les lettres
qu'elle recevait. Malheureusement M. Pastre ne put pas res-
ter longtemps et ce fut dommage pour Bourbon. Il tomba
malade et fut obligé de rentrer en France. Il partit le 3 avril
1828. Dans son esprit ce n'était qu'un congé et il comptait
revenir dans sa mission. Il faut croire qu'il n'alla pas mieux
car il démissionna en 1829. Il faillit revenir plusieurs fois
car c'était le vœu de tous, et de la population et du gouver-
nement et de la Propagande, mais cela ne put aboutir. Il se
retira dans son diocèse à Lyon, où il fut nommé chanoine
de la Primatiale. Il devait mourir le 15 mai 1839.
Il fut remplacé par le vice-préfet, M. Collin, qui décidé-
ment devait avoir l'habitude des intérimats et qui malgré son
grand âge se trouvait toujours là pour remplacer les préfets
qui disparaissaient les uns après les autres.
Les deux préfets de la Guadeloupe et de la Martinique
furent nommés seulement en 1821, les derniers de tous par
conséquent. Jusque là les vice-préfets, subdélégués par des
subdélégués, continuèrent leur service, comme nous l'avons
expliqué. Qu'est-ce qui retarda à ce point les nominations ?
On ne sait. Ce fut probablement la difficulté de trouver quel-
qu'un qui convînt. Ce qui semblerait l'indiquer, c'est que
M. Bertout se contenta de proposer les deux intérimaires en
exercice, M. Pierron à la Martinique et M. Graff à la Guade-
loupe. Il faut dire aussi que les deux gouverneurs les avaient
proposés d'abord et M. Bertout avait voulu leur donner
satisfaction en les proposant lui-même. Pour M. Pierron, le
gouvernement fit remarquer qu'il était vraiment trop âgé.
Pour M. Graff, il accepta.
M. Graff était un prêtre qui avait été déporté de France en
Guyane pour avoir refusé le serment de la constitution civile

LES MISSIONS DE 1816 A 1830 DANS LES GRANDES COLONIES
75
du clergé. C'était donc un confesseur de la foi. Il avait réussi
à se rendre aux Antilles, alors aux mains des Anglais, et y
avait pris du service. Il était curé de Basse-Terre, en 1815,
au moment des Cent Jours. C'est lui que l'abbé Foulquier
nomma son remplaçant quand il dut rentrer d'office en
France, après sa malencontreuse manifestation en l'honneur
de Napoléon. C'était un très bon prêtre et qui faisait beau-
coup de bien dans sa paroisse. Il accepta cette charge peu
enviable, car le poste de vice-préfet ne comportait guère que
des ennuis et aucun avantage. Il le remplit à la satisfaction
de tous. C'est ce qui porta l'administration à demander de le
titulariser. M. Bertout entra dans ces vues et le proposa au
ministre comme préfet, par une lettre du 27 mars 1820.
La nomination officielle est du mois de décembre 1821. Elle
fut retardée probablement parce que M. Bertout avait proposé
en même temps M. Pierron pour la Martinique, et que celui-ci
ayant été refusé à cause de son âge, on attendait d'avoir
trouvé un autre candidat : on tenait, semble-t-il, à faire les
deux nominations en même temps, parce que depuis 1807 il
n'y avait légalement qu'un seul préfet pour les deux îles et
qu'on ne pouvait pas nommer l'un sans l'autre. M. Graff
entra en fonction tout de suite et n'eût d'ailleurs rien à
changer à sa manière de faire puisqu'il l'exerçait déjà depuis
sept ans.
Il se nomma, selon la règle, un vice-préfet en la personne
de l'abbé Blaise Chabert, curé de Pointe-à-Pitre. Cette nomi-
nation fut ratifiée par M. Bertout qui envoya les pouvoirs
de la Propagande, le 24 juin 1823. Cette nomination n'était
pas heureuse. Non pas que ce fût un mauvais prêtre, mais il
n'était pas à la hauteur de sa situation, et il manquait de
dignité et de tenue. Or, pour être préfet ou vice-préfet, c'est-
à dire pour être à la tête des autres, il faut être irrépro-
chable et de plus sortir un peu de l'ordinaire. C'est ce que
font remarquer les lettres de cette époque. Quelques-unes
même déclarent qu'il ne manquait pas de prêtres de

76
LE CLERGÉ COLONIAL
valeur qu'on aurait pu choisir à la place. Mais ces insinua-
tions ont un peu l'air intéressées. Les critiques sont justes

cependant, car il fallut, quelques années plus tard, débarquer
l'abbé Chabert, d'entente entre le gouverneur et le préfet.
On eût alors du mal à s'en débarrasser car il ne se laissa
pas faire.

Le 26 juillet 1825 un terrible cyclone dévasta la Guade-
loupe et particulièrement Basse-Terre. Le Préfet mourut,
victime du devoir, écrasé sous les ruines de son église.

Il s'y trouvait avec plusieurs de ses employés, probable-
ment occupé avec eux à fermer les ouvertures et à sauve-
garder le mobilier. Tous furent tués avec lui. La supérieure
des sœurs de Saint-Joseph fut tuée également. Elle venait
de quitter sa maison qui s'écroulait. Déjà elle avait mis en

sûreté les enfants et les sœurs et elle allait s'y trouver elle-
même quand une poutre lui tomba sur la tête. Il y eut de
sept à huit cents morts en tout. De l'église, il ne resta qu'un
petit coin de la sacristie où l'on put continuer de dire la
messe. Nous trouvons tous les détails de cette catastrophe
dans une lettre d'une sœur de Saint-Joseph qui assista à
tout et qui en garda un souvenir épouvanté.

Pour remplacer M. Graff, M. Bertout eût l'idée de pro-
poser M. de Solages. Il en donne avis au cardinal Delia
Somaglia, à la date du 6 juin 1826, donc près d'un an après
la catastrophe. On voit, par sa lettre, que tout n'alla pas tout
seul et qu'il trouvait très péniblement les préfets, d'abord
parce que lui-même était difficile au sujet des qualités re-
quises, et ensuite parce que ceux à qui il proposait n'en
voulaient pas toujours. « J'ai la satisfaction d'annoncer à
Votre Eminence, qu'après bien des recherches, j'ai enfin

trouvé un préfet pour la Guadeloupe. » Mais l'abbé de Sola-
ges qui avait d'abord accepté, hésita, puis finalement ne
voulut pas partir parce qu'il trouvait que le champ d'action

n'était pas assez vaste. De fait, quand plus tard, il fut nommé
Préfet de Bourbon, il fit annexer à sa Préfecture, au grand

LES MISSIONS DE 181(5 A 1830 DANS LES GRANDES COLONIES
77
désespoir de M. Bertout, non seulement Madagascar et les
îles Malgaches, mais encore la Nouvelle-Zélande et l'Aus-
tralie. En présence de cette immensité, la Guadeloupe devait,
en effet, paraître bien petite. M. Bertout fut donc obligé d'en
chercher un autre. En attendant cette nomination, le rem-
plaçant n'était autre que l'abbé Chabert qui n'ayant pas les
qualités voulues pour sa paroisse les avait encore bien
moins pour cette haute charge. Mais il était officiellement
vice-préfet et aucun autre ne pouvait lui être préféré.
Le remplaçant ne fut nommé que le 6 février 1827. C'était
l'abbé Brizard, vice-préfet de la Martinique. Il avait reçu
son obédience officielle pour la Martinique, le 26 avril 1816,
et il s'était embarqué le 29 mai suivant. C'était un prêtre
du diocèse de Clermont. Il réussit très bien à la Martinique
où tout le monde disait du bien de lui. Il y occupa des postes
importants car il fut curé du Mouillage, et vice-préfet.
En arrivant à son nouveau poste, il envoie un rapport ou
compte rendu sur son clergé. Ce rapport est de la fin de 1827
et se trouve aux archives des Colonies. On peut y voir que
la colonie est encore bien démunie au point de vue religieux,
bien qu'elle ait fait de notables progrès depuis 1816. Il n'a
que seize prêtres en tout. D'où la nécessité, pour eux, de
desservir plusieurs paroisses. L'abbé Louvet, par exemple,
était seul pour les trois paroisses de Marie-Galante. L'abbé
Dalmond, qui devait devenir plus tard vicaire apostolique
de Madagascar, avait à desservir les quatres paroisses de
Port-Louis, Anse-Bertrand, Petit-Canal et Morne-à-l'Eau,
c'est-à-dire plus de la moitié de la Grande-Terre à lui tout
seul. Et plusieurs autres prêtres étaient dans la même si-
tuation.
Il semblait qu'on ne pouvait pas faire un choix plus heu-
reux que celui de l'abbé Brizard, et cependant l'avenir devait
démentir ces pronostics. Moins d'un an et demi après sa
nomination, le 19 novembre 1828, l'abbé Brizard était obligé
de s'embarquer sous le coup d'une accusation très grave.

78
LE CLERGÉ COLONIAL
Toutes les lettres de ce temps-là en parlent longuement,
mais aucune ne précise de quoi il s'agit au juste. En tous cas,
toutes sont d'accord, sans aucune exception, pour le con-
sidérer comme innocent. Il y avait eu quelques imprudences
de commises, mais l'accusation était fausse. Tout le monde
lui conseillait de se défendre et de tenir bon jusqu'au bout.
Il préféra s'en aller. Malheureusement, par là, il semblait
donner raison à ses accusateurs, ce qui fit le plus grand
tort à sa réputation et à celle de tout le clergé. Les ennemis
des prêtres proclamèrent partout que ce départ était un aveu.
On pouvait difficilement l'interpréter autrement et pourtant
il n'en était rien. Cela fit un mal immense à la religion, et on
en parla longtemps non seulement à la Guadeloupe mais à
la Martinique où l'abbé Brizard était très connu et très
estimé. Ce ne fut que lorsque l'émotion publique fut calmée
qu'on put examiner froidement et se rendre compte que
M. Brizard avait été calomnié. Dans une lettre du
12 mars 1829, l'abbé Hérard, de Saint-Pierre, écrivait :
« J'ai sur tout cette fâcheuse affaire des détails précis, il a
été horriblement calomnié... » Et il remarque combien il a eu
tort de ne pas se défendre : « Il a montré une extrême fai-
blesse en ces pénibles circonstances. A mon avis, il aurait dû
rester ferme à son poste et obliger ses accusateurs à prouver
leurs inculpations et non pas les faire triompher par sa
fuite. » Eut-il vraiment si tort que cela ? Etait-il si sûr d'avoir
raison, même étant innocent ? En ce temps-là on était si
peu sûr du lendemain. Et puis, cette dépendance des auto-
rités civiles qui pouvaient l'écraser d'un moment à l'autre.
Il préféra coupert court à tout et s'en aller. Même après son
départ, l'abbé Carrand, qui l'avait bien connu à la Marti-
nique, estimait que c'était son devoir de revenir pour se jus-
tifier, maintenant que les passions étaient calmées. M. Hérard
pense, au contraire, que s'il a eu tort de partir, il aurait
également tort de revenir, il vaut mieux qu'on n'en parle
plus, car tout va recommencer. Ce fut aussi l'avis du Supé-

LES MISSIONS DE 1816 A 1830 DANS LES GRANDES COLONIES
70
rieur du Séminaire et du Ministre qui procédèrent au rem-
placement de l'abbé Brizard.
En attendant qu'ils se soient mis d'accord sur un candidat,
l'abbé Chabert dut reprendre une fois de plus l'intérim.
Nous avons déjà dit que c'était un incapable, qui n'était pas
à la hauteur de la situation en temps ordinaire. A plus forte
raison ne l'était-il pas en des circonstances aussi difficiles
que celles-ci. Aussi les deux autorités se mirent rapidement
d'accord pour trouver un successeur. Ce fut l'abbé Lacombe,
curé de Basse-Terre. Il avait tout le monde pour lui, la
population, les autorités civiles et le clergé. Il fut proposé au
Ministre par le gouverneur et au supérieur par M. Chabert.

Tous les deux, qui le connaissaient par ailleurs, s'empressè-
rent d'accepter, et la nomination fut signée par Charles X,
le 10 mai 1829. C'était un prêtre très digne, irréprochable,

très zélé. On peut dire de lui ce que nous avons dit précé-
demment de M. Pastre à Bourbon, c'est qu'il réussit aussi
parfaitement comme préfet qu'il avait réussi comme curé.
Leur succès à l'un et à l'autre fut dû à ce qu'à leurs autres
qualités sacerdotales ils joignaient la prudence, le tact, la
modération, sans lesquelles il est impossible de faire du

bien aux colonies. S'il est un endroit où doit s'appliquer la
parole de saint Paul, c'est bien là : « Oportet sapere ad so-

brietatem ! » Ce qu'on pourrait traduire : Il faut avoir raison
avec sobriété ! Que d'innombrables difficultés nous avons vu

surgir au cours de cette histoire par suite de ce manque de
tact et de modération. Il est des hommes qui, par ailleurs
pleins de talents, gâtent tout par une intransigeance mala-
droite qu'ils décorent du nom de devoir. Il en est d'autres
qui, sans trahir leur devoir plus que les précédents, savent
trouver le moyen de ne blesser personne, sauf quand il est
absolument impossible de faire autrement. Et encore, dans
ce cas, ils le font le moins possible. Ils évitent ainsi ces

mouvements d'opinion qui font tant de mal et qui détrui-
sent en un clin d'œil tout le bien qu'on a pu faire par ailleurs.


80
LE CLERGÉ COLONIAL !
M. Lacombe sut trouver ce moyen et sa longue administra-
tion fut complètement exempte de difficultés graves. Il est
vrai que certains prêtres lui reprochent sa faiblesse mais,
comme nous le verrons, cela ne signifie rien.
S'étant mis en mauvaise posture par leur faute, ils auraient
voulu que le préfet s'engage à fond pour les défendre.
Il resta tranquille et fit bien. Par contre, il a l'estime de

tous les gens sensés, tant dans le clergé qu'au dehors. On le
considère comme un prêtre irréprochable et un homme
d'une grande prudence.

L'abbé Lacombe était, en effet, un excellent sujet qui avait
fait toutes ses études au Séminaire du Saint-Esprit. Il était
né à Limoges, dans la Haute-Vienne, le 11 mai 1791. Il avait
donc trente-huit ans. Il était resté quatre ans au Séminaire,
puis y avait été nommé professeur de philosophie. Il était,

par conséquent, membre de la congrégation. L'état de ses
yeux ne lui avait pas permis de continuer l'enseignement et

il avait dû demander d'aller en mission. Il partit pour la
Guadeloupe avec l'abbé Gobert, le 31 janvier 1822. Il fut
successivement vicaire à la Pointe-à-Pitre, puis desservant
du Lamentin. En octobre 1823, il fut nommé curé de l'im-

portante paroisse de Saint-François, à Basse-Terre. Partout
il donna pleine satisfaction. Il était très attaché à sa paroisse
et ce n'est pas sans regret qu'il dut la quitter pour un poste,
plus élevé il est vrai, mais aussi singulièrement plus dif-
ficile. Dans ses lettres au Supérieur, il le supplie de lui
épargner cette épreuve. Il l'accepta cependant et nous avons
vu qu'il fit honneur à la charge.

A la Martinique, M. l'abbé Pierron était vice-préfet depuis
le milieu de l'année 1815 et il resta en fonction jusqu'à l'ar-
rivée de M. Carrand, en 1822. C'était un excellent prêtre,
mais qui était à la fin de sa carrière. Il était à la fois très
âgé et très fatigué. Il était originaire du diocèse de Langress.
Il exerçait, avant la Révolution, les fonctions de curé de
Châlons-sur-Marne. On ne sait ce qu'il devint pendant la


LES MISSIONS DE 1816 A 1830 DANS LES GRANDES COLONIES
81
MARTINIQUE
6

82
LE CLERGÉ COLONIAL
Terreur. Probablement qu'il dût se cacher pour continuer
son ministère car il ne prêta pas les serments exigés. En 1798
il fut déporté à la Guyane par le Directoire, ainsi qu'une
grande quantité d'autres prêtres. C'était donc, lui aussi,
comme l'abbé Graff un confesseur de la foi. En 1801 il
réussit à quitter la Guyane et se rendit à la Martinique.
Il occupa là divers postes et, en 1814, nous le trouvons à
Fort-Royal. Sa signature apparaît pour la première fois dans
les registres en juin 1814. Il est alors vicaire de Fort-Royal.
Le curé est M. de Chollet, qui semble être un ancien capucin
et qui fait fonction de vice-préfet. Il mourut en 1815 et à
partir du mois de septembre 1815, l'abbé Pierron signe vice-
préfet de la Martinique et desservant de Fort-Royal. Il avait
été nommé par l'abbé Foulquier, comme nous le voyons par
la lettre de ce dernier à la Propagande, datée de 1816.
M. Pierron était seul en 1816, à Fort-Royal, la paroisse la
plus importante de la colonie. Vu son âge, il ne pouvait plus
y faire grand'chose, mais comme il n'y avait, nous l'avons
déjà vu, que dix prêtres pour toute l'île, il ne pouvait guère
se donner de collaborateur. C'est en 1819 seulement qu'il
prend dans les actes le titre de curé de Fort Royal. Proba-
blement que c'est à ce moment-là que ce titre lui fut offi-
ciellement reconnu par l'autorité civile, car au point de vue
ecclésiastique c'était à lui-même de faire la nomination.
Comme vice-préfet il était reconnu depuis longtemps. Il
semble d'ailleurs avoir été toujours très bien avec l'autorité
civile. En 1817, le gouverneur le fit nommer chevalier de la
Légion d'honneur et on voit qu'il en est fier car il l'ajoute
invariablement à sa signature. En 1820, le gouverneur le pro-
posa comme Préfet. M. Bertout entra dans ses vues et le
proposa en août au ministre, en même temps que M. Graff.
C'était plus pour couronner une longue et digne carrière que
pour donner un chef à la mission, car M. Pierron n'était
certainement plus capable de l'être. Le Gouvernement le
comprit et demanda à M. Bertout d'en chercher un autre.

LES MISSIONS DE 1816 A 1830 DANS LES GRANDES COLONIES
83
M. Bertout proposa M. l'abbé Carrand, prêtre du diocèse
de Lyon, qui fut agréé et nommé en décembre 1821. M. Bertout
lui transmit les pouvoirs de la Propagande grâce aux feuilles
dont il disposait dans ce but et avertit aussitôt, selon les
conventions, la Sacrée Congrégation. Le nouveau préfet s'em-
barqua le 7 janvier 1822 et il arriva à la Martinique le 22
février suivant. Il envoya à « l'Ami de la Religion et du Roi »
un intéressant récit de son arrivée et de son installation. Il se
loue de l'accueil qu'il reçut tant du gouverneur que de la
population. Il parle de son premier mandement daté du
5 mars. L'installation solennelle eut lieu le 14 mars 1822,
avec beaucoup de pompe, dans l'église paroissiale de Fort-
Royal. Il était assisté de M. Pierron, curé de Fort Royal et
de plusieurs pasteurs de l'île. M. le Gouverneur s'y trouvait
avec toutes les autorités et un détachement de troupes. Il
y eut un grand concours de peuple.
Quand il arriva à Fort-Royal, en 1822, il trouva M. Pier-
ron bien fatigué et comme il était seul, il dut l'aider dans son
ministère. On lit, dans « L'Ami de la Religion » : « M. le
Préfet se trouve seul à Fort-Royal avec M. Pierron qui fait
tout ce qu'il peut dans la chapelle du couvent, mais qui
n'est plus en état de prêcher ni de faire le catéchisme, ni de
voir les malades. » M. Pierron avait réussi à se procurer,
pendant quelque temps, un vicaire, l'abbé Lacroix. Mais il
lui fut enlevé presque tout de suite par la fièvre jaune.
L'abbé Pierron était d'ailleurs à bout. Il ne devait pas durer
bien longtemps. Il s'éteignit le 28 mai 1825 après plus de
cinquante-trois ans de ministère. Son successeur tant comme
curé que comme vice-préfet fut l'abbé Taillevis de Périgny.
Presqu'aussitôt après la mort de M. Pierron, M. Carrand
voulut se rendre en France pour chercher des prêtres. Il se
plaint de n'en avoir que dix-neuf alors qu'il lui en faudrait
cinquante. Il resta près de deux ans en France, car il ne
repartit pour sa mission que le 14 octobre 1827 pour y
arriver le 17 novembre suivant. Son voyage fut à peu près

84
LE CLERGÉ COLONIAL
inutile car il ne ramena que trois prêtres qu'il eût d'ail-
leurs probablement reçus quand même sans se déranger.
C'est pendant ce voyage en France qu'il adressa à la Propa-
gande une lettre pour faire remarquer que son autorité aurait
besoin d'être relevée par quelque insigne extérieur. Il n'ob-
tint pas ce qu'il demandait et M. Bertout qui écrivit dans le

même sens en 1927 ne l'obtint pas davantage. La Propagande
ne devait l'accorder aux préfets que plusieurs années après.

M. Carrand se remit à l'œuvre dès son retour. C'était un
prêtre excessivement zélé et qui n'épargnait pas sa peine.
Il prêcha lui-même le jubilé dans un grand nombre de pa-
roisses et il obtint des résultats vraiment remarquables. Les
conversions se multipliaient. C'était le genre proprement
missionnaire et c'était bien celui qu'il fallait. Il aurait voulu
avoir auprès de lui un groupe de prêtres pour accentuer

encore cette action, mais la pénurie du clergé ne le lui permit
jamais. Il n'avait pas de prêtres pour occuper les postes à
plus forte raison pas pour autre chose. Son passage à la Mar-
tinique se signala cependant par un réel progrès dans la vie
religieuse des populations. Malheureusement il gâtait ses
qualités par une intransigeance et une raideur qui ne par-
donnait rien. L'abbé Hérard, dans une lettre du 29 avril

1829, exprime bien l'opinion générale à son sujet. On le
considère comme un homme de bien. Il est très estimé des
autorités civiles et de tous les honnêtes gens. Mais il n'est
pas aimé. Il est trop cassant dans sa façon de commander, et
trop raide dans sa manière de faire. Dans les relations offi-
cielles, il ignore toute espèce de conciliation qu'il regarde
comme une faiblesse coupable. On dirait que sa conscience
n'est tranquille que quand elle est en bataille avec quelqu'un.
Il est à cheval sur ses droits et aux aguets pour dénoncer le

moindre empiètement du pouvoir civil. En 1825, il fit publier
un mandement sur le jubilé par les presses officielles du
gouvernement. Le mandement parut avec le visa du gou-
verneur comme toutes les publications de la même prove-


LES MISSIONS DE 1816 A 1830 DANS LES GRANDES COLONIES
85
nance. Il est probable que ce n'était pas intentionnel : cela
devait venir des typographes qui l'avaient fait par habitude.
Il y vit une dérogation grave aux prérogatives de sa charge,
et revendiqua fièrement la liberté de son ministère. Il envoya
dans toutes les paroisses une lettre hautaine pour affirmer
ses droits, avec ordre de la recopier dans les registres parois
siaux où on peut la lire encore aujourd'hui. C'était faire
beaucoup de bruit pour peu de chose. Heureusement que le
Gouverneur, le général comte Donzelot, était un homme de
bon sens qui fit semblant de ne s'apercevoir de rien. Sans
quoi c'était encore un de ces conflits retentissants entre les
deux pouvoirs qui aurait bouleversé l'île pendant plusieurs
mois. En 1829 il amorça encore un nouveau conflit qui aurait
pu lui aussi devenir grave. Les religieuses Ursulines, n'étant
plus que deux ou trois, ne pouvaient plus occuper leur vaste
propriété de Saint-Pierre. Le gouvernement qui en avait
besoin pour en faire une caserne leur proposa de l'acheter.
Elles y consentirent. Tout se passa très régulièrement et le
gouvernement paya le prix convenu, mais on avait oublié
de solliciter l'autorisation du Préfet Apostolique. A vrai dire
on n'avait eu nullement l'intention de le braver, on n'y avait
pas songé tout simplement. Mais il prit la chose de très haut
et fit des réclamations publiques. Comme sanction il n'y alla
pas de main morte : la religieuse qui avait signé le contrat
fut excommuniée; les autorités militaires furent blâmées;
la chapelle fut interdite. Là encore on réussit à le calmer; il
consentit à lever l'excommunication de la malheureuse sœur
et à nommer un aumônier à la chapelle pour les soldats.
Mais toute une série de faits de ce genre lui créèrent la
réputation d'un homme impossible, et on profita de la pre-
mière occasion pour s'en débarrasser. Ce fut vraiment dom-
mage car c'était non seulement un prêtre très zélé, mais
encore un excellent chef et qui obtint de réels résultats.
S'il avait su mettre un peu plus de liant dans ses relations
avec les autorités, et aussi un peu plus de douceur dans les

86
LE CLERGÉ COLONIAL
rapports avec ses subordonnés, il eût été le préfet idéal, et il
eût pu continuer longtemps encore à faire du bien à la Mar-
tinique. On ne devait pas en retrouver un équivalent avant
de bien longues années.
L'occasion qu'on saisit fut le serment réclamé par l'amiral
Dupotet, au nouveau régime, après la Révolution de 1830.
Il n'avait aucun droit d'exiger se serment qui n'était que
pour les fonctionnaires et qui ne fut réclamé nulle part au
clergé. M. Carrand était un fervent légitimiste; à son passage
en France il avait été reçu par le roi Charles X qui l'avait
comblé de prévenances et d'attentions. Il était donc déjà peu
porté pour Louis-Philippe. Mais ce ne dut pas être là la raison
de son refus du serment. Ce dut être plutôt le souci de la
dignité de l'Eglise qu'il ne fallait pas inféoder au nouveau
régime. Son refus fut imité de tout le clergé sans exception.
L'abbé Dacheux qui le prêta n'appartenait pas au clergé de
la Martinique puisqu'il était aumônier des troupes. M. Car-
rand fut considéré comme le chef de la rébellion et fut prié
par le Gouverneur de quitter immédiatement la Martinique.
Il protesta mais dut obéir. Il partit le 10 décembre 1830 et se
rendit en attendant de meilleurs jours à la colonie anglaise
de la Trinidad. Dans une longue lettre au supérieur du
Séminaire, M. Lacombe, préfet de la Guadeloupe, explique
que la raison politique n'était qu'un prétexte qu'on avait été
heureux de saisir pour faire partir M. Carrand dont on ne
voulait plus. La preuve c'est qu'à la Guadeloupe on n'avait
rien demandé de semblable. Quoi qu'il en soit, il dut quitter
la Martinique et ce fut pour toujours.

CHAPITRE V
LES MISSIONS DE 1830 A 1848
DANS LES PETITES COLONIES
De 1830 à 1848 il n'y a presque rien à dire de Saint-Pierre-
et-Miquelon. C'était une petite colonie très tranquille, qui
n'attirait pas l'attention. Elle comptait environ 700 âmes,
dont 400 à Saint-Pierre et 300 à Miquelon. Ce nombre qui
est celui de 1827 augmentait d'ailleurs sans cesse, quoique
très peu à la fois. Cette augmentation insensible se continua
chaque année, jusqu'à atteindre deux ou trois mille vers
1848. Les deux révolutions passèrent, semble-t-il, inaperçues,
du moins au point de vue religieux. Les choses continuèrent
leur petit train comme si rien n'était.
M. Ollivier, dont tout le monde était satisfait, continua
aussi son service de curé et de préfet. Il n'était pas très
chargé vu le petit nombre de ses ouailles. Mais comme il était
souvent malade et qu'il avançait en âge, il fallut lui donner
un second. Ce fut l'abbé Chariot qui vint le rejoindre en
1835. Il était curé de Saint-Julien, près de Saint-Brieux quand
il se décida pour les missions coloniales. Il fut attiré,
semble-t-il, par M. Ollivier avec qui il était en relation. Il fut
d'abord son vicaire à Saint-Pierre pendant six ans. Puis il
le remplaça, tant pour la paroisse que pour la Préfecture,

88
LE CLERGÉ COLONIAL
en 1841. Quand il partit pour la France, l'intention de
M. Ollivier était d'aller se soigner non de se retirer.
M. Chariot reçut donc le titre de vice-préfet. Ce n'est que

bien plus tard que, M. Ollivier ayant démissionné, il reçut
le titre de préfet, ou plutôt celui de supérieur ecclésiastique
puisqu'il n'y avait pas officiellement de préfet à Saint-Pierre-
et-Miquelon. Il est vrai que cela revenait au même.

M. Chariot vécut en paix avec tout le monde, comme un
bon prêtre. Voici l'appréciation que donne de lui le ministre
des cultes de 1851, M. de Crouseilhe, se référant évidemment

aux renseignements antérieurs : « A été représenté par
les divers commandants de la colonie, comme un bon et
vénérable prêtre, un pasteur véritablement évangélique. »
La correspondance conservée au Séminaire donne bien la
même impression. Pendant toute cette période ils furent ha-

bituellement trois prêtres inscrits au cadre, deux pour Saint-
Pierre et un pour Miquelon.

S'il n'y a presque rien à dire de la mission de Saint-Pierre
et Miquelon, il n'en est pas de même de celle du Sénégal.
Elle n'était pas beaucoup plus importante puisqu'elle ne
comptait que deux postes également, pour lesquels il y avait

habituellement deux prêtres, quelquefois trois, rarement
quatre. Les postes, il est vrai, étaient plus populeux. Et sur-
tout la population était beaucoup moins paisible. Il faut

croire que le soleil surchauffait les cerveaux tant civils
qu'ecclésiastiques, car l'histoire du Sénégal à cette période

est une série d'histoires pas toujours édifiantes. Nous avons
déjà vu qu'il en était ainsi pour la période précédente, au
moins pour les deux premiers préfets. Pour celle-ci c'est
encore pire.

Nou savons laissé l'abbé Girardon à Saint-Louis. Il était
tout déconcerté et demandait avec instance à changer de
colonie. Il trouvait que les résultats ne répondaient pas
assez à ses efforts et surtout il se plaignait de son isolement.

II se trouvait tout seul à Saint-Louis, sans un confrère sur

LES MISSIONS DE 1830 A 1848 DANS LES PETITES COLONIES
89
qui s'appuyer et à qui se confier. Il n'y avait qu'un seul autre
prêtre, bien loin de lui, à Gorée et encore pas toujours.
Les prêtres ne restaient pas facilement à Gorée et ils se reti-
raient les uns après les autres. L'abbé Vigier, qui s'y trou-
vait depuis deux ou trois ans, fut en butte à une calomnie
très grave. Il était complètement innocent et tout le monde
prit sa défense, et le gouverneur, et le préfet, et le comman-
dant maritime, et la population. Mais comme il était déjà
dégoûté du pays, cela acheva de le décourager, et il préféra
se retirer. C'est le même cas en somme que celui de M. Bri-
zard que nous avons déjà vu précédemment.
Nous retrouvons plusieurs
cas
semblables au cours
de cette histoire et il ne faut pas s'étonner de leur fréquence.
La situation des prêtres était si peu sûre, les garanties de
la justice si aléatoires, qu'ils ne pouvaient compter sur rien,
Ils étaient à la merci de la bienveillance du pouvoir civil qui
pouvait leur manquer d'un moment à l'autre. Aussi quand
ils étaient mis en face d'une situation pareille, ils préféraient
s'en aller, que de s'exposer aux conséquences, même s'ils
étaient innocents. Malheureusement ce fait se retournait
contre eux et contre le clergé. Leurs ennemis qui s'en
rendaient compte jouaient souvent de cette corde
là.
La réputation morale, qui n'a pas grande importance pour
un officier ou un fonctionnaire, est une chose capitale pour
un prêtre. Sans elle son ministère est annihilé. Ils s'en ren-
daient compte et quand ils voulaient briser un prêtre c'est
par là qu'ils essayaient de l'atteindre. Et le calcul se trou-
vait la plupart du temps juste. Le malheureux, même com-
plètement innocent, à plus forte raison si une imprudence
fût-elle insignifiante pouvait servir de base à l'accusation,
perdait la tête et s'en allait. Ce fut le cas de l'abbé Vigier.
On comprend que ce n'était pas fait pour guérir le décou-
ragement de l'abbé Girardon. Il insista de plus en plus pour
obtenir de changer de colonie. Il déclarait qu'il ne pouvait
plus rester seul ainsi. Mais M. Bertout qui n'avait personne

90
LE CLERGÉ COLONIAL
à envoyer à sa place renouvelait ses instances pour le faire
rester. Il finit cependant par se rendre à ses désirs. Il lui
donna une obédience pour la Martinique. M. Vigier était
parti dans le cours de 1832, il partit, lui, en janvier 1833
pour sa nouvelle destination, sans passer par la France, par
un bateau qui faisait directement le trajet. Il y arriva le
23 mars 1833. Il était né à Faucon, dans la Seine-et-Marne, le
21 août 1870. Il avait donc alors quarante-sept ans et se trou-
vait dans la force de l'âge. Son départ fut un malheur pour
le Sénégal, car il y avait fait du bien, quoi qu'il en dise, et
maintenant qu'il connaissait le pays il en aurait fait davan-
tage encore. Mais lui, du moins, il n'abandonna pas le pays
sans prêtre comme avaient fait ses prédécesseurs. Il avait
trop le sens sacerdotal pour cela. Il eut la patience d'atten-
dre l'arrivée de son successeur. A la Martinique il obtint tout
de suite un des principaux postes et fut nommé curé de
Saint-Pierre où il réussit très bien. Son abondante corres-
pondance qui se trouve au Saint-Esprit, ne témoigne plus de
cet abattement profond qui l'écrasait au Sénégal. Il est, au
contraire, plein d'ardeur et d'entrain. Il y resta de longues
années, puis fut obligé de partir à la suite d'une accusation
mal éclaircie, lui aussi. Il ne fut réhabilité qu'après l'insti-
tution de l'évêché. L'évêque prit sa cause en main, et malgré
la résistance du ministre, exigea sa réintégration sur le
cadre, en 1856. Il fut aumônier de l'asile des aliénés.
Son successeur au Sénégal était l'abbé Monohan, d'origine
irlandaise, qui arriva le 3 janvier 1833, quelques jours avant
le départ de M. Girardon. Encore un qui fut obligé de partir
au bout de deux ans sous le coup d'une inculpation grave.
Des faits délicteux furent rapportés sur son compte au Mi-
nistre qui les admit d'emblée et il fut rappelé d'office.
Il partit en mars 1835. Il est difficile de savoir s'il était cou-
pable ou non, car ces procédés sommaires de l'Administra-
tion se passaient de toute enquête. Il suffisait que les accu-
sateurs fussent bien en cour pour qu'on leur donnât tout

LES MISSIONS DE 1830 A 1848 DANS LES PETITES COLONIES
91
de suite raison. C'est bien ce qu'il y avait de décourageant et
ce qui les faisait renoncer à leur défense, tant ils en sentaient
l'inutilité. M. Monohan ne cessa de protester de son inno-
cence. Toutes ses lettres sont remplies de ses plaintes. Mais
ce fut en vain. Il fut frappé et rayé du cadre, définitivement.
Il est bien difficile aujourd'hui de savoir à quoi s'en tenir.
Le Père Jérôme, dans sa notice, affirme sans hésitation,
comme s'il n'y avait pas le moindre doute : « M. Monohan
se conduisit d'une manière indigne de son caractère de
prêtre et des hautes fonctions dont il était investi. » On
voit qu'il eut entre les mains la version officielle du minis-
tère et qu'il ne chercha pas plus loin. Mais le cas n'est pas
aussi simple. Le P. Limbour qui fouilla à fond toutes les
archives du Sénégal, semble reconnaître qu'il a été attaqué
injustement et que le ministère frappa trop vite. Et, de fait,
l'abbé Mareille qui lui succéda, fait de lui un très grand éloge
dans la première lettre qu'il adressa au supérieur. Il le con-
sidère comme innocent et souligne qu'à Saint-Louis il n'en-
tendit pas un seul mot contre lui dans toute la population.
Il faudrait donc croire à une vengeance privée qui chemina
lentement jusqu'à l'oreille des chefs et revint frapper le
malheureux sous forme de sanction administrative. Quoi
qu'il en soit, le résultat le plus clair était qu'il fallait le rem-
placer, et que c'était un homme perdu, non seulement pour
le Sénégal mais pour toutes les missions.
M. Fourdinier, averti par le ministre, dut chercher un suc-
cesseur. Ce fut l'abbé Mareille. C'était un homme de valeur,
vicaire général de Tulle, chanoine honoraire de Meaux. Il
arriva au Sénégal, le 22 février 1835. Il semblait réussir
assez bien et on était content de lui. L'ensemble de ses notes
au Ministère sont plutôt bonnes, sans être trop élogieuses.
On ne lui reproche rien, ni au point de vue administratif ni
au point de vue de ses devoirs de prêtre. Cependant une
lettre d'un prêtre qui fut quelque temps son vicaire, lui re-
proche de manquer de tenue et de propreté, ainsi que de

92
LE CLERGÉ COLONIAL
faire sécher dans sa cour des peaux de bêtes tuées à la
chasse, ce qui empeste le voisinage, et plus particulièrement
le vicaire. Mais en somme il n'y a là rien de bien grave, ce
sont si l'on peut dire des querelles de ménage. Et cependant,
l'abbé Mareille dut partir six ans plus tard, à peu près dans

les mêmes conditions que son prédécesseur. Mais là il faut
avouer qu'il ne l'a pas volé. Non pas qu'il fut grandement
coupable de quoi que ce soit, mais il commit une maladresse
insigne qui est marquée au coin d'une telle naïveté, qu'on en
est désarmé. Il était en difficulté avec deux hautes person-

nalités administratives de la colonie et il rêva de s'en débar-
rasser. Voici le moyen qu'il employa. Nous citons l'abbé

Lambert, curé de Gorée, bien placé pour être au courant :
« Un jour il se met à rédiger une lettre où il raconte toutes
les misères de la colonie et attaque la réputation de deux

hauts personnages. Ensuite, se proposant de l'envoyer au
Ministère de la Marine, sous le voile de l'anonymat, il la fait
copier par un de ses écoliers. Le bambin découvre le pot
aux roses, et la lettre est saisie. Grande rumeur dans Saint-
Louis. Les parties intéressées mettent l'affaire entre les
mains du procureur du roi... » Vraiment le brave homme, ce

jour là, perdit le sens des réalités. Il prenait sur lui l'odieux
d'une dénonciation anonyme, tout en faisant en sorte
qu'elle pût être colportée sous son nom dans toute la ville.

Il eût été infiniment plus habile, en même temps que plus
loyal de faire une dénonciation ouverte, par les voies ordi-

naires. Le gouverneur qui était sympathique au Préfet essaya
d'arranger la chose mais ne put y parvenir. Comme toujours,
sous les Tropiques, les têtes s'échauffaient. La population
prenait parti d'un côté ou de l'autre : cela menaçait de mal
tourner. Le gouverneur dut employer le moyen classique,

celui qui mettait fin à tout : expédier le délinquant en France.
M. Mareille partit le 5 avril 1841. Et naturellement, quand
il fut parti, on l'accusa de toutes sortes de choses. Il fallait
bien légitimer la mesure qui avait été prise contre lui.


LES MISSIONS DE 1830 A 1848 DANS LES PETITES COLONIES
93
D'après la notice Limbour, on l'accusait, à la fois : de
négligence
dans
son
service,
d'avarice,
de
commerce
de peau, enfin d'immoralité. On avait ramassé tout ce qu'on
pouvait dans sa vie pour l'accabler. Mais lui aussi, il sem-
ble bien qu'il soit innocent. Tout au plus pouvait-on lui
reprocher que son église n'était pas très propre, et que son
presbytère était mal tenu. Ce n'étaient pas des cas d'expul-
sion. Mais il avait des ennemis à Saint-Louis surtout dans
les familles et parmi les relations de ceux qu'il avait si
maladroitement attaqués. Et ceux-là disaient de lui pis que
pendre. Voici ce qu'écrit à M. Fourdinier, l'abbé Moussa,
prêtre sénégalais qui venait de rentrer au Sénégal : « Beau-
coup regardent son départ comme un bien pour le pays
Voici les termes dont s'est servi un colon : le préfet a
déshonoré le sacerdoce, scandalisé le pays et compromis ses
frères. » Ces paroles ne signifient pas grand chose ve-
nant d'un ennemi. M. Moussa s'est laissé abuser et s'est
complu à arrondir une belle phrase. Il est évident que le curé
de Gorée est mieux renseigné que ce jeune homme qui vient
d'arriver. Or, il ne donne pas d'autre cause au départ que la
fameuse lettre. L'abbé Mareille, en arrivant en France, pro-
clama son innocence et refusa de donner. sa démission.
Le Gouvernement passa outre et M. Fourdinier dut faire de
même. Ils nommèrent un nouveau préfet. M. Mareille
se rendit à Rome et se plaignit de l'abus de pouvoir dont il
était victime. Sa plainte fut prise en considération et la Pro-
pagande demanda des explications à M. Fourdinier. Il fut
impossible de rien prouver contre lui de toutes les accusa-
tions portées, mais il restait la lettre anonyme qui, s'il re-
tournait au Sénégal, pouvait le conduire en justice pour
diffamation et créer de graves ennuis. Ce fut considéré
comme une raison suffisante et le successeur nommé de
meura en charge.
C'était l'abbé Maynard qui avait été nommé le 5 juillet
1841. Il n'arriva dans la mission que le 21 novembre.

94
LE CLERGÉ COLONIAL
Jusque là l'abbé Moussa était resté seul au Sénégal. Ce fut
un malheur pour lui d'avoir été ainsi livré à lui-même,
absolument seul, tout de suite après son sacerdoce. Nous
aurons l'occasion d'y revenir en parlant du clergé indigène.
Deux autres prêtres sénégalais, les abbés Boilat et Fridoil,
ordonnés dans les mêmes conditions que le premier, arri-
vèrent en janvier 1843. Le préfet qui n'était guère là que
depuis une année repartit en France, en laissant comme
vice-préfet un abbé Henri, lequel découragé comme tant d'au-
tres, partit pour la Martinique comme avait fait l'abbé Girar-
don précédemment. Et les trois sénégalais restèrent seuls à
la tête de la préfecture. C'était encore un malheur pour eux
de n'avoir ainsi personne avec eux pour les former et pour
les diriger : Toute leur vie sacerdotale devait s'en ressentir.
Le Préfet ne revint que le 10 novembre 1843. Il devait repar-
tir définitivement enjanvier 1845. Il avait donc, en somme,
passé assez peu de temps au Sénégal.
Sa courte administration fut remplie toute entière par un
conflit extrêmement grave avec les sœurs de Saint-Joseph,
surtout la supérieure, Sœur Léonie, soutenue par un des prê-
tres noirs, l'abbé Fridoil. Le conflit devient rapidement aigu
et tout le monde s'en mêle, surtout ceux qui n'ont rien à y
voir. En un clin d'œil tout Saint-Louis est sens dessus-
dessous : non seulement les autorités religieuses, les frères,
les sœurs, mais encore les autorités civiles et militaires, et
toute la population, les blancs, les noirs. Le conflit
a des répercussions en France. La Maison Mère prend
le parti des sœurs, comme il était naturel, le Supérieur
du Séminaire prend le parti du Préfet. Le Ministre
est assailli de demandes, de protestations, de rapports, etc.,
et ne sait auquel entendre. Le petit Sénégal pouvait
se vanter de faire du bruit plus que toutes les au-
tres colonies réunies. Nous l'appelons petit car il l'était
alors, non par le territoire qui a toujours été immense, mais
par l'importance puisqu'il ne comptait que deux stations.

LES MISSIONS DE 1830 A 1848 DANS LES PETITES COLONIES
95
Il en était à son cinquième préfet, liquidé en quelques mois
comme les autres, car c'est par là, naturellement que la
chose devait finir.
Il est bien difficile, à distance, de savoir qui avait tort et
qui avait raison. Probablement les deux en même temps, car
il dut y avoir des torts des deux côtés. Il y a, au ministère,
un volumineux dossier rempli de pièces officielles à ce sujet,
mais précisément il y a tellement de pièces qu'on s'y perd.
Au Saint-Esprit il y a également une accumulation de lettres,
de contre-lettres, de réponses et d'accusations, qui se croi-
sent et s'entrecroisent sans qu'on arrive à s'y retrouver.
Ce qu'il y a de sûr en tout cas, c'est que l'abbé Maynard,
qu'il eût tort ou raison, se montra tenace et entêté autant
qu'on peut l'être. Mais il est non moins sûr qu'il trouva en
face de lui une personne au moins aussi entêtée que lui et
qui lui tint tête jusqu'au bout, la supérieure, Mère Léonie
Il est évident que chacun d'eux se donne pleinement raison
et peut-être avec une entière bonne foi. Les avis des tiers
sont partagés. Tantôt on accuse le préfet de persécuter injus-
tement les sœurs et le pauvre abbé Fridoil. Tantôt, au con-
traire, on accuse la supérieure de mener un complot d'accord
avec l'abbé Fridoil, pour se débarrasser du préfet et faire
nommer ce dernier à sa place. Il peut y avoir quelque chose
de vrai en cela, car ce Fridoil fait bien l'effet d'un intrigant
qui chercha toute sa vie à se pousser et qui y réussit plus
ou moins; il est possible aussi qu'il ait été aidé dans cette
voie plus ou moins inconsciemment par la sœur Léonie, qui
était au mieux avec lui. Et s'il en est ainsi, on conçoit que
le préfet ait cherché à se défendre. Mais il est bien difficile
de savoir la vérité. Nous ne donnerons pas le détail du conflit
car on n'en sortirait plus. Il est question de confesseur ordi-
naire, de confesseur extraordinaire, d'offices, de catéchis-
mes, de clôture, etc., etc.; tout le Droit Canon y passe sans
compter la Morale et la Liturgie. C'était à qui réussirait le
mieux à prendre l'autre en défaut et à le lui jeter à la tête.

96
LE CLERGÉ COLONIAL
L'abbé Maynard était un homme plein de zèle et d'activité,
nous verrons qu'il fit beaucoup de bien par son ministère.
C'était aussi un prêtre irréprochable et personne n'atta-

quera jamais en rien sa conduite. Mais, par ailleurs,
c'était un homme susceptible, acariâtre et violent, qui ne
laissait rien passer. Ses lettres donnent l'impression d'un

homme continuellement sur les dents pour mettre à la raison
celui-ci ou celui-là. Ayant trouvé les sœurs sur son chemin,

il fonça droit et leur mena la vie dure. Il est vrai qu'elles le
lui rendirent bien. Ce qui déplaît aussi dans le cas de l'abbé
Maynard, c'est qu'il semble toujours obéir à une rancune
personnelle. Et il ne fait grâce de rien. Pour la plus petite
chose il va jusqu'au bout et poursuit l'opposant sur tous
les terrains : légal, canonique, près du supérieur, près du

gouverneur, près du ministre. Il paraît vraiment trop ran-
cunier et vindicatif de sorte que, même quand on reconnaît
qu'il a raison on n'est pas fâché de le voir remis en place
un petit peu. Et comme tous les caractères de ce genre, il est
persuadé qu'il se conduit en ange de douceur. Dans un long

rapport qu'il envoya au ministre, en 1845, sur toute cette
affaire, il se pose en homme intègre qui ne fit que son de-

voir, mais qui le fit toujours avec une infinie charité. Et il
ajoute que tout le monde rend hommage à cette charité.
Peut-être le croyait-il !
Il faut reconnaître, pour être juste, qu'il n'était pas seul
à se donner raison. Son remplaçant, l'abbé Arlabosse, qui
examina la question en arrivant, lui donne raison pleine-
ment du moins pour le fond des choses. Dans deux lettres,
l'une du 20 mars 1846, l'autre du 29 du même mois, adressées
au supérieur du Saint-Esprit, il n'est pas tendre pour les
opposants du Préfet. L'abbé Arlabosse était pourtant un
prêtre très sérieux, un homme très judicieux, et surtout
entièrement désintéressé dans l'affaire à laquelle il n'avait
nullement été mêlé. D'autre part, le gouverneur Baudin

qui arriva après le départ du Préfet, mais qui eut en main

LES MISSIONS DE 1830 A 1848 DANS LES PETITES COLONIES
97
toutes les pièces de l'affaire, écrivait au ministre : « Je vois
que vous avez accepté la démission de M. Maynard. C'est un
fait acccompli et il n'y a plus à y revenir. Il est peut-être
regrettable qu'il en soit ainsi car j'entends partout parler
avec éloge de cet ecclésiastique. Il a été sévère pour les prê-
tres placés sous ses ordres, mais certainement dans mon
opinion c'était avec juste raison. » Il y a donc du pour et du
contre. Quoi qu'il en soit, on lui donna tort. Le terme
« accepté la démission » dans la lettre ci-dessus est un euphé-
mism administratif, car elle lui fut imposée. Il centra en
janvier 1845, pour se défendre. Et avec sa ténacité bien
connue, il la refusa pendant deux ans. Le gouvernement tint
bon aussi. Le supérieur du Saint-Esprit, M. Legay, prit sa
défense, mais vainement. Il s'adressa à la Propagande qui ne
put intervenir puisque le gouvernement considérait, par un
point de vue d'ailleurs abusif, toutes ces questions de pré-
fets et de vice-préfets, comme de son ressort exclusif. Toute-
fois, elle ne retira pas les pouvoirs de l'abbé Maynard, de
sorte que le gouvernement dût attendre sa démission pour
lui donner un remplaçant. Finalement on lui fit comprendre
que pour le bien de la paix il devait la donner. Il y con-
sentit et la donna en 1847, au mois d'août. Il fut alors remis
sur le cadre colonial et envoyé à la Guadeloupe où il
mourut en 1852.
En quittant la colonie, en 1845, il avait laissé comme vice-
préfet un des prêtres noirs, l'abbé Boilat. Comme il ne s'en-
tendait pas avec l'abbé Fridoil, la lutte recommança de plus
belle. Ce fut pour le Préfet comme une petite revanche.
L'avait-il fait exprès ? On ne sait. De France on se hâta
d'envoyer un vice-préfet avec des pouvoirs réguliers. L'abbé
Arlabosse reçut sa nomination datée du 20 septembre 1845
et signée de la Propagande. Il partit le plus tôt possible.
En arrivant au Sénégal il fut si découragé qu'il demanda
tout de suite à s'en aller à la Guyane. Il faut croire que
c'était contagieux car c'eût été le quatrième prêtre à quitter
7

98
LE CLERGÉ COLONIAL
le Sénégal pour Cayenne ou les Antilles. Heureusement qu'on
ne l'écouta pas, car il fit beaucoup de bien. C'était un saint

prêtre et très zélé.
La mission du Sénégal nous a retenus bien longtemps à
cause des inextricables difficultés dans lesquelles ses préfets
se trouvaient empêtrés les uns après les autres, par leur
faute ou par celle des autres. Il n'en est pas de même de celle
de Cayenne, qui semble avoir été en paix sous l'administra-

tion de M. Guiller pendant toute cette période. Nous parlons
évidemment d'une paix relative, car il y eut bien quelques
petites échauffourées de ci de là. S'il est vrai que la vraie
paix n'est pas de ce monde, c'est particulièrement vrai du
inonde colonial. M. Guiller eut quelques difficultés avec cer-

tains administrateurs, quelques difficultés aussi avec plu-
sieurs membres de son clergé. Mais rien de grave, rien en

tout cas qui mérite d'être signalé. Dans ces cas là, cependant,
les notes envoyées au ministère s'en ressentent toujours un
peu : il manque de tolérance, il n'a pas assez de largeur
d'esprit. De même les lettres écrites au supérieur : le préfet

est un homme trop autoritaire, exigeant, etc. Tout cela est
inévitable : on ne peut jamais satisfaire tout le monde.
Dans l'ensemble, cependant, M. Guiller a l'estime générale,
et des autorités et de son clergé et de la population. Il était

très tenace dans ses idées et il les imposait parfois un peu
trop. Mais comme il était là depuis très longtemps, il con-
naissait admirablement le pays et les habitants et il savait
comment s'y prendre. Il n'est pas facile de prendre son

administration en défaut. Il resta exactement vingt-sept ans
comme chef ecclésiastique de Cayenne. Cela lui fait vraiment
honneur quand on voit ailleurs ce qu'on pourrait appeler
la valse des préfets qui sont à peine arrivés qu'ils s'en vont
avec fracas. M. Guiller était autoritaire, peut-être un peu
trop, mais il l'était avec bon sens et savait s'imposer sans

trop froisser. Aussi il finissait toujours par avoir raison.
Il rentra en France en 1845. Il avait soixante-quinze ans.

LES MISSIONS DE 1830 A 1848 DANS LES PETITES COLONIES 99
Mais à l'âge où l'on est en droit de se reposer, lui n'y son-
geait nullement. Son intention était bien de retourner dans

sa préfecture pour y finir ses jours. Il écrit une brochure
pour répondre aux accusations portées contre le clergé colo-
nial au sujet de l'émancipation. Il va à Rome pour exposer
l'état de sa mission. Son congé, bien loin d'être un temps
de repos, n'est qu'une continuation de sa mission. Un mo-

ment vint cependant où il fut obligé de s'arrêter. Il était à
bout. Il se rendit dans son ancienne paroisse de Digoin, pour
y reprendre des forces avant de se réembarquer. Mais Dieu

l'avait jugé mûr pour la récompense et il le rappela à lui en
avril 1847. M. Guiller mourut comme un bon ouvrier du
Seigneur. Il n'était pas sans défauts, et lui même ne le pré-
tendait pas, mais il avait fait courageusement son devoir

toute sa vie. Il s'était trouvé dans des circonstances extra-
ordinairement compliquées où il était aussi difficile de savoir
où était le devoir que de l'accomplir : par exemple, dans les

affaires de la Mana, ou dans la question de l'émancipation.
Il a toujours agi selon sa conscience. Il a pu se tromper, mais
il l'a fait de bonne foi et il serait injuste de lui en faire un

grief.
Il laissa comme vice-préfet, à son départ, l'abbé Viollot
qui était arrivé avec lui à Cayenne, en 1817, et qui, depuis
lors, ne l'avait jamais quitté. Déjà une première fois il
l'avait remplacé comme vice-préfet en 1824, pendant près de

deux ans, et il s'en était tiré à la satisfaction générale.
M. Viollot était d'ailleurs très estimé de l'autorité civile qui
aimait sa largeur de vues, et sa tolérance. Peut-être cette
tolérance allait-elle un peu loin, surtout quand on la com
parait avec la rigidité de principes de M. Guiller. Mais enfin,
on ne peut citer de lui aucune compromission grave avec
son devoir. Il était très aimé de la population et avait une
grosse influence. Comme prêtre on n'eut jamais rien de
bien grave à lui reprocher, quoi qu'en ait dit plus tard
M. Dossat, mais il était à un niveau très ordinaire, un peu


100
LE CLERGÉ COLONIAL
trop répandu dans le monde, et d'un zèle assez modéré.
Il était très ambitieux et, lorsqu'il apprit que M. Guiller
était trop fatigué pour revenir, il comptait bien être nommé

à sa place. Il avait d'ailleurs l'autorité civile pour lui.
Il fut déçu cependant car on en envoya un autre. Et cette
déception est à la base des grosses difficultés qui survinrent
par la suite. Il n'hésita pas à se servir de son influence pour
contrecarrer l'administration du préfet. Cela ne prouvait ni

en faveur de son esprit de foi, ni même de son bon juge-
ment. Le nouveau chef ecclésiastique était M. Dossat, qui
vint à Cayenne en 1846. Comme M. Guiller était encore
préfet en titre, il n'avait que le titre de vice-préfet. Cela ne

changeait évidemment rien ni à la juridiction, ni aux fonc-
tions. L'intention clairement manifestée était d'ailleurs de
le nommer préfet dès que cela serait possible. Il le fut,
en effet, par la Propagande, dès la mort de M. Guiller. Mais
sa nomination administrative tarda longtemps et il ne fut
nommé que le 28 octobre 1850. En attendant il gardait offi-
ciellement le titre de vice-préfet tout en touchant le traite-
ment intégral de préfet. Cette situation anormale était due,
semble-t-il, aux intrigues de M. Viollot qui avait gardé
l'espoir de se faire nommer et qui avait de nombreuses rela-
tions dans l'Administration. Peut-être aussi était-ce dû à
l'incertitude de la situation parce qu'il était déjà question
dès ce moment-là de transformer les préfectures en évêchés
et on ne voulait faire aucune nomination durable.

Dans les Comptoirs des Indes, tout comme à la Guyane
et à Saint-Pierre et Miquelon, et à l'inverse du Sénégal, on
trouve la plus grande stabilité dans l'Administration ecclé-

siastique. Il n'y eut qu'un seul et unique préfet pendant
toute cette période. Son titre officiel était celui-ci : « Préfet
Apostolique des Colonies des Indes Orientales dépendant du

Roi Très Chrétien. » C'était un titre bien pompeux pour
peu de chose, car il n'avait vraiment pas beaucoup de subor
donnés. M. Calmels paraît avoir été un excellent et saint

LES MISSIONS DE 1830 A 1848 DANS LES PETITES COLONIES
101
prêtre, très dévoué au bien des âmes. Mais il paraît aussi
n'avoir pas toujours été commode. Il faut dire à sa décharge
qu'il se trouva dans des circonstances parfois difficiles et
qu'il dût s'imposer pour faire respecter son autorité par les
administrateurs. II ne semble pas qu'il ait jamais en cela
dépassé la mesure permise. En 1846 il dut avoir une grosse
difficulté avec l'Administration, et les notes s'en ressentent.
Le Directeur de l'Intérieur écrit : « Prêtre, âpre, hautain,
intolérant et tracassier..., n'a su se concilier l'estime d'au-
cune partie de la population... » Il n'y va pas de main morte;
on se demande quel adjectif il aurait pu trouver encore pour
mieux l'accabler. Et le gouverneur ajoute en note : « Je ne
puis que confirmer la note ci-contre ! » Il n'est certainement
pas « persona grata » à ce moment-là. Mais il ne faudrait
pas prendre ces indications à la lettre car, deux ans après,
un autre directeur donne la note suivante : « Ecclésiastique
plein de zèle et de charité ! », ce qui veut dire à peu près
le contraire. Le Gouverneur cependant ajoute: « Caractère
hautain et intolérant ! » De sorte que pour avoir la vérité il
faut combiner ces diverses impressions : l'abbé Calmels de-
vait être un prêtre sérieux et zélé, un homme de devoir,
mais un peu raide dans sa manière de faire.
Sa juridiction n'était pas bien précise. Elle s'étendait aux
« sujets du Roi des Français », mais pas aux autres. Cela
créait bien des complications. Sur les territoires des Comp-
toirs il y avait des gens qui n'étaient pas sujets du Roi et
étaient soumis par conséquent à d'autres juridictions. Outre les '
moines qui dépendaient des diocèses voisins ou de leurs
supérieurs, les prêtres des Missions Etrangères de Paris ve-
naient de fonder des Missions qui s'étendaient jusque-là.
Le plus simple, puisque c'étaient des Français et qu'ils ré-
pondaient ainsi aux vues du Gouvernement, eût été de leur
remettre la Préfecture. Mais cela ne devait être fait que
bien plus tard et en attendant les difficultés se multipliaient.
La Propagande l'avait en quelque sorte pressenti car déjà,

102
LE CLERGÉ COLONIAL
avant même que la chose fût réglée, elle semblait prévoir
toutes les difficultés qui suivraient. La première demande
d'une juridiction séparée semble avoir été adressée en 1825
par M. Bertout, au nom du ministre de la marine. Le Car-
dinal della Somaglia répond, le 16 avril, que c'est une chose
bien difficile et qui demande mûres réflexions. Il demande à
M. Bertout de bien préciser ce qu'on veut, et d'indiquer

clairement les lieux dont il s'agit. Il est probable qu'on ne
put pas y arriver de façon satisfaisante, car les difficultés
furent sans cesse renaissantes. On s'était inspiré du décret
de 1788 qui avait déjà tranché la question. Le Préfet a
juridiction sur les Européens, les Créoles et les Mulâtres. Les
indigènes sont réservés au vicaire apostolique de Coro-
mandel. A Karikal il n'y avait que des indigènes, donc tous
sujets du Vicaire Apostolique. A Chandernagor c'était le
contraire, il n'y avait que des sujets du Préfet. La situa-
tion était donc assez claire. Mais à

Pondichéry, à
Yanaon et Mahé, c'était un mélange et on n'arrivait
plus à s'y reconnaître. Aussi les embarras se multi-

tiplient et en même temps les consultations à la Propagande
qui s'efforce, sans y arriver, d'éclaircir la situation. Les

réponses arrivent toujours par l'intermédiaire de M. Four-
dinier. Nous en trouvons échelonnées tout au long de cette
période, en 1836, en 1840, en 1841. La réponse de 1841 est

assez curieuse. Une réclamation fut adressée par Clément
Ronand, vicaire apostolique de la côte de Coromandel et Jean
• Robert Calmels préfet apostolique des colonies françaises des
Indes Orientales, demandant de savoir exactement l'un et
l'autre quels étaient les sujets soumis à leur juridiction.
La réponse fut adressée le 28 février 1841 à M. Fourdinier.

Elle portait qu'il fallait considérer comme indigènes et donc
sujets du vicaire apostolique ceux qui portaient le costume
indien; et comme sujets du Préfet Apostolique ceux qui por-
taient le costume européen. On pouvait difficilement donner
une autre réponse car enfin comment reconnaître autrement


LES MISSIONS DE 1830 A 1848 DANS LES GRANDES COLONIES
103
les sujets du roi de France : on ne pouvait pas leur deman-
der à chacun leurs pièces d'état-civil. Mais, d'autre part,
cette question du costume manquait un peu de précision
car enfin ils pouvaient changer de juridiction en chan-
geant de costume. Aussi les difficultés recommencèrent de
plus belle. Tellement que par une lettre du 23 mai 1843,
l'abbé Calmels complètement découragé, demanda en grâce

d'être déchargé et de sortir de cet imbroglio. Sa demande
ne fut pas prise en considération cependant et il dut se
résigner à continuer. Le 16 décembre 1844, le Cardinal
écrit encore que la Propagande a vraiment fait tout ce

qu'elle a pu pour arranger les difficultés et qu'elle ne peut pas
faire davantage : « Sacra Congregatio tantopere adlaboravit
ad componendas difficultates Missionis illius ut nil ferme
amplius putaverit in hâc re posse praestari. » Et il finit par
leur donner un conseil qui semble avoir mis fin aux discus
sions : « Il faut que quand il y a des difficultés, c'est-à-dire

des doutes sur la juridiction, les deux parties s'entendent à
l'amiable, se donnant mutuellement la juridiction au cas où
ce serait nécessaire. »

II n'y eut guère plus de deux prêtres du Saint-Esprit aux
Indes, rarement trois. Un, le préfet, résidait à Pondichéry,
l'autre à Chandernagor. Les autres villes étaient desservies

par des prêtres appartenant aux Vicariats voisins. Quel-
quefois ces villes étaient complètement démunies de prêtres
et recevaient simplement la visite des missionnaires de

passage.

CHAPITRE VI
LES MISSIONS DE 1830 A 1848
DANS LES GRANDES COLONIES
Nous avons laissé M. Collin administrant la préfecture de
Bourbon en qualité de vice-préfet. Son intérimat devait durer
longtemps à cause des grands projets de M. de Solages,
le préfet nommé, qui n'arrivait pas à les mettre au point
et contre lesquels il trouvait toutes sortes d'oppositions.
Il refusait de partir tant que la question ne serait pas réglée,
et comme elle ne se réglait pas, Bourbon attendait. M. Ber-
tout s'en impatientait et c'était assez naturel : il avait fait
nommer un préfet pour l'île Bourbon et non pour l'Océanie
et les Indes. Il s'en plaignait et à la Propagande, et au
Gouvernement. Il envoya même contre ces projets une pro-
testation formelle au Ministère, disant qu'il désirait dégager
sa conscience. M. Bertout avait beaucoup de sympathie pour
M. de Solages qu'il avait connu en exil, pendant l'émigra-
tion, et avec qui il était toujours resté en relation. Mais
comme il le disait dans sa lettre « chargé par le roi et par
le Saint-Siège des intérêts religieux des colonies françaises,
il devait les faire passer avant tout ». Or il prévoyait bien
que si le préfet de Bourbon était chargé de l'Océanie, il
délaisserait sa préfecture. C'est pour cela qu'il insistait pour

LES MISSIONS DE 1830 A 1848 DANS LES GRANDES COLONIES
105
qu'il fût chargé uniquement de Bourbon et qu'il partît le
plus tôt possible.
Déjà ces projets s étaient opposés à sa nomination à la
Guadeloupe, en 1826, comme nous l'avons vu. Des lettres
conservées aux archives du Saint-Esprit laissent entendre
qu'il se retira lui-même parce qu'il avait d'autres vues.
Cependant il y a une lettre de lui aux archives du Minis-
tère, datée du 21 novembre 1826 dans laquelle il demande
des explications. Il a entendu dire que c'est sur une inter-
vention de sa famille qu'on l'a écarté. Et il tient à protester
car il n'admet pas que les siens se mêlent de la question
de sa vocation. Le ministre lui répond que sa famille n'y
est pour rien et qu'on l'a écarté pour d'autres raisons. Ceci
laisserait croire que c'est le gouvernement lui-même qui
l'aurait refusé. Dans ce cas on ne s'expliquerait pas très
bien que trois ans après, les mêmes raisons subsistant, le
gouvernement l'ait accepté pour un poste équivalent. Peut-
être parce que certaines personnes étaient changées au
ministère. En tout cas les mêmes hésitations se manifes-
tèrent en 1829 que la première fois, et finalement il faillit
bien ne pas partir cette fois encore. Déjà M. Bertout se
préoccupait de faire partir à sa place M. Pastre, le préfet
précédent, qui consentait à retourner. On trouve tout le
détail de ces projets dans La Vie de M. de Solages. Ils révè-
lent une belle âme et un grand cœur et ils font certaine-
ment honneur à son dévouement et à son zèle apostolique.
Mais on ne peut s'empêcher de penser qu'ils sont aussi
utopiques qu'ils sont beaux. S'en aller ainsi tout seul à tra-
vers le monde, sans avoir l'appui d'une congrégation, d'un
Ordre, d'une société quelconque pour assurer l'avenir,
garantir des ressources et du personnel, c'était vraiment
tenter Dieu. On comprend que M. Bertout, homme d'ordre
et de bon sens, s'y soit opposé par tous les moyens. Comme
ces projets ne concernent que très indirectement notre sujet
nous n'en parlerons pas davantage.

106
LE CLERGÉ COLONIAL
M. de Solages, nommé le 15 août 1829, ne partit pour
sa mission qu'en septembre 1830, et il y arriva le 7 jan-
vier 1831. Il avait donc tergiversé pendant une année et
demie. Et il n'y passa qu'un an et demi puisqu'il la quitta
le 13 juillet 1832 pour se rendre à Madagascar où il devait
mourir six mois plus tard, victime de son zèle. Mais ce peu
de temps lui suffit pour bouleverser la préfecture de fond
en comble, et cela avec les meilleures intentions du inonde.
En somme il ne réforma rien et mit le désordre partout.
C'est ce qui ressort des innombrables lettres qui furent
envoyées à ce moment-là et qu'on retrouve aux archives
du Saint-Esprit. Et cela corrobore bien ce que nous disions
à propos d'un autre préfet apostolique. Pour un chef, la
principale qualité c'est le jugement et la pondération. Et
surtout il doit se dire que rien ne remplace l'expérience.
La première chose à faire quand il arrive quelque part
c'est d'étudier longuement la situation, s'il ne la connaît
pas, avant de prendre des mesures quelles qu'elles soient.
M. de Solages adopta l'attitude contraire. Il se posa en réfor-
mateur en arrivant. Et il s'attaqua à deux vieillards par-
faitement inoffensifs, deux anciens lazaristes, l'abbé Collin
et l'abbé Minguet, qui étaient depuis de très longues années
dans le pays. Le premier avait 77 ans. Il avait été long-
temps vice-préfet, et il l'était encore au moment de l'arrivée
de M. de Solages. Rien que pour ce fait le nouveau préfet
aurait dû le ménager. D'autant plus qu'il ne s'agissait pas
de lui-même. Il avait chez lui sa belle-sœur et sa nièce.
Il n'y avait aucun inconvénient pour le vieil oncle, comme
on pense bien, mais il y en avait paraît-il pour d'autres
qui fréquentaient le presbytère. C'est possible mais il
semble qu'on aurait pu employer d'autres moyens moins
retentissants d'obvier à cet inconvénient. Leur départ immé-
diat fut exigé. Ne sachant où aller elles furent recueillies
en ville où elles déblatéraient partout contre le préfet avec
leurs amies. Le pauvre vieillard se soumit, mais comme il

LES MISSIONS DE 1830 A 1848 DANS LES GRANDES COLONIES
107
ne pouvait réorganiser son genre de vie, il souffrit cruelle-
ment et il se plaignait partout lui aussi. Ses lettres de

cette époque sont toutes remplies de ses gémissements, et
il raconte son histoire au long et au large. La manière d'agir

du préfet fut peut-être canonique mais elle ne fut certai-
nement ni charitable ni habile. Il réussit à ameuter contre
lui l'opinion publique et vraiment sans raison suffisante.
Il le comprit d'ailleurs car quelques mois plus tard il revint
sur ces décisions. Mais le mal était fait.

L'affaire Minguet fut autrement grave car le vieux prêtre
refusa de se soumettre et tint tête vigoureusement jusqu'au
départ du préfet. Il remua ciel et terre, s'adressa successi-
vement au gouverneur, au supérieur du séminaire, au
ministre, au pape. Le préfet le mit en interdit, mais il n'en
tint aucun compte, arguant de l'invalidité de la sentence.
Et dire que le point de départ de tout ce bruit fut une affaire

insignifiante, une question de casuel entre son vicaire et lui !
Mais c'était un original entêté qui se serait fait hacher
plutôt que de céder. Il avait beaucoup d'amis dans sa
paroisse et dans l'île, qui tous se groupèrent autour de lui,

surtout la jeunesse, trop heureuse de profiter de la circons-
tance pour manifester contre le préfet qui n'était pas aimé.

L'autorité civile n'était pas pour M. Minguet qui lui avait
déjà créé bien des difficultés mais elle le craignait à
cause
de
l'opinion
publique.
Le
gouverneur
disait :
« C'est un vieux fou, mais on ne peut rien contre lui car
cela amènerait des désordres ! » De sorte que ce vieillard
de 66 ans, bon prêtre en somme, car on ne lui a rien repro-
ché de grave, se trouva sans savoir comment à la tête d'un

véritable schisme. Il paraît évident qu'il fut surtout
mené, et mené par une coterie qui se servit de lui contre
le préfet. Il s'y prêta un peu par amour-propre froissé, un
peu par rancune. Il se tranquillisait la conscience parce que
plusieurs prêtres étaient pour lui, et parce qu'il pensait que
les appels qu'il avait faits suspendaient les sentences por-


108
LE CLERGÉ COLONIAL
tées contre lui. On se demande comment M. de Solages ne
s'aperçut pas tout de suite qu'il faisait le jeu de ses enne-
mis. Il eût été si facile, en s'y prenant autrement, de venir
à bout et de M. Minguet et de toute sa bande. Mais non, il
s'engagea à fond dans cette voie sans issue, compromettant
son autorité déjà si précaire, et augmentant le désordre.
D'après certaines lettres il reconnut son erreur et avoua
qu'il aurait été trompé par M. Bordier, le vicaire de M. Min-
guet. Il aurait dû s'en apercevoir plutôt. Décemment il ne
pouvait pas revenir sur ses décisions et la question n'était
pas tranchée quand il partit. Elle ne le fut qu'après son
départ mais sur ses indications, par son remplaçant M. Dal-
mond qui réintégra M. Minguet dans ses fonctions.
Le désordre devint rapidement tel à Bourbon que par une
lettre du 15 mai 1832, M. Bertout demanda à Rome, à mots
couverts, la révocation de M. de Solages, parce que le gou-
vernement songeait à l'expédier manu militari et il désirait
à tout prix éviter cette extrémité. Les termes employés par
M. Bertout trahissent un certain embarras mais ils disent
clairement que le départ s'impose : « Je ne veux ni approu-
ver, ni condamner, la conduite de M. le Préfet... mais sans
juger sa conduite, il est un fait c'est que le trouble et la
discorde règnent parmi le clergé de Bourbon... » Il désire-
rait renvoyer l'abbé Pastre dont il dit : « La grande répu-
tation dont il jouit parmi les ecclésiastiques me font espérer
que bientôt il y aura rétabli la paix et l'ordre... » par contre
M. de Solages est arrivé à se rendre impossible : « Il me
paraît presque évident que M. de Solages fera désormais
peu de bien dans cette colonie. » La réponse du Cardinal
Pedicini est un chef-d'œuvre de sagesse prudente et de
diplomatie. Elle arriva le 9 juin 1832. Il y est dit que le
préfet avait averti la Propagande qu'il y avait des abus
dans sa préfecture et qu'il allait procéder à une réforme.
La Propagande ne pouvait ni l'encourager ni le décourager
dans cette voie puisqu'elle n'était pas au courant. Il eût

LES MISSIONS DE 1830 A 1848 DANS LES GRANDES COLONIES
109
fallu une contre enquête, laquelle n'était pas possible. M. de
Solages procéda donc comme il l'entendait, et le Cardinal
ajoute « que peut-être il a procédé avec un zèle plus ardent
qu'il ne convenait, et qu'il n'a pas employé avec assez de
prudence les moyens propres à réparer les abus qu'il
croyait voir... » Il accepte que M. de Solages donne sa
démission, ou même de le révoquer s'il ne démissionne pas,
mais il demande alors qu'on prévoie un autre poste pour

lui afin que son déplacement n'ait rien de déshonorant...
On ne peut pas dire en termes plus nuancés, mais aussi
plus clairs, que M. de Solages est un maladroit contre lequel
on ne veut pas sévir parce qu'il est de bonne foi mais dont
on sera heureux d'être débarrassé, si cela peut se faire sans
éclat.

De son côté M. de Solages se démenait et agissait.
Il n'avait pas perdu de vue le vaste plan d'évangélisa-
tion qu'il avait conçu avant de venir. Il envoie un long rap-
port à Grégoire XVI, avec qui il avait été mis en relation
quand il n'était encore que le cardinal Capellari, préfet de
la Propagande. Tout en l'entretenant de ses projets il lui
raconte tout au long ses difficultés de Bourbon. Il est pro-
bable que cela ne dut pas produire l'effet qu'il attendait, du

moins si l'on fait le rapprochement des dates. Il fut écrit le
12 mars 1832. Il dut donc arriver à Rome vers la fin mai.
C'est à peu près l'époque où la Propagande envoyait à Paris
des lettres dans le genre de celles que nous avons citées plus

faut. On s'était rendu compte qu'il n'était pas à sa place et
son rapport, trop détaillé, ne fit qu'accentuer cette impres-
sion. Il s'adressa de même au roi Louis-Philippe le 30 mars.
Le résultat dut être le même qu'à Rome car c'est aussi vers
cette époque que M. Bertout signale les mauvaises dispo-
sitions du Ministère à son égard. Le rapport n'en était pas

la cause, mais il semble les avoir accentuées, en tout cas
il ne les dissipa pas. Déjà en 1826 on était prévenu contre

lui. Dans l'enquête qui fut faite pour sa nomination à la

110
LE CLERGÉ COLONIAL
Guadeloupe, le ministre remarque qu'il a la réputation
d'être d'un caractère difficile. Il semble que ce soit là la
caractéristique car en 1829, l'évêque de Pamiers, consulté
à son sujet en fait le plus grand éloge au point de vue
valeur morale et zèle ecclésiastique, puis il ajoute : « Son
caractère n'est pas pliant, mais peut-être changera-t-il dans
un autre climat... il n'aura pas beaucoup d'amis mais tout
le monde l'estimera. » C'est dire en d'autres termes que
c'est un prêtre irréprochable mais avec qui il est difficile
d'avoir des rapports. Un prêtre de Bourbon, l'abbé Mat-
thieu, curé de Saint-Louis résume l'opinion générale en écri-
vant en 1832 : « Cet homme pouvait avoir un zèle, mais il
n'avait pas le talent de l'administration; il était entêté, pré-
somptueux, absolu... » et il ajoute qu'il faut trouver pour
le remplacer « un homme qui connaisse le pays, raison-
nable, et qui sache mener la barque sans secousse ». Ce
jugement est exagéré et injuste car M. de Solages était un
prêtre d'une très haute tenue morale non seulement au
point de vue des mœurs mais à tout point de vue. Il aurait
pu réussir sur un autre champ d'activité. Quoi qu'il ait cru
le contraire il n'était pas fait pour les missions, ni les mis-
sions coloniales, ni celles auprès des infidèles, car il man-
quait des qualités de pondération, de prévoyance, d'organi-
sation qui doivent renforcer les qualités de zèle et de dévoue-
ment. On ne tardait pas à s'en apercevoir et les appuis,
d'abord donnés généreusement, lui manquaient peu à peu.
Il s'en plaignait amèrement et pas toujours avec modération.
De la Propagation de la Foi qui lui avait d'abord été très
favorable puis qui s'était retirée il écrivait : « J'ai toujours
présente à l'esprit la conduite si déloyale des membres du
Conseil Supérieur de la Propagation de la Foi ». Le mot est
aussi dur qu'immérité. Pour le Séminaire colonial, à qui il
devait sa nomination, il est plus dur encore, et dans son
rapport au Pape, il la traite de « soi disant congrégation qui
n'est composée que de deux individus associés ». C'est faux

LES MISSIONS DE 1830 A 1848 DANS LES GRANDES COLONIES
1 11
car c'est une congrégation très canoniquement érigée, et elle
se compose de tous les professeurs du Séminaire. Mais on
sent l'homme qui ne se possède pas assez, ni dans ses actes
ni dans ses paroles. C'est dommage car ce fut une nature
d'élite, et dont on aurait pu attendre mieux. C'était proba-
blement un saint, peut-être un martyr, mais certainement
pas un administrateur, et pas toujours un homme de bon
sens.
En partant pour Madagascar il nomma pour le remplacer
l'abbé Dalmond, qui prit le titre de vice-préfet. Ce titre fut
reconnu au civil dès le lendemain par le gouverneur du Val-
dailly. Il ne pouvait pas faire un meilleur choix. M. Dal-
mond était un saint prêtre et un homme de gouver-
nement. Il réussit très vite à rétablir l'ordre et la paix.
Dès sa nomination il adressa au clergé une circulaire
pour faire appel à la concorde et à la bonne entente. On voit
par des lettres privées qu'il désapprouvait les mesures prises
par le préfet. Il déclare même lui en avoir fait plusieurs fois
l'observation. Mais officiellement il le soutint toujours et ne
lui fit jamais d'opposition. Il ne lui adressa jamais un mot
de blâme dans ses actes administratifs mais il s'arrangea
pour rapporter peu à peu toutes les dispositions les plus
maladroites. Et le calme se rétablit lentement. Il faillit être
troublé cependant par suite d'un malentendu. Le supérieur
avait fait nommer à Paris, selon la procédure ordinaire, un
vice-préfet, l'abbé Goudot. Il ignorait la nomination de
M. Dalmond, car dans ses lettres, il le considère toujours
comme le vicaire de M. Collin. L'arrivée de l'abbé Goudot,
aurait pu faire encore un schisme, et remettre le désordre
de plus belle. Heureusement qu'il n'en fut rien. M. Dalmond
reçut de la Propagande la reconnaissance de ses pouvoirs et
M. Goudot rentra en France l'année suivante en 1833.
M. Dalmond administra paisiblement la préfecture pendant
trois ans. C'était un homme rempli de qualités précieuses.
Il était du diocèse d'Albi et était parti pour la Guadeloupe en

112
LE CLERGÉ COLONIAL
1826. Il avait été curé de l'importante paroisse de Port-Louis
et y avait admirablement réussi. Malheureusement il y prit
les fièvres qui l'obligèrent de rentrer en 1829. Au Séminaire
du Saint-Esprit il rencontra M. de Solages qui lui fit part
de ses grands projets, et réussit à l'entraîner à sa suite. Cela
se fit malgré le supérieur, semble-t-il, car ce dernier s'en
plaint dans une de ses lettres. Comme il n'approuvait pas les
dits projets il ne pouvait pas approuver qu'on y engageât ses
prêtres en les détournant de leurs missions. Aussi M. Ber-
tout et après lui, M. Fourdinier ne manifestèrent jamais beau-
coup de sympathie pour M. Dalmond. M. Dalmond lui-même
ne semble pas s'être attaché aux missions coloniales car il fut
toujours hanté par le grand rêve de M. de Solages, la con-
quête spirituelle de Madagascar. Ce fut dommage pour Bour-
bon car c'était bien l'homme de la situation. Il connaissait
suffisamment le pays. Il avait été en arrivant vicaire à Sainte-
Suzanne, puis avait passé à l'importante paroisse de Saint-
Denis. Cela joint à son expérience de la Guadeloupe, lui
donnait la connaissance du monde créole. Les erreurs de
M. de Solages, dont il avait été le témoin attristé, avait
achevé sa formation administrative. Il eût pu être le préfet
idéal. Il aurait vraisemblablement beaucoup mieux réussi
que celui qui devait le remplacer. Mais la Providence avait
ses desseins. Le remplaçant arriva en 1835 et M. Dalmond,
tout en restant vice-préfet, commença à diriger sérieuse-
ment ses regards vers la grande île. En 1837, il y fit un pre-
mier voyage d'exploration si l'on peut dire, du 10 juillet au
18 octobre. Puis en 1840 il quitta définitivement Bourbon, et
se rendit à Madagascar pour y mourir presque tout de suite.
Sa nomination de vicaire apostolique et sa promotion épis-
copale n'arrivèrent qu'après sa mort.
Le successeur de M. de Solages fut M. Poncelet. La no-
mination tarda beaucoup à cause des hésitations de M. Pas-
tre que tout le inonde désirait voir revenir. Tous étaient d'ac-
cord sur ce point, et la Propagande, et le Ministère, et le

LES MISSIONS DE 1830 A 1848 DANS LES GRANDES COLONIES
1 13
Supérieur, et le clergé. M. Pastre avait accepté, il s'était déjà
rendu au port d'embarquement. Mais il ne voulait pas s'em-
barquer sans l'abbé Minot, son ami et son bras droit. Ce
dernier n'ayant pu partir, il revint à Lyon où il reprit son
poste de chanoine de la Primatiale. C'est là qu'il devait mou-
rir quelques années plus tard, le 15 mai 1839. En attendant,
le poste de Bourbon restait inoccupé. Le Gouvernement
s'avisa de nommer lui-même un certain abbé Roux. Le supé-
rieur refusa d'approuver et ne signa pas la feuille de pouvoir
comme il faisait pour les autres. On essaya de s'adresser
directement à la Propagande qui refusa aussi. Finalement on
se mit d'accord sur l'abbé Poncelet, qui partit le 13 mai 1835.
C'était un homme de 45 ans, étant né à Sivry-sur-Meuse, le
25 avril 1790. Il réussit d'abord assez bien et semble avoir
gagné les sympathies. Les notes administratives de 1837,
donc se rapportant à 1836, sa première année de fonction, le
donnent comme « animé du désir de bien faire... il y a des
préventions contre lui mais on constate qu'elles disparais-
sent... son caractère est assez conciliant... » Celles de l'année
suivante le représentent comme « s'occupant avec zèle de la
surveillance qui lui appartient sur le clergé ». Le gouverneur
constate aussi que « il a beaucoup gagné dans l'opinion pu-
blique ». Par ailleurs, les nouvelles qui arrivent au Séminaire
sont excellentes. Tout semble donc être pour le mieux.
Malheureusement cela ne devait pas durer. Le préfet était
d'un caractère autoritaire et violent. Son administration
semble avoir été assez habile et il ne prit pas de mesures
vexatoires dans le genre de celles de M. de Solages, mais
c'était l'ensemble de son attitude qui tourna peu à peu con-
tre lui ceux qui l'avaient approuvé d'abord. Au bout de
quelques années il était en lutte avec l'administration civile
et toute une partie de la population et du clergé. Les notes
de 1837, données par l'amiral de Hell étaient très favorables.
Celles de 1843 données par l'amiral Bazoche, ne le sont plus
du tout : « prêtre violent, orgueilleux et rapace, manquant
8

114
LE CLERGÉ COLONIAL
de dignité et de jugement; ce qu'on peut faire de mieux est
d'en débarrasser la colonie ». Et il envoie un rapport au mi-
nistre pour motiver les nécessités de ce rappel. Cette note, si-
gnée à la fois du Directeur de l'intérieur et du Gouverneur,
est évidemment exagérée. Elle dut être rédigée à la suite d'un
conflit sous la première impression de mécontentement. Ce-
pendant, elle doit bien correspondre à des faits car elle per-
siste les années suivantes. En 1844, le Directeur écrit : « Il
a de la dignité, et du zèle, mais un caractère violent; tour-
mente ses subordonnés et est en mauvaise intelligence avec
la plupart d'entre eux. » Et le Gouverneur ajoute : « N'a pas
du tout le caractère évangélique... je persiste dans l'opinion
exprimée l'année dernière qu'il ne convient pas à Bourbon. »
Nous retrouvons la même impression dans les notes de
1845 : « Il se livre trop souvent à des emportements qui éloi-
gnent de lui ses subordonnés et quoiqu'il n'y ait rien à lui
reprocher sous le rapport des mœurs il ne jouit pas de l'es-
time et de la considération publique. » On voudrait croire
que ces notes sont fausses, mais elles concordent trop bien
avec tout ce qu'on sait par ailleurs. Les lettres privées don-
nent le même son. Il doit donc y avoir du vrai. Voici l'opi-
nion que rapportait de lui l'abbé Levavasseur, à son retour
de Bourbon, en 1837; elles sont exprimées dans une notice
écrite plusieurs années après, mais n'en manifeste pas moins
une impression personnelle : « Il était pieux, il avait des
qualités bien précieuses, il avait des talents pour la chaire,
mais il était d'un caractère trop ardent, violent même par-
fois, précipité dans ses déterminations, incapable d'une ad-
ministration tant soit peu compliquée... » Il n'est pas jus-
qu'à une note de M. Monnet, écrite en 1848, précisément
pour infirmer les notes ci-dessus, et qui n'en donnent incon-
sciemment une confirmation : « Ne pas s'en rapporter aux
notes du Gouverneur et du directeur de l'Intérieur, qui sont
calomnieuses, passionnées, et injurieuses. M. Poncelet est
pieux, zélé, a beaucoup de dignité, et un grand dévouement

LES MISSIONS DE 1830 A 1848 DANS LES GRANDES COLONIES
115
pour le bien... on lui reprochait trop de promptitude dans
son administration, et des vivacités à l'égard des prêtres
dont il avait à se plaindre. »
En 1845 M. Poncelet rentra en France pour un congé, mais
ce congé dura tellement longtemps qu'on croyait bien qu'il
ne reviendrait plus. Un savait en effet qu'il était en diffi-
culté avec l'autorité civile et que celle-ci avait demandé son
déplacement. Il resta plus de deux ans et demi et ne revint
que vers la fin de 1847. Pendant tout ce temps-là il fut rem-
placé par M. Minot qui s'en tira de façon à contenter tout le
monde. Il n'y a qu'une voix pour lui rendre hommage et
dans le clergé et dans la population. Quant aux autorités ci-
viles, elles le comblent d'éloges: « C'est l'homme le plus res-
pectable, écrit le Directeur de l'Intérieur en 1843, du clergé
de Bourbon, sa piété profonde et éclairée, son zèle judicieux
et désintéressé, sa charité l'ont fait admirer de tous. C'est ie
modèle du prêtre et du chrétien. » Et le Gouverneur ajoute :
« M. Minot a toutes les qualités qui conviennent au chef du
clergé ! » Et en 1844 on renchérit encore : « Recommanda-
ble sous tous les rapports; c'est un saint homme qui fait
beaucoup de bien dans sa paroisse où il est chéri comme un
père... c'est un véritable patriarche dont on ne peut dire
assez de bien. » Et ces notes concordent avec tout ce qu'on
sait par ailleurs. Partout où il a passé M. Minot fournit un
travail considérable et il laissa la réputation d'un vrai saint.
Mgr Maupoint écrivant une notice du diocèse et qui avait pu
recueillir sur place les souvenirs laissés par lui écrivait que
c'était un des prêtres qui avait fait le plus de bien dans l'île
et qui l'avait le plus édifié. Mais où il réussit le mieux ce fut
encore comme vice-préfet. Il sut mener admirablement sa
barque pendant toute son administration. Il n'eut de diffi-
culté avec personne ou, s'il en eut, il sut les régler douce-
ment, sans heurt et sans violence. Aussi tout le monde re-
grettait qu'il ne fût pas préfet en titre, car il avait toutes les
qualités de M. Poncelet et n'avait aucun de ses défauts.

116
LE CLERGÉ COLONIAL
Cela dut être servi à M. Poncelet par des maladroits, ou
des malintentionnés, car ce dernier qui jusque là avait
fait comme tout le monde l'éloge de M. Minot, commença à
changer de manière. En 1843, les notes de M. Poncelet sur
M. Minot sont les suivantes : « Saint et digne prêtre, très
instruit », d'accord en cela avec les notes du Gouverneur. En
1844 il parle dans le même sens : « Saint et digne prêtre, très
instruit... saint et digne vieillard, singulièrement estimé et
aimé de ses paroissiens... » Et voilà qu'en 1847 tout change.
M. Poncelet donne des notes tellement dépréciatives à M. Mi -
not que le Directeur et le Gouverneur protestent. Et l'un
d'eux insinue que c'est probablement parce que M. Minot a
trop bien réussi pendant le remplacement. De fait on est
bien obligé de convenir que c'est cela et on ne peut s'empê-
cher de regretter que M. Poncelet n'ait pas su se défendre
de cette petitesse. Il n'atteignit d'ailleurs en rien la réputa-
tion de M. Minot, qui avait l'unanimité pour lui. On ne
trouve qu'une seule voix discordante, c'est celle de l'abbé
Monnet, qui, après son élection comme Supérieur général du
Saint-Esprit, écrivit des notes confidentielles pour défendre
l'abbé Poncelet. Nous y avons déjà fait allusion. Mais le but
même qu'il poursuit et qui est trop évident, rend son témoi-
gnage un peu suspect, non pas qu'il manque de bonne foi,
mais parce que, inconsciemment il arrange les choses. Il re-
connaît la grande vertu de M. Minot : « Prêtre très zélé, très
pieux, très désintéressé », mais il lui reproche de ne pas s'oc-
cuper assez des noirs. Nous reviendrons sur cette question.
Il lui reproche surtout « d'être trop faible pour les prêtres
répréhensibles et vis-à-vis de l'autorité civile. En cela il a
créé des difficultés à M. Poncelet qui était le contraire ».
Voilà bien la question : M. Minot n'eut pas les difficultés de
M. Poncelet ! Cela ne prouve nullement qu'il était trop fai-
ble ni qu'il trahissait les devoirs de sa charge. Il faudrait
pouvoir citer des faits précis. Or on n'en trouve pas un seul.
D'autre part, M. Minot n'aurait pas eu cette unanimité uni-

LES MISSIONS DE 1830 A 1848 DANS LES GRANDES COLONIES
117
verselle en sa faveur, car la faiblesse dans l'administration
est un des défauts qui se remarquent le plus vite. On peut
donc regretter à juste titre que M. Minot n'eût pas été préfet.
Il était arrivé à Bourbon avec M. Pastre, le 25 janvier 1817.
Il avait 34 ans alors, étant né à Combre dans le département
de la Seine, le 8 octobre 1783. Il fut nommé curé d'une
grosse paroisse où il rétablit en peu de temps la vie chré-
tienne et qu'il transforma complètement. Quel dommage que
ces deux hommes, M. Pastre et M. Minot, n'aient pas été
préfets l'un après l'autre. Ils semblaient vraiment calqués
l'un sur l'autre et ils se seraient succédé sans choc aucun.
On aurait évité M. de Solages et M. Poncelet, deux hommes
de valeur sans doute, mais mal adaptés à une si difficile ad-
ministration. On ne peut nier qu'il se soit fait un bien con-
sidérable quand même mais il s'en serait fait davantage en-
core et il se serait fait dans la paix et la tranquillité. Quand
il prit l'administration il était sur la fin de sa carrière puis-
qu'il avait 63 ans, et ce fut pour trop peu de temps pour don-
ner toute sa mesure.
M. Poncelet rentra en 1847. Tout le monde croyait bien
qu'il ne reviendrait plus. Les gouverneurs successifs avaient
demandé avec insistance qu'il ne revînt plus. Le supérieur
du Séminaire agissait dans le même sens. Le P. Libermann
qui était bien au courant, écrivait à la date du 4 juin 1846 :
« M. Poncelet croit retourner bientôt mais je n'y crois guère.
Comme il a un grand désir, il se laisse prendre aux bonnes
paroles qu'on lui donne, mais je crains que ce ne soit pas
de si tôt. » L'opinion générale tant à Bourbon qu'à la Métro-
pole était donc qu'il ne retournerait pas. Il revint cependant.
Le Gouverneur écrivit aussitôt qu'il considérait ce retour
comme un malheur et que les choses n'iraient pas mieux
qu'auparavant.
La Guadeloupe nous retiendra moins longtemps. Il n'y eut
là aucun des conflits qui ont exigé de si longues explications.
L'abbé Lacombe était de la lignée des Pastre et des Minot,

118
LE CLERGÉ COLONIAL
c'est-à-dire de ceux qui ne se créent pas de complications
inutiles. Et pour le bonheur de sa préfecture il resta de lon-
gues années. De sorte que la pratique de l'autorité rendit
meilleure encore son administration déjà excellente. Il fut
au mieux avec les autorités civiles qui l'appréciaient beau-
coup et ne lui donnent que des éloges dans leurs notes au
ministère. Les prêtres sont très satisfaits aussi et il est rare
qu'on trouve quelque chose contre lui dans les lettres de ce
temps là. L'un ou l'autre cependant lui reproche une cer-
taine faiblesse vis-à-vis de l'autorité civile mais c'est le
reproche courant que l'on fait à tous les préfets qui n'ont
pas de conflits habituels avec l'Administration, comme si
l'état de guerre déclarée devait être nécessairement le signe
de l'indépendance. Il y a bien d'autres moyens de faire res-
pecter ses droits. D'ailleurs quand on va au fond de ces re-
proches, on trouve presque toujours un mécontentement per-
sonnel d'hommes qui se sont mis, par leur faute, en
mauvaise posture, et qui voudraient que le préfet se fît leur
champion pour les défendre. Comme ils n'ont pas toujours
raison, ce n'est pas toujours possible. Et eussent-ils raison,
ce n'est pas toujours opportun quand il y a des intérêts plus
graves en jeu. Somme toute, il se tira à son honneur de sa
longue administration qui va de mai 1829 à la fin de 184-1,
c'est-à-dire plus de quinze ans.
Il avait fait nommer vice-préfet l'abbé Louvet, qu'il avait
également nommé curé de Pointe-à-Pitre, en remplacement
de l'abbé Chabert. C'était un homme remarquable à tout
point de vue, une véritable valeur. Voici ce qu'il en dit en
1832, dans ses notes : « Donne tous les sujets de satisfac-
tion... esprit remarquable de zèle, de modération et de pru-
dence... » Et le Gouverneur ajoute : « C'est l'homme le plus
distingué du clergé de cette colonie. » Il réparait heureuse-
ment dans le poste important de Pointe-à-Pitre la mauvaise
impression qu'avait causée M. Chabert, par son insuffisance
et sa mauvaise tenue. Ce fut lui qui, en sa qualité de vice-

LES MISSIONS DE 1830 A 1848 DANS LES GRANDES COLONIES
119
préfet, remplaça M. Lacombe pendant son voyage en France
de 1836. Celui-ci se rendit à Rome où il reçut le titre hono-
rifique qu'il avait sollicité de Protonotaire Apostolique.
Quelque temps auparavant il avait été nommé chanoine ho-
noraire de la Primatiale de Lyon. Ces titres devaient con-
tribuer à rehausser son prestige devant son clergé et devant
la population. Il repartit pour sa mission le 24 décembre
1836 et arriva à la Guadeloupe en février 1837. Il eut le cha-
grin, cette année-là même, de perdre son vice-préfet, M. Lou-
vet, pour lequel il avait une si grande estime. Le Gouverneur
lui avait donné les notes suivantes pour le temps de son in-
térimat : « Conduite régulière, caractère ferme, mais loyal
et plein de sincérité; il est aimé, considéré de son clergé
comme de la population; il a de la dignité dans tout ce qu'il
fait. Nos jeunes prêtres ont en lui un bon modèle à imiter. »
Une épidémie de fièvre jaune s'abattit cette année là sur le
clergé, et parmi les victimes se trouva l'abbé Louvet. Ce fut
une perte pour la colonie.
M. Lacombe, d'accord avec le Gouverneur, proposa pour
le remplacer, l'abbé Dupuis, qui fut agréé à Paris et reçut sa
nomination officielle et ses pouvoirs spirituels. Il était loin
d'avoir la même valeur que M. Louvet. Dans diverses lettres
on signale une attitude un peu mondaine, et ses fré-
quentations. Cependant il n'y a rien de grave à lui reprocher.
Par contre on en fait le plus grand éloge pour sa belle con-
duite civique et pour sa charité à l'occasion de l'incendie de
Grand-Bourg à Marie-Galante. Il en était curé depuis quel-
ques années, et il se montra admirable durant tout l'incen-
die, se dévouant personnellement et dirigeant lui-même les
manœuvres nécessaires, puis surtout après l'incendie, en
partageant généreusement tout ce qui lui restait avec les
pauvres sinistrés, bien qu'il fût sinistré lui-même. Il renou-
vela ce bel exemple de dévouement à l'occasion du terrible
tremblement de terre qui dévasta Pointe-à-Pitre, en 1843.
Le Préfet comme le Gouverneur font à l'envi l'éloge de sa

120
LE CLERGÉ COLONIAL
magnifique conduite. Le Gouverneur le proposa même pour
la Croix de la Légion d'honneur. Quand M. Lacombe se re-
tira définitivement en 1844, ce fut lui qui remplit les fonc-
tions de pro-préfet en attendant la nomination du rempla-
çant.
Ce fut l'abbé Guyard dont la nomination est du mois
d'août 1846. Il y eut un conflit à cette occasion avec la Pro-
pagande. Le Supérieur s'était mis d'accord avec le Gouver-
nement et avait signé la feuille de pouvoirs. Puis il avait
averti Rome, selon les conventions. Mais le Gouvernement
avait publié la nomination dans le Moniteur officiel avant
que la Propagande ait eu le temps d'être avisée. C'était con-
traire aux promesses qui avaient été faites de ne jamais faire
de notifications publiques des nominations avant que la Pro-
pagande n'ait répondu. Comme sanction, cette dernière ne
voulut reconnaître au nouveau préfet que le titre de Supé-
rieur Ecclésiastique. Cela revenait au même pour les pou-
voirs et pour la juridiction, mais il y avait une nuance de
blâme, non pas contre la personne du Préfet mais pour la
procédure suivie. Cette nomination canonique est du 4 juil-
let 1847. L'abbé Guyard resta assez peu de temps, puisqu'il
fut balayé par les événements de 1848. Il semble avoir donné
satisfaction. Il appartenait à la congrégation réorganisée, en-
core en projet, que voulait fonder M. Legay, le nouveau Su-
périeur du Saint-Esprit. L'abbé Maynard écrit à son sujet :
« Par une fermeté et une prudence que chacun admire, il a
remis le sacerdoce en considération, et mérité l'approbation
des autorités et la reconnaissance des fidèles. » La plupart
des appréciations que l'on trouve dans les lettres lui sont
favorables. Il n'y à qu'un certain abbé Touboulic, qui fut
placé dans un poste qui ne lui plaisait pas. Il voit là une faute
impardonnable de la part du Préfet, et il écrit péremptoire-
ment : « L'abbé Guyard, attendu sa légèreté incommensu-
rable, n'est pasfait'pour ce pays-ci ! » Mais ce témoignage
trop intéressé n'infirme pas les autres. Il ne quitta la Guade-

LES MISSIONS DE 1830 A 1848 DANS LES GRANDES COLONIES
121

122
LE CLERGÉ COLONIAL
loupe qu'à cause des mouvements politiques dont il était
parfaitement innocent.
A la Martinique les choses se passèrent beaucoup moins
simplement qu'à la Guadeloupe, et nous retombons dans le
même genre de difficultés qu'à Bourbon. Il y eut surtout une
nomination malheureuse, celle de l'abbé Castelli. Nous avons
laissé l'abbé Carrand expulsé de la Martinique par l'amiral
Dupotet, pour la question du serment qu'il avait refusé avec
tout son clergé. Il partit au mois d'octobre 1830 et se rendit
à la Trinidad. Il se retira avec une grande dignité, sans éclat
mais avec fermeté, refusant de donner sa démission parce
qu'il n'appartenait pas à l'autorité civile de le déposséder de
sa charge. Un peu plus tard il rentra en France par la voie
des Etats-Unis et commença aussitôt des démarches auprès
du Gouvernement de Louis Philippe, pour se faire rendre
justice. Ce fut en vain. Il écrivit alors à la Propagande, le
3 juillet 1832, pour offrir sa démission, mais en spécifiant
bien qu'il ne la donnerait que si la Propagande la lui deman-
dait, parce qu'il ne voulait en rien avoir l'air de reconnaître
l'autorité du pouvoir civil en la matière. La Propagande la
lui ayant demandée en effet, pour le bien de la paix, il la
donna aussitôt et se retira dans son diocèse, à Lyon. Plus
tard il fut nommé chanoine de la Primatiale, avec l'assenti-
ment du Gouvernement qui, dit l'Ami de la Religion, « sen-
tait qu'il avait eu des torts envers lui et qu'il devait les ré-
parer ». Il devait mourir en 1841, âgé de 50 ans seulement.
Prêtre zélé et pieux, administrateur de talent, il manqua
seulement d'un peu de douceur à l'égard de ses subordon-
nés, et ne fut pas toujours assez conciliant dans ses relations
officielles. Il eût pu néanmoins continuer à rendre de longs
services aux colonies si les circonstances ne l'en avaient pas
empêché. Il vit ainsi sa carrière brisée en pleine force. Il en
souffrit et il est possible que cela ait hâté sa fin. Mais il ne
manifesta jamais rien et supporta sa disgrâce avec une
grande dignité.
/

LES MISSIONS DE 1830 A 1848 DANS LES GRANDES COLONIES
123
Il laissait derrière lui, en qualité de pro-préfet, l'abbé
Taillevis de Périgny. C'était un créole, né à Saint-Domingue,
d'une noble famille de colons, le 28 septembre 1765. Au mo-
ment de la Révolution, il faisait ses études à Paris. Il dut
les interrompre brusquement et émigra aux Etats-Unis. Il
fut ordonné prêtre à Baltimore en 1803. Pour vivre il dut
accepter le poste de bibliothécaire de la ville. Il vint à la Mar-
tinique en 1811, où il occupa différents postes, à Rivière-
Pilote, au Marin. Il fut nommé curé de Fort-Royal en 1825,
en remplacement de M. Pierron qui venait de décéder. Au
commencement de 1827, il passa à Saint-Pierre où il rem-
plaça comme curé du Mouillage et comme vice-préfet, l'abbé
Brizard qui venait d'être nommé préfet à la Guadeloupe. A
ce titre il administra la Préfecture pendant l'absence du
préfet qui était alors en France. Il préludait ainsi à ses longs
intérimats qui devaient durer en tout plus de dix ans. En
effet, en 1830, au départ définitif de M. Carrand, il le rem-
plaça encore jusqu'à la nomination du successeur en 1834.
On peut dire que ce fut un malheur que l'on ne nommât pas
tout de suite alors M. de Périgny comme préfet. C'était un
homme d'un certain âge puisqu'il avait 65 ans, et il n'avait
pas de talents bien extraordinaires. Mais c'était un homme
de bien, et un prêtre irréprochable, très distingué dans ses
allures, et très doux dans ses relations. Il était d'un zèle mo-
déré et il n'aurait pas entrepris de grandes choses, mais
qu'y avait-il donc à entreprendre ? On lui reprochait de
manquer d'énergie dans son administration, mais ceux qui
lui reprochaient cela auraient été les premiers à crier s'il
avait sévi contre eux. On lui reprochait également de trop
céder devant le pouvoir civil. C'était un défaut évidemment
mais facilement réparable. Il tirait toujours le meilleur parti
de la situation. Il reste de lui un très grand nombre de let-
tres. Toutes indiquent un homme de bon sens et de juge-
ment sûr. Ses appréciations sont rarement en défaut et ses
pronostics presque toujours réalisés. Il paraît timide, mais

124
LE CLERGÉ COLONIAL
on sent bien que s'il ne se gendarme pas à tout propos, c'est
qu'il en sent la parfaite inutilité. Si on l'avait nommé, il eût
fait beaucoup de bien, qu'il ne pouvait pas faire en qualité
de pro-préfet parce qu'il n'avait pas l'autorité voulue. Ce fut
sans doute une des raisons de sa timidité. En tout cas, il
n'eût certainement pas fait de mal et on eût évité tous les
désordres et tous les graves inconvénients qui surgirent de
la nomination malencontreuse qui fut faite.
On nomma l'abbé Castelli. C'était bien l'homme le moins
qualifié pour un poste pareil. Il était né le 19 octobre 1795,
en Corse. Il avait été aumônier militaire de 1824 à 1830. En
1831, il arrive à la Martinique sans poste défini, puis il est
nommé en 1833 inspecteur des écoles pour les deux îles. Il
eut vite fait la visite des écoles car il n'y avait à ce moment
là que quelques écoles mutuelles, qui d'ailleurs marchaient
assez mal. Quand il eut fini il se mit à la disposition du pré-
fet qui le nomma curé de Trinité, au mois d'avril 1834. Au
mois de juin il fut nommé préfet, et on l'installa solennelle-
ment à Fort-Royal au mois de décembre. Ce fut un toile
dans toute la colonie. Les lettres sont remplies de doléances
à l'occasion de cette nomination. On lui reproche d'être un
incapable et un intrigant. Ses notes au Séminaire déclarent :
« Son caractère léger, vaniteux et violent, l'ont mis en dehors
de la prudence. Aussi ne tarda-t-il pas à s'aliéner les esprits
non seulement du côté des colons, mais encore du côté d'une
grande partie du clergé. » S'il n'y avait eu que l'antipathie
des colons on aurait pu croire que la cause en était dans la
position qu'il avait prise au sujet de l'émancipation. Mais il
y a le fait qu'il tourna tout le clergé contre lui et surtout le
pouvoir civil. Ce dernier lui était très favorable au commen-
ment, mais en le voyant à l'œuvre il ne tarda pas à changer
d'avis. Il en était un peu gêné car c'était sur ses instances
qu'on l'avait nommé. M. Fourdinier explique en effet, dans
une lettre à la Propagande écrite en 1834, à l'occasion de
cette nomination, qu'il n'en voulait à aucun prix, mais que

LES MISSIONS DE 1830 A 1848 DANS LES GRANDES COLONIES
125
devant l'insistance du Gouvernement il avait cru devoir
céder. Aussi le Gouvernement hésitait à le blâmer. Cependant
dans l'Administration comme ailleurs, tous sont unanimes à
reconnaître qu'il n'est pas à sa place. Il commit des mala-
dresses dans le genre de celles que nous avons pu reprocher
à M. de Solages. Mais ce dernier était un saint prêtre, et s'il
fut piètre administrateur, il relevait sa charge par une va-
leur personnelle à laquelle tout le monde rendait hommage.
Tandis que M. Castelli, paraissait nul et tout le monde le
remarquait. Ensuite M. de Solages agissait par un zèle mal
compris peut-être mais toujours pour des motifs nobles. Il
croyait faire son devoir. Tandis que M. Castelli agissait pour
les motifs personnels les plus mesquins. Il ne frappait pas
les prêtres qui le méritaient, il frappait ceux qui le gênaient.
Par exemple M. Berthelier, curé de Fort Royal, avait eu
le malheur de signer une pétition en faveur de M. de
Périgny; en outre il avait froissé la vanité du Préfet en
lui refusant le dais à son entrée dans la paroisse. Ce fut sa
condamnation, et M. Castelli n'eut de cesse qu'il ne s'en
fût débarrassé. Et il nomma à sa place... qui ? l'homme le
plus indigne de toute la colonie, l'abbé Goubert, qui, quel-
ques mois plus tard, devait lever le masque, quitter l'état
ecclésiastique et se marier. Nous aurons à revenir sur ce
douloureux épisode mais nous le soulignons dès maintenant
pour montrer la manière de M. Castelli : manque total de
jugement d'abord, et ensuite se laissant aveugler par ses
rancunes personnelles. En 1841 il envoie ses notes selon
l'usage, et il charge tout le clergé, sauf deux ou trois de
ses amis. C'est à tel point que c'en est ridicule et M. Four-
dinier est obligé de faire parvenir une protestation au minis-
tère en disant que « il faut attribuer ces notes aux accès
d'humeur noire, auxquels M. Castelli était exposé, par son
genre de maladie ». Ces derniers mots demandent une expli-
cation. Il est signalé, en effet, dans son dossier personnel,
qu'on trouve aux archives des colonies, comme « atteint

126
LE CLERGÉ COLONIAL
d'une affection cérébrale attribuée au climat ». Qu'était-ce
que cette affection ? Une sorte de maladie nerveuse qui le
jetait dans des accès d'humeur noire, comme dit M. Four-
dinier, et aussi dans des violences et des excentricités.
M. Jacquier va jusqu'à dire qu'à certains jours il est comme
fou furieux. On avouera que ce n'était pas une recomman-
dation pour lui confier un poste aussi difficile qu'une Pré-
fecture aux colonies. Cette dernière considération peut ser-
vir à l'excuser en diminuant sa responsabilité mais elle ne
diminue pas celle de ceux qui l'ont fait nommer. Il était bon
d'y insister parce que M. Castelli se posa plus tard en vic-
time de son amour pour les noirs, cherchant par là à jeter
la déconsidération sur tous ses confrères. Il fallait signaler
qu'il était simplement victime de son incapacité totale à
gouverner.
A cause de sa santé il dut rentrer très souvent en France
de sorte qu'il y fut plus souvent que dans sa Préfecture.
A chaque fois c'était le bon M. de Périgny qui prenait le
gouvernail en gémissant. Il avait une situation bien fausse
en effet. D'un côté il devait ménager le Préfet, dont il était
en quelque sorte le chargé d'affaires, et de l'autre il était
obligé de réparer ses fautes et ses erreurs. Il s'en tirait de
son mieux et, à part de rares exceptions, tout le monde lui
rend hommage. Au cours d'un de ses voyages en 1837,
M. Castelli fut reçu deux fois en audience par le pape Gré-
goire XVI. Il dut certainement le mettre au courant à sa
façon des affaires de sa préfecture, mais comme la Propa-
gande était renseignée par ailleurs, cela ne l'avança pas à
grand chose. Et quand il dut rentrer en France une fois de
plus, vers la fin de 1841, son cas fut examiné par le Saint-
Siège qui décida de lui retirer ses pouvoirs, ce qui fut fait au
cours de 1842. Le gouverneur voulant sans doute éviter le
blâme qui semblait rejaillir sur l'Administration qui l'avait
fait nommer, demanda au pro-préfet de ne pas publier le fait
à la Martinique. Ce fut bien inutile car quelques mois après

LES MISSIONS DE 1830 A 1848 DANS LES GRANDES COLONIES
127
le gouvernement lui-même dut prendre une mesure et le mit
à la retraite le 29 septembre 1843. Tout le monde poussa
un soupir de soulagement et on crut en avoir fini avec ce
cauchemar. Hélas ! il devait renaître cinq ans après, et
rendu bien plus grave par les événements. En arrivant en
France, il se posa en victime comme nous l'avons dit. En
1844 il fit publier un long rapport qui est un véritable pam-
phlet, et où évidemment il se donne le beau rôle. Ce rapport
se répandit dans le public et fit le plus grand tort au clergé
colonial.
M. de Périgny prit donc encore une fois l'administration
en 1842. Ce devait être la dernière fois. Il mourut le
24 mai 1844, âgé de près de 80 ans. Il désigna avant de
mourir pour le remplacer l'abbé Jean-Michel Jacquier, curé
du Lorrain. Il était né à Vernes, dans la Loire, le 6 avril
1795. Il avait donc 49 ans. Il avait fait ses études au Sémi-
naire du Saint-Esprit et était arrivé dans la colonie le
19 janvier 1820. C'était un homme de grande valeur qui
avait déjà été proposé en 1834 et à qui l'Administration avait
fait préférer M. Castelli. Ses ennemis, il en eut quelques-
uns, lui reprochaient de n'avoir pas beaucoup de zèle dans
sa paroisse, et de ne pas s'occuper assez des noirs; il semble
bien qu'ils ne se trompaient pas entièrement. Mais c'était un
prêtre d'une grande dignité de vie et un bon administrateur.
Au rebours de M. Castelli, il avait pour lui l'Administration,
la population et la plus grande partie du clergé. Ses pouvoirs
furent confirmés par la Propagande le 24 août 11844. Il était
encore en charge lors des événements de 1848.

CHAPITRE VII
LA JURIDICTION ECCLESIASTIQUE
AUX COLONIES
Nous avons déjà parlé de la juridiction de fait qui s'exer-
çait à l'arrivée du nouveau clergé avant qu'on eût nommé
de nouveaux chefs ecclésiastiques. Celle-là remontait par

délégations et subdélégations successives jusqu'à l'Ancien
Régime. Nous n'y revenons pas. Il s'agit ici des nouvelles

juridictions qui furent concédées à partir de 1816.
La juridiction ecclésiastique dans les colonies françaises
ne pouvait venir que du Saint-Siège, comme pour toutes les
missions du monde. Par le fait même qu'elles ne faisaient
point partie d'un diocèse régulier, elles ne pouvaient avoir

qu'un seul chef spirituel qui est le pape, et ceux que le pape
chargeait de les administrer en son nom à titre de délégués.
Ce principe n'a d'ailleurs jamais été sérieusement contesté.

Et même quand le gouvernement essaya de rattacher les
colonies à l'archevêché de Paris, ce devait être en vertu
d'une sorte de délégation de Rome. Nous avons déjà expliqué
que, sous l'Ancien Régime, les archevêques de Paris avaient
prétendu avoir juridiction sur l'île Bourbon. C'est cette juri-
diction que le Premier consul Bonaparte voulut étendre arbi-


LA JURIDICTION ECCLÉSIASTIQUE AUX COLONIES
129
trairement à toutes les colonies. Dans le décret du 13 Messi-
dor, an X (2 juillet 1802), il déclare : « A l'avenir les préfets
apostoliques seront nommés par le Premier Consul. Ils rece-
vront du pape leur mission épiscopale et de l'archevêque
de Paris leur mission ordinaire. » Qu'est-ce qu'il entend par
la mission épiscopale des préfets ? Peut-être le pouvoir de
confirmer que le Pape seul pouvait donner. Et la mission
ordinaire ? Sans doute la juridiction courante. Et il ajoute :
« Les Préfets seront mis en possession par l'ecclésiastique
que l'archevêque de Paris désignera. » Cela indique bien
comme une juridiction universelle de l'archevêque sur les
colonies. Le décret porté d'abord pour la Martinique et
Sainte-Lucie, fut étendu à toutes les colonies sans excep-
tions, par l'arrêté du 12 Frimaire, an XI. On remarquera que
dans ces deux arrêtés il n'est nullement question du Saint-
Siège qui n'est ni consulté ni même averti. Il est mis à con-
tribution simplement pour donner les pouvoirs que l'arche-
vêque ne pourrait pas donner. Il paraît que le Cardinal Ca-
prara protesta, mais il avait alors tellement d'autres choses
infiniment plus graves à traiter, qu'il n'insista pas. Nous
n'avons pas trouvé trace de sa protestation aux archives.
A moins que la pièce ne nous ait échappé, il faut croire qu'il
la fit verbalement. L'arrêté ne put d'ailleurs être appliqué car
les colonies échappèrent à la France presque tout de suite et
il n'y eut pas de préfet à nommer. Mais le principe fut relevé
par la Restauration. Une première fois, en 1817, et une
seconde fois en 1822, le gouvernement demanda officielle-
ment que les colonies fussent sous la juridiction de l'arche-
vêque de Paris. Le fait même qu'il faisait cette démarche à
Rome, prouve bien qu'il se rendait compte que c'est de là
seulement que pouvait venir cette juridiction par délégation
à l'archevêque. La Propagande ne voulut rien entendre.
Dans plusieurs lettres à M. Bertout, le Cardinal se demande
comment ces messieurs ont pu songer à une chose pareille.
La juridiction de l'archevêque de Paris s'arrête, comme celle
9

130
LE CLERGÉ COLONIAL
de tous les évêques, aux limites de son diocèse. Au-delà,
partout où il n'y pas d'évêque, il n'y a qu'un chef direct,
c'est le pape. Bien mieux, en 1821, M. Bertout écrit pour

signaler la situation spéciale de Bourbon à cet égard. Le Car-
dinal répond, le 23 juin, qu'il n'y a pas à en tenir compte
et que le préfet n'a à recevoir ses pouvoirs que de la Propa-

gande, comme les autres. Ainsi, non seulement Rome n'ac-
ceptait pas l'extension de cette juridiction, mais encore elle
tendait à ramener Bourbon dans le droit commun. Et, en

1845, lorsqu'il fallut demander la confirmation de l'élection
du Supérieur du Saint-Esprit, le nonce, Mgr. Garibaldi,
insista pour qu'on fît bien comprendre à l'archevêque que
ce droit de confirmation ne lui donnait aucune juridiction
sur les missions confiées au Séminaire. Sous ce rapport-là,
le Saint-Siège n'a jamais hésité : toutes les missions, les
colonies françaises comme les autres, dépendent directe-
ment de lui et sans intermédiaire. Par une lettre du 4 mars
1831, le Cardinal rappelle que les Préfets Apostoliques sont
obligés d'envoyer un rapport fidèle de leur administration
directement à la Propagande, et il prie M. Bertout d'insister
auprès d'eux sur ce point. Le décret précité de Messidor
exigeait que tout prêtre allant aux Colonies eût des lettres

dimissoriales de l'archevêché de Paris. La Propagande exigea
que tous les missionnaires partant eussent des feuilles de
pouvoir venant d'elle. Ces feuilles étaient remises par le

Supérieur du Saint-Esprit, mais au nom de la Propagande.
D'ailleurs, le gouvernement ne s'entêta pas, et quand il vit
que c'était impossible il consentit à traiter directement avec
Rome.

Mais là, la difficulté recommença pour les nominations.
Du moment que le pape seul a juridiction directe sur les
pays de mission, ceux qu'il y envoie sont ses représentants
ou ses délégués. Ils n'agissent qu'en son nom. Par consé-
quent, c'est à lui et à lui seul de les nommer sans l'inter-
vention de personne autre. C'est ce qu'affirme le canon 293 :


LA JURIDICTION ECCLÉSIASTIQUE AUX COLONIES
131
« Les territoires qui ne sont pas érigés en diocèses sont gou-
vernés par des vicaires ou des préfets apostoliques, qui tous
sont nommés par le Siège apostolique et par lui seul : Omnes
ab una Sede Apostolica nominantur. » C'est la pratique qui
a toujours été suivie dans l'Eglise et c'est la seule qui soit
conforme à la logique de la situation. Et quoi qu'on en ait
dit c'est bien la procédure qui fut suivie sous l'Ancien Ré-
gime où le Saint-Siège nommait directement tous les préfets
apostoliques, sans aucune intervention du pouvoir civil.
La seule chose qu'il demandât était qu'on ne nommât que
des sujets français. Par ailleurs, la Propagande nommait qui
elle voulait. Elle ne nommait pas directement car elle se
servait des provinciaux religieux comme elle fit plus tard du
supérieur du Saint-Esprit. A l'origine, elle nommait préfet
apostolique le provincial lui-même. Celui-ci nommait vice-
vice-préfet celui qu'il envoyait comme supérieur dans la
mission en question. Le gouvernement ne s'en mêlait en
rien. Les religieux faisaient à peu près ce qu'ils voulaient
dans leurs missions, n'ayant de compte à rendre qu'à leurs
supérieurs. Le système changea en 1763. Les Lettres Pa-
tentes du 29 août 1763 exigent désormais l'enregistrement
des nominations de Préfets : « Tout Préfet Apostolique élu
par le Souverain Pontife sera tenu de prendre des lettres
d'attache du roi sur leurs pouvoirs. Ces lettres seront regis-
trées au Conseil de la Colonie. » On remarquera le terme
« élu par le Souverain Pontife » qui ne fait aucune allusion,
ni à une nomination par le roi, ni même à un contrôle quel-
conque. C'est une simple mesure d'ordre. Le gouvernement
accepte la nomination telle qu'elle est : il se borne à la cons-
tater officiellement pour la faire reconnaître par ses subor-
donnés. La seule condition posée est la même que précé-
demment, à savoir que le Préfet soit né français et domicilié
dans les Etats français. Mais désormais, comme il fallut
avoir une nomination directe de Rome, qui pût être enre-
gistrée, il n'y eut plus de simples vice-préfets, agissant au

132
LE CLERGÉ COLONIAL
nom du Provincial-Préfet, mais des Préfets nommés par la
Propagande. Déjà certains Ordres avaient adopté ce mode
de nomination, il dut désormais être employé par tous.
L'Ordonnance royale du 24 novembre 1781 vint insister
encore sur l'obligation de l'enregistrement : « Le Préfet
Apostolique, sous l'autorité et la discipline duquel seront les
missionnaires en vertu des pouvoirs dont il sera revêtu par
le Saint-Siège, ne pourra remplir aucune de ses fonctions
qu'après l'enregistrement de la Bulle ou Bref de sa nomi-
nation et de ses pouvoirs, en vertu de nos Lettres d'attache,
en celui de nos Conseils supérieurs dans le ressort duquel
sa mission se trouvera établie. » Cette Ordonnance, en
somme, ne dit pas autre chose que les Lettres précédentes.
La nomination vient du Saint-Siège, la Bulle, ou plutôt le
Bref est déjà donné, il n'est en aucune façon remis en
question, il est simplement constaté par l'enregistrement
pour en faire ressortir ses effets légaux. On a voulu voir plus
tard, dans cette Ordonnance, ce qui ne s'y trouvait pas : la
nécessité pour la nomination d'une sorte d'agrément royal.
Cela ne se trouve pas dans le texte et, en fait, on ne cite
pas un seul préfet nommé par la Propagande qui ait été
refusé par le roi. Le Gouverneur avait désormais le droit,
en cas de scandale ou de trouble grave de renvoyer le préfet
en France pour rendre compte de sa conduite, mais cela ne
lui donnait aucune autorité ni sur sa nomination, ni même
sur la continuation de ses pouvoirs. Il est bien clair que
les supérieurs, avant de demander un Bref de Préfet pour
un de leurs religieux, se mettaient d'accord avec les auto-
rités locales, afin d'éviter les difficultés subséquentes. Mais
cela n'avait qu'un caractère officieux et n'enlevait rien au
droit reconnu au Saint-Siège de faire les nominations direc-
tement et sans contrôle. On peut donc dire que la législa-
tion canonique fut respectée à ce point de vue jusqu'à la fin
de l'Ancien Régime. Les Lettres et Ordonnances citées appor
taient des restrictions de plus en plus sévères, mettaient de

LA JURIDICTION ECCLÉSIASTIQUE AUX COLONIES
plus en plus d'entraves au gouvernement ecclésiastique dans
les colonies, mais elles ne semblent pas avoir touché à ce
poin spécial des nominations de Préfets.
Le Premier Consul posa donc une règle diamétralement
opposée quand il disait dans son arrêté de Messidor :
« A l'avenir les Préfets Apostoliques seront nommés par le
Premier Consul. » Cette expression « à l'avenir », indique
qu'il se rendait compte du changement introduit. Et de fait,
il intervertit absolument l'ordre des facteurs. Auparavant
le pape nommait et le pouvoir civil enregistrait. Désormais
le pouvoir civil nomme, et le pape n'a plus qu'à enregistrer,
cet enregistrement comportant la collation des pouvoirs spi-
rituels : « Ils recevront du pape leur mission épiscopale. »
On ne lui demande même pas son agrément, la nomination
est déjà faite, il n'a qu'à la sanctionner. C'est donc exacte-
ment le contraire. A quel mobile Bonaparte a-t-il obéi eu
modifiant ainsi la procédure suivie jusqu'alors ? Evidem-
ment à son souci de tout centraliser dans sa main, et d'être
le maître de tout, aux colonies comme ailleurs. C'est sans
doute la raison qui les lui avait fait placer sous la juridic-
tion de l'archevêque de Paris. Par là, elles dépendaient de
lui beaucoup plus directement. Les Préfets n'étant que des
vicaires généraux de Paris, eussent été bien plus à sa dis-
position. Il aurait pu les nommer, les révoquer, les déplacer,
à son gré, comme de simples fonctionnaires. Le Saint Siège
n'ayant pas accepté, il dut y renoncer, mais il maintint
quand même le principe de la nomination des Préfets, qui
devait entraîner par une conséquence fatale leur entière
subordination au pouvoir civil. C'était par une sorte d'ex-
tension du Concordat. Ayant le droit de nommer les évêques,
il jugeait qu'il avait à plus forte raison le droit de nommer
les Préfets apostoliques.
Ce principe fut maintenu par tous les gouvernements suc-
cessifs. Et ils ne consentirent jamais à laisser remettre en
question leurs droits sur ce sujet. Ils prétendaient tous.

134
LE CLERGÉ COLONIAL
d'ailleurs, que l'affaire avait été réglée d'accord avec le
Saint-Siège. Il existe, aux archives des colonies, un long
rapport de M. de Berty, écrit en 1854, précisément pour
soutenir ce point de vue. Il est donc postérieur à l'époque
dont nous nous occupons ici, mais toute sa documentation
est antérieure, et elle est de première main, car il a à sa
disposition toutes les pièces officielles. Il dit, en substance,
que le gouvernement a toujours prétendu nommer les
Préfets. Et il affirme que l'affaire a été arrangée avec le
légat Caprara. Ce dernier avait reçu, dans la Bulle du 9 août
1802, les pouvoirs nécessaires pour régler les affaires ecclé-
siastiques des îles des Indes Occidentales. Le Cardinal écri-
vait à cette époque : « Nous avons commencé en conséquence
à prendre des mesures pour que les dites lettres puissent
recevoir leur pleine exécution. » Quelles mesures prit-il au
juste ? L'arrêté consulaire était du mois de juillet précédent.
Il est certain qu'il n'approuva pas la partie qui concernait
l'archevêché de Paris. L'empereur, d'ailleurs y renonça car
il n'en est plus question. Mais il semble bien avoir approuvé
la partie concernant les nominations. En effet, une pièce
officielle, signée du Cardinal Caprara et datée du 30 avril
1806 donne l'investiture au P. Trepsac, nommé par l'Empe-
reur Préfet des Petites Antilles. Il admet donc l'équivalence
des préfectures et des évêchés. Le Concordat n'en parlait pas
et c'est par une sorte d'extension qu'on en faisait cette
application. Canoniquement, le P. Trepsac n'avait aucun
besoin d'une juridiction nouvelle, puisqu'il avait été nommé
avant la Révolution et que ses pouvoirs avaient été renou-
velés et étendus une première fois le 28 juin 1794, et une
seconde fois le 10 août 1800. En lui donnant une nouvelle
investiture on l'assimilait aux évêques de France, dont la
juridiction avait, en effet, disparu par le Concordat et avait
par conséquent besoin d'être conférée à nouveau. C'est sur
ce fait que se basa toujours le gouvernement pour pré
tendre qu'il avait le droit de nommer les Préfets au même

LA JURIDICTION ECCLÉSIASTIQUE AUX COLONIES
135
titre que les évêques. Le Cardinal dit formellement :
« Attentà nominatione per Napoleonem, Francorum Impe-
ratorem et Italiae Regem, expresse probata et habitâ ratione
idoneitatis... etc. » C'est donc bien comme pour les évêques :
l'empereur fait la nomination et le pape donne l'investiture.
Toutefois, le Cardinal réserve expressément le droit de
donner l'approbation après s'être rendu compte de la capa-
cité du sujet. Puis il relève le P. Trepsac de toutes les
censures et irrégularités qu'il aurait pu encourir, tout
comme s'il s'agissait d'une première investiture. Il le met
en possession de tous les droits et pouvoirs ordinairement
accordés aux Préfets Apostoliques. Enfin, il insère une clause
qui spécifie la différence qu'il y a avec un diocèse : « Donec
a Sanctâ Sede aliter provisum fuerit. » Dans un diocèse
c'est définitif, dans une préfecture le Saint-Siège peut tou-
jours intervenir. Ce petit mot qui n'a l'air de rien remet
cependant les choses dans leur vraie situation canonique.
Mais le droit de nomination n'en était pas moins officielle-
ment reconnu, et le Gouvernement ne devait plus s'en
départir.
Il avait pour cela deux raisons qui sont mises en valeur
dans les mêmes rapports. Tout d'abord un Préfet peut avoir
et a souvent, en fait, une telle influence sur les affaires d'une
colonie que le Gouvernement ne peut à aucun prix et sous
aucun prétexte renoncer au droit de nomination et de con-
trôle. Ensuite, par le fait que les Préfets sont nommés par
le Gouvernement, ils sont des fonctionnaires et il serait inad-
missible qu'ils fussent nommés par d'autres que lui. Ce fut
toujours sa doctrine. Il prétend l'appuyer sur l'Ancien Ré-
gime, mais c'est à tort, comme nous l'avons vu. M. de Berty,
dans son rapport, prétend que l'Ordonnance de 1781 donne
au Roi le droit de refuser le Préfet nommé par la Propa-
gande et celui d'en nommer directement un autre à sa place,
ce qu'il fit plusieurs fois. C'est contraire au texte de l'Ordon-
nance et il ne cite aucun fait précis prouvant cette prétendue

136
LE CLERGÉ COLONIAL
substitution de personne. En 1866 encore fut publié une
sorte de manuel administratif pour les colonies où on lit
ceci : « Les autres colonies sont sous le régime des Préfets
Apostoliques. Le Préfet Apostolique est nommé par le Gou-
vernement et agréé par la Cour de Rome. » Les autres colo-
nies, c'est-à-dire les vieilles colonies, car il y en avait main-
tenant d'autres plus nouvelles qui étaient sous le régime
des Vicaires Apostoliques, comme la Guinée, la Séné-
gambie, etc. Le Gouvernement admettait que les vicaires
apostoliques fussent nommés sans son intervention, mais
pas les préfets. Dans un rapport de la même année, 1854, de
M. de Milleville, un haut fonctionnaire du ministère des
Cultes, il est bien précisé que les vicaires apostoliques sont
les délégués directs du Saint-Siège, mais que les Préfets
sont des fonctionnaires de l'Etat. Il y a là un erreur cano
nique. Les Préfets, comme les Vicaires Apostoliques, sont
les délégués du Saint-Siège et dépendent de lui seul. La seule
différence était que pour les Préfets des vieilles colonies, le
Saint-Siège avait, par l'intermédiaire de son légat Caprara,
reconnu au Gouvernement un droit de nomination. Mais ce
droit ne transformait nullement les Préfets en fonction-
naires. Ils restaient essentiellement des délégués du Saint-
Siège chargés d'administrer des territoires qui n'avaient pas
de pasteurs réguliers. Tous ces documents sont postérieurs,
nous le répétons, mais ils sont basés sur des documents
antérieurs et surtout ils manifestent bien la mentalité qui
s'était créée peu à peu dans les bureaux des ministères et
qui de là devait se déverser peu à peu dans toute l'admi-
nistration coloniale. Nous avons cru devoir nous étendre
sur ce sujet en montrant sa genèse et son développement,
car c'est de là que sont sorties la plupart des complications
et des difficultés innombrables qui devaient surgir par la
suite.
Le Gouvernement s'attribuait donc le droit de nomination.
Mais à Rome on maintenait la thèse canonique à savoir le

LA JURIDICTION ECCLÉSIASTIQUE AUX COLONIES
137
droit pour le pape de nommer seul les Préfets qui sont ses
délégués. On concevait la concession du Cardinal Caprara
comme un simple droit d'agrément, c'est-à-dire qu'on s'enga-
geait à ne nommer que des sujets acceptés par le Gouverne-
ment. Ce point de vue ressort nettement de plusieurs lettres
de la Propagande, conservées au Saint-Esprit. Et ce n'est
pas seulement l'opinion de l'un ou l'autre en passant. C'est
une opinion constante car on la trouve exprimée par les

divers Cardinaux de la Propagande, en 1822, en 1828, en
1834, en 1841. Comment les deux thèses contraires vont-elles
s'affronter ? D'un côté nomination par le Pape avec agrément
du Gouvernement, de l'autrenomination par le Gouverne-
ment avec simple investiture du Pape pour le spirituel.
Elles sont inconciliables. Dans la pratique cependant on
trouva un compromis, et ce compromis fut la personne du
Supérieur du Saint-Esprit. Par lui les deux pouvoirs purent
croire, ou du moins feignirent de croire, qu'ils avaient gain
de cause. Cela leur permettait de garder la paix entre eux
sans qu'aucun d'eux transigeât sur ses principes qui étaient

théoriquement maintenus. Mais la situation du Supérieur
était parfois bien délicate et il connut plus d'un mauvais
moment.
Voici ce qui se passait : le Supérieur du Saint-Esprit était
considéré des deux côtés comme le délégué de la Propagande
pour les nominations. Il en recevait des feuilles en blanc
qu'il remplissait en son nom. Il ne les signait qu'après
s'être mis d'accord sur un nom avec le Gouvernement,
mais toujours avant la nomination légale officielle. De

la sorte, le droit de la Propagande était sauf puisque
c'était elle qui, par son délégué, faisait la première
nomination, l'autre ne survenant que pour les effets civils.
Par contre, le Gouvernement affectait de croire que sa
nomination à lui était seule valable, la feuille du Supé-
rieur n'intervenant que pour donner les pouvoirs spirituels.

Quoi qu'il en soit, le système était à la fois canonique et

138
LE CLERGÉ COLONIAL
légal. Il évitait les heurts trop violents et il put durer sans
accrocs jusqu'à l'érection des évêchés et même, pour les
petites colonies, bien au-delà. Mais cela n'alla pas cependant
sans de nombreuses petites frictions. A Rome on admettait
difficilement d'être dépossédé du droit de nomination, même
au profit d'un délégué. On demanda à M. Bertout d'envoyer
les noms à la Propagande qui nommerait elle-même. C'est
le sens d'une lettre du Cardinal Consalvi, en 1822, qui refuse

désormais d'envoyer des feuilles en blanc. M. Bertout lui
répond que dans ce cas, le gouvernement fidèle à ses prin-

cipes enverrait les préfets sans pouvoirs, ce qui créerait une
sorte de schisme. D'autre part, il ne pouvait pas lui-même
envoyer les noms à Rome et attendre la réponse parce qu'il
fallait profiter du premier bateau en partance, pour des pays

lointains où les courriers étaient rares. Le Cardinal se rendit
à ces raisons et on continua comme par le passé. En 1828, le
Cardinal Capellari revient sur le sujet. Il admet que le Supé-

rieur mette un nom, en qualité de délégué de la Propagande,
mais il est bien entendu que le Gouvernement ne nomme
pas, il est simplement consulté sur l'agrément. Et il demande
que les noms soient toujours envoyés le plus tôt possible à

la Propagande. Malheureusement le Gouvernement avait
quelquefois eu le temps de publier ces noms dans le Moni-
teur officiel d'où ils passaient dans les journaux, avant que

M. Bertout n'ait eu le temps de les envoyer à Rome. D'où
nouveaux

mécontentements
et
nouvelles
réclamations.
Le Gouvernement promit d'attendre désormais, mais il oublia
souvent. Les choses se passaient administrativement : les
noms allaient du ministère à la rédaction sans qu'on y prît
garde. En 1834 tout fut remis en question à nouveau. Cette
fois, le nonce, Mgr Garibaldi, crut bon d'intervenir. Il écrivit
une longue lettre donnant les motifs de la pratique actuelle:
« Tout changement pourrait amener des complications diplo-
matiques infinies d'où nous ne sortirions plus. Sur ce point

le roi est encore plus intransigeant que ses ministres

LA JURIDICTION ECCLÉSIASTIQUE AUX COLONIES
139
et nous n'aurions aucun point d'appui. Le mieux paraît
donc être de continuer le système actuel qui, somme toute,
sauvegarde les droits du Saint-Siège. » Et l'on continua

en effet. En 1841, nouvelle réclamation plus grave du Car-
dinal Fransoni à propos de la nomination de l'abbé May-

nard au Sénégal. Le Gouvernement avait révoqué l'abbé Ma-
reille. Celui-ci avait été forcé de donner sa démission, mais
il avait porté plainte à Rome. M. Fourdinier et le Gouver-
nement avaient aussitôt fait une autre nomination, et la
nouvelle en arriva à Rome par le Moniteur, tandis qu'on

examinait encore la question. D'où un mécontentement assez
explicable et une lettre de blàme à M. Fourdinier où on lui

demandait de faire des propositions à Rome avant de faire
des nominations. Celui-ci dut expliquer une fois de plus
qu'il ne pouvait pas faire autrement et qu'on avait toujours
agi ainsi, d'accord avec la Propagande. Le Nonce intervint
cette fois encore et demanda de ne rien changer. Ce fut
désormais à lui qu'on envoya les feuilles et c'est à lui que
le Supérieur les demandait quand il en avait besoin. Ces

petites difficultés se multipliaient incessamment. Elles jail-
lissaient inévitablement d'une situation qui était basée sur
un malentendu plus ou moins conscient. Elles ne portaient
d'ailleurs aucune atteinte à la bonne entente fondamentale.

La Propagande garda toujours une pleine confiance en tous
les Supérieurs. La meilleure preuve est qu'elle leur confia
ainsi des feuilles en blanc, et que jusqu'à la fin elle main-
tint le système des nominations directement faites par eux.
Mais c'était un système tellement anormal que la Pro-
pagande fût sensée nommer des hommes dont elle igno-
rait tout, même le nom, qu'on s'explique bien ces mou-

vements d'étonnement et même de mauvaise humeur. Tel
qu'il était cependant, le système dans l'ensemble et malgré
ces petits heurts donna généralement satisfaction.
Il est évident qu'il donnait une très grosse importance
au rôle du Supérieur en ce qui concerne les colonies et

140
LE CLERGÉ COLONIAL
c'est ce qui contribua certainement à le faire regarder plus
ou moins par tous, comme une sorte de Supérieur général
des colonies au point de vue religieux. En effet, pratiquement
c'était lui qui faisait toutes les nominations et à peu près
seul. Les deux pouvoirs étaient intransigeants sur la question
de principe, mais ils se désintéressaient de la question des
personnes, pour la bonne raison qu'ils ne les connaissaient
pas. La Propagande ne disposait d'à peu près aucun moyen
d'investigation sur les ecclésiastiques présentés. Une enquête
qui se fait aujourd'hui en quelques jours aurait duré des
mois en ce temps là. Ce retard qui était sans inconvénients
pour les diocèses, en aurait eu de très grands pour les colo-
nies et le Gouvernement ne consentait pas à attendre. Aussi
le Supérieur faisait rapidement l'enquête sur place et géné-
ralement d'accord avec la Nonciature. Le Gouvernement de
son côté n'avait guère de moyens d'investigation dans le
monde ecclésiastique. Il consultait ses préfets qui eux-
mêmes consultaient les évêques, et cela faisait double em-
ploi avec l'enquête du supérieur. Aussi les deux pouvoirs
faisaient chacun de leur côté pleine confiance au supérieur.
La Propagande ne s'en départit jamais et on ne cite pas
une seule nomination qui ait été faite sans son intervention.
Les deux nominations de MM. Castelli et Dugoujon, en 1848,
furent dues à des circonstances exceptionnelles sur lesquelles
nous aurons à revenir. Quant au Gouvernement, il essaya
l'une ou l'autre fois, mais cela lui réussit mal et il y renonça.
On peut donc dire que l'ensemble des nominations
doivent être attribuées au supérieur du Saint-Esprit. C'était
pour lui une très grosse responsabilité et aussi une lourde
charge, car les préfets étaient difficiles à trouver. Il ne pou-
vait pas prendre n'importe qui. Il fallait des hommes qui
pussent à la fois s'imposer par leurs talents et leurs vertus,
et en même temps fussent capables d'administrer. Donc ils
devaient avoir déjà un certain âge et occupaient par con-
séquent des situations assez élevées. Au bout de quelques

LA JURIDICTION ECCLÉSIASTIQUE AUX COLONIES
141
années, il trouva les meilleurs parmi ceux qui avaient fait
leur carrière aux colonies même, mais au commencement il

n'y en avait pas. Il prenait des chanoines, des vicaires
généraux, des curés de grosses paroisses. Et il n'était pas
toujours facile de les faire renoncer à leur poste souvent
avantageux et lucratif. Quand on suit pour une période
donnée la correspondance échangée par le Supérieur, on est
étonné de la quantité de lettres qu'il lui faut écrire et rece-
voir pour arriver à une conclusion. On se rend compte que
son poste est loin d'être une sinécure.

La responsabilité morale était encore plus lourde que
la charge matérielle. Il lui arriva rarement de faire des
choix vraiment mauvais. Cela lui arriva cependant. Le 4 juin
1825, le Cardinal della Somaglia reproche amèrement à
M. Bertout d'avoir proposé comme Préfet de Pondichéry,
un homme de mœurs perdues, condamné à cinq ans de
prison. Ce prêtre avait été envoyé à Bourbon avec une
patente de missionnaire apostolique. Il lui demande de le
faire rappeler immédiatement et lui recommande d'être plus

prudent à l'avenir. M. Bertout accepta le reproche et s'excusa
humblement. Il fit remarquer toutefois les énormes diffi-
cultés qu'il éprouvait à se renseigner exactement et que des
erreurs étaient toujours possibles. En fait cela lui arriva,

bien rarement. Ses choix furent presque toujours excellents
au point de vue moralité et talent. Ils le furent moins au
point de vue valeur administrative et caractère. C'est
que ce sont là des choses qu'il est bien difficile d'apprécier
à l'avance. Mais si le Préfet réussissait mal et mettait le
trouble, tout retombait infailliblement sur le Supérieur.
C'était à lui qu'on adressait des reproches de toute part, et
c'est lui qui devait prendre des mesures pour parer aux
difficultés. Aussi il était toujours dans les transes, avant les
nominations pour faire de bons choix, après, pour voir com-
ment cela allait tourner. Son poste était très honorable à
cause de son importance, mais il était tellement hérissé


142
LE CLERGE COLONIAL
d'aspérités de tout genre qu'il lui fallait vraiment une voca-
tion coloniale bien solide pour n'y pas renoncer.

Une fois nommés, les Préfets avaient juridiction sur leur
Préfecture. A quoi s'étendait au juste leur juridiction ? Ce
n'était pas clairement délimité et de nombreuses discussions
s'établissent parfois à ce sujet, ce qui n'était pas fait pour
faciliter l'administration. Autant la situation des Préfets est
actuellement claire et limpide, fixée qu'elle est par le Droit
canonique, autant alors elle paraissait imprécise et vague.
Ils avaient juridiction sur leurs prêtres, mais la juridiction
des prêtres ne leur venait pas des Préfets. Elle venait direc-
tement de la Propagande, comme celle des Préfets eux-
mêmes. Le Supérieur donnait des feuilles de missionnaires
apostoliques aux simples prêtres comme il en donnait aux
Préfets. Et cette feuille donnait juridiction dans une mission
déterminée, indépendamment du Préfet. D'où une première

source de difficulté. Cette juridiction était-elle soumise au
Préfet, et pouvait-il la retirer ? Il semble bien que oui, car
elle devait être donnée conformément aux règles générales
du Droit. Cependant cela fut contesté et ce fut la grande
argumentation de M. Minguet, lorsqu'il fut frappé de sus-

pense par M. de Solages en 1832. Il prétendit qu'elle était
nulle parce qu'il n'avait pas le droit de la porter. Raisonne-

ment erroné sans doute, mais auquel se prêtait plus ou
moins la situation. Les prêtres n'étaient pas comme au-

jourd'hui mis à la disposition d'un supérieur ecclésias-
tique de qui ils tenaient tous leurs pouvoirs, mais ils arri-
vaient avec des pouvoirs qu'ils tenaient directement du
pouvoir suprême comme lui. Le Supérieur remettait des

feuilles de missionnaires au même titre que des feuilles de
préfets, et il envoyait de la même façon tous les noms à la
Propagande qui les transcrivait sur ses registres.

Et les Préfets, en soi, n'avaient pas le droit de donner
juridiction à d'autres prêtres qu'à ceux là. Ils ne le pou-
vaient pas d'abord à cause du pouvoir civil, puisqu'il fallait


LA JURIDICTION ECCLÉSIASTIQUE AUX COLONIES
143
être inscrit au cadre. Mais ils auraient voulu parfois donner
juridiction à des prêtres de passage par exemple, ou à des
prêtres auxiliaires n'émargeant pas au budget. Or ils ne le
pouvaient pas. C'était une sorte de deminutio capitis qui les
humiliait devant leur clergé. Et cependant on est bien obligé
de reconnaître que la mesure était bonne en soi. Il y avait
alors un va et vient de prêtres plus ou moins authentiques et
sortis on ne sait d'où. Le fait seul de rouler ainsi, sans posi-
tino définie, dans ces pays lointains les rendait déjà suspects.
Et quel moyen les Préfets avaient-ils, à une pareille dis-
tance, d'instituer même un embryon d'enquête ? D'autre part,
ils devaient être portés à cause de leurs pressants besoins à
accepter n'importe qui. Il y avait donc le danger de voir
affluer aux colonies les prêtres mauvais ou tout au moins
suspects. C'est pour prévenir ce danger que fut posée cette
loi qui paraît sévère et qui n'est que sage. Mais les incon-
vénients n'en étaient pas moins réels pour les Préfets dont
l'autorité se trouvait plus ou moins atteinte.
Aussi ils réclamèrent tous une modification à ce régime.
Elle leur fut accordée. Ce ne fut pas sans dommage comme
nous le verrons. L'inconvénient signalé plus haut se vérifia
presque tout de suite. Le pouvoir de donner juridiction leur
fut accordé sur l'intervention même de M. Bertout. Il leur
renouvelait. Mais les Préfets devaient envoyer au Supérieur
tes noms de tous ceux qui avaient été ainsi admis. C'était
nécessaire au civil d'abord, parce que s'ils voulaient être
inscrits au cadre, ils devaient être présentés au Ministère
par le Supérieur. C'était nécessaire aussi au point de vue
ecclésiastique, car la Propagande exigea toujours que tous
les missionnaires eussent une feuille régulière. Elle exigeait
aussi qu'on lui envoyât très fidèlement tous les noms. Dans
une lettre du 25 novembre 1826, le Cardinal Capellari pré-
cise qu'il ne suffit pas d'envoyer les noms des élèves du
Séminaire, mais qu'il faut aussi les noms des autres prêtres,

144
LE CLERGÉ COLONIAL
soit envoyés de Paris, soit ayant reçu juridiction sur place.
Pour ces derniers, le Supérieur faisait aussi une petite en-
quête, puis il envoyait une confirmation des pouvoirs déjà
donnés. Mais on comprend que cette enquête était devenue
inutile car il était bien difficile de refuser des pouvoirs à un

prêtre qui les exerçait déjà depuis de longs mois. L'une ou
l'autre fois cependant il refusa cette confirmation. A la Gua-
deloupe, par exemple, on avait admis un prêtre qui réus-
sissait admirablement et dont tout le monde faisait l'éloge.

Le Supérieur découvrit qu'il avait été chassé de son diocèse
pour faits graves. Malgré les résistances, il obligea le Préfet
à s'en défaire. Il arrivait aussi que les Préfets, oubliant de
faire renouveler leurs pouvoirs, continuaient néanmoins de
donner juridiction. Le Supérieur dut intervenir à Rome
pour faire régulariser ces cas. Les pouvoirs donnés d'abord

pour trois ans, le furent ensuite pour cinq ans. Ils semblent,
vers la fin, avoir été donnés à titre définitif.

Un droit qui revenait directement au Préfet, c'était celui
de nommer les curés et cela sans entrave aucune. Nous
parlons du point de vue canonique, car au civil, comme
nous le verrons, il y avait de nombreuses restrictions, et le
Préfet était loin de faire ce qu'il voulait. Mais au religieux
il était le maître et cela rachetait un peu la sujétion dans

laquelle il se trouvait par ailleurs. Si la juridiction ordi-
naire ne venait pas de lui, les droits curiaux en venaient

exclusivement. Il avait même sous ce rapport plus de pou-
voirs que les évêques en France, car il n'y avait pas aux
colonies de curés inamovibles. Il pouvait donc les changer
comme il l'entendait. Tout cela théoriquement, parce que

trop souvent en fait il lui fallait compter non seulement
avec le pouvoir civil, mais encore avec la volonté des curés
qui ne se laissaient pas faire. Les curés étaient si peu con-

vaincus du pouvoir absolu du Préfet sur leur cure, qu'ils
semblent lui avoir contesté le droit de faire des mariages
chez eux. Il y a une lettre de M. Fourdinier, datée de 1840,


LA JURIDICTION ECCLÉSIASTIQUE AUX COLONIES
145
demandant si les Préfets avaient le droit de faire des ma-
riages dans les paroisses. Il fallait vraiment qu'on fût bien
peu fixé sur la situation des Préfets. La Propagande répondit
naturellement que le Préfet a le droit de faire des mariages
dans toute l'étendue de sa Préfecture, mais que le casuel
revient au curé. C'est le droit commun pour les évêques
dans leurs diocèses. Toute la juridiction curiale a donc sa
source dans le Préfet qui la transmet aux curés et qui peut
la leur retirer. C'est à peu près le seul pouvoir incontes-
table qu'il ait.
Il a aussi le pouvoir de donner des dispenses de mariages.
Mais là, avec toutes sortes de restrictions ! Dieu sait cepen-
dant si c'était nécessaire ! Les blancs ne se mariaient qu'entre
eux et comme ils étaient peu nombreux, ils étaient presque
tous parents. De là de graves inconvénients si les dispenses
tardaient. L'abbé Cottineau écrivait en 1820 à M. Bertout :
« Veuillez nous pourvoir au plus tôt d'un bon Préfet muni
surtout de pouvoirs illimités de dispense pour les mariages
entre cousins germains. Car l'île de Bourbon est comme une
grande famille et nous allons être dans le plus grand em-
barras. » Mais la Propagande refusa ces pouvoirs illimités.
Le 15 décembre 1827, M. Bertout les demande pour M. Bri-
zard, à la Guadeloupe. On répondit que les dispenses entre
très proches parents ne s'accordaient que très rarement et
qu'il fallait recourir à Rome à chaque cas. M. Bertout écrivit
de nouveau pour montrer que la plupart du temps les cas
étaient urgents et que refuser la dispense était s'exposer aux
plus grands désordres. On finit par consentir à accorder
les pouvoirs pour dix cas seulement. Le cas était particuliè-
rement gênant pour Saint-Pierre et Miquelon. A l'origine il
n'y avait en tout qu'une centaine de familles, tous plus ou
moins parents. Par les mariages, la parenté se multipliait
encore. De sorte qu'au bout de quelques années, il leur
fallait bon gré mal gré se marier entre proches parents ou
ne pas se marier du tout. M. Ollivier écrivait des lettres
10

146
LE CLERGÉ COLONIAL
éplorées pour solliciter des droits de dispenses. Ils lui
furent accordés dans les mêmes conditions qu'aux autres
préfets. Ces pouvoirs ont dû avoir été élargis par la suite
car on n'en parle plus dans la correspondance, ce qui prouve
que les Préfets n'avaient plus de difficultés de ce côté-là.
Enfin, un dernier pouvoir accordé aux Préfets était celui
de donner le sacrement de confirmation. 11 n'était pas donné
dans la feuille d'institution, celle que remettait M. Bertout
au départ. Il fallait le demander spécialement en envoyant
le nom choisi. Il était accordé par un décret spécial de la
Propagande. Il arrivait donc assez souvent que le Préfet
était déjà parti quand ce pouvoir était accordé. II était
obligé, en effet, dès qu'il avait reçu sa feuille, de prendre
le premier bateau. Au commencement les bateaux étaient si
rares et les voyages si longs qu'il fallait profiter de toutes
les occasions. On n'était pas toujours sûr d'en avoir une
autre de longtemps. Dans ces cas là il recevait le pouvoir
quelques mois après son arrivée. Comme il n'avait rien d'ur-
gent, on ne remarque aucune plainte à ce sujet-là. Plus tard
d'ailleurs, les courriers devinrent plus réguliers et plus
rapides.
Ces différents pouvoirs se transmettaient aux vice-préfets.
Ces vice-préfets étaient ordinairement nommés par les pré-
fets d'accord avec l'autorité civile, ou plutôt selon la pro-
cédure usitée, désignés par les préfets et nommés par les
gouverneurs. Ils tenaient leur juridiction de la Propagande
par l'intermédiaire du préfet. Celui-ci devait avertir la Pro-
pagande « quamprimum » du choix qu'il avait fait afin
d'obtenir une reconnaissance de ses pouvoirs. Cette recon-
naissance était donnée sous la forme d'une feuille envoyée
par le Supérieur, lequel avertissait la Propagande. Il arri-
vait qu'un vice-préfet fût nommé directement par le Supé-
rieur, et dans ce cas, il pouvait faire double emploi avec
celui nommé par le Préfet, comme ce fut le cas à Bourbon en
1832 au moment du départ de M. de Solages. Mais ces cas

LA JURIDICTION ECCLÉSIASTIQUE AUX COLONIES
147
furent très rares. En général le Supérieur ne désignait lui-
même que quand le Préfet n'avait pas eu le temps de le
faire. Nous lisons dans les pouvoirs donnés à M. Maynard
en 1841 qu'il pouvait se choisir un vice-préfet et qu'il pou-
vait lui transmettre tous ses pouvoirs dans les limites de
sa préfecture et avec les restrictions qu'il jugera bon lui-
même de poser. Ce vice-préfet exerçait sous le contrôle du
Préfet tant qu'il était présent. En cas de maladie ou de
mort de ce dernier, il avait tous ses pouvoirs y compris celui
de se prévoir un remplaçant. Il devait en être de même pour
tous les vice-préfets. Le pouvoir de confirmer était délégué
comme les autres. Du moins, c'est exprimé formellement
dans les pouvoirs de M. Maynard du 12 décembre 1841. Le
vice-préfet désigné par lui a le pouvoir de confirmer à sa
place s'il est absent ou même s'il est malade. Il sem-
ble que pour ce dernier pouvoir il n'en ait pas toujours été
ainsi, car nous voyons M. de Périgny en 1831 faire des ins-
tances pour obtenir le pouvoir de confirmer. Mais peut-être
l'avait-il sans le savoir. Il arrivait que les uns et les autres
ne savaient pas trop à quoi s'en tenir. Leurs lettres sont
remplies de leurs doutes, de leurs hésitations, de leurs ques-
tions. Autant la question est simple aujourd'hui, autant
elle l'était peu à ce moment-là. Les pouvoirs du Préfet
n'étaient pas donnés en une seule fois mais en plusieurs
tranches si l'on peut dire. On trouve des Préfets qui ont
reçu leurs pouvoirs en trois ou quatre fois : d'abord la no-
mination comportant le droit de gouverner, ensuite le pou-
voir de confirmer, ensuite le pouvoir de donner des dispenses
puis des pouvoirs de bénir et d'indulgencier, puis d'autres
encore. Il arrivait donc qu'un préfet eut certains pouvoirs
tandis que d'autres lui manquaient encore. S'il disparais-
sait pendant ce temps-là, quels étaient ceux qu'il pouvait
subdéléguer ? Il ne pouvait pas donner ceux qu'il n'avait
pas.
Quelquefois
aussi
sa
volonté
intervenait
pour
restreindre. Par exemple, M. Maynard laissa derrière lui

148
LE CLERGÉ COLONIAL
l'abbé Boilat avec des pouvoirs très limités. Il arrivait aussi
que le supérieur fît nommer un autre vice-préfet après le
départ du préfet, et celui qu'il avait laissé perdait par là
même tout pouvoir. Tout cela donnait un ensemble un peu
compliqué et où tout le monde se perdait plus ou moins.
Aussi les lettres expriment parfois un véritable désarroi à
cet égard.
Somme toute, la jurisprudence concernant la juridiction
des Préfets et leurs pouvoirs, ainsi que celle des vice-préfets,
ne paraît pas encore bien fixée. Elle l'était moins clairement
en tout cas qu'elle ne l'est maintenant. Elle semble avoir
varié d'un individu à l'autre, d'un pays à l'autre, et même
d'une période à une autre. Cela explique les nombreuses dis-
cussions et hésitations qu'on trouve dans les correspondan-
ces. L'un affirme ce que l'autre nie. De là encore les nom-
breuses questions posées au supérieur, lequel à son tour
interroge la Propagande. Peu à peu cependant les choses
s'éclaircirent précisément par suite de toutes les difficultés
qu'il avait fallu aplanir, et de toutes les questions auxquel-
les il avait fallu répondre. Vers la fin de la période dont
nous nous occupons, elle était devenue à peu près uniforme.
Cependant les variations n'avaient pas été sans inconvé-
nient pour l'autorité des Préfets. Et si encore c'était resté
dans le clergé comme une question d'ordre intérieur ! Mais
cela avait passé dans le public, comme il arrive si facilement
dans ces pays-là. La foule intervenait dans les discussions
canoniques qui descendaient sur la place publique. On com-
prend ce qu'elles y perdaient de leur dignité et de leur séré-
nité. On se serait cru revenu aux beaux jours de Byzance
où les opinions théologiques se soutenaient par des émeutes.
Quand M. Minguet, en 1832, soutenait que sa juridiction ne
lui venant pas du Préfet, elle ne pouvait pas être suspendue
par lui, toute la paroisse se fit le champion de cette opinion.
Les jeunes gens firent des cortèges dans les rues en hurlant
« A bas le Préfet, vive le Curé ! » Si M. de Solages s'était

LA JURIDICTION ECCLÉSIASTIQUE AUX COLONIES
149
aventuré à Saint-Paul à ce moment-là, il aurait passé un
bien mauvais quart d'heure. Il en fut de même en 1835 à
La Martinique, quand M. Castelli voulut faire partir de force
le curé de Fort-Royal, M. Berthelier. Ce dernier refusa. La
population prit parti pour lui. Il y eut des émeutes dans la
rue. Les notables vinrent présenter des pétitions et des ob-
servations au Préfet. Et comme celui-là se trouvait sur place,
il dut subir tout l'assaut. Les jeunes gens vinrent faire des
manifestations tumultueuses devant sa porte. A tel point
qu'effrayé il revint sur sa décision. Dans ces deux cas, les
deux préfets eurent le dessous, car les deux curés restèrent
en place malgré eux. Et ce n'était pas fait pour renforcer
leur autorité.
On dira peut-être que c'était seulement une question de
personnes. Est-ce bien sûr ? Il est certain que si ces deux
curés n'avaient pas été sympathiques à la population, elle
ne se serait pas soulevée en leur faveur. Mais il a très bien
pu y avoir en plus, même chez les fidèles, une erreur de prin-
cipe. Le catéchisme composé par l'abbé Pastre pour Bour-
bon, et publié par l'apbé Fourdinier, en 1835, pour toutes les
colonies françaises, paraît très bien fait et bien adapté à son
but. Il eut d'ailleurs plusieurs rééditions, en 1845 notam-
ment, et en 1849. Mais sur ce point particulier il ne semble
pas avoir été très prudent de faire pénétrer les fidèles et
surtout les enfants dans les arcanes des origines de la juri-
diction. Après avoir expliqué que les curés et les prêtres
n'ont d'autre juridiction que celle qu'ils tiennent de leur
évêque, il ajoute qu'il en est autrement dans les colonies.
« Quel est l'évêque de cette colonie ?
— R. Nous n'avons pas
d'évêque dans cette colonie; c'est le pape qui est notre évê-
que ou qui en tient lieu. — Pourquoi dites-vous que le Pape
est notre évêque ?
— R. Parce que c'est du Pape que les prê-
tres de cette colonie reçoivent les pouvoirs qui leur sont né-
cessaires pour exercer le saint ministère légitimement. —
Pourquoi donne-t-on aux prêtres le titre de missionnaires

150
LE CLERGÉ COLONIAL
apostoliques ? — R. Parce que c'est du Siège Apostolique
qu'ils reçoivent leur mission. » Comment voulez-vous que de
simples fidèles n'en concluent pas naturellement que le Pré-
fet n'avait rien à voir dans leurs affaires puisque leur curé
dépendait directement du pape ? D'autant plus qu'il était
bien plus facile d'obéir à un chef lointain par delà l'Océan,
qu'à un autre qui est tout près et qui souvent n'est pas com-
mode. Et on devine de quels commentaires un curé, brouillé
avec son préfet, devait accentuer encore ces déclarations im-
prudentes soit au catéchisme devant les enfants, soit au
prône devant les fidèles. Et on s'explique que de très bonne
foi les uns et les autres aient cru remplir leur devoir de chré-
tiens en se soulevant pour leur curé contre leur préfet.
Les déclarations du catéchisme, en soi, étaient exactes
mais elles auraient eu besoin d'être expliquées. La mission
des prêtres venait du pape mais elle restait sous le contrôle
du préfet. Le catéchisme le dit mais pas assez clairement :
« Comment le Pape gouverne-t-il cette colonie ? — R. Par
le ministère du Préfet Apostolique qu'il a revêtu de ses pou-
voirs pour la gouverner en son nom. » Le terme de gouver-
ner est trop vague. Il eût fallu préciser que c'était le Préfet
qui nommait les curés, et que par conséquent c'était lui qui
leur donnait les droits curiaux et qui les leur retirait. Ou
encore on pouvait dire que la juridiction était donnée par
le pape, sans objet déterminé, et que cet objet c'est-à-dire la
partie des fidèles à laquelle elle s'appliquait, était désigné
par le Préfet. C'était d'ailleurs indiqué dans la feuille des
pouvoirs: il eût été inadmissible que n'importe quel prêtre
pût aller n'importe où administrer tous les sacrements sans
aucune autorisation. Mais tout cela était vraiment bien com-
pliqué pour des fidèles et surtout pour des enfants. Le plus
simple eût été de laisser cette question complètement de côté.
C'est ce qu'on finit par comprendre. Dans l'édition de 1849
toute cette partie est entièrement supprimée. On avait dû se
rendre compte de ses inconvénients. Il est vrai qu'on était à

LA JURIDICTION ECCLÉSIASTIQUE AUX COLONIES
151
la veille de l'institution des évêchés, toutefois il devait
rester encore quatre Préfectures dans l'ancienne situation.
Il reste à parler des marques honorifiques accordées aux
Préfets. Elles ne se confondent pas avec les pouvoirs mais
elles en sont le signe extérieur. Souvent aux yeux des popu-
lations elles ont plus d'importance que les pouvoirs eux-
mêmes car ces pouvoirs sont quelque chose d'abstrait qui
ne se voit pas tandis que ces marques frappent tous les re-
gards. Or à ce point de vue là les Préfets étaient aussi dému-
nis qu'on peut l'être. Ils n'avaient rien, absolument rien, ni
comme titre ni comme signes extérieurs de leur dignité.
Nous lisons dans un rapport adressé au ministère, à la date
de 1856, mais qui se rapporte à la période antérieure : « Rien
ne distingue le Préfet d'aucun autre membre de son clergé,
n'ayant ni costume de ville, ni costume de chœur qui lui soit
particulier. De plus, dans l'ordre hiérarchique, le Préfet n'a
qu'une position très inférieure vu qu'il n'est considéré que
comme simple chef de service et n'occupant pour rang de di-
gnité que la huitième place de la colonie. D'où il résulte que
le peuple, l'administration, le clergé ne voit dans le chef ec-
clésiastique qu'un premier curé plus largement rétribué que
les autres et rien de plus. » Ce rapport exprime bien la situa-
tion. C'était pour les Préfets une véritable infériorité. Non
seulement ils risquaient de voir contester à chaque instant
leur juridiction et leurs pouvoirs, mais encore extérieure-
ment tout était combiné pour les faire rentrer dans le rang
en quelque sorte. On semble avoir eu peur qu'ils prennent
trop d'influence. Au civil leur position était réglée au point
de vue préséance par le décret du 24 Messidor an XII com-
plétée par l'ordonnance du 12 février 1826. Le Préfet se trou-
vait placé entre le Président de la Cour Royale et les autres
chefs de corps. Il avait donc avant lui le Gouverneur, le
Commandant militaire, tous les chefs de service ou d'admi-
nistration, et le Président de la Cour. De sorte qu'il venait
au huitième rang, comme le dit le rapport ci-dessus. Il était

152
LE CLERGÉ COLONIAL
donc confondu dans la masse des fonctionnaires. D'ailleurs
il lui était interdit de correspondre directement avec le mi-
nistère : il devait passer par le Gouverneur.
Ils cherchèrent, pour compenser un peu cette infériorité,
à obtenir des titres ecclésiastiques et surtout des insignes
honorifiques. Il ne semble pas que ce soit par vanité ou par
amour propre mais afin de mieux tenir leur rang devant la
population et devant les autorités civiles. M. Bertout d'ail-
leurs entra dans leurs vues et écrivit plusieurs fois à Rome
en ce sens. Mais tout fut inutile. On eût dit que de ce côté là
aussi on tenait essentiellement à les maintenir dans le rang
de simples prêtres sans rien qui pût les distinguer. On ne
leur accorda que le titre de protonotaire qui, en ce temps là,
ne comportait ni insignes ni privilèges. Le 20 septembre 182"),
M. Bertout écrit à la Propagande pour obtenir ce titre pour
les Préfets. Le Cardinal répondit le 28 janvier 1826 que
c'était accordé pour tous les Préfets des Colonies « pro sin-
gulis coloniarum praefectis ». M. Bertout remercia et de-
manda si ce titre les autorisait à s'habiller en violet au moins
pour les grandes fêtes. Le 25 novembre 1826, le cardinal ré-
pondit négativement « pas même pour administrer la con-
firmation ». Dans ces conditions le titre ne correspondait
plus à rien car ce que voulaient les préfets c'était précisé-
ment quelque chose d'extérieur manifestant leur dignité
pour augmenter un peu leur prestige. M. Bertout, poussé
par les Préfets, revint à la charge et insista pour qu'on leur
permit de s'habiller en violet. Par une lettre du 15 décem-
bre 1827, le cardinal répond que la Sacrée Congrégation
croit devoir maintenir sa première décision. Cette décision
semble avoir été maintenue jusqu'au bout. Le 12 décembre
1841, une lettre de la Propagande donne le pouvoir de con-
firmer à l'abbé Maynard, dans ces termes « avec du saint
chrême consacré par un évêque catholique et sans les insi-
gnes pontificaux ». Les préfets et les supérieurs du séminaire
réclamèrent vainement. On continua de donner le titre de

LA JURIDICTION ECCLÉSIASTIQUE AUX COLONIES
153
pronotaire aux préfets qui en faisaient la demande. Il sem-
ble qu'il fallait une demande personnelle appuyée par le
supérieur. MM. Poncelet et Lacombe le demandèrent direc-
tement mais la Propagande ne l'accorda qu'après avoir pris
l'avis du supérieur. Il ne semble pas qu'on l'ait refusé à au-
cun d'entre eux pourvu qu'il le demandât. Mais ce titre ne
donnait pas le droit à l'appellation de Monseigneur, ni aux
vêtements violets, ni à la mitre dans les cérémonies. Quelle
différence avec aujourd'hui ! Le moindre préfet a tout cela
dans les limites de sa préfecture, si minime soit-elle. Il en
est même qui l'étendent motu propria jusqu'au monde entier,
qui se promènent partout en violet et qui pontifient avec une
solennité digne d'éloges. Mais en ce temps là les malheureux
préfets étaient privés complètement de tout effet extérieur.
Cela n'était pas sans nuire à leur prestige et à leur influence.
Leur autorité en était diminuée et c'est pour cela qu'ils in-
sistèrent tellement. Il est probable qu'à la Propagande on
finit par se rendre compte qu'ils avaient raison car c'est peu
après cette période que le système changea et que les préfets
furent assimilés aux évêques tant pour la juridiction que
pour les insignes extérieurs.
Certains préfets semblent avoir ordonné à leurs prêtres
de citer leur nom au Canon de la messe. M. Fourdinier con-
sulta la Propagande pour savoir si c'était régulier. Le Car-
dinal Fransoni répondit le 25 janvier 1840 que c'était inter-
dit. Seuls les évêques résidentiels doivent être nommés au
Canon. Le fait dut se renouveler car un peu plus tard il y
eut une nouvelle consultation à laquelle fut faite la même
réponse. On ajoute même qu'au cas où un préfet l'ordonne-
rait, les missionnaires n'auraient pas à obéir, car c'est dé-
fendu même aux vicaires apostoliques qui sont évêques. Ce
point du Droit a été maintenu, au contraire des autres, et il
est encore en vigueur aujourd'hui. On ne voit pas bien
d'ailleurs ce que les préfets pouvaient y gagner au point de
vue de leur prestige extérieur.

154
LE CLERGÉ COLONIAL
Les préfets cherchaient tout ce qu'ils pouvaient pour se
rehausser un peu, aux yeux des populations. Ainsi ils avaient
introduit tout un cérémonial compliqué pour leur réception
dans les paroisses. On en lit la description dans une longue
lettre de M. Pastre où il raconte comment il a été reçu dans
les paroisses de Bourbon après sa nomination. Cette des-
cription se retrouve dans de nombreux autres documents.
Il y a même plusieurs récits du même genre, très détaillés,
dans L'Ami de la Religion. C'est un cérémonial proprement
épiscopal. On leur en avait refusé le titre et les insignes, ils
se rattrappaient comme ils pouvaient. Le préfet était reçu
à l'entrée du bourg, par le clergé, la municipalité, les fonc-
tionnaires et la foule. Il était conduit en procession à l'église,
sous le dais. A la porte le curé lui présentait l'eau bénite et
l'encens. Tout cela était vraiment très solennel et bien fait
pour frapper l'esprit des populations. Les préfets y tenaient
d'ordinaire. Ce fut là une des raisons de M. Castelli contre
M. Berthelier. Il accusait ce dernier de lui avoir refusé le
dais, un jour d'entrée solennelle à Fort-Royal. Il l'accusait
aussi de ne lui avoir pas demandé la bénédiction avant la
prédication. C'était là de bien petites choses, semble-t-il,
mais elles étaient significatives parce qu'elles représentaient
la suprématie du préfet sur le curé. On n'oserait pas affir-
mer que M. Berthelier n'ait point agi ainsi intentionnelle-
ment. De même qu'on n'ose pas donner complètement tort à
M. Castelli, bien qu'en la circonstance il ait paru vraiment
un peu mesquin. Toutes ces dispositions avaient été prises
d'accord avec l'autorité civile, naturellement, puisque l'admi-
nistration participait toujours aux cérémonies de l'Eglise.
Le gouvernement semble avoir voulu réparer un peu par là
l'état d'infériorité dans lequel il avait maintenu les préfets.
Il avait lui-même réglé tout un cérémonial civil pour la pre-
mière arrivée du Préfet dans la colonie. Quand il quitte le
bord, trois coups de canon par la batterie de la rade; quand
son canot arrive à terre, encore trois coups de canon par la

LA JURIDICTION ECCLÉSIASTIQUE AUX COLONIES
155
batterie de terre. Le supérieur ecclésiastique intérimaire doit
aller le chercher jusqu'à bord. Le clergé de la ville ira l'at-
tendre au quai avec le capitaine du port, et une garde de
quinze hommes commandés par un sous-lieutenant. Il sera
conduit d'abord à l'église, et tout de suite après au Gouver-
nement pour présenter ses devoirs au Gouverneur, enfin
chez lui. Dans la journée il recevra la visite des autorités ci-
viles et militaires en corps et il devra rendre ces visites dans
les vingt-quatre heures.
Le titre de préfet apostolique ne fut pas toujours donné
uniformément, aux chefs religieux des Préfectures. Sous
l'empire il fut interdit. En effet l'Empereur avait fait don-
ner aux gouverneurs le nom de Préfet colonial. Il ne voulut
pas qu'il pût y avoir confusion. Le public n'ajoutait jamais
l'adjectif : apostolique ou colonial, on disait tout simple-
ment « le préfet » et on n'aurait jamais su duquel on voulait
parler. Il fut donc réglé que le préfet apostolique s'appelle-
rait le « Supérieur ecclésiastique ». Cela dura peu de temps
car presque tout de suite les préfets coloniaux furent rem-
placés par des gouverneurs anglais et on revint à l'ancienne
appellation. Et on la garda par la suite car le titre de préfet
colonial ne reparut pas sous la Restauration. On garda ce-
pendant ce titre de supérieur ecclésiastique pour les colo-
nies moins importantes. Dans le rapport de M. de Milleville,
dont nous avons déjà parlé, il est dit que « les supérieurs
ecclésiastiques ne se trouvent que dans les petites colonies,
et ont des pouvoirs moindres que le préfet ». On ne voit pas
bien en quoi peut consister la différence des pouvoirs. On
ne semble avoir nommé administrativement des supérieurs
ecclésiastiques qu'à Saint-Pierre et Miquelon, et pendant
quelque temps à Cayenne. Au point de vue canonique il n'y
eut jamais de différence. Les feuilles étaient identiques pour
tous, et les pouvoirs aussi par conséquent. Il arrive que cer-
taines pièces portent le titre de supérieur ecclésiastique mais
cela ne change rien à la réalité des choses. Ce titre semble

156
LE CLERGÉ COLONIAL
n'avoir été donné intentionnellement par Rome que dans le
seul cas de l'abbé Guyard, que nous avons cité. C'était une
sorte de sanction non pas pour l'abbé lui-même qui n'y était
pour rien, mais contre le gouvernement qui avait, malgré
ses promesses, officiellement publié la nomination avant que
la Propagande n'en fut informée. C'était une sanction bien
platonique car elle n'avait aucun effet extérieur. M. Guyard
portait le titre de préfet sur les pièces administratives et
celui de supérieur sur les pièces canoniques. M. Legay de-
manda à Rome si cela changeait quelque chose à sa situa-
tion canonique et on lui répondit que cela ne changeait ab-
solument rien, c'était simplement pour marquer le déplaisir
causé par le manque d'égards du Gouvernement.
Malgré toutes les restrictions apportées à leur pouvoir les
Préfets avaient quand même une très grande influence et ils
jouèrent un rôle capital dans la vie religieuse des colonies.
C'était le chef et tout se ressentait de son impulsion bonne
ou mauvaise. Il n'y eut pas à proprement parler de mauvais
préfets, mais il y en eut de brouillons et de maladroits : en
un clin d'oeil tout était sens dessus dessous dans la Préfec-
ture. Au contraire l'administration des hommes de bon sens
et de pondération, mettait partout l'ordre et la paix. Nous
en avons parlé déjà longuement en donnant le détail histori-
que des faits et nous n'y revenons pas. Mais il est bon de
souligner que ces pouvoirs, quelque restreints qu'ils fussent,
pouvaient cependant devenir une arme terrible précisément
parce qu'ils étaient mal définis et que le préfet était prati-
quement sans contrôle. Les supérieurs du Saint-Esprit s'en
plaignirent plusieurs fois, et c'est surtout pour cela qu'ils
avaient demandé que la Propagande leur donnât une sorte
de juridiction même sur les préfets. En 1819 déjà M. Bertout
l'avait écrit à Rome à propos de l'abus de pouvoir de M. Tey-
rasse qui avait interdit Saint-Louis-du-Sénégal. Il fallut de
longs mois pour que M. Bertout put obtenir de la Propa-
gande, pour le curé de Gorée, des pouvoirs contrebalançant

LA JURIDICTION ECCLÉSIASTIQUE AUX COLONIES
157
ceux de M. Teyrasse qui n'avait pas démissionné. Ce dernier
détenait ainsi au gré de sa volonté ou plutôt de son caprice,
le salut des âmes de toute cette région. En 1836 M. Fourdi-
nier écrivait dans le même sens que « les préfets ont un
pouvoir absolu dont ils peuvent facilement abuser, sans que
personne puisse leur faire d'observation ni se plaindre,
puisque les préfets n'ont pas de conseil et qu'il n'y a pas
d'autorité à laquelle on puisse porter plainte ». Le seul
moyen c'était la révolte ouverte qui fut, comme nous l'avons
vu plusieurs fois, employée. Mais c'était un moyen qui fai-
sait plus de mal que de bien et qui ne tranchait pas la ques-
tion.
Un autre moyen c'était le recours au pouvoir civil. Quand
le préfet était bien avec le gouverneur, son pouvoir était pra-
tiquement sans limites. Il faisait appuyer ses décisions par
le bras séculier, et elles s'exécutaient sans rémission aucune.
Il y eut de nombreux cas de ce genre. On peut citer en par-
ticulier celui de M. Castelli dont nous avons déjà parlé. En
1835 il avait dû renoncer à déplacer de Fort-Royal M. Ber-
thelier, mais il avait gardé cela sur le cœur. En 1838 il revint
de France en compagnie du nouveau gouverneur l'amiral de
Moge. Profita-t-il du voyage pour le circonvenir ? Les lon-
gues conversations du bord s'y prêtaient bien. Le fait est
qu'il obtint ce qu'il n'avait pas obtenu trois ans auparavant.
M. Berthelier reçut l'ordre de partir, simplement et sans ex-
plications. Et cette fois les manifestations paroissiales vin-
rent se briser contre le mur administratif. L'autorité avait
le dessus mais cette intervention du pouvoir civil n'en était
pas moins regrettable. C'est ce que souligne encore M. Four-
dinier et il demande que le supérieur du Saint-Esprit ait au-
torité même sur les préfets « parce qu'étant près du Minis-
tère il pourrait intervenir quand il y aurait lieu au lieu de
laisser cette initiative aux gouverneurs ». II interviendrait
lui, canoniquement au nom de la Propagande et le Ministère
interviendrait administrativement sur sa demande. On évite-

158
LE CLERGÉ COLONIAL
rait ainsi le choc des petits intérêts locaux et la dignité du
pouvoir ecclésiastique serait mieux sauvegardée.
D'après les indications même de la Propagande, comme
nous l'avons vu, le supérieur s'attribuait une sorte de sur-
veillance sur tout l'ensemble du clergé colonial, y compris
les préfets, et ils faisaient les observations qu'ils croyaient
nécessaires. Par exemple il se plaint à la Propagande que
certains préfets ne sont jamais chez eux et passent leur
temps en voyage. Il faisait allusion à M. Poncelet et à M. Cas-
telli. Sous prétexte de chercher des prêtres et de traiter des
affaires importantes, le premier fit plusieurs fois ce voyage
si long et si coûteux de Bourbon en Europe. En ce temps là
il fallait contourner l'Afrique entière. Quant à M. Castelli il
passa la bonne moitié de son préfectorat en France. Ce
n'était pas très sérieux. Les prêtres murmuraient et le Mi-
nistère même s'en plaignait à M. Fourdinier. Ce dernier dut
probablement faire des observations aux intéressés qui du-
rent le reçevoir assez mal. Aussi la lettre de M. Fourdinier
à la Propagande est assez sévère : « Ils se promènent en Eu-
rope, ait-il, et pendant ce temps ils abandonnent leurs mis-
sions à des vice-préfets. »

CHAPITRE VIII
LES RELATIONS
AVEC LE POUVOIR CIVIL CENTRAL
Rien de plus confus que la législation des cultes aux
colonies françaises pour la période qui nous occupe. Elle
s'est constituée non pas d'un bloc, en une seule fois, mais
peu à peu par une série de prescriptions qui se sont ajou-

tées les unes aux autres. Elle provient des Ordonnances de
l'Ancien Régime qui, périmées pour tout le reste, sont ressus-

citées précisément pour cet objet. Elle provient du Concor-
dat et des Articles Organiques qui sont étendus aux colonies
par des décrets qui en accentuent encore la rigueur. Elle
provient des Ordonnances de la Restauration, auxquelles se
sont jointes les instructions ministérielles données à diver-

ses époques. De tout cela s'est composé avec le temps un
ensemble hybride qui ressortit à des lois très différentes
les unes des autres et quelquefois contradictoires. Mais cet
ensemble réussit quand même à donner un tout cohérent

très rigide qui était arrivé à son état définitif précisément
au moment où il devenait inutilisable par l'institution des

évêchés. On essaya bien de le prolonger plus ou moins dans
les quelques préfectures qui restaient, mais elles étaient

160
LE CLERGÉ COLONIAL
trop petites et trop peu importantes pour lui maintenir sa
vitalité, et il disparut insensiblement.

On sent cheminer à travers toute cette législation, une
double intention très reconnaissable chez tous ceux qui ont
contribué à la former. L'une est un profond respect et une
volonté très sincère de favoriser la religion par tous les
moyens. L'autre de maintenir toujours les ministres de la
religion dans une dépendance très étroite de l'Administra-
tion. Ces deux intentions qui paraissent s'opposer l'une à
l'autre s'alliaient très bien dans l'esprit des hommes de ce
temps-là. Ils considéraient tous la religion comme une

nécessité primordiale et ils ne concevaient pas de colonisa-
tion sans elle. D'abord les gouvernements étaient officielle-

ment catholiques, non seulement celui de la Restauration
mais aussi celui de la monarchie de Juillet, bien que ce
dernier fut d'idées parfois anticléricales. Ensuite tous les

hommes qui furent au pouvoir, ministres, secrétaires d'état,
directeurs, gouverneurs, etc. furent tous sinon des prati-
quants du moins des croyants. A part deux ou trois en 1848

ils avaient tous des convictions chrétiennes. Et cela ne pou-
vait pas ne pas influencer plus ou moins les décisions qui
étaient prises par eux. Tous ils considéraient la religion
comme une force et une force bienfaisante qu'il ne fallait
pas négliger. Mais en même temps ils paraissent hantés par

la crainte que quelqu'un pût abuser de cette force et ils
multiplient les précautions contre cette éventualité. De là
la volonté tenace de tenir le clergé littéralement dans la
main des administrateurs de tout rang et de tout grade.
Le résultat fut que petit à petit et sans trop qu'on s'en
rendît compte le clergé colonial devint tout simplement un
rouage de l'administration. La grande machine administra-

tive coloniale comptait comme trois grosses pièces maîtres-
ses, le pouvoir civil, le pouvoir militaire et le pouvoir reli-
gieux, mais tous trois réunis dans la même main, celle du

gouverneur. Et comme tous les gouverneurs dépendaient

LES RELATIONS AVEC LE POUVOIR CIVIL CENTRAL
161
strictement et exclusivement du ministre de la marine, il
s'ensuit que ce dernier tenait en réalité tous les leviers de
commande. Ou plutôt comme les ministres de la marine
changeaient souvent, aussi bien que les gouverneurs d'ail-
leurs, c'étaient les bureaux du ministère, où se trouvait un
personnel stable, qui faisaient la loi.
C'est la première impression que l'on ressent quand on
s'arrête un peu à considérer la marche des choses. Le clergé
colonial fait l'effet d'un organisme administratif. Le Supé-
rieur du Saint-Esprit est une sorte de Sous-Secrétaire d'Etat
pour les affaires religieuses des colonies. Il a légalement un
rôle très important puisqu'on ne fait rien sans lui. Jamais
en aucun cas le Gouvernement ne fait de nomination sans
le consulter, ou plutôt il prend simplement les noms que
celui-ci présente. Il n'y a pas d'exemple du contraire sauf
en 1848 où tout était bouleversé. De même il ne révoque
jamais personne, il ne prend aucune sanction sans lui
demander son avis. Mais, par contre, le Supérieur lui-même
ne peut rien faire, absolument rien, sans passer par le
Ministère, qui s'occupe de tout et qui contrôle tout jusque
dans les détails. Il ne peut pas donner juridiction à un prê-
tre sans passer par le Ministère qui doit préalablement
l'inscrire au cadre. Dans son séminaire même il est obligé
de rendre compte de tout, du nombre des séminaristes, de
leurs dépenses, du nombre et des occupations des profes-
seurs. On trouve même des lettres où il demande de l'ar-
gent de poche pour les séminaristes sénégalais. Tous ces
jeunes gens étaient des boursiers de l'Etat au même titre
que ceux des autres administrations. Et cet état de choses
se répandait par voie descendante jusqu'aux extrémités du
corps sacerdotal. Les Préfets étaient des chefs de service
pour les affaires religieuses au même titre que les autres
chefs de service dans leurs administrations respectives. On
ne fait à peu près aucune différence. Ils doivent envoyer
des notes administratives périodiques sur chaque prêtre :
11

162
LE CLERGÉ COLONIAL
elles sont envoyées au gouverneur qui à son tour les envoie
au ministre. Les curés et les vicaires sont des fonctionnaires
ordinaires, nommés et déplacés par voie administrative.
Jamais en aucun temps, ni à aucun moment, on ne vit une
collaboration aussi intime entre l'Eglise et l'Etat, entre le
clergé et l'administration. On ne la vit pas sous l'Ancien
Régime où, malgré les apparences contraires, l'Eglise eut
toujours, même aux colonies, une grande indépendance dans
son administration intérieure. On ne la revit plus après
cette époque car dans les grandes colonies elle disparut avec
l'institution des évêchés, et dans les petites également par
une extension fatale. Elle dura strictement de 1816 à 1850.
Il y a quelque chose de choquant dans cette main mise
de l'Administration sur les choses religieuses. Aussi plu-
sieurs s'en plaignirent amèrement. Quelques-uns même allè-
rent jusqu'à prononcer le gros mot de schisme. Et de fait
au premier abord cela a un peu l'allure de l'Eglise angli-
cane ou russe. Le ministre est un peu l'équivalent du Pro-
cureur du Saint Synode, ou du Lord Chancelier qui gou-
vernent le clergé au nom du Tsar ou du Roi qui sont tous
deux les chefs suprêmes de leurs Eglises. Mais ce n'est ainsi
qu'en apparence car, si l'on examine bien, on voit que c'est
tout différent. Jamais les ministres ni les gouverneurs n'ont
pensé un instant à soustraire le clergé colonial à l'obédience
du Saint-Siège. Jamais ils n'ont eu la prétention de donner
la juridiction ni un pouvoir spirituel quelconque. Ils ont
toujours prétendu n'agir qu'au civil. Nous avons déjà vu
qu'on considérait le Supérieur du Saint-Esprit comme un
délégué de la Propagande, muni par elle de tous les pouvoirs
nécessaires pour les nominations. Aucune nomination ne fut
faite sans lui et par conséquent les droits de l'autorité spi-
rituelle étaient respectés. On manqua quelquefois aux
égards dus au Saint-Siège en publiant officiellement les
nominations avant qu'il ait été averti mais ces nominations
étaient faites et canoniquement valables. Et on se rendait

LES RELATIONS AVEC LE POUVOIR CIVIL CENTRAL
163
si bien compte que c'était là une condition sine quâ non
que dans les rares cas où on voulut se passer du Supérieur,
on s'adressa directement à la Propagande par l'intermé-
diaire du Nonce. Mais il ne vint à l'idée de personne de faire
une nomination sans investiture spirituelle donnée par l'au-
torité compétente. Et dans les cas de révocations, le vice
préfet continuait d'exercer au nom du préfet révoqué, et
on ne remplaçait ce dernier que lorsque le Saint-Siège lui
avait retiré ses pouvoirs, ou qu'il avait démissionné. Par
exemple à la Martinique après la révocation de M. Car-
rand, on attendit plus de quatre ans la nomination d'un
successeur. Quelques années auparavant quand au Sénégal
M. Teyrasse mit l'interdit, personne ni le ministère ni le
gouverneur n'osèrent l'enfreindre. Le Supérieur ayant
déclaré que la chose n'était pas de sa compétence puisqu'il
n'avait pas d'autorité sur le préfet, on attendit que la Pro-
pagande eût réglé l'affaire elle-même. Mais personne ne
tenta d'intervenir auparavant.
De tous ces faits il ressort assez clairement que personne
n'hésita jamais sur la source de la juridiction. Tous savaient
qu'elle ne pouvait venir que du Saint-Siège, que lui seul
pouvait la donner, que lui seul pouvait la retirer. Mais il
n'en est pas moins vrai que cette manière de faire prêtait
à des interprétations fausses. Les esprits simples, dans le
peuple, ne voyaient pas si loin. La juridiction ne tombe pas
sous les sens. Ce qu'on voit ce sont les actes extérieurs qui
sont accomplis par suite de la juridiction. Or ces actes
extérieurs ne pouvaient s'accomplir que par suite de la déci-
sion du ministre ou du gouverneur. Un curé ne pouvait pas
être installé avant sa nomination civile. De même un curé
à qui le gouverneur interdisait de rester dans telle paroisse.
gardait la juridiction il est vrai mais il cessait de fonc-
tionner. Or on ne voyait pas la juridiction qui était en lui
in radice, mais on voyait bien qu'il cessait de donner les sa-
crements, et même qu'il quittait la paroisse. De là on pou-

164
LE CLERGÉ COLONIAL
vait conclure que le tout venait du gouverneur, et la juridic-
tion et le droit matériel de s'en servir. Il y avait certainement
là quelque chose d'anormal et de contraire aux lois de
l'Eglise. Et on s'explique qu'il y ait eu tant de protestations.
Mais le gouvernement ne consentit jamais à renoncer à
son droit de nomination et à son droit de surveillance sur
le clergé. Il considérait cela comme vital pour la bonne
administration des colonies. Le rapport Berty dont nous
nous sommes déjà occupés, affirme que le Gouvernement ne
peut en aucune manière changer sa manière de faire parce
que ce sont des lois de l'Etat et qu'il ne peut pas les changer
à son gré. D'autre part il y a des inconvénients tellement
graves à abandonner la nomination des chefs de mission,
qu'il ne le fera jamais. « Les Préfets apostoliques sont
appelés par la nature même de leurs fonctions à exercer
une immense influence; ils peuvent devenir, s'ils entravent
l'action de l'autorité civile, une cause permanente de diffi-
cultés sérieuses, et d'agitation, ainsi que l'atteste une récente
expérience; le gouvernement ne doit pas rester étranger à
leur nomination; lui refuser le droit d'y concourir serait lui
refuser le droit de se conserver et de se défendre. Il lui
appartient donc en vertu du droit naturel et des lois civiles
de nommer les Préfets apostoliques. » Et ce droit de nomi-
nation s'étendait en vertu des mêmes principes au droit de
surveillance, au droit de sanction et même d'expulsion. De
sorte que pratiquement le clergé était absolument à la merci
de l'autorité civile. On semble avoir été hanté, comme nous
le disions plus haut, par la crainte d'une agitation politico-
religieuse contre laquelle le gouvernement aurait été abso-
lument désarmé. Le grand principe était que le gouverneur
devait rester maître absolu de sa colonie par raison de salut
public. Vu l'éloignement du gouvernement central, vu le
mélange des races, vu la présence de nombreux esclaves, vu
la rapidité avec laquelle se communiquent les émotions
populaires, il faut à tout prix une autorité incontestée qui

LES RELATIONS AVEC LE POUVOIR CIVIL CENTRAL
165
s'impose à tous dès le premier instant des troubles. Or si
les prêtres qui peuvent exercer sur ces populations simples
une influence d'autant plus puissante qu'elle est d'ordre

mystique, échappent à cette autorité, cette dernière se trou-
vera débordée et tous les désordres sont possibles. Il faut
donc qu'ils se sentent comme tous les autres soumis à cette
autorité et il faut que lorsqu'ils se permettent un écart, ils

soient immédiatement rappelés à l'ordre et s'ils n'obtempè-
rent pas, expédiés en France. En agissant ainsi le pouvoir

civil n'empiète pas, dit-on encore, sur le pouvoir religieux
qui reste intégralement le même et auquel on ne touche
pas. On met simplement certains individus dans l'impossi-
bilité d'en abuser. Quitte à recourir au pouvoir suprême
pour faire retirer lesdits pouvoirs au délinquant et les faire
donner à un autre ! Mais en soi le pouvoir civil n'y touche
pas. Un exemple frappant en est donné par la révocation
de M. Dugoujon comme préfet de la Guadeloupe. Une lettre
du 20 juin 1849, du ministre des cultes au ministre de la

marine déclare : « Je vais m'occuper de faire demander au
Saint-Siège la révocation des pouvoirs spirituels conférés à

M. Dugoujon. » Et il écrit le même jour au Supérieur du
Saint-Esprit pour le prier de demander à Rome la dite
révocation « pour que cet ecclésiastique ne puisse plus à

aucun titre s'immiscer dans les affaires de la colonie ».
Il ajoute que, les pouvoirs de M. Dugoujon cessant, ceux de
M. Drouelle son délégué cesseraient aussi; il faut donc
demander des pouvoirs pour M. Drouelle comme vice-
préfet. Ces pièces sont de 1849, il est vrai, mais elles mani-
festent une mentalité habituelle, suite d'une longue tradi-

tion. Rien ne montre mieux qu'on se faisait au ministère
une idée parfaitement exacte de la vraie source de la juri-

diction. Mais on ne renonçait nullement pour cela au pou-
voir discrétionnaire sur la personne des ecclésiastiques
Il pouvait y avoir quelque chose de fondé dans ces
craintes d'agitation publique provenant soit de préfets soit

166
LE CLERGÉ COLONIAL
de curés. Le cas s'est en effet présenté l'une ou l'autre fois.
Leur influence sur les populations était réelle et ils pou-
vaient être tentés d'en abuser. Toutefois le cas a été telle-
ment rare qu'il n'était pas vraiment pas nécessaire de
créer toute une législation pour y obvier. Et puis il y avait
peut-être d'autres moyens que cette sujétion humiliante qui
mettait il est vrai le clergé dans l'impossibilité de nuire au
gouvernement mais qui lui enlevait en même temps une
grande partie de son prestige et de son autorité morale.
On s'en est plaint amèrement. La plupart des préfets ont
présenté des observations officielles à cet égard. Le 1er juin
1824, M. Guiller envoyait un rapport à ce sujet au Minis-
tère. Il insiste sur le fait que la situation précaire du clergé,
qui est à la merci du pouvoir civil, crée de grandes difficultés
pour le recrutement. En effet au lieu de la situation fixe
que leur assure la loi ecclésiastique et l'administration
paternelle de leur évêque, ils se trouvent réduits à l'état de
simples fonctionnaires, et encore de fonctionnaires sans
droits aucuns. Et il termine en demandant qu'on mette fin
par un statut bien précis à l'arbitraire de l'autorité civile.
Il y eut des plaintes également dans le même sens prove-
nant de M. Carrand. Il fit un rapport demandant qu'on ins-
tituât une autorité religieuse indépendante de l'autorité
civile. Pour qu'elle soit plus indépendante encore il deman-
dait qu'il n'y en eût qu'une pour la Guadeloupe et la Mar-
tinique. M. de Solages dans son rapport à Grégoire XVI, qui
fut écrit en 1832, insiste sur la même idée et souligne com-
bien sa position est anormale. Son successeur M. Poncelet
parlait à peu près de même. On pourrait citer presque tous
les préfets et vice-préfets qui tous plus ou moins, un jour
ou l'autre se sont trouvés aux prises avec des entraves
apportées à leur administration par leur position. Les prê-
tres parlaient de même. Tous ces griefs sont ramassés et
mis en lumière dans un rapport très bien fait, sur lequel
nous aurons à revenir, du R. P. Libermann qui demande

LES RELATIONS AVEC LE POUVOIR CIVIL CENTRAL
167
précisément au Gouvernement de changer le statut légal de
la religion aux Colonies.
C'est qu'en réalité il n'y avait aucun statut légal fixe et
approuvé qui s'imposât à tous. D'où danger d'arbitraire et
d'abus de pouvoirs. C'est ce que M. Guiller fait bien ressortir
dans le rapport dont nous venons de parler. Ce rap-
port fut écrit à bord dans un voyage de retour en
France. Les voyages de ce temps-là étaient longs car ils
duraient des semaines et des mois. Il eut donc tout le temps
de se recueillir et de réfléchir sur les données de son expé-
rience de sept années d'administration préfectorale en
Guyane. « On veut, dit-il, que la religion soit sans législa-
tion positive dans les colonies. Elle ne peut pas se réclamer
des lois qui la protègent en France parce que ces lois sont
exclusives pour la France. Elle ne peut pas s'appuyer sur
les anciennes lois coloniales parce que celles-ci ont été abro-
gées par les lois de la Révolution, publiées dans les colo-
nies. » Il souligne que les lois de la Révolution étaient tou-
tes des lois persécutrices qui ont été abolies en France par
le Concordat, et remplacées par d'autres plus ou moins ins-
pirées de l'Ancien Régime. Cette législation doit être intro-
duite aux colonies. Elle le fut, en effet, mais avec des res-
trictions. Tout cela n'est pas clair et laisse trop de place
à l'arbitraire. Chaque Gouverneur puise, selon ses besoins,
dans l'arsenal des lois contradictoires à sa disposition. Cer-
taines décisions sont prises en vertu des lois de l'Ancien
Régime. D'autres en vertu des lois de la Révolution. Par
exemple en 1821 le Gouverneur de la Guyane fit afficher
à la porte de l'église un article d'une loi du 20 sep-
tembre 1792, qui lui donnait raison dans un conflit avec le
clergé. « Tout cela est intolérable, conclut le Préfet, car tous
ces arrêtés créent peu à peu une législation spéciale aux
colonies et sur laquelle on s'appuiera désormais. » La
réponse fut adressée à M. Guiller par le ministre, M. de
Chabrol, à la date du 4 août 1824 : on la trouve aux archives

168
LE CLERGÉ COLONIAL
du Ministère. Elle fut rédigée par des hommes très au cou-
rant des détails de la législation coloniale, mais qui évitent
habilement de trancher la question de principe à savoir
quelle est la vraie législation actuellement en vigueur pour
les cultes aux colonies. La partie la plus intéressante est
celle qui concerne la légalité des actes du Gouverneur. On
déclare que les lois de la Révolution sont abrogées mais non
pas toutes. L'important serait de savoir précisément celles

qui sont abrogées, celles qui ne le sont pas. Le document
n'en cite qu'une, celle qui s'applique aux biens ecclésias-
tiques. Mais il fait allusion à d'autres. Quelles sont-elles ?
C'est là ce qui est dangereux car un gouverneur pourra

ressusciter une loi persécutrice quand il en aura besoin.
Aussi le Préfet ajoute en marge sur l'exemplaire qui lui est
remis : « M. le Ministre a totalement éludé la question prin-

cipale et essentielle. Cette question consiste à savoir sous
quel régime la religion est placée dans les colonies... Les lois

d'Ancien Régime sont abrogées par la Révolution, les lois
de la Révolution sont abrogées par le Concordat, le Concor-
dat n'est applicable qu'en France. Alors ? quel est le vrai
régime ? Chaque administrateur peut l'instaurer à sa guise,
en puisant dans les lois qui favorisent son idée du
moment ! »

Et de fait le grand tort de cette législation est qu'elle
était inexistante. Elle était dans le devenir et se formait peu
à peu. Ce qui était dangereux c'est qu'elle se formait au
gré des circonstances et selon les besoins du moment. Quand
un arrêté d'un gouverneur avait été approuvé par le pouvoir

central, il avait force de loi et s'étendait aux autres colo-
nies. Ce n'est pas qu'il eût force de loi par lui-même ou
par le fait de l'approbation, mais parce qu'on arrivait tou-
jours à le baser sur un des innombrables textes de lois,
abrogées ou non, qui traînait dans l'arsenal à cet usage.
Et on comprend facilement que sous l'empire de la double
tendance que nous a,vons signalée plus haut, elle soit ainsi


LES RELATIONS AVEC LE POUVOIR CIVIL CENTRAL
169
devenue de plus en plus oppressive. Mais en fait on ne peut
pas dire qu'elle se rapporte soit à la législation d'Ancien
Régime, soit à la législation du Concordat. Elle emprunte à
l'une et à l'autre selon les besoins du moment, et il est facile
de voir qu'elle ne prend que ce qu'il y a de répressif et
d'odieux et écarte systématiquement ce qu'il y a de favo-
rable.
Il est facile de le voir pour l'Ancien Régime. Les affaires
religieuses aux colonies étaient régies par les deux Ordon-
nances du 31 juillet 1763 et du 24 novembre 1781. Nous
avons déjà remarqué qu'avant ces deux Ordonnances c'était
la liberté complète : l'Etat ne se mêlait de rien. L'Ordon-
nance de 1763 exige simplement l'enregistrement des nomi-
nations tant des préfets que des curés. Cet enregistrement
n'est pas présenté comme un droit de contrôle mais comme
une mesure de sécurité. L'Etat devait être renseigné de
façon officielle sur l'identité des prêtres en charge. Il en est
de même de celle de 1781, la plus sévère de beaucoup. Elle
ne change rien pour les nominations et enregistrements
Mais elle donne au Gouverneur un droit de surveillance sur
les Préfets et les missionnaires, avec le droit annexe de ren-
voyer en France les délinquants. Ce dernier droit paraît
exhorbitant et il faut reconnaître qu'il prêtait à l'arbitraire.
Mais dans la législation ancienne il est explicable. Les mis-
sionnaires étaient tous des moines, appartenant à des Ordres
exempts. Personne n'avait, d'après les lois en vigueur,
autorité sur eux pour les juger. Si donc ils étaient en défaut
pour faits graves le pouvoir civil n'avait d'autre ressource
que de les livrer à leurs supérieurs légitimes c'est-à-dire de
les renvoyer à leur couvent de France. En soi donc le pro-
cédé était normal, il prêtait à l'arbitraire mais il était con-
forme au Droit religieux du temps. Les quelques séculiers
égarés parmi les religieux étaient trop peu nombreux pour
avoir une législation à part; ils leur étaient donc assimilés
Et ce qui est dit de ce cas particulier peut se dire de presque

170
LE CLERGÉ COLONIAL
tout le reste. Au premier abord les textes paraissent donner
un pouvoir discrétionnaire sans contrepoids mais quand on

examine bien on voit qu'il est contrebalancé par une série
d'édits, de privilèges, d'exemptions, qui finissent par le
rendre anodin. Somme toute la liberté du ministère ecclé-
siastique était suffisamment respectée. En tout cas il ne
semble pas que les religieux se soient plaints, ni les supé-

rieurs de France, ni les missionnaires sur place. Et Dieu
sait cependant s'ils avaient des moyens de faire parvenir
leurs plaintes en haut lieu ! Ils se plaignirent parfois de tel
ou tel gouverneur, de tel ou tel fait particulier mais pas
de la législation.
Tandis que lorsque tout l'édifice si compliqué de la légis-
lation ancienne se fut effondré, la situation n'était plus du
tout la même. Aller chercher dans tout ce fatras de ruines
l'un ou l'autre texte pour le faire revivre, seul, en dehors

du contexte et de l'ambiance sociale, c'était certainement
fausser le sens de la loi. L'Ordonnance de 1827 qui dans son
article 55 déclare « maintenir en vigueur toutes les Ordon-

nances, Edits et Déclarations antérieures concernant la
police ecclésiastique aux colonies », commet un véritable
non sens juridique car il aurait fallu en même temps faire

revivre tout l'état social qui avait servi de cadre à ces Ordon-
nances, Edits et Déclarations. On dira peut-être que l'on

avait de même fait revivre bien d'autres textes anciens sur
de tout autres sujets. C'est vrai, mais c'est toujours en les
interprétant et en les adaptant aux temps nouveaux, tandis

que là on renvoie en bloc à une législation périmée dont la
plus grande partie est inutilisable.
Et ce qu'il y a de plus extraordinaire est qu'on se réfère
en même temps au Concordat, qui précisément a détruit et
remplacé cette législation ancienne. Si encore on l'appliquait
intégralement ! mais là aussi on n'en prend que ce qu'on
veut. On prétend assimiler la nomination des Préfets à celle
des évêques concordataires. Tous les ministres, depuis ceux

LES RELATIONS AVEC LE POUVOIR CIVIL CENTRAL
171
de la Restauration jusqu'à ceux du Second Empire ont tou-
jours soutenu que la chose avait été approuvée et reconnue
par le Saint-Siège en la personne de son légat Caprara. Nous
avons déjà vu que ce dernier en effet, s'il ne donna pas
d'approbation officielle, donna une approbation tacite en
consentant à donner l'investiture aux Préfets nommés de
cette façon par l'Empereur : il y en eut deux à Saint-Do-
mingue, un aux Iles du Vent, et un à la Guyane. Mais
puisque le gouvernement usait de ce droit il aurait dû en
admettre les conséquences et ne plus toucher aux Préfets
une fois qu'il les avait nommés. Ils n'étaient pas inamovibles
puisqu'ils étaient à la discrétion du Saint-Siège. Le Cardinal
Caprara avait bien eu soin de le notifier dans la pièce offi-
cielle qui les instituait. Mais ils n'étaient pas à la merci du
gouvernement. Tout au plus aurait-il pu demander au Saint-
Siège de les changer. Tandis que conformément à l'ancienne
législation et contrairement au Concordat, il les expédiait en
France et mettait ainsi le Saint-Siège dans l'obligation de
les remplacer. Il appliquait par là deux législations contra-
dictoires. Ce qui n'était, sous l'Ancien régime, que la remise
d'un religieux exempt à ses juges naturels, devenait sous le
Régime nouveau, un véritable abus de pouvoir. Il est vrai
que cela avait été sanctionné par Napoléon, qui avait bien
précisé que les préfets apostoliques nommés par lui, étaient
également révocables par lui. Par là, les préfets étaient rame-
nés au rang des hauts fonctionnaires ordinaires, nommés
comme eux et révocables comme eux.
On pourrait croire qu'avec une législation aussi oppres-
sive, les relations furent constamment tendues entre les deux
pouvoirs. Il n'en fut rien cependant. Et il semble que la
bonne entente ait été la règle, du moins pour la haute ad-
ministration. Cela tenait aux excellentes dispositions per-
sonnelles de la plupart des ministres et des hauts fonction-
naires. Ils avaient besoin du clergé colonial et du Séminaire
du Saint-Esprit qui en était la base et ils appréciaient les

172
LE CLERGÉ COLONIAL
services rendus. Ils se rendaient bien compte des défectuosi-
tés qui s'y trouvaient mais, hommes de gouvernement eux-
mêmes, ils se rendaient compte aussi des difficultés inouïes
qu'il y avait à vaincre et ils lui rendaient justice. Durant
toute la période de la Restauration les relations furent véri-
tablement excellentes à tout point de vue. Il n'y eut guère
qu'un léger nuage lorsque Mgr de Frayssinous fut nommé
ministre des Affaires ecclésiastiques. Il demanda que toutes
les affaires concernant le clergé colonial lui fussent commu-
niquées parce qu'elles regardaient son département. Cela
aurait pu attirer des complications parce que, en sa qualité
de gallican, il n'aimait pas la Congrégation du Saint-Esprit
qui avait la réputation d'être profondément romaine, et qui
l'était en effet. Mais son passage au Ministère dura trop peu
de temps pour avoir des conséquences. D'une manière gé-
nérale la plus grande cordialité ne cessa de régner. Le Mi-
nistère eut toujours la plus parfaite déférence pour M. Ber-
tout. Comme il avait aussi la pleine confiance de la Propa-
gande il servit à faire la liaison entre les deux pouvoirs et il
y réussit assez bien. Il avait parfois une situation bien déli-
cate et il ne savait trop quelle position prendre entre les
exigences contradictoires dont nous avons parlé. Il arrivait
que du côté du gouvernement on le trouvât trop romain,
et, par contre, le Cardinal de la Propagande lui reproche
une fois d'être trop gouvernemental. Mais, en somme, on
était content de lui des deux côtés, car on était témoin de
sa sincérité et de sa bonne volonté. L'opinion gouvernemen-
tale est bien exprimée dans une lettre du Comte Portai datée
du 7 octobre 1830 qu'il adresse au Duc de Broglie qui l'avait
interrogé au sujet du Séminaire. Le Comte Portai était pro-
testant mais il était loyal et de très bon jugement. « Il me
fallait, dit-il, non seulement de bons prêtres mais des prêtres
élevés pour les Missions coloniales et la Maison du Père Ber-
tout est encore la seule en France qui soit désignée vers ce
but et dans cet esprit. Je dois dire parce que j'en suis

LES RELATIONS AVEC LE POUVOIR CIVIL CENTRAL
173
convaincu qu'il y aura faute si on démolit l'établissement
du Séminaire et une de ces fautes qui produit les fruits les
plus amers. »
Ces bonnes relations durèrent tout le temps de la Restau-
ration. En 1830, il y eut une chaude alerte. Il n'était ques-
tion de rien moins que de la suppression du Séminaire.
Que s'était-il passé ? Le Séminaire aurait-il démérité en
quelque chose ? On essaye de le faire croire, mais si l'on
examine de bien près il paraît bien que cela vint de défiances
politiques. Le nouveau ministre de la Marine, Sébastiani,
écrit une lettre qui est une charge à fond contre le Sémi-
naire qui est accusé de ne pas remplir le rôle pour lequel
il existe, et il propose divers moyens pour le remplacer. La
lettre est aux archives de la Marine. Elle est d'une écriture
officielle comme toutes les pièces de ce genre, mais le mi-
nistre y a ajouté une note de sa main, qui éclaire la situa-
tion : « On soupçonne, en outre, cet établissement d'être
hostile au nouvel ordre de choses. » Cette petite phrase en
dit long et il se pourrait bien que ce soit là l'unique raison
qui pousse le ministre. M. Bertout était légitimiste : il avait
émigré pendant la Révolution et il avait gardé une âme
d'émigré, c'est-à-dire qu'il considérait comme des usurpa-
teurs tous ceux qui s'opposaient à la monarchie de droit
divin. C'était l'esprit du temps dans le monde religieux et
on ne pouvait guère le lui reprocher, car il lui était com-
mun avec presque tous les évêques et les prêtres de l'époque.
Il était d'ailleurs trop bon prêtre pour ne pas mettre par
dessus tout les intérêts des âmes et de la religion. Aussi il
n'hésita pas, sous l'Empire, à se rapprocher du gouverne-
ment pour obtenir le rétablissement de sa congrégation et
des missions coloniales. Il n'hésita pas davantage, en 1830,
à se mettre dans le même but à la disposition du nouveau
gouvernement. Il était homme à faire taire ses sentiments
intimes pour obéir à un devoir supérieur. On le savait bien
d'ailleurs. Pourquoi alors cet ostracisme subit ? La raison

174
LE CLERGÉ COLONIAL
ne serait-elle pas dans les convictions personnelles de Sé-
bastiani ? Ce qui le ferait croire, c'est que, dès qu'il eut dis-
paru, la sympathie pour le Séminaire reparut en même
temps au Ministère. Sébastiani avait fait toutes les campa-
gnes de l'Empire. C'était un fanatique de l'Empereur. Il fut
nommé ministre de la Marine le 11 août 1830. Le clergé
colonial était comme une branche de son ministère et on
dut lui remettre un dossier complet le concernant où se
trouvaient signalées et résumées toutes les lettres et pièces
importantes. Il s'en trouvaient là quelques-unes où M. Ber-
tout manifestait peu de sympathie pour l'Empereur, où il
manifestait même le contraire. Sa Congrégation avait été
supprimée brutalement en 1809 sans raison plausible. Et
il en avait gardé quelque rancune. Au retour des Bourbons, il
manifesta sa joie qui était sincère, car ses sentiments inti-
mes étaient cette fois d'accord avec son devoir. Mais il eut
le tort d'écrire des lettres officielles trop explicites où il
comparait le gouvernement paternel du Roi Très Chrétien
au Despote couronné qui avait régné pour le malheur des
peuples. Ces lettres furent conservées au ministère où on
les voit encore. Elles durent être présentées à Sébastiani et
de ce jour le Séminaire fut condamné dans son esprit. Heu-
reusement qu'il ne resta pas au ministère de la Marine assez
longtemps pour réaliser son projet : le 17 novembre 1830,
il était déjà changé et passait de la Marine aux Affaires
étrangères. Là, il n'avait plus rien à voir avec le Séminaire
ni les missions coloniales.
Les bonnes relations reprirent aussitôt. Il n'y avait au-
cune raison qu'il en soit autrement. La caractéristique de la
Congrégation du Saint-Esprit avait toujours été de s'accom-
moder de tous les gouvernements. Elle fut bien vue de l'An-
cien Régime qui ne lui ménagea pas les faveurs; elles fut
favorisée de l'Empire jusqu'à ce que celui-ci se tournât con-
tre elle pour des raisons indépendantes d'elle; elle fut bien
avec la Monarchie de Juillet dès que celle-ci y consentit.

LES RELATIONS AVEC LE POUVOIR CIVIL CENTRAL
175
Il devait plus tard en être de même du Second Empire et
de la Troisième République. Cela vient de ce que d'un côté
on avait besoin d'elle, et de l'autre elle-même avait besoin
du gouvernement quel qu'il fût. Etant en rapports obligés
avec lui sur tous les points du monde, il était nécessaire que
ces rapports fussent cordiaux. Et elle fit toujours passer
la forme du Gouvernement bien après les nécessités de
l'évangélisation coloniale qui était sa raison d'être.
Aussi, dès que l'animosité personnelle de Sébastiani eût
disparu, les bonnes relations reprirent avec le Gouver-
nement de Juillet comme avec le précédent. Le ministre
d'Argout qui avait succédé à Sébastiani déclara le 23 juil-
let 1833 « qu'il continuait de recevoir du Séminaire du Saint-
Esprit des prêtres pour les Colonies et qu'il verrait avec
beaucoup de satisfaction le rétablissement de l'allocation ».
D'où il faut conclure que, malgré la suppression de l'allo-
cation, les relations n'avaient jamais été interrompues. Une
note officielle qui se trouve aux archives du Ministère nous
en donne encore l'assurance. Elle est du mois de septem-
bre 1834 : « M. le Comte Sébastiani est le seul ministre de
la Marine qui ait pensé que l'Etat pouvait se passer des ser-
vices que lui rend cet établissement. Tous les ministres qui
l'avaient précédé et ses deux successeurs depuis la Révolu-
tion, MM. de Rigny et Jacob se sont unanimement pronon-
ces pour l'opinion contraire. » Et, en effet, voici l'opinion
officielle du Comte de Rigny : « Mon département n'a qu'à
se louer des soins et du discernement que M. le Supérieur
du Séminaire a apporté dans le choix des prêtres. » Et il
ajoute que les prêtres venus des divers diocèses « offrent,
en général, beaucoup moins de garanties que les prêtres
formés au Séminaire colonial ». Ces lignes sont tirées d'une
note écrite le 23 juillet 1833. A la date du 4 juillet 1834 son
successeur à la Marine,, le Comte Jacob écrit : « Le Sémi-
naire du Saint-Esprit n'a pas cessé d'être utile aux colo-
nies... d'après les services rendus jusqu'à présent à mon dé-

176
LE CLERGÉ COLONIAL
partement je ne puis que prendre un vif intérêt au succès
de la demande adressée. » Il s'agit du rétablissement de la
subvention supprimée par Sébastiani. Quelques années après

un autre ministre de la Marine, l'amiral Duperré écrivait au
Supérieur à la date du 22 novembre 1839 : « Le Séminaire
du Saint-Esprit est aujourd'hui la seule congrégation qui,
par le but de son institution, soit en état de former et de

fournir aux colonies des ecclésiastiques recommandables
non seulement par de bonnes études, et de bonnes mœurs,
mais encore par une vocation marquée par un zèle soigneu-

sement éclairé sur le régime tout spécial des pays où ils
doivent exercer le saint ministère

» On voit que les mi-
nistres de Louis Philippe ne parlaient pas autrement que
les ministres de la Restauration et qu'ils avaient pleine con-
fiance dans le Séminaire et la Congrégation du Saint-Esprit.
Il est vrai que quelques années plus tard une violente
offensive fut menée contre le clergé colonial et le Séminaire
d'où il était sorti. Nous aurons à y revenir longuement. Nous

ferons remarquer tout de suite qu'elle n'était pas par-
tie des hommes du gouvernement mais de parlementaires
étrangers aux affaires. Les ministres, au contraire, prirent
loyalement la défense du Séminaire et du clergé attaqués.

On peut dire que, jusqu'en 1848, le haut personnel du gou-
vernement resta toujours favorable à l'œuvre du Saint-
Esprit. Ayant été mêlés aux affaires, ils jugeaient non
d'après les remous de l'opinion mais d'après ce qu'ils
avaient vu et ils rendaient justice à l'effort accompli et

au résultat obtenu.

CHAPITRE IX
RELATIONS
AVEC LE POUVOIR CIVIL LOCAL
Passons du pouvoir central aux pouvoirs locaux. Nous
entendons par là toute la hiérarchie administrative à laquelle
les prêtres pouvaient avoir affaire. Le premier rang y est
évidemment tenu par les Gouverneurs qui concentrent, à
peu de chose près, toute l'autorité dans leurs mains. Les
chefs des grandes colonies portèrent tous, dès l'origine de la
Restauration, le nom de Gouverneurs comme dans l'Ancien
Régime. Les chefs des petites colonies portèrent celui de
Commandants et Administrateurs pour le Roi. Il ne semble
pas y avoir eu de différence pour le pouvoir réel : il n'y avait
à changer que le titre et les émoluments. A partir de 1827, les
chefs de la Guyane et du Sénégal eurent le titre de gouver-
neurs comme les autres. C'est à cette date que ce titre
est donné pour la première fois dans les Annuaires à M. Ju-
belin à Saint-Louis et à M. de Freycinet à Cayenne. Il n'y
eut rien de changé à Saint-Pierre-et-Miquelon. Le nom
d'ailleurs importe peu. Le Gouverneur était le représentant
du Roi, et il avait un pouvoir absolument discrétionnaire.
Le grand principe, en haut lieu, semble avoir été d'écarter
12

178
LE CLERGÉ COLONIAL
toute entrave à son autorité parce que, vu l'éloignement de
la Métropole et le danger de complications, il fallait qu'il
pût toujours être à même de faire face à toutes les situa-
tions quelque graves qu'elles fussent. La seule réserve à
cette autorité, c'est qu'elle était fragile en ce sens qu'elle
pouvait leur être enlevée d'un moment à l'autre. Les Gou-
verneurs étaient essentiellement amovibles. Mais, à part cela,
leur autorité était considérable et spécialement au point de
vue religieux, on peut dire qu'ils étaient investis de toute
l'autorité du ministre. Théoriquement, les préfets ne dépen-
daient que du ministre ainsi que les curés d'ailleurs. Mais
pratiquement c'est le gouverneur qui décidait de leur sort.
D'après l'Ordonnance de 1781 que l'on prétendait faire revi-
vre, ce dernier avait sur eux droit de surveillance. Il pouvait
les renvoyer en France ou, comme on disait, les remettre à
la disposition du ministre. Ce qui s'ensuivait généralement,
c'était la révocation. Dans les cas les plus favorables, c'était
le changement de colonie. Mais il n'y a pas d'exemple que
le ministre en ait renvoyé un seul sur place en donnant tort
au gouverneur : d'abord à cause du principe qui défendait
de porter atteinte à l'autorité du gouverneur, ensuite par
l'impossibilité de toute contre-enquête. A qui, en effet, con-
fier cette contre-enquête ? A moins d'envoyer des enquêteurs
de France, elle ne pouvait l'être qu'au gouverneur lui-même
ou à ses fonctionnaires. Elle n'eut fait que répéter les ter-
mes mêmes de la première. Aussi, à priori, la question jugée
par le gouverneur était considérée à Paris comme tranchée.
Les prêtres étaient absolument sans défense devant
l'autorité du gouverneur. C'était lui qui nommait les curés.
C'était anticanonique et, même au point de vue légal, il y
avait là un véritable abus de pouvoir. Nulle part ailleurs,
dans la France entière, les choses ne se passaient ainsi. On
prétendait se baser sur l'Ancien Régime. Nous avons déjà
vu que c'était une erreur. Avant la Révolution, si le gouver-
neur avait une objection d'ordre politique contre le choix

RELATIONS AVEC LE POUVOIR CIVIL LOCAL
179
GUYANE

180
LE CLERGÉ COLONIAL
d'un curé, il la signalait et le Préfet était obligé d'en nom-
mer un autre. Mais, nulle part, il n'est question d'une nomi-
nation ni directe ni indirecte par le Gouverneur. L'article 4
dit que le Supérieur « distribuera les missionnaires selon
qu'il le jugera à propos, après avoir communiqué au Gou-
verneur les changements et nominations qu'il aura déter-
minés ». Si le gouverneur ne répondait rien à cette notifica-
tion, ce qui était le cas ordinaire, les nominations suivaient
leur cours. Tandis qu'après la Révolution tout est changé.
Le changement a été introduit par Napoléon. Dans l'arrêté
consulaire du 13 Messidor an X, les dispositions de l'Ordon-
nance sont singulièrement aggravées. La nomination des
curés revenait bien toujours, en principe, au Préfet qui s'ap-
pelait alors le Supérieur ecclésiastique; toutefois, cette no-
mination n'était effective que lorsqu'il l'avait présentée au
Préfet colonial qui la proposait lui-même au Capitaine géné-

ral, et que ce dernier l'avait agréée. Alors, mais alors seule-
ment, le Préfet donnait les pouvoirs spirituels. Le Préfet
Apostolique n'avait que l'initiative et l'institution canonique,
la vraie nomination était faite par le Gouverneur. Et, de fait,
en pratique, on le comprit bien ainsi. Dans une lettre de
l'amiral de Mackau, ministre de la Marine, du 29 novembre

1844, on lit : « Il a toujours été de principe dans nos colonies
que si l'initiative des destinations et mutations locales parmi
les membres du clergé, appartient au Préfet Apostolique, la
décision est réservée au Gouverneur. » On ne saurait être
plus catégorique et il affirme qu'il en a toujours été ainsi.
Et, en 1849, le R. P. Libermann résumait ainsi la situation
dont il demandait précisément le changement : « Le Préfet
présente au chef du service administratif qui propose au
Gouverneur, lequel nomme les curés; de sorte que le Préfet
ne fait que transmettre les pouvoirs spirituels. »

Et cela dura ainsi pendant toute la période qui nous oc-
cupe. Le point de départ est dans les anciennes Ordonnances
sur lesquelles on prétend toujours s'appuyer. Elles ne disent

RELATIONS AVEC LE POUVOIR CIVIL LOCAL
181
pas cela, mais elles prêtent à cette interprétation. La véri-
table base est dans le décret de Messidor encore aggravé par
les décisions successives qui vinrent s'y adjoindre. Les prê-
tres furent non seulement soumis au gouverneur pour leur
nomination, mais pour tout le reste. L'article 13 de l'arrêté
dit que les curés sont immédiatement soumis à l'autorité
du Préfet Colonial dans l'exercice de leurs fonctions. On
voit d'ici à quels abus pouvait prêter un article pareil. L'ar-
ticle 15 dit qu'ils seront révocables par le Gouvernement.
C'est leur enlever toute autorité et toute indépendance.
Même les fonctionnaires civils ne sont pas ainsi livrés à l'ar-
bitraire. L'article 17 dit : « Un curé ou vicaire ne pourra
quitter la paroisse pour aller desservir dans une autre sans
la permission du Préfet Colonial. » Et en vertu de cet arti-
cle il arriva que des Préfets furent réprimandés pour avoir
envoyé un prêtre porter secours à des confrères malades ou
remplacer des absents. Ces articles introduisaient une légis-
lation absolument draconienne que l'Ancien Régime n'avait
jamais connue. Les prêtres devinrent de plus en plus de sim-
ples fonctionnaires qui étaient nommés, changés, révoqués
par l'Administration au même titre que les autres fonction-
naires. Le Département de la Marine finit par assimiler tous
les prêtres coloniaux à ses aumôniers. En ce temps-là il en
avait un certain nombre, et dans les ports d'embarquement,
et sur les bateaux, et dans les colonies pour les troupes d'in-
fanterie. Ces aumôniers étaient sur le même pied que les
autres officiers, nommés par le Ministre, dépendant des dif-
férents chefs militaires, sujets aux mêmes sanctions et aux
mêmes règlements que les autres. Ils n'en différaient que
par la juridiction qu'ils recevaient d'un évêque, et par le
genre de leurs occupations qui, regardant le culte, échap-
paient au contrôle des chefs ordinaires. Et encore ils étaient
obligés même pour cela de s'entendre avec eux pour l'heure,
la durée, le local, etc. Il en était presque de même du clergé
colonial. De la meilleure foi du monde, les Gouverneurs qui

182
LE CLERGÉ COLONIAL
étaient
toujours
des marins
les regardaient
comme
des sortes d'aumôniers de bord. Ils leur demandaient le
même genre de service et la même déférence. Et quand ils
ne l'obtenaient pas, ils s'irritaient comme d'une faute disci-
plinaire. Cette conception qui pouvait être sans inconvé-
nients pour les aumôniers en avait de très grands pour les
prêtres des paroisses qui devaient, avant tout, tenir compte
des besoins de leurs fidèles.
C'est dans cet état d'esprit que furent commis la plupart
des abus dont on s'est plaint. Et les gouverneurs ne croyaient
nullement outrepasser leurs pouvoirs. En 1816, lorsque le
commandant Schmaltz prit des mesures contre MM. Giudi-
celli et Teyrasse, il agissait exactement comme il aurait fait
envers des subordonnés récalcitrants. Il avait fixé l'heure
de la messe et fut mécontent parce que le curé avait com-
mencé avant l'arrivée de sa fille qui devait y assister. Un
fait du même genre s'était produit en 1844, à Cayenne, où
le gouverneur Layrle, se rendant à la messe avec tout son
état-major se plaignit amèrement qu'on eût osé la commen-
cer avant son arrivée. C'était le jour de la Première Com-
munion et le prêtre avait dû suivre l'horaire fixé. Les prêtres
admettaient bien ces exigences pour les cérémonies officiel-
les, les jours de fêtes nationales, mais pas tous les diman-
ches, car ils se devaient d'abord à leurs populations. Tandis
que ces messieurs les considéraient comme avant tout à leur
discrétion, et on dirait bien qu'ils allaient à la messe moins
par piété que pour affirmer ce droit devant tous. Le com-
mandant Layrle n'en demanda pas moins le déplacement de
l'abbé Lambert qui était en cause. Il demanda aussi le dé-
placement de l'abbé Caruet pour des raisons analogues. Bien
mieux, il supprima le traitement d'un prêtre qui s'était
rendu à Cayenne, sans son autorisation, pour voir le Préfet
Apostolique. M. Fourdinier écrivit à ce sujet une longue let-
tre au Ministère pour demander qu'on voulût bien rappeler
à ces messieurs que les prêtres ne dépendaient que du Pré-

RELATIONS AVEC LE POUVOIR CIVIL LOCAL
183
fet dans l'exercice de leur ministère. En 1829 éclata à Bour-
bon un conflit grave entre le Gouverneur de Cheffontaines
et le Pro-Préfet, le vieil abbé Collin, pourtant bien accom-
modant d'ordinaire. Il est raconté tout au long dans les let-
tres éplorées qu'envoie l'abbé Collin à M. Bertout pour lui
demander d'intervenir au Ministère. Une lettre en particu-
lier, du 13 septembre 1829, éclaire bien la situation. Le Gou-
verneur ayant à se plaindre de certains prêtres voulut pro-
céder à des changements que le Préfet refusa pour des rai-
sons de conscience. Alors le Gouverneur procéda par voie
administrative et changea d'office sept prêtres, car comme
toujours dans ces cas-là, un changement en nécessitait plu-
sieurs autres. Ces prêtres se trouvaient sans juridiction dans
leurs nouvelles paroisses puisque le Préfet l'avait refusée.
Ils ne purent donc s'y rendre. Le Gouverneur supprima tous
leurs traitements. Aux réclamations de M. Collin, il lui ré-
pondit : « L'évêque ici, c'est moi ! » Evidemment, il n'y avait
là qu'une boutade. Il ne voulait pas dire qu'il donnait les
pouvoirs spirituels, mais il voulait signifier qu'il avait le
droit de faire avec le clergé tout ce que faisait un évêque
de France dans son diocèse. Et il faut bien avouer qu'exté-
rieurement au moins c'était un peu vrai. La juridiction,
d'après lui, devait suivre automatiquement ses décisions, et
le Préfet ne pouvait pas la refuser. Sur l'intervention du
Ministère, provoquée par M. Bertout, les choses finirent par
s'arranger à l'amiable. Mais on saisit là sur le vif cette con-
ception étrange qui met le clergé à l'entière discrétion du
Gouverneur.
En 1844 se produisit au Sénégal un cas analogue. On le
trouve relaté dans une lettre de Mgr Fourdinier du 14 fé-
vrier 1844. Le Gouverneur du Sénégal refusait de nommer
l'abbé Fridoil à Gorée comme le voulait le Préfet. Il voulait
y laisser l'abbé Moussa qui n'était pas à sa place et faisait
mal parler de lui. M. Fourdinier rappelle l'Ordonnance de
1781 et soutient le même point de vue que nous avons dé-

184
LE CLERGÉ COLONIAL
veloppé plus haut : « C'est au Préfet à faire toutes les nomi-
nations de curés. Il doit simplement prendre l'avis du Gou-
verneur et si celui-ci s'y oppose pour des raisons politiques,
il aura à faire une autre nomination. Mais, en aucun cas, le
Gouverneur n'a à apprécier la valeur professionnelle des
missionnaires qui regarde exclusivement le Préfet. Le Gou-
verneur renverse les rôles, il veut que ce soit lui qui nomme
et le Préfet qui approuve. C'est contraire à la constitution
de l'Eglise. » C'est bien, en effet, le sens de l'Ordonnance,
comme nous l'avons vu, mais M. Fourdinier semble oublier
les articles de l'Arrêté de Messidor qui sont venus en ren-
forcer singulièrement, en les aggravant, toutes les disposi-
tions. Le Gouverneur était bien convaincu qu'il faisait usage
d'un de ses droits. Et il semble que plus l'autorité se divi-
sait, plus elle tenait à ses droits. Les abus semblent avoir été
plus fréquents à Cayenne et au Sénégal que dans les grandes
colonies. Quant aux Comptoirs des Indes cela dépasse,
d'après les lettres de l'abbé Calmels, tout ce qu'on peut ima-
giner. Il y avait à Chandernagor un certain M. Bourgoin, qui
était administrateur du Comptoir. M. Calmels en parle dans
une lettre à la Propagande du 14 septembre 1840. Il trouva
le moyen de faire expulser deux prêtres en un an et demi :
l'abbé Guérin qui dut se réfugier à Calcutta, et le P. de Bou-
logne, capucin, qui fut obligé d'en faire autant. Survint un
prêtre irlandais, l'abbé O'Sullivan, aumônier d'un régiment
anglais de la colonie voisine. Celui-là tint tête à l'Adminis-
trateur et refusa d'obtempérer. Il le fit mettre en prison, ni
plus ni moins. Il ne fut relâché que sur l'intervention du
Gouverneur anglais de Calcutta.
Un des témoignages ou, si l'on veut, un des symboles de
la subordination du clergé se trouve dans les notes adminis-
tratives qui devaient être envoyées deux fois par an au Mi-
nistère. Rien ne marque mieux qu'ils sont considérés comme
de vrais fonctionnaires. Le département de la marine les
assimile à ses aumôniers pour lesquels il exigeait des com-

RELATIONS AVEC LE POUVOIR CIVIL LOCAL
185
mandants de bateaux des notes semblables, comme pour
tous les autres officiers. Le principe de ces notes remontait
aussi à la fameuse Ordonnance de 1781, mais comme pour
tout le reste, on l'avait aggravée et alourdie. L'Ordonnance
obligeait, par l'article 14, le Préfet à envoyer le compte
rendu de l'état de sa mission, et de la conduite des mission-
naires au Ministre, et d'envoyer un double de cette pièce au
Gouverneur. Mais le Gouverneur n'avait aucune autorité
dessus, il n'avait qu'à la recevoir et en prendre connais-
sance. Le Préfet ne devait lui rendre compte à lui, d'après
l'article 9, que des questions matérielles concernant la tenue
des registres, l'état des bâtiments, etc., mais pas du reste.
L'indépendance et la dignité du clergé semblait par là mieux
sauvegardée. Le Préfet était sur le même pied que le Gou-
verneur correspondant directement comme lui avec leur chef
commun. Aussi on eut grand soin de modifier cet état de
choses. Il fut interdit au Préfet de communiquer directe-
ment avec le ministre, sans passer par le gouverneur : le
voilà ramené au rang de chef de service comme les autres.
Et spécialement pour les notes personnelles concernant le
clergé, il doit les envoyer au gouverneur qui les envoie au
ministre. Mais, pour bien marquer qu'il a autorité dessus,
il y ajoute ses notes personnelles et quelquefois contredit
celles du Préfet. On voit que tout est combiné pour assurer
une subordination complète.
Ces notes étaient régulièrement communiquées au Supé-
rieur du Saint-Esprit. La communication se faisait en ces
termes par le Directeur de l'Administration des Cultes :
« Monsieur le Supérieur, monsieur le Ministre de la Marine
et des Colonies, vient de me transmettre les notes confiden-
tielles qui lui ont été adressées par Monsieur le Gouverneur
de
(telle colonie) sur le personnel du clergé
employé dans cette colonie pendant le
(1er ou 2e se-
mestre de l'année
J'ai l'honneur de vous les com-
muniquer ci-jointes. Je vous prie d'en prendre connaissance

186
LE CLERGÉ COLONIAL
et de les renvoyer après en avoir fait les extraits que vous
jugerez convenables. » De sorte qu'aujourd'hui ces notes se
trouvent à la fois aux archives du Ministère et aux archives
du Saint-Esprit. Celles du Ministère sont plus complètes, soit
parce qu'on ne les a pas toutes envoyées, soit parce que l'on
n'en a pas toujours pris des extraits. Elles étaient transcrites
sur de grandes feuilles pareilles à celles qui servaient pour
les autres fonctionnaires. Il y avait quatre colonnes : dans
la première, on trouve le nom du prêtre avec sa date de nais-
sance et son poste; dans la deuxième, les remarques du
Préfet Apostolique; dans la troisième, celles du Directeur
de l'Intérieur; enfin la quatrième était réservée au Gouver-
neur. Rien de plus intéressant que de compulser ces notes.
C'est un peu fastidieux, mais on est bien payé de sa peine.
C'est toute une mentalité disparue qui s'éclaire. On a une
idée assez exacte de l'état du clergé d'une colonie à un mo-
ment déterminé. On a même une idée approximative de sa
valeur.
Il y a quelque chose d'un peu choquant de voir des prê-
tres ainsi appréciés par des laïcs. Que ces notes soient en-
voyées aux supérieurs hiérarchiques et à la Propagande, c'est
très normal. Qu'elles soient envoyées au Ministre, passe en-
core. Il est loin et il n'en abusera pas. Mais qu'elles soient
remises au Gouverneur et au Directeur, et que tous les deux
aient le droit de contrôler les notes du Préfet, de les approu-
ver ou de les contredire, c'est vraiment un peu humiliant.
Sans compter que c'est parfois un peu ridicule. Par exemple,
en 1844, le gouverneur Bazoche qui écrit que M. Poncelet n'a
pas l'esprit évangélique. On ne peut s'empêcher de penser
que ce n'est guère à lui d'en juger. On trouve un autre gou-
verneur de Bourbon qui gradue en quelque sorte la moralité
du clergé d'après une mesure qui lui est propre : prêtre un
peu scandaleux, prêtre très scandaleux, prêtre d'une bonne
moralité. On dirait un examinateur qui classe des candidats
dans un examen : bien, assez bien, passable, mal. Il y a quel-

RELATIONS AVEC LE POUVOIR CIVIL LOCAL
187
que chose de comique, mais aussi de triste de voir ainsi la
vie intime des prêtres livrée à l'appréciation d'hommes du
monde qui ne peuvent en juger que d'après les maximes du
monde, et surtout de voir ces appréciations sensément confi-
dentielles traîner dans les bureaux de toutes les adminis-
trations, aussi bien aux colonies qu'à Paris.
Mais si l'on fait abstraction de ce côté pénible qui tient
au fond même de la question, et si l'on veut juger ces notes
en elles-mêmes telles qu'elles paraissent de l'extérieur, on
est obligé de reconnaître qu'elles sont ordinairement très
judicieuses et très exactes. Visiblement, ces hommes que l'on
sent un peu déroutés dans ce monde ecclésiastique dont la
mentalité leur échappe, font des efforts d'impartialité. Ils
disent ce qui est ou ce qu'ils croient voir, et leur apprécia-
tion est presque toujours très consciencieuse. Le ton est gé-
néralement très modéré et ils y ont parfois du mérite quand
ils sont en pleine lutte avec tel ou tel membre du clergé.
Il est rare que les notes administratives en portent trop vive-
ment la trace. A part quelques notes un peu trop agressives
contre M. de Solages ou contre M. Poncelet, l'ensemble est
toujours d'une belle sérénité administrative. Et ce qu'il y
a de plus remarquable encore, ces notes sont généralement
exactes. Elles concordent à peu près toujours avec ce qu'on
sait par ailleurs du personnage en question. Ce qui sem-
blerait prouver que non seulement les Gouverneurs et Di-
recteurs parlaient en conscience, mais que, généralement, ils
voyaient juste. Quand on vit quelque temps dans les archi-
ves, chaque individu finit par prendre une physionomie qui
lui est propre. Elle ressort des lettres qu'il a écrites, des let-
tres qu'on lui a envoyées, des lettres d'autrui où l'on parle
de lui, des postes qu'il a occupés et de la façon dont il s'en
est tiré, des difficultés qu'il a créées ou qu'on lui a créées.
C'est tout un ensemble très particulier auquel on ne se
trompe pas. Or les notes sont généralement conformes à
cette physionomie d'ensemble, à peu de chose près. Les piè-

188
LE CLERGÉ COLONIAL
ces multiples dont on se sert aujourd'hui pour porter un
jugement n'étaient pourtant pas à la disposition de ceux
qui les rédigeaient. Il faut donc en conclure qu'elles sont
bien faites, en conscience d'abord et ensuite avec bon sens.
Elles ont encore un autre avantage et qui est très réel.
C'est qu'elles donnent aux sujets plus de garanties d'impar-
tialité que n'importe quel autre système. Les notes émanent
de trois autorités qui ne sont pas toujours d'accord et qui
se remettent au point les unes les autres. Très généralement,
elles donnent la même impression et se répètent les unes les
autres, mais cependant pas toujours. Il arrive que le Di-
recteur ue l'Intérieur corrige le Préfet, et que le Gouver-
neur corrige l'un et l'autre. Il sort de là une impression
plus nuancée et qui, partant, a plus de chance d'être près
de la vérité. Des notes venant exclusivement du Préfet
Apostolique pourraient être influencées par ses difficultés
personnelles, ou par ses préjugés contre tel ou tel. Il en
serait de même de notes venant exclusivement du côté civil,
soit du Gouverneur, soit du Directeur. Mais les trois réunies
risquent bien de tomber juste. L'un rectifie l'autre.
Outre ce premier avantage de présenter ainsi trois opi-
nions se rectifiant les unes les autres, il y a encore l'avan-
tage de présenter sur un même individu, un certain nombre
d'opinions successives. Les Préfets, les Directeurs, les Gou-
verneurs, changeaient assez souvent. Et ces changements
aussi servaient de rectification. Ce que l'un avait affirmé un
autre le contestait. Ce que l'un niait un autre l'affirmait. Il
est vrai que les appréciations changent assez rarement dans
les grandes lignes. Mais tout de même il arrive que des exa-
gérations proférées sous le coup d'un conflit momentané,
sont atténuées par des notes subséquentes. Il se constituait
ainsi sur chacun à la longue un dossier des plus sérieux.
Un chef qui aurait voulu consulter sérieusement les notes
de plusieurs années aurait eu bien peu de chance de se
tromper. En 1844, M. Castelli qui avait eu maille à partir

RELATIONS AVEC LE POUVOIR CIVIL LOCAL
189
avec presque tout son clergé, envoya au Ministère des notes
terribles où il s'efforçait de les noircir tous plus ou moins.
Il en trouvait 22 de gravement répréhensibles sur un point
ou sur un autre. C'était près de la moitié. Ces notes furent

envoyées comme d'ordinaire au Supérieur du Saint-Esprit.
Il en fut effrayé. Mais il n'eut qu'à jeter un coup d'œil sur
les notes antérieures pour se rassurer. Il se dit qu'ils
n'avaient pas pu tous changer à ce point en si peu de temps.
Et il écrivit au Ministre que M. Castelli avait trop suivi ses
rancunes personnelles, et qu'il s'était laissé égarer par son
tempérament atrabilaire et sa maladie de nerfs. Et il en fut
ainsi en plusieurs autres circonstances où les notes anté-
rieures ou postérieures servirent à redresser l'opinion des
autorités compétentes. C'est en compulsant longuement la
série de ces notes qu'on peut se rendre compte de la vraie

valeur du clergé colonial dans son ensemble. Nous aurons
à y revenir. Il est facile de voir qu'il fut parfois lourde-
ment calomnié par des hommes qui n'avaient eu en main

qu'une documentation unilatérale ou qui n'avait prêté
l'oreille, comme on dit, qu'à un seul son de cloche. De sorte
que tout n'est pas à condamner dans ces notes administra-
tives. Comme nous l'avons déjà dit, elles souffrent d'un vice
originel : il est inadmissible que des ecclésiastiques soient
soumis au jugement des laïcs en matière ecclésiastique. S'il
s'était agi de leur conduite extérieure, de leur respect du

Code ou du Droit civil, par exemple, on le comprendrait. Ils
étaient citoyens comme les autres et étaient comme tout le
monde justiciable des pouvoirs publics. Mais il s'agit là de
matières concernant proprement leur ministère sacerdotal.
C'est là surtout ce que reproche le Vénérable Libermann
dans son rapport de 1849. Mais ceci à part, il faut reconnaî-
tre que le principe des dossiers individuels avait du bon en
soi et que, somme toute, il rendit plutôt service au clergé.

II semblerait, quand on considère toutes ces lois draco-
niennes et les nombreuses réclamations auxquelles elles ont

190
LE CLERGÉ COLONIAL
donné lieu, que l'on dut vivre habituellement dans une
atmosphère de bataille, et que l'Administration et le Clergé
devaient vivre continuellement dressés l'un contre l'autre
pour attaquer ou se défendre. Il n'en était rien cependant.
Nous étonnerons peut-être en affirmant que l'atmosphère gé-
nérale fut toute de paix et de cordialité. La bonne entente
semble avoir été la règle entre l'Administration locale, gou-
verneurs, directeurs, ocffiiers, maires, etc., et le clergé, pré-
fets, vice-préfets, curés. On serait plutôt tenté de leur repro-
cher trop de condescendance les uns pour les autres que le
contraire. Mais alors? Comment expliquer tout ce que nous
venons de dire ? Toutes ces expulsions, toutes ces protes-
tations, tous ces procédés dont le moins qu'on puisse dire,
c'est qu'ils étaient inamicaux ? Comment la bonne entente
pouvait-elle régner au milieu de pareilles dissensions ? C'est
que ces dissensions n'étaient que passagères et ne concer-
naient que certains individus. Pendant ce temps-là, l'en-
semble des autres se tenaient très tranquilles. Quand on
ramasse une histoire de cinquante ans en quelques lignes,
et qu'on aligne la série des conflits les uns à la suite des
autres, sans interruption, il semble qu'il n'y a eu que cela.
Mais c'est une erreur, à côté de cela il y a la vie de tous les
jours, celle dont personne ne s'occupe et dont personne ne
parle. Un conflit fait beaucoup plus de bruit que dix ans
de vie paisible. On écrit une multitude de lettres toutes d'un
ton plus violent les unes que les autres, on fait des rapports,
on s'adresse de tous les côtés, au Ministère, au Séminaire du
Saint-Esprit, à la Propagande. Cela constitue de tout côté
des dossiers volumineux. On serait tenté de croire que ce
furent des affaires d'Etat qui bouleversèrent le pays. Et sou-
vent ce n'est presque rien, c'est un tout petit coin du pays
qui a été bouleversé et encore pour quelques jours seule-
ment. Un prêtre mécontent, un administrateur tracassier,
prennent dans les archives une place qui ne correspond pas
à leur importance réelle dans la vie. Ils accumulent les pa-

RELATIONS AVEC LE POUVOIR CIVIL LOCAL
191
perasses, à propos de tout et à propos de rien, ils discutent
leurs droits et les défendent pied à pied même quand ils ne
sont pas attaqués; ils amplifient toutes leurs difficultés qui
prennent ainsi un relief inattendu. Mais, à côté d'eux, que
d'autres qui vivent paisibles et retirés et qui ne cherchent
point à faire parler d'eux. Ceux-là n'envoient de rapports ni
au Ministère, ni à la Propagande. Ils n'accablent pas le Su-
périeur de leurs plaintes et de leurs récriminations. Leur
nom ne paraît que très rarement. On ne trouve d'eux que
quelques billets pour des commandes diverses, ou de cour-
tes lettres de politesse où ils disent que tout va bien. Vou-
loir caractériser ce demi-siècle sans en tenir compte, c'est
fausser la réalité, car ils ont été le nombre, et c'est donner
aux autres une importance qu'ils n'ont pas eue. Donnons un
seul exemple. D'après le récit donné précédemment, il sem-
blerait qu'il y ait eu toute une série ininterrompue d'ex-
pulsions de préfets et de curés par la voie administrative.
Or, en fait, si nous faisons abstraction des événements de
1848 qui ont obligé à des mesures d'exceptions, il n'y a eu
qu'une seule expulsion de préfet dans les trois grandes co-
lonies : celle de M. Carrand en 1830. Elle fut due d'ailleurs
elle aussi aux événements politiques. Quant aux quatre pe-
tites colonies, il n'y en eut qu'au Sénégal, et aucune dans
les autres. C'est donc un mince total, somme toute. Mais elles
firent tellement de bruit et laissèrent une paperasserie si
considérable qu'elles prennent à distance une importance dé-
mesurée. Il en est de même des expulsions de prêtres. Elles
furent généralement faites à la demande des préfets et il y
en eut très peu. Cet exemple pourrait facilement être étendu
à tout le reste, mais il faudrait refaire toute l'histoire qui a
déjà été esquissée plus haut. On peut affirmer que dans
l'ensemble et malgré les nombreux heurts signalés, la bonne
entente régna à peu près constamment. Cela n'enlève rien à
la valeur des reproches adressés à la législation en vigueur.
Elle était oppressive et anticanonique; elle mettait le clergé

192
LE CLERGÉ COLONIAL
colonial dans une situation humiliante contraire à la fois à
celle de l'Ancien Régime et à celle qu'avait établie le Con-
cordat en France. Toutes les réclamations que nous avons
trouvées dans les lettres et rapports des supérieurs, des pré-
fets, sont parfaitement justifiées, parce qu'il y avait là un
danger perpétuellement suspendu et qui pouvait devenir ter-
rible entre les mains d'hommes mal intentionnés. Mais il
faut reconnaître que cette législation ne produisit pas tous
ses mauvais effets précisément parce qu'elle fut entre les
mains d'hommes la plupart du temps bienveillants, qui
avaient de la pondération et du bon sens. Le Vénérable Li-
bermann dans le rapport déjà cité en fait hommage surtout
aux préfets : « Il est heureux que la sagesse des préfets ait
su parer aux plus graves inconvénients de cet état de cho-
ses. » Il a raison mais il n'est que juste d'ajouter que cela
est dû aussi à la sagesse des administrateurs de tout grade.
S'ils avaient voulu, cette législation aurait pu devenir entre
leurs mains une arme autrement redoutable.
Cette bienveillance pratique leur venait de leur profond
respect pour la religion et les choses religieuses en général.
Il ne pouvait guère en être autrement, vu la mentalité qui
regnait dans les hautes sphères de l'Administration. Les re-
commandations du pouvoir central étaient formelles à cet
égard. Dans le « Mémoire du Roi pour servir d'Instructions
aux Gouverneurs du Sénégal », daté du 18 mai 1816, on
trouve d'abord un grand éloge théorique de l'importance de
la religion et de son utilité spéciale aux Colonies, puis pour
le point de vue pratique : « l'exercice du culte doit être par-
ticulièrement protégé... il est spécialement recommandé au
Gouverneur de s'assurer de l'état et des besoins de la Colo-
nie sous ce rapport... il lui est spécialement ordonné de faire
honorer par ses exemples et de faire respecter par son au-
torité, la religion dans ses actes et dans ses ministres ». Et
près de douze ans plus tard, le 20 novembre 1827, dans un
autre « Mémoire du Roi » adressé à un autre gouverneur,

RELATIONS AVEC LE POUVOIR CIVIL LOCAL
193
même recommandation : « Le sieur gouverneur tiendra la
main à ce que les ecclésiastiques soient environnés de la
considération et des égards dus à leur saint ministère... »
Il est évident que des recommandations étaient adressées
partout dans le même sens. Sous la monarchie de Juillet le
ton change un peu. On sent que l'union intime entre le trône
et l'autel a été brisée. Cependant le sens général est le même.
On insiste surtout dans les pièces officielles sur l'utilité de
la religion pour l'avancement des noirs. Mais on insiste éga-
lement sur le respect qui lui est dû à elle et à ses ministres.
Et ils n'eurent pour la plupart aucune peine à suivre ces
instructions parce qu'elles correspondaient à leurs senti-
ments intimes. On n'en cite que deux qui aient eu une atti-
tude plus ou moins anticléricale, vieux restes de l'esprit vol-
tairien du XVIIIe siècle : ce sont le Commandant Schmaltz au
Sénégal, et le Comte de Saint-Cyr à la Guyane. Et encore il
faudrait savoir jusqu'à quel point les questions de person-
nes ont influencé leur attitude. Nous avons longuement ra-
conté leurs démêlés : ce sont les préfets qui les accusent,
mais de l'ensemble de leur conduite cela ne ressort pas né-
cessairement. La plupart des autres étaient des croyants, très
sympathiques à l'idée religieuse en soi, et même au clergé,
quand des questions administratives ne les mettaient pas
aux prises avec eux. Mais même dans les conflits, ils ne
croyaient nullement porter atteinte à la religion. Ils
croyaient remplir leur devoir de bons administrateurs. Quel-
ques-uns, très peu semble-t-il, étaient non seulement des
croyants mais des pratiquants. On en cite surtout trois. II
y en eut peut-être d'autres mais de ceux-là on est sûr, par
les lettres écrites à leur sujet. M. l'abbé Lacombe fait le plus
grand éloge, du point de vue chrétien, du Gouverneur Jube-
lin à la Guadeloupe. Il en est de même du Commandant Ro-
ger au Sénégal. Il avait été nommé sur la recommandation
de la Mère Javouhay, qui le connaissait bien. Il fut non seu
lement un protecteur éclairé de la religion, mais il la pra-
13

194
LE CLERGÉ COLONIAL
tiqua lui-même fidèlement. M. Lacombe parle aussi de
l'amiral Arnould qui donna de beaux exemples de pratique
religieuse. Il semble en avoir été de même du baron Milius.
Et là nous touchons du doigt le fait que les difficultés avec
le clergé étaient beaucoup plus des questions de personnes
que des questions de doctrines. Le baron Milius eut des dif-
ficultés, à Cayenne, avec certains prêtres. L'abbé Guillier est
très sévère pour lui dans ses appréciations. II n'est pas loin
de le présenter comme un homme hostile à l'idée religieuse.
Or, il n'en est rien, et le baron Milius semble bien avoir pra-
tiqué lui-même. Quelque temps auparavant il avait été à
Bourbon et on en fait le plus grand éloge à ce point de vue
là. Voici dans quels termes en parle Mgr Maupoint dans sa
notice sur M. Minot : « Le baron Milius était un homme
convaincu de la nécessité de rendre la religion aussi floris-
sante que possible. Il n'avait pas hésité à envoyer une circu-
laire à tous les habitants, les engageant à marier leurs escla-
ves et à les faire instruire solidement par les curés de leur
paroisse. » Il est en général difficile de savoir à quoi s'en
tenir. Les prêtres se laissent trop influencer par leurs griefs
personnels. C'est regrettable mais c'est si humain ! En tout
cas, il faut en tenir compte quand on veut donner une appré-
ciation. Le cas le plus typique est celui de M. Minguet. En
1829, au moment du conflit entre le gouverneur de Cheffon-
taines et le préfet Collin, l'abbé Minguet qui était du parti du
préfet attaque le gouverneur avec virulence. Dans une longue
lettre il fait un sombre tableau de la situation. On viole les
lois canoniques, on ne respecte plus l'Eglise, et il va sans
dire que le gouverneur est un mécréant. Mais trois ans plus
tard, quand le gouverneur Cuvillier prit sa défense contre le
préfet de Solages, c'était au moins aussi anticanonique. Mais
M. Minguet ne s'en plaint plus du tout et trouve que le gou-
verneur fait son devoir. En réalité, l'amiral Cuvillier se con-
tenta de ne pas sévir, comme le lui demandait le préfet, con-
tre M. Minguet parce qu'il craignait un soulèvement popu-

RELATIONS AVEC LE POUVOIR CIVIL LOCAL
195
laire dans la paroisse. Il donna cependant plusieurs satisfac-
tions de principes au préfet, mais pas autant que celui-ci
1 eût voulu. De sorte que ie gouverneur eût la malchance
d'être dénoncé de deux côtés à la fois dans un sens contra-
dictoire. Dans son rapport au pape Grégoire XVI, M. de So-
lages le dénonçait pour abus de pouvoir et empiètement sur
les droits ecclésiastiques. Et en même temps et pour la
même affaire, un groupe de citoyens dénonçait le même gou-
verneur au ministre, pour s'être mis à la remorque du pou-
voir ecclésiastique. Allez vous y reconnaître ! On aura de lui
une idée très différente selon qu'on aura l'un ou l'autre rap-
port entre les mains. Si on voit les deux, on conclura que
c'était un brave homme qui a essayé de ménager la chèvre et
le chou, comme on dit vulgairement, et qui n'a réussi qu'à
mécontenter tout le monde, sauf toutefois l'abbé Minguet
très heureux de n'être pas expédié en France manu militari.
Mais on ne peut rien conclure de là pour ou contre les sen-
timents religieux du gouverneur. Dans l'ensemble, nous le
répétons, ils étaient presque tous bienveillants et sympathi-
ques, non seulement parce que cela leur était recommandé
en haut lieu, mais aussi par leurs sentiments personnels.
Ils assistaient presque toujours aux offices religieux. Les
jours de fêtes officielles c'était obligatoire. Nous voyons par
exemple en 1822, les membres du Conseil Souverain faire
constater individuellement au Procureur du Roi leur pré-
sence à la messe du Saint-Esprit. Cela prouve que cela fai-
sait partie du service, et non seulement pour eux, mais pour
tous les fonctionnaires, officiers, administrateurs, et à plus
forte raison les gouverneurs. Il en était ainsi de toutes les
fêtes officielles. Les places étaient soigneusement fixées par
la loi. L'Ordonnance du 12 février 1826 précise que ces jours
là le fauteuil du gouverneur sera placé dans le chœur du
côté de l'épitre, et sur la même ligne que l'autel. En face, du
côté de l'évangile, se trouve le banc de l'Administration, ré-
servé aux hauts fonctionnaires. Ces dispositions assez gênan-

196
LE CLERGÉ COLONIAL
tes ne devaient être employées que dans les cérémonies offi-
ciel les. Mais peu à peu l'habitude s'introduisit de les appli-
quer chaque fois que le gouverneur venait à l'église. Les
gouverneurs tenaient à paraître partout en chefs. Ce fut une
nouvelle servitude parmi les autres. Le curé du chef-lieu,
ainsi que le préfet lui-même, parurent bientôt être au service
du gouverneur et de son cortège comme de simples aumô-
niers. Mais là encore on se tromperait si on voyait là une
marque d'hostilité contre le clergé, ou même un besoin de
domination. Ce serait plutôt le contraire. Si les gouverneurs
étaient croyants ils venaient remplir leur devoir personnel.
S'ils ne l'étaient pas ils venaient remplir leur devoir de chef.
Mais, dans les deux cas, ils croyaient rendre hommage et au
clergé et à la religion, en venant aussi pompeusement assis-
ter aux cérémonies. Que cela gênât le service paroissial, que
cela surchargeât le clergé en augmentant son travail, cela
n'avait pas à entrer en ligne de compte. Ils venaient en chefs
pour donner l'exemple et tout devait céder devant cette
nécessité. Ils ne se trompaient pas complètement, car il est
bien certain que ce fréquent déploiement des pompes offi-
cielles, au pied des autels, devait exercer une salutaire
influence sur l'esprit des populations.
Même dans les abus de pouvoir qu'on leur reproche et
dont nous avons déjà parlé, ils n'ont pas toujours tous les
torts de leur côté. Quelquefois ils étaient poussés à bout.
L'abbé Cottineau écrivait de Bourbon en 1818 à M. Bertout :
« Quelques-uns d'entre nous, n'observent aucune mesure
avec les autorités civiles et les habitants... en général quel-
ques-uns de ces messieurs tiennent beaucoup trop à des vé-
tilles et ne considèrent pas que dans l'éloignement où nous
sommes, et dans la dépendance où nous nous trouvons des
autorités civiles, il n'y a qu'un cas de conscience qui puisse
nous autoriser à leur désobéir. Et encore, comme j'ai cru
devoir le faire observer à ces messieurs, je crois qu'il con-
vient que dans un tel cas, on aille chez eux leur faire excuse

RELATIONS AVEC LE POUVOIR CIVIL LOCAL
197
et leur faire comprendre l'impossibilité où l'on est d'accéder
à leur demande, et qu'on ne leur écrive pas des lettres qui
sentent la hauteur et la menace... » Ces paroles sont pleines
de bon sens, et si on en avait toujours tenu compte, on se
serait peut-être évité bien des ennuis. Voilà un homme qui
se sent le chef suprême de la colonie. Il l'était vraiment en
ce temps là. II est habitué à voir tout plier devant lui. Il re-
çoit une lettre insolente en réponse à une demande qu'il a
faite, ou à un ordre qu'il a donné. Comment voulez-vous
qu'il ne réagisse pas en montrant son autorité, et même en
en abusant, s'il le faut, pour avoir le dessus. Il y est presque
obligé surtout si l'auteur de la lettre, s'en est vanté partout,
et l'a colportée d'avance parmi les subordonnés. Dans ces
cas là et même si le gouverneur se sent dans son tort il est
bien obligé d'aller jusqu'au bout, s'il ne veut pas être coulé
dans sa propre administration. Or, une explication polie eut
probablement été accueillie et aurait évité un conflit dont les
conséquences ne peuvent plus être arrêtées par personne,
par le gouverneur moins que par tout autre.
Quelquefois le conflit initial était insignifiant mais il
s'amplifiait en se déroulant. D'autres faits venaient s'agglo-
mérer à lui. Et quand les grands principes étaient en jeu,
principe d'autorité d'un côté, principe de liberté religieuse
de l'autre, on aboutissait à une impasse où personne ne vou-
lait plus et même ne pouvait plus céder. Que de fois il eût
suffi à l'origine d'un peu d'esprit de conciliation pour tout
arranger sans bruit, et cela sans violer le moins du monde
les lois de l'Eglise ou le Droit canonique. Par exemple le
grand conflit de 1829, dont nous avons parlé, qui mit aux
prises le gouverneur et le clergé à Bourbon, eut pour origine
les exigences vraiment outrées d'un prêtre, l'abbé Bordieu.
Il était très sévère pour les parrains de baptême et il deman-
dait qu'ils fussent de bons chrétiens, pratiquants et irré-
prochables. Jusque là il était dans son droit et ne faisait
que suivre les lois de l'Eglise. Mais il exigeait en outre qu'ils

198
LE CLERGÉ COLONIAL
connussent parfaitement les prières à réciter. Et, un jour, il
refusa un brave homme, un des plus considérables de la pa-
roisse, parce qu'il s'était aidé d'un livre pour réciter le
credo. Vraiment il allait un peu loin. On peut savoir une
prière et n'être pas capable de la réciter en public. L'affaire
fut portée au gouverneur qui eut le tort de s'en mêler puis-
qu'elle ne le regardait en rien. Mais il crut bien faire d'offrir

son intervention. Mal lui en prit car il fut fort mal reçu.
C'était un homme très autoritaire et le prit fort mal à
son tour. Plusieurs autres petites affaires du même genre
étant venu se greffer sur celle-là, il se vit amené à faire usage
de son autorité et une fois lancé il ne put plus s'arrêter. On
ne peut lui donner en aucune façon raison d'avoir ainsi

violé les droits de l'Eglise, car ce qu'il fit était contraire non
seulement au Droit canonique, mais même aux lois civiles en
vigueur. Mais on s'explique son geste : s'étant mis dans un
cas inextricable, il ne pouvait en sortir que par un coup
d'autorité. Mais on ne peut pas davantage donner raison
aux prêtres qui créaient des situations pareilles pour des
vétilles.

Quelquefois le gouverneur était obligé d'intervenir pour
raison politique. Le cas fut assez rare mais il se présenta.
L'abbé Carrand avait refusé le serment à Louis-Philippe, et
fut suivi de tout son clergé. Sans doute le serment n'était pas
exigible, et le gouverneur était dans son tort, mais cela n'en
fut pas moins interprété par tout le monde comme une ma-
nifestation publique contre le nouveau Régime. L'amiral Du-
potet ne pouvait guère faire autrement que de sévir. A la
Guadeloupe vers la même époque, un prêtre irlandais, l'abbé
Donovan, refusa de chanter le
Te Deum pour l'avènement de
Louis Philippe. Le gouverneur, excellent chrétien, fut très
embarrassé. Il devait sévir sous peine de passer lui aussi
pour hostile au Régime. Il déplaça le curé mais après s'être
mis d'accord avec le préfet. Dans son nouveau poste M. Do-
novan récidiva et refusa de chanter le
Te Deum pour une cé-

RELATIONS AVEC LE POUVOIR CIVIL LOCAL
199
rémonie officielle. Le gouverneur était sur le point de l'ex-
pulser quand on apprit qu'en France, d'ordre du pape, on
priait partout pour le nouveau roi et qu'on chantait des Te
Deum.
M. Donovan consentit à se soumettre. Mais on voit
là les cas de consciences qui pouvaient se poser pour un
gouverneur, même très bien pensant. L'intervention admi-
nistrative pouvait s'imposer même malgré eux. A la même
époque, à Bourbon, une question politique vint encore com-
pliquer l'affaire Minguet dont nous avons déjà beaucoup
parlé. Le gouverneur n'aurait pas demandé mieux que d'en
débarrasser le préfet, mais il n'osait pas à cause de sa grande
influence dans sa paroisse et il craignait des émeutes.
Mais il y avait encore une autre raison. L'abbé Minguet avait
pris bruyamment parti pour Louis Philippe au moment où
le clergé était encore hésitant et ne savait quelle attitude
adopter. II avait fait des cérémonies à l'église, des manifes-
tations dans les rues. Bien plus, sa joie était telle qu'il avait
ouvert sa cave à la populace de Saint-Paul qui s'était enivrée
copieusement à la gloire du Roi-Citoyen. De sorte que
M. Minguet, passait pour un champion de l'ordre nouveau et
par le fait même, était intangible. Et le gouverneur, plutôt
ennuyé de tout ce fracas, se gardait bien d'intervenir. Nous
citons ces petits faits pour montrer que les gouverneurs ne
faisaient pas toujours ce qu'ils voulaient et que leur manière
d'agir était souvent commandée par des à côtés ou des des-
sous dont il faut tenir compte si on veut les apprécier sans
parti pris.
Ajoutez à cela que souvent les gouverneurs étaient obligés
d'intervenir sur la demande des prêtres eux-mêmes. Les
préfets, par exemple, n'hésitaient pas à demander leur appui
contre des prêtres rebelles, soit pour les obliger à changer de
paroisse, soit pour les faire expédier en France. Les cas ne
furent pas nombreux mais il y en eut quelques-uns. Nous en
avons cité deux : M. de Solages qui obtint de M. Duval
d'Ailly le changement de paroisse de M. Minguet; et M. Cas-

200
LE CLERGÉ COLONIAL
telli qui sollicita le gouverneur contre M. Berthelier, une
première fois l'amiral Halgan, en 1836, mais vainement, et
une seconde fois avec succès, l'amiral de Moges. Il y eut plu-
sieurs autres cas du même genre. On dira peut-être que
c'était inévitable puisque les nominations dépendant du
gouverneur il fallait nécessairement passer par lui. C'est
vrai. Il faut même ajouter que c'était parfaitement régulier.
Un supérieur légitime a le droit de faire appel au bras sécu-
lier quand il n'a pas d'autre moyen de se faire obéir. C'était
une nécessité regrettable mais qui s'imposait particulière-
ment dans ces pays où manquait tout autre moyen de coerci-
tion. Mais qu'on réfléchisse à l'effet que ces démarches de-
vaient produire sur l'esprit des gouverneurs. C'étaient des
hommes tout d'une pièce, dont l'esprit était peu fait aux
questions théologiques et canoniques. C'était de leur part
une subtilité que de distinguer les cas où l'intervention ci-
vile était sollicitee légitimement ou non. Du moment qu'on
demandait d'intervention une fois ou l'autre, ils en con-
cluaient que le clergé lui-même reconnaissait leur droit d'in-
tervention dans les affaires religieuses, et ils n'hésitaient pas
à s'en servir, quand ils la jugeaient nécessaire. Ceci peut ser-
vir sinon à excuser du moins à expliquer leur état d'esprit
dans ces cas là.
D'autant plus que très généralement, sauf dans les cas
d'abus de pouvoir dont nous avons parlé, ils ne se servaient
de leur intervention que dans un but d'apaisement. Ils en
étaient plutôt ennuyés eux-mêmes et ils ne demandaient
qu'à remettre les choses en ordre. En 1834, au Sénégal, le
gouverneur Pujol fut requis par le préfet parce qu'il ne pou-
vait pas célébrer les offices vu que le Directeur du Collège
colonial, l'abbé Savelli refusait de laisser sortir les enfants
de chœur. Il fallut que le gouverneur fit appel à son autorité
pour rétablir la paix dans la paroisse. Au Sénégal encore, le
gouverneur Thomas passait son temps à mettre la paix sans
cesse troublée. Les sœurs, froissées de l'attitude désobli-

RELATIONS AVEC LE POUVOIR CIVIL LOCAL
SÉNÉGAL

202
LE CLERGÉ COLONIAL
geante du préfet, M. Maynard, ne l'invitèrent pas à la distri-
bution des prix. C'est le gouverneur qui intervient et qui
amène le préfet avec lui. Le préfet ne peut s'empêcher de
glisser quelques paroles piquantes à l'adresse de l'école dans
son petit discours. C'est encore le gouverneur qui calme les
irritations, Le vicaire, l'abbé Fridoil, se permet des expres-
sions outrageantes à l'égard de certains colons. Ceux-ci exi-
gent son expulsion immédiate de la colonie : c'était assez dé-
licat car c'était un prêtre sénégalais. Et surtout, s'il avait
tort pour la forme, il avait pleinement raison pour le fonds :
car il reprochait aux Européens, les mariages dits « à La
mode du pays » et qui n'étaient que de simples concubina-
ges. Le gouverneur s'interposa encore : il obtint de l'abbé
une mise au point satisfaisante qui adoucissait les expres-
sions trop violentes. Et l'incident fut réglé. Mais son souci
de conciliation le poussa un peu loin dans une circonstance.
L'abbé Maynard était parti pour la France en retirant à
l'abbé Fridoil toute juridiction pour la paroisse de Saint-
Louis, surtout en ce qui concernait les sœurs. L'abbé Boilat
y était nommé curé et confesseur des sœurs. Celles-ci refu-
saient de s'adresser à un autre qu'à l'abbé Fridoil. Et natu-
rellement l'affaire fut, comme tout le reste, portée au gou-
verneur, qui trouva un moyen inédit de tout arranger. C'est
l'abbé Boilat qui raconte la scène à M. Fourdinier. Le gou-
verneur le fit venir et lui dit : « Ne pourriez-vous pas par-
tager vos pouvoirs avec M. Fridoil ? — Comment cela ? —
Eh ! bien, il entendra les confessions et vous, vous donnerez
l'absolution. Comme cela tout le monde sera content ! » Cette
combinaison prouve l'ignorance du Gouverneur en matière
théologique mais aussi son esprit de conciliation et son ar-
dent désir de mettre la paix.
C'était bien là, d'ailleurs, le grand vice de la situation. Les
gouverneurs étaient amenés par les circonstances et par la
loi, à intervenir dans les choses religieuses auxquelles ils
n'entendaient rien. Ce n'était pas de leur faute sans doute

RELATIONS AVEC LE POUVOIR CIVIL LOCAL
203
et on ne saurait le leur reprocher, mais les inconvénients ne
s'en faisaient pas moins sentir. Comme le remarque le P. Li-
bermann dans son « Rapport aux évêques », les gouverneurs
étaient tous des militaires et des marins et ils avaient les
défauts inhérents à leur position. Ces défauts qui eussent été
des qualités à bord d'un bateau ou dans une campagne mi-
litaire, étaient déplacés dans le maniement des choses ecclé-
siastiques qui demandent une mentalité particulière. Il en
est ainsi de toutes les carrières humaines. Chacune a sa men-
talité, sa façon d'envisager la vie, sa manière de gouverner,
etc. le en est plus encore ainsi pour la carrière ecclésiastique
qui touche à ce qu'il y a de plus délicat et de plus profond
dans l'âme humaine. Les amiraux n'y étaient point préparés
du tout. Ils voulaient mener le clergé comme on mène un ré-
giment et là ils se trompaient lourdement. « L'habitude du
despotisme, dit encore le Rapport, les portait à vouloir être
obéi immédiatement et sans discussion, et ils s'irritaient
quand il y avait une résistance. » Rien n'est plus éloigné de
l'obéissance ecclésiastique qui comporte une grande sou-
plesse et une faculté d'appréciations qui s'exprime ordinai-
rement avec une grande liberté. Le prêtre protégé par une
multitude de lois, de décrets, de coutumes n'est presque ja-
mais livré à l'arbitraire des chefs comme on l'est si facile-
ment dans l'administration ou dans l'armée. De là des in-
compréhensions réciproques. Les gouverneurs s'étonnaient
de résistances auxquelles ils n'étaient pas habitués, et ils
voyaient de l'insubordination là où n'y avait quelquefois que
l'usage d'un droit reconnu partout ailleurs. Les prêtres, sur-
tout ceux qui venaient des diocèses de France directement,
se trouvaient sur un terrain tellement différent de celui au-
quel ils étaient habitués, eux aussi, qu'ils criaient bien vite
à la persécution et au despotisme. Mais la faute paraît bien
plus en être aux institutions qu'aux hommes. Ces marins'
habitués à une obéissance automatique, se trouvaient tout
dépaysés dans les engrenages compliqués d'un organisme

204
LE CLERGÉ COLONIAL
aussi délicat que le monde ecclésiastique. En les en débarras-
sant on leur aurait rendu service, et on n'aurait rien enlevé
à leur autorité. Avec la meilleure bonne volonté du monde,
ils accumulaient les maladresses et cela parce qu'ils ne com-
prenaient pas la mentalité ni l'état d'âme de ceux à qui ils
s'adressaient.
C'étaient des hommes de gouvernement et ils ne voyaient
que le règlement. Les prêtres n'étant pour eux que des fonc-
tionnaires ordinaires, ils voulaient les mener par les mê-
mes principes. Mais ces principes, excellents dans l'ad-
ministration courante, ne s'appliquaient plus dans l'admi-
nistration ecclésiastique car elle comporte mille nuances
qui échappent à un laïque. Un curé n'est pas comparable à
un employé des douanes ou des postes qui assure mécani-
quement son travail et qui peut, au pied levé, être remplacé
par n'importe quel autre employé. Il se crée des liens d'âmes
basés sur le dévouement d'un côté, sur la reconnaissance et
l'affection de l'autre. Et ils sont d'autant plus puissants
qu'étant spirituels ils échappent aux contingences matériel-
les. Ils viennent compliquer singulièrement les relations ad-
ministratives. N'en pas tenir compte c'est s'exposer à de
nombreux mécomptes. Et comment en tenir compte quand
on ne les connaît pas et qu'on n'en a aucune idée ? Des me-
sures qui eussent été très normales pour des fonctionnaires
ordinaires, amenaient d'interminables complications quand
il s'agissait d'un prêtre. On se rejetait la faute les uns sur
les autres. Les prêtres accusaient le gouverneur de despo-
tisme. Celui-ci les accusait de mauvais esprit et d'insubor-
dination. Et pourtant bien souvent ce n'était la faute ni des
uns ni des autres. C'étaient ces forces spirituelles auxquelles
on n'avait pas pris garde et qui étaient venues fausser les
rouages d'un organisme administratif qui n'était pas fait
pour elles. Il arrive aussi à des chefs ecclésiastiques d'ou-
blier l'existence de ces forces latentes, et par suite de pren-
dre des mesures inopportunes. Mais c'est tout de même

RELATIONS AVEC LE POUVOIR CIVIL LOCAL
205
beaucoup plus rare parce que vivant habituellement dans
une atmosphère ecclésiastique, ils savent mieux s'y prendre.
Ils découvrent aussi plus vite les causes de leurs erreurs et
peuvent y remédier. Tandis que les gouverneurs n'en avaient
aucune idée. Ils ne voyaient que les règlements à faire obser-
ver, et surtout leur autorité à faire respecter, et ils se bu-
taient sans comprendre. Ce que l'Etat à de mieux à faire en
matière ecclésiastique, c'est de s'abstenir et de laisser
l'Eglise s'organiser et se gouverner comme elle l'entend.
Cela ne nuit en rien à ses prérogatives car il garde tout son
rôle extérieur : il a un droit de surveillance au point de vue
politique; il a le droit de faire respecter l'ordre public. Cela
ne l'empêche pas non plus d'apporter une aide financière ou
autre s'il le juge bon. Mais il ne doit jamais se mêler d'ad-
ministration intérieure parce que c'est au détriment des deux
parties : il n'y gagne rien et l'Eglise non plus. Toutefois là
encore il serait injuste d'en faire porter la responsabilité
aux gouverneurs. La législation leur imposait ces interven-
tions intérieures et, en bons fonctionnaires, ils ne croyaient
pas pouvoir légalement s'y soustraire. C'est donc la légis-
lation qui était responsable.
Un exemple montre bien à quel point la mentalité ecclé-
siastique leur échappait. Le préfet de Saint-Pierre et Mique-
lon réclamait deux prêtres supplémentaires, un pour lui te-
nir compagnie à Saint-Pierre, l'autre pour remplir le même
office auprès du curé de Miquelon. Pendant des années on
le lui refusa. Et le gouverneur, très bien intentionné d'ail-
leurs, donnait comme raison le manque de travail. « Il n'y a
déjà rien à faire pour un seul, disait-il, comment voulez-
vous que j'en mette deux ? » Administrativement, il avait
raison. Mais la question n'était pas là. Ces deux prêtres vi-
vaient seuls pendant des mois et des mois, c'est-à-dire pon-
dant toute la saison d'hiver. Et c'était démoralisant. Aussi
les deux premiers prêtres de Miquelon, durent partir très
vite sous le coup d'accusations graves. Ils étaient déprimés

206
LE CLERGÉ COLONIAL
physiquement et désemparés moralement. Il fallut pourtant
une longue insistance de M. Bertout au Ministère pour qu'on
accueillit la demande de M. Ollivier. Quelques années plus
tard, le même fait se produisit au Sénégal. Le Gouverneur
faisait la sourde oreille aux demandes du Préfet qui récla-
mait un adjoint pour Saint-Louis et un autre pour Gorée.
Ils n'étaient que deux prêtres ne se voyant à peu près
jamais. On refusait pour les mêmes raisons parce que le
travail n'était pas suffisant. C'était vrai si l'on envisageait
le prêtre comme un fonctionnaire qui doit assurer un ren-
dement déterminé. C'était faux si l'on considérait ces forces
spirituelles dont nous parlions plus haut. Un prêtre n'a pas
seulement à fournir un travail donné qui s'arrête à point
fixe. Il faut prévoir le travail de conquête qui doit normale-
ment s'exercer dans toute paroisse bien ordonnée. Il faut
tenir compte ensuite des nécessités de la vie sacerdotale.
C'est ce que M. Fourdinier s'efforce de faire comprendre
dans une longue lettre au ministre. Il remarque que les prê-
tres qui donnent les sacrements aux autres en ont besoin
pour eux-mêmes autant et plus que les fidèles. Et il ajoute
que s'ils ne les reçoivent jamais, comme c'est le cas dans la
circonstance actuelle, il y a danger pour leur foi et pour
leur vie morale. Mais ce sont des choses si délicates à expli-
quer et si difficiles à faire comprendre. Ces messieurs, tant
de l'administration centrale que de l'administration locale,
ne voyaient qu'un certain nombre d'heures de travail, et les
unités nécessaires pour les assurer. Ils étaient excusables
puisque c'était leur manière d'apprécier, très raisonnable
d'ailleurs, pour tout le reste.
Si nous insistons sur ces considérations qui atténuent la
responsabilité des administrateurs, c'est qu'il nous a semblé
qu'on avait été injuste envers eux tout comme on l'avait été
pour le clergé colonial. L'impartialité oblige de reconnaître
que leurs intentions étaient la plupart du temps excellentes,
et qu'ils firent de leur mieux. C'étaient des marins honnêtes

RELATIONS AVEC LE POUVOIR CIVIL LOCAL
207
et loyaux et qui, pour la plupart, voulaient le bien de la reli-
gion. On n'en cite que deux qui aient eu des sentiments anti-
cléricaux, et encore il y a à leur actif des faits démon-
trant le contraire. On n'en cite que deux ou trois qui aient
fait des actes de despotisme ou d'arbitraire. Tous les autres
étaient pleins de bonne volonté. Mais ils s'empêtraient
trop souvent dans ces affaires ecclésiastiques auxquelles ils
n'entendaient rien et où la loi les obligeait d'intervenir. Ils
aggravaient ainsi les difficultés sans le vouloir. Alors ils
s'irritaient, et en bons militaires, ils se mettaient à sabrer à
tort et à travers. Mais ils étaient toujours de bonne foi, et
leur intention était droite : ils croyaient obéir à la loi. Ces
cas-là d'ailleurs furent rares. Dans l'ensemble, on peut dire
qu'ils rendirent de grands services à la religion.
Une question qu'on se posera peut-être, c'est comment le
clergé n'a pas songé à chercher à se débrouiller tout seul
comme on fait aujourd'hui en mission. Pourquoi s'être mis
ainsi à la remorque du pouvoir civil ? Le supérieur du Saint-
Esprit aurait pu quémander des dons en France pour faire
vivre le clergé colonial et son Séminaire. Le clergé se serait
passé de l'Etat et il aurait ainsi gardé son indépendance et sa
dignité. Pour parler ainsi, il faudrait tout ignorer des condi-
tions de fait dans lesquelles se présentait la situation.
D'abord on se trouvait en face d'une législation qui s'impo-
sait à la fois à l'Etat et au clergé et qu'on ne pouvait pas mo-
difier. Le clergé qui ne l'avait pas créée, était bien obligé de
s'y soumettre. Mais il aurait pu la modifier qu'il s'en serait
bien gardé. Qu'est-ce qu'il aurait pu faire en effet ? Il ne faut
pas oublier qu'après la Révolution, il ne restait plus rien.
Quémander des ressources ? et auprès de qui ? Les diocèses
se relevaient tous péniblement eux aussi. Il n'existait pas
d'oeuvres missionnaires comme aujourd'hui. La Propagation
de la Foi ne fut fondée qu'en 1822, donc six ans après la
reprise de l'évangélisation coloniale. Au début, elle donna
très peu de chose. Et elle était fondée pour les missions aux

208
LE CLERGÉ COLONIAL
infidèles, ce qui n'était pas le cas des colonies françaises où
les non-baptisés étaient en nombre insignifiant. Il fallait
donc bon gré mal gré recourir à l'Etat au point de vue finan-
cier. Et puis où trouver des prêtres ? Nous avons déjà vu
qu'il n'y avait plus, en France, aucun ordre ni aucune con-
grégation de missionnaires. La Congrégation du Saint-Esprit,
venait de renaître, et elle aussi avec l'appui de l'Etat dont
elle n'aurait pu se passer. Il fallait son appui aussi pour for-
mer des séminaristes et pour trouver des prêtres dans les
diocèses. En somme, on avait besoin de lui pour tout. Tout
avait disparu : fonds, argent, maisons, églises, personnel ec-
clésiastique, tout; tout était à reprendre par la base. On
avait besoin de lui pour vivre, pour s'installer, pour recons-
truire, pour voyager, pour tout en un mot. Quels que soient
les inconvénients du système, il fallait bien en passer par là,
parce qu'autrement il n'y aurait rien eu du tout. Il serait
d'ailleurs faux de dire que les inconvénients l'emportèrent
sur les avantages. Ces inconvénients étaient réels, nous les
avons signalés très librement, mais la justice fait un devoir
de reconnaître que cette intervention de l'Etat n'empêcha
nullement le clergé de faire un bien réel, et que, dans beau-
coup de cas, elle donna une aide précieuse.

CHAPITRE X
LE RECRUTEMENT
Il y avait au recrutement des difficultés inouïes dont on
n'avait pas l'idée ailleurs. On peut dire sans aucune exagé-
ration que le recrutement du clergé colonial était quatre fois
plus difficile que dans n'importe quel diocèse de France. Il
y avait tout d'abord, comme partout, la pénurie de sujets.
Après la Révolution, tous les diocèses en souffraient plus ou
moins. Ils durent tous remonter très péniblement le courant
Il en était à plus forte raison ainsi des colonies qui étaient
obligées de chercher leurs prêtres dans des diocèses souf-
frant pour eux-mêmes de la plus grande pénurie. Pourtant
cette difficulté, déjà considérable, n'était pas la principale.
Dans un diocèse, quand on avait réussi à former des prêtres,
le résultat était acquis et d'année en année, le clergé se com-
plétait sans à coup et remplissait peu à peu les vides. Tandis
que, dans les colonies, tout était sans cesse à recommencer.
Quand on avait trouvé un prêtre, on n'était pas sûr du tout
qu'il pût assurer une carrière normale. On était plutôt sûr
du contraire, à savoir qu'au bout de quelque temps, il fau-
drait songer à nouveau à le remplacer. De multiples causes,
en effet, se liguaient contre la persévérance des prêtres aux
colonies. Il y avait la plus irrémissible de toutes, la mort.
14

210
LE CLERGÉ COLONIAL
Et elle frappait rudement. Il y avait les épidémies de lièvre
jaune, encore nombreuses en ce temps-là. Il y avait les dif-
ficultés de l'acclimatement. Il y avait le paludisme. Il y avait
ce qu'on appelait les accès pernicieux qui emmenaient un
homme en quelques jours, parfois en quelques heures. Et
c'étaient des coupes sombres sur le personnel déjà si réduit
du clergé. En une seule épidémie, la Guadeloupe perdit sept
prêtres, ce qui était énorme sur un total de trente à qua-
rante qu'ils étaient. Et en dehors des épidémies, il y avait
des cas isolés trop fréquents. Ceux qui disparaissaient ainsi
étaient presque toujours des prêtres jeunes et actifs qui ve-
naient d'arriver. Les anciens avaient eu le temps de s'adap-
ter et étaient beaucoup moins exposés. Quand ces terribles
nouvelles arrivaient à Paris, on devine quels devaient être
l'embarras et la douleur du malheureux supérieur. Comment
combler tant de vides ? Outre la mort, il y avait la maladie.
Tous ne mouraient pas, mais plusieurs étaient mis dans une
situation telle qu'ils devaient se retirer ce qui revenait au
même pour la colonie. Que de prêtres on voit revenir des
colonies, au bout de deux ans, trois ans, cinq ans...., ils sont
fatigués, épuisés, abattus par la maladie et, en tout cas, bien
décidés à ne jamais y retourner. C'étaient encore des vides
qu'il fallait combler. Après la maladie, il y avait encore le
découragement produit par le mécontentement inévitable en
arrivant dans un pays où tout leur était inconnu. Par suite
de leur manque de connaissance du milieu, ils se heurtaient
de tous les côtés : incompréhension de la part des habi-
tants, ennuis de la part de l'Administration, etc., etc. Ils
n'avaient peut-être pas toujours raison, mais ils n'avaient
pas toujours tort non plus. Le résultat final était tou-
jours le même : un prêtre de moins pour la colonie, et un
vide de plus à combler. Toutes ces causes, inconnues en
France, venaient aux colonies s'ajouter à la cause initiale
déjà si grave de la pénurie universelle, et compliquaient en-
core la tâche déjà si lourde du Supérieur.

LE RECRUTEMENT
211
Les causes de mécontentements ne venaient pas seulement
de l'extérieur, c'est-à-dire des habitants, du pays, de l'Admi-
nistration, elles venaient souvent des prêtres eux-mêmes, ou
des Préfets, ou de l'organisation intérieure du clergé. C'est
encore un genre de difficulté que l'on ne connaissait pas en
France, du moins au même degré. Les prêtres venaient de
différents diocèses, chacun avec sa mentalité spéciale, sa
manière de faire, ses habitudes de ministère. Les régions
diverses de la France présentent quelquefois de grandes di-
vergences sous ce rapport et chacun arrivait marqué, d'une
façon indélébile, de la manière de son petit pays, et bien
convaincu que c'était la meilleure. De là des heurts, des
chocs, parfois retentissants. Le ministère ne se ressemblait
pas d'une paroisse à l'autre, les fidèles étaient déroutés, et
les prêtres aussi. On faisait appel au Préfet : le malheureux
ne savait à qui écouter; il avait lui aussi sa manière de faire
propre, elle différait de celle des autres, et il n'avait pas l'au-
torité suffisante pour l'imposer à tous. On dira peut-être :
mais il n'avait qu'à faire observer les lois de l'Eglise ! C'est
facile à dire, mais quelles lois ? sans doute les grandes lois
où sont intéressées la pureté du dogme ou la validité des
sacrements, ne variaient pas. Mais toutes les autres lois, dis-
ciplinaires, liturgiques et autres, variaient de diocèse à dio-
cèse. Le Code Canonique n'existait pas et chaque diocèse
suivait ses traditions particulières pour une foule de choses.
Dans un même diocèse cela ne présente pas de difficultés,
puisque tout le monde a les mêmes traditions. Mais aux colo-
nies où chacun venait d'un diocèse différent, on voit d'ici
l'imbroglio qui en résultait. C'est à tel point que le cardinal
Consalvi dut faire accorder par le Pape, le 20 juillet 1823,
un induit aux prêtres coloniaux pour réciter chacun le bré-
viaire de son diocèse d'origine. En ce temps-là, ce n'était pas
seulement comme maintenant les propres de chaque diocèse
qui différaient les uns des autres, c'étaient les bréviaires en-
tiers qui différaient du tout au tout. Le Cardinal souligne

212
LE CLERGÉ COLONIAL
bien que, « en soi, ils devraient tous dire le bréviaire romain
pour témoigner par là de leur soumission à l'Eglise Mère et

Maîtresse de toutes les autres », mais il ne l'impose pas.
On peut juger par là des divergences graves qui devaient
régner pour tout le reste. Et tout cela accentuait les mécon-
tentements et portait au découragement.
Une autre cause de mécontentement, c'était le manque
d'organisation stable dans les fonctions ecclésiastiques. Tout
se faisait un peu au petit bonheur, au gré des besoins. Pour

les nominations, on ne tenait pas toujours compte de l'an-
cienneté, de la valeur, et des autres conditions qui, ailleurs,
ont tant d'importance. On ne le pouvait pas, car on était
talonné par les circonstances. Il arrivait ainsi que de tout

nouveaux arrivés étaient nommés curés immédiatement,
parce qu'on ne pouvait pas faire autrement. Ils étaient même
nommés dans de grosses paroisses parce qu'il n'y avait per-
sonne autre. De là, peu à peu, s'était établi dans l'esprit des
jeunes cette persuasion qu'ils devaient être curés tout de
suite et encore curés de bonnes paroisses. Et s'ils ne l'étaient
pas, ils étaient déçus et manifestaient leur mécontentement.
Le Préfet Lacombe s'en plaint dans une lettre au Supérieur.

Quelquefois même le mécontentement était si vif qu'ils me-
naçaient de s'en aller. Rien de plus suggestif à cet égard
qu'une lettre écrite par l'abbé Dugoujon, en 1840. Envoyé
à Sainte-Anne comme vicaire, il trouve d'abord que le curé
ne le reçoit pas avec assez d'enthousiasme. Puis il lui de-
mande à brûle-pourpoint quels sont ses droits et ses obliga-
tions comme vicaire. Le vieux curé sentit la moutarde lui

monter au nez et répondit du tac au tac : « Vos droits ?
aucun !... vos obligations ? faire ce que je veux ! » C'était
raide en effet, mais probablement mérité par l'attitude du
dit vicaire qui fut obligé de baisser le ton. Il raconte toute

la scène naïvement sans se douter qu'il n'y a pas le beau
rôle. Il se plaint de tout : de n'avoir pas été présenté aux

paroissiens, de ne pas partager le casuel avec le curé, etc.,

LE RECRUTEMENT
213
et il ajoute : « Et dire qu'il faudra passer cinq ou six ans
dans ces conditions là ! » Avec des sentiments pareils, il
n'est pas étonnant qu'il n'ait pas pu rester. Il se retira, en

effet en France, quelques temps après. Mais on voit tout de
suite que si les choses avaient été bien organisées, et si les
vicaires s'étaient sentis en face d'une nécessité imposée à
tous, ils se seraient soumis et auraient accepté de bonne

grâce ces quelques années de stage ou de formation. Tandis
qu'ils commençaient leur ministère par une déception, et
leur mécontentement ne pouvait aller qu'en s'accentuant.

Toutes ces causes diverses de mécontentements en s'ajou-
tant les unes aux autres créaient parfois de véritables crises
de découragement et les prêtres se retiraient les uns après
les autres pour le plus grand détriment des paroisses. On
serait tenté de les juger sévèrement et de les accuser de
lâcheté ou d'inconstance. Mais il faut se mettre à leur place.

Ces crises arrivaient presque toujours dès les commence-
ments quand ils étaient encore nouveaux. Ils se trouvaient
entièrement dépaysés, en présence d'une population incon-
nue, en butte souvent aux tracasseries administratives; par
ailleurs, ils étaient affaiblis par le climat, énervés par la

chaleur, tourmentés souvent par des fièvres inconnues. Ils
perdaient pied littéralement et se hâtaient de rentrer chez
eux. M. de Bouyé, gouverneur de La Martinique, s'étonnait

dans une lettre au Ministre, en 1827, qu'il n'y eût, pas plus
de prêtres à venir aux colonies. Il remarque que la situation
est bien plus avantageuse que dans n'importe quelle paroisse
de France, et cependant il n'y a, à la Martinique, que vingt
prêtres, alors qu'il en faudrait quarante. Il en arrive beau-
coup, mais beaucoup aussi s'en vont. Et parmi les princi-
pales raisons, il y a la raison de découragement. En 1829

et en 1830, le Préfet de Bourbon signale qu'un certain nom-
bre de prêtres se disposent à quitter l'île. Ils sont décou-
ragés par les tracasseries administratives dont nous avons
parlé. Et cela se renouvelait périodiquement un peu partout.


214
LE CLERGÉ COLONIAL
Et il fallait trouver d'autres prêtres pour les remplacer.
Tout cela multipliait singulièrement les difficultés du recru-
tement. Il était déjà bien difficile de décider des prêtres à
partir, plus difficile encore de décider les évêques à les lais-
ser partir. Et quand cette décision était prise, tout n'était pas
fini. Quelques-uns revenaient sur leur parole et se désis-
taient. On en vit aller jusqu'au port d'embarquement et s'en
retourner. Quand ils étaient partis, on n'était pas sûr de les
voir durer, soit par suite de maladie, soit par suite de dé-
couragement. En résumé, le recrutement s'avérait une œu-
re extraordinairement compliquée et difficile. Tous ceux qui
s'y essayèrent en dehors d'eux, ne tardèrent pas à y renon-
cer. Les essais directement tentes par les Préfets Apostoli-
ques, furent des échecs lamentables. Ils ne réussirent à atti-
rer que de rares unités et pas toujours des plus recomman-
dables. Même la Vénérable Mère Javouhey qui obtint de si
beaux succès par ses religieuses et qui est considérée à juste
titre comme la bienfaitrice des colonies, échoua cependant
en ce qui concerne le clergé, dont elle essaya un moment de
s'occuper. En 1822, à son arrivée au Sénégal, elle se plaignit
avec amertume du manque de prêtres. Nous avons vu qu'elle
n'avait que trop raison. Elle eut l'idée d'y suppléer et se mit
en pourparlers avec des prêtres de différents diocèses. Elle
reçut de nombreuses promesses, mais pas un seul ne se dé-
rangea. Il fallut bien se contenter de ceux qui venaient du
Séminaire Colonial. Dans son établissement de la Mana, en
Guyane, elle se plaignit aussi de la pénurie des prêtres, et
avec raison, car elle n'en recevait un que tous les trois mois,
et pour quelques jours seulement. Elle voulut en faire venir
directement de France. Elle eut la main malheureuse. L'abbé
Lafond ne tarda pas à se brouiller avec elle et à mettre la
brouille dans toute la communauté. Celui qui lui succéda,
l'abbé Lagrange, ne réussit pas mieux. Il fallut là aussi en
revenir tout simplement aux missionnaires envoyés par le
Saint-Esprit. En 1833, elle eut l'idée d'une société de prêtres

LE RECRUTEMENT
215
pour les colonies. « Le but principal, écrivait-elle le 23 dé-
cembre, c'est le salut des Africains et la direction spirituelle
des maisons de notre Congrégation. Une association de prê-
tres et de frères, à l'instar de notre Congrégation, sous la
direction d'un supérieur général et d'un Conseil, vient de
commencer près de notre maison de Limoux,
les premiè-
res maisons de cette association seraient Mana, Saint-Louis
et Gorée. » Ce projet échoua comme le reste, et il fallut y
renoncer après un commencement de réalisation.
Il arriva quelque chose du même genre au Vénérable de
Lamennais. Ses frères n'étant pas satisfaits des prêtres qui
se trouvaient sur place, il songea à leur en envoyer un di-
rectement pour leur servir d'aumônier. Mal lui en prit, car
cet aumônier créa plus d'ennuis aux frères à lui tout seul
que tous les autres prêtres ensemble. Il l'avait pourtant
choisi lui-même, avec le plus grand soin. C'était un des au-
môniers de Ploërmel, en qui il avait pleine confiance, l'abbé
Evain. Il en fait le plus grand éloge dans ses lettres, et dé-
clare que c'était pour lui un grand sacrifice de s'en séparer;
il ne le fait que pour le bien de ses frères. Et cependant
nous lisons dans sa vie que ce prêtre lui cause les plus
grands embarras. Il mit le désordre dans l'œuvre des frères
et y introduisit le mauvais esprit. Il chercha même à susciter
un schisme en voulant se faire reconnaître comme supé-
rieur. Il fallut s'en débarrasser et on fut trop heureux de
redonner l'aumônerie à un prêtre du clergé colonial. M. de
Lamennais fit une démarche au Ministère pour s'opposer à
ce que l'abbé Evain restât dans les colonies françaises, tant
il craignait son action sur ses frères. Il dut aller prendre
du service dans une colonie anglaise.
Si nous relevons ainsi ces erreurs, ce n'est nullement dans
l'intention de diminuer le moins du monde ceux qui les ont
commises. C'étaient de saints personnages et qui auront un
jour, nous l'espérons, les honneurs de la canonisation. Ces
erreurs ne leur sont pas imputables, car le recrutement du

LE CLERGÉ COLONIAL
clergé n'était pas leur partie : leur but était autre et ils ne
s'en occupaient qu'en passant. Elles leur sont communes
d'ailleurs avec plusieurs Préfets Apostoliques qui eurent,
dans le même ordre d'idées, des mécomptes plus graves en-
core. Ce n'est donc nullement de leur faute. Si nous en par-
lons, c'est pour mieux souligner le mérite des Supérieurs
qui ont réussi à constituer un clergé au milieu de pareilles
difficultés; et le mérite également des prêtres coloniaux qui
surent rester fidèles en si grand nombre. Il nous semble que
c'est une justice à leur rendre. Si le clergé a pu passer dans
les colonies de 23 à 195, c'est bien à eux qu'on le doit.
Ils y avaient d'autant plus de mérite qu'il n'y avait pas
seulement des difficultés d'ordre moral. On n'a pas assez re-
marqué qu'il fallait pour aller aux colonies un certain cou-
rage, à cause des dangers qui s'y trouvaient et qui n'étaient
point un mythe. Les cyclones étaient fréquents : en 1820,
à Bourbon, 4 frères furent ensevelis sous les débris de leur
maison; en 1825, à La Guadeloupe, l'abbé Graffe fut écrasé
dans son église, tandis que plusieurs religieuses l'étaient
dans leur maison. Il y avait des tremblements de terre : on
cite surtout celui de 1839 qui anéantit Fort-Royal, et celui
de 1843 qui anéantit Pointe-à-Pitre. Les incendies se multi-
pliaient à cause des constructions en bois : l'abbé Castelli
vit disparaître en une nuit sa maison avec tout son linge et
tous ses papiers. Les voyages sur mer étaient longs et dif-
ficiles, on y restait des mois et on n'était pas toujours sûr
d'arriver. Et surtout il y avait les maladies dont nous avons
parlé au commencement de ce chapitre. La terrible fièvre
jaune faisait périodiquement dans le clergé des coupes som-
bres : à certaines époques, c'est par dizaine à la fois que les
prêtres étaient frappés, ordinairement les plus jeunes et les
plus forts. Tout cela était connu en France et ceux qui s'em-
barquaient savaient à quoi ils s'exposaient : ils y avaient un
certain mérite. On dira peut-être que les militaires et les
fonctionnaires étaient dans le même cas. Nous ne nions nul-

LE RECRUTEMENT
217
lement leur mérite à tous; on a toujours reconnu qu'il fal-
lait une âme bien trempée pour aller aux colonies, surtout
en ce temps-là. Cependant il faut remarquer que les mili-
taires étaient ordinairement obligés de partir, étant envoyés
d'office, tandis que les prêtres partaient volontairement. Les
fonctionnaires partaient pour faire leur carrière tandis que
pour les prêtres il n'y avait pas d'avancement à espérer;
tels ils étaient à leur arrivée, tels ils étaient vingt ans plus
tard, simples curés. Les uns et les autres restaient générale-
ment fort peu de temps, tandis que les prêtres venaient en
principe pour leur vie entière. Ce n'était donc point une
carrière comme les autres et il fallait une réelle générosité
pour s'y engager. Admettons même que quelques-uns aient
des pensées de lucre, comme on les en a accusés, c'était le
tout petit nombre. Et il n'en reste pas moins les risques
auxquels ils s'exposaient. La mortalité était effrayante parmi
eux et ils partaient quand même.
Et ce qu'il y a de plus extraordinaire, c'est que personne
ne semblait se rendre compte des inextricables difficultés au
milieu desquelles devait se débattre le Supérieur du Saint-
Esprit. On parlait absolument comme s'il avait eu à sa dis-
position un immense clergé dans lequel il n'aurait eu qu'à
choisir à son gré. On semblait croire que tous les diocèses
de France étaient à sa disposition, et qu'il n'avait qu'un
signe à faire pour expédier celui-ci ou celui-là dans tous les
coins du monde. Nous venons de voir qu'il n'en était rien,
bien loin de là. Mais cette opinion répandue dans les sphères
officielles n'était pas sans lui nuire considérablement et sans
rendre sa situation plus difficile encore. La Propagande ce-
pendant, qui était tenue par lui au courant de tous les dé-
tails, semble s'être rendu compte assez bien de toutes ces
multiples difficultés, et elle reconnaissait les efforts méritoi-
res donnés par le Séminaire. On le voit par les lettres qui y
font de fréquentes allusions et qui adressent au Séminaire
et au Supérieur de justes félicitations pour en avoir triom-

218
LE CLERGÉ COLONIAL
phé. Cependant, même là, il se trouvait que des secrétaires
nouveaux ou peu au courant ne se rendissent pas un
compte bien exact des choses. On trouve des lettres de re-
proche au Supérieur pour certains mauvais choix qu'il avait
faits. Il devait répondre qu'aucun choix ne lui était possible ;
il devait se contenter d'examiner le petit nombre de ceux
qui se présentaient et d'écarter les indignes; et le nombre qui
restait était toujours inférieur aux besoins. Nous avons
déjà vu qu'on aurait voulu qu'il présentât trois sujets pour
les nominations de Préfets. Il dut répondre qu'il avait déjà
bien du mal, dans la France entière, à en trouver un qui rem-
plît les conditions voulues et qui consentît à partir. Quant
à en trouver trois, il n'y fallait pas songer. Mais ces récla-
mations étaient rares et, dans l'ensemble, on se rendait bien
compte à Rome de la vraie situation et on était reconnais-
sant au Supérieur du Saint-Esprit de ses efforts pour un
recrutement si difficile.
Il n'en était pas de même dans les sphères du Gouverne-
ment. Là semble avoir régné une véritable inconscience à ce
sujet. Cela s'explique d'ailleurs. Tous ces fonctionnaires
étaient mal préparés à comprendre toutes ces questions ec-
clésiastiques, si complexes et si délicates. Le besoin d'une
bonne formation cléricale, les conditions de la vie ecclésias-
tique, la nécessité d'une enquête à la fois rigoureuse et dis-
crète, tout cela leur échappait. Et ils s'impatientaient des
lenteurs et des atermoiements pourtant inévitables. Au sujet
du nombre de prêtres à fournir, on trouve des choses effa-
rantes qui dénotent une incompréhension totale de la situa-
tion. Il semblerait que le Supérieur n'ait qu'à frapper du
pied, comme dans les contes de fées, pour faire surgir du
sol des prêtres en nombre, et tous excellents, bien adaptes
aux colonies. En 1807, par exemple, le Gouvernement impé-
rial, qui venait de rendre aux prêtres du Saint-Esprit, la
Préfecture de Cayenne, demande sans hésiter vingt prêtres
à y envoyer avec le Préfet Apostolique. Et il ne semble pas

LE RECRUTEMENT
219
le moins du monde soupçonner l'énormité de cette demande
en un temps pareil. Bien plus, à la mort du P. Trepsac le
Gouvernement nomma, sur la présentation de M. Bertout,
l'abbé Perrin, Préfet des îles du vent. Et à la date du 4 no-
vembre 1807, il fait la demande de 12 prêtres à envoyer avec
lui. Cela faisait donc 34 prêtres qu'il allait trouver immédia-
tement et sans explications. Il va sans dire qu'on n'en trouva
pas un seul. Nous avons déjà vu que l'abbé Legrand dut se
rendre dans sa Préfecture de Cayenne sans aucun auxiliaire,
et qu'il y resta seul jusqu'en 1818. Quant à l'abbé Perrin,
n'ayant pas trouvé de prêtres, il refusa de partir. Et deux
ans plus tard, la Congrégation du Saint-Esprit, étant de
nouveau supprimée, il n'en fut plus question. Ces exigences
se renouvelèrent périodiquement sous les autres gouverne-
ments et avec la même inconscience. En 1814, à la reprise de
Bourbon par la France, le gouverneur, Bouvet de Lauzier,
écrit en France pour avoir des Lazaristes, c'est-à-dire ceux
qui desservaient l'île avant la Révolution. 11 ne semble pas
douter qu'il va en recevoir tout de suite et en masse. Or
nous savons dans quel état se trouvait alors la Congrégation
des Lazaristes, comme toutes les Congrégations d'ailleurs.
Aussi on ne lui répondit même pas. Sans plus d'hésitations
il écrit à l'archevêque de Reims et lui demande 6 prêtres,
10 frères et 8 sœurs. Il ne reçut personne évidemment; où
l'archevêque de Reims les aurait-il pris ? Et les premiers
prêtres qu'il put avoir furent ceux qui furent découverts par
M. Bertout et qui furent envoyés non pas en masse compacte,
comme il voulait, mais un par un et à grand peine. Le 5 jan-
vier 1815, le comte Beugnot, ministre de la Marine, écrit
une lettre officielle pour demander d'un coup 43 prêtres pour
les colonies. On devine la réponse du Supérieur. En 1818, de
nouveau, le Ministère demande 22 prêtres à la fois. Patiem-
ment et respectueusement M. Bertout répond en soulignant
l'impossibilité où il est d'accéder à cette demande. En 1823,
le Gouverneur de la Martinique, le général comte Donzelot,

220
LE CLERGÉ COLONIAL
décide qu'il y aura désormais quatre prêtres en surplus au-
près du Préfet Apostolique, d'abord pour les former au mi-
nistère avant de les envoyer en paroisse, ensuite pour servir
de remplaçants en cas de besoin. L'idée était excellente en
soi, mais elle dénotait aussi la méconnaissance totale de la
situation. Elle ne put jamais être réalisée. Il n'y avait pas
assez de prêtres pour les paroisses, comment aurait-on pu

en mettre quatre en surplus ?
Lorsque le Supérieur répondait en signalant l'impossibi-
lité où il se trouvait de répondre aux demandes du Gouver-
nement, celui-ci envoyait une circulaire aux évêques pour
leur demander des sujets. Ce moyen fut aussi inopérant que
les autres. Les évêques ne pouvaient pas donner ce qu'ils
n'avaient pas. Et ils auraient eu des sujets disponibles

qu'ils ne pouvaient pas les forcer à partir pour les colonies
s'ils n'en éprouvaient pas eux-mêmes le désir. Le Gouver-
nement cependant multipliait les circulaires sans se rendre
compte de leur inutilité. La première que nous trouvons aux
archives est celle de 1807 et qui est signée du cardinal Fesch.

Il la renouvela deux ans plus tard en 1809, avec le même
insuccès. Il y en eut également plusieurs sous la Restaura-
tion, en 1814, en 1815, en 1818, en 1819, en 1821, en 1823,

sans compter celles qui ont pu nous échapper. On ne se
lassait pas de les renouveler. Elles étaient signées du minis-
tre des Cultes et conçues à peu près toujours dans les mêmes
termes. Elles font appel à la bonne volonté des évêques et
du clergé, en signalant les immenses besoins des colonies.
L'une d'elles, celle de 1819, fait appel à un argument plus
précis. Elle remarque que « Sa Majesté accorde un grand
nombre de bourses, dans les Séminaires, et qu'il serait juste
que quelques-uns des jeunes gens qui en profitent, consen-
tent à aller aux colonies ». Toutes furent à peu près sans
effets. Les évêques répondirent par politesse et s'en tinrent
là. On peut voir plusieurs réponses aux archives. Toutes sont
conçues dans le style onctueux de l'époque, mais elles n'en-


LE RECRUTEMENT
221
gagent à rien. Quelques-uns cependant, pour témoigner de
leur bonne volonté, firent des mandements à leur clergé,
pour leur communiquer la circulaire ministérielle. Cela ne
donna pas beaucoup plus de résultats. Le seul résultat tan-
gible semble avoir été celui-ci : les évêques n'osèrent plus
s'opposer ouvertement aux départs de ceux de leurs prêtres
qui demandaient à aller aux colonies. C'était peu mais enfin
c'était quelque chose. La Monarchie de Juillet semble avoir
été moins prodigue de circulaires du même genre. Cependant
on en trouve encore. Il y en a une, du 3 décembre 1839,
signée du ministre Girod. Et, jusqu'à la fin, on garda des
illusions sur l'utilité de ce procédé de recrutement. Nous
lisons dans une lettre du Vénérable Libermann, datée du
30 octobre 1849, que le ministre des Cultes, M. de Falloux,
se préparait à y avoir recours encore. Il fut remplacé au
même moment et ne put réaliser son intention. On était
d'ailleurs sur le point de créer les diocèses coloniaux.
Ce coup d'oeil sur les difficultés du recrutement font mieux
ressortir le mérite de l'effort donné par M. Bertout, et, après
lui, par M. Fourdinier pour fournir des prêtres aux colonies.
Ils se heurtaient de tous les côtés à des multitudes d'obsta-
cles, mais ils ne se laissèrent jamais arrêter. Ils avaient,
comme on l'a dit, la vocation coloniale chevillée à l'âme et
ils tinrent bon, envers et contre tout. Ils recommençaient
inlassablement quand leur oeuvre était menacée, mais ils ne
fléchirent jamais, quoiqu'ils fussent à certains moments
presque seuls contre tous. Et ils obtinrent finalement un tel
résultat, que l'on ne peut s'empêcher d'être rempli d'admi-
ration. C'est grâce à eux et à eux seuls, on peut le dire, que
les colonies durent d'avoir un clergé.
L'idée fondamentale de M. Bertout, fut dès l'origine la
reconstitution du Séminaire du Saint-Esprit tel qu'il l'avait
connu avant la Révolution. Il en avait été élève et il en con-
naissait bien toutes les traditions. Il y était attaché par le
plus profond de lui-même. D'autre part, le simple bon sens

222
LE CLERGÉ COLONIAL
lui disait que c'était là l'unique moyen d'arriver à quelque
chose. Si l'on voulait arriver à créer un clergé colonial
adapté à son but, homogène, respectable et respecté, il fal-
lait à tout prix commencer par le Séminaire. C'était long,
mais c'était indispensable. Tout autre moyen, quoique plus
rapide, était aléatoire et voué tôt ou tard à l'échec. Tout le
inonde était de cet avis d'ailleurs et plusieurs circulaires des
ministres insistent sur cette nécessité en déclarant que le
seul moyen d'avoir de bons prêtres aux colonies est de les
former tous dans un Séminaire spécialement créé pour cet
objet. Aussi le premier soin de M. Bertout, après le rétablis-
sement de sa congrégation, fut de rouvrir le Séminaire. Nous
en avons déjà parlé longuement. Comme l'ancien local ne
lui a pas encore été restitué, il l'installe au n° 15 de la rue
Notre-Dame-des-Champs. L'ouverture se fait le 1er juillet
1817. Il n'y a que trois professeurs et très peu d'élèves. Puis
M. Bertout s'emploie à rentrer dans l'immeuble de la rue des
Postes. Il le rachète dans les conditions que nous avons
expliquées, le 13 septembre 1819. Toutefois, il ne peut y ren-
trer effectivement qu'en septembre 1822 après la suppres-
sion de l'Ecole Normale. Et, dès lors, fut renouée la tradi-
tion. Elle ne devait plus s'interrompre et le Séminaire n'a
jamais cessé depuis de fournir des prêtres aux colonies. Le
nombre des élèves augmenta peu à peu. Le nombre des pro-
fesseurs augmenta proportionnellement.
Toutefois, M. Bertout éprouva certaines difficultés à faire
venir des élèves. Le Séminaire ne comportait d'abord que la
théologie. Ceux qui avaient achevé leurs études secondaires
et leur philosophie dans un diocèse ne pouvaient pas facile-
ment s'en détacher pour venir achever leurs études ailleurs.
Ils trouvaient de la résistance soit dans leur évêque qui les
considérait comme perdus pour le diocèse, soit dans leurs
professeurs qui les voyaient avec peine s'écarter d'eux. Eux-
mêmes d'ailleurs ne s'éloignaient pas volontiers de leur
pays, de leur famille. Il fallait pour cela une forte volonté,

LE RECRUTEMENT
223
beaucoup de renoncement, et une vocation prononcée de
missionnaire. Il y en avait cependant et on en compte cha-
que année quelques-uns. Mais on risquait aussi de recevoir
par cette voie là, des sujets, non pas mauvais sans doute,
mais inférieurs soit intellectuellement, soit moralement.
C'était ceux qu'on laissait sortir le plus facilement, tandis
qu'on multipliait les obstacles au départ des autres. M. Ber-
tout le craignit et comprit que le moyen d'avoir des sujets
vraiment bons et en grand nombre, c'était de créer un petit
séminaire. Par là, il aurait des sujets en nombre parmi les-
quels il pourrait choisir les meilleurs et écarter ceux qui ne
paraîtraient pas doués des qualités nécessaires. Il ne ris-
querait plus de voir intervenir qui que ce soit pour détour-
ner de lui ceux précisément qu'il était le plus important de
retenir. Ces jeunes gens, formés par lui aux frais du Sémi-
naire, seraient à lui, bien à lui, et il aurait ainsi un recru-
tement assuré pour le Grand Séminaire. Cela ne l'empêche-
rait point de recevoir des sujets venant d'ailleurs, mais, étant
moins pressé par la nécessité, il pourrait faire un choix plus
sévère et, par là, remonter le niveau d'ensemble. Ces idées
étaient très justes et reçurent l'approbation du Gouverne-
ment qui l'encouragea à entrer dans cette voie. Il commença
donc aussitôt. Dès 1820, il était en plein fonctionnement.
Une circulaire du ministre des Affaires ecclésiastiques, datée
du 17 mai 1820, adressée aux Gouverneurs, leur parle du Sé-
minaire et leur rappelle qu'il ne faut pas recevoir des prê-
tres venus d'ailleurs parce qu'ils sont trop mal choisis. Il
leur annonce en même temps la fondation d'un petit Sémi-
naire qui contient déjà 20 élèves. « Ce nombre est insuffisant
déclare-t-il, car il en faudrait cent, mais on espère qu'il se
développera. » Cette idée tenait à cœur à M. Bertout, car,
dès 1806, il en avait parlé et avait sollicité l'autorisation de
l'ouvrir. Il avait reçu cette autorisation du cardinal Fesch
à la date du 1er juillet. Ce dernier avait accordé l'autorisa-
tion en qualité de Grand Aumônier de l'Empire. Elle fut

224
LE CLERGÉ COLONIAL
d'ailleurs sans objet, car M. Bertout ne put jamais s'en ser-
vir, à cause surtout de la suppression de la congrégation.
Mais il y revint dès qu'il le put après la Restauration. Il
l'installa rue Notre-Dame-des-Champs, au même endroit que
le Grand. Toutefois, ce Petit Séminaire ne fit jamais que
végéter, faute de local, faute de fonds, faute de personnel.
M. Bertout ne fut pas suffisamment aidé. Cependant il sem-
ble l'avoir maintenu tant bien que mal jusqu'en 1830. Il dut
y avoir plusieurs fois des difficultés avec l'Archevêque de
Paris. Cependant l'archevêque Mgr de Quélen, était pleine-
ment favorable. Le 16 mars 1823, M. Bertout lui écrivit pour
solliciter à nouveau l'autorisation. Elle lui fut accordée vo-
lontiers. Il fallut la faire régulariser par le ministère des
Cultes et par le ministère de l'Intérieur. En ce temps-là, !a
question de l'enseignement était très compliquée à cause des
lois qui régissaient l'Université. M. Bertout réussit à s'en
tirer cependant. Le Petit Séminaire fonctionna quelques an-
nées, et sans prendre un grand développement, rendit de
réels services. Il disparut dan.* la tourmente de 1830, et on
ne put jamais le rétablir. Ce fut un malheur, car c'était bien
là la vraie solution.
En 1830, en effet, une crise grave survint qui non seule-
ment fit disparaître le Petit Séminaire mais menaça même
l'existence du Grand. Sébastiani, dont nous avons déjà parlé,
veut fermer le Séminaire et se débarrasser de la Congréga-
tion du Saint-Esprit. Il cherche une autre congrégation pour
la remplacer. Le ministère des Cultes, consulté, lui propose,
à la date du 10 septembre 1830, la congrégation des Laza-
ristes, mais en lui faisant remarquer qu'ils ont à peine assez
de personnel pour leurs oeuvres d'Orient, qu'ils sont actuel-
lement dispersés et que, très probablement, ils ne pourront
pas se charger des colonies. C'est ce qui arriva, en effet.
Sébastiani, homme d'imagination, songea alors à envoyer
former les jeunes coloniaux dans un Séminaire de France,
où l'on aurait puisé à volonté. Cela n'avait aucun sens. Il

LE RECRUTEMENT
225
fallut bon gré, mal gré, revenir au Séminaire qui était seul
à pouvoir fournir un clergé. D'ailleurs Sébastiani était seul
de son avis et tous les autres dans les divers ministères inté-
ressés étaient contre lui. Cette alerte fut néfaste pour
le Séminaire. Non seulement le Petit Séminaire disparut,
mais le recrutement du Grand fut sérieusement compromis
et pour longtemps. M. Bertout ne se découragea pas cepen-
dant. Il reprit l'œuvre sur un pied plus modeste et mourut
à la tâche. Son successeur, M. Fourdinier, continua. Tout se
rétablit comme par le passé. Le Gouvernement comprit la
lourde faute qu'il avait commise, et rétablit les subsides
indispensables à la marche de l'œuvre. Et le Séminaire con-
tinua de fournir des prêtres chaque année en plus grand
nombre.
Malheureusement le recrutement du Séminaire fut tou-
jours inférieur aux besoins, de sorte qu'il fallut bon gré mal
gré recourir à d'autres moyens d'avoir des prêtres. Ce fut à
proprement parler la pierre d'achoppement du système. Le
Séminaire ne fournit guère que la moitié des prêtres, les au-
tres venaient d'ailleurs. Au commencement cela se com-
prend. Le Séminaire n'étant pas encore organisé ne pouvait
pas suffire. Mais le plan du supérieur était d'arriver par la
suite à réserver les colonies aux prêtres spécialement formés
pour elles. Il serait ainsi arrivé à avoir un clergé homogène
et stable et il aurait évité la plupart des inconvénients si
graves dont nous aurons à parler. Cela lui fut toujours im-
possible. Tout d'abord pour les raisons que nous avons déjà
signalées : les coupes sombres opérées par la mort, la ma-
ladie, le découragement, etc.. des besoins urgents de per-
sonnel surgissaient ainsi et il fallait y satisfaire avec précipi-
tation. Ensuite pour une raison bien moins compréhensible
qui consistait dans les oppositions suscitées périodiquement
à son œuvre. Nous avons déjà vu le coup terrible qui lui fut
porté par la Révolution de 1830. L'ostracisme qui en résulta
dura plusieurs années et ce n'est qu'à la longue que le Sémi-
15

226
LE CLERGÉ COLONIAL
naire put reprendre le dessus. Tout cela ne réussit pas à sus-
pendre le recrutement mais le gêna considérablement. Le
Séminaire ne put jamais avoir son développement normal.
Il est à peu près certain que si les plans de M. Bertout
avaient pu se réaliser, s'il avait eu son petit Séminaire dès
l'origine, avec un grand nombre d'enfants permettant un
triage sérieux; si son grand Séminaire n'avait jamais subi
d'interruption, et qu'il eût pu envoyer régulièrement un
nombre suffisant de jeunes prêtres bien formés; si le Sémi-
naire était resté, comme il l'aurait voulu, le centre moral qui
aurait maintenu la cohésion; il est certain que dans ces
conditions la situation se serait présentée tout autrement.
Mais rien de tout cela ne put se réaliser. Le Séminaire mar-
cha par à coups et grâce surtout à la ténacité invincible des
supérieurs qui tinrent tête envers et contre tout. Il ne put
jamais envoyer assez de prêtres pour répondre aux besoins
et il fallut s'adresser ailleurs. Le supérieur adressait des ap-
pels au clergé de France. Ces appels empruntaient diverses
voies; ils se présentaient soit sous forme de lettres aux évê-
ques, soit sous forme d'articles dans les journaux religieux
ou dans les Semaines Religieuses des Diocèses. On en trouve
surtout un grand nombre dans L'Ami de la Religion et du
Roi, le grand périodique catholique qui, après 1830, devint
simplement L'Ami de la Religion. Ces appels paraissaient
généralement en même temps que les Circulaires ministé-
rielles dont nous avons parlé et qui s'adressaient aux évê-
ques. Ces circulaires n'avaient pas d'action sur le clergé
auquel d'ailleurs elles n'étaient pas communiquées, mais
elles avaient pour effet d'empêcher l'opposition des évêques
qui n'osaient pas aller contre les intentions du Gouverne-
ment. Le grand danger était là en effet. Les évêques étaient
trop portés à retenir à tout prix les bons prêtres qui mani-
festaient l'intention de s'en aller, et, au contraire, à faciliter
le départ de ceux qui les gênaient pour une raison ou pour
une autre. On ne saurait le leur reprocher car le bien de leur

LE RECRUTEMENT
227
diocèse devait passer avant tout dans leurs préoccupations.
Mais le résultat n'en était pas moins déplorable pour les co-
lonies. Cela dut se produire assez souvent car le supérieur
s'en plaint au ministère. Il s'en plaint même quelquefois pu-
bliquement. Dans un numéro de l'Ami de la Religion, en
1838, M. Fourdinier fait mettre une note pour demander un
remplaçant au curé de Gorée qui venait de mourir. Il de-
mande un « bon ecclésiastique qui se sentirait du goût pour
cette mission ». Et il ajoute cette réflexion significative :
« Le supérieur du Saint-Esprit espère que Nos Seigneurs les
Evêques sauront respecter la vocation de leurs sujets ! » Il
se plaint aussi à Rome et il demande à la Propagande d'in-
tervenir auprès des chefs des diocèses. Elle le fait d'ailleurs
à plusieurs reprises. Ces appels ne restèrent pas sans résul-
tats car il vint un assez grand nombre de prêtres des divers
diocèses. Il est difficile de donner une statistique bien pré-
cise mais on peut dire qu'en moyenne le clergé se partagea
en deux moitiés, dont l'une venait du Séminaire, l'autre di-
rectement des diocèses.
C'est cette forte proportion qui constituait le danger que
redoutait le supérieur. S'ils avaient été en minorité, ils se
seraient fondus dans l'ensemble. On aurait pu avoir un es-
prit commun, une mentalité uniforme, une manière de faire
identique partout. C'était impossible. Ils arrivaient ayant
déjà une certaine expérience, plus ou moins âgés, ils s'im-
posaient aux jeunes venus du Séminaire. C'est donc leur
propre mentalité qu'ils imposaient, bien loin de prendre celle
des autres. Si encore ils n'en avaient eu qu'une seule, mais
ils venaient de tous les points de la France et ils avaient
souvent des idées disparates. Ils devaient bien passer quel-
que temps au Séminaire avant de partir, mais si peu ! et en-
core ce temps déjà si court, était encore diminué à cause des
besoins urgents qu'il fallait satisfaire. Quand un prêtre de-
mandait à aller aux colonies, le supérieur faisait d'abord une
enquête à son sujet. Cette enquête semble avoir été faite très

228
LE CLERGÉ COLONIAL
sérieusement. On en retrouve encore un certain nombre dans
les archives du Saint-Esprit. Dans certains cas, le supérieur
se plaint que les réponses ne sont pas données en conscience
par les chefs hiérarchiques, soit par bonté d'âme, pour ne
pas nuire à un malheureux, soit pour se débarrasser plus
facilement d'un indésirable. Aussi il ne se contentait pas des
renseignements officiels mais il s'adressait discrètement un
peu de tout côté. Et il finissait toujours, plus ou moins, par
savoir la vérité. De tous ceux qui passèrent par le Séminaire
avant de partir, il y en eut quelques-uns de médiocres, il y
en eut très peu de mauvais. lis devaient passer quelque
temps au Séminaire. Ce temps varia beaucoup. Pour les uns
c'était six mois, pour d'autres, quelques semaines seulement.
Bien qu'insuffisant c'était cependant très utile. On pouvait
compléter les renseignements. On pouvait les examiner et
les suivre de près pendant tout ce temps là. On pouvait es-
sayer de leur faire connaître un peu le genre colonial, et de
leur faire prendre l'esprit de la maison. Cependant, même
ainsi, ce n'était pas l'idéal. Le temps était trop court pour
qu'on put avoir une réelle influence sur eux. Le choix n'était
pas également des meilleurs. A un certain âge, les bons prê-
tres, ont généralement chez eux, des postes honorables aux-
quels ils tiennent. Ils ne se déplacent pas facilement. Sou-
vent ceux qui roulent ainsi ont eu quelque aventure, ou,
même s'ils sont irréprochables, ils sont inconstants et peu
sûrs. Cependant il serait injuste de généraliser. Il arriva par
cette voie là quelques prêtres véritablement excellents : des
hommes éminents, obligés de se retirer à la suite d'un con-
flit politique par exemple, ou d'une difficulté avec l'évêque
ou 1e vicaire général; quelquefois aussi des hommes zélés
qui quittaient leur paroisse pour aller se dévouer aux âmes
abandonnées. Il n'y en eut pas un grand nombre dans ce cas,
mais il y en eut certainement.
Ce qui compliquait parfois l'enquête c'était l'intervention
du Gouvernement, et les recommandations de hauts person-

LE RECRUTEMENT
229
nages. On trouve, aux Archives des Colonies, une foule de
lettres adressées directement au Ministère et provenant de
prêtres demandant du service aux colonies. II faut recon-
naître que le Ministère agit toujours avec une grande
loyauté en ces cas là et envoya toujours toutes ces demandes
au Séminaire, aux tins d'enquête. Mais par le fait même l'en-
quête devenait bien embarrassante, surtout quand la de-
mande était appuyée par des personnages officiels. Par
exemple en 1831, un abbé Gobet qui était allé à la Martini-
que en qualité d'aumônier du 45e de ligne, demande son in-
corporation au clergé colonial. C'est un personnage assez peu
recommandable, intrigant et ambitieux. Le vice-préfet, M. de
Périgny, n'en veut pas. Cependant la demande est transmise

au supérieur fortement appuyée par le gouverneur et aussi
par le Ministre qui soutenait son subordonné. Il était bien

difficile de refuser et, comme il n'y avait en somme aucun
reproche grave à formuler, le supérieur dut accepter l'incor-
poration. D'autres fois, par contre, il était obligé de refuser.
Un certain abbé Pocquet, pour être plus sûr de réussir,
s'était adressé directement à sa Majesté la Reine des Fran-

çais, dans une lettre du 24 mai 1833. Malgré ce très haut pa-
tronage il fallut le refuser parce qu'il avait été remercié par
son évêque pour raison grave. Le 19 août 1849, l'abbé Goig,
curé des Essarts, en Seine-et-Oise écrit au ministre. Il se pro-
pose tout simplement pour être préfet à la Martinique ou à
la Guadeloupe, et il déclare qu'il remplira cet emploi avec

zèle et patriotisme. Celui-là encore, malgré sa bonne opinion
de lui-même, dut être refusé. Non seulement il ne partit pas
comme préfet, mais il ne fut même pas admis comme simple
curé. Toutefois le supérieur était assez gêné pour refuser ces
demandes qui arrivaient ainsi par le Ministère. Le P. Li-

bermann, dans un rapport à M. de Falloux, écrivait le 14 oc-
tobre 1849 : « Il est impossible que le ministre continue de
garder le droit d'envoyer des prêtres simplement en priant

le supérieur du Saint-Esprit de se procurer des renseigne-

230
LE CLERGÉ COLONIAL
ments, parce que cela met le supérieur dans une situation
fausse. Il faut qu'il ait l'entière liberté d'accepter ou de re-
fuser et non pas de donner des renseignements. » En effet,
par le fait même qu'il avait fourni les renseignements il
était considéré comme responsable de l'acceptation bien
qu'elle ne vînt pas de lui. Il est vrai qu'on tenait toujours
le plus grand compte de son avis, et que les cas où l'on crut
devoir passer par-dessus furent très rares.
Mais ce qui était plus grave encore, c'était que certains
prêtres partaient pour les colonies sans aucune autorisation
de personne, ni du supérieur, ni du Ministère, Ils arrivaient
là, un beau jour, et se mettaient à la disposition du préfet.
Ce dernier n'avait aucun moyen d'investigation. Ces prêtres
étaient naturellement suspects car, enfin, pourquoi cette ar-
rivée mystérieuse, sans références et sans autorisation ?
Est-ce que cela ne cachait pas précisément des raisons peu
avouables ? Le préfet prenait le parti de s'adresser au mal-
heureux supérieur qui se voyait là encore, obligé d'endosser
la responsabilité d'une affaire dans laquelle il n'était pour
rien. Il se procurait péniblement des renseignements et,
quand il les avait trouvés, il était trop tard. En effet, cela
demandait beaucoup de temps, auquel il fallait ajouter le
temps nécessaire pour la poste par mer, c'est-à-dire, plu-
sieurs mois. Pendant tout ce temps là la tentation était
grande pour les préfets, harcelés par tant de besoins pres-
sants, de donner les pouvoirs en attendant. Et cela finissait
toujours ainsi. Et, quand les renseignements arrivaient, s'ils
étaient mauvais il était bien difficile de revenir sur ce qui
était fait. D'autant plus que souvent ces prêtres, d'une ap-
parence irréprochable et beaux parleurs, se faisaient des
amis dans la population et ces amis se constituaient leurs
défenseurs. Et ils devenaient intangibles quand ces amis
faisaient partie du inonde officiel. Dans la lettre citée plus
haut, le P. Libermann ajoute : « Ces prêtres étrangers qui
vont aux colonies sans mandat, se mettent bien avec les au-

LE RECRUTEMENT
231
torités civiles. Et le préfet, vu sa soumission à l'égard de
l'autorité civile, est obligé bon gré, mal gré, de leur donner
les pouvoirs. » Vers 1828, l'abbé Brizard à la Guadeloupe,
avait reçu deux prêtres dans ces conditions sans leur deman-
der ni exeat, ni celebret. Quelques années plus tard, M. La-
combe, son successeur, fit de même pour deux autres. Sans
doute ils s'adressaient toujours au Séminaire après coup
pour faire régulariser la situation. C'était nécessaire puis-
que, s'ils voulaient qu'ils pussent toucher un traitement, il
fallait qu'ils les fissent mettre sur le cadre, ce que le Minis-
tère ne faisait que sur l'avis du supérieur. Mais il était bien
difficile, à moins de raisons excessivement graves, de ne pas
y inscrire un prêtre qui était déjà en fonction depuis de
longs mois. Le supérieur comme le ministre avaient la main
forcée. Il y avait là un danger de recevoir des indignes dont
on ne pouvait plus se débarrasser.
Un autre danger encore, étaient les tournées de recrute-
ment que certains préfets se mettaient en tête de faire à cer-
tains moments. Par exemple M. Carrand, de la Martinique,
revint dans ce but en 1825 et il passa dans un grand nombre
de diocèses. M. de Solages fit de même avant de partir pour
l'île Bourbon. En 1837, M. Castelli, de la Martinique, fit une
tournée également. Ils n'obtinrent d'ailleurs que très peu de
prêtres : deux ou trois chacun tout au plus. Mais ces inter-
ventions étaient malheureuses, car ils n'avaient aucun
moyen de contrôle et, en passant si vite, ils ne pouvaient
faire aucune enquête. Ils devaient se contenter des quelques
renseignements qu'ils pouvaient obtenir de vive voix. Les prê-
tres qu'ils emmenaient ainsi au pied levé, n'étaient pas tou-
jours les meilleurs. D'autre part, pour les faire partir ainsi,
ils étaient souvent obligés de leur faire des promesses. Ces
promesses, une fois qu'ils étaient arrivés, il fallait les tenir,
et cela mécontentait les autres. Le 8 avril 1833, l'abbé
O'Reilly écrivit à M. Fourdinier qu'on accuse à Saint-Denis
M. de Solages : « d'avoir donné les meilleures places à des

232
LE CLERGÉ COLONIAL
missionnaires qu'il avait ramassés dans les rues de Paris ! »
C'était exagéré évidemment mais cela montre bien l'animo-
sité des anciens contre ces arrivées autres que la voie nor-
male. Là encore le supérieur devait intervenir puisque sans
lui il n'y avait pas d'inscription possible au cadre. Mais son
rôle était presque nul car il lui était bien difficile de refuser
un prêtre qui avait été accepté par le préfet.

Parmi les prêtres qui se trouvaient aux colonies sans l'in-
tervention du supérieur du Saint-Esprit, il faut encore citer
un petit nombre de moines étrangers. Il faut les distinguer
des moines français qui restaient des Ordres disparus, et
dont nous avons déjà parlé. C'étaient des moines espagnols
ou de race espagnole qui se trouvaient dans les colonies, qui
se soulevèrent contre l'Espagne de 1820 à 1830. Plusieurs du-

rent quitter le pays à cause des dissenssions politiques. Ils
se réfugièrent dans les colonies voisines soit anglaises soit
françaises. Comme on manquait de prêtres on les accueillit

volontiers. Ils furent toujours trop peu nombreux pour
exercer une influence. C'étaient d'ailleurs d'excellents prê-
tres et on n'entendit jamais un mot de plainte à leur sujet.

Ils parlaient difficilement la langue, mais réussissaient à se
faire comprendre, et rendirent de précieux services. Combien
y en eut-il au juste ? On ne le sait pas exactement. Ils
n'étaient pas toujours portés sur les listes. Le nombre ne
semble pas avoir dépassé une dizaine en tout dans les deux

îles. Dans les notes ministérielles de 1829, signées du préfet
Lacombe et du gouverneur Amiral des Rotours, on voit qu'il
y en avait, à ce moment-là, trois à la Guadeloupe.
Enfin, une dernière question se pose au sujet du recrute-
ment. Pourquoi n'essaya-t-on pas de créer un clergé local
ou indigène comme on le fait dans les missions d'aujour-
d'hui ? Déjà en 1825, l'évêque de Bayonne, répondant à la

circulaire de l'évêque d'Hermopolis, écrivait en
post-
scriptum à sa lettre : « Y aurait-il une possibilité d'envoyer
des sujets des colonies en Europe pour en faire des ecclé-


LE RECRUTEMENT
233
siastiques, ou de les former dans le pays ? » C'eût été, en
effet, un bon moyen de remédier à la pénurie du clergé.
Malheureusement ce moyen était impraticable. Comment les
prêtres réduits à un si petit nombre, et ne suffisant qu'à
grand peine a leur tâche journalière, eussent-ils pu s'occuper
de cette autre tâche si délicate et si absorbante du recrute-
ment sacerdotal ? On voit que l'évêque de Bayonne, comme
beaucoup d'autres, n'étaient en rien au courant de la situa-
tion. Où et comment aurait-on pu former des prêtres sur
place ? Dans quels bâtiments et avec quels professeurs ?
Par qui les faire ordonner, puisqu'il n'y avait d'évêque nulle
part ? Qui aurait pris la responsabilité de l'appel aux ordres
puisque les préfets n'avaient qu'une juridiction déléguée et
très limitée ? Ce sont là tout autant d'impossibilités qui se
seraient opposées à toute entreprise de ce genre. Il faut dire
d'ailleurs que personne n'y songea jamais. Il fallait habiter
à des milliers de lieues pour en avoir l'idée.
Ce qui était moins impossible c'était de choisir dans les
familles chrétiennes des enfants à envoyer en France en vue
du sacerdoce. Là encore il y avait de très grosses difficultés.
Pour s'en occuper il fallait des loisirs, il fallait un certain
savoir faire et des habitudes acquises. Il fallait savoir dis-
cerner les vocations et surtout les cultiver. Tout cela ne s'im-
provise pas. D'autre part, en France, où les envoyer ?
M. Bertout n'avait jamais réussi à mettre sérieusement sur
pied son petit séminaire. Il fallait donc les mettres d'abord
dans des collèges pour les préparer au grand Séminaire. De
là, des frais considérables et aussi le danger de voir dispa-
raître la vocation. Comme il n'y avait aucune organisation
pour venir en aide aux enfants pauvres, la vocation devait
donc être réservée aux familles riches. Mais là des obstacles
spéciaux se dressaient. Il était vraiment dur pour un jeune
homme habitué à la vie large, facile, indépendante, des gran-
des habitations créoles, d'y renoncer pour la vie austère des
Séminaires, et plus tard pour la situation si aléatoire des

234
LE CLERGÉ COLONIAL
prêtres coloniaux. Se heurtant à tant de difficultés accumu-
lées, on comprend que les prêtres aient mis peu de zèle à
trouver des vocations et on s'explique qu'il y en ait eu si
peu. Ils n'y renoncèrent pas complètement cependant et on
peut en citer quelques-unes, toutes sorties des grandes fa-
milles créoles, dont la situation de fortune permettait de
supporter les frais considérables de l'instruction et de l'édu-
cation nécessaires. On peut citer d'abord l'abbé Taillevis de
Périgny dont nous avons déjà parlé. Une autre vocation de la
Martinique fut celle du jeune de la Villejégu, qui vint faire
ses études en France et y devint prêtre. Il revint dans son
pays exercer le saint ministère. Une autre vocation encore
fut celle du jeune Ozier-Bellevue en 1838. Elle avait été dé-
couverte par un curé de la Martinique qui recommande
chaudement ce jeune homme à M. Fourdinier, en le donnant
comme rempli de piété et de bonnes qualités. Il ne semble
pas avoir persévéré car on ne retrouve plus son nom dans
les listes subséquentes. Il y eut encore deux frères, les abbés
Basiège. A Bourbon on cite également quelques vocations
créoles. La plus célèbre fut celle de l'abbé Levavasseur, qui
entra d'abord dans la petite société de M. Libermann, et
plus tard, dans celle du Saint-Esprit dont il devint supérieur
général. Il y eut aussi l'abbé de Juigné, qui ayant fini son
éducation cléricale fut ordonné prêtre en 1830, ët partit avec
M. de Solages. Il fut nommé vicaire à Saint-Denis. C'était un
homme de valeur sur lequel on pouvait fonder les plus belles
espérances. Malheureusement il fut emporté presque tout
de suite par une méningite en 1832. Il y eut aussi quelques
vocations du même genre à la Guadeloupe, mais on voit
qu'au total cela fait un bien petit nombre. Le secours ap-
porté au clergé peut être considéré comme insignifiant. Le
recrutement par les familles créoles ne commença sérieuse-
ment qu'après l'institution des évêchés. Jusque là il peut être
considéré comme pratiquement inexistant.
Il y eut deux tentatives de recrutement indigène au Séné-

LE RECRUTEMENT
235
gal mais qui ne donnèrent pas grand résultat non plus. La
première, celle de l'abbé Baradère, échoua complètement, la
seconde n'échoua pas puisqu'elle donna trois prêtres mais
elle n'obtint pas tous les résultats qu'on aurait pu en at-
tendre.

Celle de l'abbé Baradère est bien la chose la plus extraor-
dinaire qu'on puisse imaginer. L'excellent homme était ar-
rivé au Sénégal en 1820, la tête toute farcie d'utopies extra-
vagantes. Il avait à s'occuper surtout de la population blan-
che et de couleur de Saint-Louis. C'était à peu de chose près

le même genre de ministère que dans les autres colonies, aux
Antilles ou à Cayenne. Il s'en occupa d'ailleurs avec zèle et
obtint, nous l'avons vu, de consolants résultats. Mais, en
même temps, il se mit en tête de procéder à l'évangélisation

des sauvages de l'intérieur. Et il voulait y procéder à sa fa-
çon, qui était vraiment peu commune, c'est-à-dire avec un
clergé vivant à la façon des sauvages. C'était croyait-il le seul
moyen de les atteindre. Il songea donc à constituer un
groupe de prêtres blancs qui auraient consenti à quitter les
habits européens, à se vêtir d'un pagne, à marcher pieds nus,
à coucher sur des nattes, et à manger des racines. Il expose
sa théorie froidement, sans en soupçonner le ridicule. 11 ne

voit pas que de tels prêtres, loin d'exercer aucune action au-
raient été méprisés par tous, et que d'ailleurs les maladies
tropicales les auraient rapidement fait disparaître. Il va sans
dire qu'il ne trouva pas un seul adepte. Il modifia alors sa
théorie et déclara que les noirs ne pouvaient être évangéli-
sés que par des noirs, mais par des noirs vivant comme les
sauvages. Repoussant donc les noirs de Saint-Louis qu'il

juge trop civilisés, il veut fonder un séminaire, où les jeunes
gens, en pagne et pieds nus, mangeront du couscous et vi-
vront comme leurs congénères. Il compte aller les faire or-

donner par les évêques portugais du Cap Vert, après quoi
ils continueront le même genre de vie. Il faut supposer ce-
pendant qu'il leur eût permis un autre costume pour le jour


236
LE CLERGÉ COLONIAL
de l'ordination et plus tard pour les cérémonies liturgiques
de leur ministère. Il n'en eut pas l'occasion d'ailleurs car cet
étrange séminaire ne connut même pas un commencement
d'exécution. Baradère ne se découragea pas cependant. Il
résolut de chercher des prêtres noirs, tout faits. Il en trouva
un au Cap Vert. On ne dit pas dans quel costume mais il est
vraisemblable qu'il portait les mêmes habits que les blancs.
Baradère consentit à cette entaille à sa doctrine et il écrivait
à M. Bertout le 3 mars 1821 : « Je vous demande des pou-
voirs pour un prêtre noir des îles du Cap Vert; si je viens à
abandonner l'île je serai bien aise de me donner de suite un
successeur. » Voit-on un noir portugais préfet du Sénégal,
ayant des relations avec la population si exigeante et si diffi-
cile, avec l'Administration, avec le ministre ? Pourtant Ba-
radère était persuadé que c'était une très bonne idée et pour
mieux la réaliser il refusait les prêtres européens qu'on vou-
lait lui donner, comptant par là maintenir le champ libre. Il
écrivait à l'abbé Mussot, de la même région que lui, qui lui
offrait de venir le rejoindre, pour le détourner de son projet.
Il refusa un prêtre que la Mère Javouhay lui proposait pour
parer à un accident toujours possible. Il tenait mordicus à
sa chimère et lorsqu'il s'aperçut qu'elle était irréalisable, il
se retira le 22 juin 1822.
Une autre tentative qui réussit, celle-là, fut celle qui fut
faite par la Mère Javouhay. Elle envoya trois jeunes noirs
sénégalais en France, pour faire leurs études et recevoir le
sacerdoce. Ils firent leurs classes secondaires dans une mai-
son installée dans ce but par les Sœurs de Saint-Joseph dans
le midi de la France. Ils firent leur théologie au Séminaire
colonial et reçurent la prêtrise en 1841. C'étaient les abbés
Moussa, Boilat et Fridoil. Pendant tout le temps de leur sé-
jour en France, on en fait universellement le plus grand
éloge. Ils étaient vraiment intelligents et d'une piété sincère.
On ne semble pas avoir jamais rien eu à leur reprocher. Le
Gouvernement s'y intéressait vivement. Non seulement il

LE RECRUTEMENT
237
payait leur pension comme pour les autres, mais encore il
leur versait des subsides pour leurs vacances. Ils retournè-

rent dans leur pays en 1842. Ils semblèrent réussir d'abord
très bien dans leur ministère, puis, très vite, les choses com-
mencèrent à se gâter. Les appréciations données par le pré-
fet, par le Gouverneur, même par certains colons, sont ex-
cessivement sévères, et le deviennent de plus en plus. A les

en croire ces trois prêtres étaient insupportables : brouillés
entre eux, brouillés avec le préfet, brouillés avec l'adminis-

tration et la population, ils mettaient le désordre partout. Ils
manquaient de tenue, de dignité, tout
en
étant dévorés
d'ambition, cherchant à se créer des partis, parmi les fidèles.
Les bruits les plus fâcheux couraient sur leur compte au
point de vue moral. L'abbé Moussa, en particulier, était

accusé de mener une vie très peu sacerdotale, de se
mêler aux danses des nègres, de baptiser à tort et à tra-
vers sans préparation, de recevoir n'importe qui à la table
sainte, même des concubinaires, etc..., etc... Le gouverneur
Baudin écrivait de lui au ministre : « L'abbé Moussa re-
tourne tout doucement à la vie sauvage ». Pour les deux

autres on est généralement moins sévère. Pourtant le même
gouverneur Baudin, écrit encore en parlant de tous les trois :

« La conduite et les actes de ces prêtres n'ont jamais été
convenables. On leur reproche même à tous des actions qui
seraient fort blâmables dans toutes les conditions sociales. »
Que faut-il croire ? Quand on a en main les nombreuses
lettres envoyées par ces jeunes abbés au Séminaire, on hésite
un peu. Elles donnent un son de cloche entièrement diffé-
rent. On voit bien qu'ils ont des torts mais on a aussi l'im-
pression qu'on est injuste envers eux et qu'on ne sait pas
les comprendre. D'autre part toutes les lettres administra-
tives ne rendent pas exactement le même son non plus. Il y a

des gouverneurs qui sans prendre ouvertement leur parti
donnent cependant une note plus favorable. Les lettres du

préfet, l'abbé Maynard, sont quelquefois un peu contradic-

238
LE CLERGÉ COLONIAL
toires. Il est de bonne foi parce qu'il ne s'en rend pas compte,
il ecrit ses lettres à des périodes différentes et suit l'impres-
sion du moment. Quand il a à se plaindre il est très sévère,
quand il est satisfait il devient bienveillant. C'est bien hu-
main et nous en sommes tous là, mais ce n'est pas fait pour
faciliter la connaissance de la vérité. En résumé il semble
qu'il y ait vraiment eu des reproches graves à faire à ces
trois prêtres, mais qu'on a bien exagéré et qu'on leur a sur-
tout fait un procès de tendance.
Il faut ajouter, en outre, qu'ils n'étaient pas responsables
de ce qui est arrivé. Ils furent surtout victimes des circons-
tances et de la situation. Ils avaient reçu une excellente for-
mation, ils arrivaient remplis de bonne volonté et certaine-
ment décidés à bien faire. S'ils s'étaient trouvés, en arrivant,
englobés dans des cadres stables, avec une discipline rigou-
reuse, et surtout quelqu'un pour les former, ils auraient pu
parfaitement bien réussir. Mais rien n'était organisé. Ils fu-
rent dès le commencement livrés à leur propre inspiration.
Le préfet au lieu de les prendre avec lui, les laisse s'instal-
ler ensemble. Ils ne savaient tenir ni leurs comptes, ni leur
ménage, ni leurs personnes. Cela se comprend, ils avaient
toujours vécu dans de grosses communautés où ils n'avaient
à s'occuper de rien. Il leur aurait fallu une direction prati-
que. Il en est de même pour le ministère : on aurait dû les
former. Peut-être ne se seraient-ils pas laissé faire, mais en-
fin on pouvait essayer. Le préfet, homme excellent par ail-
leurs, semble s'en être désintéressé. Il se contentait de se
plaindre amèrement de tout côté, au supérieur, au ministre,
au gouverneur, quand les choses n'allaient pas. Les malheu-
reux, se sentant en butte aux suspicions, découragés, aigris,
finirent par laisser tout aller, et à faire une opposition ou-
verte. L'Administration dût finalement demander leur rap-
pel à tous trois. Mais la preuve qu'ils auraient pu réussir
s'ils s'étaient trouvés en d'autres circonstances, c'est que
l'abbé Boilat, une fois qu'il fut encadré dans un diocèse nor-

LE RECRUTEMENT
239
malement organisé, fournit une magnifique carrière sacer-
dotale de près de cinquante ans. Il fut d'abord nommé vi-
caire à Dampmart, en Seine-et-Marne en 1853. Puis il fut
nommé curé de Nantouillet, où il resta 33 ans, c'est-à-dire
jusqu'à sa mort. Il mourut en 1901, âgé de 88 ans, très
estimé de tous ses paroissiens qui n'avaient que des éloges
à lui donner. Il en est de même de l'abbé Fridoil. Il avait
conquis tout de suite la sympathie de l'abbé Guyard, le pré-
fet qui avait remplacé l'abbé Maynard. Ce dernier reproche
à Fridoil d'être un ambitieux qui lui faisait une opposition
sournoise pour arriver à le remplacer. M. Guyard, au con-
traire, ne tarit pas d'éloges sur son compte. Il avait en effet
pas mal de prétention, mais par ailleurs, il avait de grandes
qualités et un réel talent. Il mourut en mer, dans un nau-
frage, pendant un voyage en France, où il avait accompagné
l'abbé Guyard. Le seul qui eût été sérieusement sujet à cau-
tion, était l'abbé Moussa. Il avait été abandonné tout seul à
Gorée, sans contrôle et sans direction. Il était presque iné-
vitable qu'il fit quelque faux pas. Lorsqu'il eut été expulsé
du Sénégal par l'Administration, il se retira à Haïti où il
mourut curé de Port-de-Prince. L'idée d'un clergé indigène
au Sénégal était donc excellente en soi et parfaitement con-
forme aux intentions de l'Eglise. La preuve c'est qu'elle
s'est réalisée depuis dans de nombreuses missions et au Sé-
négal même. Mais il aurait fallu une organisation stable
pour les encadrer dès leur arrivée. C'est cette organisation
qui a manqué. Ce n'était la faute de personne car on ne voit
pas bien, vu les circonstances, qui aurait pu l'établir et com-
ment. Il faut dire tout simplement que l'heure n'était pas
venue.
Malgré toutes ces difficultés que nous venons de voir, dif-
ficultés surgies de partout à la fois, même de là où on les
aurait le moins attendues, malgré les maladies, les morts, les
départs inopinés, malgré l'hostilité du monde officiel contre
le Séminaire, malgré l'indifférence et la mauvaise volonté des

240
LE CLERGÉ COLONIAL
administrations diocésaines, MM. Bertout et Fourdinier arri-
vèrent, envers et contre tout à créer de toute pièce un clergé

colonial. Ils avaient trouvé les colonies en 1816 avec 29 prê-
tres exactement. En 1845, l'année de la mort de M. Fourdi-

nier, il y en avait 145. Et en 1849, au moment de la fonda-
tion des évêchés, il y en avait 188. On ne sait ce qu'il faut le
plus admirer, ou de leur invincible ténacité, ou de leur ad-
mirable patience pour tenir tête à tant d'obstacles réunis.

CHAPITRE XI
ESSAIS DE TRANSFORMATION
DE L'ŒUVRE DU SAINT-ESPRIT
Le recrutement comme nous venons de le voir, donna
malgré les innombrables obstacles qui s'opposaient à son
développement normal, des résultats satisfaisants. Les co-
lonies furent véritablement dotées d'un clergé alors qu'en
1816 elles en étaient complètement dépourvues. Mais on ne
trouvait pas cela suffisant. Et, de toute part, les reproches
pleuvaient sur le clergé colonial et sur le Séminaire qui
l'avait fourni. Ce clergé n'était pas suffisant en nombre, et
surtout, n'était pas à la hauteur de sa tâche. On reprochait
surtout à l'organisation centrale de ce clergé, c'est-à-dire en
somme à l'œuvre même du Saint-Esprit, de n'être pas adap-
tée aux nécessités coloniales, et on proposait sans hésiter
des remèdes et des transformations toutes plus radicales les
unes que les autres. Nous reviendrons sur les accusations
portées contre le clergé colonial et nous en examinerons le
bien fondé ou l'exagération. Pour le moment bornons-nous
au Séminaire et à son organisation centrale. Il est intéressant
de l'examiner de près et il est facile de se rendre compte
qu'il était très bien adapté à son but et que s'il n'obtint pas
16

242
LE CLERGÉ COLONIAL
tout le succès désirable c'était dû beaucoup moins à son in-
suffisance qu'aux difficultés extrinsèques suscitées à son
action.

Le système n'est certainement pas parfait. Les supérieurs
du Saint-Esprit sont les premiers à le reconnaître et à s'en
plaindre. Le défaut principal était précisément qu'ils
n'avaient pas en main l'autorité qui eût été nécessaire pour
maintenir la cohésion dans une œuvre aussi dispersée et
aussi disparate que celle qui leur était confiée. Il serait pa-
radoxal de les en rendre responsables car ils ne cessèrent de
multiplier les efforts pour y remédier. Nous en avons parlé
déja assez longuement. Le supérieur n'a réellement aucune
autorité en dehors de son séminaire, et on commettait une

véritable injustice en lui faisant des reproches sur la con-
duite des prêtres qu'il avait envoyés. En quoi, le supérieur
d'un grand séminaire de France pourrait-il être rendu res-
ponsable de tout le clergé d'un diocèse? Même s'il l'a formé

tout entier, et pendant de longues années, on sait que de mul-
tiples causes interviennent pour modifier les effets de sa for-
mation. On se rend compte qu'il n'a plus aucune action sur
sa conduite ultérieure. Ainsi en était-il du supérieur du
Saint-Esprit. Et à bien plus forte raison, car un supérieur
de séminaire diocèsain, reste sur place; il peut revoir fré-
quemment ses anciens élèves et leur donner des avis; il fait
partie des conseils de l'évêché et peut intervenir dans les
placements. Tandis que rien de tout cela ne se réalise pour
le supérieur du Séminaire colonial. Il n'a plus que des rela-

tions lointaines avec ses élèves qui dépendent de supérieurs
très différents les uns des autres; il n'a aucune part à leurs
placements et déplacements. En d'autres termes, ils lui
échappent totalement. A plus forte raison en est-il ainsi de
ceux qui n'ont fait que passer par le Séminaire ou qui ont
été inscrits au cadre des colonies sur sa simple intervention.
La Propagande lui fait dire qu'il devrait garder plus long-
temps chez lui les prêtres qui partent aux colonies dans ces


ESSAIS DE TRANSFORMATION DE L'ŒUVRE DU SAINT-ESPRIT 243
SAINT-PIERRE-ET-MIQUELON

241
LE CLERGÉ COLONIAL
conditions, et cela afin de les former et de garder plus tard
sur eux une certaine influence. Comme le répond justement
M. Fourdinier, cette influence ne répond à rien de pratique :
« L'expérience nous a prouvé que, ne devant pas faire partie
de notre Congrégation et n'étant pas soumis aux exercices
d'un noviciat, un long séjour ici, leur est plus nuisible
qu'utile, parce que n'ayant pas d'occupations fixes et réglées,
ils s'ennuient, cherchent à courir dans Paris et à se faire des
connaissances. » Quelques années plus tard, M. Legay écrit
dans le même sens pour souligner la situation anormale qui
lui est faite : « Le Gouvernement français, dit-il, considère le
supérieur comme un délégué de la Propagande, et il ne fait
jamais rien sans lui transmettre un avis ou une communica-
tion. Il lui fait passer toutes les décisions, toutes les délibé-
rations, etc.. et il s'irrite quand il voit que, en fait, le supé-
rieur ne peut rien faire de lui-même et qu'il a les mains
liées. »
Le Gouvernement aurait voulu avoir affaire à un vrai su-
périeur de congrégation, dont l'autorité aurait été incontes-
tée non seulement sur les prêtres mais même sur les préfets,
et sur l'ensemble de l'œuvre coloniale. Nous avons déjà vu
que ce n'était pas possible. Or, c'était de cette conception
fausse que venait la plupart des critiques formulées par le
Gouvernement. Ils trouvaient que les prêtres envoyés par le
Saint-Esprit manquaient de cohésion et qu'il n'y avait pas
assez d'autorité parmi eux. Dans un Mémoire de 1843, le duc
de Broglie écrivait : « L'organisation du clergé colonial,
manque de nerfs, d'unité d'action..., réorganiser le clergé co-
lonial, le reconstituer, voilà le grand point et l'affaire pres-
sante, voilà le vrai moyen d'action sur la race noire... » Le
Nonce écrivait à la Propagande, le 22 janvier 1845, proba-
blement à la suite d'un entretien avec le ministre : « Je ne
puis cacher que, bien que les quelques sujets qui composent
cette congrégation soient des ecclésiastiques irrépréhensi-
bles, elle a néanmoins perdu l'estime et la confiance non seu-

ESSAIS DE TRANSFORMATION DE L'ŒUVRE DU SAINT-ESPRIT
2-15
lment de l'épiscopat mais encore du gouvernement... de
sorte que je crois qu'il sera bien difficile et presque impos-
sible de pouvoir la réorganiser. » C'était une vraie condam-
nation à mort et qui venait du Gouvernement, c'est-à-dire de
ceux-là même qui avaient le plus contribué à créer la dite
organisation.
Malheureusement il se produisit en même temps, et de
aivers côtés, des attaques dans le même sens, qui vinrent
renforcer la mauvaise opinion de la nonciature et du gouver-
nement. Il y eut un conflit entre la petite société et un de ses
membres M. Hardy. Ces choses là sont courantes et n'ont pas
grande importance en temps ordinaire. Mais dans les cir-
constances que l'on traversait, elle eut des effets désastrux.
M. Hardy était un homme impossible, tout le monde le re-
connaissait; il n'avait jamais pu s'entendre avec personne
ni
la Guyane où il avait exercé le ministère, ni au Sémi-
naire où il était professeur. Forcément il était brouillé avec
le supérieur à qui il incombait de le mettre à la raison. Il ne
semDle pas qu'on ait tenu assez compte de toutes ces cir-
constances. L'attaque violente qu'il envoya à la Nonciature
fut renvoyée à la Propagande. Le Nonce semble prendre son
parti tout en reconnaissant qu'il n'est pas fait pour vivre en
communauté. Il s'appuie plus ou moins sur ce rapport pour
condamner davantage encore l'organisation du Séminaire.
Cette attaque coincidait avec d'autres attaques provenant de
quelques préfets apostoliques, MM. Castelli, Dugoujon, Pon-
celet. Tout cela contribuait à augmenter l'atmosphère de mé-
fiance et d'hostilité contre le Séminaire qui, dans cette passe
difficile, aurait eu besoin au contraire d'être soutenu et en-
couragé. Et l'Œuvre aurait probablement sombré si la Pro-
vidence n'y avait mis la main de la façon la plus imprévue
comme nous le verrons. Ces attaques en soi ne signifiaient
rien.
MM.
Hardy
et
Castelli
étaient
des
détra-
qués, de l'avis de tous, même du Gouvernement. M. Dugou-
jon était un exalté, aigri et haineux. Seul, M. Poncelet était

246
LE CLERGÉ COLONIAL
un homme sérieux qui méritait d'être pris en considération.
Mais il avait eu des difficultés personnelles avec M. Fourdi-
nier qui avait pris la défense de certains prêtres frappés par
lui, et cela explique son animosité. D'ailleurs toutes revien-
nent à peu près au même : on se plaint du manque d'ordre
de discipline, d'autorité. Mais on n'a pas l'air de voir com-
bien il est à la fois absurde et injuste d'en rendre responsa-
ble le supérieur qui est le premier à en souffrir et qui a es-
sayé de toutes les manières, sans avoir pu y réussir, de faire
cesser cet état de choses.

Le Gouvernement lui-même ne semble pas s'apercevoir
que c'est lui le grand responsable de tout ce qu'il reproche.
Autant il était favorable avant 1830, autant depuis lors il a
accumulé les témoignages de défiance et d'hostilité et il con-
tribuait par là à diminuer encore l'autorité qu'il prétendait
insuffisante. La Révolution de 1830 porta au Séminaire un
coup terrible. S'il ne disparut pas, c'est uniquement grâce à
l'énergie et au désintéressement admirables des deux supé-
rieurs de ces temps troublés. Déjà on avait obtenu les meil-
leurs résultats. Ils avaient envoyé aux colonies un grand
nombre de prêtres dont beaucoup vraiment très bons. Le
bien se faisait partout sans arrêt. Les exercices du Jubilé
venaient de se donner à la Martinique et à la Guadeloupe,
tout le monde se réjouissait. On commençait à s'occuper
plus sérieusement des nègres esclaves. On paraissait assuré
désormais d'un recrutement sérieux pour le clergé. Le grand
Séminaire était rempli. Le petit Séminaire marchait bien et

assurait à l'autre chaque année un nombre suffisant de re-
crues bien choisies. Par là le clergé allait arriver peu à peu
à l'homogénéité qui lui manquait. L'influence du supérieur

allait se faire sentir davantage sur des sujets dont la majo-
rité serait sortie de son établissement. Bien que sans autorité
officielle, il aurait sur eux une sorte d'autorité morale,
comme le désirait la Propagande. Tout était donc à la con-
fiance et à l'espoir. Et voilà que tout d'un coup tout se trouve


ESSAIS DE TRANSFORMATION DE L'ŒUVRE
DU SAINT-ESPRIT
247
remis en question. Il y a d'abord la question financière qui se
pose d'une façon redoutable. Tout subside est supprimé au
Séminaire, qui doit non seulement renoncer à toute idée de
petit Séminaire, mais diminuer notablement le nombre de
ses élèves du grand Séminaire. Et on ne s'en tient pas là. Le
Gouvernement manifeste clairement l'intention de s'adres-
ser ailleurs pour trouver des prêtres. Ailleurs ? c'est facile
à dire, mais où ? Il ne put trouver absolument personne et
bientôt il fut trop heureux de revenir au Séminaire pour
combler les vides qui se multipliaient. Peu à peu on rétablit
les subventions et les relations reprirent comme par le passé.
Mais un mal immense avait été fait. Par ces tergiversations
on avait brisé la confiance et rien ne marchait plus. Il fallut
de nouveau s'adresser aux diocèses de France et recevoir
précipitamment n'importe qui. La situation qui s'était déjà
sensiblement améliorée, redevint plus précaire que jamais.
Et ceux-là même qui, par leurs hésitations et leurs mala-
dresses, sont la vraie cause de cette situation en rejettent
toute la responsabilité sur le Séminaire qui en est la pre-
mière victime. Ce n'est en effet qu'à l'énergie admirable de
MM. Bertout et Fourdinier que le Séminaire dut de ne pas
périr en la circonstance. Le pauvre M. Bertout, malade,
épuisé par l'âge et le travail, veut continuer coûte que coûte.
II trouva un précieux auxiliaire dans M. Fourdinier, qui ne
l'abandonna pas un instant et qui lui succéda en 1832. En
butte à la calomnie, et aux suspicions de tout genre, ils tien-
nent bon envers et contre tout. Ils diminuent leur train de
maison, ils diminuent considérablement le nombre de leurs
séminaristes. Ils essayent de trouver des ressources dans
les colonies où l'on fait des quêtes pour le Séminaire. Elles
viennent mais lentement et toujours insuffisantes. Alors il
faut faire appel aux diocèses de France. Ils adressèrent plu-
sieurs appels par l'intermédiaire de l'Ami de la Religion.
Tout cela permit de subsister mais à grand peine. Par une
contradiction remarquable, le département de la Marine,

248
LE CLERGÉ COLONIAL
continuait de s'adresser au Séminaire pour avoir des prê-
tres : un peu par habitude et un peu parce qu'il n'en trou-
vait pas ailleurs. Et il insistait sans se rendre compte qu'il

avait lui-même contribué à en épuiser la source. Le manque
de cohésion que le gouvernement reprochait à l'organisation

du Saint-Esprit, aurait pu à bien plus juste titre être re-
proché à ses divers services à lui. Il est vrai que ce qui chan-
geait surtout c'était l'opinion aes ministres qui subissaient
trop directement l'impression des discussions de la Chambre.
Les bureaux, par contre, ne changeaient pas et maintenaient
leur manière de faire. Elle était toujours sympathique au
Séminaire colonial car ces vieux fonctionnaires avaient ap-

pris par l'expérience, qui manquait trop souvent aux minis-
tres, son utilité et même sa nécessité. Toutefois il fallait bien

tenir compte, sur le moment, et en attendant qu'elle change,
de l'opinion ministérielle. De là des à coups et des contra-
dictions qui ne pouvaient que nuire à la bonne marche du
Séminaire. Au fait les ministres ne savaient pas trop ce

qu'ils voulaient. L'un voulait s'adresser aux Lazaristes, l'au-
tre à une autre congrégation, un troisième pensait faire
appel directement aux diocèses et s'imaginait que les prêtres
en masse allaient quitter leurs paroisses pour courir aux co-
lonies. La plupart de ces hommes politiques, arrivés au pou-

voir, n'avaient visiblement aucune pratique non seulement
de "administration ecclésiastique, mais même de l'adminis-
tration tout court. Les vrais fonctionnaires haussaient les
épaules en face de leurs bévues ou de leur naïveté, mais ils
n'osaient rien dire. Quelques-uns cependant paraient en-
dessous les coups qui étaient portés au Séminaire. On n'en
a pas de preuves formelles parce qu'ils évitaient de se com-
promettre, mais on a bien l'impression quand on suit les af-
faires que c'est grâce à eux qu'il n'y eut pas plus de dom-
mage dans les périodes d'hostilité. Ces périodes d'ailleurs

furent toujours très courtes. Nous avons dit que la haute
Administration fut toujours très favorable dans son ensem-

ESSAIS DE TRANSFORMATION DE L'ŒUVRE DU SAINT-ESPRIT
249
ble, aussi bien les ministres que les fonctionnaires. Ce que
nous disons ici n'y contredit pas. Il n'y eut guère que deux

ou trois ministres en tout à être opposés. Malheureusement
c'était suffisant pour porter le trouble dans cette organisa-

tion si fragile du clergé colonial. En 1845, le Ministère re-
vient à son ancien projet de confier toutes les colonies à l'ar-
chevêque de Paris. C'était plus qu'une naïveté, c'était une
utopie malfaisante parce que complètement irréalisable; elle

contribuait cependant à arrêter le recrutement et à enlever
la confiance dans le Séminaire. Elle était irréalisable pour
de multiples raisons mais surtout parce que la Propagande
n'en voulait à aucun prix. La proposition avait déjà été faite
plusieurs fois et plusieurs fois écartée. Les bureaux le sa-

vaient bien mais les ministres l'ignoraient. Ils allèrent même
jusqu'à consulter par circulaire à ce sujet les évêques de
France. La réponse fut unanime dans la réprobation du pro-

jet. Les raisons qui y sont opposées sont généralement cel-
les-ci : tout d'abord l'archevêque de Paris ne pourrait pas
s'occuper sérieusement des colonies alors qu'il y faut des
soins assidus; ensuite il n'aurait jamais assez de prêtres à
cet effet et ce serait encore pire que maintenant; enfin il au-

rait tendance à garder les meilleurs prêtres pour son dio-
cèse et à se débarrasser des autres en les envoyant aux colo-
nies. Le dit projet avait donc tout le monde contre lui et ne

pouvait aboutir en aucune façon. Il n'en renaissait pas
moins périodiquement, au plus grand détriment de la con-
fiance si nécessaire pour l'œuvre du recrutement colonial.
Enl847, nouvelle alerte, venant encore du Gouvernement.
Nous lisons dans une lettre du P. Libermann datée du
26 avril : « L'avenir du Saint-Esprit est bien douteux. Cette
communauté ne pourrait exister que si elle reste chargée des
colonies. Or, la chose est encore problématique. J'ai entendu

exprimer un mot de doute par le Directeur des Colonies.
D'autre part j'ai entendu dire sous main que les Lazaristes
doivent être chargés de cette terrible corvée; car c'est une

250
LE CLERGÉ COLONIAL
véritable corvée que l'œuvre coloniale. » On voit par ces
mots quelle était l'opinion courante dans le clergé au sujet
de l'œuvre coloniale. On était bien loin de la considérer
comme enviable et on se rendait compte des insurmontables
difficultés qu'elle présentait. Aussi tous ceux à qui on l'of-
frait se hâtaient de la refuser. Le Séminaire du Saint-Esprit
seul l'avait acceptée et la conservait malgré tout parce que
c'était son but et sa raison d'être. Les Lazaristes ne pou-
vaient pas matériellement l'accepter, parce qu'ils ne suffi-
saient déjà pas à leurs immenses missions. Ils l'avaient déjà
refusée plusieurs fois et il était oiseux d'y revenir. Aussi
après 1 avoir proposée de tout côté on était bon gré mal gré
obligé de revenir au Séminaire. Le Nonce avait bien compris
la situation car dans la lettre citée plus haut du 22 janvier
1845, il déclare : « Le Séminaire est d'une absolue nécessité
et il ne peut être remplacé par rien. »
Enfin en 1848, une dernière alerte, la plus grave de toutes.
Après la Révolution, le Séminaire a tout le Gouvernement
provisoire contre lui. Carnot, ministre de l'Instruction Pu-
blique et des Cultes fait un rapport à la date du 28 juillet,
adressé au Ministre de la Marine et des Colonies, dans le-
quel il déclare lui aussi qu'il faut trouver autre chose que le
Séminaire colonial, mais quoi ? Il ne le sait pas plus que
les autres : « Vous m'informez que malgré une subvention
annuelle de 50.000 francs et les facilités de tout genre qui
lui ont été accordées, la coopération de cette Institution re-
ligieuse à la transformation coloniale n'a pas été satisfai-
sante... » On voit que le ministre n'est pas au courant. La
subvention a été supprimée assez longtemps pour tout dé-
sorganiser. Et quant aux facilités de tout genre elles ont
consisté surtout en de multiples tracasseries. Il continue :
« Vous vous rappelez qu'en 1846 l'administration des Cultes
a donné son adhésion au projet de confier le service des Co-
lonies à la Congrégation des Lazaristes, et que les négocia-
tions entamées à ce sujet avec le Saint-Siège sont restées

ESSAIS DE TRANSFORMATION DE L'ŒUVRE DU SAINT-ESPRIT
251
sans résultat... » Il semblerait donc d'après cela que des
tractations officielles aient été entamées avec la Cour de

Rome, et que cette dernière refusa de les prendre en consi-
dération. Le rapport dit encore : « Déjà le 31 août 1830, un
de vos prédécesseurs a proposé de retirer au Séminaire la

mission exclusive de fournir des prêtres aux colonies...
mais divers motifs ne permirent pas de donner suite à cette
proposition... » Le ministre oublie de dire que ces divers
motifs étaient tout simplement l'impossibilité de trouver
quelqu'un pour s'en occuper. Enfin il déclare encore ceci r

« Je reconnais que depuis 18 ans, l'état des choses est bien
cnangé. D'une part le personnel du clergé colonial a été

augmenté. Un plus grand nombre d'indigènes a été appelé à
profiter des bienfaits de l'instruction et des lumières du
christianisme... » Il y a là une contradiction. Si la situation
est changée, à qui le doit-on surtout, sinon au Séminaire
colonial, puisque presque tout dépendait de lui ? Pourquoi
dire alors que « sa coopération n'a pas été satisfaisante ? »
Mais on se rend compte combien cette animosité qui se fai-

sait jour périodiquement nuisait à la stabilité de l'Œuvre
coloniale et à son développement. Et on reconnaît davantage
le mérite des supérieurs qui tinrent bon quand même : ils

n'avaient rien à y gagner personnellement que des avanies,
mais c'était leur œuvre et ils vivaient pour elle, en sentant
plus que tout autre l'absolue nécessité.
Toutefois ils se rendaient bien compte eux aussi des dé-
fectuosités de l'organisation et surtout de la fausseté de leur
situation personnelle. Une responsabilité morale de cette

envergure, s'étendant à toutes les colonies, et n'étant étayée
par aucune autorité réelle, constituait un vrai paradoxe.
Elle contribuait à leur faire attribuer des erreurs et des fau-
tes dans lesquelles ils n'étaient pour rien. Nous avons déjà
vu au chapitre II les efforts qu'ils avaient fait pour se faire
reconnaître une autorité sur l'ensemble du clergé colonial,
sans jamais avoir pu y arriver. Corrélativement avec l'ex-


252
LE CLERGÉ COLONIAL
tension de leur pouvoir, les supérieurs sollicitaient aussi
l'extension de leur congrégation elle-même. Ils en sentaient
la nécessité pour la vitalité de l'œuvre entreprise et surtout
pour sa durée. Ils pensaient à une extension à la fois en droit
et en fait : en droit par le renforcement de l'autorité, en fait
par l'agrégation de la plupart des membres du clergé colo-
nial. La Propagande qui n'avait pas voulu entendre parler
de l'extension des pouvoirs ecclésiastiques du supérieur,
était au contraire entièrement favorable à une réorganisation
de son œuvre avec une extension de ses pouvoirs intérieurs.
Lue ne ménagea pas ses encouragements.
Ce projet remonte à l'origine même du rétablissement de
la Congrégation et du Séminaire. Et il n'est en somme que la
mise en œuvre des principes déjà posés avant la Révolution.
Il est exposé tout au long dans un rapport de l'abbé Perrin
au ministre Portalis, daté de novembre 1807. A ce moment-
là rien n'existait encore et il s'agissait de savoir sur quelles
bases M. Bertout rétablirait l'œuvre disparue. L'abbé Perrin
avait été proposé par M. Bertout et accepté par le ministère
comme préfet apostolique de toutes les Iles du Vent. C'est
avant de partir pour sa mission qu'il présente ses proposi-
tions. Or c'était un ancien élève du Séminaire, il y avait fait
toute son éducation. C'est donc dans l'enseignement qu'il y
avait reçu et dans l'organisation dont il avait été témoin
qu'il puise les données qu'il développe. Il dut certainement
être d'accord avec M. Bertout, peut-être même agissait-il
comme son représentant bien que son nom ne soit pas pro-
noncé. Il était difficile en effet de le mettre en avant, car la
Congrégation qui venait d'être rétablie juridiquement était
encore matériellement inexistante. Le Père Jérôme Schin-
denhammer qui a écrit longuement sur ce sujet prétend que
M. Perrin avait écrit sous sa seule responsabilité et que
M. Bertout n'en eut même pas connaissance. C'est invrai-
semblable. Il est évident que ces deux hommes qui se trou-
vaient ensemble à Paris et qui tendaient au même but, agis-

ESSAIS DE TRANSFORMATION DE L'ŒUVRE DU SAINT-ESPRIT
253
saient d'un commun accord. D'ailleurs les idées de l'abbé
Perrin sont celles de l'abbé Bertout, comme il est facile de
le voir par les propositions qu'il fit lui-même plus tard. Ce
sont celles aussi des autres supérieurs MM. Fourdinier et
Legay. Tous les divers projets se ressemblent dans les gran-
des lignes. Il y avait donc dans la Congrégation comme une
sorte de tradition à cet égard. Et cette tradition remonte à
l'Ancien Régime. Là encore le P. Jérôme dit le contraire et
déclare que c'était en contradiction avec les traditions de la
Congrégation avant la Révolution. L'œuvre du Saint-Esprit
formait déjà une vraie société religieuse qui envoyait ses
membres en mission. Il est bien vrai que tous les élèves du
Séminaire n'en faisaient pas partie, mais un certain nombre
seulement. On en retrouve au Canada, au Sénégal. La Pré-
fecture de Cayenne surtout semblait comme une branche
détachée de la Congrégation et dans les documents officiels il
est dit que la Préfecture est confiée aux « Prêtres du Saint-
Esprit » en temps que corps moral. Tout cela n'était pas
classé, catalogué rigoureusement comme aujourd'hui, mais
l'esprit y était.
Et quelles étaient les idées de l'abbé Perrin ? Ce sont,
comme nous venons de le dire, celles-là mêmes qui se re-
trouvent dans tous les projets successifs présentés ultérieu-
rement. Ce sont celles qui furent réalisées pleinement en
1848 par le P. Libermann. L'idée fondamentale est le grou-
pement de tous les membres de la société sous l'autorité d'un
seul supérieur : « La communauté du Saint-Esprit étant
chargée par Sa Majesté Impériale et Royale des missions des
Indes occidentales, le supérieur et ses confrères doivent seuls
pouvoir choisir les sujets qu'ils jugeront propres à ces im-
portantes fonctions, et que tout prêtre qui partira pour les
Missions est sensé par là être membre de la dite Congréga-
tion. « Donc il sort de là que tous les prêtres envoyés seront
membres de la Congrégation et par conséquent soumis à son
supérieur; il sort aussi que seule la Congrégation aura le

254
LE CLERGÉ COLONIAL
droit d'envoyer des missionnaires. » Il ajoute encore que
« les missionnaires qui rentreront fatigués ou malades se-
ront tous recueillis dans la maison de la Congrégation ».
C'est bien la conception d'une vraie congrégation, choisis-
sant ses sujets, gardant autorité sur eux, et ayant l'obliga-
tion de pourvoir à leurs besoins en cas de maladie ou do
retraite.
Ce qui prouve bien que ce plan se trouvait dans les tra-
ditions du Séminaire du Saint-Esprit et qu'il répondait à
son esprit, c'est qu'il fut repris à peu près sans changement
par les successeurs de M. Bertout. Ils sentaient tellement
qu'il y avait là une nécessité primordiale pour l'avenir de
l'œuvre, qu'ils ne se lassèrent pas d'y revenir, malgré tous
les insuccès. Cette idée, on peut le dire, ne quitta pas l'esprit
de M. Fourdinier, depuis sa nomination en 1832 jusqu'à sa
mort en 1845. Il multiplie les propositions et les projets.
On en retrouve des traces aux archives des colonies, aux ar-
chives de la Propagande, aux archives du Saint-Esprit.
Tantôt ce sont des rapports complets exposant son plan dans
tous les détails, tantôt ce sont de simples lettres où il dé-
veloppe sa pensée. Il ne fait guère que reprendre le projet de
M. Bertout dont nous avons parlé ci-dessus. Ce qu'il veut, ce
n'est pas une congrégation religieuse proprement dite, c'est
une congrégation de prêtres séculiers dans le genre des Mis-
sions Etrangères ou des Lazaristes. Ce à quoi il tenait sur-
tout c'était une autorité centrale ferme et incontestée.
Somme toute cette congrégation existait déjà au Saint-Esprit
et il n'y avait presque rien à y changer. Mais elle se bornait
pratiquement aux directeurs et professeurs du Séminaire.
bien qu'en soi elle fût ouverte à tous. Il s'agissait donc d'y
faire entrer la masse du clergé colonial ce qui réclamait une
sorte de réadaptation : d'où les modifications et réglementa-
tions proposées par M. Fourdinier. Il prévoyait, par exemple,
un temps d'épreuve pour les prêtres qui iraient directement
de leurs diocèses aux colonies. La Propagande avait exigé

ESSAIS DE TRANSFORMATION DE L'ŒUVRE DU SAINT-ESPRIT
255
précédemment un temps d'épreuve d'une année. M. Fourgi-
nier fait remarquer que si, une fois partis ils ne doivent
plus dépendre du supérieur, ce temps d'épreuve leur est
plus nuisible qu'utile. Ils sont là sans rien faire de précis,
ils s'ennuient et se découragent. Cela ne leur fait aucun bien
et de plus ne sert à rien pour les juger car les conditions
sont trop défavorables pour cela. Aussi il songe désormais à
un vrai noviciat, d'où ils sortiraient sans vœux, il est vrai,
mais avec un engagement précis, et une dépendance for-
melle du supérieur. C'était là quelque chose de nouveau. Ce
qui était nouveau aussi c'était des règlements prévus pour
s'opposer à l'isolement des prêtres des paroisses. M. Four-
dinier insiste sur les dangers de l'isolement. Il est évident
que c'est là le nœud de la question et on s'étonne qu'on ne
l'ait pas remarqué plus tôt. Dans son projet de 1840, il dé-
clare : « Autant que les localités le permettront, les prêtres
demeureront au moins deux ensemble. L'un d'eux sera su-
périeur; il sera nommé tel par le préfet. Ils feront tous leurs
exercices spirituels en commun. Cette vie commune obvie à
beaucoup d'inconvénients. » Ce souci d'obvier à l'isolement
des prêtres est un de ceux qui préoccupent le plus M. Four-
dinier et il y revient souvent dans ses lettres.
Ce projet parut pour la première fois en 1836, puis il re-
parut quelques années après un peu remanié, en 1840, puis
de nouveau en 1842. M. Fourdinier n'y renonça jamais et
quelques mois avant sa mort il en parlait encore et ne dé-
sespérait pas d'aboutir. Il écrivait le 13 juin 1844 à l'abbé
Arlabosse au Sénégal : « Je pense à profiter de l'occasion
pour faire une chose à laquelle je pense depuis longtemps
et sans laquelle je suis persuadé qu'on ne fera rien de bon.
Je voudrais associer à notre congrégation tous les prêtres
des colonies, ou plutôt me servir de notre congrégation, léga-
lement existante, pour en former une. Nous serions en quel-
que sorte un centre autour duquel viendraient se réunir les
prêtres qui iraient dans nos missions. Nous ne ferions pas

256
LE CLERGÉ COLONIAL
de vœux, mais nous serions une congrégation séculière,
comme les Missions Etrangères, ayant un intérêt commun,
travaillant à un même but, et dirigée par le supérieur. » Ce
fut en quelque sorte le rêve de sa vie, rêve qu'il ne devait
point voir réaliser. Il mourut le 5 janvier 1845. Il était en-
core relativement jeune puisqu'il n'avait que 56 ans. Il mou-
rut épuisé par la fatigue, le travail et la maladie, et aussi
accablé de chagrin de voir toutes ses propositions successi-
vement repoussées.
Elles furent très bien accueillies du Gouvernement qui au-
rait voulu voir la réorganisation de l'œuvre du Saint-Esprit
pour qu'elle pût mieux répondre à son but en assurant du
mieux possible le service religieux des colonies. Il fut d'ail-
leurs toujours le premier averti. II ne pouvait en être autre-
ment puisqu'il s'agissait d'une congrégation légalement au-
torisée. Le Ministère désirait vivement le succès de l'entre-
prise, comme on peut le voir par les lettres écrites à ce sujet
par divers ministres à M. Fourdinier. Il y en a plusieurs en
particulier de l'amiral Duperré en 1836. Aussi un article pu-
blié dans l'Ami de la Religion cette même année souligne
que la réorganisation du Saint-Esprit se fait avec la pleine
approbation du Gouvernement. Cet article est vraisembla-
blement de M. Fourdinier lui-même. Elles furent non moins
bien accueillies de l'autorité ecclésiastique. La Propagande
était entièrement favorable. Le cardinal Fransoni transmet
cette approbation dans une lettre du 11 juin 1836. Mais il
s'agit d'une approbation de principe car pour ce qui est de la
mise en pratique, le cardinal la juge très difficile et prévoit
son échec. Il en est de même de l'archevêque de Paris,
Mgr de Quelen. Il approuve pleinement le projet lui aussi
mais il le juge bien difficile à réaliser. Ils avaient tous vu
juste d'ailleurs car l'échec fut complet. M. Fourdinier écri-
vait mélancoliquement au cardinal le 19 novembre 1842 :
« Loin de m'approuver ou de me promettre leur concours,
les préfets de la Martinique, de la Guadeloupe, et de Bour-

ESSAIS DE TRANSFORMATION DE L'ŒUVRE DU SAINT-ESPRIT
257
bon, se sont opposés ouvertement à mon projet. J'ai donc
dû en suspendre l'exécution sans cependant l'abandonner.
Aujourd'hui je pense à le reprendre, et nous allons commen-
cer un noviciat, parmi nos séminaristes dans lequel nous
n'admettrons que les plus fervents. » Et ce n'était pas seu-
lement les préfets qui y étaient opposés, c'était tout l'en-
semble du clergé colonial.
Le projet cependant présentait un tel caractère d'urgence
qu'il fut repris immédiatement par le successeur de
M. fourdinier. En effet, la raison qui faisait agir M. Four-
dinier était évidemment le bien des âmes par la consolida-
tion et l'amélioration de son œuvre. Mais il y en avait une
autre, c'est que de tout côté on parlait d'enlever au Saint-
Esprit la direction des Missions coloniales. On en parlait à la
Nonciature, on en parlait au Ministère, on en parlait à la
Chambre, on en parlait dans les journaux. On trouvait que
sa société n'avait ni assez d'autorité, ni assez de cohésion,
et on voulait avoir affaire à une vraie congrégation. II était
question tantôt des Lazaristes, tantôt des Maristes, tantôt
des Picpuciens, tantôt de la jeune congrégation du Saint-
Cœur de Marie. M. Fourdinier eut le désir, trop légitime pour
qu'on puisse le lui reprocher, de barrer la route à tous pré-
cisément en organisant son œuvre sur le modèle de celles
qu'on voulait lui opposer. Il tenait à cette œuvre plus qu'à
sa vie, non pas qu'il eût quelque chose à y gagner personnel-
lement, mais parce qu'il considérait que c'était pour lui un
devoir sacré de la transmettre à ses successeurs telle qu'il
l'avait reçue. D'autre part il était bien persuadé qu'elle ré-
pondait à une nécessité et que son absence nuirait beau-
coup aux colonies. Il considérait donc le cas comme pres-
sant et ses collaborateurs également.
Après la mort de M. Fourdinier, les membres restants
sentirent bien qu'il était nécessaire d'avoir à leur tête un
homme de tout premier plan, capable de faire face à une si-
tuation qui s'avérait de plus en plus grave. C'était tout l'ave-
17

258
LE CLERGÉ COLONIAL
nir de la Congrégation et du Séminaire du Saint-Esprit, qui
se trouvait en jeu, et par le fait même également l'avenir
des Missions coloniales qui s'y trouvaient si intimement
liées. Malheureusement il n'y avait personne parmi eux qui
eût les capacités voulues. Ils eurent alors l'idée de faire ap-
pel à un prêtre de grande valeur, l'abbé Leguay qui avait
pris pension pendant plusieurs années au Séminaire et qui
était toujours resté en relations intimes avec la Congréga-
tion. C'était une sorte de missionnaire interdiocésain don-
nant des prédications dans les différentes villes de France.
En 1842, il fut nommé vicaire général de Perpignan. C'est
là que vint le chercher l'élection des Spiritains, pour en faire
leur Supérieur général. Il hésitait et cela se comprend. Il
avait une position brillante et un avenir assuré; la situa-
tion qu'on lui offrait était tout le contraire. Mais il vit les
choses sous l'angle surnaturel et il accepta par dévouement.
Pendant toute la durée des tractations, quelqu'un avait dû
prendre en main la direction des affaires. C'était l'abbé War-
net, ancien missionnaire à Bourbon qui était revenu pro-
fesseur au Séminaire. Il fut élu le 7 janvier 1845, supérieur
général de la Congrégation, et il démissionna le 28 avril de
la même année, c'est-à-dire lorsque les pourparlers avec
M. Leguay eurent abouti. Il n'avait d'ailleurs accepté qu'à
cette condition. Mgr Leguay fut élu le lendemain 29 : l'ar-
chevêque de Paris, Mgr Affre, qui le connaissait personnelle-
ment, le dispensa du point de la règle qui exigeait que l'élu
fut membre de la Société depuis un certain temps. Son élec-
tion fut approuvée à la fois par le Gouvernement et par la
Propagande, et il entra en fonction aussitôt.
Son premier soin fut de reprendre les projets de son pré-
décesseur. Il présenta lui-même un nouveau projet qui, pour
le fond, est le même que les précédents mais y introduit
cependant quelques modifications. Il maintient fortement
l'idée de M. Bertout, et de M. Fourdinier, d'avoir avant tout
un pouvoir central, qui s'impose à tous, sans contestation

ESSAIS DE TRANSFORMATION DE L'ŒUVRE DU SAINT-ESPRIT
259
possible. L'expérience avait montré que c'était bien là le
nœud de la question. Dans une lettre au Ministre de la Ma-
rine du 8 juin 1845, il explique sa pensée à cet égard : « Il
faudrait un pouvoir central qui ne serait autre que le Su-
périeur du Saint-Esprit; ce pouvoir central serait une sorte
de délégué et du Gouvernement et du Saint-Siège. Il faudrait
qu'il soit au dessus de tous les pouvoirs établis dans les co-
lonies, donc au dessus des Préfets Apostoliques, qu'il pour-
rait changer à son gré. » C'était bien le plan proposé tant
de fois et qui n'avait aucune chance d'aboutir. Par ailleurs,
les caractéristiques des divers projets sont à peu près les
mêmes : outre l'autorité centrale du Supérieur général, il y
a l'autorité des supérieurs particuliers qui est celle des Pré-
fets, et qui s'étendrait non seulement au ministère ecclésias-
tique mais à tout l'ensemble de la vie; il y aurait encore la
vie de communauté imposée à tous dans la mesure du possi-
ble, les prêtres n'étant laissés isolés qu'en cas de nécessité
absolue. Les quelques différences consistent surtout dans la
pratique de la pauvreté. Le projet de 1836 l'impose à tous
sans aucune atténuation. Devant les protestations surgies
de tout côté, M. Fourdinier, dans son nouveau projet de
1843, introduisit le principe du pécule. Chaque prêtre aurait
eu à sa disposition une somme assez forte pour en disposer
à son gré. Il n'arriva pas d'ailleurs par cette concession à
satisfaire les mécontents. Aussi M. Leguay alla plus loin
encore. Il régla que personne n'aurait de comptes à rendre.
On rendrait tout simplement le superflu à la fin de l'an-
née, pour le mettre à la disposition de l'ensemble de la Con-
grégation. Toutefois, dans les trois cas, le principe de la
pauvreté intégrale était maintenu en ce sens que le sujet
ne gardait rien de ce qu'il gagnait. Il dépensait selon ses be-
soins et remettait le reste. Il ne gardait la propriété que de
ses biens patrimoniaux, comme dans les congrégations à
vœux simples. Il n'était pourtant pas question de vœux, il
s'agissait d'un simple engagement de conscience, pareil à

260
LE CLERGÉ COLONIAL
celui qui existe dans certaines sociétés comme les Missions
Etrangères ou les Pères Blancs. Une autre différence plus
importante signale le nouveau projet de M. Leguay, c'est
l'introduction d'une nouvelle catégorie de membres, qui
n'auraient eu avec la Congrégation que des liens spirituels.
on y aurait fait entrer ceux qui auraient refusé de se sou-
mettre aux Statuts, surtout sur l'article de la pauvreté, et ils
auraient constitué ainsi une sorte de second ordre. Le projet
de M. Leguay fut approuvé du Gouvernement à qui il l'avait
communiqué dès l'origine. M. le baron de Mackau, ministre
de la Marine et des Colonies, lui en manifesta sa satisfac-
tion dans plusieurs lettres. Ce n'était toutefois qu'une ap-
probation officieuse qui n'avait pas d'effet juridique : elle
permettait cependant d'aller de l'avant. Par contre, au point
de vue canonique, on eut une approbation tout à fait offi-
cielle donnée en réunion plénière des cardinaux de la Pro-
pagande. Quelques modifications furent introduites, on ne
reconnaissait pas par exemple la juridiction ecclésiasitique
universelle du Supérieur, mais tout le reste était approuvé.
Cette approbation fut communiquée à M. Leguay juste quel-
ques jours après qu'il venait de démissionner par suite des
événements de 48. Malgré toutes ces approbations, le projet
eut le même sort que tous les précédents, c'est-à-dire un
échec complet.
Tous ces projets péchaient par deux côtés, et c'est ce qui
les vouait d'avance à échouer. Tout d'abord, les supérieurs
ne surent pas distinguer entre l'autorité intérieure sur leurs
sujets et l'autorité de juridiction. En réclamant cette der-
nière, ils s'engageaient dans une voie sans issue. Tous les
préfets apostoliques y étaient opposés, car ils craignaient
une ingérence dans leur domaine propre. La Propagande ne
pouvait pas l'accorder, car c'était contraire au Droit Cano-
nique et contraire à la pratique générale. Le 30 août 1845,
le Nonce donne une lettre d'introduction à M. Leguay qui
se rend à Rome pour faire approuver ses plans. Mais il en-

ESSAIS DE TRANSFORMATION DE L'ŒUVRE DU SAINT-ESPRIT
261
voie en même temps une autre lettre où tout en reconnais-
sant que M. Leguay « est un digne et respectable ecclésias-
tiqu, plein de zèle pour le salut des âmes », il y ajoute ce-
pendant : « Je crois qu'il a l'idée fixe de vouloir concentrer
dans le Supérieur du Séminaire du Saint-Esprit la juridic-
tion sur toutes les colonies, de manière que tous les supé-
rieurs ecclésiastiques des colonies devraient dépendre de lui
en tout et en recevoir la juridiction; et je crois que c'est là
le motif principal de son voyage. » On voit que le Nonce
veut mettre en garde la Propagande contre ces intentions
C'était bien inutile, car la Propagande avait dejà fait savoir
à maintes reprises qu'elle n'accepterait jamais rien de ce
genre.
Une autre erreur, c'est que tous ces projets prévoyaient
l'entrée en masse de tout le clergé colonial en exercice dans
la Congrégation. C'était là une utopie irréalisable. Comment
tous ces prêtres qui avaient leurs habitudes faites depuis
de longues années, qui ne se connaissaient pas entre eux,
qui connaissaient à peine la Congrégation, auraient-ils con-
senti à y entrer ? Beaucoup d'entre eux n'avaient passé au
Séminaire que quelques semaines avant de partir; plusieurs
n'y avaient même pas été du tout, puisqu'ils étaient venus
directement de leurs diocèses ; même les anciens élèves
avaient quitté depuis si longtemps que ce n'était plus qu'un
souvenir lointain. Il était invraisemblable qu'ils consentis-
sent à faire partie d'une même société. Aussi tous se
récusèrent les uns après les autres. Pour le projet de
M. Fourdinier, tous les Préfets refusèrent sauf un, le Préfet
de la Guyane; quelques prêtres seulement l'acceptèrent. Pour
le projet de M. Leguay ce fut encore pire : très peu de prê-
tres l'acceptèrent et encore avec tellement de restrictions et
d'explications que c'était bien aléatoire. Le Préfet de la Gua-
deloupe, l'abbé Guyard, qui était membre du Saint-Esprit,
réunit un synode de tout son clergé, dans le but de faire
approuver le projet. Il n'y eut que 16 présents dont 7 votè-

262
LE CLERGÉ COLONIAL
rent contre et 9 pour. C'était une bien petite majorité, et
elle était due visiblement à la pression du Préfet à qui on
n'avait pas voulu déplaire. Ailleurs on n'en parla même pas.
Dans quelques endroits, on envoya à Paris des lettres qui
n'étaient rien moins que favorables. Quelques-unes mêmes
étaient franchement hostiles et presque injurieuses. C'était
un nouvel échec, mais auquel il était facile de s'attendre :
on aurait vraiment pu éviter de le provoquer. Le clergé ne
voulait pas de la nouvelle organisation : il fallait en pren-
dre son parti et trouver d'autres moyens. M. Leguay songea
alors à celui que M. Fourdinier avait déjà préconisé, c'est-
à-dire à n'accepter désormais dans les colonies que les mem-
bres de la Congrégation, mais en laissant les anciens en pos-
session de leurs postes sans les obliger à l'incorporation. La
substitution se serait opérée nécessairement avec le temps.
Ce fut précisément le temps qui manqua pour juger cette
nouvelle expérience, car elle ne put même pas être mise en
pratique. Mais on pouvait déjà juger à l'avance de ses gra-
ves inconvénients dont le principal était la création de deux
clergés en opposition l'un avec l'autre, et en contestation
continuelle pour les postes à obtenir.

CHAPITRE XII
L'UNION AVEC LA SOCIÉTÉ
DU SAINT-CŒUR DE MARIE
La situation paraissait donc sans issue et tous les espoirs
fondés sur un redressement de l'Œuvre du Saint-Esprit,
s'évanouissaient peu à peu. Il fallait prévoir son remplace-
ment par autre chose et, comme nous l'avons dit, on y pen-
sait déjà de divers côtés. C'est à ce moment-là que la Pro-
vidence intervint et ce fut le salut. Elle suscita un groupe
de prêtres, peu nombreux, mais jeunes, vaillants, pleins de
foi et d'esprit surnaturel. Ils se trouvèrent là à point nommé,
à l'heure nécessaire, sans l'avoir cherché, sans l'avoir voulu,
et même malgré eux. Au Saint-Esprit on ne les désirait pas
non plus, au contraire, on les voyait venir de loin avec ap-
préhension et on cherchait à les écarter. Mais on eût dit
qu'une main mystérieuse menait toutes choses malgré les
volontés humaines. Envers et contre tout la rencontre se fit.
La jeune société entra toute entière dans la vieille société,
vénérable par ses mérites, ses longs travaux, ses multiples
approbations canoniques et légales, mais qui dépérissait len-
tement. Et ce fut un renouveau magnifique : quelque chose
comme quand on infuse à un moribond le sang riche et géné-

264
LE CLERGÉ COLONIAL
reux d'un être jeune et fort; il se sent revivre et c'est en
effet une vie nouvelle qui coule dans ses veines. La Congré-
gation du Saint-Esprit sortit de là plus vivante que jamais,
toute pleine d'énergies nouvelles. Et cette heure tragique de
son existence, qui aurait pu avoir pour elle des conséquences
irrémédiables, fut au contraire le point de départ d'un dé-
ploiement splendide et d'un progrès ininterrompu qui ne
s'est plus arrêté depuis. Nous n'avons pas l'intention de
refaire ici l'histoire de ces événements. Elle a été faite trop
souvent pour qu'il soit utile d'y revenir. Nous nous contente-
rons d'en donner les grandes lignes, surtout en ce qui con-

cerne directement l'évangélisation des vieilles colonies.
Le grand artisan de ce renouveau fut le Vénérable Liber-
mann, que l'on considère à juste titre comme le second fon-
dateur de la Congrégation du Saint-Esprit non pas en ce

sens qu'elle tient de lui son origine, puisqu'elle existait
avant lui, mais en ce sens que sans lui elle aurait certaine-
ment disparu, et que c'est de lui qu'elle tient cette trans-

formation féconde qui lui donna un si bel essor. Et ce
qu'il y a de plus remarquable c'est que cette transfor-

mation n'altéra en rien la nature profonde de la congréga-
tion. Elle marqua au contraire un retour au principe ori-
ginel qui lui avait donné naissance. C'était bien la même

société mais toute renouvelée dans sa force interne d'abord,
basée sur une autorité désormais indiscutée, ensuite dans
sa force externe c'est-à-dire dans sa puissance d'expansion
qui la porta rapidement sur tous les points du monde où

l'appelait sa vocation. Et en cela elle ne faisait que répondre
à l'appel intime qui se trouvait au fond d'elle-même et qui
avait été entravé par tous les obstacles que nous avons si-
gnalés, provenant les uns d'un manque d'organisation in-
terne, et les autres d'oppositions extérieures. Tous ces obs-
tacles disparurent comme par enchantement, comme si

c'était bien l'heure marquée par Dieu. Et le P. Libermann
apparaît bien lui aussi comme l'homme du destin, ou plu-


L'UNION AVEC LA SOCIÉTÉ OU SAINT-CŒUR DE MARIE
265
tôt l'homme de la Providence, qui arrive juste à point
nommé, accomplit son œuvre et disparaît, laissant derrière
lui un foyer de vie intense qui embrase non seulement les
membres de sa congrégation mais encore les innombrables
âmes auxquelles ils s'adressent. Et comme la Congrégation
s'adressait presque exclusivement à la race noire, ce fut
le salut de cette race si déshéritée jusqu'alors. La Congré-
gation lui porta ce salut, non plus seulement dans les vieilles
colonies, mais partout où elle se trouvait, et spécialement
dans les vastes régions encore inexplorées de l'Afrique. Ici
toutefois nous ne nous occupons que de la répercussion de
ce puissant mouvement précisément sur les vieilles colonies.
Le P. Libermann était un juif converti qui avait pris en
main, vers 1839, la direction d'un mouvement d'évangéli-
sation en faveur des esclaves libérés ou à libérer dans les
colonies. La première idée en était venue à deux jeunes
créoles qui se préparaient au sacerdoce, les abbés Levavas-
seur de Bourbon et Tisserand de Saint-Domingue. Ils avaient
constaté le triste état religieux de tous ces malheureux et ils
étaient décidés à y remédier, mais sans trop savoir comment
s'y prendre. Ils se confièrent à M. Libermann qui vit aussi-
tôt là le doigt de Dieu et se voua désormais tout entier à la
réalisation de leur projet. Nous ne nous attarderons pas à
raconter les multiples péripéties qui marquèrent les ori-
gines de la petite société qu'ils fondèrent, et dont M. Liber-
mann fut à la fois le fondateur et la cheville ouvrière. Qu'il
suffise de dire qu'en 1841 les premiers missionnaires du
Saint-Cœur de Marie partaient pour les divers pays où se
trouvaient des noirs, à Maurice, à Bourbon, en Haïti, et
plus tard sur la côte occidentale d'Afrique. Visiblement la
bénédiction de Dieu était sur cette petite œuvre qui se dé-
veloppait de plus en plus et prenait peu à peu une ampleur
qui forçait l'attention. Quoi qu'elle n'eût aucune autorisa-
tion ni légale ni canonique, elle était bien vue de toutes les
autorités. Elle avait toutes les sympathies de la Propagande.

266
LE CLERGÉ COLONIAL
Le Gouvernement, d'abord défiant, fut entièrement retourné
par les merveilleux résultats obtenus à Bourbon, et il ne lui
ménagea ni les encouragements ni les subsides. Les évêques
ou préfets étaient enchantés des missionnaires et faisaient
leur éloge de tous côtés. Avec cela des traverses et des diffi-
cultés de toute sorte, et qui faillirent mainte fois amener de
véritables désastres. En un mot on reconnaissait là vrai-
ment toutes les marques d'une œuvre voulue de Dieu et ap-
pelée à de grandes choses.
Le grand but c'est le salut des noirs, d'abord des noirs
libérés des colonies, car c'est à eux tout d'abord que l'on
avait pensé, puis de la race noire en général. Ce but était
considéré comme primordial au point que tout devait lui
être sacrifié. C'est une des raisons parmi d'autres qui les
portèrent d'abord à refuser de prendre des paroisses dans
les colonies, de peur d'être absorbés par le ministère parois-
sial auprès des blancs et de ne pas pouvoir s'occuper suffi-
samment des noirs. Les grands moyens prévus pour mieux
remplir leur vocation étaient la vie commune et la pauvreté
religieuse. Sur ce point là ils furent tous absolument intran-
sigeants parce qu'ils le considéraient comme la base même
de leur entreprise. Le P. Libermann écrivait à Mgr Barron
en 1843 : « Notre vie est une vie de communauté. C'est une
règle invariable parmi nous que les missionnaires ne vivront
jamais isolés; ils seront toujours deux ensemble... » et un
peu plus loin ; « Nos missionnaires s'obligent tous à prati-
quer la parfaite pauvreté et ne peuvent rien posséder. »
Il considère ces deux points, la pauvreté et la vie commune
comme la base même de tout l'édifice. Il y revient non seu-
lement dans les règles et rapports officiels mais encore dans
presque toutes ses lettres. Et tous ses confrères sont d'ac-
cord avec lui. Ils ont pu constater les conséquences graves
qu'avait eu pour les prêtres du Saint-Esprit, l'absence de
cette règle, et ils veulent s'en préserver.
C'est encore une des raisons, outre celle citée plus haut,

L'UNION AVEC LA SOCIÉTÉ DU SAINT-CŒUR DE MARIE
267
pour ne pas accepter de paroisses. Il écrivait à Mgr Rosati
à propos de la mission d'Haïti qu'il faudrait que ses pères
soient missionnaires et non curés : « La pauvreté et l'obéis-
sance au Supérieur, ainsi que l'observation de la règle dans
la vie de Communauté, sont d'une très grande importance
et nos missionnaires curés courraient grand danger de se
relâcher sur ces trois points, et par là de renverser tous les
fondements de notre société. » Cela leur attira des difficul-
tés à Bourbon où on ne consentait pas à les employer sans
qu'ils fussent sur le cadre. Mais ils furent intransigeants
et on en vint à un compromis c'est-à-dire qu'ils furent ins-
crits nominalement comme vicaires mais en gardant la li-
berté de leur genre de vie. Dans une lettre du 21 août 1844,
le P. Libermann donne trois raisons de tenir bon : « D'abord
pour que les missionnaires ne soient jamais obligés d'être
seuls, ensuite ne pas donner lieu aux propriétés privées
parmi les missionnaires, enfin ne pas s'exposer à négliger
les noirs qui sont le but principal de la congrégation en
prenant des paroisses où il faudrait s'occuper surtout des
blancs. »
Cependant on ne tarda pas à s'apercevoir que l'accepta-
tion des paroisses n'était pas en soi un obstacle à l'obser-
vation de ces deux règles. Il suffisait d'arranger les choses
en conséquence. Aussi le P. Libermann en vient non
seulement à accepter des paroisses, mais même à en deman-
der. Il pose toujours la condition, que les pères soient plu-
sieurs, qu'il y ait parmi eux un supérieur, et qu'ils prati-
quent la pauvreté. En Haïti il accepte que M. Tisserand
prenne la cure de Port-au-Prince avec M. Lossedat comme
vicaire. Dans une lettre du 9 juillet 1844, il indique son in-
tention de demander formellement les cures de Saint-Louis
et de Gorée au Sénégal et il explique que la règle sera pleine-
ment sauvegardée puisqu'il y aura un supérieur et un éco-
nome. Le but de la petite société sera sauvegardé aussi puis-
qu'il n'y a presque que des noirs.

268
LE CLERGÉ COLONIAL
Il finit donc par accepter le principe de paroisses desser-
vies par ses missionnaires mais toujours en maintenant les
trois grandes règles qu'il considérait comme la base essen-
tielle de son oeuvre : l'obéissance au supérieur, la pratique
de la pauvreté, et surtout la vie commune qui était néces-
saire aux deux autres. Pour l'obéissance au supérieur, il n'y
eut jamais de difficulté nulle part. Il évita en effet l'écueil
où avait buté les supérieurs du Saint-Esprit, en distinguant
bien l'autorité ecclésiastique qui appartenait seulement aux
Préfets, et l'autorité intérieure dans les maisons de la con-
grégation. Les Préfets n'avaient donc pas à craindre de les
voir s'immiscer dans leur gouvernement. La pauvreté ne
créa pas de difficultés non plus. Mais la vie commune fut
souvent une source de mécontentements et de réclamations
parce qu'elle les empêchait d'être entièrement à la disposi-
tion des chefs ecclésiastiques. Le P. Libermann, d'accord en
cela avec ses confrères, ne transigea jamais sur ce point. II
admet cependant que dans certains cas de nécessité, il puisse
y avoir des accommodements. Il écrivait à M. Dalmont, pré-
fet de Madagascar, le 4 novembre 1845 : « Je suis obligé de
laisser aux supérieurs locaux le soin d'apporter les modifi-
cations qu'exigeraient les cas particuliers qui se présente-
raient. Dans les colonies cette règle est importante, parce
que le relâchement, l'esprit de propriété et d'indépendance,
y sont plus à craindre. Dans les missions sauvages, on ne
doit pas être trop sévère sur ce point : les dangers y sont
moins grands. » On voit que dans sa pensée, ces exemptions
doivent être rares, transitoires, et jamais dans les colonies
où il y a des situations stables qui risqueraient de les éter-
niser.
Ils tenaient d'autant plus à leur genre de vie qu'ils avaient
déjà pu constater les beaux résultats qu'ils avaient obtenus
grâce à lui. A Maurice et à Bourbon, le mouvement de con-
version parmi les noirs était véritablement surprenant. C'est
par centaines et par milliers qu'ils se rapprochaient des sa-

L'UNION AVEC LA SOCIÉTÉ DU SAINT-CŒUR DE MARIE
269
erements. A Bourbon, il y avait eu d'abord un certain mou-
vement d'opposition à cause de la position à part qu'ils
avaient prise. Mais bien vite l'opinion se retourna et l'Admi-
nistration fut entièrement favorable. Les gouverneurs en-
voyèrent des rapports tellement élogieux que le ministère
entra en rapport avec M. Libermann et mit tout en œuvre
pour lui faciliter sa tâche. Toute la correspondance admi-
nistrative de 1843 à 1848 en fait foi. Le ministre était assez

gêné à cause de la situation acquise par la Société du Saint-
Esprit, mais il tourna la difficulté. A Bourbon les mission-
naires du Saint-Gœur de Marie furent inscrits sur le cadre

en qualité de vicaires, directement par les Préfets. Et en
Afrique là où les prêtres du Saint-Esprit n.'avaient pas en-
core pénétré, on leur donna des subsides directement. Dans
une lettre de 1844, on voit que le Gouvernement donna
1.500 francs par père, 400 francs par frère, plus les frais
de trousseaux et de voyages.
Il était à peu près inévitable que des conflils naquissent
presque tout de suite entre les deux sociétés. Le but était
identique puisqu'elles s'adressaient toutes deux aux mêmes

populations. La société du Saint-Gœur évangélisait les noirs
et particulièrement les noirs libérés qui se trouvaient en
grand nombre dans toutes les colonies. Les prêtres du Saint-

Esprit avaient pour champ d'action les vieilles colonies fran-
çaises où précisément ces mêmes noirs libérés ou à libérer
formaient l'immense majorité de la population. Les moyens

employés étaient les mêmes : les premiers donnaient des
missions, les seconds exerçaient le ministère paroissial ce
qui pratiquement revenait au même car cela consistait tou-
jours à distribuer l'instruction religieuse et les sacrements.

Le but des seconds était plus restreint, en ce qu'ils s'adres-
sait aux seules colonies françaises, celui des premiers avaient
plus d'extension en ce qu'il s'adressait aux noirs de toutes

les colonies françaises ou étrangères, et même aux noirs en-
core sauvages. Mais comme ces derniers devaient bon gré

270
LE CLERGÉ COLONIAL
mal gré prendre leur point d'appui dans les colonies fran-
çaises, la rencontre était inévitable. Dans une lettre au
P. Schindenhammer, le P. Libermann déclare qu'il tient
essentiellement à s'établir dans les colonies françaises. Evi-
demment la Société est décidée à aller aussi ailleurs, et elle
y va (Antilles anglaises, Haïti) mais il estime que l'établis-
sement aux colonies françaises est absolument nécessaire
à la congrégation non moins qu'à ces pays eux-mêmes à
cause des noirs dont il faut s'occuper. La Société commence
à aller dans les pays infidèles, non encore colonisés, comme
en Guinée, mais il estime également que l'évangélisation
aux infidèles devra être appuyée sur une évangélisation sé-
rieuse des colonies.
Les difficultés ne tardèrent pas à se multiplier. M. Four-
dinier voyait avec inquiétude se développer une activité qui
sortait du cadre normal du ministère paroissial. Quand ils
vinrent se présenter à lui, il exigea qu'ils se soumissent aux
conditions ordinaires. Il leur proposa des cures de divers
côtés et même la Guyane en entier. D'après ce que nous
avons vu plus haut, ils ne pouvaient y consentir. Ils tenaient
à rester des missionnaires pour les noirs, indépendants de
l'organisation paroissiale. Ils songèrent donc à aller ailleurs
mais c'était dur pour eux. Ils allaient voir se fermer défini-
tivement devant eux des régions pour lesquelles leur œuvre
avait été principalement créée. Pourraient-ils continuer d'as-
surer leur recrutement en France ? où trouveraient-ils des
ressources ? dans quels rapports seraient-ils avec le Gou-
vernement ? Autant de questions angoissantes. Le Ministère
était pour eux, mais il n'osait pas passer par dessus les
droits acquis du Saint-Esprit. Dans une lettre du 8 décem-
bre 1844, le P. Libermann, raconte qu'il a demandé au mi-
nistre de payer le voyage et le trousseau des pères envoyés
à Madagascar : « Le ministre refuse; il veut que je m'adresse
à M. Fourdinier et que lui seul fasse les demandes et agrée
les missionnaires. M. Fourdinier est un saint homme qui

L'UNION AVEC LA SOCIÉTÉ DU SAINT-CŒUR DE MARIE
271
a gagné sa cause. » Ces derniers mots laissent entendre qu'il
y avait eu une intervention de M. Fourdinier dont, en effet,
1 influence était grande au Ministère. Cependant M. Fourdi
nier n'était pas hostile de parti pris, mais il hésitait. Dans
une lettre du 4 mars 1843, le P. Libermann, écrit au P. Le-
vavasseur : « Je suis allé cette semaine, voir M. Fourdinier,
qui a été on ne peut plus aimable; il m'a montré toute sorte
de choses qui concernent sa société. Il causa avec moi du-
rant une heure et demie avec beaucoup de charité. Il me dit
que plus tard quand nous aurons du monde de reste il nous
offrira la grande île de Madagascar. » On comprend un peu
que M. Fourdinier hésitât. La société ne faisait que com-
mencer et était encore bien petite. Il fait remarquer dans
une lettre qu'ils ne sont que huit, et que c'est bien peu pour
entreprendre tant de choses (c'est-à-dire les colonies fran-
çaises et anglaises à la fois). Il fait remarquer aussi que
ce sont tous de très jeunes gens, sauf le supérieur. On sent
l'homme d'ordre et de méthode qui veut voir clair avant de
s'engager. Puis peu à peu les difficultés locales qui surgirent
transformèrent son hésitation en une volonté arrêtée, et il
chercha à les écarter. Son successeur M. Leguay entra natu-
rellement dans les mêmes sentiments. Dans une lettre à
M. Dalmont de 1845, le P. Libermann déclare : « M. Four-
dinier s'est opposé à ce que nos missionnaires soient propo-
sés pour les colonies, et son successeur M. Leguay est encore
plus hostile que lui. » On pourrait se demander comment il
se fait que des hommes aussi désintéressés et aussi surna-
turels, d'autre part totalement dévoués à leur oeuvre, n'aient
pas compris que ces jeunes gens avaient pour eux l'avenir
et qu'ils apportaient le salut. Mais quand on considère
les faits à distance, avec le recul du temps, on ne peut s'em-
pêcher d'admirer à quel point ce fut providentiel. S'ils
étaient entrés dans l'œuvre à ce moment-là, ils s'y seraient
dilués sans résultat appréciable, tandis que quelques années
plus tard, plus nombreux, mieux formés, ils purent entrer

272
LE CLERGÉ COLONIAL
comme un bloc compact, et introduire la réorganisation qui
s'imposait. Et en outre la disparition des deux supérieurs,
l'un par la mort, l'autre par raison politique, devait per-
mettre à M. Libermann de réaliser sans entraves le plan
d'où devait sortir et le rajeunissement de la Congrégation et
l'extension magnifique de l'évangélisation des colonies.
La question de la fusion des deux sociétés se posa presque
dès l'origine de la petite société du Saint-Cœur de Marie. La
première idée semble être venue de la Propagande. C'était
normal d'ailleurs car là on se rendait mieux compte des
choses par l'habitude qu'on avait de les examiner à fond et
d'en peser les conséquences lointaines. Et l'on vit tout de
suite que deux sociétés, pour la même population et dans les
mêmes pays, devraient nécessairement s'unir ou se combat-
tre : mieux valait l'union. On le dit clairement au P. Liber-
mann dès sa première ouverture. Il le dit lui-même dans
une lettre du 20 décembre 1848, dans laquelle il se réfère
à des faits qui se sont passés en 1839 ou 1840 : « Il n'est
pas dans l'ordre de la Providence de susciter deux sociétés
pour une œuvre spéciale si une seule peut suffire. Cette pen-
sée m'a été exprimée durement à Rome, dès 1840, par des
hommes zélés mais qui ignoraient l'état des choses : vous
voulez dresser autel contre autel, la société du Saint-Esprit
s'occupe déjà de cette œuvre, on n'a pas besoin de vous. »
Et on conseillait de s'entendre avec le Supérieur du Saint-
Esprit. M. Libermann et M. Levavasseur se soumirent hum-
blement et s'adressèrent au Saint-Esprit offrant d'y entrer
avec leurs confrères à deux conditions : qu'ils puissent me-
ner la vie de communauté et soient chargés spécialement
des noirs. L'ouverture en fut faite à M. Fourdinier par
M. Pinault, au nom de la petite société. M. Fourdinier ne
consentit pas aux conditions posées : il les acceptait pure-
ment et simplement comme curés, chargés à la fois des
blancs et des noirs, et répondant de tout le ministère parois-
sial. L'affaire en resta là. Nous avons déjà dit que ce fut

L'UNION AVEC LA SOCIÉTÉ DU SAINT-CŒUR DE MARIE
273
providentiel. Dans une supplique au Cardinal de la Propa-
gande du 27 mars 1840, le P. Libermann expose que l'union
est impossible pour deux raisons : la première, c'est que les
prêtres du Saint-Esprit ne vont que dans les colonies fran-
çaises, tandis qu'eux veulent aller aux nègres en général,
partout où il sont (Saint-Domingue, colonies anglaises, pays
encore sauvages); la seconde, c'est que si on les disperse
dans les cures, la vie de communauté et la pratique de la
pauvreté seront impossibles. Rome cependant ne renonça
pas à l'idée et elle y revint peu après. Le P. Libermann écri-
vait le 24 février 1845 : « Le nonce Mgr Garibaldi nous a
proposé cette réunion il y a trois ans. » Cela porte donc à
1842, deux ans après l'échec précédent, et il est probable
que le Nonce avait dû agir à l'instigation de la Propagande.
« Je lui ai montré alors, continue-t-il, l'impossibilité de son
exécution avec les dispositions de M. Fourdinier. Il l'a senti
lui-même et n'y revint plus, quoique je lui ai assuré que si
tel devait être le désir de nos supérieurs ecclésiastiques,
nous obéirions sur le champ. »
En 1845, nouvelles propositions d'un autre genre. Il s'agit
de la disparition pure et simple de la Société du Saint-Esprit
qui serait remplacée par celle du Saint-Cœur de Marie. Cette
dernière prendrait le Séminaire et formerait le clergé colo-
nial. Le P. Libermann écrit le 6 février 1845 : « M. Four-
dinier est mort, la maison est disloquée et toute en désor-
dre... Mgr le Nonce veut nous donner la Maison : il a déjà
écrit à Rome à ce sujet et n'attend que les ordres de la Pro-
pagande pour agir auprès du Ministre... Il dit qu'au Minis-
tère l'affaire ne souffrira aucune difficulté... » Trois jours
plus tard, le 9 février, il écrit : « Dans l'affaire du Saint-
Esprit, le Nonce est tout pour nous. Le Cardinal le sera au
moins autant, de sorte que, de ce côté, cela ira tout seul...,
mais il faut que le Ministère soit consulté..., le Ministre a
dit au Nonce qu'il fera tout ce qu'il lui dira. » Ainsi tout le
monde semblait prendre son parti de la disparition de l'œu-
18

274
LE CLERGÉ COLONIAL
vre du Saint-Esprit. Mais le plan providentiel était non pas
son remplacement mais son rajeunissement, et son redresse-
ment. Tous ces projets échouèrent et la Société mourante
eut un nouveau sursaut de vie après l'élection de M. Le-

guay.
Le P. Libermann d'ailleurs ne poussa nullement dans ce
sens. II avait compris qu'il valait mieux laisser faire la
Providence. « Je ne suis pas pressé, écrit-il, de faire
des démarches pour l'affaire du Saint-Esprit, je n'en ai
même pas fait du tout. J'ai beaucoup trop peur de cette

œuvre pour m'ingérer par des démarches faites de mon
fond. » D'autre part, il lui répugne, dans sa loyauté, de
prendre la place du Saint-Esprit. Ce qu'il a toujours de-
mandé, c'est d'y entrer tout simplement, c'est-à-dire de se

mettre à son service, mais en gardant les caractéristiques de
sa petite société : « Je vous avoue qu'il me coûte de pro-
curer la destruction du Saint-Esprit pour nous mettre à sa
place. Il est pénible de bâtir ainsi sur les ruines d'autrui...
J'ai donc pensé de nouveau à nous unir avec le Saint-
Esprit. »

Le P. Libermann a trop de bon sens pour ne pas voir que
cette union s'imposera un jour ou l'autre. Il est en même
temps assez avisé pour se rendre compte qu'il y aura de

nombreuses difficultés, et peut-être de grands sacrifices à
faire, pour lui et sa Société. Mais il a trop d'esprit surnaturel
pour se laisser arrêter par de telles considérations quand
le bien des âmes est en jeu. « Cette réunion des deux congré-

gations, écrit-il, aurait de gros avantages d'un côté et pré-
senterait des difficultés d'un autre côté. Ne cherchons que
la gloire de notre Maître... s'il ne reste de cette union que

de la douleur pour nous, baissons nos épaules et chargeons
nous du fardeau, pourvu que l'œuvre de Dieu avance... si
l'œuvre de Dieu devait être entravée, reculons quel que
puisse être l'avantage qui en résulterait... » Il est clair qu'il
ne se fait aucune illusion, mais qu'il va de l'avant par de-


L'UNION AVEC LA SOCIÉTÉ DU SAINT-CŒUR DE MARIE
275
voir. « Si nous sommes chargés de l'œuvre du Saint-Esprit,
nous aurons des peines très grandes, cette œuvre est si dif-
ficile à conduire ! mais les résultats sont immenses, pour le
bien de la Guinée, de Madagascar, et même des colonies. »
C'était un homme de Dieu dans toute la force du terme. Il
entrevoit pour lui et les siens toute une série de douleurs
et d'humiliations, mais en même temps une grande exten-
sion de l'évangélisation des noirs : son esprit de foi ne
lui permet pas d'hésiter. Qu'est-ce qu'une blessure d'amour
propre quand le bien des âmes est en jeu ? Or, c'est bien
de cela qu'il s'agit. Les deux sociétés séparées ne pourront
presque rien réaliser. L'une continuera de végéter sans pou-
voir faire face à ses obligations; l'autre, pleine de force et
de vie, se verra fermer toutes les issues et ne tardera pas à
péricliter aussi.
Sachant que le Ministère est favorable à une union, il
écrit au baron de Mackau pour accentuer ces bonnes dispo-
sitions. Dans une lettre du 7 février 1845, il expose les avan-
tages qu'il y aurait à une fusion : meilleurs professeurs
pour le Séminaire, meilleurs choix de sujets comme sémi-
naristes, de sorte qu'on ne se contenterait plus des rebuts
des diocèses; les membres mêmes de la Congrégation pour-
raient aller s'occuper des noirs, ce que les curés peuvent
difficilement faire. 11 consentirait même, ce qu'il a refusé
jusqu'ici, à ce que ses propres sujets occupent des postes
hiérarchiques
Il va donc aussi loin que possible dans les
concessions. Et, à la fin, il découvre le fond de son âme : la
raison qui le pousse, c'est uniquement l'intérêt des âmes et
des colonies, car s'il y a conflit entre les deux sociétés, la
sienne sera obligée de se retirer et d'aller aux colonies étran-
gères, ce qui sera regrettable pour tout le monde. Peut-être
le Gouvernement prit-il le change sur les concessions envi-
sagées, car il croit nécessaire de préciser ses intentions dans
une nouvelle lettre du 26 juin 1845. S'ils acceptent de pren-
dre des paroisses et même des postes hiérarchiques, c'est

276
LE CLERGÉ COLONIAL
sans renoncer à leur genre de vie. Normalement, le clergé
des paroisses doit être un clergé séculier; eux auront sur-
tout un rôle d'auxiliaires pour s'occuper des noirs ou d'œu-
vres spéciales dont les curés peuvent difficilement s'occuper.
Vivant toujours en communauté et donnant ainsi l'exemple
d'une vie vraiment sacerdotale, ils relèveront l'ensemble.
Pour montrer le bien qu'une pareille organisation pourrait
faire, il s'appuie sur ce qui s'est produit à la Réunion et à
Maurice. Ces deux exemples étaient frappants en effet et
bien faits pour impressionner le ministre.
Tout en faisant courageusement tout ce qu'il croyait de-
voir faire en conscience pour favoriser l'établissement d'un
état de choses qui lui semblait voulu par Dieu, le P. Liber-
mann gardait son âme dans la paix. Il était bien décidé à
laisser faire la Providence, et à suivre ses indications. Pres-
que tout le monde y était opposé, ceux du Saint-Esprit parce
qu'ils craignaient d'être forcés à des transformations trop
radicales, ceux du Saint-Cœur parce qu'ils craignaient de
voir mettre en question le genre de vie qui faisait leur force.
M. Libermann attendait. Il était parfaitement disposé à
renoncer à cette réunion, il le préférait même à certains
égards. Mais, d'autre part, il savait bien que si Dieu la vou-
lait, les hommes ne pourraient pas l'empêcher. Lorsque
l'élection de M. Leguay rendit la chose impossible en appa-
rence, il s'inclina sans aucune acrimonie. Il écrit le 6 sep-
tembre de la même année : « Nous avons eu des espérances
de pouvoir nous unir avec le Saint-Esprit, pour l'œuvre
coloniale. J'en avais parlé au Nonce et au Ministère, mais
aujourd'hui cela n'est plus guère possible. » Cependant quel-
que chose lui disait que Dieu voulait cette union et qu'elle se
réaliserait. Il ne se trompait pas. Elle le fut par l'événement
le plus extraordinaire, celui auquel personne n'aurait osé
penser, la Révolution de 1848, qui balaya d'un coup tous les
obstacles.
On ne peut s'empêcher de voir le doigt de Dieu dans tout

L'UNION AVEC LA SOCIÉTÉ DU SAINT-CŒUR DE MARIE
277
ce qui s'opéra à ce moment-là, car les hommes n'y furent
presque pour rien. M. Leguay avait entrepris énergiquement
son œuvre de restauration et semblait y réussir. La Révolu-
tion amena au pouvoir des hommes qui lui étaient foncière-
ment hostiles et qui l'obligèrent à se retirer pour ne pas
compromettre l'existence même de la Congrégation et du
Séminaire. Il était accusé, à tort d'ailleurs, d'être opposé à
l'émancipation des esclaves. Il aurait pu discuter, mais en
temps d'effervescence politique il est bien difficile de se
faire entendre, et il préféra se retirer. Il fut remplacé par
M. Monnet qui se trouva là juste à point pour sauver la
situation. Lui, au contraire, il arrivait de Bourbon avec une
auréole de martyr de l'Emancipation. Il y était allé en 1840
et s'était tout de suite occupé des noirs, esclaves ou libérés
avec tant de zèle qu'il avait réalisé des merveilles. Tout le
monde l'appelait « le Père des Noirs ». Mais, en même temps,
il avait quelquefois protesté contre certains blancs à cause
de leurs abus de pouvoir contre leurs esclaves et surtout
l'opposition qu'ils mettaient à leur instruction religieuse.
Cela suscita contre lui une sorte d'émeute qui éclata le jour
même où il rentrait de France après un voyage de quelques
mois. Le Gouverneur effrayé le réembarqua immédiatement
pour la France où il arriva en janvier 1848. Il n'accepta que
par dévouement pour sa congrégation le poste qu'on lui
offrait. Sans lui, en effet, c'était la fin. Mais il n'avait rien de
ce qu'il fallait pour l'administration, surtout une administra-
tion aussi compliquée que celle du Saint-Esprit. C'était un
missionnaire dans l'âme et il ne demandait qu'à retourner
en mission. Aussi fut-il trop heureux de se prêter à la fusion
que désiraient à la fois la Propagande et le Gouvernement. II
céda la place à M. Libermann et retourna, en qualité de
vicaire apostolique, à Madagascar, où il avait déjà passé
quelques mois.
L'union se fit précisément de la façon même prévue de-
puis longtemps par M. Libermann, c'est-à-dire que la jeune

278
LE CLERGÉ COLONIAL
congrégation du Saint-Cœur de Marie garda intégralement
son esprit, ses règles, son genre de vie, et que, d'autre part,
la Congrégation du Saint-Esprit n'eut à subir aucune trans-
formation substantielle. La Société du Saint-Cœur qui
n'avait encore aucune autorisation ni légale ni canonique,
put facilement se dissoudre et ses membres entrèrent dans
celle du Saint-Esprit qui avait l'une et l'autre. Et ce faisant
ils ne se transformaient pas non plus, car, comme le remar-
qua aussitôt M. Libermann, la règle antique du Saint-Esprit
leur convenait parfaitement. Il est impossible de ne pas voir
là une disposition providentielle. Les prêtres du Saint-Esprit
étaient astreints substantiellement aux mêmes obligations
que les Pères du Saint-Cœur de Marie : c'est-à-dire la vie
commune, l'obéissance à un supérieur, et la pratique de la
pauvreté. Il n'y avait pas de vœux il est vrai, du moins pas
de vœux publics, pas plus chez les uns que chez les autres,
mais ce n'en était pas moins une obligation rigoureuse. La
seule différence fut qu'avant la fusion la plupart des mem-
bres restaient au Séminaire et qu'un très petit nombre allait
en mission; après la fusion au contraire ce fut le grand nom-
bre qui alla en mission mais en y transportant et leur règle
et leur genre de vie. De sorte qu'on peut dire que la Congré-
gation du Saint-Esprit continua dans sa ligne propre : le
seul changement fut une ampleur plus grande et un déve-
loppement magnifique. Mais il lui fallut pour cela se re-
tremper à ses origines et renoncer aux modifications plus
ou moins heureuses envisagées par les deux derniers supé-
rieurs. C'est ce que M. Libermann s'empressa de faire. Il
revint à la règle de 1734, à laquelle il ne fit subir que le
minimum de changements indispensables pour l'adapter aux
conditions nouvelles. Il répudia tous les projets successifs
qui avaient été élaborés surtout pour agréger à la Congré-
gation la masse des prêtres du clergé colonial. Le dernier
de ces projets avait déjà reçu l'approbation et du Gouverne-
ment et de la Propagande. Cette dernière avait envoyé son

L'UNION AVEC LA SOCIÉTÉ DU SAINT-CŒUR DE MARIE
279
approbation juste quelques jours après la démission de
M. Leguay. M. Libermann n'eut aucune peine à faire revenir
sur ces approbations et à reprendre l'ancienne règle.
11 ne voulait à aucun prix en effet de l'agrégation du clergé
colonial. Il ne voulait surtout pas du second ordre qu'avait
imaginé M. Leguay pour ceux qui ne voulaient pas se sou-
mettre aux obligations trop strictes d'une congrégation. La
Congrégation continuerait de travailler à la formation du
clergé colonial, mais, comme par le passé, ce clergé ne dé-
pendrait que de ses supérieurs ecclésiastiques sans aucune
ingérence du Supérieur du Séminaire. M. Libermann insiste
sur cette idée que les prêtres des paroisses doivent être des
séculiers. Déjà dans le rapport de 1845 au baron de Mackau,
il avait appuyé sur ce point : « Des Congrégations ne con-
viennent pas pour des paroisses; c'est contraire à la pratique
de l'Eglise. Cela mettrait la brouille et la jalousie entre les
deux clergés, car on risque de réserver les meilleures parois-
ses pour les membres de la Congrégation. Il faut un clergé
séculier pour les paroisses et exclusivement séculier...», puis
il explique quel sera le vrai rôle de la Congrégation : nous
l'avons déjà cité plus haut. En 1848, il développe les mêmes
idées dans une lettre à l'abbé Fauveau, vice-préfet de la
Martinique. Ce dernier lui avait transmis les accusations
de certains prêtres contre la nouvelle congrégation, de vou-
loir chercher à remplacer les prêtres des colonies. Il explique
que c'est bien loin de sa pensée. Le clergé normal est un
clergé séculier et la congrégation a pour but de l'aider, de
le suppléer, mais nullement de le remplacer. Il avoue que le
projet de M. Leguay prévoyait en effet le remplacement des
prêtres par des membres de la Congrégation. Mais il ajoute
qu'on a renoncé à ce projet que lui-même a d'ailleurs tou-
jours désapprouvé. Ces déclarations si nettes, que M. Liber-
mann répétait intentionnellement à tout propos, eurent pour
effet d'éclaircir la situation et dissipaient les malentendus
qui risquaient de se former. Et, en parlant ainsi, il était sin-

280
LE CLERGÉ COLONIAL
cère : il l'appliqua toujours rigoureusement.. Après lui d'ail-
leurs ces principes furent toujours ceux de la Congrégation.
Elle ne chercha jamais à supplanter le clergé colonial dans
les vieilles colonies : la tradition laissée par le P. Libermann

était trop formelle pour qu'elle ait pu songer à la transgres-
ser. Elle se contentait de l'aider par des œuvres auxiliaires,

ou de le suppléer quand il manquait. Ce n'est que beau-
coup plus tard, en 1912, lorsque la loi de Séparation eut trop
raréfié le clergé, que sur l'ordre de Rome, elle dut accepter
de nombreuses paroisses. Et même alors il s'agissait moins

d'une dérogation au principe que de son application puisqu'il
fallait suppléer le clergé manquant. Mais c'est là une ques-
tion qui nous entraînerait hors de notre sujet. Jusqu'en 1850,

elle n'eut pas lieu de se poser. M. Libermann avait refusé les
évêchés comme il avait refusé les paroisses. Il s'opposa à
la nomination du P. Levavasseur à la Réunion, et le garda
auprès de lui comme second assistant. Il s'opposa de même à
la nomination de M. Monnet à la Martinique. Il le fit nom-

mer par le Saint-Siège, vicaire apostolique de Madagascar.
Il ne consentit qu'à l'établissement de communautés de mis-
sionnaires. Quant au Séminaire, il le considérait comme une

œuvre de choix. Non seulement il ne fut ni supprimé ni mo-
difié, mais il forma, dès lors, un clergé de plus en plus nom-
breux et de mieux en mieux choisi. L'institution des évêchés
contribua d'ailleurs beaucoup à cette amélioration.

Quelle était la situation numérique des deux congrégations
. au moment de la fusion ? Nous trouvons des renseignements
à ce sujet dans plusieurs lettres du P. Libermann, en parti-
culier une du 14 juin 1848, au P. Levavasseur, peu de temps

1
avant la fusion, et une autre du 20 décembre, au même,
quelque temps après. Ils sont certainement exacts, car il
écrit précisément pour mettre au point la question. La Con-

grégation du Saint-Cœur comptait juste 29 pères, et il devait
encore en admettre incessamment une dizaine qui avaient
fini leur noviciat, ce qui fait environ 40 en tout. Il ne parle


L'UNION AVEC LA SOCIÉTÉ DU SAINT-CŒUR DE MARIE
281
pas des frères. Pour la Congrégation du Saint-Esprit, c'est
un peu plus compliqué à cause des nombreux projets et
contre-projets qui avaient modifié la situation. Il y avait
6 professeurs au Séminaire, plus le Supérieur ce qui faisait 7.
Il y avait un membre aux îles Malgaches, 3 à Bourbon, qui
tous avaient été admis par M. Monnet avant leur départ.
Enfin il y avait dans les différentes colonies 30 novices qui
n'étaient pas encore membres, mais qui avaient déjà des
liens avec la Congrégation. C'étaient des prêtres que M. Le-
guay avait été obligé d'envoyer immédiatement à cause des
besoins et qui devaient faire un stage avant leur admission
définitive. Etrange noviciat ! Puisqu'il n'y avait pas de mem-
bres de la Congrégation aux colonies par qui pouvaient-ils
être formés ? On peut juger par là combien les principes de
M. Leguay étaient vagues et son organisation défectueuse.
Quoi qu'il en soit, le Saint-Siège maintint cette décision et,
même après la fusion, plusieurs firent leur noviciat sur place
et entrèrent de cette façon dans la Congrégation. Si donc
on fait le total en tenant compte de ces novices, on trouve
à peu près le même nombre de chaque côté, une quarantaine
environ, soit 80 en tout. Si l'on ne veut pas tenir compte de
ceux qui ne sont pas encore admis, soit d'un côté, soit de
l'autre, on trouve alors 29 contre 10. Il faut remarquer tou-
tefois que les 10 novices du Saint-Cœur de Marie étaient
dans un vrai noviciat et qu'ils persévérèrent tous, cela mo-
difie un peu la proportion; il y avait aussi
bre de frères. Cela n'a plus guère qu'un 'miâj^^^^curio^té^^\\
rétrospective car la question n'est pas là. Qwjpire co&gi^ga-
tion se présentait avec un apport moral quwj^j[sen$h\\0ie^.

égal de part et d'autre. L'une apportait salISnes^ iéynfër-
^
deur, sa cohésion magnifique; l'autre, sa w^able^ïhdàen- %»»# 4
neté, sa situation acquise, ses approbation^câ/ioniques ^r.-^-V
légales, sans compter une excellente position ma
des bâtiments, des subventions, etc. L'une était le" pd"ssé,
l'autre l'avenir, elles se complétaient admirablement l'une

282
LE CLERGÉ COLONIAL
l'autre. Plus on réiléchit, plus on voit qu'elles étaient vrai-
ment faites l'une pour l'autre, comme si la Providence les
eût de tout temps prédestinées l'une à l'autre.

Et cependant s'il ne s'était pas trouvé là un homme de
Dieu pour comprendre le plan de Dieu, celui-ci ne se serait
pas réalisé. La Providence n'agit pas seule, il faut que
l'homme non seulement se prête à son action, mais encore
la favorise. Le P. Libermann semble avoir été prédestiné lui

aussi à ce rôle si ingrat et si difficile. On ne sait ce qu'il
faut le plus admirer ou de son clair bon sens, ou de son éner-
gie calme et sereine mais ferme et persévérante, ou de son
humilité et de son désintéressement aussi profonds l'un que

l'autre, ou de son esprit surnaturel qui ne voit partout que
le bien des âmes et la gloire de Dieu. S'il n'avait pas été là,

rien n'aurait pu se faire, car des deux côtés se révélaient
des oppositions irréductibles. Ces oppositions qui avaient
sisté avant la fusion, continuèrent d'agir après la fusion.
Et ce fut un véritable calvaire pour le pauvre M. Libermann,
qui, au milieu des soucis de tout genre que lui donnait cette

réorganisation si pénible, dut encore s'employer à calmer les
uns et les autres. Il ne recula pas cependant devant ce qu'il
considérait comme son devoir. Il avait cru voir la volonté
de Dieu, il l'accomplirait à tout prix même au détriment de
son repos, au détriment de sa santé, au détriment de sa ré-
putation qui fut plusieurs fois violemment attaquée. On peut

dire qu'il y laissa la vie, car il est bien probable que la
maladie de foie, qui l'emporta si peu de temps après, fut

accentuée par les peines morales et les fatigues physiques
auxquelles il dut se soumettre. Son sacrifice fut agréé de
Dieu, car la fusion à laquelle il tenait tant fut cimentée pour

toujours et les merveilleux résultats qu'il escomptait se réa-
lisèrent tous et se réalisent de plus en plus.

Rien de plus émouvant que les lettres qu'il écrivit sur ce
point de 1848 jusqu'à 1850. Des difficultés inextricables sur-
gissaient des deux côtés. Du côté du Saint-Esprit tout avait


L'UNION AVEC LA SOCIÉTÉ DU SAINT-CŒUR DE MARIE
283
semblé d'abord bien marcher. Le 29 mars 1849 il écrivait
au P. Lossedat : « Tous les confrères de l'ancienne commu-

nauté du Saint-Esprit, sont enchantés d'être unis avec nous...
l'union la plus parfaite règne entre les anciens membres et
nous... J'ai autant de facilité et autant d'influence auprès
d'eux qu'auprès des membres du Saint-Cœur de Marie...
Dieu a voulu que nous unissions nos communautés afin de
faire plus de bien... » C'était vrai de l'ensemble, mais il res-
tait de mauvaises têtes qui ne tardèrent pas à se révéler. Un
des professeurs, M. Hardy, que nous avons déjà vu en conflit
avec les précédents supérieurs, suscita une véritable cabale
parmi les élèves du Séminaire. Il ne s'agissait de rien moins
que de faire exclure par le Gouvernement les anciens mem-
bres du Saint-Cœur de Marie, pour les remplacer par des
prêtres du diocèse de Paris. Un rapport fut envoyé dans ce

but. Il contenait trois griefs surtout : l'abbé Monnet avait
vendu sa congrégation pour une mitre; la nouvelle congré-
gation accaparait les bourses pour ses propres sujets et

cherchait à s'implanter partout à la place des autres; elle
cherchait aussi à les transformer tous en des religieux. Les
trois griefs étaient faux, nous l'avons déjà vu : au temps de
M. Monnet la situation était désespérée et il avait non pas
vendu mais sauvé sa congrégation par la fusion; quant à
la mitre, elle ne lui fut proposée qu'après que la démission
fût un fait accompli; jamais un sou des allocations ne fut
détourné par la congrégation; pour ce qui est du troisième
grief, nous connaissons les sentiments de M. Libermann à
cet égard, il veut un clergé séculier, occupant tous les pos-

tes, et s'il est sévère au Séminaire, c'est non pas pour en
faire des religieux, mais pour leur donner un esprit vrai-
ment sacerdotal. L'affaire n'eut pas de suite, car toutes les

autorités, aussi bien au Gouvernement qu'à la Propagande,
savaient trop bien à quoi s'en tenir. Mais M. Libermann n'en
souffrit pas moins douloureusement. Il dut procéder à de
nombreuses exécutions : plus de quinze séminaristes furent


284
LE CLERGÉ COLONIAL
renvoyés. M. Hardy dut se retirer aussi; il avait d'ailleurs
toujours été impossible et avait créé de gros ennuis à
M. Fourdinier.
Mais les choses étaient à peine calmées d'un côté que cela
recommençait de l'autre. Plusieurs pères du Saint-Cœur de
Marie avaient souffert de la fusion, et malgré leur esprit
surnaturel et leur soumission, ils ne laissaient pas de le
montrer de temps à autre. M. Levavasseur était sous l'em-
pire de ces sentiments quand il fit une tournée de recrute-
ment dans les Séminaires, en 1850. Il constata partout une
opinion si défavorable au Séminaire Colonial qu'il en est
découragé. Avec sa fougue ordinaire il écrit à M. Libermann
une lettre qui lui brise le cœur. Il ne propose rien moins
que de tout lâcher, d'abandonner les colonies et le Sémi-
naire Colonial à leur sort, et de retourner dans la maison
du Gard pour s'occuper exclusivement de leurs missions à
eux.. M. Libermann lui fit une réponse admirable. Parlant
de la fermeture du Séminaire et de l'abandon des vieilles
colonies, il écrit : « Je suis persuadé que ce serait une des
fautes les plus graves, une des injures les plus violentes que
notre pauvre petite congrégation pourrait faire à Dieu
l'œuvre du Séminaire est difficile, très difficile, nous som-
mes pauvres et faibles à l'excès, mais est-ce une raison pour
y renoncer ?... faire quelque chose pour en être déchargé
serait un crime... s'il fallait être écrasé sous le poids de cette
œuvre, il faudrait se laisser ensevelir sous ses décombres...
quant aux colonies, je pense que les noirs seront encore
longtemps dignes de nos soins, Dieu nous a donnés à eux,
nous ne pouvons pas les abandonner
La Guinée est pré-
férable sans contredit, mais nous ne pouvons pas dire pour
cela que les noirs des colonies ne sont pas notre œuvre. »
Cette lettre serait à citer en entier, car outre les beaux sen-
timents qu'elle manifeste elle met admirablement la ques-
tion au point. Il s'agit avant tout, pour lui, de la volonté

L'UNION AVEC LA SOCIÉTÉ DU SAINT CŒUR
DE MARIE
285
divine à accomplir et du salut des âmes à procurer, tout le
reste importe peu.
L'esprit de foi et l'énergie de M. Libermann, sauvèrent a
la fois les deux sociétés car, isolées, elles se trouvaient tou-
tes deux dans une situation plus que précaire, réunies au
contraire, elles pouvaient faire face à tout sans difficulté.
Celle du Saint-Esprit était perdue, car elle ne pouvait plus
faire face à ses obligations dans les colonies, ce qui était sa
raison d'être. Les sujets manquaient et allaient manquer de
plus en plus aussi bien au centre que dans les missions.
Elle était déconsidérée dans l'opinion, injustement peut-être,
mais enfin déconsidérée, ce qui l'aurait certainement empê-
chée de se remonter. Elle était mal vue du Gouvernement,
ce qui, pour elle, était mortel puisqu'elle ne pouvait rien
faire sans lui. Elle n'avait guère pour elle que la Propa-
gande, qui la protégea toujours mais qui, par elle-même, ne
pouvait pas l'empêcher de disparaître. Aussi on s'explique
que ses membres aient accepté, à contre-cœur peut-être,
mais sans restriction, ce moyen de salut qu'était la fusion
qui sauvegardait l'existence de la Congrégation, son but, ses
œuvres. De son côté, la Société du Saint-Cœur de Marie avait
une situation bien délicate :. sujets nombreux et excellents,
mais pas de ressources et pas de position ni canonique ni
civile. Cela était réparable il est vrai, car ils seraient arri-
vés certainement à trouver de l'argent et à se faire approu-
ver. Mais la grosse difficulté était que le but était identique
à celui de la Société du Saint-Esprit. Si cette dernière se re-
levait, l'autre n'avait plus qu'à disparaître. Si elle disparais-
sait et qu'il fallut la remplacer, tout était à reprendre à
pied-d'œuvre et avec de grosses difficultés, des démarches
hasardeuses près des pouvoirs publics. La seule solution
logique était l'union des deux sociétés. Cette union, ou plutôt
cette entrée de l'une dans l'autre, présentait pour tous de
tels avantages que les petits froissements d'amour-propre ne
méritaient pas d'être pris en considération. C'est ce que com-

286
LE CLERGÉ COLONIAL
prit M. Libermann, et une fois qu'il l'eût compris, il tint
bon envers et contre tout. C'est grâce à lui que l'union put
se faire et une fois faite, c'est grâce à lui qu'elle put se
maintenir. Il fut vraiment dans toute la force du terme
l'instrument providentiel. Et c'est pour cela qu'il est consi-
déré à juste titre non seulement comme le fondateur de la
Société du Saint-Cœur de Marie, mais encore comme le se-

cond fondateur de la Société du Saint-Esprit, parce qu'il la
préserva de la ruine inévitable, et parce que, en la réorga-
nisant il la ramena à la ferveur de ses origines et lui permit

ainsi de mieux réaliser son but.

CHAPITRE XIII
VALEUR MORALE DU CLERGÉ COLONIAL
On ne peut nier que le clergé colonial de ce temps-là n'ait
eu une très mauvaise réputation un peu partout. Quelles que
soient les sources d'information auxquelles on a recours, on
y trouve toujours la même note de défiance quand ce n'est
pas de mépris : et cela durant toute la période dont nous
nous occupons. Cette opinion défavorable était presque uni-
verselle. Le P. Libermann la résumait ainsi dans son rap-
port aux évêques, écrit en 1849 : « Le clergé ainsi que le
Séminaire Colonial, a été perdu de réputation en France...
aucun prêtre ni séminariste bien disposé ne voulait se livrer
à une œuvre qui, dans son esprit, perdait ceux qui s'en oc-
cupaient. » Et ces sévères paroles ne répondent que trop
bien à ce que nous trouvons par ailleurs.
Augustin Cochin, dans son livre sur l'abolition de l'escla-
vage, écrit à la page 297 : « Le clergé des colonies fut tou-
jours insuffisant, mal recruté, et ainsi mêlé d'éléments cor-
rompus, rebut des diocèses d'Europe, scandales des sociétés
coloniales... » C'est, on le voit, une condamnation sans dis-
cussion et sans appel. Dans un article de l'Ami de la Reli-
gion, de l'année 1824 il est question du clergé des Etats-
Unis qui se recrute dans le vieux monde. Et il est fait allu-

288
LE CLERGÉ COLONIAL
sion au clergé colonial : « En général, quand un pays
déverse son surplus, choses et hommes, laïcs ou clercs, dans

un autre, il détache le moins bon et garde le meilleur. »
C'est dire ouvertement le peu de cas qu'il faut en faire.
Et cette opinion publique, si défavorable, est partagée par
le monde officiel. Déjà, en 1827, le gouverneur comte de
Bouyé, dans un rapport au ministre, se plaignait que le nou-
veau clergé fut inférieur à son rôle, puis il en demande le
remplacement : « Ce qui serait d'un immense avantage pour
la religion dans ce pays-ci et pour toutes ses conséquences,
serait le rétablissement même d'une congrégation religieuse
que l'on y remettrait en possession du sacerdoce... peut-être

serait-il convenable de s'adresser à l'une de celles nouvelle-
ment tolérées dans le royaume... on obtiendrait d'une con-

grégation ce qu'il est bien difficile, pour ne pas dire impos-
sible d'attendre d'un clergé séculier. » Et si l'on juge impos-
sible ce recours à une congrégation, il propose de s'adresser
à un évêque de France qui enverrait un vicaire général, et
se chargerait de procurer des prêtres. En tout cas, il ne veut

plus à aucun prix du système actuel. C'est dire dans quelle
piètre estime il le tient. Nous verrons plus tard combien
ces appréciations sont erronées; pour le moment, nous nous
contentons de constater l'opinion à l'égard du clergé. Cette
opinion officielle eut un écho retentissant à la Chambre des

Pairs, en 1847, dans la bouche du célèbre orateur catholique
Montalembert. Déjà, en 1845, il avait traité la question,
mais il y revient en insistant : « Je suis obligé de répéter le

jugement que j'ai porté il y a deux ans
, j'ai dit que le
clergé dans les colonies françaises n'est pas à la hauteur de
sa mission, et je le maintiens
; je constate qu'il n'a pas
obtenu le résultat que comporterait la religion dont il est le
ministre. » II va si loin que le baron Dupin, qui avait été
ministre de la Marine et, à ce titre, beaucoup plus au cou-
rant que Montalembert, se crut obligé d'intervenir et de faire

remarquer à l'orateur que ses appréciations étaient « beau-

VALEUR MORALE DU CLERGÉ COLONIAL
289
19

290
LE CLERGÉ COLONIAL
coup trop sévères et même injustes à l'égard du clergé des
colonies ». Nous verrons que c'est incontestablement Dupin
qui avait raison. Mais pour le moment, nous constatons que
ce clergé devait vraiment être bien bas dans l'opinion pour
qu'un catholique pût se permettre de l'attaquer ainsi publi-
quement.
Quelques-uns des Préfets Apostoliques avaient contribué
eux-mêmes à répandre cette opinion. Dans une lettre du
29 mai 1829 à M. Fourdinier, l'abbé Carrand se plaint de ses
prêtres et en cite dix qu'il considère comme de mauvais prê-
tres. En 1849, l'abbé Poncelet, malade, rentre en France et
en passant au Cap fait des confidences à l'évêque sur ses dif-
ficultés administratives. Ce dernier ne trouve rien de mieux
que de communiquer la chose à des frères des Ecoles Chré-
tiennes qui passèrent peu après pour se rendre à la Réunion.
Il leur déclara que le clergé laisse à désirer et qu'ils sont
bien malheureux d'aller dans un pareil pays. Les pauvres
frères, tout jeunes, furent complètement désemparés, et on
comprend dans quel état d'esprit ils arrivèrent à destination.
Bien mieux, le digne évêque écrit en Amérique pour annon-
cer « la perdition du clergé de Bourbon » et la nouvelle par-
vient en France et revient à Bourbon après avoir fait le tour
du monde. Mais celui qui contribua plus que tout autre à
répandre cette opinion défavorable fut l'abbé Dugoujon. I!
appartenait à la Société de la Sainte-Croix et il adressa à
son supérieur un rapport officiel qui est une véritable dia-
tribe, violente et haineuse, contre le clergé colonial. Il est
daté du 10 mai 1844 et fut remis par le Supérieur à Mgr For-
nari, nonce apostolique. Il fut remis également au Ministère
et fut ainsi répandu dans le monde officiel. Il semble bien
qu'il fut communiqué aussi à divers membres du clergé. Il
est certain qu'il eut une grande part pour créer la sorte de
suspicion dans laquelle on enveloppa le clergé colonial. Il
renferme des phrases comme celle-ci : « Les prêtres pris
dans divers diocèses de France n'y sont venus que pour faire

VALEUR MORALE DU CLERGÉ COLONIAL
291
fortune ou se soustraire à la juridiction de leur évêque dont
ils avaient mérité de perdre l'estime et la confiance
les
mœurs des prêtres des colonies sont loin d'être édifiantes;
les vices les plus communs parmi eux sent l'avarice, l'ivro-
gnerie, l'impureté
» On voit qu'il n'y va pas de main
morte et qu'il ne ménage pas les termes. L'abbé Castelli
parle dans le même sens. Dans un rapport qu'il fit imprimer
en 1844, dédié au pape et au roi, il est très dur pour le clergé
colonial : « en examinant la manière dont notre clergé co-
lonial est organisé, et le mode adopté et suivi jusqu'à ce
jour, quant aux moyens de pourvoir aux besoins de sa com-
position, il a été reconnu et il est bien positivement constaté
que sa tâche lui est devenue trop difficile... » C'est dire assez
clairement que le clergé ne vaut rien et qu'il est inférieur à
sa tâche. Il veut bien reconnaître il est vrai que les mission-
naires ne manquent pas de zèle mais il déclare néanmoins
qu'il y a « un grand vide, une fâcheuse stagnation ».
Des opinions identiques étaient répandues par certains au-
tres prêtres. Par exemple, un certain abbé Rogalle qui avait
dû quitter son diocèse à cause de son mauvais caractère et
qui fut recueilli aux colonies ne tarda pas à avoir des diffi-
cultés avec tout le inonde. Il y resta deux ans, de 1829 à 1831
et, en se retirant, il écrivait sur un ton dramatique : « J'ai
foulé de mes tristes pas ces plages fécondes en crimes et en
iniquités !
» S'il écrivait ainsi, on conçoit ce qu'il devait
dire dans les conversations, partout où il allait. On trouve
les mêmes idées, moins exagérées toutefois, dans les lettres
de quelques frères de Ploërmel. Ainsi le frère Ambroise, su-
périeur principal qui avait eu maille à partir avec certains
prêtres, accumule contre eux les accusations les plus graves.
Et Mgr Laveille, dans sa vie du Vénérable de Lamennais, en
fait état pour porter un jugement plus que défavorable. Des
jugements du même genre furent d'ailleurs portés par les
religieuses. Les sœurs de Saint-Joseph qui eurent des diffi-
cultés avec les membres du clergé ne les ménageaient pas

292
LE CLERGÉ COLONIAL
dans leurs lettres. La Vénérable Mère Javouhay a, à leur
sujet, des appréciations fort sévères. Et ces appréciations

ont passé également dans les ouvrages de ses divers histo-
riens, le P. Delaplace, le P. Kieffer, M. G. Goyau.

Ce qui est plus grave c'est qu'on les retrouve dans les let-
tres et dans les rapports des supérieurs eux-mêmes du Saint-
Esprit. M. Fourdinier écrivait en 1836 que « trois grands
maux affligent en général le clergé de nos colonies : l'amour
de l'argent, l'ambition, et l'insubordination ». Et en 1837, il
écrivait à l'abbé Goux, curé du Carbet : « le clergé des colo-
nies est ennemi de tout règlement, il est en voie de perdi-
tion ! » Paroles qui paraissaient bien sévères. Et cependant,

son successeur, l'abbé Leguay, est plus sévère encore. Il
écrit au Cardinal de la Propagande, le 11 septembre 1845 :

« C'est un fait de toute évidence que la moitié du clergé em-
ployé aujourd'hui dans les colonies françaises est composé
d'hommes de mœurs décriées ou douteuses, d'hommes gui-

dés par un vil intérêt ou par l'ambition ». Le P. Libermann
parle dans le même sens. En 1845 déjà il proposait une re-
fonte de l'œuvre du Saint-Esprit, et pour en montrer la né-
cessité, il écrit au cardinal Fransoni le 19 mars 1845 :

« l'œuvre coloniale regagnerait la confiance des évêques de
France et des ecclésiastiques des séminaires, confiance

qu'elle a perdue entièrement... on préviendrait tant de maux
causés dans les colonies par l'ignorance et le désœuvrement
du clergé. Nous aurions lieu d'espérer de ranimer l'esprit
sacerdotal dans les élèves et de leur inspirer des sentiments
plus généreux et plus dignes de leur saint état, sentiments
qui n'ont que trop manqué jusqu'à présent. » Le tableau du

clergé colonial n'est pas flatté on le voit. Et, en 1849, étant
déjà supérieur du Saint-Esprit, il écrit dans un rapport à la
Propagande du 3 novembre 1849 : « Dans le clergé colonial,
les uns n'ont aucun zèle, et ne s'occupent pas assez des
âmes; d'autres cherchent de l'argent; d'autres sont ingou-
vernables et ont mauvaise tête; d'autres enfin se conduisent

mal soit contre les mœurs, soit par la boisson... »

VALEUR MORALE DU CLERGÉ COLONIAL
293
II semblerait qu'après une pareille accumulation de témoi-
gnages défavorables, il n'y a plus qu'à conclure sans rémis-
sion que le clergé colonial de ce temps là était décidément un
clergé taré, et que le meilleur service qu'on puisse lui rendre
soit de faire silence à son sujet. Eh bien ! au risque de pa-
raître paradoxal, nous n'hésitons pas à dire que quand on
a en main toutes les pièces du procès on doit conclure le
contraire : le clergé colonial, malgré les apparences, n'était
pas plus mauvais qu'un autre. Il peut sembler hardi de s'op-
poser ainsi aux opinions multiples exprimées par des per-
sonnages si divers et si autorisés : des administrateurs, des
gouverneurs, des préfets apostoliques, des supérieurs du
Saint-Esprit, et surtout de saintes âmes comme le Vénérable
de Lamennais, la Vénérable Mère Javouhay, le Vénérable
Libermann. Ce sont leurs opinions surtout qui ont contribué
à créer l'opinion générale qui s'est peu à peu répandue dans
les évêchés, dans les séminaires, dans les journaux catholi-
ques, et, de là, jusqu'à la tribune des Chambres. Or, il sem-
ble bien qu'ils se sont trompés et conséquemment ont con-
tribué à égarer l'opinion, sans qu'il y ait eu de leur faute
d'ailleurs, car ils étaient tous de très bonne foi. Mais ils ne
voyaient qu'un coin du tableau et encore, ce coin, ils le
voyaient trop à travers leurs préoccupations et leurs diffi-
cultés du moment. Quand on considère tout l'ensemble,
quand on contrôle les témoignages les uns par les autres,
quand on fait la synthèse, on constate sans peine combien les
opinions exprimées ci-dessus sont fausses ou exagérées.
La meilleure preuve que nous puissions trouver, c'est le
changement d'opinion du P. Libermann à ce sujet. Homme
loyal avant tout, et surtout entièrement désintéressé, il n'hé-
sita pas à proclamer son erreur quand il la reconnut. Per-
sonne n'avait été plus sévère que lui dans ses appréciations,
dans les rapports qu'il écrivit en 1845, quand il jugeait du
dehors, et même dans ceux qu'il écrivit en 1849, étant déjà
supérieur mais n'ayant pas encore eu le temps d'approfondir

294
LE CLERGÉ COLONIAL
la question. II parlait alors d'après l'opinion générale qu'il
constatait autour de lui, et aussi d'après les renseignements
qui lui arrivaient de Bourbon, du Sénégal et d'ailleurs où ses
missionnaires étaient en conflit avec les membres du clergé
colonial. Mais, quand il eut étudié la question lui-même et
de près, avec ce jugement sûr et droit qui fut toujours sa ca-
ractéristique, il n'hésita pas à changer d'avis. Il avait alors
en main des éléments d'appréciation qui lui avaient manqué
jusqu'alors : les archives du Saint-Esprit où tout aboutissait
des innombrables démêlés coloniaux. Il était aussi par sa
charge même en relation avec tous les membres du clergé et
était ainsi mieux placé pour connaître la vérité. Aussi quand
il écrivit sur la fin de 1849 son fameux rapport aux évêques
qui venaient d'être nommés aux colonies, il leur affirme
qu'ils trouveront, dans leurs nouveaux diocèses, un clergé
qui est à la hauteur de n'importe quel autre clergé et que
l'opinion répandue sur son compte en France est contraire à
la vérité. Et il ne parle pas ainsi seulement pour les rassu-
rer; on voit que c'est chez lui une opinion raisonnée, basée
sur des faits précis. On peut admirer là son parfait désinté-
ressement car il avait été nommé précisément pour opérer,
d'accord avec le gouvernement, une réforme profonde du
clergé colonial, et son intérêt eût été de souligner les défi-
ciences pour mieux faire ressortir l'effort à donner. Mais il
n'y songe même pas et il dit ce qu'il croit la vérité. Et dé-
sormais il ne changea plus d'opinion et la maintint jusqu'à
sa mort. Le 18 juillet 1850, il écrivait au P. Schwindenham-
mer : « Plus je vais, plus je me convainc que j'ai dit la vé-
rité quand j'ai dit dans mon mémoire que la majorité du
clergé colonial est aussi bonne que la majorité du clergé
français... si on avait transporté aux colonies la majorité des
prêtres ils n'auraient certainement pas mieux fait que ceux
qui y sont; la majorité du clergé colonial fait son devoir au-
tant que les prêtres de France... les prêtres mauvais ne sont
pas plus nombreux qu'en France... » Il faut noter qu'il com-

VALEUR MORALE DU CLERGÉ COLONIAL
295

pare le clergé colonial au clergé français qui avait la répu-
tation d'être un des meilleurs de l'Europe et non pas à tel
ou tel autre clergé de l'Amérique du Sud, qui avait la répu-
tation d'être relâché. Or il les met sur le même pied. Il lui
fallait, nous le répétons, un certain courage pour cela, car il
fallait aller contre l'opinion courante, réformer sa propre
opinion qu'il avait plusieurs fois exprimée dans des docu-
ments officiels, parler contre l'intérêt de sa propre congré-
gation qui était précisément chargée d'une réforme à cet
égard. On peut donc l'en croire sur parole.
Mais d'autre part l'étude des documents aboutit au même
résultat. De 1816 à 1850, il y en a une masse, tant aux archi-
ves du Ministère, qu'aux archives du Saint-Esprit, sans
compter celles de la Propagande, et celles des différentes
congrégations qui ont eu à faire au clergé colonial. Sans faire
injure à qui que ce soit on peut bien dire qu'il n'y a pas
beaucoup d'ordre ni d'un côté ni de l'autre, et qu'il faut
avant tout s'armer de patience quand on veut étudier une
question. Mais quand on veut bien s'y mettre, on est récom-
pensé de sa peine. Le même fait envisagé dans les différents
documents, contradictoires le plus souvent, prend une toute
autre tournure. Et il arrive que les accusations les plus for-
midables, colportées dans la presse, transcrites dans les rap-
ports officiels, proclamées à la tribune des assemblées po-
litiques, s'évanouissent comme neige au soleil quand on va
bien au fond. Ce sont parfois des racontars sans consistance
et pour lesquels il est impossible de trouver une preuve sé-
rieuse; contre lesquels même on trouve parfois les preuves
les plus péremptoires. Cela ne les a pas empêchés d'être crus
dur comme roc, et de faire leur chemin dans l'opinion. Les
circonstances très particulières où se trouvaient les colonies
expliquent ce phénomène.
Nous ne voulons pas dire que tout soit racontar. Ce serait
une autre exagération. Il y a eu un scandale dans le collège
apostolique, il y en a eu plus ou moins un jour ou l'autre

296
LE CLERGÉ COLONIAL
dans presque tous les diocèses du monde. Il serait absurde
de dire qu'il n'y en a jamais eu dans le clergé colonial, sur-
tout à l'époque troublée dont nous nous occupons. Il y a eu
là des misères comme ailleurs, on peut même dire un peu
plus qu'ailleurs. Mais il est faux qu'il ait été un clergé taré
et corrompu, ou même comme le prétendait Montalembert,
un clergé inférieur à sa mission. On doit se ranger à l'opi-
nion citée plus haut du baron Dupin qui l'interrompit en
pleine Chambre pour lui dire que ses appréciations étaient :
« non seulement trop sévères mais injustes à l'égard du
clergé colonial. »
Les faits vraiment scandaleux furent très rares. On n'en
cite que quelques-uns et encore tous ne sont pas prouvés.
Mais même vrais, ils ne prouvent rien contre l'ensemble du
clergé colonial. Au contraire, le fait même qu'ils ont été tel-
lement proclamés et commentés prouvent qu'ils étaient ex-
traordinaires et rares. Il y eut deux préfets qui durent être
expédiés pour raison de mœurs : l'abbé Brizard, de la Gua-
deloupe et l'abbé Mareille du Sénégal. Tous deux contestè-
rent l'accusation et il est impossible de savoir la vérité. En
tout cas, ces faits même prouvés ne concernent que deux
préfets sur un ensemble considérable. Quant aux autres prê-
tres le seul cas vraiment prouvé est celui de l'abbé Goubert,
qui défroqua et se maria publiquement à son retour en
France. Il eut un grand retentissement à cause de sa posi-
tion à Fort-Royal, la cure la plus importante non seulement
de la Martinique mais de toutes les colonies d'alors; et aussi
à cause du bruit qu'il fit à la Chambre. Il y eut quelques
autres cas moins retentissants, dont très peu sont vraiment
prouvés. Il est facile de les retrouver dans la nombreuse cor-
respondance qui se trouve au Séminaire. Ce sont de ces mi-
sères que l'on retrouve partout et qui ne font que faire res-
sortir davantage la vertu de l'ensemble. En effet, le fait
qu'on en parle si longuement et avec tant d'indignation
montre combien c'était peu habituel. En 1849 le ministère,

VALEUR MORALE DU CLERGÉ COLONIAL
297
d'accord avec le supérieur du Saint-Esprit, décida de procé-
der à une sorte d'épuration afin que les nouveaux évêques
pussent trouver place nette en arrivant. Nous voyons par
une lettre de l'Administration des Cultes qu'on ne licencia
que douze prêtres. C'était vraiment peu pour toutes les co-
lonies : trois à la Martinique, cinq à la Guadeloupe, quatre à
Bourbon. D'autant plus que c'était pour des raisons très di-
verses, comme des difficultés politiques et l'un ou l'autre
seulement pour inconduite. Et cependant on s'était montré
très sévère dans les enquêtes à tel point que le P. Libermann
crut devoir écrire au ministre pour lui rappeler qu'il ne fal-
lait rappeler que ceux qui avaient vraiment donné des scan-
dales publics. Il faut croire qu'on n'en trouva pas beaucoup.
Il y en avait quelques-uns cependant parce que les colonies
servaient de refuge quelquefois à des prêtres interdits ou
suspens, échappés de leurs diocèses. L'éloignement, la dif-
ficulté d'obtenir des renseignements exacts leur donnaient
des facilités qu'ils n'auraient pas eues ailleurs. Ils arrivaient
un beau jour, se voyaient d'abord refuser toute juridiction,
puis peu à peu s'insinuaient dans les bonnes grâces du pré-
fet, qui vu l'urgence, se décidait à les employer de ci de là.
Quelquefois ils restaient sur place, mais la plupart ne res-
taient pas et allaient bientôt offrir leurs services sous d'au-
tres cieux. Rien ne fit plus de tort à la réputation du clergé
colonial car assez souvent ces prêtres errants revenaient en
France, et n'ayant pas de position reconnue, se donnaient
partout comme membres du clergé colonial. C'était faux
puisqu'ils n'en avaient jamais fait partie, mais c'était vrai en
un sens puisqu'ils y avaient travaillé quelque temps. Ils fu-
rent toujours très peu nombreux, mais comme ils voya-
geaient beaucoup ils firent beaucoup de mal car tous ceux
qui les entendaient jugeaient par eux du clergé colonial. Et
ce jugement, toujours très défavorable, on le comprend, était
inconsciemment injuste.
C'est bien là l'explication de la défaveur où tomba peu a

298
LE CLERGÉ COLONIAL
peu le clergé colonial. Chacun jugeait d'après des renseigne-
ments fragmentaires qui lui arrivaient hic et nunc, et ne
cherchait pas plus loin. Il eût été difficile de faire autrement,
car tous les moyens manquaient pour se renseigner. Mais
pour nous, avec le recul du temps et surtout l'abondance des

documents, il est facile de se faire une idée plus exacte de la
vérité.
La plupart des jugements si sévères que nous avons cités
en commençant se réfutent d'eux-mêmes. L'abbé Carrand,
qui se plaignait si amèrement de son clergé en 1829, avait
écrit le 30 décembre 1825, une longue lettre à la Propagande,

dans laquelle il fait le plus grand éloge de ce même clergé.
« La Martinique donne l'exemple à toutes les autres îles.
Tout n'est pas parfait mais il y a du bon... » Il se plaint seu-
lement que le nombre des prêtres est trop réduit. La va-
leur des prêtres n'a pas pu tellement changer en quatre ans.
Et il semble bien que sa lettre de 1829 a été écrite sous l'em-
pire d'une mauvaise humeur produite par les circonstances

pénibles où il se trouvait. En tout cas il n'y a pas plus de
raison d'accorder créance à l'une plutôt qu'à l'autre. Il en
est de même de l'abbé Castelli. Le rapport dont nous avons
parlé est de 1844. Or il écrivait le 10 février 1836 : « Je suis
très satisfait du clergé de la Martinique; il se fait remar-
quer par sa bonne discipline, sa modestie, et son assiduité
à l'accomplissement de ses devoirs. » Nous sommes loin du
clergé qui, par sa mauvaise composition est complètement
incapable d'accomplir sa tâche. Et là encore nous devons
bien remarquer que les choses n'ont pas pu changer à ce

point, en huit années. Ce qui a changé, c'est la mentalité de
M. Castelli, par suite des inextricables difficultés qu'il s'est
créées par sa mauvaise administration. Et il cherche à en

rejeter la responsabilité sur les autres. M. Fourdinier n'était
certainement pas un impulsif dans le genre de M. Castelli.
C'était au contraire un homme plein de modération et de bon

sens. Et cependant pour lui aussi nous trouvons dans ses

VALEUR MORALE DU CLERGÉ COLONIAL
299
propres déclarations une rectification à ses appréciations si
sévères que nous avons citées. Il écrivait le 13 avril 1841 au
ministre Duperré, en lui parlant de l'état nominatif qu'il lui
renvoyait : « J'ai vu avec plaisir que la plus grande partie
des prêtres se comportent de manière à mériter l'estime des

peuples et le bon témoignage des autorités... » Et le 19 octo-
bre 1842, il écrivait au Cardinal de la Propagande : « ...nous
avons un grand nombre de missionnaires surtout parmi les
nouveaux qui se comportent bien et qui, s'ils ne sont pas
dans la perfection, ne donnent pas de scandale et font le

bien. » Là non plus les choses n'ont pas pu tellement chan-
ger en six ans. Faut-il croire qu'il n'est pas sincère ? Nulle-
ment ! Son opinion était très nuancée, comme on peut le
voir par ses nombreuses lettres, et il mettait l'accent sur
tel ou tel point selon le but qu'il se proposait. Dans le pre-
mier cas il voulait montrer la nécessité d'une congrégation

pour discipliner le clergé, dans le second il répondait à des
accusations, et voulait en montrer l'exagération. Dans les
deux cas, il disait la vérité et il était d'une entière bonne foi.
Mais on voit par là combien il est difficile de se faire une

opinion, même textes en mains.
Ainsi par exemple quand on voit le grand nombre de prê-
tres qui furent expédiés pour inconduite, on serait porté à
croire que le fait était général parmi eux. Mais quand on y
regarde de près on voit qu'il n'en est rien. Quand on voulait
se débarrasser de quelqu'un on mettait généralement en

avant cette raison là sachant bien qu'elle était péremptoire.
Il pouvait y avoir un fond de vrai, mais souvent c'étaient de
simples bruits qu'on ne se donnait même pas la peine de vé-
rifier. Comme on ne permettait jamais au prêtre de se défen-

dre, la chose allait toute seule. Or, on se trompa souvent, la
preuve en est dans les nombreuses réhabilitations auxquelles on
dut procéder plus tard. Les accusés, une fois en France, hors
de la tyrannie administrative, se défendaient. Nous avons
déjà vu, au cours de cette histoire, plusieurs cas de ce genre,


300
LE CLERGÉ COLONIAL
par exemple celui de l'abbé Girardon rayé du cadre en 1847
et réintégré en 1856. Dans une lettre du 23 février 1850, le
P. Libermann parle de la réhabilitation de l'abbé Bourgade,
de la Réunion, qui avait été rayé du cadre sur la demande de
l'abbé Monnet, pour une raison analogue. Il a découvert que
les accusations, portées contre ce prêtre, sont fausses et qu'il
y a lieu de le réintégrer; il croit devoir en conscience en
avertir le ministre. L'abbé Roussilhe fut expédié de même à
la demande de l'abbé Castelli. En arrivant en France, il pro-
teste auprès du ministre qui fit prendre des informations.
L'abbé Fauveau, successeur de l'abbé Castelli, fit une enquête
et écrivit au Séminaire une lettre qui fut communiquée au
Ministère et qui innocentait complètement l'abbé Roussilhe.
On voit combien ces exécutions sommaires étaient parfois
peu motivées. L'abbé Castelli surtout paraissait trop disposé
à se débarrasser de ceux qui le gênaient, et il les chargeait
sans scrupule, sous tous les rapports, même au point de vue
des mœurs, et sans preuve, quand cela pouvait lui être utile.
Nous avons déjà parlé du cas Berthelier. Il fut expédié en
France sous ce prétexte sans qu'on pût rien prouver. Il fut.
plus tard, réintégré dans le clergé. Ce fut le cas aussi de
l'abbé Jacquier, vice-préfet, qui était coupable surtout
d'avoir résisté à l'abbé Castelli. Ce dernier le fit expédier en
France sous l'inculpation d'immoralité, et il réussit à le
faire interdire par la Propagande, par l'intermédiaire du
nonce. Tout le clergé de la Martinique protesta contre ces
allégations et envoya une pétition dans ce sens. M. Jacquier
étant rentré à la Martinique, le pro-préfet refuse de lui appli-
quer la sentence, et déclare que sa conscience s'y oppose. Il
préfère renoncer à sa charge. Le pro-préfet est l'abbé Fau-
veau, un excellent prêtre, estimé et respecté de tous. Le
P. Libermann étudia la question à fond et, avec sa loyauté
ordinaire, écrivit aussitôt sa pensée au cardinal de la Propa-
gande : « Je regarde comme certain que le mal qui a été dit
sur son compte est fort exagéré; c'est le résultat de la lutte

VALEUR MORALE DU CLERGÉ COLONIAL
301
des partis. Un bon nombre d'ecclésiastiques, pieux et régu-
liers, de la Martinique lui reste bien attaché, ce qui prouve
qu'il est resté intact sous le rapport des mœurs et de la
piété... »
Et ces cas sont assez fréquents. On en trouve des exem-
ples dans les archives du Ministère comme aux archives du
Saint-Esprit. Et l'on découvre plus d'une fois que les accu-
sations étaient fausses ou notablement exagérées. Quand on
voulait se débarrasser de quelqu'un, tout était bon pour y
arriver, et s'il prêtait le flanc un tant soit peu à une accusa-
tion quelconque, on n'hésitait pas à s'en servir. Jusqu'à quel
point était-ce honnête ? On ne sait trop ! Cela ressemble
parfois de bien près à de la pure calomnie. Peut-être cepen-
dant, étaient-ils de bonne foi les uns et les autres. Les pas-
sions étaient tellement surexcitées en ce temps-là qu'on ne
voyait plus bien clair. Et puis on croit si facilement ce qu'on
désire : voulant se débarrasser de quelqu'un on se persua-
dait qu'il était indigne. Cela n'en était pas moins injuste et
surtout lourd de conséquences pour le pauvre homme en
question. Un ministre des cultes semble l'avoir compris.
M. de Parieu écrivait le 26 décembre 1850 : « J'ai considéré
que le licenciement avait souvent pour objet de briser en-
tièrement l'avenir d'un prêtre, non seulement dans les colo-
nies mais encore en France. Dès lors j'ai pensé qu'une me-
sure aussi rigoureuse ne devait être appliquée qu'à des ec-
clésiastiques qui se seraient rendus indignes de continuer
l'exercice du saint ministère. » Voilà ce qu'on aurait dû se
dire beaucoup plus tôt. En général les décisions des minis-
tres ne montraient pas tant de mansuétude : c'étaient des
exécutions brutales qui brisent sans explications. On voit
qu'il y avait en 1850 une influence ecclésiastique au Minis-
tère. Mgr Parisis présidait la commission instituée pour la
création des évêchés. Il y avait aussi le P. Libermann, qui
était très souvent consulté, et qui agissait toujours dans un
sens d'apaisement. Quoi qu'il en soit, la réflexion de M. de

302
LE CLERGÉ COLONIAL
Parieu est juste. Trop souvent des prêtres furent expédiés
pour des vétilles, qu'on cherchait à corser par des insinua-
tions sans preuves. Et les malheureux se voyaient réduits à

rôder de diocèse en diocèse, sans être reçus nulle part. Ils
devenaient des épaves. Et cela nous donne une autre raison
de la réputation imméritée, faite au clergé colonial. Ces prê-
tres qui erraient ainsi sous le coup d'une accusation injuste,
il est vrai, mais connue de tous, ne contribuaient pas à son

bon renom. Aigris et mécontents, iis disaient à leur tour du
mal de ceux qui les avaient frappés. Et cela s'ajoutait à ceux

dont nous avons parlé et qui n'avaient fait que passer aux
colonies. Les uns et les autres contribuaient à répandre des
opinions défavorables sur le clergé colonial. Il est bon
d'avoir présent tout cela à l'esprit quand on veut se former
un jugement complet : ces causes de dépréciations étaient
propres aux colonies et ne se retrouvaient dans aucun autre

diocèse de France.
Un de ceux, nous l'avons dit, qui contribua le plus à créer
la mauvaise réputation du clergé colonial, fut l'abbé Dugou-
jon. Or la seule considération de ce qu'était ce prêtre et des
raisons qui le faisaient parler, auraient dû mettre en défiance
contre ses allégations. Malheureusement on ne s'en avisa
que trop tard, quand on eut constaté les effets désastreux de

son intervention à la Guadeloupe. Nous en avons déjà parlé,
mais il est nécessaire d'y revenir ici. Il n'avait passé que
deux ans en tout à la Guadeloupe quand il composa son rap-

port, c'est-à-dire de la fin février 1840 au commencement de
mars 1842. En tout état de cause, c'était insuffisant pour por-

ter un jugement pertinent, surtout de la part d'un jeune
prêtre sans expérience et ignorant tout des colonies. En ou-
tre, son séjour même et sa conduite sont bien faites pour
augmenter la suspicion. Dès son arrivée il se plaint amère-
ment de tous et de tout. Il fut d'abord maintenu en expecta-

tive pendant quelques semaines, pour attendre un poste, et
sans doute aussi pour connaître le milieu. Il se plaint de

VALEUR MORALE DU CLERGÉ COLONIAL
303
n'être pas employé immédiatement. Il est nommé vicaire,
nouvelle plainte : « Les vicaires sont à proprement parler,
écrit-il, les esclaves des curés... le plus faible est livré à l'ar-
bitraire du plus fort... » On le change de poste, nouvelle
plainte. Que voulait-il donc ? On ne pouvait tout de même
pas le nommer préfet apostolique à son arrivée. Il charge
odieusement les deux curés chez qui il fut successivement
placé, l'abbé Chasset au Moule, et l'abbé Boissel à Sainte-
Anne. Ceux-ci écrivirent des lettres de rectification où ils se
justifient assez facilement des accusations portées, et où le
rôle joué par l'abbé Dugoujon paraît dans un assez triste
jour. Il charge de la même façon tout le clergé, comme nous
l'avons vu, mais sans plus de raison. Lorsque l'abbé
Drouelle, qui appartenait comme lui à la Congrégation de
Sainte-Croix, fut nommé pro-préfet en 1849, il ne trouva que
cinq prêtres répréhensibles en tout. Il venait pourtant de
l'Amérique du Nord et était porté à la sévérité, comme tou-
jours quand on arrive dans un pays inconnu. Un excellent
prêtre, l'abbé Charbonneau, arrivé la même année 1849, et
qui fut nommé curé de la Pointe, écrivit à l'abbé Gauthier,
directeur au Séminaire : « L'ensemble des prêtres est vrai-
ment bon; ils font tout leur devoir. » On est loin des appré-
ciations péjoratives de l'abbé Dugoujon, qui semble bien
avoir été dominé par ses ressentiments plus que par l'amour
de la vérité. Rien ne le montre mieux que la façon dont il in-
terprète une lettre de Mgr England à l'Œuvre de la Propa-
gation de la Foi. Mgr England était évêque de Charleston aux
Etats-Unis. En 1836, il passa par les Antilles où il demeura
assez longtemps. Il écrit longuement ses impressions. Il
commence par exprimer sentencieusement l'opinion cou-
rante alors contre le clergé colonial. Il déclare que le sys-
tème ne vaut rien, que tout est déplorable, qu'il faut à tout
prix en changer, etc.. etc.. Puis, sans même s'apercevoir de
la contradiction, il fait un grand éloge de ce qu'il a vu à la
Guadeloupe, de la bonne tenue des églises, de la piété de la

304
LE CLERGÉ COLONIAL
population. Et notamment à propos des prêtres il ajoute :
« Mon séjour m'a mis à même de reconnaître que le préfet
apostolique et son clergé se distinguent par beaucoup de ré-
gularité et de zèle. » C'est un hommage formel et par quel-
qu'un qui a vu de près. Or l'abbé Dugoujon cite la lettre de
l'évêque, rapportant longuement la première partie qui est
défavorable, et ajoutant dédaigneusement à propos de la se-
conde qui est favorable : « Cela ne signifie rien car on lui a
jeté de la poudre aux yeux et il s'y est laissé prendre. » On
pourrait lui objecter que c'est précisément le contraire. Dans
la première partie il sacrifie à l'opinion courante et rapporte
un cliché, tandis que dans la seconde, il rapporte ce qu'il a
vu, et mérite par conséquent plus de créance. Mais M. Du-
goujon veut à tout prix exécuter le clergé colonial qui ne l'a
pas accueilli, dans son sein, avec l'admiration et la révérence
qui convenaient. Son factum eut un effet considérable en
haut lieu. On voit le cas qu'il faut en faire.
Un autre témoignage qui fit beaucoup de tort également à
cause de sa grande diffusion fut celui de l'abbé Poncelet.
C'était un autre homme que M. Dugoujon; remarquable à
tous égards, toujours irréprochable dans sa conduite, et
d'une piété exemplaire. Mais il était affligé d'un caractère
atrabilaire, impulsif et violent, qui l'empêcha de réussir
malgré ses hautes qualités. Ses notes administratives le sou-
lignent avec acrimonie. Il a la justice de reconnaître que
l'ensemble de son clergé est bon. Mais ceux avec qui il a
maille à partir, il n'hésite pas à les charger d'une façon ou-
trée. La colère est mauvaise conseillère, et dans les lettres et
rapports qu'il envoie les expressions dépassent souvent sa
pensée. Ses paroles prononcées au Cap, que nous avons citées,
étaient dans le même cas. Il était aigri, mécontent de tout,
malade de la maladie qui devait l'emporter puisqu'il allait
mourir en mer, avant d'arriver. Elles n'en eurent pas moins
un déplorable retentissement. L'abbé Minot qui remplaça
plusieurs fois M. Poncelet, en qualité de vice-préfet, et que

VALEUR MORALE DU CLERGÉ COLONIAL
305
tout le monde considérait comme un saint, ne put s'empê-
cher de rectifier des appréciations aussi sommaires et aussi
injustes. Il écrivait à M. Libermann, le 30 mai 1850 : « Je
connais aussi bien le clergé de Bourbon, que qui que ce soit.
Or, je soutiens : 1° Qu'il n'y a pas, proportion gardée, de
clergé en France plus régulier dans ses mœurs que celui-ci;
2° Que généralement les prêtres remplissent leurs fonctions
avec zèle et fidélité; 3° Que s'il y a quelque défaut de carac-
tère ou de désintéressement, cela n'est pas général, tant s'en
faut. Qu'on voie donc en France si les évêques n'ont jamais
de misères à déplorer dans leurs diocèses... les frères des
Ecoles chrétiennes ont été étonnés de trouver ici plus d'or-
dre, de foi, de solennités et de communions qu'ils n'en ont
jamais vus en France. » Lequel faut-il croire des deux ?
Tous deux étaient très bien placés pour juger le clergé confié
à leur soin. Mais il semble bien qu'il faille donner la pré-
férence au second, plus pondéré, plus calme et qui a tou-
jours conservé l'estime universelle que le premier avait
perdue par ses violences et ses exagérations.
On peut d'autant plus donner raison à l'abbé Minot, que
son opinion concorde mieux avec ce qui ressort de tous les
documents, quand on a la patience de les compulser tous.
Elle concorde aussi avec les notes administratives dont nous
avons déjà parlé et qui sont dignes de foi parce qu'elles
émanent d'hommes très différents les uns des autres par
la mentalité, les dates, les régions, et qui se corrigent les
uns les autres. Or, elles donnent la même impression d'en-
semble, c'est que le clergé, en somme, est aussi bon que
dans n'importe quel autre diocèse de France. Les notes
élogieuses ne sont pas rares : prêtre zélé, prêtre dévoué,
prêtre très attaché à ses devoirs; prêtre désintéressé, très
large pour les pauvres; excellent prêtre, fait un bien im-
mense dans sa paroisse; etc.. Et on ne peut pas dire que ce
sont des notes de complaisance. Dans quel but l'eussent-elles
été puisqu'elles n'étaient pas destinées à tomber sous les
20

306
LE CLERGÉ COLONIAL
yeux des intéressés ni ceux de leurs paroissiens ? Quand il y
avait lieu de donner des blâmes, ils n'hésitaient pas davan-
tage : prêtre intéressé, prêtre qui aime trop l'argent, prêtre
trop mondain, qui a des fréquentations suspectes, dont la
conduite est répréhensible; quelquefois prêtre scandaleux,
quoique ces cas semblent avoir été vraiment très rares.
D'une manière générale les notes paraissent sincères et exac-
tes. Or elles ne donnent pas du tout l'impression d'un clergé
fainéant, désobéissant, révolté, relâché, scandaleux, etc..
comme sembleraient l'insinuer certaines boutades échappées
dans des moments de mauvaise humeur. Même ceux qui
donnent les notes les plus mauvaises, comme Castelli ou
Poncelet, reconnaissent que la majorité de leurs prêtres est
irréprochable, et même excellente. Il est vrai qu'ils font en
même temps des reproches graves à quelques-uns, lesquels
reproches sont souvent contestés par l'autorité civile, mais
qui en tout cas ne suffisent pas à changer l'impression d'en-
semble.
Le nombre des mauvais prêtres fut toujours très minime.
Et ordinairement ceux qui tournaient mal étaient allés sans
mission aux îles. Ils avaient été acceptés par les préfets,
pressés par le besoin. Cependant il arriva aussi au supérieur
d'en envoyer, par erreur, qui ne valaient pas cher. Il l'avoue
lui-même au Cardinal de la Propagande, dans une lettre du
19 octobre 1842 : « J'en ai envoyé quelques-uns sur de bons
témoignages qui m'ont induit en erreur; il arrive quelque-
fois que des supérieurs, pleins d'une fausse compassion et
espérant qu'un changement de pays corrigera des prêtres
coupables, donne sur eux de bons renseignements en tai-
sant le mal. » La plupart des élèves du Séminaire donnaient
satisfaction. Parmi ceux qui tournèrent mal, on n'en cite au-
cun qui ait passé par les deux séminaires le petit et le grand.
De sorte que si le plan de M. Bertout avait pu se réaliser,
c'est-à-dire l'existence constante des deux séminaires, il se-
rait arrivé à avoir en peu de temps un clergé colonial tout à

VA LEUR MORALE DU CLERGÉ COLONIAL
307
fait supérieur. Nous avons vu que ce plan avait été empêché
par le gouvernement. On n'en cite guère non plus parmi ceux
qui ont passé plusieurs années au grand séminaire colonial.
C'étaient donc tous, ou des prêtres qui avaient été reçus sans
l'intervention du séminaire, ou des prêtres qui y avaient
passé trop peu de temps. Et il faut répéter qu'ils furent tou-
jours très peu nombreux. Malheureusement, ces cas avaient
un immense retentissement. Tout le monde s'en occupait et
en parlait, dans les bureau du gouvernement, sur les bateaux,
dans les ports d'embarquement et de débarquement et, enfin,
dans tous les diocèses où ils passaient par la suite. Et on
disait partout : « Voilà le clergé colonial ! » Il n'est pas
besoin de souligner combien c'était faux et injuste. C'était
même plus injuste que le dicton : Ab uno disce omnes, puis-
que ceux-là n'étaient même pas, la plupart du temps, du
clergé colonial.
Mais on ne voyait pas si loin, et les langues marchaient.
D'autant plus qu'on rapprochait ces faits des diatribes
échappées à la plume irritée des Castelli, Dugoujon et autres,
des éloquentes invectives de Montalembert, et on avait la
conscience tout à fait tranquille pour affirmer : « C'est bien
cela ! » Et cependant c'était d'une criante injustice et per-
sonne ne semble s'en être rendu compte. Voilà des incon-
vénients qu'on ne connaissait dans aucun diocèse du monde.
D'abord ce genre de prêtres gyrovagues n'existait pas. Et en-
suite, quand il y avait des misères, on en parlait quelque
temps sur place puis on faisait rapidement silence. Tandis
que pour ces malheureuses colonies, le moindre scandale, si
même scandale il y avait, faisait le tour du monde, et on le
colportait d'un continent à l'autre en faisant le plus de bruit
possible. Mais cela prouve moins contre le clergé colonial que
contre ceux qui accueillaient si facilement ces jugements
sommaires.
Les accusations si graves contenues dans certains rapports,
même officiels, ne sont presque jamais à prendre au pied de

308
LE CLERGÉ COLONIAL
la lettre et quand on les confronte avec d'autres documents,
quelquefois de leurs auteurs eux-mêmes, on saisit mieux
leur signification exacte. Si elles ont un certain fondement,
on voit qu'elles sont toujours très exagérées et qu'elles
s'expliquent par le but qu'on se propose. Par exemple, quand
MM. Fourdinier et Leguay insistaient à la Propagande pour
faire organiser le clergé en congrégation à gouvernement au-
toritaire, ils s'appuyaient sur les déficiences constatées.
C'était juste, puisque certains faits leur donnaient raison.
Mais on aurait tort de trop généraliser. Quand certains Pré-
fets chargeaient à ce point leur clergé, c'est qu'ils avaient pres-
que toujours des rancunes personnelles qui faussaient leur ap-
préciation. La preuve, c'est qu'ils se contredisent souvent
comme nous l'avons montré. Leur appréciation se laisse in-
fluencer par les difficultés du moment. C'est bien humain.
Un grand esprit surnaturel eût été le remède à ces varia-
tions, mais le surmenage auquel ils étaient soumis ne leur
permettait pas d'y réfléchir. Le climat, la maladie, la cha-
leur contribuaient encore à augmenter leur humeur atra-
bilaire. Les prêtres, qui étaient dans le même cas, le leur
rendaient bien, de sorte que les conflits les plus innocents
devenaient très vite aigus. Encore un genre d'inconvénient
qui ne se rencontrait dans aucun diocèse régulièrement or-
ganisé. Quand un supérieur, évêque, prélat, ou autre, a à se
plaindre, il sévit et tout s'arrête là. Mais les Préfets n'avaient
aucun moyen de sévir. Quand donc ils se sentaient menacés
dans leur autorité, ils n'avaient pas d'autre ressource que
d'en appeler à la Propagande, ou au Ministère, ou même à
l'opinion publique. Et c'était naturellement en chargeant le
plus possible les opposants. Et cela encore tournait au détri-
ment de ce malheureux clergé colonial qui avait décidément
tout contre lui.
Une des accusations le plus souvent portées contre le
clergé colonial fut celle d'être intéressé et de chercher à ra-
masser de l'argent. Elle a un certain fondement, car plu-

VALEUR MORALE DU CLERGÉ COLONIAL
309
sieurs y prêtèrent le flanc par leur conduite. Mais là encore
il semble bien que ce fut le petit nombre et même le très
petit nombre. On lançait facilement cette accusation parce
qu'on savait que rien ne déconsidère un prêtre comme l'ava-
rice, presque autant que l'inconduite. Aussi on s'en servait
à tort et à travers, souvent sur de simples apparences.
Il n'est pas facile de s'y reconnaître, car les contradictions
foisonnent à ce sujet. En voici un exemple typique. L'abbé
Jacquier, qui avait de nombreux ennemis, fut accusé de
s'être enrichi dans son ministère. L'abbé de Létrée prétend
démontrer, avec preuve à l'appui, qu'il gagne de 15 à 18.000
francs depuis vingt ans et qu'il possède environ 420.000
francs, avec lesquels il a acheté des propriétés. Ce serait la
fortune, en effet... si c'était vrai ! Mais voici en même temps
trois prêtres, les abbés Cadon, Fréron et Peyrol, qui ont eu
maille à partir avec lui quand il était Préfet, et qui, par con-
séquent, ont intérêt à le desservir : ils disent juste le con-
traire. Ils l'accusent d'avoir gaspillé tout son argent à faire
des réceptions, à tenir table ouverte, à jouer aux cartes...
Les deux accusations ne peuvent pas être vraies en même
temps, car l'abbé Jacquier n'a pas pu à la fois accumuler et
dépenser le même argent. De son côté, l'abbé Jacquier écri-
vait lui-même au Supérieur, le 15 décembre 1842 : « Vous
m'excuserez lorsque je vous dirai (et je ne prétends point
m'en faire un mérite) que je suis à peu de chose près aussi
pauvre que le jour de mon arrivée à la Martinique, voici
23 ans révolus, passés sans interruption d'un seul jour dans
la Mission... » Qui a raison ? II semble bien que ce soit lui,
car il écrivait ces lignes à propos de démarches à faire pour
obtenir une retraite. Il savait que l'Administration ferait une
enquête et qu'il était impossible de rien cacher, dans un petit
pays comme la Martinique. Il doit donc s'agir là d'une véri-
table calomnie, peut-être inconsciente, répandue dans le but
de le déconsidérer.
Ce cas a pu se renouveler et cela montre combien il faut

310
LE CLERGÉ COLONIAL
être prudent pour accueillir les accusations de ce genre,
presque toujours basées sur des apparences. En effet, les prê-
tres coloniaux menaient grand train presque tous. Les
mœurs du pays exigeaient une hospitalité large et quasi
journalière, qui occasionnait de grands frais. Ils gagnaient
beaucoup d'argent, mais ils le dépensaient de même. Pas
plus que les colons, ils ne pouvaient accumuler d'argent
dans ces conditions. D'autant plus qu'à ces dépenses somp-
tuaires, il fallait joindre les dépenses faites en aumônes et en
bonnes œuvres, et pour certains elles étaient considérables.
Les accusations d'imprévoyance et de gaspillage sont au
moins aussi nombreuses que les accusations contraires. Et
ce qui prouve qu'on a raison, c'est que beaucoup de prêtres,
obligés de quitter les colonies, se trouvent absolument sans
ressources, réduits à quémander des postes de ci de là pour
avoir de quoi vivre. S'ils avaient accumulé de l'argent, il leur
en resterait bien quelque chose.
Est-ce à dire qu'il faut tout rejeter de l'accusation et la
regarder comme entièrement fausse ? Non, car il y en eut
quelques-uns qui y prêtèrent le flanc et c'est à eux qu'on
doit sa diffusion. Ils rentrèrent en France, après fortune
faite, et leur attitude de prêtres enrichis faisait scandale
partout où ils allaient. Ils n'étaient pas nombreux mais il
suffit de quelques-uns pour créer autour d'eux une véritable
légende qu'on appliqua à tout le clergé des colonies. C'était
à la fois une injustice et une erreur.
Cependant une autre raison contribua à répandre cette
accusation. Un certain nombre de prêtres se montrèrent trop
préoccupés de leurs intérêts matériels. C'est peut-être re-
grettable mais cela se comprend si bien ! Qu'on songe un peu
à leur situation. Ils n'étaient jamais sûrs de l'avenir. Un ca-
price d'une autorité quelconque pouvait les renvoyer en
France. Aller où et vivre de quoi, en attendant de trouver
un poste ? Personne ne voulait d'eux et le Séminaire du
Saint-Esprit n'avait ni place ni ressources pour les recevoir.

VALEUR MORALE DU CLERGÉ COLONIAL
311
Cette éventualité toujours possible créait en eux comme une
hantise qui influait sur leur mentalité et réagissait sur leur
façon d'agir. Leur situation actuelle n'était pas mauvaise en
général. Ils recevaient un traitement de 3.000 francs comme
curés, de 2.000 comme vicaires, voyages et trousseaux payés.
Il fallait y joindre le casuel. Les Préfets touchaient environ
15.000 francs tout compris. Ces sommes sont considérables
pour l'époque. Mais, comme nous l'avons dit plus haut, ils
dépensaient à peu près tout et ils voyaient avec terreur, à la
fin de chaque année, qu'il ne leur restait rien.
On dira qu'ils pouvaient se reposer sur la retraite qui était
octroyée à tous les fonctionnaires. Théoriquement, oui, mais
en fait à peu près aucun d'eux ne parvint jamais à l'obtenir.
Il y avait tellement de conditions à remplir qu'ils n'y arri-
vaient jamais. Aussi nous voyons plusieurs prêtres qui
avaient passé de longues années aux colonies se la voir re-
fuser parce qu'ils n'y avaient pas droit, d'après les règle-
ments en vigueur. Ce fut le cas de l'abbé Warnett quand il
rentra de Bourbon, de l'abbé Marchési de la Martinique, de
l'abbé Dupuis de la Guadeloupe et d'une foule d'autres. Ou
bien ils n'avaient pas le temps voulu, ou bien quelque autre
condition manquait. Le temps de service exigé était de 25
ans, car on appliquait aux prêtres la loi du 18 avril 1831,
sur les pensions de l'armée de mer. Le comte de Rigny, mi-
nistre de la marine, confirma cette décision. Il écrivait le
7 juin 1833 que les prêtres seraient sur le même pied que
les fonctionnaires de l'Etat. Toutefois, pratiquement, ils ne
touchaient jamais rien. Ceux qui atteignaient le temps voulu
étaient rares d'autant plus que beaucoup allaient aux colo-
nies à un âge déjà avancé. Mais même pour ceux qui y parve-
naient on trouvait toujours l'une ou l'autre condition qui
n'avait pas été remplie. A l'un d'eux qui avait ses 25 ans
de service il fut répondu que « on manquait de base pour lui
appliquer le principe d'assimilation ! » Il faut admirer cet
euphémisme administratif pour signifier qu'il n'y avait rien

312
LE CLERGÉ COLONIAL
de légalement réglé. Les décisions des ministres n'avaient
pas force de loi. L'abbé Viollot avait passé 31 ans à la
Guyane, de 1817 à 1848, il avait donc plus que le temps
voulu. Le ministre lui fit répondre « qu'il était personnelle-
ment disposé à lui fournir les moyens de faire valoir ses ti-
tres, mais qu'il en était empêché par les lacunes qui existent
dans la législation relativement à la liquidation des pensions
des membres du clergé colonial », phrase pompeuse pour
dire la même chose que ci-dessus, à savoir que rien n'est
réglé. En fait, il ne semble pas qu'aucun prêtre ait touché de
retraite avant l'établissement des évêchés. Ceux qui ne trou-
vaient pas de poste étaient obligés de solliciter des secours
du gouvernement et ils ne les obtenaient pas toujours. Le
Directeur des Cultes écrivait au ministre le 4 février 1851,
pour recommander l'abbé Viollot, à qui on venait de refuser
une retraite : « M. Viollot a été privé de tout traitement de-
puis son départ de la Guyane (c'est-à-dire depuis trois ans) ;
il ne possède aucune ressource pécuniaire et se trouve actuel-
lement à Paris dans une situation digne d'intérêt. » Ce qui
veut dire, en style clair, que l'abbé Viollot n'a pas le sou et
qu'il est trop âgé pour trouver un poste. Il faut avouer que
c'est dur à un certain âge et après trente ans de colonies.
Il mourait de faim à cause « des lacunes qui existaient dans
la législation relativement à la liquidation des pensions des
membres du clergé colonial ». Peut-on s'étonner après cela
qu'un certain nombre de prêtres, se rendant compte des dites
« lacunes de la législation », aient songé à amasser de quoi
vivre pour leurs vieux jours. Le P. Libermann écrivait avec
raison que « dans les mêmes conditions, le clergé de n'im-
porte quel diocèse aurait fait comme eux ». D'ailleurs nous
répétons qu'ils n'y parvinrent pas, puisque tous ceux qu'on
retrouve en France, sauf de rares exceptions, n'ont rien ou
presque rien, et plusieurs sont dans la misère.
Un autre reproche, et celui-là vraiment mérité, qui est fait
au clergé colonial, c'est l'insubordination. Personne ne vou-

VALEUR MORALE DU CLERGÉ COLONIAL
313
lait obéir et il est certain que les colonies ne donnaient pas
ce beau spectacle d'ordre et de bonne administration que
donnaient les diocèses de France, même les plus médiocres
Mais il faut reconnaître à leur décharge que cela tenait beau-
coup plus aux circonstances qu'à la mauvaise volonté. A qui
fallait-il obéir ? Nous avons déjà signalé la situation invrai-
semblable des Préfets au point de vue canonique. La chose
n'était pas réglée comme maintenant : personne ne savait,
et eux pas plus que les autres, quels étaient leurs pouvoirs.
Comme tout pouvoir faible, il devenait facilement abusif par
à coup. Les interaits se lançaient un peu à tort et à travers
et par là même perdaient beaucoup de leur efficacité. Les prê-
tres étaient changés ou même cassés, pour un oui, pour un
non. Le sens de l'obéissance se perdait et chacun agissait à
peu près à sa guise. D'autre part, la situation précaire des
Préfets qui pouvaient être embarqués si facilement, était un
encouragement au mauvais esprit. En de pareilles condi-
tions, ce dont il faut s'étonner, c'est non pas qu'il y ait eu
quelque désordre dans l'administration ecclésiastique, mais
qu'il n'y en ait pas eu davantage. Car, en somme, les insu-
bordonnés furent toujours, eux aussi, une minorité, et dans
l'ensemble le clergé resta uni à ses chefs et sut faire bonne
figure.
D'ailleurs les mêmes causes produisent les mêmes effets.
Tout ce qu'on a dit du clergé colonial de cette époque, on
l'avait déjà dit, et presque dans les mêmes termes du clergé
d'Ancien Régime. Augustin Cochin qui s'est montré si dur
pour le clergé colonial, n'hésite pas, pour mieux l'écraser,
à établir un parallèle entre lui et les moines d'autrefois qui
faisaient un grand bien et qui donnaient satisfaction à tous.
Qu'ils aient fait un très grand bien, c'est incontestable, mais
qu'ils aient donné satisfaction, c'est autre chose. On a dit
d'eux exactement ce qu'on a dit plus tard du clergé colonial.
En affirmant aussi péremptoirement le contraire, Cochin
montre qu'il n'a rien lu, ni des rapports officiels des gouver-

314
LE CLERGÉ COLONIAL
neurs, intendants, administrateurs, etc., ni des lettres de
particuliers conservées de divers côtés, en un mot qu'il n'a
pas ouvert les archives. Déjà, en 1827, un gouverneur, M. de
Bouyé, affirmait qu'avant la Révolution, tout le monde était
satisfait des moines, tandis qu'aujourd'hui, tout le inonde
est mécontent des prêtres actuels. Il montre, lui aussi, qu'il
n'a lu aucun des rapports de ses prédécesseurs. Mais, de sa
part, un homme de guerre plus habitué à la vie des camps
qu'à l'étude des documents, cela se comprend, tandis que
de la part d'un historien aussi coté que l'était Cochin, c'est
impardonnable. Comme quoi il faut toujours y regarder de
près quand on lit une affirmation, quelle qu'elle soit, même
provenant d'un homme éminent.
Pour le démontrer, on n'a que l'embarras du choix, car les
documents abondent. Comme nous n'avons pas à nous
occuper de cette période, nous n'en choisirons que quelques-
uns. En 1705, le gouverneur de la Martinique, M. de Ma-
chault, déclare que les moines ne sont pas à leur place dans
les colonies. Il demande qu'on les remplace, non pas par des
prêtres séculiers, puisqu'il n'y en avait pas, mais par une
des congrégations récemment fondées dans le royaume,
comme les Oratoriens. Il fait aux moines des reproches de
tout genre. Et ce n'est pas seulement une opinion person-
nelle qu'il exprime, elle était partagée par beaucoup de per-
sonnages officiels. Elle persiste d'ailleurs après lui. Les re-
gistres du Conseil Souverain de la Martinique qui vont sans
interruption de 1715 à la Révolution et au delà, et que nous
avons pu consulter à loisir, sont remplis de plaintes contre le
clergé. On accuse les uns d'inconduite, les autres de manque
de désintéressement, d'autres encore d'orgueil, etc. Toutes
les petites difficultés que ces messieurs pouvaient avoir avec
leurs curés aboutissaient là, et naturellement comme tou-
jours dans ces cas là, ils généralisaient et appliquaient à tous
ce qu'ils disaient de l'un ou l'autre.
En 1708, M. de Choiseul, gouverneur de Saint-Domingue,

VALEUR MORALE DU CLERGÉ COLONIAL
315
écrivait au Ministère pour se plaindre des Frères de la Cha-
rité. Il les accuse de ne pas remplir leur devoir auprès des
malades, de ne s'occuper que du soin d'acquérir des biens et
d'augmenter leur établissement. Un rapport de 1710 accu-
sent les Jésuites du Cap, à Saint-Domingue, d'être des acca-
pareurs qui enrichissent leur communauté par tous les
moyens; ils sont, en outre, orgueilleux et intraitables. Et, en
conséquence, le Gouverneur fit intervenir leur supérieur gé-
néral aux îles, le P. Gombaud, qui résidait à la Martinique,
et celui-ci dut casser le Supérieur de Saint-Domingue, le
P. Laval. Des faits semblables se produisirent, un peu plus
tard, pour le P. Boutin, curé du Cap-Français. On l'accusait
lui aussi d'être entêté, violent et intéressé. On fit intervenir
son supérieur, le P. Olivier, et le Conseil du Cap fit défense
à tous les habitants de traiter avec le P. Boutin, sans l'as-
sentiment du Supérieur.
A mesure qu'on s'approche de la Révolution, les lettres et
rapports deviennent de plus en plus sévères pour les moines
qui faisaient au ministère aux colonies. Ils résistaient, on
le comprend, à l'esprit philosophique et déiste qui s'infiltrait
partout, et on ne le leur pardonnait pas. Ces récriminations
allèrent jusqu'au Parlement, et on en parla à l'Assemblée
Nationale qui venait d'être élue pour la réforme générale du
royaume. Et on ne proposait rien de moins que l'expulsion
de tous les religieux pour les remplacer par des prêtres sé-
culiers. C'était plus facile à dire qu'à faire, et il va sans dire
qu'aucun commencement de réalisation ne suivit ces beaux
discours. En 1845 on devait réclamer l'inverse, c'est-à-dire le
remplacement des prêtres séculiers par des religieux, comme
si ces choses là pouvaient se décider automatiquement par
voie de décrets. La réalisation ne suivit pas davantage : tant
il est vrai que l'histoire ne fait jamais que se répéter. Le Su-
périeur des Dominicains, le P. Duguet, n'eut d'ailleurs au-
cune peine, en deux Mémoires très intéressants, écrits en
1789, l'un sur le temporel, l'autre sur le spirituel, à réfuter

316
LE CLERGÉ COLONIAL
les accusations portées et à montrer l'inanité du remède pro-
posé. Sa réfutation fut d'ailleurs inutile car, peu de temps
après, tout fut balayé par les événements. Ces accusations
avaient trouvé des écrivains de talent pour les claironner
dans tout le pays. Le colonel Romanet qui écrivait en 1780,
reproche aux capucins d'être trop riches et de faire bonne
chère. Il leur reproche aussi de porter des chapeaux et de
mettre des souliers. Il appartenait à cette école philosophi-
que qui, en France, reprochait aux mêmes capucins de ne
pas vivre comme tout le monde et d'aller pieds nus : mais
tout est bon pour attaquer, même quand on se contredit.
Il reproche aussi à leur Supérieur, le P. Charles-François
de Coutance, de gagner de l'argent par les services réguliers
de canots qu'il a institué entre Saint-Pierre et Fort-Royal.
Celui qui est le plus sévère pour l'ancien clergé, c'est Malouet,
qui écrivait, également vers 1780. Voici comment il résume
l'opinion générale : « Une succession de mauvais prêtres,
ignorants, déréglés, a détruit dans presque toutes les pa-
roisses des colonies, le respect pour leur état et la pratique
éclairée de la religion. Une cupidité atroce est devenue le
vice habituel de la plupart des curés. » Il leur reproche en-
core de ne pas s'occuper de leurs fonctions et de délaisser
l'instruction religieuse de leurs fidèles : « Nulle instruction
pastorale et relative à la simplicité et à la superstition des
nègres... aucun d'eux n'acquiert sur ses paroissiens l'autorité
des bonnes mœurs, d'une vie pieuse et charitable... » Il est
difficile d'être plus dur et il n'en a certainement jamais été
dit autant du nouveau clergé, même par ses pires ennemis.
Aussi M. Bertout, quand on exaltait devant lui l'ancien
clergé, pour mieux dénigrer celui qu'il avait fourni, ne pou-
vait s'empêcher de répondre : « Cependant ils n'étaient pas
tous des anges ! » Il avait pu, en effet, avoir communication,
au Ministère, de l'une ou l'autre des pièces que nous avons
citées et, en tout cas, les ouvrages de Raynal, Romanet, Ma-
louet, étaient encore assez récents pour être connus.

VALEUR MORALE DU CLERGÉ COLONIAL
317
Si nous avons fait des citations si longues, concernant une
époque qui est en dehors de notre sujet, c'est pour bien mon-
trer l'injustice du parallèle qu'on essayait d'établir entre
le nouveau clergé colonial et l'ancien. Pour agir ainsi,
il fallait, ou être de mauvaise foi, ou tout ignorer du
passé. En somme, il a été dit des deux clergés exactement
les mêmes choses et on a été plus dur encore pour le pre-
mier que pour le second. Ou bien on a raison, ou bien on a
tort. Si on a raison, il n'y a pas lieu de préférer un clergé à
l'autre : les deux sont à la fois dignes de réprobation. Si on
a tort, il n'y a pas de raison de prêter créance aux uns plutôt
qu'aux autres et il faut récuser en bloc tous les témoignages.
Dira-t-on qu'on a tort dans un cas, et raison dans l'autre ?
Voilà une solution qui paraît bien près de l'arbitraire et du
parti pris.
Ce qu'il faut dire, semble-t-il, c'est que dans les deux cas
il y a ou des accusations injustes ou des exagérations mani-
festes. Il a pu y avoir l'un ou l'autre fait vrai, dont on s'est
servi pour généraliser, mais l'un et l'autre clergé ont été
parfaitement à la hauteur de leur mission et ont réussi en
des circonstances très difficiles à faire un bien immense.
Nous ne ferions même aucune difficulté de reconnaître que
l'ancien clergé était, à certains égards, supérieur au nouveau.
Son recrutement était mieux assuré et aussi plus choisi, puis-
qu'il s'agissait d'Ordres puissants et nombreux, tandis que
surtout à l'origine le clergé colonial se recrutait, comme il
pouvait, un peu de tous côtés. Sa situation générale était
moins précaire, car il était mieux soutenu par ses supérieurs.
Au point de vue moral, il a pu y avoir quelques défaillances,
mais bien rares. On cite quelques cas à grand fracas dans
les lettres et rapports, mais la plupart du temps ce sont des
phrases creuses, des accusations vagues et sans preuves.
On y sent l'esprit de parti. Et il serait facile de trouver des
assertions disant exactement le contraire de celles que nous
avons citées plus haut. Chacun jugeait selon les dispositions

318
LE CLERGÉ COLONIAL
personnelles du moment. De sorte qu'il est assez difficile de
se faire une opinion bien exacte : la vérité doit être assez
nuancée. Nous avons déjà fait la même remarque pour le
clergé colonial, il faudrait le répéter pour l'ancien clergé.
Et on devrait conclure que le bien l'emportait de beaucoup
sur le mal. Chacune des accusations ci-dessus est facile à
réfuter. Romanet, par exemple, a tort d'attaque le P. Char-
les François, homme extraordinaire et d'un désintéressement
absolu, qui eut toutes sortes d'initiatives heureuses. Il fonda
deux hôpitaux, deux maisons d'éducation, créa de multiples
œuvres. Son service de canots était le seul qui existât, c'était
une œuvre d'utilité sociale. Bien loin d'y gagner quoi que ce
soit, il la soutenait de ses deniers quand elle périclitait. II en
est de même du P. Boutin. C'était un saint religieux et un
curé des plus zélés. Il transforma littéralement sa paroisse
du Cap. Son nom était en vénération parmi toutes les popu-
lations. Mais voilà ! il ne cédait pas toujours et savait ré-
sister aux injonctions qui lui paraissaient injustifiées. Et
comme il n'avait rien à perdre, ayant tout donné, on ne sa-
vait par quel bout l'entreprendre. D'ailleurs c'est le repro-
che qu'on fait aux jésuites des Antilles, c'est de n'être pas
assez malléables. Il est curieux de voir que c'est le contraire
de celui qu'on leur faisait en Europe, à savoir d'être trop
souples, trop opportunistes, et de s'insinuer dans la faveur
des grands. Malouet les exempte des reproches qu'il adresse
aux autres prêtres. Il reconnaît qu'ils sont individuellement
humbles, modestes, dévoués, zélés. Mais il ajoute que l'Or-
dre était tout puissant, très riche et « redoutable même aux
administrateurs ». Ces derniers mots montrent bien le réel
grief, c'est que les jésuites n'étaient pas assez soumis aux
volontés ou aux caprices des autorités locales. Très bien en
cour en France, ils se croyaient autorisés à résister sur
place. Il y a de nombreux exemples de cas où ils prirent la
défense des colons contre l'Administration. Il arriva même
qu'ils défendirent les esclaves contre leurs maîtres. Et cela

VALEUR MORALE DU CLERGÉ COLONIAL
319
on ne le leur pardonnait pas. On était bien obligé de recon-
naître le bien qu'ils faisaient, mais on ajoutait aussitôt qu'ils
étaient orgueilleux et intraitables. Quand la cabale montée
contre eux en France aboutit à leur suppression en 1763, il
y eut dans les colonies de nombreux regrets pour leur tra-
vail apostolique, mais aussi bien des témoignages de joie et
de satisfaction. Il faut faire la même remarque au sujet des
autres ordres religieux. Ce que l'on voulait surtout, c'était
la soumission.
Vers la fin du XVIIe siècle, il y eut plusieurs conflits entre
les moines et leurs paroissiens. Par exemple, le curé du Vau-
clin, à la Martinique, un dominicain, eut une affaire de bap-
tême. Il fut soutenu par son supérieur : aussitôt déchaîne-
ment contre les dominicains en général. On en retrouve des
traces dans les délibérations du Conseil Souverain, car la
chose avait été portée tout de suite à leur tribunal. Un peu
plus tard, le même fait se renouvelle pour le curé des Anses
d'Arlets, un capucin cette fois. Le Supérieur ayant refusé de
sévir, on l'accusa, lui et tous les capucins, de toute espèce de
choses qui n'avaient rien à voir avec le fait initial. Quand on
va au fond, on trouve presque toujours à la base de ces accu-
sations généralisées, une difficulté personnelle. Et cela, il
faut l'avouer, enlève beaucoup de poids à l'accusation elle-
même. Surtout quand quelques pages plus loin on trouve un
éloge de ces mêmes religieux, et parfois par les mêmes hom-
mes. Les circonstances ont l'air d'avoir joué un grand rôle
dans les appréciations.
Tout cela prouve que, pour avoir une idée approximative
de la vérité en ces matières, il faut beaucoup de patience et
de temps, il faut aussi savoir faire la part des choses et
s'abstenir de jugements précipités. Et l'impression d'ensem-
ble qui en reste est tout à l'honneur des missionnaires qui
ont évangélisé les colonies avant la Révolution. Malgré quel-
ques défaillances individuelles, et peut-être un certain défaut
de tactique, ils ont été admirables de dévouement et ont fait

320
LE CLERGÉ COLONIAL
un bien réel. Si nous y insistons ainsi, c'est à cause de la
parité sous ce rapport des deux clergés, le clergé régu-

lier d'avant la Révolution, et le clergé séculier d'après la
Révolution. Le jugement à porter sur eux se présente dans
les mêmes conditions et il y a lieu de montrer la même jus-
tice à l'égard de l'un qu'à l'égard de l'autre. C'est ce qu'on

n'a pas toujours fait, et c'est ce qui a faussé l'appréciation
d'ensemble, même quand elle a été donnée dans des ouvra-
ges historiques ou portée officiellement à la tribune du Par-

lement.
La note juste au sujet du clergé colonial semble avoir été
donnée par le Vénérable Libermann, quand après avoir eu le
temps d'approfondir la question, il modifia sa première opi-
nion. On la trouve dans les lettres qu'il écrivit à partir de

1849 jusqu'à sa mort, et surtout dans son Rapport aux Evê-
ques, écrit en 1850, rapport très étudié et très documenté, où
il remet tout au point avec une rigoureuse impartialité : « Il
en résulte que le clergé colonial fut surtout composé de bons
prêtres, fidèles à leur devoir. Il faut reconnaître qu'il y eut
quelques mauvais prêtres mais en très petit nombre. Il faut

reconnaître aussi qu'il y eut un certain nombre de prêtres
médiocres, c'est-à-dire irréprochables dans leur conduite,
mais un peu trop intéressés et pas assez zélés. C'était un bon
clergé, mais un clergé moyen. Cela arrive ailleurs qu'aux
colonies, car les héros et les saints sont rares partout. »

Le P. Libermann insiste sur cette idée que ce clergé, trans-
porté n'importe où, y aurait fait bonne figure et on aurait
dit de lui : ce sont de bons prêtres ! S'il a paru inférieur à
sa tâche, c'est que cette tâche était exceptionnelle. Pour ré-

soudre toutes les questions épineuses et parfois inextricables
qui se présentaient, il eût fallu un clergé exceptionnel aussi,
non seulement quand à la vertu, mais encore quant à l'in-
telligence. Et encore, aurait-il réussi ?... Ce n'est pas certain.
En tout cas il est injuste de le rendre responsable d'une si-

tuation qu'il n'avait pas créée et qu'il était venu affronter
par dévouement pour le salut des âmes.


CHAPITRE XIV
LE CLERGÉ COLONIAL ET L'ESCLAVAGE
Une des accusations les plus retentissantes, et aussi une
de celles qui lui lit le plus de tort, portées contre le clergé
colonial de ce temps là, fut d'être partisan de l'esclavage. A
celle-là, s'en joignait une autre, aussi grave, celle de ne pas
s'occuper des esclaves, et de réserver tous ses soins à la po-
pulation blanche. Il faut avouer que rien n'était mieux fait
pour déconsidérer des prêtres. Prendre parti pour l'escla-
vage, c'était aller contre une des idées fondamentales du
christianisme. Et pour des pasteurs d'âmes, délaisser les
milliers d'esclaves baptisés, confiés à leur soin, c'était trahir
leur devoir. On insinuait même, ce qui est plus odieux en-
core, qu'ils le trahissaient ainsi par un vil intérêt, pour flat-
ter les classes possédantes dont ils tiraient honneur et profit.
Plus peut-être que celles citées dans le chapitre précédent,
ces accusations contribuèrent à jeter sur eux le discrédit.
Elles se colportaient partout, aussi bien dans le monde ec-
clésiastique que dans le monde civil. Et naturellement elles
aboutirent au Parlement où elles furent proclamées par des
orateurs de renom.
Les séances du mois d'avril 1845 furent surtout significa-
tives sous ce rapport, tant à la Chambre des Pairs, qu'à la
21

322
LE CLERGÉ COLONIAL
Chambre des Députés. C'était à qui accablerait davantage
les malheureux prêtres. Les anticléricaux, on le comprend,
se signalèrent parmi les plus violents. Ils étaient trop heu-
reux d'avoir par là une occasion d'attaquer l'Eglise qu'ils
rendaient toute entière responsable de l'attitude de ses prê-
tres. Schœlcher élargit le débat et il fait le procès de tout le
christianisme, pour n'avoir pas su empêcher l'esclavage au
XVIe siècle, et pour être incapable de le faire disparaître ac-
tuellement. Puis, ramenant la question au moment présent,
il accuse toute l'Eglise de France, d'être indifférente à la
question : il aurait voulu voir les évêques monter dans les
chaires de leurs cathédrales, et fulminer contre les posses-
seurs d'esclaves. Enfin, il présente le rôle du clergé colonial
sous son jour le plus odieux et le rend presque responsable
de l'échec des projets de libération. Il développe ces idées
dans son livre intitulé : « Des Colonies Françaises. » Certes
il convient de rendre hommage à Schœlcher pour son ardent
dévouement aux noirs et l'inébranlable ténacité avec laquelle
il a poursuivi, pendant toute sa vie politique, leur libération
définitive. Nous ne lui marchandons pas notre admiration.
Mais nous sommes obligés de reconnaître que ses préjugés
contre l'Eglise, ont faussé son jugement sur le rôle qu'elle
a joué dans l'humanité à cet égard.
Ledru-Rollin soutient les mêmes idées, mais en restrei-
gnant davantage son argumentation au clergé colonial. Il
prétend prouver ses accusations par trois faits. D'abord, le
Séminaire colonial enseigne la légitimité de l'esclavage, or,
c'est lui qui forme la mentalité du clergé des colonies. En-
suite les prêtres ont des esclaves comme les autres colons,
c'est une preuve qu'ils approuvent le système. Enfin ils sé-
parent les blancs des noirs dans leurs églises, ce qui montre
bien qu'ils partagent tous les préjugés en vigueur aux colo-
nies. Il n'est donc pas étonnant qu'avec des idées pareilles,
les prêtres aient non seulement favorisé l'esclavage, mais
encore se soient désintéressés totalement de l'instruction des
esclaves.

LE CLERGÉ COLONIAL ET L'ESCLAVAGE
COMPTOIRS DES INDES

324
LE CLERGÉ COLONIAL
Mais ce qu'il y eut de plus pénible, c'est que les mêmes ac-
cusations furent portées aussi par des catholiques éminents.
Tant qu'il s'agissait d'impies ou d'athées, on pouvait croire
que ce n'était qu'un épisode de la lutte anti-religieuse qui
n'avait jamais complètement cessé depuis la Révolution. On
savait qu'ils se servaient de tout pour attaquer l'Eglise, et
cela ne portait pas beaucoup. Mais les catholiques, c'était
autre chose. Ceux-là n'attaquaient pas l'Eglise, ils voulaient
la défendre au contraire. Ce qu'ils attaquaient c'était préci-
sément le clergé colonial, en tant que tel. Ils l'accusaient
d'avoir trahi son devoir de pasteur en ne s'occupant pas des
âmes à lui confiées et aussi d'avoir trahi la doctrine de
l'Eglise en approuvant ce qu'elle condamnait. C'est le sens
des paroles si dures d'Augustin Cochin dans son livre.
Le comte Beugnot y fait allusion d'une manière un peu
voilée, mais assez nette cependant, dans ses discours et dans
différents articles qu'il publia sur ce sujet.
Le duc de Broglie en parle longuement dans son fameux
rapport. Il faut reconnaître qu'il est très discret, et surtout
très modéré dans les termes, mais les accusations s'y trou-
vent quand même.
Par contre, quelqu'un qui ne fut ni discret ni modéré, c'est
Montalembert. Emporté par le mouvement oratoire, et avec
la fougue de son tempérament, il fut violent et agressif. Il
va jusqu'à établir une comparaison outrageante entre les
missionnaires catholiques et les missionnaires protestants.
Ces derniers seuls ont l'esprit de l'Evangile, tandis que les
premiers se mettent du côté des oppresseurs contre les infor-
tunés esclaves. Ils n'ont absolument rien fait pour la mora-
lisation des noirs. C'est une condamnation absolue, sans ré-
serve et sans appel. Ce discours eut un retentissement im-
mense : il fut répandu dans le monde ecclésiastique et dans
le monde civil, par les journaux, par les revues, etc.. Touché
au vif le clergé colonial répondit par plusieurs de ses mem-
bres les plus en vue, l'abbé Guiller, et l'abbé Rigord, dans

LE CLERGÉ COLONIAL ET L'ESCLAVAGE
325
des brochures de circonstance, l'abbé Jacquier et l'abbé Le-
guay dans des lettres que publia l'Ami de la Religion. Il était
facile de montrer que ces accusations étaient les unes exagé-
rées, les autres fausses et injustes. Malheureusement les ré-
ponses, quoique plus exactes que l'attaque, eurent beaucoup
moins de retentissement. Il en est toujours ainsi d'ailleurs.
Le clergé colonial passa pour esclavagiste, c'est tout juste si
on ne le comparait pas aux anciens traitants. Tant une pa-
role éloquente, même fausse a d'influence sur l'opinion.
Quelques documents officiels semblaient donner une base
solide à l'accusation, mais en très petit nombre, et d'ailleurs
contredits par d'autres dont on se garde bien de parler. Mon-
talembert cite un rapport du Gouverneur de la Guadeloupe.
Ce rapport se trouve aux archives du Ministère : il est
sévère pour le clergé. Il s'appuie sur une visite officielle
faite en 1844 par un magistrat dans les habitations de l'île.
Dans son compte rendu au Procureur du Roi, il déclare que
sur 968 habitations, l'instruction religieuse est très faible
dans 681, et nulle dans 287; et il n'y a que 569 mariages lé-
gitimes parmi les esclaves. C'est en effet une situation plutôt
triste.
Ce qui dut, plus que tout le reste, influencer l'opinion de
l'orateur catholique fut le rapport venimeux de l'abbé Du-
goujon, dont nous avons déjà parlé. C'est une œuvre de par-
tisan éconduit, qui présente avec une telle évidence les carac-
tères du pamphlet que tout homme de bon sens devait se
méfier. Tout y est savamment arrangé pour rendre plus
odieux le rôle du clergé, et chaque mot porte. « Les noirs
n'ont pas encore été jugés dignes d'être initiés à la connais-
sance de la religion. On s'est borné jusqu'à ce jour à les bap-
tiser et à les enterrer. On ne s'est guère plus occupé de la
nombreuse classe de couleur. » Un peu plus loin son accu-
sation se fait plus précise : « Les prêtres de nos colonies ne
croient pas digne d'eux de s'occuper de cette race maudite;
ils ne veulent être que les curés des blancs. C'est à grand

326
LE CLERGÉ COLONIAL
peine si on peut trouver, dans toute la Guadeloupe, six à sept
prêtres qui se montrent les amis des esclaves et qui ne sem-
blent pas les considérer comme du bétail. » Et il essaye mé-
chamment de faire retomber sur le Séminaire la responsa-
bilité de cette prétendue attitude : « Je crois que les idées
qu'on donne au Séminaire du Saint-Esprit sur l'esclavage où
on le défend comme une condition licite et nullement con-
traire à la nature, contribue beaucoup à mener le clergé à
cet oubli déplorable du plus saint des devoirs. » Il est clair
que de pareilles affirmations ne pouvaient qu'impressionner
le plus défavorablement des esprits déjà prévenus par ail-
leurs.
Toutefois, ce rapport, quoique exagéré et même faux en
certaines parties, doit renfermer quelques vérités de fait.
Nous les retrouvons en effet dans un Mémoire adressé au
ministre en 1842, par M. Fourdinier : « Dans les quatre
grandes colonies, il y avait en 1838 : 120.447 libres et 251.971
esclaves... jusqu'à présent les bienfaits de la religion n'ont
presque pas été répandus sur les malheureux esclaves; on
s'est contenté de les baptiser et de leur donner la sépulture
chrétienne. Si depuis quelques années, quelques prêtres se
«ont occupés des noirs, ça été en petit nombre. » Et dans
une lettre à l'abbé Arlabosse, il écrivait le 19 juin 1844 :
« J'ai beaucoup réfléchi sur le sort malheureux des esclaves
de nos colonies qui n'ont, pour la plupart, aucun secours
spirituel ou au moins des secours très insuffisants; il y a
dans nos colonies plus de 250.000 esclaves, il n'y en a peut-
être pas 20.000 qui reçoivent quelques secours. » Ces appré-
ciations paraissent exagérées et on peut les réfuter par d'au-
tres, provenant du même M. Fourdinier. Nous savons qu'il
était surtout préoccupé de montrer l'urgence de son plan de
Congrégation.
Dans un mémoire aux évêques, écrit en 1843, il appuie
encore sur la nécessité de procurer aux noirs les secours spi-
rituels qui leur manquent, puis il ajoute : « Pour cela j'ai la

LE CLERGÉ COLONIAL ET L'ESCLAVAGE
327
conviction qu'il faut une nouvelle organisation du clergé
dans nos colonies, et des prêtres unis en un même corps... il
paraît évident que des prêtres isolés qui ont leurs intérêts
divisés ne pourront travailler à l'instruction des nègres, ins-
truction qui n'offre aucun intérêt ni aucun avantage tempo-
rel, tandis qu'ils verront de leurs confrères à la tête de cures
aussi agréables par la société qu'avantageuses pour le tem-
porel. »
Le P. Libermann donne sensiblement la même note pes-
simiste. On lit dans son Mémoire aux nouveaux évêques :
« Le reproche le plus grave qu'a mérité le clergé colonial est
son défaut de zèle pour le salut des noirs, cette population
pauvre, méprisée, plongée dans l'ignorance... mais admira-
blement disposée à revenir à Dieu... Abandonner une popu-
lation semblable à son malheur, c'était impardonnable. »
On dirait qu'il a été impressionné lui aussi par les attaques
de Montalembert, car il ajoute plus loin : « Le clergé s'est
laissé subjuguer par les maîtres... il a subi tous les préjugés
des blancs contre les noirs, il a adopté ou fait adopter toutes
leurs préventions, il a eu peur sans cesse de leur déplaire, il
n'osait porter aux noirs l'intérêt qu'ils méritaient... » Le
Vénérable devait reconnaître lui-même plus tard que cela ne
s'appliquait qu'à un petit nombre et non à l'ensemble des
prêtres. Mais on voit par là quel était l'état d'esprit général
concernant le rôle du clergé dans cette grave et douloureuse
question de l'esclavage. Tout le monde pensait qu'il avait
trahi son devoir en ne s'occupant pas du tout des noirs,
et aussi qu'il avait favorisé l'esclavage en prenant le parti
des maîtres contre les esclaves.
Malgré le grand poids des autorités ci-dessus, nous ne
pouvons pas nous incliner devant le verdict. Il faut dire, là
encore, comme dans le chapitre précédent, que l'accusation,
d'ailleurs fort exagérée, ne s'applique qu'à quelques indivi-
dus et nullement à l'ensemble du clergé colonial. S'il est vrai
qu'il n'a pas fait grand'chose pour la moralisation des noirs,

328
LE CLERGÉ COLONIAL
cela tient non à lui, mais à des difficultés matérielles prati-
quement insurmontables. Et il est faux qu'il se soit montré
partisan de l'esclavage, prenant habituellement le parti des
maîtres. Il a eu une situation très délicate que sa position
officielle de fonctionnaire, rendait plus complexe encore;
sans cesse tiraillé entre des devoirs contradictoires, il ne
savait souvent que faire, de là une attitude embarrassée qui
l'a fait mal juger. Elle tenait non à lui, mais aux circons-
tances.
Pour le bien comprendre, il faut jeter un coup d'œil sur la
situation. L'esclavage était un triste legs du passé dont le
XIXe siècle n'était point responsable, mais qui s'imposait à
lui, avec toutes ses redoutables conséquences. Il s'agissait de
le liquider, et cela n'alla point sans secousses terribles qui
ébranlèrent tout l'édifice colonial, entièrement basé sur lui.
Tous ceux qui, de près ou de loin, eurent à se mêler de cette
liquidation, durent, bon gré mal gré, en subir les contre-
coups. Ce fut le cas du nouveau clergé colonial. Quand les
premiers prêtres arrivèrent dans les colonies après 1816, le
système fonctionnait à plein. Aboli par la Convention en
1794, il avait été rétabli par le Premier Consul en 1802. En
fait, il n'avait jamais cessé, sauf à Saint-Domingue, puisque
les Anglais, maîtres de toutes nos colonies, avaient empêché
l'application des lois françaises. Il n'eut donc qu'à continuer,
et à peu près dans les mêmes conditions que sous l'Ancien
Régime.
Toutefois si l'esclavage était matériellement le même, il y
avait une grosse différence morale. La nouvelle de l'émanci-
pation avait jeté dans les esprits des ferments de liberté qui
devaient y faire leur chemin. On pouvait prévoir qu'ils abou-
tiraient un jour ou l'autre à une explosion que rien n'arrê-
terait. De là du côté des esclaves des soubressauts conti-
nuels, et du côté de l'autorité des répressions brutales qui,
loin de supprimer l'excitation, ne faisaient que l'exaspérer.
D'autre part la traite avait été supprimée par les traités de

LE CLERGÉ COLONIAL ET L'ESCLAVAGE
329
1815. Il y avait bien encore des traitants de contrebande,
mais en très petit nombre, et qui ne suffisaient pas à alimen-
ter les marchés. L'esclavage, réduit à se recruter par les nais-
sances, était voué à une disparition très lente mais certaine.
Cette perspective augmentait les inquiétudes des maîtres, et
surexcitait les espoirs des esclaves qui auraient voulu préci-
piter la marche des événements. De sorte que le malaise
grandissait de jour en jour.
Ce qui l'augmenta encore fut l'attitude qu'adopta l'au-
torité à l'égard des gens de couleur. On voulut rétablir
pour eux l'Ancien Régime dans ce qu'il avait de plus odieux.
C'était de l'inconscience : le monde ne peut pas retourner en
arrière. Les privilèges abolis en 1792, n'avaient pas reparu
en France, et personne n'osait plus en parler. Pourquoi vou-
loir, aux colonies, rétablir légalement des distinctions péri-
mées ? C'était tenter l'impossible et créer délibérément des
occasions de désordre. C'était en outre une injustice car les
gens de couleur s'étaient très loyalement conduits à l'égard
de la monarchie constitutionnelle de 1789. Ils avaient pris
son parti à la condition expresse de l'égalité complète de tous
les citoyens devant la loi. C'était donc une violation de la pa-
role donnée, puisque la Restauration se donnait comme la
continuatrice de l'ancienne monarchie. On voulut reconsti-
tuer l'ancienne classe intermédiaire entre les esclaves et les
libres : on leur interdisait les carrières administratives; on
leur fermait aussi les carrières libérales comme le notariat,
la banque, la médecine; on leur défendait même certains
métiers : procédés d'un autre âge qui ne faisaient qu'irriter
sans aucun avantage pour personne.
Ce n'est qu'en 1830, et encore par ordre du gouvernement
central, que cette législation odieuse fut abolie. L'adminis-
tration locale semble avoir essayé de la prolonger. En 1831,
un juge de la Cour royale de la Martinique fut cassé et ren-
voyé en France pour avoir tendu la main aux hommes de
couleur et entretenu des relations de société avec eux. Toute-

330
LE CLERGÉ COLONIAL
fois, cela ne pouvait pas durer et il fallut bien s'incliner.
En effet, un journal local faisait remarquer qu'au même
moment un homme de couleur, M. Bissette, avait été reçu à
la Cour et qu'il avait touché la main au Roi. Le vent avait
tourné en France, il devait tourner dans le même sens aux
colonies. On rétablit donc l'égalité complète mais, en atten-
dant, on avait créé des mécontentements tenaces qui de-
vaient semer des troubles pendant de longues années. Il y
eut un peu partout des échauffourées, ce qui n'était pas fait
pour rendre plus facile la question déjà si épineuse de l'es-
clavage.
Il est à noter cependant que le rétablissement de cette lé-
gislation ne s'étendit pas au Sénégal. Dans les instructions
envoyées au Gouverneur par le Ministre, le 31 décembre
1818, nous lisons ceci : « La colonie à créer doit différer es-
sentiellement de celle qui existe aux Antilles. Au Sénégal la
démarcation des états par la couleur est inconnue : presque
toute la population libre de Saint-Louis et de Gorée consiste
en métis, issus du commerce de nos traiteurs avec les fem-
mes du pays. Elle jouit du même rang que les blancs. C'est
un mulâtre qui est maire du chef-lieu de nos possessions et
un noir peut le devenir. » On considérait donc là, comme
possible et avantageuse, cette égalité complète que l'on pros-
crivait dans les autres colonies, et qui devait d'ailleurs s'y
réaliser si rapidement quand même. On se serait évité bien
des désagréments en l'établissant partout de la même façon
dès le commencement.
Les esprits se montaient de plus en plus et la situation de-
venait de plus en plus inquiétante, non seulement dans les
colonies françaises mais dans celles de tous les pays. Les
idées de liberté faisaient leur chemin et il était facile de pré-
voir qu'on ne les arrêterait plus. L'Angleterre le comprit la
première et elle en prit son parti résolument. Chez elle aussi
les esprits étaient surexcités au plus haut point. Les escla-
ves se soulevaient partout. De 1823 à 1833 il y eut une série

LE CLERGÉ COLONIAL ET L'ESCLAVAGE
331
d'émeutes sanglantes, des incendies, des massacres. Un mou-
vement d'opinion commença en Angleterre pour obtenir
l'émancipation en masse; les colons s'y opposaient de tout
leur pouvoir. Les discussions parlementaires ne faisaient
que jeter de l'huile sur le feu. Enfin le Gouvernement se dé-
cida: le décret fut signé le 2 août 1833. Il y avait une clause
qu'on a appelée « l'apprentissage » et qui imposait aux es-
claves une sorte de travail obligatoire pendant plusieurs an-
nées. Une indemnité de 500 millions était prévue pour dé-
dommager les colons. Ce fut, comme on l'avait craint, la
ruine momentanée des colonies anglaises. La clause d'ap-
prentissage s'avéra si mauvaise qu'il fallut y renoncer : elle
fut abolie le 1er août 1838. L'Angleterre dut faire venir des
milliers de coolies indiens pour subvenir aux besoins des
habitations. L'opération ne fut donc pas exempte d'incon-
vénients graves. Mais enfin elle était faite, c'était le prin-
cipal. L'esclavage n'existant plus, les colonies anglaises
purent lentement reprendre leur assiette et retrouver leur
prospérité.
On comprend que ces événements n'étaient pas faits pour
calmer les esprits dans les colonies françaises. En France,
le parti abolitioniste, qui n'avait d'ailleurs jamais disparu,
reprit sa campagne avec plus de vigueur, bien décidé cette
fois à la mener jusqu'au bout. Le parti antiabolitioniste pré-
tendit lui résister en se basant précisément sur ce qui s'était
passé du côté anglais. On présentait les choses avec des exa-
gérations voulues afin de mieux frapper les esprits. Les au-
tres niaient le tout, ce qui était contraire à l'évidence. De là
de longues et stériles discussions sans cesse renaissantes que
l'on retrouve dans les compte rendus parlementaires de
l'époque, de 1834 à 1847; elles sont reproduites aussi dans
la Revue coloniale. Ces discussions ne faisaient qu'enveni-
mer la question. Il était si simple de reconnaître que ces in-
convénients étaient dans la nature des choses et qu'on ne les
éviterait pas plus que l'Angleterre. Puisque l'émancipation

332
LE CLERGÉ COLONIAL
était nécessaire, il n'y avait qu'à en prendre son parti et aller
de l'avant, en tâchant de réduire les conséquences au mini-
mum. Au lieu de cela, on se décida pour des demi-mesures.
Les colons, déjà presque résignés, reprirent courage et re-
commencèrent leur opposition. Les esclaves déçus perdirent
patience et les émeutes se multiplièrent partout.
L'ensemble du Parlement était pour l'émancipation, mais
presque tous avec des tempéraments et des mesures dilatoi-
res. Ils étaient donc tous abolitionistes à des degrés divers.
Toutefois on réservait ce nom à ceux qui étaient partisans
de l'émancipation immédiate, complète, sans restrictions ni
conditions. Ce groupe n'était pas très nombreux, mais il était
ardent et passionné, c'est lui qui menait les délibérations. Il
comprenait surtout des hommes de gauche et, parmi les
droites, les catholiques libéraux. Ces derniers n'étaient pas
les moins ardents : ils agissaient à la fois au nom des prin-
cipes du parti libéral qui réclamait la liberté pour tous, et
au nom de leurs principes catholiques qui proclamaient
l'égalité de tous les hommes devant Dieu. Il y avait parmi
eux des hommes marquants par leur position ou par leur
talent : Montalembert, de Broglie, de Tocqueville, Beugnot,
Wallon, Gasparin, et d'autres. Ils travaillaient non seule-
ment à la Chambre mais encore dans tout le pays, par des
brochures, des articles de journaux et de revues. Comme le
faisait remarquer le Correspondant dans un article paru en
1847, l'opinion publique était à peu près indifférente à la
question de l'esclavage. D'abord il y avait relativement peu
d'esclaves en pays français : un peu plus de 200.000. C'était
peu, comparé au nombre énorme possédé par l'Espagne, le
Brésil, les Etats-Unis. L'Angleterre à elle seule en avait qua-
tre fois plus, plus de 800.000. Ensuite les esclaves étaient
loin. On s'apitoyait un instant au récit de leur malheur, puis
on n'y pensait plus. On était bien contre l'esclavage, mais
d'une façon purement théorique. Il fallait agiter l'opinion.

LE
CLERGÉ COLONIAL ET L'ESCLAVAGE
333
C'est à quoi les abolitionistes, tant de gauche que de droite,
s'employèrent de leur mieux.
Finalement le Gouvernement s'arrêta au principe de la
libération graduelle qui devait amener l'émancipation totale,
automatiquement au bout d'un certain nombre d'années, en
évitant la cessation du travail ainsi que les secousses d'un
changement trop brusque. Déjà en 1830 on avait fait tomber
toutes les barrières qui pouvaient s'opposer aux affranchisse-
ments. Ces dispositions s'étaient encore élargies en 1836.
Aussi les affranchissements étaient allés en se multipliant.
Castelli, dans son livre, déclare qu'il y en a eu plus de 30.000
à la Martinique de 1830 à 1841. Ce doit être exagéré, car
une statistique officielle donne 40.610 libérations pour les
deux îles de Guadeloupe et Martinique pour la période de
1830 à 1842. Mais même ainsi, la libération totale eût été
assez rapide. Il y avait en 1830 environ 80.000 esclaves à la
Martinique et 95.000 à la Guadeloupe. Au rythme de 3.000
par an, les derniers esclaves eussent été libérés vers 1860.
Ce rythme cependant fut trouvé trop lent. Les esclaves
s'agitaient d'autant plus qu'ils sentaient la libération plus
proche. Sous la poussée des abolitionistes, on reprit la ques-
tion. Une commission fut créée dont le rapporteur, de Bro-
glie, conclut à l'émancipation immédiate et totale. La Cham-
bre cependant ne le suivit pas jusqu'au bout. Elle s'arrêta
encore à un moyen terme : ce fut la loi de 1845, la plus libé-
rale de toutes celles votées jusqu'alors. Le rachat de l'es-
clave doit être obligatoirement accepté par le maître. L'es-
clave peut non seulement se racheter lui-même mais encore
ses ascendants et ses descendants, sans que le maître puisse
refuser. S'il y a contestation sur le prix du rachat, une com-
mission décidera et toujours au profit de l'esclave. Toutefois,
l'esclave libéré devra travailler 5 ans chez son ancien maître
comme ouvrier salarié, ou s'il le préfère, justifier d'un en-
gagement de travail pour 5 ans, avec un autre employeur.
Cette loi fut attaquée comme insuffisante par les uns, comma

334
LE CLERGÉ COLONIAL
révolutionnaire par les autres. Elle réunit cependant une
forte majorité. Le ministre, M. de Mackau, montra qu'elle
amènerait infailliblement et rapidement l'émancipation to-
tale sans désordre; ce procédé de faire acheter la liberté par
l'esclave a l'avantage de le relever à ses propres yeux, puis-
qu'il est lui-même l'artisan de sa libération; il lui inspire le
goût du travail et aussi l'estime de ce même travail par le-
quel il monte dans l'échelle sociale. Cette loi marquait le glas

de l'esclavage dont on pouvait prévoir la fin à bref délai. Les
libérations se multiplièrent au point qu'il ne resta plus
grand'chose à faire trois ans plus tard pour achever la libé-

ration.
Ce fut le premier souci du gouvernement provisoire après
la Révolution du 1848. Il eut le courage d'aller du premier
coup jusqu'au bout et de mettre le point final à cette re-
doutable question qui avait fait le cauchemar de deux siè-
cles. Il en a, à juste titre, tout l'honneur devant l'histoire.

Pour avoir trop tergiversé, la Monarchie de juillet est privée
de cette gloire. Elle a pourtant, en dix-huit ans, libéré plus
d'esclaves que le décret retentissant de la Deuxième Répu-
blique. On ne lui en sait aucun gré. Elle l'a fait avec trop de
réticences, trop de timidité, accumulant les précautions pour
ne léser aucun des intérêts en cause. Le résultat était obtenu
quand même, il est vrai, mais sans éclat et sans frapper l'opi-
nion. Au contraire, la République alla de l'avant sans hési-

ter : elle affirma catégoriquement le principe, puis elle prit
immédiatement des mesures définitives pour l'appliquer. Un

décret du 4 mars 1848 posa le principe de la libération to-
tale. Le 7, fut instituée la commission chargée de préparer
l'acte d'émancipation. Tout fut prêt en moins d'un mois et le
27 avril celle-ci fut proclamée définitivement : il n'y avait
plus d'esclaves sur toute l'étendue du territoire français,

dans les colonies comme à la Métropole.
Ce rapide coup d'oeil sur la situation montre jusqu'à l'évi-
dence que le grand coupable dans toute cette affaire fut le

LB
CLERGÉ COLONIAL ET L'ESCLAVAGE
335
gouvernement, ou plutôt les gouvernements successifs qui
se remplacèrent à la tête du pays. Ce sont eux les responsa-
bles, car on s'explique que les populations et les administra-
tions locales, aux prises avec des intérêts immédiats, se
soient laissés égarer, tandis qu'eux, voyant de haut et de
loin, n'auraient jamais dû laisser se créer une situation sans
issue qui mettait les colonies en dehors de toutes les lois du
pays. La première erreur fut commise à l'origine quand l'es-
clavage fut toléré au XVIIe siècle. Cette erreur fut accentuée
quand il fut non seulement toléré mais sanctionné et régula-
risé par des lois de plus en plus sévères. On a dit que c'était
une nécessité; que la France est venue la dernière dans cette
voie où elle avait été précédée depuis longtemps par les Es-
pagnols, les Portuguais, les Anglais, les Hollandais; que si
elle n'avait pas suivi, ç'eût été la ruine de toutes ses colonies;
enfin que c'était l'intérêt même des noirs transportés qui
pour la plupart, prisonniers de guerre ou pris dans les raz-
zias, auraient subi chez eux des conditions beaucoup plus
dures ou eussent été massacrés. Ce n'est pas le lieu de dis-
cuter ici ces raisons, mais même en les admettant toutes, ne
pouvait-on pas trouver pour ces malheureuses populations
un autre statut que celui-là ? Si leur transport était néces-
saire, tant pour leur conservation que pour la prospérité des
colonies, était-il vraiment besoin de les sacrifier ainsi totale-
ment à cette prospérité ? N'aurait-on pas pu les attacher au
pays et leur imposer le travail par un système analogue à
celui des engagés blancs par exemple ? Question trop com-
plexe pour être résolue en quelques mots. On dit que le roi
Louis XIII hésita longtemps avant de donner son approba-
tion, et qu'il fallut de longs raisonnements pour le convain-
cre. Il est regrettable que le monarque n'ait pas tenu bon.
On aurait dû chercher un moyen terme et on l'aurait peut-
être trouvé.
Cette faute initiale de l'établissement fut dépassée encore
par la faute, beaucoup plus grave, du rétablissement de l'es-

33G
LE CLERGÉ COLONIAL
clavage. Les différentes assemblées, la Nationale, la Consti-
tuante, la Convention, ayant soulevé la question l'avaient
tranchée par la libération. Le geste était imprudent peut-
être parce que fait sans préparation, en pleine perturbation
sociale et surtout sans rien prévoir pour l'avenir. N'im-
porte ! C'était fait, il fallait s'en tenir là. L'erreur capitale
fut de le rétablir, comme le fit Napoléon Ier en 1802. On a
dit qu'il avait voulu empêcher la ruine des colonies. Mais
rien n'était moins sûr que cette ruine : on aurait pu trouver
un modus viventi comme on a fait après 1848; après quel-
ques années de trouble, une situation normale eût fini par
s'établir. L'expérience a montré que les colonies ont connu
avec le travail salarié une prospérité qu'elles n'avaient ja-
mais eue avec le travail servile. Le calcul était donc faux. On
a dit aussi, sans pouvoir le prouver, qu'il avait été influencé
par l'impératrice Joséphine, d'une famille de colons, et qui
lui aurait transmis les préjugés de son milieu. De même
qu'on a dit que la législation de plus en plus rigoureuse de
la Restauration sur ce sujet, avait été influencée par le mi-
nistre Malouet, marié à une créole de Saint-Domingue qui
avait été ruinée par les troubles. Quoi qu'il en soit, l'escla-
vage fut rétabli et ce fut un malheur. On aurait dû compren-
dre que les idées de liberté qui avaient traversé le monde, le
rendrait plus intolérable que jamais et qu'il serait emporté
un jour ou l'autre, comme dans une tempête. Mieux valait
prévenir ce moment là. Mais on ne comprit rien. Les émeu-
tes, qui se renouvelaient de tout côté, ne purent éclairer les
esprits des gouvernants. Les lois se faisaient plus sévères,
mais plus la répression augmentait, plus le mécontentement
augmentait aussi. L'instinct de la liberté est tellement inné
au cœur de l'homme qu'aucune barrière ne pouvait l'arrêter.
A partir de 1830, le gouvernement était plein de bonne vo-
lonté et il fut, dès le commencement, décidé à en finir avec
l'esclavage. C'était le but de toutes les lois successives qu'il
édicta sur ce sujet. Nous avons vu qu'il réussit plus ou

LE CLERGÉ COLONIAL ET L'ESCLAVAGE
337
moins, puisqu'il arriva en moins de quinze ans, à faire af-
franchir plus de la moitié des esclaves. Sa faute, à lui, fut
dans ses atermoiements. Il voulut ménager tous les intérêts
en cours par une transition insensible du travail servile au
travail libre. Il s'appliqua à la préparation des esclaves par
la moralisation religieuse et l'instruction civique. On ne peut
que rendre hommage à ses intentions. Mais si son plan était
théoriquement le meilleur, pratiquement il ne valait rien
parce qu'il était trop tard. Les esprits étaient trop montés
pour attendre. De sorte que c'étaient les abolitionistes les
plus intransigeants qui avaient raison. Plus la libération se-
rait rapide et totale, mieux cela vaudrait. On conçoit que les
colons aient eu peur de la ruine et qu'ils aient cherché à s'y
opposer. Le Gouvernement aurait dû agir malgré eux.
C'était d'ailleurs leur véritable intérêt : tout valait mieux
que cette agitation permanente qui pouvait finir en explo-
sion. Il leur était plus avantageux que la libération fût faite
par un pouvoir stable et respecté qui pouvait parer à la perte
matérielle par une indemnité et à la cessation du travail par
une série de mesures judicieuses et bien étudiées. Ils ne le
comprirent pas et le Gouvernement non plus. Et la libération
fut faite au milieu des hasards d'une révolution, dans l'ab-
sence d'un gouvernement stable, et comme la première fois
en 1790, sans que rien fût prévu pour parer aux contre-
coups possibles. De toutes les manières prévues c'était bien
en apparence la plus mauvaise. Et cependant, ce fut la
bonne en réalité. Parmi beaucoup d'inconvénients, les révo-
lutions ont cela de bon qu'elles liquident d'un coup les situa-
tions les plus embrouillées. Ce que n'avait osé aucun des
gouvernements précédents, le Gouvernement Provisoire l'osa
du premier coup. Et personne n'osa revenir sur ce qu'il avait
décidé. On eût pu le craindre un instant : Napoléon III était
le petit-fils de Joséphine, il avait donc du sang créole dans
les veines, il eût pu marcher sur les traces de son illustre
prédécesseur. Il n'en fut rien. L'esclavage avait bien vécu,
22

338
LE CLERGÉ COLONIAL
cette fois, et pour toujours. Il n'en fut plus jamais question.
De toutes les lamentables conséquences prédites, aucune ne
se réalisa. Il y eut bien quelques échauffourées les premiers
jours, quelques meurtres, quelques incendies, mais en petit
nombre et le calme revint bien vite. On peut dire que, dans
l'ensemble des colonies, l'ordre fut à peine troublé. Le tra-
vail, après avoir cessé quelque temps, reprit peu à peu et les
colonies retrouvèrent leur prospérité passée.
Si nous avons insisté ainsi sur l'état de choses auquel avait
abouti peu à peu ces deux siècles d'esclavage officiel, c'est
pour mieux faire ressortir à quel point il était injuste d'en
rendre le clergé responsable. A en croire les discours des
orateurs parlementaires et les articles de certaines revues
du temps, il semblerait que les prêtres non seulement fus-
sent coupables de n'avoir pas lutté contre l'esclavage, mais
encore qu'ils fussent véritablement complices et qu'ils eus-
sent contribués à l'établir. On voulait leur attribuer une
telle influence en la matière qu'en leur votant des fonds et
en bâtissant des chapelles, on croyait que, d'un souffle, ils
allaient dissiper tous les nuages accumulés depuis si long-
temps, et rendre la libération facile. Voyant qu'il n'en était
rien, on les accabla de reproches, en leur attribuant les dif-
ficultés que l'on rencontrait. Rien n'est plus faux et rien
n'est plus ridicule. Les malheureux prêtres avaient été jetés
dans cette situation sans y être pour rien et ils étaient obli-
gés de la subir comme les autres. Supposons même que ceux
du XVIe siècle et du XVIIe siècle aient été coupables de ne
pas s'y opposer. L'influence et la puissance du clergé était
telle alors qu'ils auraient peut-être pu faire entendre leur
voix dans les Conseils de l'Etat et empêcher cette infamie.
Auraient-ils réussi ? C'est bien douteux, mais c'est une ques-
tion qu'il serait trop long d'examiner ici. En tout cas, ceux
qui arrivèrent après 1816, trouvèrent une situation bien éta-
blie et n'y pouvaient plus rien changer. Leur influence était
réelle, mais elle était à longue échéance. Il fallait du temps

LE
CLERGÉ COLONIAL ET L'ESCLAVAGE
339
pour faire de cette masse d'esclaves, ignorants et grossiers,
des chrétiens pratiquants et des hommes conscients de leur
dignité. Ils désiraient tous ardemment la liberté, il fallait
leur en apprendre la pratique. Il fallait plus de temps encore
pour convaincre les colons que leur devoir de chrétiens
était de renoncer à l'esclavage et que, de plus, leurs inté-
rêts bien compris le demandaient aussi. Ce double résultat
était attendu surtout de la religion, et les ministres n'hési-
taient pas à le proclamer à la tribune et dans les circulaires;
et, par la religion, on entendait surtout les prêtres. Il fut
obtenu, en effet, mais très lentement. Les hauts fonction-
naires et les ministres rendaient justice à leur dévouement,
car ils se rendaient compte des difficultés inouïes de la
situation. Les députés et les pairs ne se rendaient compte
de rien. Ils voyaient les choses de trop haut et de trop
loin, donc très superficiellement. Les exagérations de la
parole publique contribuaient encore à leur voiler la
réalité des choses. Ils avaient voté une forte somme pour
le clergé, et ils s'imaginaient que tout était dit. Ils s'éton-
naient naïvement de la modicité des résultats, comme si le
clergé avait eu à sa disposition une sorte de baguette magi-
que pour transformer en un tour de main les hommes et les
choses. Leurs discours, même celui de Montalembert, malgré
son inspiration généreuse, dénotent une incompréhension
totale de la vraie situation. Comme nous l'avons remarqué,
le grand, l'unique, responsable, c'est le Gouvernement, dans
lequel il faut comprendre, aussi et surtout, le Parlement. Si
l'esclavage n'avait pas été rétabli, ou s'il avait été supprimé
plus tôt, le clergé ne se serait pas trouvé en présence d'une
situation inextricable et son ministère n'eût pas été en partie
annihilé. Mais il est injuste de le rendre responsable d'une
situation qu'il n'avait pas créée, et qu'il était obligé de subir
comme les autres.
« Soit, dit-on, ils ne pouvaient pas à eux seuls transformer
la situation. Mais ce qu'on leur reproche, c'est d'en avoir

340
LE CLERGÉ COLONIAL
pris leur parti trop facilement, bien plus d'y avoir été ouver-
tement favorables, ce qui n'a pas peu contribué à le prolon-
ger. Ils ont toujours été du côté des maîtres contre les mal-
heureux esclaves. » C'est là une accusation bien grave, mais
dénuée de toute preuve, car on ne peut pas considérer
comme telles, les affirmations, si péremptoires soient-elles,
des orateurs. Elles peuvent être vraies pour quelques-uns;
pour l'ensemble, elles sont certainement fausses. Le clergé
était généralement hostile à l'esclavage. Dans la plupart des
lettres, il y a des plaintes sur les complications qu'il apporte
à leur ministère. Assez souvent ces plaintes s'élargissent et
s'appliquent à la situation en général. On sent qu'ils la su-
bissent mais ne l'approuvent pas. Un très petit nombre
estime que c'est une triste nécessité et que les noirs ne sont
pas mûrs pour la liberté. L'immense majorité pense le con-
traire; ils sont pour la libération graduelle, comme presque
tout le monde en France, mais aussi rapide que possible.
C'est certainement faux de les représenter comme favorables
à l'esclavage.
Les écrits imprimés : brochures, rapports, articles de re-
vue, publiés par plusieurs d'entre eux donnent sensiblement
la même note, avec un peu plus de discrétion. Il y en eut
un assez grand nombre, de l'abbé Hardy, de l'abbé Guiller,
de l'abbé Jacquier, de l'abbé Rigord. Tous écrivent pour ex-
pliquer la conduite du clergé, mais en même temps ils don-
nent leur sentiment. Ils préconisent la libération graduelle,
c'est-à-dire avec des tempéraments et des indemnités. Même
les plus avancés comme l'abbé Castelli et l'abbé Dugoujon
redoutent une émancipation brusquée, tout en la demandant
rapide. Mais aucun d'eux n'est partisan du statu quo. Ces
écrits, il est vrai, leur firent plus de tort que de bien à cause
de l'usage qu'on en fit. Celui de l'abbé Hardy fut distribué à
tous les députés. C'était une maladresse : les antiabolitio-
nistes y puisèrent des arguments pour leur thèse. Il n'en
fallait pas plus pour qu'il passât lui-même pour l'un d'eux,

LE CLERGÉ COLONIAL ET L'ESCLAVAGE
341
et avec lui tout le Séminaire. Si on avait considéré le fond
même de son travail, on aurait vu qu'il n'en était rien, mais
les esprits étaient trop excités pour cela. En somme, ils au-
raient beaucoup mieux fait de ne rien écrire du tout car, en
de pareilles conditions, tout devait se retourner contre eux.
Mais enfin, en soi, tous ces ouvrages rendent hommage à
leurs sentiments intimes tout comme leurs lettres qui
n'étaient pas faites pour la publicité. Ils déplorent unanime-
ment l'esclavage et en souhaitent tous la disparition.
Mais, ce qu'on leur reproche, c'est précisément leur modé-
ration. On aurait voulu qu'ils se mettent à prêcher à tous
le droit à la liberté, bien plus, qu'ils se mettent à la tête des
noirs pour l'obtenir. Il fallait être à quinze cents lieues des
pays en cause pour avancer des absurdités pareilles. Une
intervention de ce genre n'aurait fait qu'ajouter un dé-
sordre de plus, plus grave que tous les autres et retarder
indéfiniment l'émancipation. Si la libération avait dépendu
d'eux, passe encore. Mais elle ne dépendait d'eux en rien;
elle ne dépendait même pas des colonies puisqu'elle devait
se régler à Paris. Un soulèvement général ne l'aurait pas
provoquée au contraire. Il eût été suivi d'un massacre géné-
ral soit des blancs par les noirs, soit des noirs par les blancs
aidés des marins et des troupes. Etait-ce le rôle du clergé de
pousser à une telle éventualité ?
Le clergé colonial est resté dans l'esprit de l'Eglise qui a
toujours été contre le désordre. Le christianisme, quoi qu'en
ait dit Schœlcher, est foncièrement opposé à l'esclavage. La
preuve en est qu'il le fait disparaître partout où il pénètre.
La contre-épreuve est plus claire encore : l'esclavage règne
partout en dehors de lui, même dans les civilisations les plus
avancées et les plus brillantes, comme la Grèce et Rome
autrefois, la Chine et les pays musulmans aujourd'hui. Au-
cun sophisme ne tient contre ce fait. Mais il n'en est pas
moins vrai qu'il ne l'a jamais attaqué par la violence. Il l'a
partout fait disparaître peu à peu par son simple contact. Le

342
LE CLERGÉ COLONIAL
rétablissement de l'esclavage au XVIe siècle s'est certaine-
ment fait malgré lui, bien que quelques docteurs ou prélats
y aient donné leur approbation : c'était contre son essence
même. Aussi il recommença contre lui, presque inconsciem-
ment, la même lutte que contre l'esclavage antique. Et cela
devait fatalement amener sa disparition tôt ou tard, mais
toujours sans violence et par degrés. C'était la doctrine de
l'Eglise. C'était l'enseignement du Séminaire Colonial et on
le lui a violemment reproché. M. Leguay ne put que répon-
dre que c'était l'enseignement commun de l'Eglise et qu'il
n'y pouvait rien changer.
D'autre part, leur position de fonctionnaires imposait aux
prêtres une réserve spéciale. Le régime colonial était établi
par des lois de l'Etat et l'Etat seul pouvait le modifier, II
n'appartenait pas aux particuliers de les enfreindre ni non
plus de le faire disparaître par la violence. Ceux qui le ten-
taient étaient traités comme des rebelles. Cela appartenait
moins encore aux fonctionnaires, c'est-à-dire à ceux qui
avaient mission de faire respecter les lois. Le Gouvernement
se montra toujours d'une intransigeance rigoureuse sur ce
point. On dira que les prêtres sont les défenseurs de la mo-
rale éternelle et que, quand les lois civiles la violent, ils ont
le devoir d'y résister. Sans doute, mais c'était là un terrain
brûlant où il n'appartient pas à chacun de s'engager sans
direction. L'immoralité de l'esclavage, qui paraît évidente
aujourd'hui et, à juste titre, était contestée alors par beau-
coup. Il fallait un certain sens philosophique pour se déga-
ger des raisonnements captieux sous lesquels on la dissimu-
lait : tous les prêtres n'en étaient pas capables. Ils la sen-
taient instinctivement plus qu'ils ne pouvaient la démontrer.
Et c'était d'autant plus délicat que quelques abolitionistes
avaient donné à leur thèse une allure révolutionnaire de
nrotestation, non seulement contre l'esclavage, mais contre
tout l'ordre établi. Les prêtres hésitaient à se lancer dans
cette voie. Si la question était toujours restée sur son vrai

LE CLERGÉ COLONIAL ET L'ESCLAVAGE
343
terrain, il eût été plus facile de décider de l'attitude à
prendre. Ces exagérations nuisirent certainement à la libé-
ration et retardèrent l'œuvre de justice si nécessaire.
Enfin, pour résister, il eût fallu faire bloc et avoir des chefs.
Ce n'est pas à chacun à entreprendre une résistance inutile
qui fait plus de mal que de bien : il faut un mot d'ordre,

une action commune, une direction. Or tout cela manquait
puisqu'il n'y avait pas d'évêques. Toute résistance était donc

une utopie et on ne saurait reprocher aux prêtres de ne
l'avoir pas entreprise.

Le Gouvernement d'ailleurs ne l'aurait pas toléré. Tous
ceux qui manifestèrent quelque velléité de ce côté-là, furent
rapidement expulsés. Dans les instructions ministérielles de
1829 pour l'application du Code pénal à la Martinique, nous
lisons ici : « Les peines portées par le Code contre les mi-

nistres du culte qui critiquent les actes du Gouvernement
en paroles ou en écrits, seront également appliqués lorsque
le discours ou écrit contiendra une provocation tendant à
provoquer la désobéissance et l'insubordination des esclaves
contre leurs maîtres, ou tendant à soulever ou armer une
partie des citoyens, des hommes de couleur libres, ou escla-

ves, les uns contre les autres. » Et le texte ajoute ces paroles
significatives : « Il faut faire sentir aux prêtres à combien
de dangers ils exposeraient les colonies si, donnant un sens

trop étendu aux sages maximes de l'Evangile, ils prêchaient
une égalité qui se trouvent en opposition avec les principes
constitutifs des colonies. » De ces phrases alambiquées il

faut conclure d'abord que les prêtres furent beaucoup moins
inertes qu'on l'a prétendu, et qu'ils avaient commencé à prê-
cher ouvertement contre l'esclavage, car ces paroles ne
s'expliqueraient pas autrement; ensuite qu'on prit des mesu-
res draconiennes pour les faire taire. Les peines portées par
le Code se ramenaient à une: l'expulsion brutale. Ces expul-
sions se multiplièrent à certains moments. Et les prêtres
ainsi expulsés non seulement n'avaient réussi à rien pour


344
LE CLERGÉ COLONIAL
soulager les esclaves, mais encore cela faisait autant de prê-
tres de moins pour s'occuper d'eux. C'était un résultat direc-
tement contraire à celui qu'on voulait obtenir. Aussi tous les
prêtres finirent par se plier à ce qu'on attendait d'eux :
c'était l'attitude la plus sage et aussi la plus avantageuse,
même pour les esclaves. Il faut dire que le Gouvernement
agissait de même à l'égard de ceux qui parlaient en sens con-
traire. Il se débarrassait de tous ceux qui s'étaient compro-
mis dans un sens ou dans l'autre. Ce qu'il voulait, c'était que
les prêtres fussent en quelque sorte des intermédiaires entre
les classes: leur rôle était de préparer la liberté en disposant
les maîtres à l'accepter et les esclaves à en bien user. Pour
cela, ils devaient rester bien avec tous et faire taire leurs
sentiments intimes pour pouvoir servir de trait d'union.
C'est une conception qui pouvait se soutenir et la plupart
des prêtres essayèrent d'entrer dans les vues du Gouverne-
ment.
Ils furent généralement très bien avec les colons. On le
leur a amèrement reproché. On a dit que c'était par suite
du préjugé qui les portait vers les blancs; on a dit aussi que
c'était par intérêt parce que les colons avaient toute la for-
tune. Mais il est bien facile de comprendre qu'ils ne pou-
vaient pas faire autrement. Ces colons étaient leurs parois-
siens, ils avaient le devoir de s'en occuper. D'autre part, ils
ne pouvaient rien faire sans eux et il fallait passer par eux
pour atteindre les esclaves. Et il était avantageux aux escla-
ves que les prêtres eussent de l'influence auprès de leurs
maîtres. En leur rappelant leurs devoirs religieux, ils les por-
taient à plus de justice et plus de bonté et aussi ils pou-
vaient intervenir en leur faveur, ce qui arriva plus d'une fois.
Mais le fait d'être bien avec les maîtres ne les empêchait
pas d'être bien avec les esclaves. Il semble même avoir existé
une sympathie profonde entre les prêtres et les esclaves.
C'est contraire à ce qui avait été affirmé à la Chambre, mais
c'est conforme aux faits. Il est remarquable que dans les

LE CLERGÉ COLONIAL ET L'ESCLAVAGE
345
nombreuses émeutes qui eurent lieu de 1815 à 1848 les noirs
ne s'attaquèrent jamais à aucun prêtre. On dira que c'est
par un respect superstitieux. Peut-être, mais il est certain
que si les prêtres avaient eu le préjugé et s'étaient toujours
portés du côté des blancs, ce respect se serait évanoui dans
le feu des passions surexcitées. S'il n'en a rien été, c'est que

les noirs considéraient les prêtres comme leurs amis. L'abbé
Castelli, dans son livre, parle de l'accueil chaleureux qui
est fait au prêtre chaque fois qu'il rencontre des noirs :

« L'habit du missionnaire est pour les nègres, dans leur mal-
heureuse situation, comme un signe d'espérance, un sym-
bole sacré d'équité, de protection, et de paix. » Et, en cela,
il est d'accord avec de nombreuses lettres. Les noirs se pré-
cipitaient vers le prêtre comme vers un protecteur et un ap-

pui. S'ils l'avaient senti hostile ou méprisant, ils auraient
agi autrement. Bien plus, dans les émeutes, on trouve sou-
vent les prêtres comme conciliateurs et c'est souvent
grâce à eux que le calme renaît. On lit dans une lettre de

l'abbé Bertin, de la Martinique, du 13 mai 1831 : « L'abbé
Darnand et notre curé se portaient partout en habit ecclé-
siastique, là où il y avait des émeutes. Ils ont arraché même
le fer de la main de plusieurs de ces malheureux révoltés,

et délivre M. le Président de la Cour Royale, atteint de plu-
sieurs coups de coutelas. » Ainsi, là où la troupe a dû recu-
ler, où les représentants du Roi sont en danger, le prêtre

est respecté et arrête l'effusion du sang. Cela vient de son
influence religieuse, mais aussi et surtout de ce que le noir
a confiance en lui parce qu'il sent en lui un ami. Ce mépris
du prêtre pour le noir est une pure légende. Les noirs, étant
les principaux intéressés, voyaient plus juste. Ils se ren-
daient bien compte que les prêtres ne pouvaient rien faire
légalement pour les délivrer, mais qu'au fond ils étaient
pour eux.

On a dit aussi que si les prêtres avaient été hostiles à
l'esclavage, ils n'auraient jamais eu d'esclaves eux-mêmes.

346
LE CLERGÉ COLONIAL
Mais il semble bien que cela ne prouve rien, vu les circons-
tances. II est évidemment regrettable qu'ils en aient été ré-
duits là et on eût aimé à les voir opposer à la pratique cou-
rante comme une protestation muette. Mais comment l'au-
raient-ils pu ? C'était l'unique main-d'œuvre aux colonies.
Ni les blancs ni les noirs libres n'auraient consenti à les
servir, à n'importe quel prix. II aurait donc fallu s'occuper
eux-mêmes de leur jardin, de leurs chevaux, de leur cui-
sine, en plus de leur ministère déjà si chargé. C'était impos-
sible et ils ont dû faire comme tout le monde. Il ne semble
pas qu'on puisse rien induire de là quand à leurs sentiments
intimes, car ils ne pouvaient vraiment pas faire autrement.
Le dernier reproche et le plus grave qu'on ait fait au
clergé colonial, est celui d'avoir négligé le ministère auprès
des noirs, ou même de ne pas s'en être occupés du tout. Il
faut reconnaître tout de suite que ce ministère a été négligé,
mais, là encore, il est injuste d'en rendre responsable le clergé
et exclusivement lui. C'était par la force des choses et ils
ne pouvaient guère faire autrement. Les esclaves eussent été
des salariés libres ou des blancs, qu'on n'aurait pas pu s'en
occuper davantage, car il était matériellement impossible à
un prêtre seul de s'occuper sérieusement d'une paroisse de
douze à quinze kilomètres d'étendue, avec une population de
plusieurs milliers d'âmes. Leur dispersion dans les habita-
tions les rendaient très difficiles à atteindre. Si le prêtre
s'occupait davantage des blancs c'était encore par la force
des choses. Il devait, bon gré mal gré, rester habituellement
au bourg, car, quand il s'en allait, on ne savait plus où le
trouver, et toute la paroisse en souffrait. Or là surtout rési-
daient les petits blancs. Il y avait aussi les gens de
couleur libres, et il s'en occupait autant que des autres. Les
colons ou habitants pouvaient venir de loin sans inconvé-
nients car ils avaient des chevaux et des voitures. Seuls donc
les esclaves étaient inabordables, à cause de leur nombre, à
cause de leur éloignement, et aussi à cause de leur situation

LE CLERGÉ COLONIAL ET L'ESCLAVAGE
347
qui ne leur permettait pas de s'absenter quand ils voulaient.
Il aurait fallu pouvoir aller à eux, ce qui était toujours dif-
ficile et souvent impossible. S'ils furent négligés, ce n'était
donc pas la faute du clergé. Si quelques prêtres passaient
leur temps à festoyer chez les riches colons, comme on les
en a accusés, c'était le fait d'un très petit nombre. La plu-
part étaient fidèles à leurs devoirs et dévoués à leur minis-
tère. Ils faisaient tout ce qu'ils pouvaient et se désolaient
de ne pas pouvoir faire davantage.
Déjà, avant la Révolution, on avait de même reproché aux
moines de ne pas s'occuper assez des noirs. Le supérieur
des Dominicains de Saint-Domingue, le P. Charles Duguet,
avait répondu, en 1790, dans le Rapport que nous avons
déjà cité.
Le moine-curé ne peut quitter le bourg que rarement et
pour peu de temps sans quoi tout périclite dans la paroisse.
Les paroissiens et le Gouvernement lui-même seraient les
premiers à se plaindre. D'ailleurs sa tournée serait inutile,
car il passerait dans les habitations tellement rarement, s'il
veut aller partout, que les esclaves auraient tout oublié d'une
fois à l'autre. Fera-t-on venir les esclaves au bourg ? A sup-
poser que les maîtres y consentent, où mettra-t-on de douze
à quinze mille personnes ? Les églises en contiennent quel-
ques centaines. Sur la place publique, au soleil et à la pluie?
Qui ne voit le beau désordre qui régnera, sans compter les
dangers de troubles et d'émeutes ? La police s'y opposerait
certainement. Qu'on dise que l'évangélisation des noirs en
masse est rendue impossible par les circonstances, mais
qu'on ne dise pas que c'est la faute des moines. Ces ré-
flexions peuvent s'appliquer telles quelles au clergé colonial,
car la situation était la même. Cette situation était générale-
ment inconnue en France et il est inouï que les parlementai-
res aient pu en parler avec tant d'aplomb sans jamais l'avoir
étudiée de près. En accablant, comme ils l'ont fait, le clergé
colonial, ils ont commis inconsciemment une véritable injus-

348
LE CLERGÉ COLONIAL
tice. Le malheur est qu'ils créaient ainsi l'opinion publique.
On peut même dire qu'ils créaient l'histoire puisqu'aujour-

d'hui encore c'est dans leurs discours qu'on va chercher des
arguments.

Le duc de Montebello écrivait à M. Legay, le 18 février
1848, donc cinq jours avant d'être emporté lui-même, avec
la dynastie, par la révolution : « M. le vice-préfet de la Gua-

deloupe est porté à attribuer une part trop petite au défaut
de zèle des prêtres, dans le retard manifeste qu'éprouve

l'œuvre du clergé. » Il parle de l'évangélisation des esclaves
et pour appuyer son dire, il donne l'exemple des frères et de
quelques prêtres qui ont obtenu des résultats appréciables

en peu de temps. Il veut parler sans doute des pères du
Saint-Cœur de Marie. Mais en parlant ainsi il montre bien
qu'il n'est pas, lui non plus, au courant de la situation.
L'œuvre des congrégations fut réellement admirable, pères,

frères et soeurs : nous aurons à y revenir tout à l'heure. Le
ministre oublie qu'ils n'étaient pas curés et que les curés
ne pouvaient pas faire comme eux sans manquer à leur de-
voir à l'égard de leurs paroisses, composées non seulement

d'esclaves, mais de blancs et de gens de couleur libres. Le
Gouvernement d'ailleurs ne l'aurait pas supporté. Le com-
mandant-supérieur Passot s'était plaint que les prêtres aban-
donnent le centre fixé par l'Administration pour aller évan-
géliser les noirs au loin. Le ministre, M. de Mackau, lui ré-
pond le 19 avril 1847 : « Les prêtres sont envoyés expressé-
ment pour le service intérieur de nos établissements. »
C'était la règle admise par tous : le curé dans sa paroisse
à la disposition de tous. Quand les prêtres s'en écartaient,
on avait soin de le leur rappeler.

Et cependant, malgré tant d'obstacles accumulés, les prê-
tres furent loin d'être aussi négligents qu'on l'a dit, dans le
ministère auprès des noirs. II suffit de parcourir la corres-
pondance pour s'en rendre compte. Ces notes jetées au jour
le jour, et sans intention préconçue, sont d'une sincérité


LE CLERGÉ COLONIAL ET L'ESCLAVAGE
349
évidente; elles font toucher du doigt le travail apostolique.
S'il en est qui s'en désintéressent, il en est d'autres qui le
prennent à cœur. Il en est même qui ont été d'un dévoue-
ment admirable. Le ministère auprès des esclaves se fai-
sait d'abord par l'instruction religieuse qui se donnait soit

dans les habitations, soit à l'église, ensuite par la prépara-
tion à la Première Communion qui exigeait plus de soin que
l'instruction ordinaire; enfin par l'admission aux sacrements
de ceux qui pratiquaient et à qui, pour faciliter la chose, on
réservait des heures spéciales pour la confession et la messe.
Sous ces multiples formes, l'activité des prêtres trouvait à
se déployer. Les exemples abondent. Dès 1817 l'abbé Pastre
s'était occupé sérieusement des esclaves et on voit, par des
lettres du temps, que la population se réjouissait de la bonne

influence qu'il exerçait sur eux. En 1830, l'abbé Borde écrit
à la date du 20 juillet pour s'excuser de la rareté de ses let-
tres : « En ce moment-ci j'ai trop de travail : soixante nè-
gres et négresses que je dispose à la sainte communion, oc-
cupent tout mon temps. » Dans une lettre du 15 mars 1836
l'abbé Bardy, donne l'emploi de son temps chaque dimanche.
Il a d'abord grand'messe et prédication à 10 heures pour les
habitants après quoi il reçoit jusqu'à midi ceux qui ont be-

soin de lui parler. Tout le reste de la journée est pour les
esclaves. De 1 heure à 5 heures de l'après-midi il les confesse,
puis leur fait le catéchisme. Il leur fait encore le catéchisme
le samedi soir et le lundi matin. Il a arrangé les choses ainsi

pour que ceux qui viennent de loin, n'aient à se déranger
qu'une fois.

Le Ier septembre 1837, l'abbé Peyrol écrit au Supérieur,
pour se plaindre que les maîtres s'opposent à l'évangélisa-
tion des esclaves. Il est décidé à réagir. Malgré la fatigue, il
binera pour qu'il y ait une autre messe après la première
déjà bien tardive, et que les esclaves soient sans excuse.
Il refusera l'absolution aux maîtresses qui n'envoient pas

leurs esclaves à l'église.

350
LE CLERGÉ COLONIAL
On pourrait soupçonner qu'ils mettent un peu de complai-
sance peut-être dans ces lettres où ils parlent d'eux-mêmes,
si d'autres lettres, non écrites par eux, ne venaient corrobo-
rer leurs dires. On sait, par exemple, que le système de l'abbé
Peyrol lui réussit très bien. Il attira les esclaves à son caté-
chisme en très grand nombre. 11 les préparait avec grand
soin à la première communion et ils devenaient ensuite des
modèles pour les autres sur les habitations. Il était curé de
Pointe Noire à la Guadeloupe. Son voisin de Bouillante,
l'abbé Panneprat obtint à peu près les mêmes résultats et
son successeur, l'abbé Hamon, allait en 1841 sur toutes les
habitations et il avait plus de 200 ou 300 esclaves à ses caté-
chismes. On dit presque la même chose de l'abbé Maurel, de
l'abbé Soudry, et d'autres encore; et cela dans toutes les colo-
nies et dans les paroisses les plus diverses. L'abbé Préte-
cielle avait plus de 3.000 noirs à ses catéchismes, en 1842,
et ils faisaient la première communion par centaines. Un de
ceux qui fit le plus de bien, fut l'abbé Chaplin à Bourbon
où il ne resta que quatre ans, de 1843 à 1847. Il attirait les
noirs en foule et les journaux de l'époque parlait des magni-
fiques cérémonies qu'il organisait à leur intention. Sa santé
ne lui permit pas de rester dans le pays. Il se retira à Paris
où il fut nommé vicaire de la paroisse Saint-Marcel : il y
mourut en décembre 1864. On pourrait encore en citer une
foule d'autres, mais à quoi bon ? Il paraît évident qu'il était
faux d'affirmer que les prêtres ne s'occupaient pas des noirs.
Sans parler de l'abbé Monnet qui obtint des résultats bien
supérieurs encore mais qui, lui, ne s'occupait que des noirs,
on peut dire qu'un grand nombre de prêtres, malgré la
charge écrasante de leurs paroisses, s'occupaient très sérieu-
sement des esclaves.
Cette activité était d'ailleurs reconnue par les notes offi-
cielles signées du Préfet, du Gouverneur et du Directeur de
l'Intérieur. Celles de 1841 de la Guadeloupe signalent que
l'instruction religieuse est en grand progrès parmi les noirs.

LE CLERGÉ COLONIAL ET L'ESCLAVAGE
351
Celles de la Martinique de la même année font de même, et
le Gouverneur remarque même que les églises sont toujours
pleines, le dimanche, le matin et le soir, et pleines évidem-
ment surtout d'esclaves. A Bourbon, les rapports officiels
parlent des immenses progrès réalisés. Parfois même on
trouve que les prêtres ont trop de zèle. Nous avons parlé de
l'émeute suscitée par les blancs contre M. Monnet que le
Gouverneur dut faire rentrer en France. Dans le procès-
verbal de la Commission de 1838 envoyé à la Martinique,
on constate que « des prêtres ont été expulsés pour avoir
inculqué à la population noire des idées de liberté ». Ils ne
pouvaient guère faire autrement, en faisant le catéchisme.
Mais c'est bien la preuve qu'ils le faisaient. Il est vrai que
les documents officiels insistent aussi sur les déficiences.
Certains prêtres sont cités pour leur négligence, leur inertie
à l'égard des noirs : par exemple l'abbé Dupuis, curé de la
Pointe-à-Pitre, zélé pour sa paroisse mais signalé à la fois
par le Préfet et le Gouverneur comme ne s'occupant pas des
noirs; ou encore l'abbé Boissel, curé de Sainte-Anne à la Gua-
deloupe, qui ne va que sur quatre ou cinq habitations. L'abbé
Bardy, curé du François, à la Martinique, écrit le 3 février
1840 que « le Gouverneur a envoyé une circulaire qui a ré-
veillé le zèle de quelques curés, qui n'avaient pas jugé à
propos d'aller évangéliser les nègres sur les habitations ».
Mais ce n'est là visiblement et d'après les expressions mê-
mes employées, que le très petit nombre. L'immense majo-
rité faisait son devoir à cet égard. Quelques-uns étaient très
zélés, d'autres moins, mais tous s'occupaient plus ou moins
des esclaves.
Pour compléter ce sujet, il faudrait parler des congréga-
tions religieuses qui vinrent pendant toute cette période
ajouter leur activité à celle du clergé, pour l'évangélisation
des noirs. Mais cela ne concerne pas précisément notre sujet
puisque nous nous occupons seulement du clergé colonial.
Aussi nous nous contenterons seulement d'en dire un mot

352
LE CLERGÉ COLONIAL
pour faire remarquer combien leur rôle fut fécond à cet
égard. La première en date fut celle des Sœurs de Saint-
Joseph de Cluny. Ce fut la fondatrice elle-même qui fonda
à Mana, en Guyane, une œuvre admirable pour les esclaves.
Les Sœurs de Saint-Paul n'eurent pas à s'occuper
spécialement des esclaves car elles tenaient partout les
les hôpitaux officiels. Les deux congrégations de frères,
ceux des Ecoles Chrétiennes à Bourbon, et de Ploër-
mel aux Antilles, eurent toutes deux, outre leurs écoles, des
membres s'occupant exclusivement des esclaves. Ces mem-

bres ainsi employés furent toujours très peu nombreux car
les écoles absorbaient tout le personnel. Ils réalisèrent néan-
moins un grand bien parce qu'ils ne faisaient que cela. Les
premiers ouvrirent à Bourbon des sortes d'écoles du soir
pour adultes où vinrent d'abord les noirs libres, puis
peu à peu les esclaves. Les seconds envoyèrent des frè-
res pour faire la tournée des habitations : il y en eut deux
à la Martinique, un pour les environs de Saint-Pierre, l'autre

pour les environs de Forts-Royal; et un à la Guadeloupe
pour ies environs de Basse Terre. Enfin la congrégation nou-

velle du Saint-Cœur de Marie, envoya ses membres dans les
deux îles de Maurice et de Bourbon. Comme elle avait été
fondée spécialement pour les noirs, ils refusèrent d'occuper
des paroisses, pour ne pas se laisser détourner de leur but

et s'adonnèrent exclusivement au soin des esclaves. Jeunes,
dévoués, actifs, ils firent un bien immense et c'est par mil-
liers que les esclaves affluaient à leurs instructions.

L'aide précieuse de ces congrégations contribua certaine-
ment beaucoup à la transformation des esclaves. Toutefois,
il était injuste de s'en servir, comme faisait Montalembert et
d'autres, pour écraser le clergé colonial. Malgré tout, le bien
qu'elles firent, quoique considérable, n'était que partiel par

rapport à l'immensité des besoins. Si le clergé n'avait rien
fait par ailleurs, la situation eût été incomparablement plus

mauvaise. D'autre part, s'il est certain que ces religieux

LE CLERGÉ COLONIAL ET L'ESCLAVAGE
353
s'occupaient beaucoup plus des esclaves que les curés, il
est encore injuste d'en faire un grief à ces derniers. Les
premiers n'avaient que cela à faire, tandis que les autres,
chargés des paroisses, devaient mener de front les deux mi-
nistères. Les premiers méritent pleinement les éloges qui leur
ont été adressés, mais les seconds ne méritent pas les repro-
ches dont on les a accablés. Il faut remarquer d'ailleurs que
les premiers ne reçurent pas que des éloges. Malgré leur in-
comparable dévouement, ils ne plurent pas à tout le monde.
Schœlcher reproche aux frères et aux sœurs de ne pas rece-
voir d'esclaves dans leurs écoles, comme si cela avait été
de leur faute. Il alla même jusqu'à faire des démarches pour
remplacer les Sœurs de Saint-Joseph par les Sœurs de Saint-
Vincent de Paul. Tant il était difficile, en ce temps là, de ne
pas susciter de mécontentements, quoi qu'on fît pour l'évi-
ter. Mais enfin c'était rare; dans l'ensemble, on leur rendait
justice, tandis qu'on ne le faisait pas pour le clergé colonial.
En résumé, le clergé colonial ne mérite pas le reproche
qu'on lui a adressé d'être indifférent au sort des esclaves et
de ne pas s'occuper de leur salut. Si quelques prêtres s'en
sont en effet désintéressés, ils furent une infime minorité.
Tous les autres leur manifestèrent toujours une grande sym-
pathie, et s'en occupèrent dans toute la mesure du possible.
Malgré des circonstances extrêmement défavorables, ils
obtinrent des succès réels.
23

CHAPITRE XV
RÉSULTATS ACQUIS AU MOMENT
DE L'INSTITUTION DES ÉVÈGHÉS
Il convient, semble-t-il, avant de terminer ce travail, de
jeter un coup d'tœil d'ensemble sur les résultats acquis pen-
dant cette période de 35 ans dont nous nous occupons. Nous
avons signalé, sans en dissimuler aucune, les innombrables
difficultés, qui en font bien certainement la période la plus
ingrate de toute l'histoire religieuse des colonies. Il faut
reconnaître cependant que, malgré tous ces obstacles, le
clergé colonial a réussi à faire un bien réel. Il a ramené les
populations à la pratique religieuse qui avait à peu près
disparu depuis la Révolution, à cause du manque de prê-
tres. Et c'est cet effort qui a rendu possible l'institution des
évêchés coloniaux qui ont pu fonctionner à peu près nor-
malement dès le commencement. On peut dire qu'à ce mo-
ment-là, le plus dur était fait, et fait précisément par ce
clergé colonial si décrié. Cet effort a été vraiment par trop
méconnu.
Il faut signaler d'abord l'augmentation ininterrompue du
nombre des prêtres depuis 1816. Nous en avons parlé déjà
quand nous avons traité du recrutement, mais il n'est pas

RÉSULTATS ACQUIS AU MOMENT DE L'INSTITUTION DES ÉVÊCHÉS
355
inutile d'y revenir ici, car c'était bien là la condition primor-
diale de l'établissement des évêchés. On n'imagine pas un
évêque sans prêtres et s'il n'y avait pas eu de prime abord
un clergé suffisant, on aurait certainement renoncé à l'idée.
Or, comme nous l'avons déjà signalé, il y avait en 1816
23 prêtres en tout dans les colonies.
En 1823, donc six ans plus tard, à la Martinique, M. Car-
rand déclare 23 prêtres : le nombre avait plus que doublé.
Pour 1839, donc quinze ans seulement après 1816, une
statistique générale des colonies d'Amérique, donne les chif-
fres suivants : 44 prêtres à la Martinique, 46 à la Guade-
loupe, 10 en Guyane, 2 à Saint-Pierre-et-Miquelon. On voit
le chemin parcouru, cela fait environ un prêtre pour 3.000
habitants.
Une statistique de la Guadeloupe, pour 1844, indique que
la situation s'est encore améliorée : pour 130.000 âmes il y
a 32 paroisses et 47 prêtres. Il y a ainsi partout une aug-
mentation lente mais constante. Le cadre se remplit peu
à peu.
D'une lettre de M. Libermann à M. de Falloux, ministre
des Cultes, datée du 26 décembre 1848, nous apprenons que
de 1845 à 1848 le nombre de prêtres envoyés aux colonies
a été de 91 dont 38 déjà prêtres, les autres formés au Sémi-
naire. Cela représente un envoi de 23 prêtres par an. De cette
lettre nous déduisons qu'il y avait en tout en 1848 aux colo-
nies 184 prêtres sur le cadre. Pour le tenir complet il fal-
lait une moyenne de 20 prêtres à envoyer par an. C'était
un véritable tour de force, et cependant il fut réalisé.
D'une statistique officielle du Ministère des Colonies, nous
voyons qu'il y avait en 1849 : 54 prêtres à la Martinique,
57 à la Guadeloupe, 46 à la Réunion, 18 en Guyane, 11 au
Sénégal, 3 à Saint-Pierre-et-Miquelon, 6 aux Comptoirs des
Indes, soit un total de 195.
La comparaison des chiffres est vraiment suggestive :
23 en 1816, 195 en 1849, c'est-à-dire que le nombre avait

356
Le CLERGÉ COLONIAL
presque décuplé en trente-cinq ans. C'est ce qui rendit pos-
sible l'érection des évêchés. Autrement on n'y eût pas même
songé. Qui en effet eût osé proposer de transporter en bloc
de France, tout le clergé nécessaire ? où l'aurait-on pris
d'ailleurs ?
Et cette augmentation était méritoire car elle s'accom-
plissait malgré les nombreux obstacles que nous avons si-
gnalés au chapitre X et qui s'opposaient au recrutement.
C'est un point de vue qui mérite d'être pris en considéra-
tion, si l'on veut être impartial. L'augmentation du clergé
colonial peut être considéré comme un résultat et un résul-
tat qui lui fait honneur.
Mais ce n'est là qu'un résultat matériel, si l'on peut dire
et s'il n'y en avait pas eu d'autre que l'augmentation numé-
rique du clergé, celle-ci eût été parfaitement inutile. Les
prêtres sont là pour la population et s'ils n'ont pas d'action
sur elle, il est évident qu'ils ne servent à rien. Il n'en fut
pas ainsi du clergé colonial qui exerça une action profonde
et durable sur les populations confiées à ses soins. A priori
il serait bien invraisemblable que tant de prêtres aient pu
passer dans les colonies sans y laisser aucune trace de leur
passage. Mais nous n'en sommes pas réduits à des hypothè-
ses. Il y a des témoignages, précis et nombreux, attestant
qu'il se fit par eux un bien considérable. Ils transformèrent
peu à peu la mentalité de leurs paroissiens, et rétablirent
la pratique religieuse qui avait presque partout disparu à
la suite de la Révolution. Et par là encore ils préparèrent
l'institution des évêchés car ils purent présenter aux nou-
veaux prélats, à leur arrivée, une population véritablement
chrétienne, non seulement par le nom et le baptême mais
encore par la conviction et par la pratique.
Le baptême n'avait jamais cessé d'être administré à tous
depuis l'origine des colonies. C'était d'ailleurs la loi jus-
qu'en 1830 et on ne pouvait se soustraire à cette obligation
sans de graves inconvénients. Sous ce rapport là, le clergé

RÉSULTATS ACQUIS AU MOMENT DE L'INSTITUTION DES ÉVÊCHÉS
357
colonial n'eut qu'à suivre la pratique courante, sans y rien
changer. Tous les enfants étaient baptisés quelques semai-
nes après leur naissance, aussi bien ceux de parents libres
que ceux de parents esclaves. Bien que la loi à cet égard
eût été supprimée, la chose était tellement dans les mœurs
que personne n'eût voulu y manquer : outre que la foi des
populations l'exigeait, le fait de n'être pas baptisé aurait été
regardé comme un malheur et un déshonneur.
Si le baptême des enfants ne créait aucune difficulté, il
n'en était pas de même de celui des adultes, qui faillit en-
traîner des conséquences tragiques. Et cela est tout à l'hon-
neur du clergé colonial, car on voit que beaucoup parmi eux
prenaient leur ministère à cœur et avaient une conscience
aiguë de leur devoir. Il ne pouvait être question que des
nègres transportés du dehors puisque tous les natifs étaient
déjà baptisés. Il y en avait de moins en moins, car la
traite avait été Officiellement supprimée depuis 1815. Il y
en avait encore cependant, soit venant des îles voisines, soit
amenés d'Afrique par la contrebande. Tous voulaient être
baptisés en arrivant afin d'être comme les autres, et les pa-
trons le voulaient aussi. Mais les maîtres présentaient leurs
esclaves nouveaux sans aucune instruction et exigeaient le
baptême immédiat : de là des discussions dans le clergé.
Les uns estimaient que, pour le bien de la paix et sachant
qu'on retrouverait ces nègres plus tard pour les faire ins-
truire, on pouvait baptiser.
D'autres refusaient en disant que c'était gravement illi-
cite, d'où des conflits avec les colons et avec les autorités
civiles qui s'en mêlaient aussi. Un prêtre même, l'abbé
Roualle, fut expulsé de la Guadeloupe pour avoir refusé ce
genre de baptême. Le Préfet, l'abbé Lacombe, très ennuyé
de ces discussions, parle évasivement et semble donner tort
aux rigoristes. L'abbé Chasset écrit à M. Fourdinier le 4 mai
1830 pour lui demander de s'informer à Rome de ce qu'il y
avait à faire dans ces cas là. Il était bien difficile de tran-

358
LE CLERGÉ COLONIAL
cher la question à distance car elle change d'après les cir-
constances, pour chaque cas. Aussi il n'y eut pas de ré-
ponse donnée et M. Fourdinier écrivit de s'en tenir à la théo-
logie morale.
Ces baptêmes étaient certainement valides car l'intention
ne manquait pas et les baptisés voulaient recevoir le bap-
tême tel que le donne l'Eglise. Il est non moins certain que
baptiser un adulte qui ne sait absolument rien, est grave-
ment illicite. Mais était-ce bien le cas ? Des prêtres qui
acceptaient de baptiser ainsi exigeaient le « Notre Père » et
le « Je crois en Dieu ». On ne peut donc pas dire que
les baptisés ne savaient rien, car le fait d'avoir appris
ces prières à des illettrés suppose qu'on s'en est occupé un
certain temps et donc qu'ils devaient avoir quelques no-
tions de la religion et des principaux mystères. Il suffit d'ail-
leurs d'en avoir une connaissance très rudimentaire : les
prêtres ne pouvaient-ils pas chercher à la leur donner sur
place en quelques heures ? Des prêtres très consciencieux,
dont le préfet Lacombe, l'ont pensé. D'autres estimaient que
c'était insuffisant. Ce même conflit avait déjà divisé les an-
ciens ordres d'avant la Révolution. A ce moment-là c'était
beaucoup plus grave car les arrivages de nouveaux nègres
étaient réguliers et fréquents. Les Dominicains et les Jé-
suites exigeaient un certain stage ou catéchuménat. Les
Capucins baptisaient tout de suite. Il est probable que, là
aussi, il devait y avoir une instruction préalable, mais courte
et rapide, qui était sensée se poursuivre plus tard. Quoi qu'il
en soit, les Capucins continuèrent leur manière de faire jus-
qu'à la Révolution. L'abbé Carrand consulta directement à
Rome à ce sujet. Il n'obtint pas de réponse précise non plus.
Il ne pouvait pas y en avoir car c'etaient des cas d'espèce.
D'ailleurs la question devait disparaître peu à peu puisqu'il
n'arrivait plus de noirs étrangers. Quelques années après
1830, on n'en entend plus parler : il n'y avait plus que des
baptisés dans les colonies françaises. En 1850 les diocèses

RÉSULTATS ACQUIS AU MOMENT DE L'INSTITUTION DES ÉVÊCHÉS
359
coloniaux purent être tout de suite sous ce rapport équiparé
aux diocèses de France.
La question des mariages était plus délicate encore. Au-
tant les baptêmes étaient nombreux, autant les mariages
étaient rares. Nous n'avons pas trouvé de statistique régu-
lière et précise, mais il semble y en avoir eu fort peu. C'était
déjà le cas sous l'Ancien Régime. Plusieurs causes contri-
buaient à cet état de choses. Pour les esclaves il y avait
l'opposition des maîtres car les esclaves mariés acquéraient
des droits considérables qui les soustrayaient plus ou moins
à leur autorité. Ils n'avaient pas le droit légalement d'empê-
cher les mariages, mais quelques-uns y posaient le plus
d'entraves qu'ils pouvaient. D'ailleurs les esclaves, du moins
les hommes, ne semblent pas avoir tenu beaucoup au ma-
riage : ils préféraient pouvoir se livrer au libertinage. Aussi
les mariages étaient très rares parmi eux. Il y en eut cepen-
dant un certain nombre, surtout dans les habitations dont
les maîtres, très chrétiens, non seulement ne s'y opposaient
pas mais les favorisaient. Les prêtres y avaient un grand
mérite, car il fallait s'en occuper longtemps et les suivre
de loin.
Au Sénégal il y avait encore une difficulté spéciale qui
s'opposait aux mariages. C'était la coutume qu'on appelait
« mariages à la mode du pays ». Voici en quoi elle consis-
tait : un européen prenait une femme dans le pays en de-
hors de sa femme légitime qu'il pouvait avoir en France.
Il l'épousait légalement après certaines formalités. Il était
entendu que cette union ne valait que durant la présence
dans la colonie et qu'elle était rompue par le départ. Les
enfants portaient le nom du père et héritaient des biens qu'il
pouvait avoir sur place mais non de ceux qu'il avait ailleurs.
Ces mariages étaient très répandus et étaient la plaie du
pays : il y eut même un gouverneur, Caille, qui le pratiqua
publiquement. Ce genre de mariage rendait extrêmement
difficile la conclusion de vrais mariages, car l'exemple des

360
LE CLERGÉ COLONIAL
blancs, était suivi par les noirs, et les uns et les autres se
contentaient facilement de celui-là. Le clergé, on le com-
prend, lutta de toutes ses forces pour amener la disparition
de cette déplorable coutume qui annihilait son ministère.
Ce n'était pas toujours sans risques, car il fallait aller contre
les intérêts et les passions des uns et des autres. Il y arriva
cependant. Vers 1840 elle était déjà devenue rare; elle finit
par disparaître complètement.
Partout ailleurs cette difficulté, spéciale au Sénégal,
n'existait pas, mais il y avait tous les autres obstacles dont
nous venons de parler.
Après la libération, les mariages se multiplièrent parmi
les anciens esclaves, mais auparavant il y en eut assez peu.
Les blancs se mariaient généralement tous mais ceux qui
se conduisaient mal, entretenaient de faux ménages à côté,
ce qui compliquaient encore leur situation religieuse. Parmi
les gens de couleur libres, les mariages allèrent toujours
en augmentant. Leur nombre croissait chaque année par
les émancipations, surtout à partir de 1830, et les mariages
croissaient à proportion. Ils tenaient en effet à se mettre en
règle avec la loi, pour assurer leurs biens à leur descen-
dance. Cependant les habitudes de l'esclavage pesèrent long-
temps sur cette classe et il fallut du temps pour les habituer
à des moeurs régulières.
Le sacrement de l'extrême-onction semble avoir été reçu
assez régulièrement par les malades en danger. Ceux du
bourg voyaient généralement tous le prêtre : on entend très
rarement parler de refus des sacrements. Si les mœurs
étaient en général assez libres, la foi était profonde, et cette
foi se réveillait toujours au dernier moment, même chez
ceux qui vivaient le plus éloignés de l'Eglise. Pour les ma-
lades éloignés du centre, il y avait de grosses difficultés ma-
térielles. Cependant on venait fidèlement chercher le prê-
tre, non seulement pour les maîtres mais aussi pour les
esclaves. Et le prêtre y allait toujours. On voit par leurs let-

RÉSULTATS ACQUIS AU MOMENT DE L'INSTITUTION DES ÉVÈCHÉS
301
très que c'était là leur principal travail et en tout cas le plus
pénible. Il fallait partir par tous les temps, à travers des
chemins défoncés et des sentiers abrupts. Là aussi ils y
avaient du mérite. Si l'on songe que certaines paroisses
avaient de cinq à six lieues d'étendue, on se fera une idée
de la fatigue que cela représentait pour un prêtre seul et
qui était surchargé de travail par ailleurs. Facilement la
demi-journée ou même la journée entière y passait. Il serait
trop long de faire des citations : c'est dommage car il y a
dans certaines lettres des récits très intéressants de ces
randonnées d'où l'on rentrait fourbu et brisé. On y voit que
la vie des curés coloniaux était vraiment loin d'être une
sinécure. Il est probable que malgré la bonne volonté des
uns et des autres, un certain nombre de malades échap-
paient à cause des distances et des autres difficultés. Là
aussi les statistiques précises manquent, mais il semble bien
que la plupart des malades voyaient le prêtre avant de mou-
rir. Sous ce rapport là, la présence du clergé colonial fut
très certainement un bienfait pour tous.
Ces trois sacrements étaient à peu près les seuls qui fus-
sent administrés aux habitants des colonies : le baptême à
tous, l'extrême-onction à un grand nombre, le mariage à
quelques-uns. Quant aux sacrements de pénitence et d'eu-
charistie, ils n'étaient reçus par presque personne, à l'arri-
vée des premiers prêtres du clergé colonial. C'est dire qu'il
n'y avait pas à proprement parler de vie chrétienne : il n'y
en avait que le nom et l'apparence.
On peut se reporter au triste tableau que nous avons pré-
senté dans le premier chapitre. Or la situation se retourna
peu à peu et les résultats obtenus à cet égard sont tout à
l'honneur du clergé colonial. Les progrès furent lents mais
réels. La grosse difficulté était dans leur petit nombre et
dans leur surmenage. La partie matérielle de leurs fonc-
tions, baptêmes, mariages, enterrements, courses aux ma-
lades, les absorbaient tellement qu'il ne leur restait guère

362
LE CLERGÉ COLONIAL
de temps pour cultiver la piété dans les âmes. Ils le tentè-
rent cependant et avec succès. C'était d'autant plus méri-
toire que quelques-uns desservaient plusieurs paroisses. Par
exemple le vicaire de Fort-Royal à la Martinique, était en
même temps curé de Case-Pilote, à douze kilomètres de
distance. Il devait s'y rendre tous les quinze jours. Il écrit
le 26 juin 1829 qu'il est accablé de travail des deux côtés
et qu'il n'a pas une minute à lui, de 5 heures du matin à
10 heures du soir. Le curé du François fut longtemps chargé
du Vauclin à quinze kilomètres. C'étaient pourtant deux
importantes paroisses qui auraient exigé chacune deux prê-
tres. Et il en était ainsi presque partout. Les vicaires étaient
rares. Il n'y en avait que dans les villes et encore pas tou-
jours. Quoi qu'en ait dit l'abbé Dugoujon dans son pam-
phlet, bien des curés en réclamaient avec instance sans pou-
voir en obtenir. L'abbé Bardy, curé du François, écrit le
30 juin 1839 : « Depuis longtemps je demande un vicaire
à M. le Préfet mais il n'arrive pas de prêtre... qu'allons-nous
devenir ? pour moi je vois l'impossibilité de continuer seul
au François, j'ai absolument besoin d'un vicaire. » M. Gi-
rardon, curé à Saint-Pierre, Martinique, se plaint très sou-
vent de n'avoir pas de vicaire, ou de n'en avoir pas assez,
ou de ce qu'ils sont malades. Il insiste pour en avoir de bons
parce qu'il y a beaucoup de travail et qu'il n'y tient plus.
Et les lettres de ce genre sont nombreuses. Ces conditions
n'étaient évidemment pas favorables au développement de
la piété paroissiale. Les prêtres surmenés et toujours en
route, n'étaient pas suffisamment à la disposition des âmes
pieuses qui auraient eu besoin de leur ministère.
Et cependant il y eut une amélioration presque immé-
diate de ce côté. Pas partout, il est vrai, ni partout de la
même façon, mais là où il y avait un saint prêtre, ou même
simplement un prêtre zélé, on ne tardait pas à s'en aper-
cevoir. Ceux qui commencèrent les premiers à pratiquer fi-
rent naturellement les femmes et les enfants. Les hommes

RÉSULTATS ACQUIS AU MOMENT DE L'INSTITUTION DES ÉVÊCHÉS
363
furent beaucoup plus lents à décider, il n'est pas difficile
de comprendre pourquoi. « Impossible d'attirer les hommes,
écrivait l'abbé Bardy jeune, le 27 septembre 1829, ils ne
viennent pas entendre le prêtre; le mauvais exemple part
des Européens fonctionnaires qui vivent tous dans le désor-
dre, pensant que tout leur est permis à 600 lieues de la
France. » Dans une autre lettre il déclare : « Il n'y a que
des femmes à pratiquer, les hommes ne connaissent pas la
religion du tout... » Cette lettre donne une note de pessi-
misme exagéré. Tous les fonctionnaires ne donnaient pas
le mauvais exemple, et tous les blancs ne se livraient pas
à l'inconduite, mais elle montre bien la difficulté qu'il y
avait à amener les hommes à l'église. L'abbé Girardon donne
une note plus juste. Les gros propriétaires de la campagne
étaient tous plus ou moins irréligieux. Leur fortune et leurs
nombreux esclaves leur créaient des occasions multipliées;
il leur aurait fallu renoncer à trop de choses pour être pra-
tiquants : il était à peu près impossible de les ramener. Par
contre parmi les blancs des villes et des bourgs, et parmi
aussi les gens de couleur libres, quelques-uns se rapprochè-
rent de l'Eglise et revinrent aux sacrements. C'est surtout
parmi les esclaves, quoi qu'on en ait dit, que le ministère
obtenait le plus de résultats, quand on pouvait s'en occu-
per. Ces pauvres gens se tournaient instinctivement vers la
religion qui leur rendait leur dignité d'homme en ce monde
et leur promettait des compensations dans l'autre. Toute-
fois le nombre des hommes revenus à Dieu, dans n'importe
quelle classe de la société, fut toujours une petite minorité.
Les femmes au contraire revinrent très nombreuses et il y
eut des paroisses où les sacrements furent assidument fré-
quentés. Là où les communions se comptaient par unités,
elles ne tardèrent pas à se compter par centaines. C'était
bien un résultat. Un autre résultat fut la formation chré-
tienne des enfants. Jusqu'alors ils avaient été entièrement
livrés à eux-mêmes : ni catéchisme, ni confession, ni pre-

364
LE CLERGÉ COLONIAL
mière communion. Ils grandissaient sans aucune idée de
leurs devoirs religieux. Tout cela fut changé désormais. Les
enfant furent instruits, du moins dans les centres, et on
rétablit partout ces coutumes si touchantes de la première
communion, qui avaient disparu faute de prêtres pour
les célébrer. Les enfant prenaient ainsi des habitudes chré-
tiennes. Très peu persévéraient, il est vrai, surtout parmi
les garçons, mais il leur en restait à tous un certain fond
religieux. Par les enfants et par les femmes, la vie chré-
tienne reprenait peu à peu pied dans la famille, non pas
complètement sans doute mais autant que dans un grand
nombre de paroisses de France à cette époque. Les boule-
versements de la Révolution avaient fait du mal partout, et
partout il fallait remonter péniblement le courant d'irréli-
gion qui s'était répandu.
Les témoignages abondent de ce renouveau religieux dans
les colonies, à l'arrivée du nouveau clergé. Il fut d'abord
assez peu marqué mais il alla en s'amplifiant à mesure que
le nombre des prêtres augmentait. Dans un compte rendu
très détaillé écrit en 1819, on voit que les missionnaires ob-
tiennent des résultats très consolants à Cayenne. Les gens
viennent en foule dès le commencement, surtout les gens
de couleur libres et il se fait un bien considérable. La
première année il y avait 200 communions, la seconde
année il y en avait déjà 500. On trouve des fidèles d'une
vraie et solide piété. Il en était de même à la Martinique, les
retours à Dieu se comptaient par centaines et il y eut bientôt
dans tous les centres des communions ferventes et nom-
breuses. Le Préfet, M. Carrand, était lui-même d'un grand
zèle et donnait l'exemple à tous. Il était excellent prédica-
teur et il se multiplia pour donner partout les exercices du
jubilé sous forme de missions. Il fit par là un bien immense.
Bien des gens reprirent à cette occasion des habitudes reli-
gieuses qu'ils gardèrent ensuite. Les mêmes exercices fu-
rent donnés par le Préfet, l'abbé Lacombe, à la Guadeloupe,

RÉSULTATS ACQUIS AU MOMENT DE L'INSTITUTION DES ÉVÊCHÉS
365
et avec le même succès. Les prêtres ne bornaient pas leur
activité à leurs fidèles, ils cherchaient à faire du bien par-
tout où ils passaient. Un jour une louchante cérémonie eut
lieu dans la rade de Fort-Royal, à bord du vaisseau « le
Breslau ». M. Carrand fit faire la première communion à
28 matelots qu'il avait préparés pendant la traversée. Ces
braves gens ignoraient tout de la religion et le passage du
prêtre fut pour eux une bénédiction. Le capitaine remercia
chaleureusement le Préfet et ses adjoints. L'effet de cette
cérémonie fut considérable sur la population et sur le monde
officiel. La siuation s'améliorait visiblement un peu partout.
L'abbé Rouxel, arrivant à la Pointe-à-Pitre en 1835, rend
compte ainsi de ses impressions : « La piété à la Pointe nous
a vivement émus et satisfaits. Il m'a semblé qu'il n'y avait
point de ville en France où la dévotion fût plus grande et
parût plus sincère. »
A Bourbon dont la situation était, nous l'avons vu, plus
triste que partout ailleurs, le renouveau fut encore plus
marqué. Dès leur arrivée MM. Pastre et Minot transformè-
rent les paroisses où ils furent placés. M. Minot surtout
laissa derrière lui une vraie réputation de sainteté et éta-
blit un courant de solide piété. Et la même chose eut lieu
dans toutes les paroisses où il y eut des prêtres sérieux et
zélés. L'abbé Monnet fait remarquer, dans une lettre com-
bien la religion a fait de progrès sous l'administration de
M. Poncelet. Ce dernier lui-même y insiste dans un rapport
qu'il adresse à la Propagande. Et ils appuient leur dire sur
des faits précis. Cela ne tenait pas à lui personnellement
mais à tous ceux qui travaillaient avec lui : le mouvement
avait commencé dès l'arrivée des premiers prêtres coloniaux,
et avait continué sans arrêt jusqu'en 1850.
Il n'est pas jusqu'au Sénégal qui n'ait ressenti les effets de
ce renouveau. A Gorée, en 1840, l'abbé Lambert réussit à ra-
mener un grand nombre d'âmes à la pratique religieuse.
A Saint-Louis, la fête de Noël de l'année 1842 fut splen-

366
LE CLERGÉ COLONIAL
dide : église remplie, foule attentive et pieuse. Il y eut
70 communions. Ce n'est pas énorme évidemment mais cela
marque un certain progrès puisqu'au temps de l'abbé Mo-
nohan, il n'y avait que les sœurs à la messe. On peut donc
dire qu'il y eut progrès dans toutes les colonies au point de
vue de la pratique religieuse. Ce qui le montre bien d'ail-
leurs c'est que le travail des prêtres allait en augmentant.
Là où un prêtre suffisait au commencement, il en fallait
bientôt deux ou trois. De là ces perpétuelles demandes de
personnel qui, loin de s'atténuer avec le temps, ne faisaient
que s'accroître. Nous avons vu que le nombre total aug-
menta sans arrêt depuis le commencement. Et cependant on
ne trouvait jamais que c'était assez et on en voulait toujours
davantage. C'est bien là une preuve des résultats obtenus
dans le ministère. Plus on travaille et plus le travail aug-
mente, et plus aussi le besoin de prêtres se fait sentir. Le
fait qu'il fallut ainsi sans cesse les augmenter, montre qu'un
beaucoup plus grand nombre de fidèles s'approchaient des
sacrements. Sous ce rapport là le clergé colonial obtint indu-
bitablement des résultats appréciables.
Il n'y avait pas à ce moment-là, dans les paroisses, des œu-
vres dans le genre de celles qu'on voit aujourd'hui. Il en était
d'ailleurs de même en France : personne ne songeait à sortir
des sentiers battus. Ce genre d'activité paroissiale ne com-
mença guère qu'après la loi de Séparation : auparavant on
n'en soupçonnait pas la nécessité. Dans les colonies, il y
avait, en outre, une quasi-impossibilité matérielle. Où les
prêtres surmenés eussent-ils pris le temps de s'occuper d'oeu-
vres ? Aussi on n'entend parler nulle part, ni de groupes de
jeunesse, ni d'association, ni d'action sociale. Quelquefois,
on y trouve des allusions, dans certaines lettres, mais vagues
et qui ne semblent pas avoir été suivies d'effets. Par exemple,
en 1837, l'abbé Berthelier veut fonder à Fort-Royal, une as-
sociation de persévérance pour les jeunes gens. Il en écrit à
M. Fourdinier et lui demande des livres pour fonder une

RÉSULTATS ACQUIS AU MOMENT DE L'INSTITUTION DES ÉVÊCHÉS
367
bibliothèque à leur usage. Il veut fonder aussi une société
de persévérance pour les jeunes filles. Il semble avoir réussi
mais le tout dut tomber à son départ car en 1843 il n'y a plus
rien. M. Rigord parle, lui aussi, de fonder une bibliothèque
et le 27 juillet il envoie 500 francs à M. Fourdinier pour faire
acheter des livres. Elle ne semble pas avoir eu plus de suc-
cès que la précédente. Quant aux œuvres de jeunesse, elles
ont dû disparaître définitivement car on n'en parle plus.

Peut-être y eut-il d'autres essais ailleurs, mais ils ne sem-
blent pas avoir eu plus de succès. Par contre, ce qui réussit
assez bien, ce sont les confréries. 11 y en eut un peu partout
et elles finirent par grouper à peu près toutes les personnes
pratiquantes, du moins parmi les femmes et les jeunes filles,
car il n'y en eut nulle part pour les hommes et les jeunes

gens. Elles étaient très prospères numériquement et finan-
cièrement. Dans une lettre de M. Déchelette, curé de Fort-
Royal, du 30 juin 1829, nous voyons qu'il demande deux ca-
dres pour inscrire les noms des membres des confréries du
Sacré-Cœur et du Scapulaire et pouvant contenir 300 noms.
S'il y en avait autant partout, cela devait faire un beau
chiffre.

Les établissements de charité n'étaient pas précisément
des œuvres paroissiales car ils étaient établis par le gouver-
nement et entretenus par lui. Toutefois le clergé eut toujours
une grande part tant dans leur fondatibn que dans leur
fonctionnement. Les curés étaient naturellement chargés de
l'administration spirituelle, mais de plus, ils prenaient part
à l'administration temporelle. Les bureaux de charité étaient

régis par un comité composé du maire, du curé, d'un tréso-
rier, et de trois habitants notables. A côté des bureaux de

charité, il y avait ordinairement ce qu'on appelait une cour
des pauvres. C'était un endroit où l'on recueillait les person-
nes de bonne famille, tombées dans la misère. Dans les villes,
il y avait des hospices et des hôpitaux. Presque tous avaient
disparu pendant la Révolution, faute de personnel pour les

368
LE CLERGÉ COLONIAL
entretenir. Ils furent rétablis presque partout à l'instigation
du clergé. Par exemple celui de Saint-Pierre fut rétabli par
une ordonnance du 8 septembre 1815, rendue à la demande
du P. Cairety, curé du Mouillage. Il avait été fondé par le
P. Masse, préfet des Dominicains, et confié par lui aux
soeurs Dominicaines. Il ne restait plus que trois vieilles Do-
minicaines, il fallut faire appel à des dames laïques qui for-
mèrent entre elles une sorte de société pieuse. Cela dura
jusqu'en 1827 où l'hospice fut confié aux sœurs de Saint-Jo-
seph de Cluny. En 1817 furent fondés par l'Administration
deux hôpitaux militaires, un à Saint-Pierre, l'autre à Fort-
Royal, et qui furent tous deux confiés aux sœurs de Saint-
Paul de Chartres. Cette congrégation très méritante, qui
avait survécu à la Révolution, venait de faire son apparition
dans les colonies. On lui confia peu à peu tous les hospices, à
la Martinique, à la Guadeloupe, à la Guyane. L'hôpital de
Saint-Denis à Bourbon fut confié aux sœurs de Saint-Joseph.
Une des grosses questions, à cette époque, était celle de
l'enseignement chrétien des enfants qui voulaient faire leurs
études. Tout ce qui avait été fondé pour eux avant la Ré-
volution avait entièrement disparu. Les prêtres sentirent
qu'il y avait quelque chose à faire et plusieurs l'entreprirent
courageusement. Ils furent les seuls ou à peu près à s'y inté-
resser. Il est évident qu'ils ne purent pas arriver à grand'-
chose. Il en était des écoles comme des autres œuvres : ils
étaient beaucoup trop surmenés par leur ministère pour
pouvoir s'occuper d'autre chose. Plusieurs ouvrirent de pe-
tites écoles secondaires, chez eux, dans leurs presbytères. On
trouve dans le Journal Officiel d'assez nombreuses autorisa-
tions données à des curés à cet effet : par exemple au curé
de Fort-Royal, au curé de Sainte-Marie à la Martinique, au
curé de Sainte-Anne à la Guadeloupe, et à plusieurs autres.
Il semble y en avoir eu cinq ou six dans ce cas dans chaque
colonie. Ce n'était pas une solution. Avec ces immenses pa-
roisses qu'ils avaient de la peine à desservir, ils ne pouvaient

RÉSULTATS ACQUIS AU MOMENT DE L'INSTITUTION DES ÉVÈCHÉS
369
pas tenir sérieusement une école. Ou alors ils devaient né-
gliger toute une paroisse pour s'occuper de quelques en-
fants : les paroissiens ne l'auraient pas supporté. Aussi ces
écoles disparurent les unes après les autres.
D'autres prêtres furent spécialement affectés à l'enseigne-
ment, à l'exclusion de tout ministère. Cette solution était
meilleure que la précédente mais ce n'était pas l'idéal non
plus, dans des pays où la disette de prêtres obligeait à lais-
ser des milliers d'âmes privées des secours religieux. Un
pensionnat de garçons était tenu à Saint-Pierre par un laïc,
M. Doudier. Comme il ne marchait pas, il eut l'idée de le
céder au clergé pour essayer de le sauver. Le préfet aposto-
lique autorisa l'abbé Tirard à s'en charger. Mais ce dernier
était chargé de deux grosses paroisses, le Saint-Esprit et le
François, qu'il devait desservir avec son vicaire, l'abbé
Bardy jeune. Il dut les abandonner ce qui provoqua parmi
ses confrères des mécontentements; l'un ou l'autre envoya
même à Paris des réclamations assez vives. A la Guyane, un
collège avait été fondé par les Jésuites avant la Révolution.
A la suppression de l'Ordre, il avait été continué par les
prêtres du Saint-Esprit qui avaient pris leur succession dans
la colonie. Il avait disparu dans la tourmente, comme tout le
reste. L'abbé Guiller, à sa nomination, reçut du roi la charge
du collège en même temps que celle de la mission. Il y avait
impossibilité matérielle de s'en occuper. Cependant il prend
possession des bâtiment et en 1822 essaye de recommencer,
avec l'abbé Viollot comme directeur, aidé de deux profes-
seurs laïques. Il semble que ce fut sans grand succès. En
1823 le gouverneur eut l'idée de supprimer le collège et de
transférer la maison aux soeurs de Saint-Joseph qui venaient
d'arriver. M. Guiller protesta et il fut fait droit à sa requête.
Le collège continua tant bien que mal. Il semble qu'il finit
par fermer et les bâtiments restèrent comme logement des
vicaires de la paroisse. En 1843 il fut cédé par l'administra-
tion comme logement aux frères, ce qui provoqua encore des
24

370
LE CLERGÉ COLONIAL
protestations, mais cette fois inutilement. Au Sénégal il y
eut aussi un collège qui avait été fondé par l'Administration
et confié au clergé. Il eut un certain succès : en 1844 il
comptait 40 élèves, d'après une lettre de l'abbé Fridoil, son
directeur. Mais il faisait aux frères une concurrence redou-
table dont ces derniers se plaignaient amèrement. Leurs
meilleurs élèves y étaient attirés, et leur école s'en trouvait

comme découronnée. A Bourbon, le clergé prit aussi la
charge d'un collège qui avait été tenu d'abord par des laïcs.
C'est là que professa quelque temps l'abbé Warnet qui de-
vait devenir supérieur du Saint-Esprit. C'est là aussi que fit

ses premières études le jeune Levavasseur qui devait devenir
également supérieur plus tard. A Bourbon encore, l'abbé

Dalmond, vice-préfet, avait fondé une école pour les Malga-
ches de Madagascar. Elle se trouvait sur la paroisse de la
Rivière-des-Pluies. Elle fut confiée aux Jésuites. Elle réussit

assez bien et compta jusqu'à 70 garçons et 22 filles. Une
forte opposition se manifesta plus tard, dans l'île, contre

cette œuvre et elle finit par être supprimée.
Outre les établissements dont il avait directement la
charge, le clergé avait encore une grande part dans les éco-
les tenues par les laïcs. Non seulement il en avait la direc-
tion spirituelle, mais encore assez souvent la surveillance gé-
nérale lui en était confiée. Il n'y en avait d'ailleurs pas beau-
coup. Il y avait ce qu'on appelait « les petites écoles ».
C'étaient des groupes d'enfants qui étaient confiés à des
maîtres ou maîtresses, pas toujours très capables. Ils dépen-

daient à la fois du maire et du curé; il s'en trouvait dans
tous les centres un peu importants. Il y avait aussi certaines
écoles secondaires de filles. C'étaient généralement des éta-
blissements fondés par des religieuses avant la Révolution,

et qui avaient disparu. On chercha à les rouvrir avec des
dames laïques. Le clergé avait généralement une grande part
dans ces réouvertures et dans la marche subséquente de
l'œuvre. Par exemple, le grand établissement des Domini-


RÉSULTATS ACQUIS AU MOMENT DE LTNSTITUTION DES ÉVÊCHÉS
371
caines de Saint-Pierre fut rouvert en 1819 et non seulement
il est sous le contrôle spirituel du préfet qui nomme l'au-
mônier et surveille la chapelle, mais encore le curé et l'au-
mônier font partie du comité d'administration. Enfin il y
avait encore ce qu'on appelait « l'enseignement mutuel ».
Là aussi le clergé avait la direction religieuse et la surveil-
lance morale. Ce genre d'enseignement était venu d'Angle-
terre et s'était assez vite répandu en France, sous la Restau-

ration et la Monarchie de Juillet. Il s'était étendu aux
colonies. Il consistait essentiellement en ce qu'on employait
les meilleurs élèves pour instruire leurs camarades. C'était
un système assez compliqué : les enfants étaient partagés en
petits groupes, sous la direction d'un moniteur. Le moniteur

apprenait la leçon avec le maître puis la faisait répéter sans
trève aux autres, jusqu'à ce que tout le monde la sût. Ce
système ne semble pas avoir obtenu grand résultat. Il avait
l'avantage d'exiger peu de professeurs : en un temps où les
maîtres manquaient partout, c'était appréciable. L'abbé
Castelli avait été envoyé en 1833 aux Antilles, par le minis-
tère de l'Instruction Publique, comme inspecteur des écoles

mutuelles.
En terminant ce rapide aperçu, il faut remarquer que
l'effort fourni par le clergé en ce sens fut considérable, soit
dans les écoles qu'il contrôlait, soit dans celles qu'il fonda et
dirigea lui-même. Quand on songe aux difficultés innombra-
bles qu'il lui fallut surmonter, on ne peut qu'admirer sa
bonne volonté. Vraiment il ne mérite pas ce reproche d'iner-
tie et d'incapacité qu'on lui a si bruyamment adressé. Il

cherchait tous les moyens de remplir dignement sa mission,
et comprenant que l'enseignement était un de ses grands de-
voirs, il s'y donna sans hésiter. Il faut reconnaître que les

résultats ne répondirent pas aux efforts. Autant ceux du mi-
nistère paroissial avaient été remarquables, autant ceux-là
furent nuls. Ils n'atteignirent qu'une minorité infime de la
jeunesse, et ceux qui furent atteints n'en retirèrent pas


372
LE CLERGÉ COLONIAL
grand fruit. C'était inévitable. Ils n'étaient pas faits pour
cela : ne s'improvise pas qui veut professeur, du jour au len-
demain. Et puis que faire avec une pareille pénurie de per-
sonnel ? des écoles qui s'ouvrent, se ferment, se rouvrent, se
referment ? il eût fallu plus de continuité et plus de sérieux.
Mais on ne saurait vraiment les en rendre responsables.
C'était la faute des circonstances. Ils n'en ont que plus de
mérite d'avoir marché quand même, par devoir.
Ce n'était là d'ailleurs qu'un pis aller. Il est évident que
des hommes, déjà surchargés de travail et n'ayant aucune
formation pédagogique, n'étaient pas faits pour l'enseigne-
ment. La vraie solution était autre : elle consistait à confier
les écoles à des congrégations enseignantes dont les membres
fussent formés pour cela, et dont le recrutement assuré pût
garantir la continuité indispensable. Tout le inonde le com-
prenait mais la chose était impossible et le resta jusqu'à ce
que Dieu eût suscité deux de ses serviteurs, la Vénérable
Javouhey et le Vénérable Lamennais dont les sociétés renou-
velèrent l'enseignement dans les colonies françaises. En effet
les sociétés anciennes de religieuses, Dominicaines, Ursu-
lines, avaient entièrement disparu. Comme société d'hom-
mes, il n'y en avait qu'une, celle des Frères des Ecoles chré-
tiennes. Elle avait eu les plus brillants succès à Fort-Royal,
dans le fameux collège Saint-Victor et tout le monde y pen-
sait encore. L'abbé Legrand, le préfet de Cayenne, envoya en
1816 un rapport au duc de Luxembourg, ambassadeur au-
près du roi de Portugal, alors au Brésil, et qui s'occupait de
la rétrocession de la colonie à la France. Il lui dit à ce pro-
pos : « Avant la Révolution, nos prêtres étaient chargés de
l'éducation des garçons, mais maintenant qu'on ne peut plus
se procurer des prêtres suffisamment pour l'exercice du saint
ministère, on ne pourrait mieux faire que de nous envoyer
des Frères de la Doctrine Chrétienne... J'ai même toujours
cru que des frères convenaient mieux pour les écoles que
des missionnaires qui, par leur état, sont occupés d'un au-

RÉSULTATS ACQUIS AU MOMENT DE L'INSTITUTION DES ÉVÊCHÉS
373
tre objet. Ces frères avaient, sous le gouvernement de nos
rois, une maison à la Martinique et on était on ne peut plus
satisfait de l'éducation qu'ils donnaient à la jeunesse... »
Malheureusement les frères ne purent répondre à l'appel, car
la congrégation, comme les autres, se relevait à peine de ses
ruines. Ils ne purent aller qu'à Bourbon où ils arrivèrent en
1817. Après les premières années d'épreuves inévitables, ils
eurent un grand nombre d'écoles qui devinrent rapidement
très prospères. En 1835 ils fondèrent même un noviciat qui
donna les meilleurs résultats. Ils s'occupaient aussi des en-
fants du peuple, ceux qui travaillaient déjà, et ils ouvrirent
pour eux une école du soir en 1843 : « de 7 heures à 9 heu-
res, à des heures par conséquent où, domestiques et ouvriers,
tout le monde est à peu près libre... tous les adultes qui
n'ont pas reçu d'instruction peuvent y assister avec fruit,
les plus ignorants y apprendront à lire et à écrire, les émi-
grants y apprendront le Français, il y a de la place pour
tous... » En 1846 ils ouvrirent une école pour les petits es-
claves en vue de la libération qui s'annonçait.
Dans les colonies d'Amérique il fallut attendre, pour les
écoles de garçons, la nouvelle congrégation que venait de
fonder l'abbé de Lamennais. Ce ne fut que le 11 avril 1837
que lui fut adressée la première demande officielle de ses frè-
res pour les colonies. Elle émanait du ministre de la Marine,
l'amiral de Rosamel, qui l'avait envoyée à l'instigation de
Guizot. M. de Lamennais hésita quelque temps : ses frères
n'étaient répandus qu'en Bretagne et n'étaient pas encore
très nombreux; d'autre part il craignait ces pays lointains,
inconnus, qui recélaient tant de dangers physiques et mo-
raux. Mais son zèle pour le bien des âmes le porta finalement
à accepter et en octobre 1837 les cinq premiers frères parti-
rent pour les colonies. Ils débarquèrent à Basse-Terre le
7 février 1838. Et, depuis lors, ils allèrent peu à peu, par
des départs réguliers, dans toutes les colonies d'Amérique :
à la Martinique en 1840, à Saint-Pierre et Miquelon en 1842,

374
LE CLERGÉ COLONIAL
à la Guyane en 1843. En Afrique ils n'allèrent que dans la
colonie du Sénégal, où ils arrivèrent en novembre 1841. Les
débuts furent excessivement pénibles, comme on peut s'en
rendre compte, en lisant la vie du saint fondateur. Il put
s'apercevoir tout de suite que les conditions étaient autres
qu'en France et il dut comprendre à quels obstacles inouïs
s'étaient heurtés les supérieurs du Saint-Esprit pour créer
et alimenter un clergé colonial. Des difficultés graves sur-
girent presqu'aussitôt et l'œuvre naissante faillit être sup-
primée. Des cinq premiers frères, un mourut presque tout
de suite, trois quittèrent, un seul resta. Et quand d'autres
frères furent venus les remplacer, éclata la crise provoquée
par l'abbé Evain, « crise qui fut si grave, dit l'abbé Laveille
dans sa Vie de M. de Lamennais, qu'elle faillit anéantir l'en-
seignement chrétien à la Guadeloupe et à la Martinique ».
Mais M. de Lamennais tint bon : il était doué d'une foi pro-
fonde et d'un grand esprit surnaturel. En outre il avait pour
lui ce qui manquait au Saint-Esprit et que les supérieurs
successifs avaient toujours en vain réclamé, c'est-à-dire
l'autorité. Il avait à faire à une congrégation où il
pouvait commander, et où surtout il avait un recrute-
ment assuré pour remplir les vides, au fur et à mesure qu'ils
se produisaient. Aussi les frères reprirent assez vite le des-
sus et leurs écoles se multiplièrent partout : ils en eurent
presqu'aussitôt deux au Sénégal, à Saint-Louis et à Gorée;
deux à Saint-Pierre et Miquelon, une à la ville, l'autre dans
l'île de Miquelon; trois en Guyane, une à Cayenne, une autre
au Maroni, une troisième à la Mana; cinq ou six à la Marti-
nique et autant à la Guadeloupe. Ils remportèrent partout
des succès incontestables auxquels d'ailleurs on rendait vo-
lontiers hommage en haut lieu.
Les écoles de filles furent partout confiées aux Sœurs de
Saint-Joseph de Cluny. Elles arrivèrent dans les colonies
bien avant les frères de Ploërmel et elles allèrent dans tou-
tes les colonies sans exception. Elles furent à Bourbon en

CRÉATION DES ÉVÊCHÉS
387
1817, et au Sénégal en 1819, en même temps que les premiers
prêtres du clergé colonial. Elles furent à la Guadeloupe et à
la Guyane en 1822, à la Martinique en 1824. Enfin elles fu-
rent dans les deux dernières colonies en 1826, c'est-à-dire à
Saint-Pierre et Miquelon et, presque aux antipodes, à Pondi-
chéry. Ce vaste champ d'action n'était pas pour effrayer la
vaillante fondatrice qui alla visiter elle-même personnelle-
ment une grande partie de ses maisons : on la trouve au Sé-
négal, aux Antilles, à la Guyane. Elles eurent, elles aussi,
des difficultés graves à surmonter au commencement, sur-
tout au Sénégal et à Bourbon, mais elles les dominèrent
assez vite et leurs œuvres prirent un essor magnifique.
Elles eurent quelques établissements de charité et d'assis-
tance : l'hôpital militaire à Saint-Denis, un hospice d'aliénés
à Saint-Paul, et en Guyane l'œuvre célèbre de la Mana. Cette
dernière fut fondée par la Mère Javouhey elle-même. C'était
d'abord un établissement de colons français qui connut un
échec complet. Il fut remis à la Mère Javouhey en 1827 qui

essaya d'y amener des colons et des engagés : ils n'y voulu-
rent pas rester. En 1835, elle fit adopter un autre plan par
le Gouvernement, et fut chargée de le réaliser : il s'agissait

de créer un village de noirs avec les esclaves pris sur les
bateaux des traitants. Ils étaient aussitôt libérés mais de-

vaient faire un apprentissage de sept ans avant d'être livrés
à eux-mêmes. Le plan réussit admirablement : tous ces noirs
devinrent très vite de bons ouvriers et de bons chrétiens; il
y eut aussi plusieurs mariages. Malheureusement le plan eut
toute la colonie contre lui parce qu'il s'établissait ainsi
comme un terrain d'exception, complètement à part. Après

le départ de Mère Javouhey, l'œuvre végéta quelque temps
puis fut supprimée le 22 décembre 1846. Il ne resta qu'une
sorte de village chrétien. Cette œuvre fut d'ailleurs la seule

de ce genre. A peu près toutes les maisons des sœurs de
Saint-Joseph furent des établissements d'éducation. Elles y
eurent un plein succès et transformèrent complètement l'ins-


376
LE CLERGÉ COLONIAL
truction féminine dans les colonies. Elles s'occupèrent tout
d'abord des classes élevées, ce qui leur fut plus tard si amè-
rement reproché. Mais elles s'occupèrent aussi des classes
populaires et elles eurent bientôt des écoles de toute sorte,
pour les enfants pauvres, pour les enfants de couleur, même
pour les esclaves; elles eurent aussi plusieurs orphelinats.
A l'arrivée des frères et des soeurs il y eut quelques fric-
tions avec le clergé colonial. La correspondance du temps en
porte même des traces assez vives. Il y a certaines lettres
qui ne sont rien moins que favorables au clergé. M. Goyau
dans sa Vie de la Mère Javouhey déclare qu'elle n'eut pas de
chance avec le clergé colonial. Et de fait elle eut des conflits
graves avec les préfets de Bourbon, de la Martinique et de
la Guyane. C'étaient pourtant, tous trois, des hommes irré-
prochables comme prêtres et très zélés comme chefs,
MM. Pastre, Carrand et Guiller. D'où donc cela pouvait-il
venir ? Il semble qu'il y ait eu là surtout un malentendu. A
ce moment là, la législation canonique n'était pas encore
bien fixée au sujet des congrégations. Comme elles étaient
toutes récentes elles n'avaient pas encore l'approbation pon-
tificale, et les évêques se croyaient fondés à les traiter comme
des congrégations diocésaines. Presque toutes les difficultés
sont venues de là. M. Pastre considérait les sœurs comme
n'ayant point d'existence canonique et leur conseillait, pour
en avoir une, de se faire affilier aux Sœurs de Saint-Joseph
de Lyon, qui étaient approuvées à Rome depuis deux cents
ans. M. Guiller reçut tout un dossier de l'évêché d'Autun où
Mère Javouhey était traitée comme une rebelle et où on lui
demandait de sévir contre elle. Il crut devoir obtempérer à
l'injonction et lui interdit les sacrements pendant près de
deux ans. Il est excusable quand on songe que l'èvêque d'Au-
tun était approuvé par l'èvêque de Beauvais et l'archevêque
ce Paris. La question fut tranchée plus tard et tout en faveur
de la Mère Javouhey qui avait le droit pour elle. Mais à ce
moment là la chose n'était pas claire et le bruit de ces con-

RÉSULTATS ACQUIS AU MOMENT DE L'INSTITUTION DES ÉVÊCHÉS
377
flits avec de si hautes autorités, et qui arrivaient encore
amplifiés aux colonies, les indisposait contre les sœurs. Ils
croyaient obéir à leur conscience en se montrant sévères.
D'autre part, les préfets croyaient recevoir, dans les frè-
res et les sœurs, des auxiliaires qui auraient dépendu d'eux
de la même façon que les membres du clergé. Ils s'imagi-
naient pouvoir les placer et déplacer à leur guise et aussi ré-
genter leurs établissements. C'était une erreur évidemment
et qui fut partagée par certains curés qui pensaient garder,
comme par le passé, toute autorité sur les écoles de leur pa-
roisse. Les congrégations ne pouvaient à aucun prix accepter
cela : ç'eût été la fin rapide du bon ordre et de la discipline;
les établissements eussent été livrés aux caprices des uns
et des autres. Il fallut faire comprendre que le clergé n'avait
pas d'autre autorité que celle que donne la direction des
âmes, que les écoles ne dépendaient que de leurs directeurs
respectifs, et que les religieux ne dépendaient que de leurs
supérieurs. Et cela n'alla pas sans heurts. Avec d'autres
curés, il y eut des conflits contraires. Non seulement ils ne
cherchaient pas à diriger les écoles mais ils s'en désintéres-
saient trop. Sans avoir d'autorité sur eux, il fallait pourtant
s'en occuper au spirituel, les diriger, les suivre; quelquefois
même il fallait intervenir pour le matériel, leur venir en
aide, trouver des locaux. Les frères et les sœurs trouvaient
qu'on devait s'occuper d'eux et de leurs œuvres, de préfé-
rence à tout le reste, et ils avaient raison car ils consti-
tuaient la partie choisie du troupeau. Mais certains prêtres
déjà surmenés par ailleurs, voyaient de mauvais œil ce
surcroît de travail. Et puis ils trouvaient étrange qu'ayant
été écartés de la direction des écoles, ils eussent encore à en
subir les vicissitudes et les ennuis. Ce n'était peut-être pas
très surnaturel mais si humain ! A cela s'ajoutaient parfois
des contestations matérielles concernant les locaux, les heu-
res de classe ou de catéchisme. Par exemple à Cayenne, les
vicaires logés au Collège durent déménager, d'ordre de

378
LE CLERGÉ COLONIAL
l'Administration, pour faire place aux frères : cela n'alla
pas sans d'assez vifs mécontentements. Tous ces petits con-
flits, venant se greffer sur le grand conflit d'autorité dont

nous avons parlé ci-dessus, créèrent pendant quelque temps
un certain état de malaise dont toutes les correspondances

portent la trace. Mais il ne faut pas en exagérer l'impor-
tance : ce ne furent jamais que de petits conflits, localisés
ici ou là, et qui ne durèrent jamais bien longtemps. Nous
n'en parlons que pour expliquer le ton acrimonieux de cer-
taines lettres qui pourraient donner le change sur la réalité
des choses. Il y en a dans les archives des diverses congré-
gations comme dans celles du Saint-Esprit. Il faut savoir les
lire et les comprendre : bien des appréciations trop sévères,
bien des jugements trop durs, sont le fruit moins d'une ob-
servation objective que d'un mouvement passager de mau-
vaise humeur. C'est ce que ne comprit pas Montalembert à

qui il semble bien que certaines lettres durent être trans-
mises par l'abbé de Lamennais, son ami intime. Il avait trop
peu le sens des nuances, et trop peu de connaissance de la
mentalité ecclésiastique, pour savoir faire la part des choses,
comme le faisait son saint ami. De là ses jugements exagé-
rés et ses violences de langage. Mais pour quelqu'un qui sait
à quoi s'en tenir, ces petits conflits sont causés par les cir-
constances et sont en soi insignifiants. Ils cessèrent d'ail-
leurs rapidement.

Les choses se tassèrent et bien vite les prêtres comprirent
qu'ils n'avaient pas de meilleurs auxiliaires que les frères et
les soeurs; ceux-ci de leur côté comprirent qu'ils n'avaient
pas de meilleurs amis que les curés; et il régna une concorde
presque parfaite. Les préfets d'autre part finirent par com-
prendre, ou on leur fit comprendre, qu'ils n'avaient pas à
se mêler du gouvernement des communautés, ni de la mar-
che générale des congrégations, et la paix régna aussi de ce
côté.

Il n'y eut guère d'autres religieux, dans les colonies fran-

RÉSULTATS ACQUIS AU MOMENT DE L'INSTITUTION DES ÉVÊCHÉS
379
çaises, que ceux dont nous avons parlé ci-dessus. Les Jésuites
étaient arrivés à Bourbon le 27 décembre 1844, de passage
pour aller à la mission de Madagascar qui leur était desti-
née. Ils y fondèrent cependant deux établissements : celui
des jeunes Malgaches que nous avons déjà signalé et qui
fut supprimé plus tard; celui de Saint-Denis où ils établirent
avec l'aide de M. Minot, une résidence qui devint l'origine
de la paroisse Saint-Jacques et de tout le quartier environ-
nant. M. Minot reçut par reconnaissance des lettres d'affilia-
tion à la Compagnie de Jésus. Les Jésuites ne furent jamais
très nombreux à Bourbon, deux ou trois au plus; tout leur
effort portait sur Madagascar où ils eurent rapidement une
mission magnifique.
Il fut question un moment d'établir des Trappistes à la
Martinique. Nous lisons en effet qu'en 1846, il se trouvait à
Paris, trois religieux trappistes de la Meilleraie qui se dispo-
saient à partir. En 1847 une demande officielle fut adressée
par le Gouvernement aux Trappistes. Il leur offrait une ha-
bitation pour y installer une exploitation agricole. Il doit
s'agir de l'ancienne propriété des Dominicains, Saint-Jac-
ques, vaste terrain très fertile et très bien situé. Les Trap-
pistes acceptèrent et désignèrent deux Pères pour s'y rendre
et étudier la situation. Il est probable que la Révolution re-
tarda ou empêcha leur départ. En 1849 la proposition fut
renouvelée. Les choses durent être poussées assez loin car
les Trappistes se mirent en relation avec le Gouverneur,
l'amiral Bruat. Le projet échoua, on ne sait trop pourquoi;
on ne peut que le regretter.
Il y eut enfin une congrégation locale fondée en 1848, à
Bourbon, par le Père Levavasseur, avec l'aide de deux cofon-
datrices, les demoiselles Pignolet de Fresnes. La jeune con-
grégation devait recevoir des blanches, des mulâtresses et
des noires, sans tenir compte de la question de couleur.
C'était une nouveauté car les autres congrégation n'avaient
aucune noire jusqu'alors. La première prise d'habit eut lieu

380
LE CLERGÉ COLONIAL
le 19 mai 1849, en présence de M. Poncelet, le jour même
où la Mère Supérieure faisait ses premiers vœux. Il y avait
quatorze postulantes. Cette œuvre devait prendre rapide-
ment un magnifique développement. Nous n'avons pas à en
parler dans ce travail car cela concerne plutôt la période
suivante.
Voici quelle était la situation, dans les trois grandes co-
lonies, des congrégations religieuses et de l'enseignement, en
1850, au moment de l'érection des évêchés. A la Martinique,
il y avait 50 frères de Lamennais dans 17 établissements;
4 frères sont employés à faire le catéchisme dans les habi-
tations. Ils ont dans leurs écoles en tout 3.976 enfants. Les
sœurs de Saint-Joseph étaient 64 dans 18 établissements :
40 pour 16 écoles gratuites avec 2.170 enfants; 18 sœurs
sont dans l'établissement principal payant de Saint-Pierre,
et 6 dans l'externat de Fort-de-France. Les écoles gratuites
sont payées et entretenues par le Gouvernement; les éta-
blissements payants s'entretiennent eux-mêmes. Il ne reste
plus que 14 paroisses qui n'aient pas d'écoles de filles, et
13 pas d'écoles de garçons. A la Guadeloupe, il y avait
50 frères dans 19 établissements avec 3.143 enfants. Les
sœurs de Saint-Joseph étaient 60 dont 45 dans 14 écoles
gratuites avec 1.866 enfants et 15 dans l'établissement prin-
cipal payant de Basse-Terre. Il reste 16 paroisses sans écoles
de garçons et 22 sans écoles de filles. A la Réunion, il y avait
50 frères de Saint-Jean-Baptiste de la Salle, dans 10 établis-
sements et 42 sœurs de Saint-Joseph dans 10 établissements.
Il ne restait que 15 paroisses sans écoles de filles ou de
garçons. On voit par ce tableau qu'il n'y avait pas encore
d'écoles partout, mais un progrès considérable avait été
réalisé; depuis l'arrivée des congrégations l'instruction avait
marché à grands pas. Il y avait, en outre, 44 sœurs de Saint-
Paul dans les hôpitaux de la Martinique, 47 dans ceux de
la Guadeloupe, et 15 sœurs de Saint-Joseph dans ceux de la
Réunion. Si l'on ajoute les quelques Jésuites de la Rési-

RÉSULTATS ACQUIS AU MOMENT DE L'INSTITUTION DES ÉVÊCHÉS
381
dence de Saint-Denis et de l'école Malgache, ainsi que la
congrégation des Filles de Marie, qui ne faisait que com-
mencer, on aura une idée assez complète des sociétés reli-
gieuses qui donnaient leur concours, à cette date, au Clergé
Colonial dans l'évangélisation des Colonies françaises.
En 1850, les grandes colonies étaient mûres pour être
érigées en évêchés. Et, quoi qu'on en ait dit, le travail du
Clergé Colonial était pour beaucoup dans ce résultat, car si
elles étaient restées dans l'état où elles étaient en 1816, on
n'aurait même pas pu y songer. Ou plutôt, on y songea bien,
en 1816 et même auparavant, mais on dut se rendre compte
qu'il eût été ridicule d'établir des évêques dans des pays
où il n'y avait pas de clergé, et où la plupart des fidèles ne
pratiquaient pas. Tandis qu'en 1850, tout était prêt, il ne
manquait plus à l'édifice religieux des colonies que l'auto-
rité ferme et stable qui devait à la fois le soutenir et le
couronner.
C'est ce qui nous reste à voir.

CHAPITRE XVI
LES DERNIERS PRÉFETS APOSTOLIQUES
ET LA CRÉATION DES ÉVÊCHÉS
Avant de parler de la création des évêchés et des trac-
tations qui la précèdent, il faut dire un mot de l'autorité
religieuse, telle qu'elle se trouvait constituée en 1850, au
moment de la transformation. Nous avons mené l'histoire
des Missions Coloniales jusqu'en 1848, il reste à parler
des derniers Préfets Apostoliques, ceux qui furent rempla-
cés par les Evêques. C'est un des moments les plus mouve-
mentés de cette période qui le fut déjà tant. Nous avons
signalé, au chapitre précédent, les progrès accomplis; la si-
tuation religieuse était, sinon parfaite, du moins aussi bonne
que le permettaient les circonstances. Les colonies étaient
prêtes à recevoir leurs nouveaux chefs; prêtres et fidèles
les attendaient avec impatience. Il ne manquait plus que la
pièce maîtresse qui devait compléter l'organisme religieux.
Mais cette pièce maîtresse manquait plus que jamais. En au-
cun temps le système des préfets, tel qu'on le concevait
alors, ne montra mieux sa malfaisance et son insuffisance.
A un moment si grave, où il eût fallu des chefs, les chefs
manquaient, et ils manquaient précisément parce qu'on les

RÉSULTATS ACQUIS AU MOMENT DE L'INSTITUTION DES ÉVÊCHÉS
383
avait écartés, en application des principes en vigueur. Ce
fut un malheur, mais en même temps un bien : un malheur
à cause des désordres qui en découlèrent, un bien parce
que cela fit tomber les dernières hésitations. On eût dit que
la Providence le permettait afin de mieux montrer à tous
combien il était urgent d'en finir. Et cela put contribuer
quelque peu à hâter les événements.
Dans les deux colonies de Saint-Pierre-et-Miquelon et des
Comptoirs des Indes, les événements de 1848 passèrent à
peu près inaperçus. Comme il n'y avait d'esclaves ni d'un
côté ni de l'autre, elles ne connurent pas les secousses socia-
les qui devaient agiter les autres colonies. Il y eut simple-
ment quelques grandes manifestations de civisme patrioti-
que, cortèges dans les rues, cérémonies dans les églises et
dans les mairies. Les Préfets, qui étaient en même temps
curés, non seulement ne furent pas inquiétés, mais ils y
prirent une grande part à la tête de leurs fidèles. Comme
nous l'avons déjà remarqué, ils étaient les mêmes depuis de
longues années. C'étaient l'abbé Chariot à Saint-Pierre, et
l'abbé Calmels aux Indes.
Il en fut à peu près de même à la Guyane. Là l'émancipa-
tion ne pouvait pas passer inaperçue, car il restait un certain
nombre d'esclaves. Ils manifestèrent une joie exubérante
qui se traduisit par de grandes fêtes qui durèrent plusieurs
jours. Toute la population semble s'y être associée de bon
cœur, même ceux qui avaient pu être lésés par la mesure.
En tout cas on ne cite, dans les lettres de ce temps-là, au-
cune opposition d'aucun genre. La religion eut une grande
part dans la joie commune. Les noirs envahirent les églises,
firent chanter des Te Deum et des messes d'action de grâ-
ces. On faisait bénir des drapeaux et des arbres de la li-
berté. C'était le retour de l'âge d'or. Il est heureux que la
joie et le besoin d'expansion des nouveaux libres aient
trouvé ainsi un exécutoire naturel, sans danger pour per-
sonne. Il aurait pu se faire jour autrement, se tourner en

384
LE CLERGÉ COLONIAL
émeutes comme ailleurs. Le Préfet et le Clergé, non seule-
ment se prêtèrent à ces manifestations, mais ils les encou-
ragèrent le plus qu'ils purent. Et les anciens esclaves ve-
naient à eux avec confiance, heureux de les associer à leur
bonheur. Et cela corrobore ce que nous disions au chapi-
tre XIV, c'est que tous considéraient les prêtres comme leurs
amis, et c'est à eux qu'ils venaient en tout premier lieu pour
faire part de leur joie.
Le Préfet était M. l'abbé Dossat, qui était arrivé en 1846,
comme, intérimaire, en remplacement de M. Guiller. Après
la mort de ce dernier, en 1847, il ne reçut cependant pas
tout de suite le titre de Préfet qui ne lui fut octroyé par la
Propagande que le 12 juillet 1848. Le Gouvernement tarda
encore plus de deux ans à reconnaître ce dernier titre. Il ne
fut légalement reconnu comme Préfet que le 28 octobre 1850
par un décret signé du Prince Président. Ces hésitations
tenaient, non à la personne du Préfet qui était très estimé,
mais aux pourparlers qui étaient déjà engagés pour la nou-
velle organisation religieuse des colonies, pourparlers dans
lesquels il était question de la Guyane. Nous aurons à y
revenir plus bas. M. Dossat était un saint prêtre et un chef
zélé. Il jouit toujours de l'estime générale. Les premières
années de son administration furent attristées par son con-
flit avec M. Viollot, auquel nous avons déjà fait allusion.
Celui-ci avait été plusieurs fois préfet intérimaire pour rem-
placer M. Guiller et il s'en était bien tiré. Il l'était encore
lors du dernier voyage, celui dont M. Guiller ne devait pas
revenir. Il avait bien compté lui succéder à titre définitif.
Aussi fut-il singulièrement déçu de l'arrivée de M. Dossat.
Il n'eut ni assez d'esprit de foi, ni assez d'humilité, pour en
prendre son parti et il commença une lutte sourde contre
le Préfet. Ce lui fut facile car il était très connu et très aimé
à Cayenne. La situation devint si tendue que le Préfet
dut faire intervenir l'Administration. M. Viollot quitta
la Guyane et fut licencié du Clergé Colonial par une

CRÉATION DES ÉVÊCHÉS
385
décision du 12 août 1848. Il perdit alors toute mesure et
attaqua violemment le Préfet. Celui-ci eut le tort de répon-
dre et n'hésita pas à charger M. Viollot à tout point de vue,
sur ses moeurs, sur sa tenue, sur son langage. Ce n'était pas
digne d'un chef, même quand il est attaqué injustement.
Il avait eu le dessus en faisant expédier M. Viollot, ce devait
être suffisant. Nous assistons là, une fois de plus, à ce phé-
nomène si fréquent sous les tropiques, dans lequel sous le
choc des passions on semble perdre le sens de la mesure.
D'après ce que nous savons par ailleurs, ces accusations
semblent bien avoir été fausses. M. Dossat était sans doute
de bonne foi, car il les avait entendu proférer, mais il
n'aurait pas dû y ajouter foi sans preuve et surtout les
mettre dans une lettre officielle. M. Viollot eut beau jeu
pour faire remarquer que, si c'était vrai, on ne l'aurait pas
choisi par trois fois pour en faire un vice-préfet. D'ailleurs,
une lettre ministérielle du 4 février 1851, dit expressément à
propos de l'abbé Viollot : « La décision qui l'a frappé a été
motivée exclusivement sur l'esprit d'opposition qu'il avait
manifesté relativement aux mesures préparatoires à l'éman-
cipation. Cet ecclésiastique avait du reste été signalé anté-
rieurement par les autorités de la colonie, comme étant un
prêtre zélé, charitable, et possédant la sympathie publique. »
En quoi consistait cet esprit d'opposition? Peut-être sim-
plement quelques paroles imprudentes, qui furent exploitées
contre lui. En tout cas, on voit qu'il n'y a rien à lui repro-
cher par ailleurs. Une pétition fut faite en sa faveur et
signée par un grand nombre d'habitants de la Guyane. Elle
arriva à Paris le 28 février 1849, et resta sans réponse. Les
Guyanais ne se tinrent pas pour battu et la renouvelèrent
le 8 janvier 1851 et cette fois l'adressèrent à l'Assemblée
Législative, ni plus ni moins. Elle ne semble pas avoir eu
beaucoup plus d'effet que l'autre et le Préfet resta maître
de la place. C'était normal d'ailleurs, car M. Viollot avait
25

386
LE CLERGÉ COLONIAL
certainement eu tort de s'attaquer à l'autorité, surtout pour
une raison aussi mesquine que celle d'une ambition déçue.
A l'île Bourbon qui, à la proclamation de la République,
avait repris le nom de Réunion, les choses se passèrent
comme à la Guyane, au point de vue de l'émancipation. C'est-
à-dire qu'il n'y eut partout que de la joie et du bonheur, sans
aucun désordre. Les colons n'étaient peut-être pas très con-
tents, mais enfin ils ne le manifestèrent pas. Leur dernière
manifestation fut celle qui fut faite contre l'abbé Monnet, et
qui eut les conséquences que l'on sait. Il y eut partout de
grandes cérémonies où la religion eut une très grosse part.
D'ailleurs, on ne concevait guère de cérémonies sans la par-
ticipation de l'Eglise et du Clergé. Ce furent partout là en-
core des Te Deum, des messes d'action de grâces, des béné-
dictions d'arbres et de drapeaux. Les noirs se serraient au-
tour des prêtres qui marchaient à leur tête dans les cortè-
ges. Et, comme l'a remarqué l'un d'eux, c'était là la meil-
leure preuve de la fausseté des accusations portées contre
eux. S'ils avaient été hostiles à l'émancipation, le premier
gestes des esclaves libérés eut été de se retourner contre
eux. Les noirs ne s'étaient pas trompés sur leurs vrais senti-
ments, et savaient que leur position seule les avait empê-
chés de les manifester trop ouvertement. C'est aussi une
preuve, comme le dit un autre, que l'instruction religieuse
était beaucoup plus poussée que l'on croyait parmi les es-
claves car c'est l'influence seule de la religion qui les avait
empêchés
de se livrer
à des désordres graves.
S'ils
l'avaient voulu, rien ni personne n'aurait pu les retenir,
puisque tout était désorganisé dans l'Etat et dans la Colo-
nie. En France, on avait donc calomnié à la fois les esclaves
et le Clergé, car les premiers étaient beaucoup plus avancés
qu'on ne l'avouait, et le second s'était occupé d'eux plus
sérieusement qu'on ne le disait. Il y eut bien, il est vrai,
la cessation du travail, mais c'était la suite des conditions
économiques et cela ne dura qu'un temps.

CRÉATION DES ÉVÊCHÉS
387
Le Préfet était toujours M. Poncelet qui venait de rentrer
en 1847. Ce fut lui qui assista à la libération. Comme il avait
toujours été très favorable aux noirs et avait poussé de
toutes ses forces à leur évangélisation, sa présence ne pou-
vait qu'ajouter à la joie commune. D'autre part, il l'avait
fait sans provocations inutiles et il était bien vu des deux
côtés. Il se réjouit de voir enfin résolue cette redoutable
question qui pesait d'un poids si lourd sur tout le saint
ministère. Mais déjà il était bien fatigué, et il ressentait
les atteintes de la maladie qui devait l'emporter. Ce n'est
pas en vain qu'on se surmène pendant quinze ans sous le
dur climat des tropiques, surtout quand on est comme lui
d'un caractère atrabilaire qui fait tout prendre au tragique.
Mais il faut reconnaître que c'était un homme de Dieu, zélé,
et qui voulait le bien. Il partit pour la France dans les
premières semaines de 1850, et mourut en mer le 25 février.
Avant de partir il avait désigné comme intérimaire l'abbé
Guéret qui fut reconnu comme tel par le ministre le 30 juil-
let de la même année. Ce fut le dernier préfet en exercice
car il resta jusqu'à l'arrivée du premier évêque.
Si les choses se passèrent à peu près sans à-coup dans les
colonies dont nous venons de parler, il n'en est pas de même
des trois autres, Sénégal, Guadeloupe et Martinique. Là, le
Gouvernement Provisoire, sous l'impulsion de Schœlcher,
exigea le déplacement des trois préfets en exercice :
MM. Arlabosse, Guyard et Jacquier. Leurs sentiments étaient
considérés comme suspects au point de vue de la libération.
Pour le dernier, cela s'explique un peu. Il avait été compro-
mis dans les émeutes qui avaient eu lieu, particulièrement
celle de sa paroisse du Lorrain. D'autre part, il était en rela-
tion d'amitié avec plusieurs grands possesseurs d'esclaves, ce
qui le faisait soupçonner d'être de connivence avec eux.
D'après ses lettres, cependant, il ne semble pas avoir été
hostile à l'émancipation, mais il était partisan d'une tempo-
risation aussi prolongée que possible. C'était une attitude

388
LE CLERGÉ COLONIAL
certainement maladroite en un temps où les passions étaient
à ce point surexcitées. Aussi, on comprend qu'on ait cher-
ché à s'en débarrasser. Pour les deux autres, cela se com-
prend moins. Ni dans leurs lettres, ni dans leurs notes, nous
n'avons trouvé quoi que ce soit qui puisse motiver la me-
sure qui fut prise à leur égard. Peut-être, y a-t-il eu des dé-
nonciations, ou encore des notes officielles secrètes qui nous
ont échappé. En ce temps d'excitation politique, le soupçon
suffisait souvent pour agir. Le fait est que les trois durent
quitter leur poste.
Au Sénégal tout se passa bien. L'abbé Arlabosse était un
saint prêtre qui se trouvait là comme intérimaire depuis la
fin de 1845. Il ne fit aucune difficulté pour démissionner, au
contraire, cela répondait à ses plus chers désirs car il l'avait
proposé plusieurs fois. Il attendit cependant l'arrivée de son
successeur et lui céda la place. C'était l'abbé Vidal, qui était
membre de la Congrégation du Saint-Esprit. Il fut nommé le
13 juillet 1848 et partit aussitôt pour sa mission. Il n'eut
guère le temps de donner sa mesure au Sénégal, car il mou-
rut quelques mois après, le 5 septembre 1849. M. Arlabosse,
était parti trois mois auparavant, en Juin. Il était rentré en
France pour faire son noviciat et entrer lui aussi dans la
Congrégation du Saint-Esprit. Il devait retourner d'ailleurs
tout de suite au Sénégal pour s'occuper des noirs encore
sauvages, de la Guinée. La maladie devait le ramener à
Saint-Louis où il mourut victime de son zèle, le 15 septem-
bre 1851. Avant de mourir, M. Vidal avait confié l'adminis-
tration au prêtre sénégalais, l'abbé Boilat, qui en avait déjà
été chargé plusieurs fois. Il demeura en charge jusqu'à l'ar-
rivée du successeur. Ce fut l'abbé Guyard, l'ancien préfet
de la Guadeloupe. Le Supérieur du Saint-Esprit, le P. Liber-
mann, n'eut pas de peine à montrer au Gouvernement qu'on
avait été injuste à son égard en l'obligeant à quitter son
poste dans cette dernière colonie. Et cette nomination a
tout l'air d'une réparation. Mais il faut croire que M. Guyard

CRÉATION DES
ÉVÊCHÉS
389
jouait vraiment de malheur, car il y eut encore un conflit
avec la Propagande à propos de cette nouvelle nomination,
exactement comme pour la première fois à la Guadeloupe.
Elle avait, en effet, comme l'autre, été publiée au Moniteur
avant que Rome eût été avertie. Le P. Libermann s'excusa
de cette irrégularité en expliquant que ce n'était la faute
de personne, et l'affaire s'arrangea. La nomination est du
15 février 1850, mais il n'arrive au Sénégal que le 12 juil-
let suivant. Il fut presque tout de suite en conflit avec les
missionnaires du Saint-Esprit qui évangélisaient les tribus
sauvages de l'intérieur. Sa juridiction, en effet, ne s'éten-
dait que sur l'ancienne colonie, c'est-à-dire Saint-Louis et
Gorée. Il prétendit qu'elle remontait le fleuve et voulut se
mêler de la direction des missions. Le Gouvernement et la
Propagande lui donnèrent tort et il dut se retirer. Mais ce
conflit ne concerne pas la période dont nous nous occupons
puisqu'il se développa surtout après 1850.
A la Guadeloupe et à la Martinique, les choses se passè-
rent beaucoup moins simplement et cela à cause du choix
malheureux qui fut fait pour remplacer les préfets desti-
tués. Schœlcher imposa la nomination de MM. Dugoujon
et Castelli. Il s'était laissé surprendre par les belles paroles
de ces deux hommes qui étaient surtout des intrigants et
des incapables. Le Supérieur du Saint-Esprit, M. Monnet,
qui les connaissait par les lettres reçues des Antilles, s'op-
posa à ces nominations. Il avait été nommé supérieur, lui
aussi, dans les mêmes conditions, c'est-à-dire en qualité de
« martyr » de l'émancipation. Mais lui, il l'était vraiment,
car il avait été expulsé de Bourbon à cause de sa sympathie
pour les noirs. Tandis que les deux autres s'étaient posés
comme tels, mais ne l'étaient nullement. Ils avaient quitté
les colonies pour de toute autre raisons : le premier, encore
simple vicaire, à cause de son ambition déçue; le second, des-
titué par le Gouvernement à cause de son incapacité notoire.
Mais en France, ils multiplièrent tous deux les lettres, les

390
LE CLERGÉ COLONIAL
rapports, les démarches, les visites et comme ils avaient pris
le vent, ils eurent l'habileté de se poser en victimes de leur
amour pour les noirs, qui pouvait être réel, mais qui n'avait
rien à voir avec leur situation qui était due à de toute
autres causes. Bien d'autres aimaient les noirs plus qu'eux
et surtout avaient travaillé plus qu'eux, mais comme ils
faisaient moins de bruit, ils passèrent inaperçus. Eux assail-
lirent littéralement le Gouvernement, les ministères, les ad-
ministrations, la Propagande, la Nonciature, le Séminaire,
tout y passa. Et ils réussirent à créer une légende qui finit
par les auréoler. Schœlcher était précisément à la recher-
che de ceux qui étaient dans ce cas, au point de vue civil
et militaire, comme au point de vue religieux, pour leur
donner comme une sorte de revanche. Toutes les nomina-
tions de ce temps-là sont marquées au coin de cette préoc-
cupation. Cette préocupation paraît d'ailleurs légitime, vu
les circonstances, mais en l'espèce, il fut trompé. Il était
de bonne foi car il ignorait totalement les questions ecclé-
siastiques et n'ayant passé que quelques mois au Ministère,
il n'avait pas eu le temps d'étudier les dossiers. Son tort fut
d'imposer sa volonté à tout prix. Devant la résistance de
M. Monnet, pourtant peu suspect sur la question des noirs,
il décida de s'adresser directement à la Nonciature. Et le
24 mai 1848, le ministre Casy avertit sèchement le « Citoyen
Supérieur » qu'on se passait de lui et que MM. Dugoujon
et Castelli venaient d'être nommés officiellement et avaient
reçu leurs pouvoirs directement de la Nonciature. Que
s'était-il passé au juste ? Il semble que la nomination fut
faite ab irato par le Gouvernement et que le Nonce, pour le
bien de la paix, régularisa la situation après coup. En fait,
il avait raison car il était inopportun, en des conjonctures
aussi graves où tout était bouleversé en France, de s'attirer
un conflit à propos de missions lointaines sans grande im-
portance pour l'ensemble. Il semble que M. Monnet lui-
même se rendit à ces raisons, car il y a des lettres de lui

CRÉATION DES ÉVÊCHÉS
391
à la Propagande, sollicitant des pouvoirs pour les nouveaux
préfets. Cependant, la légitimité de cette nomination semble
avoir été constestée car, quelque temps après, parut dans
l'Ami de la Religion une note, vraisemblablement envoyée
par les intéressés, et qui affirme que le décret de nomination
est postérieur aux pouvoirs donnés par le Nonce. Quoi qu'il
en soit, qu'il ait été fait régulièrement ou qu'il ait été régu-
larisé par la suite, il était pleinement valable et MM. Dugou-
jon et Castelli était vraiment Préfets Apostoliques. C'était
un malheur comme on va le voir.
Dès qu'on eut vent à la Guadeloupe de la nomination de
M. Dugoujon, il y eut un toile dans la population et dans
le clergé. Il n'avait nullement la sympathie des noirs, comme
le croyait Schœlcher, car ils ne le connaissaient pas. L'abbé
Maynard écrit à M. Monnet, le 22 avril : « La nouvelle de sa
nomination a porté la terreur dans les âmes pieuses et ex-
cité une indignation générale. » Il engage M. Monnet à se
renseigner auprès de M. Lacombe, l'ancien préfet qui est
actuellement à Paris. Dans une autre lettre du 28 avril, il
ajoute : « Il est si bien connu ici que chaque habitant a
quelque chose à raconter sur son compte... les sœurs de
Saint-Paul et de Saint-Joseph qui sont ici depuis dix ans,
sont dans la consternation... les antécédents, vrais ou faux,
de cet ecclésiastique sont de nature à le faire reculer de
lui-même, s'il veut le bien. » Et il ne fait qu'exprimer là
l'opinion générale. M. Guyard, le préfet, écrit de son côté
le 10 mai : « M. Dugoujon, que je ne connais point person-
nellement, est flétri à tort ou à raison dans toute la colonie,
c'est un fait que n'effacerait pas un arrêté de la Républi-
que. A cet égard, mon bien aimé Père, je compte sur votre
conscience. » Les lettres se multipliaient en ce sens pour
supplier le Supérieur de s'opposer à cette nomination. Nous
avons vu que tout fut inutile.
Dès son arrivée à la Guadeloupe, les difficultés commen-
cèrent. Il commit d'abord une maladresse qui était en même

392
LE CLERGÉ COLONIAL
temps une vilenie. Pour se venger de M. Guyard, il montra
aux intéressés les notes confidentielles que ce dernier avait
envoyées sur leur compte, et dont il avait eu connaissance
par le Ministère. Toutes, on le comprend, n'étaient pas
favorables. De là des mécontentements, mais cela ne lui
gagna pas la sympathie des prêtres, au contraire, car pres-
que tous étaient contre lui. Il avait envoyé contre eux un
rapport venimeux dont on gardait le souvenir : nous en
avons parlé au chapitre XIII. Il acheva d'exaspérer la popu-
lation par une attitude provocante : il se croyait le plus fort
parce qu'il avait été imposé par l'autorité supérieure malgré
tout le monde. Il oubliait que cette autorité supérieure était
essentiellement fragile et amovible et il ne tarda pas à
en faire l'expérience. Il s'engagea dans un interminable con-
flit avec le Gouverneur, le colonel Fiéron. Il alla même jus-
qu'à convoquer une réunion de prêtres pour protester con-
tre un décret du Gouverneur : plusieurs lui donnèrent leur
signature. Rien n'était mieux fait pour rendre la situation
intenable. Il serait inutile d'entrer dans les détails de ce
conflit. Il y a deux rapports au Ministère à ce sujet, un du
Gouverneur qui donne tous les torts au Préfet, un du Préfet
qui fait l'inverse. Il semble bien que le colonel Fiéron excéda
ses droits, mais l'autre fit tout ce qu'il put pour le pousser
à bout. Il semble bien surtout que le colonel Fiéron profita
de la circonstance pour se débarrasser du Préfet qui mettait
le desordre partout. Il l'expédia d'autorité en France, le
24 janvier 1849. Il avait donc passé moins de six mois en
charge.
En quittant la Guadeloupe, il restait cependant Préfet;
aussi il se nomme un remplaçant. C'était l'abbé Victor
Drouelle qui appartenait comme lui à la Congrégation de la
Sainte-Croix. Il avait trente-sept ans et venait de l'Amérique
du Nord. C'était un homme d'une réelle valeur, plein de
jugement et de bon sens. En très peu de temps, il répara
toutes les maladresses de M. Dugoujon. Il eut tout le monde

CRÉATION DES ÉVÊCHÉS
393
pour lui, et les autorités, et le clergé, et la population, tant
les noirs que les blancs. On ne peut regretter qu'une chose,
c'est qu'il n'ait pas été nommé plus tôt. M. Dugoujon refusa
de démissionner. Pour le tirer d'affaire ie P. Libermann es-
saya de le faire nommer curé à Chandernagor. Le ministre
accepta et signa la nomination le 27 octobre 1849. Il refusa
de partir. Finalement, il fut révoqué par un décret du
Prince Président du 15 juin 1850, mais il ne démissionna
pas « pour ne pas avoir l'air, dit-il, de reconnaître l'autorité
civile en matière religieuse ». L'abbé Drouelle continua donc
de le remplacer jusqu'à l'arrivée du nouvel évêque : il quitta
la Guadeloupe en juin 1851 et fut envoyé par sa congréga-
tion à Rome en qualité de procureur auprès du Saint Siège.
C'est à peu près le même cas à la Martinique pour M. Cas-
telli. Cependant, il semble avoir eu des difficultés moins
graves que M. Dugoujon et avoir eu une partie de la popu-
lation pour lui. Mais il n'était manifestement pas à la hau-
teur de sa situation. C'était pourtant nécessaire en les cir-
constances extraordinairement difficiles et délicates où il
devait se trouver. Il n'eut pas à proprement parler de conflit
avec l'autorité civile, mais, néanmoins, le Commissaire Perri-
non, qui pourtant était en plein dans les idées de Schœlcher,
écrit à Paris que sa plus grosse difficulté vient de la présence
du Préfet qui ne sait pas s'y prendre. Le malheureux Cas-
telli n'avait pourtant pas mauvaise volonté, mais c'était un
incapable et un détraqué. C'était une erreur impardonnable
d'avoir envoyé un homme pareil, en des circonstances aussi
graves.
Perrinon ne resta en charge comme Commissaire de la
République que cinq mois. Il n'eut pas le temps de le faire
déplacer, mais il signala qu'il n'était pas à sa place et que
sa présence était un danger. Nous avons cité les notes déplo-
rables qui se trouvent dans son dossier au ministère. La
maladie à laquelle il est fait allusion, n'avait fait que s'ac-
centuer. Un des premiers soins de l'amiral Bruat en arrivant

394
LE CLERGÉ COLONIAL
à la Martinique fut de demander son rappel. Sa demande
est transmise par le ministre de la marine à celui des cultes.
Comme cela n'avait pas eu d'effet, il y insiste dans des
dépêches ministérielles du 8 et du 27 février, déclarant que
c'était urgent. Il ne fut rappelé que le 14 juillet 1849 et il
s'embarqua en octobre suivant pour ne plus revenir. Mais
comme M. Dugoujon, il restait préfet. Il avait nommé, en
partant, un remplaçant qui administrait en son nom. C'était
l'abbé Fauveau, curé de la paroisse du Saint-Esprit. C'est
lui qui resta chargé de la Préfecture jusqu'à l'arrivée de
l'évêque.
En arrivant en France, M. Castelli trouva M. Jacquier,
son prédécesseur, qu'il avait obligé à quitter la colonie à
son arrivée, c'est-à-dire en juillet 1848. Depuis ce moment-là,
M. Jacquier n'avait point eu de repos qu'il n'eût obtenu son
retour à la Martinique. Vu les notes qui arrivaient sur son
successeur, il n'eut pas de peine à montrer qu'il avait été
victime d'un abus de pouvoir, et il eut gain de cause. Toute-
fois, cela prit du temps, et il ne fut réintégré dans le clergé
de la colonie qu'à la fin de 1849. M. Castelli était déjà ren-
tré en France. Ne pouvant plus agir sur le Gouvernement, il
agit sur la Propagande, et il réusit à faire interdire M. Jac-
quier. Celui-ci rentra à la Martinique cependant en janvier
1850, et il se rendit dans sa paroisse. Mais il se soumit à la
sentence, et ne faisait aucun ministère, le laissant exercer
par un autre prêtre.
M. Libermann intervint à Rome et réussit à faire lever l'in-
terdit. L'évêque, en arrivant, nomma M. Jacquier chanoine
honoraire de sa cathédrale. C'était une sorte de réparation
tardive. M. Fauveau, dont les pouvoirs expiraient par le
fait même, fut nommé vicaire général, avec l'agrément du
Gouvernement.
Quant à l'abbé Castelli, il ne fut révoqué officiellement
que le 23 mai 1850. Il se retira à Paris où il s'établit rue
Duphot, n° 22. Ce n'était plus qu'une épave. A la date du

CRÉATION DES
ÉVÊCHÉS
395
10 février 1852, il écrit à M. Fortoul, le ministre des Cultes,
pour se faire nommer chanoine de Saint-Denis. Il se déclare
« victime des perfides complots de quelques hommes pervers
et turbulents », il ajoute qu'il est « dans une situation im-
méritée et insupportable ». En effet, comme tant d'autres
du Clergé Colonial, il n'avait aucune ressource et aucune
pension. Dans une dernière pièce de son dossier, on trouve
que le ministre demanda des renseignements sur son compte
à la police, en 1864, sans doute pour lui venir en aide. La
police répond qu'on a perdu sa trace. Il avait dû mourir dans
quelque coin, peut-être dans la misère ! Quelle triste des-
tinée ! on ne peut qu'avoir pitié de lui. Il semble que ce fut
un honnête homme, irréprochable dans ses mœurs et dans
sa foi, plein de bonne volonté, mais parfaitement incapable
de gouverner et, par-dessus le marché, détraqué par sa ma-
ladie. Ce qui fut son malheur, ce fut son ambition que les
événements et les hommes semblèrent se coaliser pour fa-
voriser.
Ces deux dernières années furent bien parmi les plus
tristes de toute l'histoire religieuse de ce temps-là. Jamais
l'autorité n'avait été aussi déconsidérée. Les prêtres comme
les fidèles avaient perdu tout respect pour elle. Et cela
moins par la faute des hommes qui ne furent pas toujours
sans valeur que comme conséquence directe du système en
vigueur. Mais comme nous l'avons remarqué plus haut, ce
fut absolument providentiel, car il apparut, clair comme le
jour aux yeux de tous, qu'un changement s'imposait. Et cela
contribua grandement à faciliter la tâche de ceux qui s'atte-
lèrent à cette besogne ingrate de restaurer l'autorité reli-
gieuse dans les colonies. Et parmi plusieurs moyens possi-
bles, ils choisirent le plus efficace, l'établissement de la
hiérarchie, ce qui est le gouvernement ecclésiastique normal
en pays chrétien. On proposa la transformation des préfec-
tures en évêchés et le remplacement des préfets par des
évêques.

396
LE CLERGÉ COLONIAL
La première idée remonte à l'Ancien Régime où il en fut
plusieurs fois question : elle échoua parce que le Gouverne-
n'en voulait pas et aussi parce que les grands Ordres, qui
tenaient à leurs missions, y firent opposition. Ce fut un bon-
heur car la Cour eût probablement envoyé là un prélat de
grande famille dont on voulait se débarrasser, genre Talley-
rand ou Rohan, et les choses auraient marché beaucoup plus
mal encore. Il n'entre pas dans notre sujet d'étudier en dé-
tail les projets qui furent proposés alors. Ces projets furent
repris pendant la Révolution où l'on essaya de créer des évê-
chés schismatiques régis par la Constitution civile du
Clergé : la guerre maritime et la prise des colonies par l'An-
gleterre coupa court à ces vélléités. L'Empire songea un ins-
tant à faire un évêché concordataire, mais il y renonça, un
peu parce que les ministres et gouverneurs n'en voulaient
pas, un peu pour la raison donnée plus haut qu'il n'y avait
ni fidèles pratiquants, ni clergé, et que rien n'était prêt pour
l'organisation d'un évêché. Tous ces projets mériteraient
d'être étudiés, mais ils ne sont pas non plus dans le cadre
de notre travail qui commence en 1816. M. Carrand envoya
le 12 avril 1826 un rapport à ce sujet au ministre des Colo-
nies. Il propose l'érection d'un évêché pour toutes les An-
tilles françaises, donc la réunion de Guadeloupe et Martini-
que en un seul évêché. Le moment lui paraît favorable : il
n'y a plus de préfet à la Guadeloupe depuis le 26 juil-
let 1825, et lui à la Martinique est tout décidé à démis-
sionner pour faciliter la chose. Le Séminaire des Colonies
servirait de séminaire diocésain. L'évêque résiderait à Saint-
Pierre à la Martinique. Cette proposition ne fut pas prise
en considération. Il donnait cependant d'excellentes raisons
pour l'appuyer. En 1840, M. de Lamennais écrivit un rapport
très judicieux où il se déclare partisan absolu de l'établis-
sement des évêques dans les colonies. C'est le seul moyen de
donner du prestige et de l'autorité aux chefs ecclésiastiques
qui, sans cela, seront toujours inférieurs à leur tâche. Il ré-

CRÉATION DES ÉVÊCHÉS
397
pond aux objections avec beaucoup de clarté et de bon sens.
Ce projet ne fut pas plus heureux que les précédents et il
alla les rejoindre aux archives. Il ne semble pas avoir eu
d'effet car la question resta pendante encore durant plus de
dix ans. Le gouvernement semble avoir été résolument hos-
tile à la création des évêchés et cela pour la même raison que
sous l'Ancien Régime, c'est-à-dire la crainte de voir se dres-
ser, dans les colonies, un pouvoir religieux plus fort que ce-
lui des autorités civiles. M. Fourdinier écrivait au Cardinal
de la Propagande : « Il paraît certain que le ministre de la
Marine ne veut pas d'évêques dans les colonies. » Ce n'était
que trop vrai et ce fut toujours la mentalité, non seulement
du Ministère, mais de toutes les autorités civiles à tous les
degrés.
M. Fourdinier lui-même avait été d'abord partisan des
évêchés. Dans une lettre du 1er septembre 1841, il demande:
« Que les préfets soient remplacés par des vicaires apos-
toliques ou, ce qui serait sans doute plus désirable, par des
évêques. » Et il ajoute comme pour s'excuser: « Pardonnez-
moi, monsieur le ministre, la liberté que je prends, mais la
charge de pourvoir au personnel du clergé dans nos colonies
dont la Propagande et le Gouvernement m'ont honoré, me
font un devoir de réclamer contre un état de choses qui rend
presque nuls les efforts que je fais pour augmenter le nom-
bre des prêtres. » Plus tard, il semble avoir changé d'avis.
Dans son rapport aux évêques de France, écrit en 1843, pour
leur parler de la congrégation qu'il avait en vue, il se dé-
clare contre l'institution des évêques aux colonies, et pour
plusieurs raisons qu'il énumère. Il préférerait l'institution
de vicaires apostoliques aidés d'une congrégation dont ils
feraient eux-mêmes partie. C'est précisément ce genre de
congrégation qu'il projette. Son plan dut être accueilli au
Ministère; il semble même avoir été bien près d'aboutir car
il écrit le 13 août 1844 à l'archevêque de Cambrai : « Il est
presque certain que l'on va créer des vicariats apostoliques

398
LE CLERGÉ COLONIAL
dans nos colonies. Cette mesure sera favorable au projet que
j'ai de faire une congrégation de prêtres qui travailleraient
dans nos missions. Si votre Grandeur pouvait m'indiquer
un prêtre, zélé et désintéressé, capable d'être vicaire aposto-
lique je lui en serai bien reconnaissant. » Le Gouvernement
y était bien favorable, mais l'entente ne put se faire à ce
sujet entre lui et la Cour de Rome. Nous l'apprenons par
une lettre du P. Libermann, datée d'avril 1847, mais où il
donne des renseignements antérieurs qu'il devait tenir de
Rome même où il avait passé plusieurs mois. Le Gouverne-
ment voulait traiter les vicaires apostoliques comme les
préfets, c'est-à-dire les nommer et les déplacer à sa guise.
Le Pape ne voulait pas y consentir parce que ce sont des
vicaires personnels qui ne dépendent que de lui. Le Gouver-
nement proposa alors un seul évêque pour toutes les co-
lonies, et résidant à Paris. Le Pape ne voulut pas y con-
sentir davantage. Quelle étrange idée aussi ! un évêque dont
la juridiction se serait étendue en Amérique, en Afrique, en
Asie, et qui n'aurait jamais résidé dans aucune partie de son
diocèse démesuré ! Rome n'acceptait que deux solutions, ou
des vicaires apostoliques dépendant uniquement du Saint-
Siège comme tous les autres, ou des évêques résidentiels
comme en France. Le Gouvernement ne voulait ni de l'une
ni de l'autre et les choses restèrent dans le statu quo. Quand
M. Fourdinier mourut en 1845, la question n'avait pas fait
un pas.
La Révolution de 48 sembla modifier les dispositions du
Gouvernement à cet égard. Il en fut des évêchés comme de
la Libération, ce fut la Seconde République qui eut l'hon-
neur de réaliser une mesure devant laquelle avaient reculé
tous les Régimes successifs depuis deux siècles. De même
que le Gouvernement provisoire avait tranché courageuse-
ment d'un coup la question de l'esclavage, de même les mi-
nistres qui suivirent se montrèrent tout à coup favorables
à la question des évêchés et, ce qui est mieux, la firent abou-

CRÉATION DES ÉVÊCHÉS
399
tir. Toutefois, Il faut signaler que s'il en fut ainsi, ce fut sur-
tout grâce à l'intervention d'un homme de Dieu, plein à la
fois de bon sens pratique et d'esprit surnaturel, le P. Liber-
mann, qui venait d'être nommé supérieur du Saint-Esprit.
Il semble bien que, sans lui, tout serait resté à l'état
de projet. II ne suffisait pas, en effet, que les membres du
gouvernement fussent favorables; il y avait encore la Cour
de Rome qui voulait faire respecter les lois canoniques et
qui exigeait des garanties; il y avait tous les fonctionnaires
supérieurs, à Paris et dans les colonies, et qui avaient sou-
vent plus d'action que les ministres; il y avait la congréga-
tion du Saint-Esprit et tout le clergé colonial qui étaient les
principaux intéressés; il y avait une foule de détails à régler
et un modus vivendi à trouver pour les nouveaux diocèses.
La question se montrait hérissée de difficultés et il est pro-
bable que tout autre que lui eût reculé. Il se trouva là juste
à point pour saisir toutes les circonstances favorables, les
réunir en un faisceau, et les mener à bien. S'il n'avait pas
profité de l'occasion, tout était perdu, car elle ne devait pa.s
se représenter. En effet, dès les premières années du Second
Empire, à la suite d'un conflit survenu entre le gouverneur
et l'évêque de la Guadeloupe, un ministre manifesta ouver-
tement des regrets de l'institution des évêques, et déclara
que, si c'était à refaire, on ne le ferait pas. Et ce n'était pas
là une opinion personnelle, mais l'opinion du gouvernement.
Il fallait pour cela un gouvernement de liberté, qui, donnant
la liberté à tout le monde, n'avait pas peur de la donner à
l'Eglise. L'occasion était donc unique : le tout était de sa-
voir la saisir.
Le premier projet est du 26 décembre 1848 : M. Liber-
mann n'y eut aucune part. On ignore quel en fut l'inspira-
teur mais il était parfaitement irréalisable. Il est exposé dans
un rapport de M. Durieu, directeur général des Cultes à
M. de Falloux, ministre des Cultes. Ce rapport, contresigné
par de Falloux est envoyé à M. de Tracy, ministre de la Ma-

400
LE CLERGÉ COLONIAL
rine et des Colonies, qui répond le 8 janvier 1849 en donnant
sa pleine approbation. Il ajoute même que pour ne pas en
retarder l'exécution il ne demandera pas de crédit aux
Chambres et se contentera des fonds qu'il a. Ce projet pré-
voit trois évêchés : un pour Guadeloupe et Martinique avec
résidence à Fort-de-France; un pour toute la côte occiden-
tale d'Afrique avec résidence à Saint-Louis-du-Sénégal; un
pour la Réunion et Madagascar avec résidence à Saint-Denis.
Chaque évêque aurait deux vicaires généraux, un sur place,
l'autre au loin. Le chapitre serait constitué par les curés des
paroisses importantes, rapprochées du chef-lieu. Ce projet
présentait les mêmes inconvénients que celui qui prévoyait
la résidence à Paris. Ces évêques n'auraient jamais pu visi-
ter leurs immenses diocèses, moins encore s'en occuper. Les
« vicaires généraux au loin » auraient moins d'autorité en-
core que les préfets puisqu'ils étaient ad nutum episcopi et
que les administrateurs en auraient exigé le déplacement
pour un oui, pour un non. D'autre part, les missionnaires
qui avaient eu tant de peine à installer leur mission des
Deux Guinées, redoutaient de la voir englobée dans un dio-
cèse à clergé hiérarchisé : cela pouvait tout désorganiser, car
une mission d'infidèles ne se conduit pas comme un diocèse.
Le projet n'eut pas de suite, soit qu'il ne fût pas agréé à
Rome, soit qu'on dût reculer devant les difficultés d'organi-
sation pratique. Le fait est qu'on n'en parla plus et que la
question des évêchés parut enterrée avec lui.
C'est alors que M. Libermann entra en scène et depuis lors
il n'eut point de cesse qu'il n'eut mené la chose à bonne fin.
Il avait compris, dans son grand esprit de foi, que le bien des
âmes l'exigeait et il n'hésita plus. Il y mit une ténacité tran-
quille, une volonté inébranlable, se multipliant littéralement
pour réussir, n'épargnant ni les lettres, ni les rapports, ni
les entrevues, ni les visites. Il y mit aussi un désintéresse-
ment absolu, écartant résolument sa propre congrégation, à
qui il réservait les Missions proprement dites. Mais quand

CRÉATION DES ÉVÊCHÉS
401
il mourut, à cinquante ans, le 2 février 1852, c'était avec la
conscience d'avoir fait tout son devoir et la satisfaction
d'avoir réussi.
Le Gouvernement était favorable : M. Libermann s'em-
ploya à ne pas laisser refroidir ses bonnes dispositions.
Dans un rapport du 17 novembre 1849 à M. de Parieu, mi-
nistre des Cultes, il écrit : « L'évêque est plus nécessaire aux
colonies qu'en France. Il y faut une autorité forte : c'est ce
qui a manqué au clergé jusqu'aujourd'hui. Le prêtre a be-
soin d'être soutenu dans sa bonne volonté. Il n'a pas, comme
en France, le frein de l'opinion, de sa famille, de ses parents.
Il est plus loin de son milieu, et livré à lui-même... » Il fut
assez heureux pour faire établir une commission pour étu-
dier la question, et il eut la chance de la voir présider par
Mgr Parisis, avec qui il était en excellents termes et qui con-
tribua grandement au succès final.
M. Libermann s'employa aussi à aplanir les difficultés
avec le Saint Siège. Ce dernier exigeait que les évêques colo-
niaux fussent absolument sur le même pied que les évêques
de France et que les diocèses fussent traités de la même fa-
çon. Ce n'était pas commode parce que cela nécessitait des
frais considérables que le Gouvernement voulait éviter. Il au-
rait fallu les proposer aux Chambres dans une discussion
publique d'où pouvaient surgir des oppositions inattendues.
On cherchait donc à simplifier le plus possible. Le cardinal
Antonelli, fit un certain nombre d'objections, et le ministre
chargea le P. Libermann d'y répondre, ce qu'il fit dans un
rapport très documenté : « Il n'y a pas d'évêque sans chapi-
tre. — On peut nommer des chanoines dispensés du chœur,
comme c'est le cas en Irlande, en Algérie, en Amérique... Un
seul vicaire général ne serait pas suffisant. — Ce serait plei-
nement suffisant dans des pays si petits... Tout diocèse exige
un séminaire. — Le Séminaire colonial restera comme le Sé-
minaire propre de chaque diocèse; il sera commun à plu-
sieurs diocèses, ce qui est le cas dans d'autres régions. » La
26

402
LE CLERGÉ COLONIAL
partie fut gagnée à Rome. Il n'y avait d'ailleurs jamais eu
d'opposition proprement dite. On faisait des objections de
principe pour obtenir de faire observer le plus possible les
règles du Droit canonique, mais on était disposé à céder dans
toute la mesure acceptable. Quelque chose faillit retarder en-
core l'acceptation : dans la lettre de demande, écrite en mai
1850, pour demander l'érection des évêchés, le Gouvernement
avait inséré cette clause que le Métropolitain des évêchés co-
loniaux serait l'archevêque de Paris. Le nonce arrêta la let-
tre et refusa de la transmettre si on ne la modifiait pas. L'ar-
chevêché de Paris avait toujours cherché, d'accord avec le
gouvernement, à exercer une sorte de juridiction sur les co-
lonies. Nous avons vu que le Saint-Siège s'y était toujours
opposé. Il y avait là matière à un conflit qui aurait pu se
prolonger indéfiniment. Heureusement que le ministre céda
tout de suite. La lettre fut refaite et agréée à Rome.
II ne suffisait pas d'avoir convaincu le Saint Siège et le
Gouvernement, il y avait aussi à tenir compte des hauts
fonctionnaires intéressés. Du haut en bas de l'échelle, ils
avaient leur mot à dire, sinon dans l'érection même des évê-
chés, du moins dans les réglementations rendues nécessai-
res par ce fait. De là de longues tractations où le P. Liber-
mann eut besoin de toute sa patience et aussi de toute sa di-
plomatie. Il fallait à la fois ménager la susceptibilité de
l'Administration, et soustraire l'évêque à son autorité : ce
n'était pas facile. Il fit d'abord régler que les évêques colo-
niaux correspondraient directement avec le ministère des
Cultes, comme les évêques de France. Mais le département
de la Marine exigea que la correspondance passât par lui au
titre des Colonies. C'était revenir à l'ancien système parce
que toute la correspondance officielle arrivait par les gou-
verneurs, et les évêques n'auraient rien pu traiter sans leur
assentiment. Or il fallait à tout prix soustraire les évêques
à l'action des gouverneurs. Après de longs pourparlers, il
eut gain de cause. 11 fallait aussi régler la question des pré-

CRÉATION DES ÉVÊCHÉS
403
séances. Le gouverneur devait avoir le premier rang comme
chef de la colonie, mais il fallait cependant marquer l'indé-
pendance de l'évêque. Il fallut toute une série de règlements
minutieux pour mettre les choses au point, sans blesser per-
sonne. C'étaient des détails qui avaient une grosse impor-
tance pour l'avenir des diocèses. Le P. Libermann qui le
comprenait n'épargna pas sa peine. Nous voyons par sa cor-
respondance qu'il dut multiplier les démarches, fastidieuses
et délicates, parfois plusieurs fois par jour. Il y avait un
double danger : ou bien créer dans la haute Administration
une opposition qui pouvait devenir efficace, ou bien laisser
remettre les évêques dans la servitude qui avait écrasé les
préfets apostoliques. Il fut assez heureux pour éviter les
deux écueils.
Enfin tous les obstacles ayant été écartés, l'institution put
avoir lieu. La Bulle d'érection par le pape Pie IX est du
27 septembre 1850. Elle fut déclarée « reçue en France » par
un décret du 18 décembre 1850, signé du Président de la Ré-
publique, le prince Louis-Napoléon Bonaparte. Trois évêchés
étaient érigés dans les colonies : un à la Réunion avec pour
siège Saint-Denis, un à la Guadeloupe avec pour siège Basse-
Terre, un à la Martinique avec pour siège Fort-de-France.
Pour cette dernière colonie le P. Libermann avait demandé
que le siège soit à Saint-Pierre parce qu'il n'y avait ni église
ni évêché à Fort-de-France. La ville en effet, n'était pas en-
core complètement relevée du tremblement de terre qui
avait eu lieu dix ans auparavant. Mais le ministre répondit
que, la chose ayant été réglée par le Conseil d'Etat, on ne
pouvait pas revenir dessus; il conseille de demander à Rome,
tout en laissant le siège à Fort-de-France, d'autoriser l'évê-
que de résider à Saint-Pierre.
Les autres colonies restèrent dans la même situation,
c'est-à-dire avec des préfets apostoliques. Pour la Guyane, on
aurait voulu un évêché également, mais on dut y renoncer.
Le ministre de la Marine, Romain des Fossés, écrit au mi-

404
LE CLERGÉ COLONIAL
nistre des Cultes, le 26 octobre 1850 : « La Guyane, trop peu
peuplée, n'a pas paru devoir être dotée d'un évêché en titre...
C'est regrettable parce que la situation de la Guyane récla-
merait précisément une autorité plus grande dans le chef
ecclésiastique. D'autre part il va souffrir désormais du voisi-
nage des évêques des colonies voisines auprès desquels il
paraîtra encore diminué... » Et il termine en demandant
qu'on obtienne de Rome que le Préfet de la Guyane soit
nommé vicaire apostolique. Nous savons quelles difficultés
s'opposaient aux nominations de ce genre. Aussi il n'en fut
rien.
C'est encore M. Libermann qui eut à présenter les candi-
dats à nommer aux nouveaux évêchés. Le Gouvernement s'en
remit entièrement à lui. « J'ai vu le ministre, écrit-il le
1er juin 1850, il s'est rapporté à moi sur le choix, a discuté
avec moi différents candidats, a effacé tous ceux contre les-
quels je me suis prononcé, et a fixé son choix sur ceux que
je lui ai indiqués. » On dirait une réplique des scènes du
XVIIe siècle quand « Monsieur Vincent » était appelé au
Grand Conseil d'Anne d'Autriche pour remplir la feuille des
bénéfices. M. Libermann prit son rôle à cœur et chercha les
plus dignes. Les premières nominations avaient une grosse
importance. Il refusa cependant de laisser nommer M. Le-
vavasseur qui était bien certainement un des plus capables,
mais il en avait besoin. Il écrit à ce propos à M. de Parieu,
ministre des Cultes : « Notre société dont il est un des mem-
bres les plus anciens, ne peut pas en faire le sacrifice sans
causer un grand dommage à la direction de ses œuvres...
d'ailleurs le Séminaire colonial exige la présence de M. Le-
vavasseur... m'enlever ce confrère serait causer un tort con-
sidérable à l'éducation du clergé de toutes les colonies pour
faire à une seule un bien qui n'est certainement pas une
compensation suffisante. » Les trois premiers candidats pré-
sentés furent l'abbé de Bogenet, de Limoges; l'abbé Gérin,
curé de la cathédrale de Grenoble; l'abbé Le Herpeur, mis-

CHÉATION DES
ÉVÊCHÉS
405
sionnaire diocésain de Bayeux. La liste fut modifiée ainsi :
l'abbé Dissande, l'abbé Lacarrière, et l'abbé Le Herpeur. Fi-
nalement la liste suivante fut définitivement arrêtée, ayant
été agréée à la fois par le Saint Siège, par le Gouvernement,
et par les intéressés : à la Réunion l'abbé Desprez, curé de
N.-D. de Roubaix; à la Guadeloupe, l'abbé Lacarrière; à la
Martinique, l'abbé Le Herpeur. Une ère nouvelle venait de
commencer pour les vieilles colonies françaises, au point de
vue religieux.

406
LISTE DES AUTORITÉS
CIVILES
Liste des Ministres
la Marine et des Colonies.
1814 Malouet.
Duperré.
1815 Beugnot.
1886 Rosamel.
Decrès.
1839 Duperré.
Du Bouchage.
1840 Roussin.
1817 Molé.
Duperré.
1818 Portai.
1843 De Mackau.
1821 Clermont-Tonnerre.
1847 De Montebello.
1824 Chabrol.
1848 Arago.
1828 Hyde de Neuville.
Casy.
1829 De Polignac.
Bastide.
1830 Séhastiani.
Saint-Maur.
D'Argout.
De Tracy.
1831 De Rigny.
1849 Desfossés.
1834 Dupin.
1851 Ducos.
Liste des Ministres des Cultes.
1815 Pasquier.
De Mérilhou.
1816 Lamé.
1831 De Montalivet.
1818 Decazes.
1832 Guizot.
1820 Siméon.
1839 Giraud.
1821 Corbière.
1848 Carnot.
1824 Frayssinous.
De Falloux.
1828 De Vatimesnil.
1849 De Parieu.
1829 De Montbel.
1851 Giraud.
De Ranville.
De Crouseilhe.
1830 Guizot.
Giraud.
Bignon.
Fortoul.
De Broglie.
Liste des Gouverneurs de la Martinique.
1814 De Vaugiraud.
Dupotet.
1818 Donzelot.
1834 Halgan.
1826 De Bouillé.
1836 De Mackau.
1828 Parré (p. i.).
1838 Rostoland (p. i.).
1829 De Freycinet.
De Moges.
1830 Gérodias (p. i.).
1840 Du Valdailly.
1844 Matthieu.
Bruat.
1848 Rostoland (p. i.)
1851 Vaillant.
Perrinon.

LISTE DES AUTORITÉS
CIVILES
Liste des Gouverneurs de la Guadeloupe.
1816 De Lardenoy.
1845 Varlet (p. i.).
1823 Jacob.
Layrle.
1826 Vatable (p. i.).
1848 Gatine.
Des Botours.
Fiéron.
1830 Vatable (p. i.).
1849 Fafovre (p. i.).
1831 Arnould.
Fiéron.
1837 Jubelin.
1851 Chaumont.
1841 Gourbeyre.
Aubry.
Liste des Gouverneurs de Bourbon.
1815 Bouvet de Lozier.
1838 De Hell.
1817 Laffite de Courteil.
1841 Bazoche.
1818 Milius.
1846 Graebb.
1821 De Freycinet.
1848 Sarda Garriga.
1826 De Cheffontaines.
1850 De Péligny.
1830 Duval d'Ailly.
Doret.
1832 Cuvillier.
1851 Hubert Delisle.
Liste des Gouverneurs de la Guyane.
1817 De Carra Saint-Cyr.
1836 De Choisy.
1819 De Laussat.
1837 Du Camper.
1823 Milius.
1839 Gourbeyre.
1825 De Muyssard (p. i.).
1841 Charmasson.
1826 De Missiéssy.
1843 Layrle.
1827 De Freycinet.
184.") Cadéot (p. i.).
1829 Jubelin.
1846 Pariset.
1834 Pariset (p. i.).
1850 Maissin (p. i.).
1835 Jubelin.
1851 De Lingendes.
Liste des Gouverneurs du Sénégal.
1817 Schmaltz.
1822 Boger.
1820 Lecoupé.
1827Gerbidon (p. i.).
1828 Jubelin.
1843 Villaumez.
1829 Brou.
1844 Laborel.
1831 De Saint-Germain.
1844 Thomas (p. i.).
1833 Cadéot (p. i.).
1845 Ollivier.
Quernel (p. i.).
1846 Houbé (p. i.).
1834 Pujol.
De Gramont.
1836 Malavois.
1847 Caille (p. i.).

408
LISTE DES AUTORITÉS
CIVILES
Guillet (p. i.).
Bertin du Chateau.
1837 Soret.
Baudin.
1839 Charmasson.
1850 Aumont (p. i.).
1841 De la Roque.
Protet.
1842 Des Noutières.
Liste des Gouverneurs de Saint-Pierre-et-Miquelon.
1816 Bourilhon.
1842 De Grandpont (p. i.).
1818 Borius (p. i.).
Desrousseaux.
1819 Fayolle.
1845 Delécluse.
1825 Borius.
1849 Bruslé (p. i.).
1828 Brue.
1850 Gervais.
1839 Mamyneau.
1855 Gauthier.

LISTE DES PREFETS APOSTOLIQUES
Liste des Préfets apostoliques.
MARTINIQUE
1844 Dupuis (p. i.).
1815 Pierron (p. i.).
1846 Guyard.
1822 Carrand.
1848 Dugoujon.
1830 De Périgny (p. i.).
1849 Drouelle.
1834 Castelli.
1842 De Périgny (p. i.).
SENEGAL
1844 Jacquier (p. i.).
1817 Giudicelli.
1848 Castelli.
1819 Teyrasse.
1849 Fauveau (p. i.).
1821 Raradère.
1824 Fournier.
GUYANE
1825 Girardon.
1815 Legrand.
1833 Monohan.
1818 Guiller.
1835 Mareille.
1845 Viollot (p. i.).
1841 Maynard.
1846 Dossat.
1845 Arlabosse (p. i.)
1848 Vidal.
1849 Boilat (p. i.)
SAINT-PIERRE-MIQUELON
1850 Guyard.
1816 Ollivier.
1841 Chariot.
BOUBBON
1815 Collin (p. i.).
COMPTOIRS INDES
1818 Pasquiet.
1828 Calmels.
1821 Pastre.
1829 Collin (p. i.).
GUADELOUPE
1831 De Solages.
1815 Graffe.
1832 Dalmond (p. i.).
1825 Chabert (p. i.).
1833 Poncelet.
1827 Brizard.
1850 Guéret.
1829 Lacombe.

BIBLIOGRAPHIE
MANUSCRITS
Archives de la Congrégation et du Séminaire du Saint-Esprit.
Sont classées par colonie et par dates. Chaque colonie forme
un dossier particulier. Les pièces concernant les autorités ci-
viles sont classées à part. Il en est de même de celles concer-
nant la Propagande.

Archives de la Propagande. Archivio della Proganda Fide. Scrit-
ture Riferite nei congressi.
Les pièces concernant le Séminaire du Saint-Esprit et les Mis-
sions coloniales se trouvent du fol. 221 au fol. 544.
Archives Nationales.
C'est là qu'ont été transmises les archives des divers mi-
nistères qui ont eu à s'occuper des missions coloniales, le mi-
nistère de la marine et des colonies et le ministère des cultes.
Cependant un certain nombre de pièces sont restées dans les

ministères respectifs.
Aux Archives Nationales on pourra consulter surtout les dos-
siers : F" de 6.200 à 6.212, ainsi que F° A de 1 à 15.
Au Ministères des Cultes, les pièces portent : lre division,
1er bureau, avec un numéro d'ordre. Voici quelques-uns de ces
numéros : 7.912, 13.535, 7.937, 2.697, etc. Le dossier de M. Du-
goujon porte le n° 8.676 de l'année 1848. Le dossier de l'abbé
Castelli le n° 1.091 de l'année 1842 et le n° 3.550 de l'an-

née 1848.
Il y a quelques pièces au ministère de la guerre, celles qui
concernent le conflit entre ce département et le Séminaire à
propos de l'hôpital. Elles s'étendent sur les années 1833, 34, 35, et
n'ont pas grand intérêt.

Mémoire sur le Spirituel de la Mission des FF. Prêcheurs à Saint-
Domingue.
Ecrit par le P. Duguet, en 1790. Se trouve aux Archives Na-
tionales.
Rapport du P. Le Cun au Saint-Père.
C'est le vice-préfet des Dominicains qui rapporte ce qui est

411
BIBUOORAPHIE
arrivé pendant la Révolution et réclame des pouvoirs. Se trouve
aux Archives de la Propagande.

Notice du P. Limbour sur le Sénégal.
Très complète et très détaillée. S'est surtout servi des docu-
ments locaux. Se trouve aux archives du Saint-Esprit.
Notice du P. Jérôme Schwindinhammer sur le Saint-Esprit.
Sept gros cahiers très utiles à consulter. Documentation trop
unilatérale, car il ne connaît que les archives du Séminaire.
REVUES ET PERIODIQUES
Bulletin des Lois.
Journal Officiel.
Journal Officiel de chaque colonie.
La Revue Coloniale (année 1840 et suiv.).
L'Ami de la Religion et du Roi, devenu à partir de 1830 : L'Ami
de la Religion.
Correspondant (année 1843 et suiv.).
Revue des Missions (année 1928).
Les Annuaires de chaque colonie (paraissaient périodiquement à
des intervalles très variables).
Almanach religieux de la Réunion (a commencé en 1853, mais
plusieurs donnent des aperçus sur la période antérieure).
Annuaire Pontifical (pour la Martinique : année 1919, p. 249;
année 1924, p. 470; année 1928, p. 318; pour la Guade-
loupe : année 1920, p. 228; année 1930, p. 247; pour la
Réunion : année 1920, p. 290; année 1927, p. 313.
Journal La Paix (articles de Jigé sur la Législation Coloniale).
Revue Abolitioniste, 1847 et 1848.
OUVRAGES DIVERS
SCHWINDENHAMMER (R. P. Jérôme). — Biographies des supé-
rieurs généraux du Saint-Esprit (parues en notices sé-
parées).
LEROY (Mgr). — Circulaire n° 13 du 2 octobre 1912.
LE FLOCH (R. P.). — Le rétablissement du culte dans les colo-
nies françaises. La congrégation du Saint-Esprit de
1805 à 1845.
LAVEILLE (Mgr). — Jean-Marie de Lamennais (2e volume).

412
BIBLIOGRAPHIE
CABON (R. P.). — La Congrégation du Saint-Esprit.
Les Esclaves des colonies françaises au clergé français (plaquette
de 15 pages, publiées en 1844).
Encyclique de S. S. le Pape Grégoire XVI (contre l'esclavage),
1839.
De l'esclavage en général et de l'émancipation des noirs, par
M. l'abbé CASTELLI, Paris, 1844.
COCHIN (Augustin). — L'abolition de l'esclavage, 2 volumes.
RIGORD (Abbé). — Observations sur quelques opinions relatives
à l'esclavage, Fort-Royal, 1845.
Protestation présentée à la Chambre par les Colons Français,
1847.
GOURERT (Abbé). — Pauvres Nègres, Paris, 1840.
Notes et Documents relatifs à l'histoire de la Congrégation du
Saint-Esprit.
PEYRELEAU (Boyer DE). — Les Antilles Françaises.
JANIN (R. P.).
La Ville et la Paroisse de Fort-de-France, 1924.
AMET-LIMBOUR (R. P.). — La Congrégation du Saint-Esprit.
SCHŒLCHER (Victor). — Des Colonies Françaises.
MONTALEMRERT. — Discours parlementaires, 2 vol.
JOLLIVET..— Des Pétitions demandant l'émancipation immédiate
des Noirs.
HARDY (Abbé). — Liberté et Travail.
DUGOUJON (Abbé). — Mémoire Justificatif, 1848.
DE LAPLACE (R. P.). — La Vénérable Mère Anne-Marie Javouhey
(2 vol.).
Recueil des Lettres de la Vénérable Anne-Marie Javouhey (6 vol.).
VAUDON (Chanoine). — Histoire de la Communauté des Filles de
Saint-Paul de Chartres (4 vol.).
Catéchisme à l'usage des paroisses des colonies françaises, 1845.
—-
Id., 1849 (même ouvrage légèrement corrigé).
HARDY (Abbé). — Le Trésor des Noirs (Recueil de prières et de
cantiques).
SCHEFFER (Christian). — Instructions données aux Gouverneurs,
1763 à 1870.
CARON (R. P.). — Notes sur l'histoire religieuse d'Haïti.
GUILLER (Abbé). — Simples observations, Paris, 1845.
BESLIER (G.-G.). — Le Sénégal, 1935.
GOYAU (Georges). — Les grands desseins d'Henri de Solages.

Un grand homme : Mère Javouhey.
GABON (R. P.). — Notes et Documents relatifs au Vén. Libermann.
LEROY (Mgr). — Le T. R. P. Levavasseur, 1933.

BIBLIOGRAPHIE
413
LE RUZIC. — Documents sur la mission des FF. Prêcheurs au
XVIIIe siècle.
MAUPOINT (Mgr). — Madagascar et ses deux premiers évêques
(parle du séjour à la Réunion de Mgr Dalmond et de
Mgr Monnet).
N. B. — L'impression de ce travail était terminée, quand nous est
parvenue une publication faite à l'Imprimerie Catholique de Basse-
Terre, et contenant des lettres de MM. Dugoujon et Castelli, écrites
de 1848 à 1851. A noter qu'il y a un anachronisme à les appeler « Mon-
seigneur Dugoujon » et « Monseigneur Castelli », car ce titre n'a pu
être donné aux Préfets Apostoliques qu"à partir de 1910, par suite d'un
décret de Pie X; mais ce n'est là qu'une vétille : ces lettres sont du
plus haut intérêt. Les deux Préfets y paraissent dans un jour encore
plus défavorables que dans les lettres écrites par d'autres à leur
sujet. Ils y ont tous deux ouvertement l'allure d'agents électoraux.
Ce serait là peu de chose, mais en outre ils y attaquent violemment
tous les prêtres qui leur font opposition, cherchant à les faire passer
pour esclavagistes, alors que nous savons par ailleurs qu'il n'en était
rien L'abbé Dugoujon surtout, paraît jouer un bien triste rôle. Pour
mieux faire sa cour, il se donne comme partisan du socialisme. Et il
ne s'agit pas de la doctrine politique qui porte aujourd'hui cette
étiquette, mais du socialisme de 1848, c'est-à-dire du Saint-Simonisme
et du Fourriérisme. Que dire d'un prêtre qui en est là ! Nous avons
parlé de son souci d'orthodoxie en ne démissionnant pas avant que
Rome le lui ait demandé. C'était à son honneur; malheureusement,
d'après ses lettres, il faut en rabattre. Quand il se sentit abandonné
par Rome, il change de style : « La Papauté est aujourd'hui l'humble
servante des pouvoirs publics. La force seule règne sur la terre; la
justice n'y a plus de représentant... » Somme toute, ces lettres que nous
ne connaissions pas, cadrent bien avec l'ensemble des documents déjà
connus. Elles ne modifient pas l'impression générale, elles la renfor-
cent plutôt.

TABLE DES MATIÈRES
AVANT-PROPOS
Malgré les apparences, unité réelle de tous les membres
du Clergé Colonial (5). — Unité par l'origine, par l'ins-
cription au cadre officiel, par l'identité du ministère
s'adressant au même genre de population (6). — Unité
plus particulière pour le clergé de cette période (7).
— Il
diffère du clergé d'Ancien Régime et du clergé diocésain
qui suivit (7). •— Circonstances extraordinairement diffi-
ciles où il s'est trouvé (8).
— Mise au point nécessaire (9).
— Résultats de son ministère (11).
CHAPITRE PREMIER. -— La situation religieuse des colonies
en 1816
.
.
La restitution des îles par les Anglais (14).
— Reprise de
possession par la France (15).
— Iles perdues : Tabago et
Maurice (15).
— Reprise de Bourbon, des Antilles, des au-
tres colonies (16).
— Situation lamentable du clergé (17).
— Appoint des prêtres déportés (19).
— Inquiétudes pour
la juridiction (21). — Elles ne semblent pas fondées (22).
— Autorité religieuse dans chaque colonie : M. Legrand,
en Guyane, M. Pierron à la Martinique, M." Graff à la
Guadeloupe, M. Collin à Bourbon. (24).
— La religion a
disparu partout (28). — Il n'y a plus de fidèles prati-
quants, ni les hommes, ni les femmes, ni les blancs, ni
les noirs (29).
— Situation presque désespérée (29).
CHAPITRE II. — Les missions coloniales confiées à la Con-
grégation du Saint-Esprit
Origine du Séminaire et de la Congrégation du Saint-
Esprit (31). — Extension du but primitif (32). — Elle
s'oriente peu à peu vers les colonies (33). — Les pre-
mières missions : Saint-Pierre-Miquelon, Guyane, Séné-
gal (35).
— Epreuves pendant la Révolution. Le supérieur
reste sur place avec quelques autres membres (35). —

(TABLE DES MATIÈRES
Rétablissement sous l'Empire (36). — Approbation légale
renouvelée sous la Restauration (36). — Société désor-
mais exclusivement coloniale (37). — Dévouement des su-
périeurs à l'œuvre des missions (38). — Difficultés de la
situation (38). — Rôle très important des supérieurs mais
autorité trop peu précise (39). — Délégués de la Propa-
gande sans titre officiel (43). — Situation canonique de la
Congrégation (51).

CHAPITRE III. — Les missions de 1816 à 1830 dans les pe-
tites colonies
L'abbé Legrand reste seul longtemps en Guyane (54). —
Arrivée de l'abbé Guiller, son successeur (56). — L'abbé
Giudicelli, préfet du Sénégal (58). — Ses conflits avec le
Gouverneur (59). — L'abbé Teyrasse, son successeur (60).
— Sermon maladroit à Rochefort (61). — A peine arrivé

il repart en jetant l'interdit sur Saint-Louis (62). — Expé-
dient employé par les fidèles et les sœurs pour recevoir

les sacrements (63). — La Propagande blâme le Préfet et
lève l'interdit (63). — L'abbé Baradère (64). — L'abbé
Fournier (65). — L'abbé Girardon (65). — A Saint-Pierre-
Miquelon, l'abbé Ollivier est curé et préfet (66).

CHAPITRE IV. — Les missions de 1816 à 1830 dans les
grandes colonies..
L'abbé Paquiet à Bourbon (70). — Sa maladie (71). —
Sa mort tragique (71). — L'abbé Collin intérimaire (72). —
L'abbé Pastre, ses qualités, sa bonne administration (73).
— Nouvel intérim de l'abbé Collin (74). — L'abbé Graff à
la Guadeloupe (74). — Il meurt écrasé dans un cy-
clone (76). — L'abbé de Solages refuse la succession (76).

— Nomination de l'abbé Brizard (77). -— Son départ pré-
cipité (78). — L'abbé Lacombe (79). — Il réussit très bien
et jouit de l'estime générale (79). — L'abbé Pierron à la
Martinique (80). — L'abbé Carrand, ses qualités et ses
défauts (83). — Son zèle et ses succès dans le minis-

tère (84). — Il est obligé de partir pour raison poli-
tique (85).

CHAPITRE V. — Missions de 1830 à 1848 dans les petites
colonies
Lent accroissement de la population à Saint-Pierre-Mi-
quelon (86). — L'abbé Ollivier remplacé par l'abbé Char-
lot (87). — Au Sénégal nombreux changements de pré-
fets (88). — Découragement de l'abbé Girardon (89). —
Son départ pour la Martinique (90). — L'abbé Mono-
han (90). — L'abbé Mareille (91). — Sa lettre impru-
dente qui motive son départ (92). — L'abbé Maynard (93).

— Excellent prêtre trop autoritaire (94). — Ses conflits
avec les sœurs (94). — Intérim de l'abbé Arlabosse (96). —

416
TABLE DES MATIÈRES
A la Guyane, longue stabilité du Préfet (98). — Il a l'es-
time générale
(98). — Intérim de l'abbé Viollot (99). —
Nomination de l'abbé Dossat (100). — Opposition que lui
fait l'abbé Viollot (100). — Aux Comptoirs des Indes,
même stabilité qu'à Cayenne
(100). — M. Calmels, digne
prêtre, zélé mais trop raide (101). —■ Complications dans
la juridiction
(102).
CHAPITRE VI. — Missions de 1830 à 1848 dans les grandes
colonies
L'abbé de Solages nommé à Bourbon (104). — Ses
grands projets (105). — Ses maladresses dans l'adminis-
tration (106). — Affaire Collin (106). — Affaire Min-
guet (107). — Le Gouvernement et la Propagande d'ac-
cord pour demander la démission du Préfet (108). — Mé-
moires au Pape et au Boi (109). — Jugements divers sur
M. de Solages
(110). — Son départ et sa mort héroï-
que (111). — Intérim de M. Dalmond (111). — L'abbé
Poncelet, ses grandes qualités, son caractère difficile (112).
— Intérim de l'abbé Minot, ses vertus, son excellente
administration (115). Retour de M. Poncelet, malgré
l'opposition générale
(117). — A la Guadeloupe, M. La-
combe donne satisfaction à tous (118). —■ Son départ et
son remplacement par M. Guyard (120). — Conflit cano-
nique à ce sujet (120). — L'abbé Guyard généralement
estimé (120). A la Martinique, intérim de l'abbé de
Périgny (123). — Démission de l'abbé Carrand (123). —-
Appréciations sur M. de Périgny (123). —■ Nomination de
l'abbé Castelli (124). — Son incapacité et ses mala-
dresses (125). — Il est révoqué par la Propagande et
par le Gouvernement
(126). — Nouvel intérim de M. de
Périgny (127). — Sa mort (127). — L'abbé Jacquier (127).
CHAPITRE VII. — Juridiction ecclésiastique aux colonies..
Origine des nouvelles juridictions (128). — Tractations
du cardinal Caprara (129). — Il écarte l'archevêché de
Paris
(129). — Il semble admettre la nomination par le
Gouvernement comme pour les évêques (131). — Pratique
de l'Ancien Régime (131). — Exigences du Premier Con-
sul (133). — Point de vue des gouvernements qui ont
suivi
(134). — Raisons alléguées pour le soutenir (135).
— Divergences entre les deux pouvoirs (136). — Modus
vivendi adopté (137). — Rôle du Supérieur du Saint-
Esprit (139). — Juridiction des Préfets (142). — Juri-
diction des autres prêtres
(142). — Pouvoir de donner des
dispenses
(145). — Sacrement de confirmation (146). —-
Pouvoirs des vice-préfets (146). — Situation parfois em-
brouillée
(147). — Le public s'en mêle (148). — Phrase
imprudente du catéchisme (149). — Marques honorifiques
refusées
(151). — Préséance canonique et civile (154). —
Le titre de supérieur ecclésiastique (155). — Grosse
influence du préfet
(156).

TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE VIII. — Relations avec le pouvoir civil central..
Législation provenant de sources multiples et souvent
contradictoires (159). — Clergé considéré comme une bran-
che de l'administration coloniale (161). — En principe
l'Etat respecte toujours les droits de la hiérarchie ecclé-
siastique, extérieurement il semble parfois les violer (162).
— Le Gouvernement tient à son droit de surveillance et
de nomination (164). — Plaintes des Préfets à ce su-
jet (166). — Pas de législation tixe d'où danger d'arbi-
traire (167). — On ressuscite les lois de l'Ancien Régime
quand on en a besoin (167). ■—- On se sert aussi du Con-
cordat qui ne s'applique pas aux colonies (170). — Mal-
gré la législation oppressive, les relations sont excel-
lentes (171). — Difficultés passagères du temps de Sébas-
tiani (173). — Eloges de la part des autres minis-
tres (175). — Ils prennent la défense du clergé colonial
devant le parlement (176).
CHAPITRE IX. — Relations avec le pouvoir civil local
Autorité discrétionnaire des Gouverneurs (178). — No-
mination des curés (178). — Droit de surveillance et
de placement (180). — Origine des notes administra-
tives (184). — Comment elles sont rédigées (185). — Leur
côté choquant (186). — Leurs avantages (187). — At-
mosphère réciproque de bienveillance et de sympa-
thie (189). - - Respect général des administrateurs pour
la religion (192). — Plusieurs étaient pratiquants (193). —
Leur présence aux cérémonies (195). — Les abus de pou-
voirs s'expliquent par les circonstances (196). — Quelque-
fois le clergé y prêtait le flanc par maladresse (197). —
D'autres fois des raisons politiques les imposaient (198).
— Il arrivait que l'intervention administrative fût ré-
clamée par les Préfets (199). — Les autorités civiles igno-
raient tout du monde ecclésiastique et de sa menta-
lité (201). — Les gouverneurs étaient tous des militaires
et menaient tout militairement (203). — Ils étaient pleins
de bonne volonté (206). — Situation légale inextrica-
ble (207). — Elle ne pouvait être évitée (207). — Somme
toute plus d'avantages que d'inconvénients (208).
CHAPITRE X. — Le recrutement
Difficultés inouïes du recrutement (209). — Mort, mala-
die, découragement (210). — Diversité d'origine et manque
de cohésion (211). — Manque d'organisation (212). — Dé-
paysement à l'arrivée (213). — Echecs répétés des recru-
teurs (214). — Préfets Apostoliques (214). — La R. M.
Javouhey (214). — Le P. de Lamennais (215). — La Pro-
pagande semble s'être rendu compte de la difficulté (217).
— Le Gouvernement ne semble pas l'avoir soupçonnée
(218). — Circulaires aux évêques (220). — Effort de
M. Bertout pour fonder un petit séminaire (223). — En

418
TABLE DES MATIÈRES
1830, l'existence même du grand est compromise (224).
— Il continue au ralenti (225). Appel aux diocèses de
France (226). Inconvénients de cette pratique (227). —
Inconvénients des recommandations (229). Les prêtres
qui partent sans mission (230). La question du clergé
natif des colonies (232). Impossibilité de le former sur
place (233). Quelques aspirants envoyés en Europe
(233). Les utopies de l'abbé Baradère (235). Les trois
sénégalais de la R. M. Javouhay (237). Appréciations
diverses sur leur compte (238). Ils auraient pu réussir
s'ils avaient été encadrés (238). Beau résultat final du
recrutement malgré tant d'obstacles (239).
CHAPITRE XI. — Essai de transformation de l'œuvre du
Saint-Esprit
241
On reproche aux supérieurs l'insuffisance du clergé co-
lonial (241). Il est injuste de les en rendre responsa-
bles (242).Mécontentement du Gouvernement (244). —
Intervention de la nonciature (245). Obstacles apportés
par le Gouvernement à partir de 1830 (246). A diverses
reprises, il cherche vainement une autre congrégation
(249). Pour répondre aux critiques, les supérieurs
cherchent une transformation de leur œuvre (251). Ce
projet remonte à l'origine même du rétablissement (252).
— projet de M. Perrin (253). Repris par M. Bertout
(254). Repris par M. Fourdinier (255). Tous agissent
d'accord avec le Gouvernement (256). < Election de M. Le-
gay (258). Il reprend, avec des modifications, les pro-
jets précédents (259). La question de la pauvreté (259).
— Le second ordre (260). Approbation du Saint-Siège
et du Gouvernement (260). On renonce à l'entrée en
masse des anciens (261). Entrée imposée aux nou-
veaux (261).
CHAPITRE XII. — L'union avec la Société du Saint-Cœur de
Marie,
263
La Providence prépare de loin le rajeunissement de la
Société du Saint-Esprit (263). Le grand artisan en fut
le P. Libermann (264). Origine de la Société du Saint-
Cœur (265). Ses règles fondamentales (265). S'occupe
surtout des noirs (266). N'accepte de paroisses que
moyennant certaines conditions (267). ■■ Identité de but
et de territoires entre les deux sociétés (269). Conflits
inévitables (269). Préventions de MM. Fourdinier et
Legay (270). Première idée d'une fusion venue de la
Propagande en 1839 (272). Renouvelée en 1842 (273).
— Substitution proposée en 1845 par le nonce et le Gou-
vernement (273). M. Libermann répugne à ce procédé
(274). Il revient à l'idée d'une fusion (275). En 1848
tout semble perdu quand la Révolution arrange providen-
tiellement toute chose (277). > Démission de M. Legay

TABLE DES
MATIÈRES
419
et élection de M. Monnet (277). — Réalisation de l'union
projetée (278). — M. Libermann reprend les anciennes rè-
gles du Saint-Esprit (278). — Il veut la congrégation
distincte du clergé colonial, comme par le passé (279). —
Situation numérique des deux sociétés (280). — Rôle
providentiel de M. Libermann (282). — Il doit calmer les
oppositions des deux côtés (283). — Il est le Restaurateur
de la Société, car il l'a sauvée de la ruine (285).
CHAPITRE XIII. — Valeur morale du clergé colonial
287
Mauvaise réputation du clergé colonial (287). — Dans
les sphères officielles (288). — Dans les rapports de cer-
tains Préfets (290). — Opinions diverses (291). — Appré-
ciations des supérieurs (292). — Réputation imméritée
(293). — Changement d'avis du P. Libermann (293). -—>
Comparaison des documents (295). — Faits scandaleux
très rares (296). — Contradictions dans les accusations
(298). — Prêtres expédiés pour des difficultés personnelles
et accusés pour justifier la mesure prise (299). — Accu-
sations intéressées (301). — Celles de l'abbé Dugoujon
(302). — Celles de l'abbé Poncelet (304). — Clergé bon
dans l'ensemble (305). — Quelques mauvais prêtres admis
par erreur (306). — Conditions climatériques et autres
expliquent les exagérations (307). — Accusations contre
le désintéressement du clergé (308). — Contradictions
(309). — Quelques faits vrais mais rares (310). — Situa-
tion précaire des prêtres (311). — Reproche d'insubordi-
nation (312). — Comparaison avec le clergé d'Ancien
Régime (313). — Accusations portées contre ce dernier
(314). — A. Cochin semble les avoir ignorées (314). — Il
est vrai qu'elles sont fausses ou exagérées (317). — Il
faut dire la même chose du clergé colonial (320). —•
Somme toute, impression d'ensemble plutôt favora-
ble (320).
CHAPITRE XIV. — Le clergé colonial et l'esclavage
321
Accusations portées à cet égard (321). — Retentissement
au Parlement (322). — Les anticléricaux (322). — Les
catholiques (324). — Montalembert (324). — Documents
officiels (325). — Préfets et supérieurs (326). — La si-
tuation au moment de l'arrivée du nouveau clergé (328).
— Maladresse du Gouvernement (329). — Egalité civile
trop retardée (329). — Surexcitation des esprits (330). —
Libération dans les colonies anglaises (331). — Campa-
gne abolitioniste en France (331). — Etat d'esprit du
Parlement (332). — L'opinion publique (332). — Lois de
1830, de 1836 et de 1845 (333). — Emancipation totale en
1848 (334). — Culpabilité des gouvernements successifs
(335). — D'abord en établissant l'esclavage (335). —
Surtout en le rétablissant en 1802 (336). — Le Gouver-
nement de Juillet eut le tort de trop tergiverser (337). —

420
TABLE DES MATIÈRES
La libération rapide et totale eût été le plus avantageux
pour tous (337). — Le clergé n'était en rien responsable
(338) . — Il était le premier à souffrir de l'esclavage (339).
— Il ne pouvait pas donner trop ouvertement son avis
(339) . — Sa place n'était pas dans les séditions (340). —
Sa position de fonctionnaires (342). — Expulsions de
prêtres trop violemment antiesclavagistes (343). — Les

prêtres étaient en faveur des esclaves et les esclaves le
savaient (344). — Les faits le montrent (345). —< S'ils
eurent des esclaves, c'était par nécessité (346). — L'ins-

truction des noirs (346). — Ses difficultés (347). — Re-
proches à cet égard (347). -—■ Même reproche à l'ancien
clergé (347). — Même réponse (347). — Le clergé colonial

a fait ce qu'il a pu (348). — Magnifique effort donné par
les congrégations religieuses (348). — Le clergé colonial
dans l'ensemble a bien fait son devoir (349).

CHAPITRE XV. — Résultats acquis au moment de l'institu-
tion des Evêchés
Le travail du clergé colonial a rendu possible l'érection
des évêchés (354). — Il avait transformé la mentalité des
populations (356). — Baptême (357). — Mariage (359).

— Extrême-onction (360). — Pratique religieuse propre-
ment dite (361). — Surmenage des prêtres (362). —
Formation religieuse des enfants (363). —■ Renouveau
religieux (364). — Confréries (367). — Etablissements de
charité (367). — Sœurs de Saint-Paul (368). — L'ensei-
gnement (369). — Dévouement du clergé (370). — Arri-
vée des frères et des sœurs (372). — Quelques heurts avec
le clergé (376). — Ronne entente finale (378). — Leurs

magnifiques succès (378). — Autres religieux (379). —
Etat des congrégations en 1850 (380). — Colonies mûres
pour la transformation en évêchés (381).

CHAPITRE XVI. — Derniers préfets apostoliques et création
des Evêchés
Autorité religieuse toujours plus déficiente (382). — En
Guyane enthousiasme à la libération (383). — Le Préfet
M. Dossat (384). — Conflit avec son prédécesseur (385).

— A Bourbon, même enthousiasme (386). — Calme dans
la population (387). — Départ et mort de M. Poncelet
(387). — Schœlcher exige la démission de trois préfets
(387). — Au Sénégal, M. Arlabosse remplacé par M. Vi-

dal (388). — Triste choix pour les Antilles (389). —
M. Dugoujon à la Guadeloupe (391). — Il est réexpédié
par le gouverneur Fiéron (392). — M. Drouelle intéri-
maire (392). — M. Castèlli à la Martinique (393). — Il
est rappelé par le ministre (394). — M. Fauveau intéri-
maire (394). — Conflit entre M. Castelli et M. Jacquier

(394) . — Changement nécessaire pour restaurer l'autorité
(395) . — La question des évêchés (396). — Projets divers


421
TABLE DES MATIÈBES
(397). Bonnes dispositions de tous en 1848 (398). —
Le P. Libermann saisit l'occasion (398). Un projet ir-
réalisable de l'Administration (399). Le projet défini-
tif est mis sur pied (400). Le P. Libermann se multiplie
pour le faire aboutir (401). Le décret du Prince Pré-
sident (403). L'érection canonique (403). Présenta-
tion des candidats (404).
TABLE DES CARTES
Colonies Françaises en 1815
41
Martinique
81
Guadeloupe
121
Guyane
179
Sénégal
201
Saint-Pierre-et-Miquelon
243
Bourbon
289
Comptoirs des Indes
323
Liste des autorités civiles
406
Lisle des Préfets Apostoliques
409
Bibliographie
410
Imprimerie Henri BASUYAU - 8, rue des Régans - Toulouse






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