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LA
RÉPUBLIQUE D'HAÏTI
ET
SES VISITEU RS
( 1840-1882)


UN
PEUPLE
NOIR
DEVANT
LES
PEUPLES
BLANCS
(Étude de politique et de sociologie comparées)
LA
RÉPUBLIQUE D’HAITI
vt
SES VISITEURS (1840-1882)
Réponse A M. VICTOR COCHINAT (de LA Petite Presse)
ET A
QUELQUES AUTRES ECRIVAINS
LOUIS-JOSEPH JANVIER
Docteur en médecine de la Faculté de Paris,
Lauréat de la Faculté de médecine de Paris, Élève à l'École des Sciences Politiques
Membre de l'Association littéraire internationale,
de l'Association scientifique de France, de la Société française d'Hygiène,
Médaille décorative d'Haïti (1" classe), etc.
Les juges seront jugés.
J. MICHELET.
(La France devant l'Europe, 1871.)
Qui vit se passionne.
Indifférence est preuve d'égoïsme,
d'ignorance ou d'impuissance.
11 vaut mieux mourir pour la patrie :
c'est vivre éternellement. L. J. J.
PARIS
MARPON Et FLAMMARION, LIBRAIRES-ÉDITEURS
l A 9, GALERIES DE L'ODÉON ET BOUI.EVARD DES ITALIENS, 10
1883


A MES DEUX MERES
Mater matriaque res sacroe sacrœ sunt.
Lu SÉNAT ROMAIN.
La mère et la matrie sont des choses sacrées.
LA CONVENTION FRANÇAISE.
MÊME MORTE, LA MÈKE VIT.
ELLE REVIT DANS L'ENFANT.
LE CERVEAU C’EST ELLE QUI LE DONNE.
L'ÊTRE INTELLECTUEL ET MORAL QUE NOUS AVONS EN NOUS EST
D'ESSENCE TOUTE FÉMININE.
IL SE TRANSFORME PAR L'ÉTUDE ET PAR LE RAISONNEMENT SE
MASCULINISANT AU FUR ET A MESURE.
MAIS JUSQU’AU
JOUR
DERNIER,
L'INFANT
GARDE
TOUJOURS
QUELQUE CHOSE DE LA MÈRE.
MÊME MORTE, LA MERE VIT.
ELLE REVIT DANS L'ENFANT.
Matri.
Matrix— ET A TOI AUSSI, MÈRE IMMATÉRIELLE; TU AS NOURRI
MON CERVEAU : A TOI, res sacra.
P MÈRE! Q MATRIE! pHOSES SAINTES, CHOSES SACRÉES VOUS
ÊTES !...
P'EST LE
COEUR TOUT
EMPLI
DE VOUS ; C'EST L'ÊTRE TOUT
MOUILLANT DE COLÈRE; C'EST LE SANG TOUT BRULÉ D'AMOUR QUE
J'AI ÉCRIT CES PAGES — ET EN PENSANT A VOUS.
MÈRES, VOUS ÊTES DEUX... ET VOUS N'ÊTES QU'UNE.
A TOI
LIS-JOS-JVER.
f ARIS 15 OCTOBRE 1882.



JUSTIFICATION DU TIRAGE DE LUXE
10 Exemplaires sur papier anglais (Turkey Mill)
numérotés et paraphés par l'auteur.

Il y a quatre-vingts ans qu'Haïti est assise
sur la sellette. L'accusée n'a jamais pu'répondre
qu'à de rares et courts intervalles. Presque tou-
jours on n'entendait pas sa voix.
Elle demande la parole.
Ce livre est actuel, opportun, nécessaire.
Les exigences de la polémique seules m'ont em-
pêché de lui donner une forme didactique, doctri-
nale, dogmatique.
Il n'expose, ne résume et ne prévoit pas moins
le passé, le présent et l'avenir de la nation haï-
tienne.
*
Du 8 Septembre au 31 Décembre 1881, il parut,
dans un petit journal quotidien de Paris, des
chroniques que je trouvai injurieuses et calom-
nieuses pour ma patrie.
Je fus indigné de voir qu'elles étaient signées du
1

— Il —
nom d'un homme qui, jusqu'alors, avait toujours
passé, bien à tort, pour être l'ami des Haïtiens.
Je crus qu'il m'était d'impérieux devoir de pro-
tester contre la véracité de ces chroniques.
Et c'est ainsi que sont nées ces pages.
Je sais que la pensée qui me les dicte me sera
plus tard reprochée par quelques-uns.
Mais ma conscience avec laquelle je n'ai jamais
transigé — et ne transigerai jamais — est la seule
règle à laquelle j'obéisse.
Tant pis pour ceux qui trouveraient à redire
que je lui ai obéi en cette circonstance.
Nul ne peut être jugé que par ses pairs.
Je ne me soucie que du jugement de ceux qui
— quels qu'ils soient et à quelque nationalité
qu'ils appartiennent—aiment véritablement et
pleinement leur patrie et l'humanité. Ce sont les
seuls qui aient du cœur.
J'ose me flatter que ceux-là me donneront tou-
jours raison.
Cela me suffit.
LOUIS-JOSEPH JANVIER.
Paris, 4, rue de l'Ecole-de-Médecine.
Ce 15 Octobre 1882.

PRÉFACE
Mille chemins, un seul but.
Victor HUGO.
Porque no ?....
L.-J. J.
La patrie (la matric, comme disaient si bien les
Doriens) est l'amour des amours. Elle nous ap-
paraît dans nos songes comme une jeune mère
adorée, ou comme une puissante nourrice qui
allaite, par millions
Faible image ! non seulement elle nous allaite,
mais elle nous contient en soi : In ea movemur et
sumus.
Plus l'homme avance, plus il entre dans le génie
de sa patrie, mieux il concourt à l'harmonie du
globe; il apprend à connaître cette patrie, et dans
sa valeur propre et dans sa valeur relative, comme
une note du grand concert; il s'y associe par elle;
en elle il aime le monde.
La patrie est l'initiation nécessaire à l'éternelle
patrie.

IV
Que l'homme, dès l'enfance, s'habitue à recon-
naitre un Dieu vivant dans la Patrie.
MICHELET. Le Peuple.
*
J'aime les âmes généreuses qui ont foi dans la
justice et qui défendent leurs droits. C'est avec ces
âmes-là qu'on fait un grand peuple.
LABOULAYE. Paris en Amérique.
*
La patrie est plus que ton père et plus que ta
mère; et quelque violence ou quelque injustice
qu'elle nous fasse, nous devons la subir sans cher-
cher à y échapper.
SOCRATE à CRITON, d'après Paul DE SAINT-VICTOR.
Barbares et Bandits.
Les enfants sont moins à leurs parents qu'à la
cité.
PLATON.
L'amour de la patrie conduit à la bonté des
mœurs, et la bonté des mœurs mène à l'amour de
la patrie.
MONTESQUIEU.

L'outrage engendre l'outrage.
Proverbe arabe.
Le plus beau des instincts de l'homme est l'a-
mour de la patrie.
CHATEAUBRIAND.
*
* *
Ma patrie est ma gloire et mon unique amour.
VICTOR HUGO.
Défendre son pays par la plume comme par
l'épée est toujours un devoir en même temps
qu'un honneur.
V. SCHŒLCHER.
Lettre aux Haïtiens. In Détracteurs de la Race
noire, 1882.
Une nation est une âme, un principe spirituel.
Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu'une cons-
tituent cette âme, ce principe spirituel.
L'une est dans le passé, l'autre est dans le pré-
sent.
L'une est la possession en commun d'un riche
legs de souvenirs; l'autre est le consentement ac-

— VI —
tuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de con-
tinuer à faire valoir l'héritage qu'on a reçu indivis.
L'homme ne s'improvise pas. La nation, comme
l'individu, est l'aboutissant d'un long passé d'ef-
forts, de sacrifices et de dévouements.
Le culte des ancêtres est de tous le plus légitime,
les ancêtres nous ont faits ce que nous sommes.
Un passé héroïque, de grands hommes, de la
gloire (j'entends de la véritable), voilà le capital
social sur lequel on assied une idée nationale.
Avoir des gloires communes dans le passé, une
volonté commune dans le présent, avoir fait de
grandes choses ensemble, vouloir en faire encore,
voilà la condition essentielle pour être un peuple.
On aime en proportion des sacrifices qu'on a
consentis, des maux qu'on a soufferts. On aime
la maison qu'on a bâtie et qu'on transmet. Le
chant spartiate : « Nous sommes ce que vous
fûtes; nous serons ce que vous êtes », est, dans
sa simplicité, l'hymne abrégé de toute patrie . . .
La souffrance en commun unit plus que la joie.
En fait de souvenirs nationaux, les deuils valent
mieux que les triomphes; car ils imposent des
devoirs, ils commandent l'effort en commun. . . .
Une nation est donc une grande solidarité cons-
tituée par le sentiment des sacrifices qu'on a faits
et de ceux qu'on est disposé à faire encore. Elle

suppose un passé, elle se résume pourtant dans le
présent par un fait tangible : le consentement, le
désir clairement exprimé de continuer la vie com-
mune. L'existence d'une nation est un plébiscite
de tous les jours, comme l'existence de l'individu
est une affirmation perpétuelle de la vie
L'homme n'est esclave ni de sa race, ni de sa
langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves,
ni de la direction des chaînes de montagnes. Une
grande agrégation d'hommes saine d'esprit et
chaude de cœur crée une conscience morale qui
s'appelle une nation
Le moyen d'avoir raison dans l'avenir est à cer-
taines heures de savoir se résigner à être démodé.
Ernest RENAN.
Qu'est-ce qu'une nation? 1882.
*
*
Un gouvernement a pour fonction de défendre
les intérêts égoïstes de la nation.
Pierre LAFFITE.
*
Le patriotisme est une des formes les plus vi-
vantes et les plus élevées de la morale.
Camille DOUCET.

— VIII —
*
Combien y en a-t-il qui vivent et qui meurent
sans savoir môme s'il y a une patrie.
Le chancelier D'AGUESSEAU.
Discours de rentrée du Parlement.
Il y a des gens qui ont des cornes de taureau
pour se défendre, il y en a d'autres qui n'ont que
des cornes de colimaçon.
Carmen SYLVA
(Elisabeth de Roumanie).
Quand rèvoyroy-je, hélas! de mon petit village
Fumer la cheminée? Et en quelle saison
Revoyroy-je le clos de ma pauvre maison
Qui m'est une province et beaucoup davantage?
J. nu BELLAY.
*
Nos père et mère, nos enfants, nos parents,
nos amis nous sont chers, mais tous ces amours
viennent se confondre et se réunir dans l'amour
de la patrie.
ClCÉRON.
Etudions avec soin l'histoire de notre pays ;

— IX —
appliquons-nous à la bien connaître ; plus nous le
connaîtrons, plus nous l'aimerons, et l'amour
donne tout : il donne la foi et l'espérance, il tourne
en joie les sacrifices, il enseigne la constance et la
modération, il engendre l'union, il prépare la
force.
Victor COUSIN.
La Société française au XVIIE siècle.
La patrie n'est pas seulement une idée, un prin-
cipe, un symbole ; c'est un être qui existe et que
l'on voit, auquel on s'adresse ; dirait-on la Patrie
absente sans cela ?
Taxile DELORD.
Père, mère, grands parents, camarades, compa-
gnons d'armes, épouse, enfants, frais ou doulou-
reux souvenirs : voilà ce que c'est que la patrie.
Médire de tout cela est un crime dans tous les
pays.
F. MALAPERT.
De l’Enseignement de l'histoire de France.
*
*

Beaucoup de gens ne critiquent que pour ne pas
paraître ignorants. Ils ignorent que l'indulgence
est la marque de la plus haute culture.
Carmen SYLVA.

— X —
Est-ce qu'on emporte sa patrie à la semelle de
ses souliers?
DANTON.
*
Dans la vivacité même de la polémique, il ne
faut jamais rien faire, rien dire, rien écrire , qui,
pour atteindre un adversaire, risque de blesser la
patrie.
Henri MARION.
+
*
O Patrie ! ineffable mystère !
Mot sublime et terrible! inconcevable amour!
A. DE MUSSET.
*
Quant à nous qui aimons notre pays, nous sa-
luons avec une sympathie et un respect profonds
tous ceux qui savent se dévouer à la défense du
leur.
Henri ROCHEFORT.
Intransigeant du 27 Juillet 1882.
*
L'amour de la patrie est aux nations ce que
l'amour de la vie est à l'homme.
LAMARTINE.
+
La patrie est le lien qui nous unit aux hommes

— XI —
de notre race, à ceux du passé et de l'avenir comme
à ceux du présent.
C'est un champ toujours en semailles et en mois-
sons : nous moissonnons les semailles de nos an-
cêtres et nous semons les moissons de nos héri-
tiers.
Paul BOURDE.
Le Patriote, 1882.
+
*
On n'élève pas les âmes sans les affranchir.
GUIZOT.
Mémoires de mon temps.
*
+
+
L'amour de la patrie est aussi une religion. De
lui peuvent découler toutes les grandeurs, toutes
les vertus. Il est la première et la plus vigoureuse
source de l'honnêteté et de l'honneur.
Thomas GRIMM.
Le Petit Journal du 19 Septembre 1882.
Soyons modestes chacun pour nous ; ne le
soyons pas, nous n'en avons pas le droit, pour
notre nation ; ne faisons pas bon marché d'une
possession qui n'a d'égale nulle part.
La Patrie est aussi là.
E. BERSOT.
Discours à V Académie des sciences morales
et politiques.


XII —
Nous voulons qu'on respecte la patrie, parce
que nous y voyons une expression, une des mani-
festations les plus élevées de la pensée humaine.
La patrie ne se définit pas par des limites natu-
relles, elle ne se définit pas par la langue, par la
race ; elle n'a presque rien à démêler avec la géo-
graphie, la linguistique, l'ethnographie. La patrie
se constitue par le libre et mutuel consentement
d'hommes qui veulent vivre sous un régime poli-
tique et social qu'ils ont librement créé et adopté.
Elle se cimente par le souvenir des luttes sou-
tenues ensemble pour conquérir cet état social, par
la fraternité des champs de bataille, du sang versé,
et aussi par les aspirations communes et les inté-
rêts communs.
Il n'y a d'unité de patrie et de nation que lorsque
chacun des membres de cette nation est prêt à
périr pour la défense de tous.
Paul BERT.
Conférence faite au Palais du Trocadéro,
le 8 Août 1882.
L'insulte, c'est comme Dieu : tous les hommes
sont égaux devant elle ; il n'y a ni grand insulteur
ni petit insulté.
Claude TILLIER.
L'amour de la patrie peut seul donner la durée

— XIII —
à. la patrie; lui seul peut créer cette union des es-
prits, des cœurs, des courages, des vertus qui est
la vie d'un pays, sa fécondité et sa grandeur au
dedans, sa puissance au dehors. Un pays divisé
est une proie toute prête pour qui veut la dévorer.
Charles LÉVÊQUE.
Les Harmonies providentielles.
Nous nous ensevelirons sous les ruines de notre
Patrie plutôt que de laisser porter la moindre
atteinte à nos droits politiques.
Le roi Henri CHRISTOPHE.
Manifeste du 18 Septembre 1814.
La patrie est notre mère commune ; sa gloire est
notre patrimoine à nous tous, et tous nous devons
cultiver ce patrimoine avec un égal amour.
SAINT-REMY (des Cayes).
Pétion et Haïti, t. V.
X
Lorsque la patrie est injuriée l'injure rejaillit
sur chaque citoyenne. Quand la nation est insul-
tée chaque citoyen reçoit un soufflet sur la figure.
*
Il est des hommes qui n'ont pas de patrie; ce
sont ceux qui n'aiment pas la leur.


XIV —
Une nation, en tant que personne morale, n'a pas
le droit de se laisser diffamer. Si elle le laisse faire
et qu'elle garde le silence, elle diminue d'autant
la somme de bonne réputation et le capital moral
dont elle a la garde ; elle amoindrit l'héritage de
gloire qu'elle a reçu des ancêtres et qu'elle est
tenue de transmettre sinon augmenté, mais du
moins non amoindri, à la nation renouvelée,
c'est-à-dire aux futures générations.
Celui qui calomnie une nation est plus criminel
et moins brave que celui qui calomnie un homme.
Plus on a d'étendue dans l'esprit moins on cri-
tique, parce que plus on embrasse plus on con-
cilie .
Ils m'ont dit : « Taisez-vous — Ne répondez
point. » — J'ai dit : « Et ma conscience ?.. » « Rien
ne dompte la conscience de l'homme, car la con-
science de l'homme c'est la pensée de Dieu », a écrit
Victor Hugo en tête des Châtiments.

— XV

Un homme qui emploie son intelligence à faire
mépriser une collection d'hommes est essentielle-
ment méprisable ; il ne mérite aucun respect, au-
cun égard, aucune compassion.
Il est dangereux pour un peuple comme pour un
homme d'être connu par à peu près, par ouï-dire,
d'après les légendes, les cancans, les anecdotes et
les racontars. On est toujours quelque peu défi-
guré ; quelquefois même on est tué dans l'esprit
des générations et dans celui des races futures.
* * • *
Leslymphatiques sont généralement sceptiques.
Les sanguins sont croyants. Les nerveux devien-
nent facilement des fanatiques.
Je suis un sanguin !
* +
O mon Haïti chère ! Je crois en toi et tu es ma
seule idole !...
» *
Qui n'aime sa patrie n'aime rien, et personne
ne le doit aimer.
L.-J. J.
Détracteurs de la Race Noire, 1882.

— XVI —
*
Les Haïtiens sont déjà parvenus à cet état de
culture intellectuelle que j'appelle, d'après Bage-
hot, « l'âge de la discussion ».
X
Et maintenant, je remercie la noble France,
cette mamelle du monde, qui me nourrit le cerveau
depuis tantôt six ans, et qui permet, par ainsi, que
je tienne aujourd'hui la plume pour la défense de
ma patrie, de ma race attaquées, injuriées, calom-
niées par quelques hommes du Moyen-Age égarés
au milieu du XIXe siècle, par quelques individus
qui ne veulent pas comprendre que l'on ne peut
faire reculer ni le soleil, ni la sublime Révolution
française, ni Haïti, fille de l'un et filleule de l'autre,
ni la race noire qui s'éveille, sortant enfin du bagne
matériel et intellectuel où l'esclavage l'avait main-
tenue prisonnière pendant des semaines d'années,
la faisant croupir dans l'abjeclion dépressive, les
douleurs morales, les tortures physiques et les
vilenies sans nom pendant de si longs et de si
sombres jours.
LIS - JOS - JVER.
Paris, Octobre 1882.

COUP D'ŒIL SYNOPTIQUE
Voy.
« L'île d'Haïti, placée entre le 17me degré 55 mi-
nutes et le 20me degré de latitude septentrionale,
et entre le 71me et le 77me degré de longitude occi-
dentale du méridien de Paris, a environ 160 lieues
de longueur de l'Est à l'Ouest, sur une largeur du
Nord au Sud qui varie depuis 60 lieues jusqu'à 7,
et 350 lieues de tour, non compris les anses. Sa
surface, indépendamment des îles adjacentes, est
évaluée à 5,200 lieues carrées.
« Elle est située à l'entrée du golfe du Mexique,
dans l'Océan Atlantique. L'une des quatre Grandes
Antilles, elle tient le premier rang après Cuba,
placée à 22 lieues au Nord-Ouest. A l'Ouest-Sud-
Ouest, elle a la Jamaïque dont elle est distante de
45 lieues; et à l'Est-Sud-Est, elle a Puerto-Rico
qui en est éloignée de 20 lieues. Au Nord, se trou-
vent les îles Turques et les autres débouquements.
Au Sud, elle n'est éloignée de la Colombie que
d'environ250 lieues, et moins d'intervalle la sépare
2

— XVIII —
des îles du Vent. De sorte que l'on peut dire que
de toutes les Antilles, Haïti est la plus avantageu-
sement située par rapport aux relations qu'elle
peut avoir avec ces îles et avec la Colombie ; celles
qu'elle entretient avec l'Europe et les Etats-Unis
ne rendent pas moins avantageuse cette situation
géographique. » (B. Ardouin, Géographie d'Haïti.
Port-au-Prince, 1856.)
De toutes les îles Antilles, Haïti fut la première
colonisée, et la richesse de son sol est telle qu'ac-
tuellement encore ce sol est le sol le plus fertile de
toute l'Amérique insulaire.
Haïti fut découverte, le 6 Décembre 1492, par
Christophe Colomb,
Avant la venue des Européens l'île portait plu-
sieurs noms indiens : Bohio (Riche en villages),
Bahiti ou Haïti (Terre Haute), Quisqueya (Grande
Terre).
Les Espagnols la dénommèrent Hispaniola (Pe-
tite Espagne) ; plus tard les Français l'appelèrent
Sain t-Dom ingue.
Devenue indépendante en 1804, l'île reprit ce
nom indien tant pittoresque et si mélodieux : Haïti
(la Montagneuse).
Pour le moment, elle est divisée en deux parties ;
la République dominicaine, à l'Est : la République
haïtienne, à l'Ouest.
Celle-ci est de beaucoup la plus peuplée, la plus
connue, la plus riche et la plus commerçante. C'est

— XIX —
toujours d'elle que l'on veut parler quand on dit
simplement : Haïti!
C'est d'elle dont nous avons à nous occuper ici.
Gouvernement. — La République d'Haïti est
gouvernée par un président nommé pour sept ans.
Le président en charge est le général Salomon, qui
fut ministre des Finances de 1848 à 1859 et, plus
tard, ambassadeur en France et en Angleterre. Il
a été élu le 23 Octobre 1879 par la Chambre et le
Sénat réunis en Assemblée nationale.
« Il y a de quatre à cinq secrétaires d'Etat, selon
que le président d'Haïti le juge utile. » (Art. 124
de la Constitution.) Ils sont responsables devant
le Parlement. [Constitution, art. 129.)
Le cabinet actuel se compose de cinq ministres.
Voici quels sont les ministères et leur groupe-
ment : Agriculture et Instruction publique. — Fi-
nances, Commerce et Relations extérieures. —
Intérieur et Travaux publics. —Justice et Cultes.
— Guerre et marine.
. Population. —La population de la République
haïtienne est évaluée à 1,200,000 âmes.
Religion. — Les Haïtiens sont catholiques ou
protestants.
Commerce. — Haïti fait un grand commerce avec
les Etats-Unis, la France, l'Angleterre, l'Allemagne

— XX —
et l'Italie. En 1878, le total général de ce commerce
s'élevait à 90 millions de francs, dont 53 millions
à l'exportation et 37 millions à l'importation ; le
mouvement général de la navigation était de
1,624 navires, dont 775 à vapeur, ceux-ci jaugeant
à eux seuls 1,066,658 tonneaux.
Dix ans de paix constante suffiront pour faire
tripler le commerce de la République antiléenne.
Principales productions. — Le café, le coton, le
campêche, l'acajou, le cacao, la cire, les cornes, les
cuirs et peaux, les écailles, le gaïac, les piments,
les citrons, etc.
Budget. — En 1878-1879, la loi de finances pré-
voyait 26 millions de recettes. Le budget des dé-
penses était calculé sur ce chiffre. Depuis trois ans
le rendement des impôts n'a été qu'en augmentant.
Dette. — La double dette qu'Haïti a contractée
envers la France (indemnité territoriale et em-
prunt de 1825) était réduite à 2,400,000 francs en
1880. La dette intérieure (dette flottante) et la
dette extérieure (emprunt de 1875) sont de 35 mil-
lions de francs environ.
A l'étranger, la République haïtienne est repré-
sentée par des ministres plénipotentiaires à Paris,
à Londres et à Washington.
A part ces agents diplomatiques, elle entretient

— XXI —
des consulsdans tous les grands portsde commerce
d'Europe et d'Amérique.
Langue. — La française. Dans le peuple on parle
un patois qui est un mélange de mots des langues
française, anglaise et espagnole et de mots prove-
nant des dialectes africains. Dans les écoles on en-
seigne aussi l'anglais et l'espagnol.
Administration. — Haïti se divise en neuf ar-
rondissements financiers.
Au point de vue politique, elle est divisée en
cinq départements. Ce sont : l’Ouest, chef-lieu :
Port-au-Prince; le Nord, chef-lieu : le Cap; le Sud,
chef-lieu : les Cayes; l’artibonite, chef-lieu : Go-
naïves; le Nord-Ouest, chef-lieu : Port-de-Paix. Les
départements sont subdivisés en arrondissements,
les arrondissements en communes, les communes
en sections rurales. La justice est rendue par des
tribunaux de paix, des tribunaux correctionnels,
des tribunaux de commerce, des tribunaux civils
et par le tribunal de Cassation.
Villes principales. — Port-au-Prince, capitale
de la République (35,000 habitants), est le siège de
l'archevêché d'Haïti. Le Cap (25,000 âmes) est éri-
gée en évêché. Ces deux villes sont aussi les deux
plus grandes places de commerce de la République
noire.

— XXII

Les autres villes du littoral, qui sont actuelle-
ment importantes par leur commerce ou leur si-
Situation géographique, sont : JAcmel Aquin les
Cayer, jéremie, Baradère, miragôane, Petit-
Gôave, Saint Marc .Môle-Saint-Nicolas, Fort Li-
berté
Iles adjacentes, — La Tortue, la Gonave, les
Cayemittes, lu Navaze, l'Ile-à-Vaches, la Béate et
Alta-Vela.
Un pareil pays vaut la peine d'être connu et
respecté. S'il est attaqué, défiguré, blessé, diffamé,
ridiculisé, bafoué, vilipendé, conspué, ses enfants
doivent le défendre et le montrer sous son véri-
table jour.
C'est ce que je vais faire.

LIVRE PREMIER
ESCARMOUCHES
SEPTEMBRE-OCTOBRE


CHAPITRE PREMIER
LES IMPERTINENCES DE M. COCHINAT
SOMMAIRE. — Lettre à Pinckombe. — Guitare d'Alaux.— Unguibus
et rostro. — M. Cochinat, géographe.
a « baie-ttu » de
Cochinat. — Mouettes blanches et poissons volante. — C'est pha-
ramineux ! — Inginac, Boyer et Anlouin. — An.our du clairon,
question d'atavisme. — M. Cochinat et les commissionnaires M
tous pays. — Mendiants | Paris, à Liverpool, a Cherbourg. —
Apprenez à réfléchir, Monsieur Cochinat. — Le chauvinisme haï-
tien, fil « du chauvinisme français. — Mère, ils t'ont crache au visage!
de liberté. — Nous voulons faire nous-mêmes. — Haïti a coûté
cher. — .... Toujours une main d'étranger qui tient le* fils. —
Ecrivains haïtiens, inclinez-vous.... et saluez-les! Saluez!... —
Etrangers qui out écrit sur Haïti. - Leurs erreurs. — .... Il est
meilleur d'avoir du Ion sens. — Hygiéniste omniscient ! — Je
l'en défie! - Appropriation des terres eu Haïti. — Port-au-
Prince. Une Commune noire. — Population peu casanière...
à cause de la chaleur. — Il dit tout le contraire de ce qui
est. — Notre ancienne colonie !
Ça lui emplit la bouche !... —
Politiques eu chambre et triples crétins! — Oyez cette phrase. —
Remontrances a un remontrant.
Le journal port-au-princien l’Œil (n° du 15 Oc-
tobre 1881) publia l’avis, la lettre et l'article sui-
vanta :
*
« 1" Les colonnes de l’oeil, que nous ouvrons à

— 4 —
M. Louis-Joseph Janvier pour la publication de
l'article qu'on va lire, resteront naturellement ou-
vertes aussi à M. Victor Cochinat pour la ré-
plique (1).
« La direction. »

« Paris, 4, rue de l'Ecole-de-Médecine,
« 19 Septembre 1881.
« Monsieur Edouard Pinckombe,
« Sénateur de la République d'Haïti, directeur-
« gérant du journal l’œil.
« Port-au-Prince (Haïti).
« Monsieur le Directeur-gérant,
« Je viens d'adresser la lettre suivante à M. Dal-
« loz, directeur de la Petite Presse :
« MONSIEUR LE DIRECTEUR,
« Voltaire répétait souvent : c Mon Dieu, délivrez-moi de
« mes amis; quant à mes ennemis, je m'en charge. »
« Lorsque quelqu'un qu'on suppose votre ami dit du mal
« de vous, tout le monde le croit sur parole.
« Ce que j'en dis ici vise M. Cochinat.
« M. Cochinat passe pour être l'ami des Haïtiens. Il vous
« adresse en ce moment de Port-au-Prince des chroniques
« sur Haïti que vous faites insérer dans la Petite Presse.
(1) M. Victor Cochinat ne répliqua pas.

— 5 —
« Ces chroniques sont de la plus pure fantaisie.
« Elles peuvent fausser l'esprit des abonnés de votre jour-
« nal aussi bien que causer des préjudices à un pays déjà
« trop calomnié.
« Si vous voulez m'ouvrir les colonnes de votre feuille, je
« m'offre à prouver jusqu'à quel point la vérité peut être tra-
ce vestie ou dénaturée par un chroniqueur doué peut-être
« d'une trop riche imagination.
« Veuillez croire, Monsieur le Directeur, aux sentiments
« de reconnaissance anticipée avec lesquels j'ai l'honneur
« d'être
a Votre serviteur,
« Louis-Joseph JANVIER.
« 4, rue de l'Ecole-de-Médecine,
« Paris. »

« Quelle que soit la réponse dé M. Dalloz, je veux
« faire insérer dans un journal haïtien une criti-
« que des chroniques publiées par M. Cochinat
« dans les colonnes d'un journal de Paris.
« Vousêtestrop patriote, Monsieur le Directeur,
« pour laisser calomnier davantage le pays qui
« vous a donné le jour.
« Trop longtemps, nous nous sommes laissé
« bafouer et traîner dans la boue sans jamais pro-
« tester contre les assertions erronées ou fausses
« dont on se servait pour le faire.
« Je suis d'avance persuadé, Monsieur le Direc-
« teur, que vous voudrez bien donner l'hospitalité
« dans les colonnes de votre journal aux lignes qui
« suivent.

— 6 —
« Je vous en remercie du bon de mon cœur et
« vous offre ici l'expression anticipée et la meil-
« leure de toute ma gratitude.
« Louis-Joseph JANVIER. »
Les impertinences de M. Cochinat.
« Du bec et des ongles.... »
Sous le règne de l'empereur Faustin Ier, Haïti
fut visité par un Français nommé Gustave d'A-
laux. C'était un cerveau superficiel et étroit, un
esprit léger, peu réfléchi et nullement philoso-
phique.

M. Gustave d'Alaux—peut-être vit-il encore
quelque part — avait au moins deux qualités : il
écrivait sa langue maternelle et était spirituel
parfois.
A son retour en France, il fit beaucoup rire de
nous, en publiant un livre sur Haïti dans lequel il
nous peignit sous les traits les plus ridicules et les
plus mensongers.
Les lauriers de M, Gustave d'Alaux empêchaient
M. Cochinat de dormir.
M. Cochinat est en ce moment de passage à Port-
au-Prince, et il profite de l'hospitalité que nous
lui donnons pour dire de nous le plus de mal pos-
sible dans un journal de Paris, la Petite Presse.
Il est impossible de relever toutes les assertions

— 7 —
erronées, toutes les anecdotes absurdes, toutes les
réflexions saugrenues que M. Cochinat a écrites,
rapportées ou faites sur Haïti et sur ses habitants.
Je viens ici attirer l'attention sur quelques-unes
dont je veux faire toucher au doigt toute l'insanité
ou toute l'ineptie et donner, par ainsi, une idée de
l'œuvre et de l'écrivain.
M. Cochinat débute par une faute de géographie.
Il dit :
« Pendant trois heures nous avons navigué pour entrer
dans le port de Port-au-Prince, sur cette baie que forme à
droite l'île de la Gonâve, et à gauche la pointe de Saint-
Marc. »
J'en demande bien pardon à M. Cochinat, mais
Vile de la Gonâve et la pointe de Saint-Marc n'ont
jamais formé de BAIE. D'ailleurs, d'une façon gé-
nérale, en géographie, une île et une pointe ne for-
ment pas de baie ; elles peuvent fermer cette baie
lorsqu'elles sont très rapprochées l'une de l'autre,
mais tel n'est pas le cas ici, car, justement, le bras
de mer qui s'étend entre la pointe de Saint-Marc
et Vile de la Gonave est la partie la plus large du
CANAL de Saint-Marc.
Si M. Cochinat s'était donné la peine de jeter un
coup d'œil sur la carte, il aurait vu que la portion
de mer qui baigne, d'un côté, la côte Est de la Go-
nâve et, de l'autre, la côte Ouest d'Haïti, porte —
de la pointe de Saint-Marc à la rade de Port-au-
Prince — le nom de canal de Saint-Marc.

— 8 —
C'est sur ce canal que le bateau qui portait
M. Cochinat a navigué pendant trois heures.
Si je n'avais les calembours en horreur, je pro-
poserais de donner le nom de son découvreur à la
baie — si baie il y a — découverte d'une façon si
inattendue par M. Cochinat, entre la pointe de
Saint-Marc et l'ile de la Gonâve, et je la baptise-
rais : — La baie-tise de Cochinat.
Et d'une !
Dans la rade de Port-au-Prince, M. Cochinat
eut l'heur d'assister à un curieux spectacle.
Je çite ce chroniqueur par trop fantaisiste.
« Les mouettes blanches picoraient les cimes des vagues et
faisaient surgir (sic) de leur sein des troupes de poissons vo-
lants qui piquaient l'air de leurs ailerons avant de retomber
dans la mer. »
D'abord la phrase est écrite en un français dou-
teux.
Mais le joli, c'est que — pour M. Cochinat — ce
sont les mouettes qui font surgir les poissons
volants du sein de la mer.
Plus savant que Buffon et Linné, M. Cochinat
a observé cela tout seul. Heureuses mouettes !
quelle attraction exercez-vous donc sur les pois-
sons volants pour que rien qu'en vous voyant

— 9 —
picorer les sommets des vagues, ils surgissent du
sein de la mer ?...
Et après qu'ils ont surgi, les poissons s'empres-
sent de piquer l'air de leurs ailerons (que vouliez-
vous qu'ils fissent, MonsieurCochmat?)puis, ayant
piqué, et satisfaits, sans doute, ils retombent dans
la mer. Vraiment?... C'est pharamineux !...
M. Cochinat n'a oublié qu'une chose : c'est de
nous dire ce que les mouettes faisaient pendant
ce temps-là.
M. Cochinat n'est pas plus heureux en Histoire
naturelle qu'il ne l'a été en Géographie.
Je lui donne le conseil —- puisqu'il donne des
conseils aux Haïtiens, je puis iui en donner aussi,
— à titre de gracieuse restitution — je lui donne le
conseil de relire Lacépède, et Buffon, et Cortam-
bert.
Il fait quelquefois bon « se remembrer les chou-
ses », dit Montaigne quelque part.
Ailleurs, M. Cochinat fait répondre par le pré-
sident Boyer au général Inginac qui lui demandait
du canon pour marcher contre Léogane : « Des
canons, vous voulez donc qu'on les prenne ?... »
La chose ainsi présentée, le lecteur qui n'est
pas au courant croira, de suite, que le président
Boyer doutait de la valeur de ses soldats jusqu'à

les supposer plus lâches que les bourgeois qui
composaient l'armée révolutionnaire du Sud. Ce
qui eût été impossible, absurde.
Le président Boyer — si tant est que ce colloque
ait eu lieu entre lui et Inginac — ne voulait pas
donner des canons, sachant bien que les troupes,
envoyées de Port-au-Prince pour combattre les
insurgés, étaient dans l'intention de passer à l'en-
nemi.
Ce qui arriva. Relisez Ardouin, Monsieur Co-
chinat, t. XI, p. 325, etvous verrez qu'il a écrit :
« Toute la garde nationale de Port-au-Prince
passa du côté des insurgés, avec les autres régi-
ments de ligne. »
Voyons, voyons, Monsieur Cochinat, soyez de
bonne foi, et, quand vous voulez raconter les cho-
ses, ne racontez pas à demi. N'ayez pas surtout
l'air de douter du courage des Haïtiens. On sait à
quoi s'en tenir là-dessus. On sait qu'ils descendent
des flibustiers et des noirs d'Afrique — de rudes
compagnons, les uns et les autres. Les lions n'ont
jamais engendré des agneaux, et les Haïtiens n'ont
pas dégénéré. Et la preuve, c'est cet amour du
clairon et du tambour que vous les voyez avoir.
Pure question d'atavisme moral dont vous ne vous
rendez pas compte parce que vous n'avez jamais
étudié les lois de l'hérédité psychologique ! !....

— 11 —
M. Cochinat nous présente les commissionnai-
res de Port-au-Prince. Il les trouve déguenillés,
— comme s'il n'en était pas ainsi partout! — et
il ajoute :
« Cette horde de commissionnaires sans médailles, sans
tarif et surtout sans règle, nous donna d'abord une piètre
idée de l'ordre qui devait régner dans la ville. »
M. Cochinat n'a vraiment pas de chance avec
les commissionnaires. A Southampton, il en ren-
contre un qui lui prend ses bagages de force, pour
les faire porter à bord ; à Port-au-Prince, ils se
battent à coups de coco-macaque pour transporter
les mêmes bagages. Et il s'en plaint. S'il allait
dans les montagnes d'Haïti où il ne trouverait pas
de commissionnaire du tout, il se plaindrait encore
et dirait : « La paresse des montagnards est à
nulle autre pareille : aucun d'eux n'a voulu con-
sentir à porter mes bagages ? »
Décidément M. Cochinat appartient à la grande
classe des voyageurs grincheux.
Et le piquant, c'est que le perspicace M. Cochi-
nat juge déjà de l'ordre qui doit régner dans la
ville rien qu'en voyant faire les commissionnaires
du port! Quel homme, mon Dieu! Quel homme !...
Lorsqu'on débarque à Liverpool ou à Cherbourg,
on est assailli par une nuée de mendiants qui vous
forcent presque à leur faire l'aumône. A Paris, en
hiver, et au quartier Latin, il en est de même
avec les mendiants, les petits Italiens et les petits
3

— 12 —
marchands de bouquets de violettes. Il n'y a pas
moyen de s'en débarrasser, une fois qu'ils sont
pendus après vos habits.
Ettenez, Monsieur Cochinat, en hiver aussi, le
sixième de la population du cinquième arrondisse-
ment de Paris vit de charité publique. Si je me
trompe, c'est d'après M. d'Haussonville et la
«Revue des Deux Mondes » et les circulaires de
M. Dubief, maire de cet arrondissement.
Eh bien! je vous le demande, qui donc s'est
jamais servi de ces données comme critérium,
comme base de raisonnement pour dire que Liver-
pool et Paris sont des villes où la misère et le
désordre régnent en maîtres ?....
Apprenez à réfléchir, Monsieur Cochinat, à quel-
que chose cela est bon, et surtout ne jugez jamais
trop vite et sur les apparences. C'est faire preuve
d'étourderie et de légèreté de caractère que d'agir
autrement.
M. Cochinat jugeant de l'ordre qui devait régner
dans l'intérieur de la ville de Port-au-Prince, en
voyant se quereller les commissionnaires du port,
me fait l'effet de cet Anglais, qui, à peine débarqué
à Boulogne, voyant passer une femme rousse,
prend son calepin et écrit flegmatiquement : « En
France, toutes les femmes sont rousses !.... »

— 13 —
Plus loin M. Cochinat dit :
« L'amour-propre ou plutôt la vanité des Haïtiens » —
soyons poli, Monsieur « est une chose à laquelle il
ne faut jamais toucher
A la moindre observation ou
comparaison d'un étranger, ils répondent : — « Si notre pays
« est si mauvais et le vôtre si bon, pourquoi donc venez-vous
« chez nous? Qu'y venez-vous faire? » Et ils croient sans ré-
plique ce naïf argument. »
Moi, j'avoue ne pas en voir toute la naïveté, sur-
tout quand il s'adresse à l'un de ces trop nombreux
aventuriers, véritables mouches du coche, qui
viennent nous raser en Haïti, quand ce n'est pas
pour être entrepreneurs de révolutions ou tripo-
teurs d'affaires véreuses. Tripoteurs d'affaires vé-
reuses, entendez-le bien, Monsieur Cochinat!...
Si tant est qu'elle soit naïve, cette réponse, je
dirai à M. Cochinat qu'à Paris — où pourtant la
naïveté ne court pas les rues — c'est exactement
la même que l'on fait à tous les étrangers —
de quelque nation qu'ils soient — dès l'instant
qu'ils se permettent de critiquer les institutions,
les mœurs et la politique françaises.
Un de mes amis, un Européen, a été menacé
d'expulsion et dénoncé à la préfecture de police
pour avoir osé défendre la cause de l'amnistie
avant que cette mesure de haute et fine politique
eût été votée par le Sénat.
Et puis, voyez-vous, Monsieur Cochinat, le

— 14 —
chauvinisme haïtien est fils du chauvinisme fran-
çais (1).
Si — avant que de venir à Paris — je n'adorais
Haïti comme on adore à la fois sa mère et sa maî-
tresse, mon séjour en France eût suffi pour m'ou-
vrir les yeux et pour me faire aimer ma patrie
d'une amour folle, enfantine et furieuse!...
Les Français aiment tant leur pays et le défen-
dent avec tant de généreuse colère, et j'ai tant
pleuré de rage avec eux en lisant Paul de Saint-
Victor et Deroulède, et en relisant Hugo et Michelet,
que je haïrais jusques au mépris l'Haïtien qui ne
défendrait pas Haïti de toute son éloquence et de
tout son sang au besoin !
Mère, ils t'ont craché au visage et ils t'ont souf-
fletée de leurs sarcasmes et de leurs rires lorsque,
les entrailles saignantes et les flancs déchirés, tu
pleurais en pansant tes blessures.
Les lâches ! les petits ! les mauvais ! !... Eh bien !
moi, le moindre de tes enfants, mère, je me dresse
(1) « Parmi les nombreuses variétés du chauvinisme, il y a celle
« des gens qui, dès qu'ils mettent le pied sur un sol étranger, se
« sentent pris instinctivement d'un irrésistible besoin de railler ou
« de dénigrer tout ce qu'ils aperçoivent. I!s ne prennent la peine ni
« d'étudier ni de comprendre un peuple dont souvent ils ne connais-
« sent rien, ni l'histoire, ni les mœurs, ni les institutions, ni la
« langue. Ils se font une opinion au débotté. C'est fini, ils n'en dé-
« mordront pas. »
La Justice, du 16 Octobre 1882.
Ce passage peut parfaitement être appliqué à M. Cochinat et à ses
chroniques.
L.-.T. J.

— 15 —
devant toi, et, la dextre armée d'une plume ou
d'une épée, je te défendrai jusques à mon jour der-
nier.
Je les souffletterai à mon tour, et j'aurais voulu
même qu'ils fussent tous là, réunis devant moi,
dans un seul homme, pour lui cracher au visage
et pour lui écraser la figure du talon de ma
bottine ! ! —
Ce sentiment d'estime de soi que vous avez re-
connu chez les Haïtiens et que vous appelez si
improprement de la vanité, c'est de l'orgueil, Mon-
sieur Cochinat. Et je souhaite que cet orgueil ne
s'éteigne jamais dans leur cœur.
Savez-vous pourquoi ? Parce que l'orgueil est
un des meilleurs stimulants moraux de sélection ;
Darwin prétend que le paon n'a conquis les orne-
ments de sa belle queue que parce qu'il est né or-
gueilleux.
C'est le sentiment d'orgueil que causent la li-
berté et l'indépendance qui nous fait — ainsi que
vous l'avez observé— les plus beaux hommes de
la race à laquelle vous appartenez.
Beauté est signe de liberté !
Et je vais parler franchement et sans ambages :
Vous tous, étrangers, noirs ou blancs, qui venez
en Haïti pour faire fortune honnêtement — ou
autrement — habitez avec nous, enrichissez-vous
honnêtement — ou autrement — mais, de grâce,
épargnez-nous vos conseils.

— 16 —
Vos conseils ! lorsqu'ils ne sont pas intéressés ou
malveillants, ils sont impertinemmentdonnés.
Vous manquez généralement de tact et de me-
sure.
Nous voulons faire nous-mêmes. Et il y a dans
ce superbe entêtement un sentiment d'orgueil que
vous ne comprenez pas — vous autres tous —
parce que vous n'avez pas payé aussi cher que
nous le droit de dire, en frappant le sol du pied :
« Ceci est mien, j'en peux faire ce que je veux ! »
Aucun pays, en effet —j'excepte la France —
n'a fait, au milieu de difficultés sans nombre, de
sourdes inimitiés, de haines mesquines, de lâche-
tés des uns et de dédains des nations qui nous
étaient obligées, aucun pays n'a fait les efforts que
les Haïtiens ont fait pour demeurer un peuple libre
et fier (1).
Nous savons, d'ailleurs, ce qu'il nous faut, et,
(1) Nos aïeux ont combattu pour l'indépendance des États-Unis et
ont versé leur sang pour cette cause au siège de Savannah.
Le président Pétion donna des armes, de l'argent et des hommes à
Bolivar et aida le patriote colombien à délivrer son pays de la do-
mination des Espagnols. C'est l'indépendance de la Colombie et du
Vénézuela qui a amené celle du Pérou et celle de la Bolivie.
Eh bien ! à ce fameux congrès de Panama où Bolivar avait convié
les représentants de tous les Etats libres de l'Amérique, les envoyés
d'Haïti, sous les conseils de ceux des Etats-Unis, ne furent pas
admis. Cela se passait sous Boyer. (Voir Ardouin.)

Vers la même époque, nous fîmes indirectement passer de l'argent
aux Grecs qui combattaient alors pour leur indépendance. (Voir
Ardouin.)
Quand nous avons fait ces nobles et généreuses choses, nous sor-
tions de l'abject esclavage depuis un quart de siècle à peine. T.out
bien considéré, il n'y a que la France qui ait fait aussi beau que
nous.

— 17 —
quand nous voulons étudier, nous savons parfai-
tement aller à ces sources de lumière qui se nom-
ment Paris, Londres, Berlin ou Washington.
Ce lopin de terre où nous sommes les maîtres,
et que nous gardons avec un soin tant jaloux à nos
arrière-neveux, nous l'avons payé trois fois. Nous
l'avons d'abord acheté dans la personne de nos
ancêtres , et payé de deux siècles de larmes et de
sueur; puis nous l'avons payé d'une immense
quantité de sang , et puis encore nous l'avons payé
de 120 millions en argent.
Cent vingt millions d'argent! de 1825 à 1880!
C'est un joli denier ! Sans compter les cent mille
francs par ci, les cent mille francs par là, que vous
nous avez soutirés — après chaque révolution inu-
tile que vous aviez faite — vous tous, qui mangiez
avec nous la veille, et qui vous disiez nôtres, et
qui, le lendemain, veniez nous menacer de Bis-
marck, de Disraëli ou de Fish, ou qui disiez que
vous étiez nés à la Guadeloupe, à la Martinique
ou... ailleurs.
Cent vingt millions en cinquante ans! — met-
tons deux cents millions en chiffres ronds — lors-
que nous n'avons jamais eu qu'un budget annuel
de vingt millions en moyenne ! On serait pauvre à
moins, Monsieur Cochinat.
Quand vous aurez fait chez vous — proportion-
nellement — ce que nous avons fait chez nous, et
quand vous aurez dépensé ce que nous avons dé-

— 18 —
pensé, vous viendrez nous donner des conseils et
compter nos punaises et nos maringouins.
D'ici là, taisez-vous.., et laissez-nous faire !...
« Jamais, je crois, dit M. Cochinat, l'on n'a donné une
« idée vraie d'Haïti aux autres nations dans aucune publica-
« tion qui le concerne. Les gens du pays qui ont vécu en
« France n'osent signer une seule page dans un sens désap-
« probateur et ceux qui y viennent pour travailler se gardent
« bien, en ne louant pas tout ce qui se fait, de se créer des
« embarras. »
Cette phrase contient plusieurs erreurs.
D'abord, il est faux qu'ils se créent des embar-
ras, les étrangers qui disent du mal de nous, en
Haïti même. Et s'ils ne faisaient que cela : dire du
mal de nous, nous les bénirions. Mais le mal, ce
sont eux qui le font. Ce sont généralement les
grandes maisons commerciales des principales
villes de la République qui se constituent les bail-
leresses de fonds des politiciens et des révolution-
naires sans vergogne.
Si l'on cherchait bien, derrière chaque insurrec-
tion qui a eu lieu en Haïti depuis 1843 jusques à nos
jours, on trouverait toujours une main d'étranger
qui tient les fils et qui fait mouvoir les pantins.
En ce moment même où j'écris, je me suis laissé
dire — cela sous toutes réserves — que ce sont
les grands commerçants étrangers habitant Haïti
qui font courir tous les bruits absurdes, toutes les

— 19 —
bourdes, toutes les petites infamies qui ont circulé
ces temps derniers sur le compte du Gouverne-
ment actuel, parce qu'ils voient-dit-on—que
l'usure, dont ils étaient accoutumés de vivre, va
prendre fin dès que la Banque nationale d'Haïti
aura commencé de fonctionner.
Il est faux que les écrivains haïtiens n'aient ja-
mais osé prendre la plume pour désapprouver la
politique de tel ou tel gouvernement, et pour don-
ner des conseils à leurs compatriotes.
Je ne veux pas citer les noms des écrivains con-
temporains — de peur d'en omettre un seul et de
faire des jaloux — mais je dirai à M. Cochinat :
Comment voulez-vous qu'un peuple si franc, si
expansif, si batailleur, d'un caractère si fier, puisse
taire ses pensées et craindre de les écrire?
Les fils des boucaniers n'ont jamais désappris à
parler haut... en Haïti, du moins.
Le sang franco-africain qui bout dans leurs vei-
nes les empêche d'être des taciturnes et des hypo-
crites.
Tenez, Monsieur Cochinat, prenez les cinq der-
niers volumes d'Ardouin et lisez-les. Vous verrez les
noms suivants : Darfour, Milcent, Prévost, Nau,
Dumai-Lespinasse, David-Troy, Granville, Cour-
tois, Cauvin ainé, etc. ; inclinez-vous et... saluez.

— 20 —
Saluez-les ! ils étaient journalistes et prêchaient
la concorde et le travail à leurs compatriotes, et
faisaient respecter la race noire, à laquelle vous
appartenez dans un temps où elle n'était guère
respectée ailleurs qu'en Haïti.
M. Cochinat à l'air de croire que ce ne sont que
les Haïtiens qui ont fait leurs études en France, et
les Européens qui viennent en Haïti pour y tra-
vailler, qui pourraient écrire sur ce pays et en
donner une idée vraie aux nations européennes.
C'est une erreur. Beaucoup d'écrivains, qui n'ap-
partenaient ni à l'une ni à l'autre catégorie sus-
visées par M. Cochinat, ont publié des livres sur
Haïti pendant ces quarante dernières années.
Ils s'appellent : Victor Schœlcher, Lepelletier
de Saint-Remy, Gustave d'Alaux, Paul d'Hor-
moys , Alexandre Bonneau , Edgard Lasselve ,
Louiset Georges Verbrugghe,Victor Meignan, etc.,
j'en passe... et des moins connus de M. Cochinat.
Si les livres qu'ils ont écrits contiennent des ap-
préciations injustes, c'est parce que — excepté
M. Schœlcher — aucun d'eux n'avait le raisonne-
ment assez solide et l'esprit assez vaste et assez
philosophique pour bien comprendre, saisir et
exposer l'état social, intellectuel, physique et mo-
ral, du pays qu'ils avaient entrepris de présenter
à leurs lecteurs.
Ils se sont trompés dans leurs appréciations,
parce que le plus souvent ils ne voyaient que la

— 21 —
surface — et la capitale — et que d'autres fois ils
n'avaient rien du tout vu. Ils s'étaient trompés
surtout parce que l'homme est sujet à l'erreur, et
M. Cochinat est en passe de donner, encore une
fois, une preuve décisive de la véracité de cette
sentence.
M. Cochinat ne sait rien d'Haïti, pas même les
noms des écrivains qui ont fouillé son passé, étu-
dié son présent et essayé de deviner son avenir.
M. Cochinat dit encore :
« Le voyageur ne trouve à Port-au-Prince ni établissements
de bains, ni dégraisseurs, ni pâtissiers, ni confiseurs, et si
quelqu'un s'avisait d'établir une de ces industries, il courrait
sûrement à la ruine. »
J'avoue ne pas comprendre. Comment! il n'y a
pas de bains publics, et si quelqu'un vient en éta-
blir, personne n'ira prendre de bain, et ledit in-
dustriel fera faillite!...
M. Cochinat nous croit donc bien malpropres !...
A toute personne pourvue d'un peu de gros bon
sens, il aurait paru plus probable que le proprié-
taire des bains ferait plutôt fortune que de se rui-
ner. Mais, pour M. Cochinat, ce serait déroger que
de penser comme pensent les gens sensés.
S'il paraît bon de vouloir faire de l'esprit, même

— 22 —
aux dépens de la vérité, il est meilleur d'avoir d
bon sens, Monsieur! Cochinat.
Je veux rapporter dans son entier la phrase
suivante qu'écrit le trop fantaisiste chroniqueur
de la Petite Presse :
« Pour l'indigène, l'existence matérielle est peu coûteuse,
« car l'Haïtien en général est d'une sobriété forcée, nuisible,
« autant au travail qu'il ne pratique pas et dont il a honte
« qu'à la prospérité de son pays.
« Il vit de fort peu de chose, de poisson salé, de morue, de
« riz et de pois, de quelques tranches d'avocat ou beurre vé-
« gétal, et il se rabat sur le mangot et sur la canne à sucre
« pour se remplir. Ce n'est que sur le rhum ou le tafia qu'il
« n'économise pas, »
M. Cochinat à l'air de croire qu'un bon travail-
leur doit être un fort mangeur.
C'est assez vrai dans les pays froids, mais dans
les pays chauds il n'est pas nécessaire qu'il en
soit de même. M. Cochinat saura que les Chinois,
les Javanais, les fellahs d'Egypte et les Kabyles,
en Algérie, ne se nourrissent généralement que de
riz, et pourtant ce sont tous de grands travailleurs.
Le Chinois, dont la sobriété est proverbiale, et
qui ne se nourrit que de riz, est pourtant meilleur
travailleur que l'Anglo-Saxon , qui se gave de
viandes.

23 —
Il en est ainsi aux États-Unis du moins.
Ce pauvre M. Cochinat ! il est aussi ignorant en
hygiène qu'il l'est en géographie et en histoire na-
turelle.
» »
M. Cochinat nous dit que nous ne travaillons
pas.
Mais c'est insensé ! Et il en parle bien à son
aise !
Qui donc a payé — en cinquante ans — les deux
cents millions dont j'ai parlé plus haut? Et qui
les avait sués?... M. Cochinat croit-il, par hasard,
qu'ils nous sont tombés de la lune?...
Qu'il nous montre, à latitude égale, à population
égale, et toutes choses égales d'ailleurs, un seul
peuple qui en ait fait autant.
Je 1 en défie !...
Il y a un tas d'imbéciles qui n'ont jamais fait
œuvre de leurs dix doigts, et qui s'en vont répé-
tant niaisement partout : « Les Haïtiens sont très
paresseux. »
Leur sottise et leur ineptie font sourire de dé-
dain tous les gens sensés.
*
* *
Pour M. Cochinat on dirait, en vérité, que per-
sonne en Haïti n'a touché à une houe depuis 1804.

— 24 —
Il voudrait probablement, le brave cœur, voir les
paysans haïtiens ramenés à l'ancien régime ou à
quelque chose d'approchant, comme à peu près la
condition des paysans de la Martinique et de la
Guadeloupe — régime qui est si humain qu'il fai-
sait, dernièrement encore, l'objet des vives criti-
ques de l'honorable M. Schœlcher, un grand cœur
et un grand esprit celui-là !
Si M. Cochinat nous avait dit que le régime de
l'appropriation des terres en Haïti est pour être
changé le plus possible — et cela sans secousse —
parce que le régime actuel de la propriété met un
certain empêchement au travail, parce que le sol
n'est pas assez divisé, il aurait dit quelque chose
de bon et de juste, et cela eût atténué l’effet de
cette phrase pharamineuse de sottise : « Les Haï-
tiens ont honte du travail (1). »
Franchement, M. Cochinat qui est de la même
race que nous, et qui se dit notre ami chaud — d'au-
cuns ajoutent, malicieusement, depuis l'emprunt
Domingue surtout — franchement, M. Cochinat
est moins juste et moins bienveillant envers nous
que ne l'a été le marquis de Beauvoir envers les
Siamois, et M. Henri Rochefort envers les natu-
rels des îles Sandwich !...
Lisons encore.
(1) Voir à lu fin du volume lu note A.

— 25 —
M. Cochinat écrit ceci
« Nous avons aussi à Port-au-Prince deux anciens mem-
« bres de la Commune, les citoyens Vaillant et Chardon qui
« n'ont pas voulu profiter de l'amnistie et qui tiennent cha-
« cun un café. Ils font leurs affaires et ils aiment ce pays où,
« sans doute, ils trouvent tous les éléments d'une Commune
« noire. »
Malgré les mots « sans doute > on sent l'imper-
tinence.
Je ne veux pas faire ici l'apologie de la Com-
mune. Mais je veux dire, en passant, que les
hommes qui ont fait la Commune n'ont eu que
trois torts: 1° de l'avoir faite pendant que les
Prussiens étaient encore à Saint-Cloud ; 2° d'avoir
brûlé quelques monuments qui n'étaient pour
rien dans les revendications sociales pour lesquel-
les ils combattaient ; 3° d'avoir été vaincus.
Hormis ces trois reproches qu'on peut lui adres-
ser, la Commune, c'était tout simplement le gou-
vernement d'une grande cité par elle-même, c'est-
à-dire l'administration de cette cité par des délé-
gués librement élus par les citoyens réunis dans
leurs comices.
Plus tard, la Commune est devenue une insur-
rection de la blouse contre la redingote, de l'ou-
vrier contre le capital. Mais qu'était-ce que la Ré-
volution française? Une insurrection — qui a
réussi — de la redingote contre l'habit de soie, du

— 26 —
bourgeois contre le noble et le prêtre, et qui a dé-
livré le monde..... et M. Cochinat de l'esclavage
dans lequel ils vivaient auparavant.
M. Cochinat a dû être aussi effrayé pendant la
Commune que le fut Panurge pendant la tempête
et peut-être bien que, «par excès de male paour, il
lui est arrivé la même chouse qui arriva au com-
paignon de Pantagruel ».
Voyons, Monsieur Cochinat, dites-moi, sans
rire, et la main sur la conscience, croyez-vous que
les anciens membres de la Commune qui n'ont
pas voulu bénéficier de l'amnistie et qui sont restés
en Suisse, en Nouvelle-Calédonie, a Londres ou à
New-York, croyez-vous qu'ils ne sont restés
dans ces différents endroits que parce qu'ils y ont
trouvé tous les éléments d'une Commune
telle
que vous comprenez la chose ?
Malgré vos mots « sans doute » jésuitiquement
placés à la fin de votre phrase, je n'hésite pas à
vous dire, Monsieur Cochinat, que vous n'êtes
qu'un malveillant ou un ignorant. Et, si. cela vous
blesse.... je demeure à Paris, 4, rue de l'Ecole-de-
Médecine, et j'y serai encore — selon toute pro-
babilité — à votre retour dans cette ville
mais
vous ne viendrez pas me chercher, vous êtes de
ces individus qui insultez les gens, et qui, —
comme l'a dit Victor Hugo, —
« .... Quand on va chez eux pour chercher leurs oreilles,
Leurs oreilles n'y sont jamais. »

- 27 -
Une dernière citation. M. Cochinat écrit cette
insanité :
« La population (de Port-au-Prince) n'est pas casa-
« nière, et cela se conçoit, à cause de la chaleur. »
Nous avons déjà dit que M. Cochinat était très
ignorant en hygiène. Un esprit réfléchi n'aurait
pas manqué d'écrire le contraire de la première
partie de cette phrase. Mais M. Cochinat, lui, ne
se gêne pas et prend avec le bon sens d'étranges
libertés.
Il dit tout le contraire de ce qui est.
Ainsi, il écrit carrément que les jeunes gens
de Port-au-Prince, voire même les députés, sont
des ivrognes.
Je donne à cette assertion le plus formel dé-
menti.
M. Cochinat a la manie de se répéter à chaque
instant pour dire, en parlant d'Haïti : « Notre an-
cienne colonie de Saint-Domingue. » Notre an-
cienne colonie ! Ça lui emplit la bouche !
Sous la plume de M. Cochinat, cette expression
me choque et me déplaît plus que je ne puis le
dire.
Aux temps où nous étions déjà libres et indé-
pendants — cela.de par l'héroïsme de nos grands-
pères— ces va-nu-pieds sublimes— et que nous

— 28 —
traitions de puissance à puissance avec la France,
M. Cochinat, dans la personne des siens, gémis-
sait encore à la Martinique de la condition d'af-
franchis dans laquelle ils vivotaient et courbaient
la tête sous le mépris des colons.
Lorsque nous étions déjà citoyens haïtiens, lui,
il était encore demi-esclave de sujets français.
N'oubliez jamais cela, Monsieur Cochinat, et
ne dites plus en parlant d'Haïti : « Notre ancienne
colonie de Saint-Domingue »,dites, s'il vous plaît,
l'ancienne colonie française de Saint-Domingue.
Quant au mot « notre » il sonne terriblement
mal venant de vous, et vous me faites l'effet, en le
disant, de ces domestiques qui disent de la villa
qu'ont vendue leur maître — avant même qu'ils ne
fussent entrés au service de ce maître —: « Notre
ancienne villa. »
Avant le décret du 27 Avril 1848 rendu sur l'ini-
tiative de M. Schœlcher par le Gouvernement
provisoire de la République française, et qui bri-
sait à jamais les chaînes de l'esclavage dans les
colonies françaises, aurait-il pu dire, en parlant
d'Haïti : « Notre ancienne colonie ?
»

Puisque vous alliez en Haïti avec l'intention d'é-
tudier de près ce pays,que ne vous êtes vous donné
la peine de relire Montesquieu — tout le monde
l'a lu — et de lire attentivement les livres de Psy-
chologie sociale de Herbert Spencer et de Littré.

— 29 —
Eclairé et assagi par la lecture de ces auteurs,
vous auriez vu que nous sommes, en ce moment,
en Haïti, en pleine phase d'évolution. Nous mon-
tons.
Cette évolution se fait lentement, mais elle se
fait.
*
Il est de ces politiques en chambre, de ces poli-
tiquess péculatifs dont Bossuet parlait avec tant de
dédain, qui se figurent que l'on peut transformer
le tempérament d'un peuple, le substratum de son
caractère, aussi facilement que le médecin trans-
forme le tempérament d'un malade.
Triples crétins ! il faut pour cela des siècles de
capital intellectuel accumulé ; il faut le coup de
pouce du temps et le grand enseignement que don-
nent les catastrophes et les douleurs subies et vi-
rilement traversées par tout un peuple.
Et l'on ne tient pas débit de ces choses-là,
Monsieur Cochinat.
Oyez cette phrase du grand économiste P. Le-
roy-Beaulieu : « La vie d'un peuple est comme
« celle d'un homme ; seulement les années dans la
« vie d'un homme sont des décades dans la vie
« d'un peuple (1). »
Si vous aviez pris la précaution de lire Herbert
(1) P. Leroy- Beaulieu. Cours du Collège de France. Notes per-
sonnelles.

— 30 —
Spencer et Littré, cela vous eût ouvert l'intellect
et vous eussiez eu une perception plus nette et
plus philosophique des hommes et des choses en
Haïti.
En étudiant la physiologie générale des sociétés,
vous eussiez appris à être moins superficiel et
moins injuste que vous ne l'avez été.
11 est plus difficile, Monsieur Cochinat, de faire
de la critique sociale que de faire de la critique
dramatique.
Vous n'aviez surtout pas le droit de mentir sur
le compte de la société haïtienne, et vous êtes
grotesque, en vérité, lorsque vous essayez de jeter
le ridicule sur une nation si pleine d'avenir.
Louis-Joseph JANVIER,
Etudiant.
Taris, 20 Septembre 1881.

CHAPITRE II
CHRONIQUEUR MAL RENSEIGNÉ
SOMMAIRE. — Il n'en fut rien. — Avis de l'Œil. — Lettre à M. Dal-
loz. — Le Vaudoux. — Prenez pour des fables... — Exposition
nationale d'Haïti. — La première Exposition française.— Chaptal
et Fox. — Prédiction de François de Neufchâteau (1798). —
Quelle différence immense ! — Gouverner, c'est prévoir! — .... Il

a pris date au nom du pays.... — L'avenir se chargera de le dé-
montrer. — Hommes d'Etat haïtiens. — Le président actuel.—
Banque nationale. — Union postale. — Crédit d'Haïti. — Port-
au-Prince embellie. — L'instruction publique. — Le général

Légitime, ministre de l'Intérieur. — Jamais, en vérité.... —
M. Laforesterie, ministre des finances. — La France et Haïti. —
Le pain et le sel. — ... même avec une fleur... — Je suis dans
l'intention.
Cet article devait être publié — ainsi que pro-
messe m'en avait été faite — par le journal pari-
sien qui avait inséré les chroniques de M. Cochinat.
Il n'en fut rien à la suite de pourparlers qu'il serait
trop long de relater ici.
Je l'envoyai alors au directeur-gérant du jour-
nal haïtien l’Œil. Il parut dans un numéro de ce
journal — précédé de quelques lignes d'avis de la

— 32 —
Direction
— à la date du 26 Novembre 1881. Voici
l'avis :
« Notre compatriote Louis-Joseph JANVIER nous prie
« de publier dans nos colonnes la lettre suivante qu'il a
« adressée à M. Dalloz, administrateur de la « Petite
« Presse », à propos des chroniques de M. COCHINAT
« sur Haïti, publiées dans ce journal. »
La Direction.
Paris, ce 17 Octobre 1881.
Monsieur Dalloz, administrateur de la Petite Presse.
Monsieur l'Administrateur,
En ma qualité d'Haïtien, et d'Haïtien qui aime
ardemment son pays, il m'a paru qu'il m'était
d'impérieux devoir de protester contre l'absolue
véracité des chroniques intitulées : De Paris à
Haïti que M. Cochinat a fait insérer sur la « Petite
Presse », dans le courant du mois dernier.
Je dirai d'abord que M. Cochinat était peut-
être mal préparé pour bien voir et étudier la so-
ciété haïtienne sous ses multiples aspects.
M. Cochinat n'a vu qu'une seule ville d'Haïti,
et ce n'est pas d'ailleurs après un séjour de trois
semaines à un mois dans un pays que l'on se peut
flatter de rendre un compte exact des mœurs de
ce pays.
Pour bien juger des usages et des coutumes

— 33 —
d'un peuple, il faut avoir égard au milieu social,
intellectuel et moral de ce peuple ; il faut surtout
ne pas émettre de fausses appréciations, en ou-
bliant les conditions physiques de milieu, d'habi-
tat dans lesquelles ce peuple s'est développé.
M. Cochinat m'a paru ne pas se soucier assez de
l'histoire et des origines ethniques de la nationa-
lité haïtienne.
Aussi les jugements qu'il formule laissent-ils
beaucoup à désirer sous le double rapport de l'im-
partialité et de la justesse des aperçus.
Il se trompe ou se contredit souvent quand il
ne veut pas prendre cure des différences qui doi-
vent exister entre l'ouvrier haïtien, né d'hier et
peu besoigneux, et l'ouvrier de n'importe quelle
nation vieille, l'ouvrier parisien, par exemple.
De même que toutes les planètes ne peuvent
être observées à l'aide des mêmes instruments
d'astronomie, de même toutes les agglomérations
sociales ne peuvent être étudiées à travers la même
optique.
M. Cochinat, en partant pour Haïti, a commis
une grande faute, en négligeant d'emporter avec
lui, à défaut de Littré et de Herbert Spencer, un
exemplaire des Lettres Persanes.
Les descriptions que donne M. Cochinat des
danses et réunions de Vaudoux sont absolument
fantaisistes. On les doit tenir pour controuvées.
Depuis vingt ans les danses de Vaudoux sont

— 34 —
prohibées sous les peines les plus sévères, et
M. Edgard Lasselve, un touriste français qui a
voyagé par toute la"République haïtienne pendant
trois ans, avoue, dans un livre qu'il a publié l'an-
née dernière, qu'il lui a été impossible de rencon-
trer une seule fois, une réunion de Vaudoux, en-
core qu'il eût spécialement cherché à assister à
l'une d'elles.
Il faut prendre pour des fables ces racontars
qui ont été faits à M. Cochinat, sans doute par un
inepte plaisant, et d'après lesquels ce chroniqueur,
vivement impressionné et induit à erreur, a décrit
ces réunions qu'il n'a certainement point vues.
M. Cochinat me semble surtout avoir été mal
inspiré dans ce passage où il reproche au gouver-
nement haïtien d'avoir organisé une exposition
générale des produits du pays.
M. Cochinat trouve qu'il aurait mieux valu at-
tendre — pour organiser une exposition — que la
République d'Haïti fût pourvue d'un outillage
économique complet: canaux, routes, ponts, etc.
Sur ce point encore, M. Cochinat me permettra
de n'être nullement de son avis. Les Expositions
nationales ou universelles qui onteulieu ces temps
derniers à Melbourne, à Buenos-Ayres, en Algé-
rie, en Italie, etc., se sont faites dans des pays
dont l'outillage économique est loin d'être déjà
complet.
En France, ce fut sous le Directoire, au lende-

— 35 —
main des guerres de la Révolution et durant que
la grande nation était encore toute troublée de ses
terribles convulsions que la première Exposition
nationale fut organisée.
Les routes étaient à cette époque dans le pire-
état. Les exposants ne furent qu'au nombre de
cent dix (1).
L'industrie française d'avant la Révolution était
morte ; l'industrie nouvelle, celle qui allait naître
sous le Consulat et progresser à la faveur du Blo-
cus Continental, était encore dans l'enfance.
Comme Chaptal, ministre de l'Intérieur, faisait
à l'éloquent Fox, le constant ami de la France,
les honneurs de la troisième Exposition, celle de
1802, l'Anglais ne puts'empêcher de critiquer assez
dédaigneusement les produits françaisexposés, les
comparant mentalement aux produits anglais si-
milaires.
François de Neufchâteau, alors qu'il était mi-
nistre de l'Intérieur sous le Directoire, avait écrit,
en 1798, à propos de la première Exposition fran-
çaise dont il fut l'organisateur : « J'ai cru devoir
« me hâter de poser la première pierre d'un édi-
« fice immense que le temps seul peut achever, et
« qui s'embellira, chaque année, par les efforts
« réunis du commerceet de l'industrie. Lisez avec
« attention le catalogue et vous vous convaincrez
(1) E. Levasseur. Cours du Collège de France et Histoire des
classes ouvrières.

— 36 —
« que l'industrie française, prise au dépourvu, a
« honoré le génie national par des productions
« qui peuvent exciter l'envie des étrangers ; vous
« verrez que cette Exposition conçue et exécutée à
« la hâte, incomplètement organisée, est réelle-
« ment une première campagne, une campagne
« désastreuse pour l'industrie anglaise et glo-
« rieuse pour la République. »
La prédiction de François de Neuchàteau ne s'est
réalisée que de nos jours et en partie seulement.
Depuis que les traités de commerce ont été conclus
entre Napoléon III et le gouvernement de Sa Ma-
jesté Britannique, l'Angleterre est devenue le prin-
cipal débouché des manufactures françaises.
Quelle différence immense d'ailleurs entre l'Ex-
position nationale française de 1798 et l'Exposi-
tion universelle qui a eu lieu à Paris en 1878!...
J'ai cité ces exemples pour conclure qu'un gou-
vernement ne doit jamais différer de prendre une
mesure, de donner un exemple d'où il peut sortir,
plus tard, un grand bien pour le pays, confié à ses
soins.
Gouverner, c'est prévoir.
Le cabinet de Port-au-Prince ne dépensera ja-
mais assez d'argent pour des entreprises du genre
de l'Exposition haïtienne de 1881.
En agissant ainsi qu'il l'a fait, le Gouvernement
a pris date au nom du pays et personne ne l'en
saurait blâmer.

— 37 —
Ce million, qui — selonM. Cochinat, — a été mal
à propos dépensé pour couvrir les frais de cons-
truction de l'édifice qui devait contenir les pro-
duits haïtiens, ce million, à mon avis, ne pouvait
recevoir meilleure destination que cellequ'on lui a
donnée. Cette somme ne sera pas perdue. L'avenir
se chargera de le démontrer.
*
*
+
Les appréciations qu'a faites M. Cochinat sur
les hommes d'Etat haïtiens ne peuvent pas moins
induire à erreur que celles qu'il a faites touchant
les choses d'Haïti, et les portraits qu'il a tracés de
ces hommes d'Etat ne sont point vrais.
Le président actuel de la République, le général
Salomon, est un ancien ambassadeur d'Haïti à
Paris.
Depuis son avènement au pouvoir il a effectué
de grandes choses. Il a doté le pays d'une Banque
nationale, institution rêvée depuis soixante-dix
ans. Grâce à son gouvernement, Haïti fait aujour-
d'hui partie de l'Union Postale. Il a remis l'ordre
dans les finances et dans l'administration. Le
crédit d'Haïti, autrefois ébranlé, il l'a relevé, lors-
qu'il a eu reconnu, comme dette nationale, l'em-
prunt que la République d'Haïti avait contracté
à Paris, en Juin 1875. Il a réorganisé l'armée.
U fait en ce moment embellir, éclairer, assainir

— 3S —
et entretenir admirablement les rues de Port-au-
Prince, capitale de la République.
Tous ces beaux résultats, toutes ces féériques
transformations, le Président les a obtenus et réa-
lisés en moins de deux ans d'honnête, active et
ferme gestion des affaires.
Les deux réformes maîtresses, les réformes ca-
pitales qu'on attend de lui, il saura les exécuter.
Une loi sur l'instruction publique est en ce mo-
ment à l'étude.
L'instruction déjà assez répandue — toutes cho-
ses étant égales d'ailleurs — sera bientôt générale.
Elle sera gratuite et obligatoire ; elle sera distri-
buée aussi largement dans les campagnes que dans
les villes ; elle sera donnée aussi généreusement
aux filles qu'aux garçons. Elle sera élevée et en
profondeur comme elle l'est en France, en même
temps que répandue et en surface comme elle l'est
aux Etats-Unis (1).
Le ministre de l'Agriculture, le général D. Légi-
time, patriote rempli d'une foi profonde dans l’a-
(1) Le suffrage universel est la base des républiques. Or, un citoyen
a besoin de savoir lire pour voter librement ; et les autres citoyens
ont besoin qu'il sache lire pour qu'il vote intelligemment.
« Ce qui fait la puissance d'un peuple, ce n'est pas tant son éten-
due territoriale, la richesse de son sol, le nombre et la sûreté de ses
ports, la possession d'un gros capital, que l'intelligence et l'activité
des citoyens.
« L'instruction est donc le premier intérêt social et politique.
L'Etat, en exigeant qu'on la donne à tous les enfants, pourvoit à
sa propre conservation, à sa puissance et â son honneur.
« Il accomplit en même temps son premier devoir envers les ci-

— 39 —
venir de son pays, et administrateur savant, habile
et zélé, se multiplie pour créer des merveilles.
Jamais, en vérité, Haïti n'a été si prospère et en
meilleures mains qu'elle ne l'est actuellement.
Il ne répugne à aucun esprit sérieux et réfléchi
de croire, et d'affirmer même qu'avec l'arrivée du
général Salomon au pouvoir Haïti a rompu, pour
toujours, avec l'ère stérile des révolutions, des
coups d'Etat et des pronunciamientos, ces bâtons
dans les roues d'un peuple en évolution.
J'ai tout lieu d'être étonné aussi des critiques
acerbes dirigées par le chroniqueur de la Petite
Presse contre le dernier ministre des Finances,
M. Charles Laforesterie.
M. Cochinat reproche à cet ancien fonctionnaire
haïtien dont il fut, en d'autres temps, le commensal
assidu, d'être indûment décoré de la Légion d'Hon-
neur. Rien n'est moins fondé que ce reproche.
Ministre Résident d'Haïti à Paris, M. Lafores-
terie fut chargé par le cabinet de Port-au-Prince de
la mission de le représenter au congrès du Mètre-
Etalon.
Les voix étaient partagées entre le Mètre-Type
toyens, puisqu'il leur assure ta premier des biens et le plus indispen-
sable.
« L'égalité est la base des sociétés modernes.
* Or, il n'y a pas d'égalité véritable entre un homme absolument
illettré et les autres homines. Il a des droits, mais il lui est impos-
sible d'en faire usage. »
(Jules Simon, le Gaulois du 17 Mai 1882.)

— 40 —
français et le Mètre-Etalon que l'Allemagne pro-
posait aux puissances. Le vote du commissaire
haïtien, exprimé le dernier, fut décisif : il fit pen-
cher la balance en faveur du Metre français. Cette
victoire toute pacifique qu'elle venait de remporter
— c'était en 1874 — la noble France la devait à la
petite Haïti, laquelle, justement, venait d'être
outragée dans son honneur par une flotille prus-
sienne, parce que, quatre ans auparavant, durant
la guerre franco-allemande, elle avait manifesté
ses sentiments de sympathie pour la Nation-
Flambeau alors quelle était traînée sur la claie et
reniée par ceux-là mêmes pour lesquels elle avait
autrefois dépensé son sang et son argent, et dont
elle avait été le sublime artisan de l'indépendance
ou de l'unité.
La France remercia Haïti sur la poitrine de
M. Laforesterie. Beaucoup d'hommes portent à
leur boutonnière la décoration de la Légion d'Hon-
neur et qui ne l'ont point obtenue à la suite d'un tel
concours de circonstances toutes glorieuses pour
la nation que la France voulait honorer en eux.
M. Laforesterie vient de tomber du ministère.
Cette seule considération aurait pu suffire pour
modérer la verve exagérément caustique de M. Co-
chinat et pour lui dicter un jugement moins sé-
vère et moins partial sur la conduite politique d'un
homme dont il a goûté le pain et le sel.
Les esprits d'élite prodiguent toujours leurs con-

— 41 —
solations à Jeur ami qui n'est plus puissant, et la
marque des grands caractères, c'est de ne jamais
frapper — même avec une fleur — l'ennemi tombé.
Ces critiques que je formule hâtivement ici, et
d'une façon si modérée, je me propose de les re-
prendre ailleurs, et à nouveau, sous une forme
moins anodine.
Je suis dans l'intention, — quand il aura paru,
— de critiquer d'un bout à l'autre, et de discuter, à
tous les points de vue, le livre que M. Cochinat
compte publier, en réunissant toutes les chroni-
ques qu'il a écrites sur Haïti.
Je suis, Monsieur l'Administrateur, votre très
honoré et très reconnaissant serviteur.
Louis-Joseph JANVIER.

CHAPITRE III
LES INSOLENCES DE M. COCHINAT (1)
SOMMAIRE.
Je sors de ma réserve. — Ma furia. — Sans euphé-
mismes. — Entre autres bourdes. — Faut-il qu'un homme soit
lâche et mal élevé ! — J'aurais pu vous répondre. — J'aurais pu
vous montrer... — Douleurs ostéocopes. — Voyez l'Europe. —
J'évoquerais.—Je vous aurais montré. — Et puisque ces choses....
— Paysan haïtien, mon frère.... — Les temps viendront.— Tout
vient à poiut. — L'altruisme vous emplit le cœur!... — Gardez-
les! Courage civil et courage civique ! — Chétive pécore ! —
Va, simple jésuite et triple gueux !.... — Arcah hies et Gonaives,
villes sacrées!...— Bientôt, ô Cochinat!... — Tu les verras
passer... — Regarde-les. — Donc, tu les regarderas passer. —
Héros et vaillants de 1803!... C'est l'indépendance d'Haïti...
— Manant, apprends à vivre. — La France est la capitale des
peuples. Haïti est la France noire. — Aveugle, trois
fois
aveugle.
Monsieur le Directeur,
J'avais pris avec moi-même le formel engage-
ment de ne plus répondre, pour le moment, aux
(1) Cet article a paru dans deux numéros du journal haïtien
« le Persévérant » aux dates des 20 et 28 Janvier 1882. Je remercie

— 43 —
chroniques de M. Cochinat. Je voulais attendre
qu'il les eût réunies et publiées afin de répondre
par un livre au livre de M. Cochinat.
Je sors de ma réserve. Aussi bien je ne la puis
plus garder après la nouvelle insulte que ce con-
dottiere des lettres dont la couardise égale l'inso-
lence vient de jeter à la face de mon pays.
Il y a des gens qui ont la manie, quand on leur
dit une injure, de prendre des gants blancs pour
répondre à l'insulteur. Moi pas. Je sens bouillon-
ner tout mon sang et je deviens fiévreux de fureur
toutes les fois qu'on touche à une personne ou à
une chose qui m'est chère. Et j'ai pour coutume
invariable de défendre l'objet aimé avec une furia
que mon âge et mon tempérament expliquent fa-
cilement.
D'ailleurs, M. Cochinat ayant été insolent envers
mes concitoyens et mon pays,et ce burlesque per-
sonnage écrivant plutôt en argot qu'en français,
ici le directeur de ce journal et lui envoie l'expression la meilleure
de toute ma gratitude.
D'aucuns trouvent cet article violent. J'en conviens. L'indignation
m'étouflait lorsque je l'écrivis. Je n'en retire pas une ligne. Je n'ai
pas à me repentir de mes colères. ■
Que ceux qui n'ont point lu « Brissot démasqué » (Camille Des-
moulins), Les Châtiments (Victor Hugo), Les Odeurs de Paris
(Louis Veuillot), Les Signes du, Temps et la Lanterne (Henri
Rochefort), Barbares et Bandits (Paul de Saint-Victor), que ceux-
là qui n'ont point lu ces livres me jettent la première pierre.
L'outrage appelle l'outrage, dit un proverbe arabe.. . Oui peut
écrire froidement quand la patrie — la mère — est insultée?. .. S'il
existe, celui-là, il est à plaindre.
L.-J. J.
5

— 44 —
je laisse là le style sucré du xviii° siècle, et vais
employer, en m'adressant à lui, un langage moins
recherché et plus brutal.
M. Cochinat adore l'expression triviale,
la
phrase crue et impertinente. Je veux le suivre sur
son terrain, me servir du jargon qui lui est propre
et lui parler sans euphémismes,
Le chroniqueur de la « Petite Presse » dit, entre
autres bourdes, que les députés haïtiens sont ven-
dus au pouvoir; — qu'ils se votent des indemni-
tés de 500 piastres en sus de leur traitement ; —
qu'ils manquent de courage civique , etc. Il ajoute
qu'il n'y a pas de tribune dans les Chambres haï-
tiennes, mais il omet de faire remarquer qu'il en
est de même en Angleterre, dans les deux Cham-
bres du Parlement. Et il part de là pour conclure,
avec sa légèreté et sa suffisance habituelles, que
cette absence de tribune est cause que les membres
du Parlement haïtien parlent pendant trop long-
temps et plusieurs fois sur une question.
Il ne sait probablement pas, l'étourdi, que dans
plusieurs parlements où l'on discourt à la tribune
les orateurs ne se font pas faute de débiter des ha-
rangues apprises par cœur et gesticulent comme
des pantins articulés, pendant des heures entières,
aux rires unanimes de l'auditoire.
Faut-il qu'un homme soit lâche et mal élevé
pour insulter ainsi à tout un peuple qui lui donne
une hospitalité plus qu'écossaise, fraternelle?

— 45 —
Faut-il que cet homme ait une âme plate et vile ?
Monsieur Cochinat, vous ne faites que rééditer, et
cela sans esprit,les calembredaines de MM. d'Alaux,
Meignan, Lasselve et autres Verbrugghe, lesquels
au moins étaient blancs et n'avaient jamais émar-
gé à la caisse des reptiles à la Légation d'Haïti,
sous Geffrard ou sous Domingue.
J'aurais pu vous répondre, Monsieur le chroni-
queur léger, et vous direqu'il existe aussi des con-
cussionnaires ailleurs qu'en Haïti; qu'aux Etats-
Unis, par exemple, si des politiciens achètent lés
votes d'un grand nombre d'électeurs, ce n'est pas
pour des prunes ; que M. Conkling, candidat au
Sénat, a offert ces temps derniers jusqu'à 3,000 dol-
lars pour chaque vote à ses électeurs de l'Etat de
New-York —cela s'il en faut croire les journaux
de la République Étoilée. D'ailleurs, lisez Simo-
nin, lisez Molinari, lisez Cucheval-Clarigny, lisez
les journaux et revues anglais, français, amé-
ricains et vous verrez ce qu'ils disent à cet
égard.
J'aurais pu aussi vous montrer, le livre de Ma-
caulay à la main, lord Bute et Fox imitant Wal-
pole et achetant les voix dont ils avaient besoin
pour faire passer un bill favorable à la paix; j'au-
rais pu vous faire voir Pitt, the Great Commoner,
parlant trois heures, appuyé sur ses béquilles — il
souffrait d'un accès de goutte vraie et non de dou-
leurs ostéocopes comme vous — et pourtant le

— 46 —
Chambre voter à une forte majorité en faveur de
la Cour et du Ministère.
Et, pour répondre à vos insanités sur l'état ac-
tuel de la nation haïtienne, j'aurais pu parler de
la misère noire du Poméranien ; du paysan an-
glais exploité encore par le grand propriétaire ; de
l'Irlandais hâve, déguenillé, nourri de pommes de
terre et couchant souvent en plein air, par les 55°
de latitude nord, écrasé et râlant sous la botte du
landlord anglais.
J'évoquerais, si je le voulais, avec Tocqueville,
Michelet, Louis Blanc, j'évoquerais le serf fran-
çais d'avant la Révolution, et, avec Anatole Le-
roy-Beaulieu, le paysan russe d'il y a vingt ans ;
je montrerais la paysanne italienne avortant,
parce qu'obligée de mourir pour vivre dans les
rizières de la Lombardie et sur les rochers des
Abruzzes.
Je vous aurais montré l'ouvrier de Londres
veule, avachi, phtisique ; le mineur blême en
Albion, blême en Belgique, blême en Saxe et le
socialisme, grondement du peuple qui veut man-
ger, marée de la misère humaine montant partout
et menaçant de submerger la vieille Europe dont
vous ne connaissez que la croûte, la surface des
sociétés. Et je vous aurais dit : Voyez, comparez,
raisonnez, soyezjuste et apprenez à penser.
Et puisque ces choses se passent dans les socié-
tés qui comptent mille ans et plus d'existence,

— 47 —
pourquoi voulez-vous qu'Haïti soit transformée
comme par un coup de baguette magique et soit,
plus que les Etats-Unis, l'Angleterre, l'Allemagne
et l'Italie, administrée et gouvernée d'après les
règles de la justice et de l'équité absolues, d'après
les lois de la science, de la philosophieet de la mo-
rale pures ?...
Paysan haïtien, mon frère, tu es très heureux.
Vis, aime, cours, chasse, danse, respire à pleins
poumons dans les taillis et dans les grands bois
sourds ; fais des enfants — nous en aurons besoin
pour aller là-bas planter le drapeau du cap En-
gaño à la pointe Isabellique —; ne cède pas une
parcelle de ta terre à personne et attends. Les
temps viendront.
De longs jours s'écouleront avant que vienne
pour toi l'heure de la vraie misère; tu ne seras
misérable que quand les mangots et les goyaves
ne paveront plus les chemins, que les bois seront
enfermés entre des murs, que les rivières seront
moins poissonneuses, la terre moins fertile et
qu'il y aura un seul pour dévorer en une nuit le
travail de cent journées de l'artisan ou du pay-
san (1).
(1) Dans la Revue des Deux Mondes du 1er Septembre 1882, je lis
ceci : « Il y a donc beaucoup de misère à New-York, bien que ce
soit la ville la plus riche des Etats-Unis. On trouve là, comme à
Paris et à Londres, l'application de cette loi constante sur laquelle
MM. les docteurs en sociologie devraient bien prendre la peine de

- 48 —
Tout vient à point. La lutte âpre pour l'exis-
tence n'est pas l'idéal, pas plus que la civilisation
n'est l'œuvre d'un jour. Vous êtes libres, bons,
généreux, hospitaliers, intelligents. L'altruisme
vous emplit le cœur. Voilà l'essentiel. Le reste?
Il va venir, il vient peu à peu. Tout fleurit et pros-
père à la faveur de la paix et d'un gouvernement
fort. Vous avez la paix, vous avez le gouverne-
ment fort, gardez-les avec un soin jaloux. Gardez-
les, malgré les chroniques de M. Cochinat dont
le but manifeste est de semer la haine entre les
citoyens et d'exciter au mépris du gouvernement
qui a refusé d'acheter la plume de ce bandit des
lettres, de ce renégat de sa race.
Vous dites, Monsieur Cochinat, que les Haïtiens
manquent de courage civil. Courage civil ? D'abord,
vous faites là une faute de français. C'est courage
civique qu'il aurait fallu dire. (Voyez Lafaye, Dic-
tionnaire des Synonymes, édition 1878, page 264.)
Courage civique! Mais vous êtes insensé!...
Relisez, dans Ardouin, l'histoire d'Haïti de
1807 à 1843; lisez les journaux de 1825 à nos
nous donner quelques explications et qui met partout l'extrême pau-
vreté en contraste avec l'extrême opulence. Mais la différence
qu'on pourrait établir entre l'ancien et le nouveau monde, c'est que
dans le nouveau il y a beaucoup moins de misères imméritées. »
(Othenin d'Haussonville. A travers les Etats-Unis.)

— 49 —
jours, ou
bien demandez qu'on vous raconte
l'histoire parlementaire de cette époque personni-
fiée dans ces deux hommes : Delorme, Modé.
Certes Boissy d'Anglas saluant la tête deFéraud
est admirable. Baudin, Hugo et Schœlcher furent
sublimes enDécembre 1851 ; mais, comment trou-
vez-vous Thouret, de la grande Constituante (li-
sez Taine) ; comment trouvez-vous le Marais et la
Plaine dans la Convention (lisez Wallon, Hugo,
Mortimer-Ternaux, Quinet); comment trouvez-
vous Dupin en 1851?...
Est-ce que Thouret efface Mirabeau?... Dupin
efface-t-il Hugo?... Croyez-vous qu'on puisse dire,
sans outrager le bon sens et la vérité, que les
Français manquent de courage civique parce que
le Sénat n'a pas donné signe de vie, le 4 Sep-
tembre 1870, tandis que Gambetta et Jules Favre
allaient à l'Hôtel-de-Ville proclamer la Répu-
blique?...
Voyons, voyons, répondez, triple nigaud ou
triple malveillant !
Je vous accorde que les députés haïtiens qui
avaient si bien tenu tête au ministère dans la
séance du 11 Octobre 18G7 eurent tort de ne pas
rester en séance le 14 pour parlementer
avec
l'émeute —ce qui eût empêché toutes les calami-
tés qui arrivèrent les deux années suivantes —
niais, saviez-vous que, en France, Blanqui et les
manifestants en faveur de la Pologne avaient

— 50 —
aussi chassé l'Assemblée de 1848 de la salle des
séances?
On vous a sans doute fait le récit de la séance
du 12 Juin 1873 à la Chambre des Représentants
d'Haïti, mais je gage qu'on a oublié de vous dire
que nous avons eu aussi Hérard-Dumesle, David-
Saint-Preux, Lartigue, Beaugé et Lochard, les-
quels furent superbes de froide intrépidité et de
civique résolution lorsque par trois fois ils es-
sayèrent de percer les rangs des soldats que
Boyer avait placés pour les empêcher d'entrer à
la Chambre et d'aller remplir leurs fonctions de
mandataires du peuple.
Au lieu d'écrire niaisement que le nègre dormi-
rait dans l'eau — sans vous apercevoir que vous
vous calomniez vous-même — que ne lisiez-vous
Saint-Remy? Vous eussiez appris dans son livre
quel était Nissage Saget ; vous auriez su qu'il fit
partie de l'Assemblée haïtienne de l807, et que, plus
tard, il osa publiq uement faire des reproches à Pé-
tion qui s'était emparé de la dictature dans l'Ouest-
Franchement, Monsieur Cochinat, vous me faites
pitié!...Oui, j'ai pitié de votre ignorance crasse des
choses d'Haïti ; j'ai pitié de vous quand je considère
l'étroitesse de vos aperçus, la petitesse de vos
idées et la nullité de vos moyens comme styliste
et comme penseur.
L'alcool, le tabac et les filles ont mangé votre
cerveau et vidé votre moelle.

— 51 —
Vous avez cinquante ans d'âge, mais vous n'êtes
qu'un blanc-bec quand vous voulez faire le rai-
sonneur.
Vous n'avez pas plus de sens que de jugement.
Vous êtes piteux, Monsieur Cochinat, et vos
moyens d'agir sont pitoyables.
M. Cochinat, désignant Haïti, dit ceci :
« La chétive pécore fera si bien qu'elle finira par crever si
elle continue..., etc. »
Chétive pécore ! Il était réservé à ce goujat
d'écrire ce mot pour qualifier Haïti.
Tu l'appelles chétive
pécore, pleutre, parce
qu'elle a refusé d'acheter ta plume à raison de
trois cents francs par mois.
Si elle t'avait donné cette somme tu lui aurais
prodigué les comparaisons les plus flatteuses et
les plus gracieuses appellations.
Tu l'appelles chétive pécore parce qu'elle refuse
de te faire l'aumône désormais, mendiant ; parce
q u'elle ne veut plus te nourrir, gueule venimeuse
de serpent.
Va, simple jésuite et Iriple gueux, ta prédiction
ne s'accomplira point. Et, quoi que tu fasses, tu
n'arriveras jamais jusqu'à la hauteur de notre
mépris, vile et vénale créature.
Tu es noyé dans une mer d'abjection, valet à

— 52 —
langue de vipère ; tu reviendras en France, et,
bouffon, tu seras condamné à lécher les bottes des
directeurs de journaux qui continueront de te
crosser le derrière.
Puis sonnera pour toi l'heure du sommeil der-
nier, et ta face de pitre esquissera la dernière gri-
mace. Pas un honnête homme ne suivra ta bière
et ne l'accompagnera jusqu'à la fosse commune
où on la jettera. Tu auras passé ne laissant der-
rière toi que l'indifférence ou le dégoût pour ta
mémoire. Et ton âme, — si tant est que tu en aies
une, — tu la rendras, pleine de fiel et couverte
d'ulcères, à Satan dont tu es une incarnation.
Ta charogne empoisonnera les vers qui la dévo-
reront et la pourriture de ta carcasse aura depuis
longtemps cessé d'empester la terre, cependant
qu'Haïti continuera de vivre libre, splendide et
prospère au grand soleil et sous l'œil bleu de l'in-
fini.
Quand le dernier souvenir de ta réputation de
stipendiaire avili se sera éteint dans la mémoire
des malheureuses générations qui auront vu grin-
cer tes dents de saltimbanque, quand il ne restera
rien de toi, pas même ton nom — les maroufles de
ton espèce ne laissent jamais d'immortels héri-
tiers — quand tu seras complètement oublié,
Haïti sera toujours la patrie des cœurs nobles et
généreux qui continueront d'empêcher que meu-
rent de soif tes faméliques semblables.

— 53 —
Nous aimons qu'on nous morde la main, nous
autres Haïtiens; nous adorons rendre des services
et par ainsi nous faire des ennemis des ingrats
que nous avons obligés.
Le substratum du caractère haïtien le veut ainsi.
Nous continuerons donc de vous héberger, de
vous vêtir, de vous pensionner, Smesters, Las-
selves et Cochinats de l'avenir, jésuites, pieds-
plats et imposteurs futurs !...

Arcahaies, Gonaïves, villes sacrées!
Aussi longtemps que la diligente abeille, buti-
neuse du suc des calices, ira au matin visiter les
spadices de vos dattiers; aussi longtemps que les
bengalis viendront le soir tremper leur bec dans
les spathes des bananiers en fleurs et s'enivrer du
doux nectar; aussi longtemps que les tchatchas et
les campêchiers (1) embaumeront de leurs gri-
seuses effragances (2) les villes et les campagnes
d'Haïti, aussi longtemps le drapeau haïtien flottera,
(1) Le Tchatcha, c'est le Swartzia officinalis; de même que le
campêchier (Hematoxylon campechianum), le Tchatcha appartient
à la grande famille des plantes légumineuses.
(2) La langue est dans un perpétuel devenir.
On rencontrera dans le cours de cet ouvrage quelques rares néolo-
gismes et quelques rares archaïsmes. Je dois déclarer que pas un
d'eux n'est de moi et qu'ils sont tous sanctionnés par le Dictionnaire
de Littré et fréquemment employés par Michelet, Léon Cladel,
Octave Uzanne, Mario Proth et René Maizeroy.
Cette note est mise ici pour ceux qui croient candidement qu'une
langue peut se trouver tout entière dans ce que Michelet appelait
« un lexique du langage poli » ou qui confondent le mot vocabulaire
avec le mot dictionnaire.

— 54 —
joyeux et lier, sur vos plages riantes, Arcahaies et
Gonaïves, villes sacrées !... (1).
Bientôt, ô Cochinat, tu vas assister à l'anniver-
saire de l'indépendance d'Haïti.
Tu vas voir passer, tenant le drapeau rouge et
bleu, ceux qui ont été baptisés avec l'eau de la
Guinaudée et ceux qui sont nés sur les bords ver-
doyants que la rivière du Massacre caresse de ses
méandres et fertilise de ses débordements. Re-
garde-les. Durant qu'éclatera à tes oreilles la mar-
tiale claironnée des notes sonores qui jailliront
des trompettes de cuivre et que les tambours
battront éperdu ment le défilé de toute la vigueur
de leurs bras musculeux, regarde-les passer. Re-
garde aussi les enfants dont les narines frémissent
de plaisir et dont le cœur palpite d'allégresse
guerrière dans leur jeune poitrine, et dis-toi bien
que ce ne sont pas là des gens qui laisseront crever
Haïti... selon ta triviale expression.
Auparavant demande qu'on te lise (dans le Dic-
tionnaire encyclopédique des sciences médicale,), ou
dans celui de M. Jaccoud) demande qu'on te lise
l'opinion de Rochard sur la vitalité du noir haïtien.
Rochard — un savant médecin de marine — la
croit exceptionnellement vigoureuse.
Donc, tu les regarderas passer, ces soldats qui
(1) Voir la note B à la lin du volume.

— 55 —
ont excité ton hilarité de Trimalcion et ta verve de
Gautier-Garguille, tu verras qu'ils ont sur la face
quelque chose qu'on n'aura jamais vu reluire dans
ton œil vitreux de valet assoupli : c'est le regard
droit, assuré, fier, poitraillant au danger; c'est
l'étincelle que leur ont léguée ces vaillants dont
tu essaies de désunir les fils ; c'est toujours cette
prunelle tout enflammée d'enthousiasme et de
folle bravoure que leurs aïeux avaient à Champin,
à Charrier, au Môle-Saint-Nicolas, le 4 Décembre
1803, et sur la grande place des Gonaïves, le pre-
mier jour de Janvier 1804.
Héros et vaillants de 1803 dont je veux bien
remettre les noms sous tes yeux de nègre, car tu
leur dois en partie la faculté dont tu jouis d'in-
sulter aujourd'hui leurs fils, et cela — chose très
grande! — chez eux, pendant que tu es chez eux
et que tu manges les miettes de leurs tables.
Ils s'appelaient Dessalines et Pétion, Geffrard
et Capois, Férou et Toussaint-Brave, Christophe
et Cangé, Vernet et Gérin, Jean-Louis François,
Magny, Louis Gabart et Boisrond-Tonnerre.
Si tu t'étais rappelé ces noms, au lieu de vouloir
faire rire des Haïtiens actuels, tu eusses voulu
que toute la race noire adorât à deux genoux la
mémoire de leurs aïeux.
C'est l'indépendance d'Haïti qui a déterminé
l'émancipation des noirs dans les colonies an-
glaises, la fondation de Libéria, l'émancipation

— 56 —
des noirs à la Martinique et, plus tard, aux Etats-
Unis. C'est elle, cette indépendance, qui, par un
rayonnement dont vous ne vous rendez pas
compte, petits esprits qui calomniez votre pays,
pessimistes dont l'excuse est dans votre égoïsme
d'hommes de peu de foi et trop pressés de jouir,
c'est cette indépendance et cette autonomie d'Haïti
qui ont exercé une pression salutaire sur certains
gouvernements et qui ont déterminé l'émanci-
pation des noirs à Puerto-Rico et au Brésil.
Et je dis à M. Cochinat : Manant, apprends à
vivre et parle avec respect des petits-fils de Tous-
saint-Louverture auquel tu dois tant et auquel
vous devez tant, vous tous, enfants de l'Afrique
qui habitez l'Amérique.
*
Tu as écris cet alinéa que je cite textuellement
dans son entier :
« Oh! le journal! les Haïtiens prudents en ont une venette
« qui se comprend bien, car le journal ne se gêne pas pour
s dire la vérité, et la vérité, ici, c'est l'ennemie sur laquelle
« tout le monde doit courir sus.
« Songez donc, si l'on venait à savoir à l'étranger que
« toute cette fantasmagorie de civilisation que l'on fait voir
« à Port-au-Prince sur du papier, n'est — pardonnez-moi
« cette expression — que de la blague, et que depuis trop
« iongtemps Haïti avec ses amiraux sans navires, ses géné-
« raux sans soldats, ses conseils supérieurs de l'instruction
« publique sans lycées, ses écoles de peinture sans peintres
« pour enseigner, joue vis-à-vis de la France par exemple,
« le rôle de la grenouille qui veut se faire aussi grosse qu'un
« bœuf, tout serait perdu. »

— 57 —
Cette phrase est un long tissu de sottises et de
mensonges. Si je voulais la disséquer, l'analyser
en toutes ses parties, je ferais voir qu'elle contient
autant d'erreurs que de mots. Mais je reviendrai
là-dessus pour te confondre, crapuleux imposteur,
et je ferai toucher au doigt toute l'ineptie et toute
la fausseté de tes dires.
La France est la capitale des peuples. Haïti est
la France noire.
C'est la fille aînée de la race aimante qui, selon
la parole de Michelet, cet apôtre, doit renouveler
le monde en l'inondant de l'océan d'amour et
d'éternelle jeunesse qu'elle tient en réserve dans
son sein, ce sein bistré, trésor de sympathie,
d'affection et de reconnaissance.
Pour la race noire, Haïti c'est le soleil se levant
à l'horizon. Honte à celui, quelle que soit sa natio-
nalité, qui, ayant dans les veines une seule goutte
du noble et généreux sang africain, tenterait de le
nier; et aveugle, trois fois aveugle, serait tout
Africano-Américain qui n'aurait pas d'yeux pour
le voir.
Louis-Joseph JANVIER.
Paris, 17 Décembre 1882.

CHAPITRE IV
RESIPISCENCE
SOMMAIRE.— Esquisse est joli! — Oui, ébauche! (Voir Litlré.) —
Trop de louanges après l'insulte. — Le Persévérant (numéros
des 20 et 28 Janvier 1882). — Flagellant est substantif et non
adjectif. — Omniscient hygiéniste. — Excellents troupiers ! —
Quelle vue perçante et quels jarrets d'acier! —
... Comme des
Numides! — 0 chroniqueur naïf!... — Allez et ne péchez
plus.
Le journal haïtien l’Œil(numéro du 4 Mars 1 882)
contenait les lignes suivantes :
« Nous donnons ci-après une esquisse (esquisse
est joli!... et prétentieux) du soldat haïtien, par
M. Victor Co chinat. Nous avons eu la primeur de
cette ébauche (oui, ébauche!... Voir Littré) qui
sera publiée bientôt sur la Petite Presse. »
' t '
LE SOLDAT HAITIEN
« Quelles solides légions on fera avec ces troupes quand
leur instruction militaire sera achevée !.... carelles possèdent
au plus haut degré les trois grandes qualités du soldat : lu
rapidité, la sobriélé et le courage. »

— 59 —
On peut voir absolument le contraire écrit par
le même olibrius sur la Petite Presse du 10 No-
vembre. Lisez plutôt :
« Il faut qu'elle (Haïti) fasse croire à l'Europe qu'elle eu a
une (une armée) solide et superbe. El alors, pour atteindre
ou plutôt pour ne pas atteindre ce but puéril, elle met sous
les ordres de chefs dont les états de service sont d'une inno-
cence éclatante, un tas de gens qui seraient excessivement
utiles à l'agriculture. Elle les habille en soldats, dont le dé-
gingandement, l'allure indolente, la tenue extra-négligée, et
l'indifférence pour la propreté rappellent les fantassins les
plus débraillés de Callot. »
« Ce sont les premiers marcheurs du monde. » {(EU du
4 Mars.)
Affirmation hasardée et trop laudative, la com-
paraison n'ayant jamais été établie entre la rapi-
dité de la marche des fantassins haïtiens et la
rapidité de la marche de ceux de toutes les autres
armées du monde. Après l'insulte, trop de louan-
ges. Nous relevons les insultes, mais aussi nous
repoussons dédaigneusement cette monnaie des
sots qu'on nomme la louange. Elle est fort sujette
à caution surtout lorsqu'elle vient en rétractation
d'injures faites sans raison et à la légère.
« Soumis aveuglement (sic) à la discipline et ne discutant
jamais les ordres de leurs supérieurs, ils osent tout ce qu'on
leur commande. » (Œil du 4 mars.)
Pourquoi donc avez-vous fait imprimer le con-

— 60 —
traire (dans la Petite Presse) à la date du 10 No-
vembre ?
« Les officiers de ces fantaisistes (les soldats haïtiens),
lors même qu'ils auraient la volonté et le pouvoir de les ins-
truire, n'y parviendraient pas, tant ces hommes aiment à
faire le contraire de ce qu'on leur commande, à marcher len-
tement quand on leur dit « pas accéléré », à s'arrêter quand
on leur dit seulement de marquer le pas, et ont horreur de
toute discipline. »
Quelle confiance peut-on accorder aux paroles
d'un homme qui, en Mars 1882, écrit absolument
le contraire de ce qu'il a avancé en Novembre 1881 ?
« Mais pour qu'ils déploient ces qualités guerrières il faut
qu'ils se battent pour un intérêt qui les touche et sous un gé-
néral qu'ils aiment et qui leur inspire confiance. Alors ils ne
songent plus au repos. Ces êtres si froids hier, si pleins
d'indifférence pour les choses du service (voilà qui est
en contradiction avec le « soumis aveuglément à
la discipline
» de tout à l'heure) deviennent tout à
coup des fantassins que rien ne rebute, qu'aucun obstacle
ne décourage, qu'aucun péril n'effraie. »
M. Cochinat avait fait imprimer le contraire
(sur la Petite Presse). Je l'ai fait voir plus haut, je
le ferai voir encore plus loin. Mes articles publiés
sur le Persévérant (numéros des 20 et 28 Janvier
1882) ont rappelé à la pudeur le trop fantaisiste
chroniqueur noir et l'ont forcé à faire insérer dans
l'Œil — le 4 Mars — cette espèce de rétractation
détournée que nous analysons en ce moment. Con-
tinuons.

— 61 —
« Insensibles aux variations de la température, ils mar-
chent toute une journée, sans souliers, sous ces soleils cruels
et sous ces pluies flagellantes (sic) d'Haïti qui percent les che-
mins ou les changent en rivières. Ils gravissent, infatigables
et légers, les mornes les plus escarpés en se nourrissant
d'une racine et en buvant l'eau des sources dans le creux de
leurs mains. »
Que nous contez-vous là, omniscient hygiéniste !
N'avez-vous point dit que les Haïtiens manquaient
d'énergie physique parce qu'ils ne se nourrissaient
pas assez de viande et d'autres aliments azotés?...
(Voir au chapitre intitulé : « Les impertinences de
M. Cochinat ».)
« Avec eux point n'est besoin, en guerre, de ces intendan-
ces, de ces tentes qui embarrassent et ralentissent l'essor
d'une armée. Blessés, ils se pansent avec quelques simples
et retournent au combat avant même que leurs plaies ne
soient cicatrisées; frappés mortellement ils expirent en riant
pour leur cause. »
Soldats modèles et patriotes! Excellents trou-
piers!... Comment se fait-il que vous ayez publié...
— sur la Petite Presse — qu'ils ne seraient pas
capables de défendre Haïti contre une armée venue
du dehors?... Comment et pourquoi avez-vous
écrit pareille chose?...
« Avec Dessalines, ils ont fait toute la route du Nord à
l'Est jusqu'à Santo-Domingo (120 lieues), n'ayant pour tous
vivres qu'un ou deux épis de maïs dans leurs havre-sacs, et
dans la bouche, que quelques feuilles qu'ils mâchaient et dont
ils connaissaient les propriétés désaltérantes. »
Cent vingt lieues, ma foi! ce n'est guères! Les
mêmes soldats avaient déjà parcouru le même

— 62 -
chemin avec Toussaint-Louverture et ils le par-
coururent encore avec Boyer.
« Quelle vue perçante et quels jarrets d'acier! Secs et
nerveux comme des Numides, ces marcheurs aux pieds durcis
et aux visages noirs ou bronzés seraient les premiers soldats
de ce siècle sous d'habiles stvatégistes (et ils le prouve-
raient en allant conquérir le Groënland, la Pata-
gonie et le Japon, n'est-ce pas?...), car il ne faut pas
oublier que c'est avec des hommes semblables à eux que
Jugurtha effraya Rome et qu'Annibal la mit à deux doigts
de sa perte. »
Ça, c'est trop fort ! J'en demande bien pardon
à l'éminent anthropologiste martiniquais, les sol-
dats de Jugurtha et ceux d'Annibal n'étaient nul-
lement semblables aux Haïtiens. Les Numides
avaient la peau noire ou à peu près noire, mais ils
n'étaient pas de race noire. Lisez les vrais anthro-
pologistes, ô chroniqueur naïf ; consultez notam-
ment de Quatrefages, Alf. Maury, Topinard; vous
verrez qu'ils disent que les Numides appartenaient
à la race caucasienne (rameau égypto-berbère).
Et maintenant, ô voyageur trop crédule pour
avoir candidement écrit que les Haïtiens ne lisaient
que Musset, je vous conseille charitablement de
relire l'Histoire Romaine de Théodore Mommsen
et l’ Histoire des Romains de Victor Duruy. Lisez
avec soin les chapitres où sont racontées la seconde
guerre punique et la guerre contre Jugurtha.
Allez... et ne péchez plus. — Vale.

LIVRE II
REVENEZ-Y
SEPTEMBRE-OCTOBRE
Ancora .'
L.-.J. J.


CHAPITRE PREMIER
COURTES RIPOSTES
SOMMAIRE. — Un excellent ami et collaborateur?!... — Qui reprit
serait meilleur... — C'est inexact.— Extra -démagogiques pour
ultra-démagogiques !...—... Depuis qu'il en a secoué le joug.—
« Corriges ton enfant, dit Dieu... » — Knout, schlague et chat
à neuf queues. — ... Ce que c'est que l'atavisme? — ... D'une
imagination folle et délirante. — Ni solliciteur, ni frondeur. -

... A bon entendeur, demi-mot. — Moniteur universel ?! Petite
Presse, oui ! — Jocrisse ou Calino. — Les résultats moraux sont
plus grands encore !... — Les prénoms haïtiens... d'après lui. —
De Voltaire à Phylloxera. — Il se nomme Jean-Baptiste Thomas.
— Diafoirus? — Non, Victor...— ... Paul, Duguesclin, Gari-
baldi. — ... Le ravissement où je suis... — Prenez Madiou,
cette fois. — Voyez Saint-Méry ! — Dondon, la Marmelade, la
Seringue,
etc. —Journalistes, lisez les Détracteurs ! — Blanqui-

Vercingétorix. — (Si toutefois l'on en peut croire M. Meignan).
— A la Martinique. — ... A Meignan et à Cochinat... — (Hein ?
Victor!)— La Justice. — Sainte Routine est si puissante!...

Le numéro de la Petite Presse du 8 Septembre
1881 porte les lignes suivantes :
« Nous avons annoncé le départ de notre excellent ami et
collaborateur Victor Cochinat pour Haïti, son pays natal. »

— 66 —
C'est une erreur. M. Cochinat n'est pas Haïtien :
il est Martiniquais!...
Le 40 Septembre, sous la signature de Victor
Cochinat, la Petite Presse insérait ceci :
« Haïti n’est autre que notre ancienne colonie de Saint-
« Domingue qui prit ce nom indien signifiant Terre Haute,
« après avoir secoué le joug de la France, quand le premier
« consul Bonaparte voulut y rétablir l'esclavage, que la
« Convention avait aboli. »
Qui reprit aurait été meilleur, cela au triple
point de vue de l'histoire, de la géographie et de
la grammaire. (Voir la note B, à la fin du vo-
! urne.)
« Le nom de la ville (Port-au-Prince, capitale de la
République d'Haïti) lui vient d'un vaisseau nommé le
Prince qui mouilla dans la baie en 1706. » (Petite Presse
du 11 Septembre.)
C'est inexact. D'après Moreau de Saint-Méry,
les îlets qui sont dans la rade de Port-au-Prince
portaient authentiquement le nom d'Ilets du
Prince dès 1680, c'est-à-dire vingt-six ans avant
que le navire le Prince, commandé par M. de Saint-
André, ne fût venu prendre mouillage sur cette
rade. (Saint-Méry. Description de lapartie fran-
çaise de Saint-Domingue, t. II, p. 311.)


67 —
« Geffrard (président d'Haïti) fut à son tour chassé par
Salnave, que les Piquets,
bandes extra-démagogiques —
ultra-démagogiques, voulez-vous dire, ô Cochinat !
— nommèrent président. »
Le 14 Juin 1867, le général Salnave fut constitu-
tionnellement élu président d’Haïti pour quatre
ans par une Assemblée constituante réunie àPort-
au-Prince. Le 16, il prêta serment et le 21 du
même mois il constitua son premier cabinet minis-
tériel. (E. Robin. Histoire d’Haïti)
M. Cochinat, parlant des corrections que les
mères haïtiennes infligent à leurs enfants, nous dit
que ceux-ci sont fouettés d'une manière régulière
du matin au soir, et il ajoute :
« Je n'ai jamais vu un peuple plus amoureux du fouet de-
puis qu'il en a secoué le joug. »
A côté de l'opinion de M. Cochinat, je veux citer
celle de M. Schœlcher :
« Quant à la puissance paternelle, elle est illi-
« mitée. Les nègres ont jeté ici (en Haïti) sur des
« mœurs d’ailleurs toutes françaises—je souligne—
« leur profond amour filial. Un père ne se croit rien
« d'interdit vis-à-vis de son fils; il s'arroge le droit
« de le battre, tout comme font les créoles de nos
« Antilles — (c’est souligné dans Schœlcher : il faut

— 68 —
« entendre ici le mot créole dans le sens de blanc né
« dans les colonies)
— et le fils ne se croit rien per-
« mis vis-à-vis de son père. Les femmes même, si
« pleinesde bons sentiments, elles qui nourrissent
« tous leurs enfants, qui rougiraient de leur lais-
« ser prendre le lait d'une autre, qui sont pour
« eux d'une faiblesse coupable, osent cependant
« les frapper, car on regarde encore ici les coups
« comme un moyen infaillible de correction.
« Sans doute on ne saurait excuser Haïti de
« persister dans cette coutume des temps barba-
« res; mais ne soyons pas trop sévères pour ce
« peuple privé de toute direction élevée. Il n'y a
« que quarante ans que les châtiments corporels
« faisaient partie du code d'instruction publique
« d'Europe; à l'heure où je parle, ils sont encore
« admis généralement par les colons des îles fran-
« çaises. — Pendant mon séjour à Port-au-Prince
« un quaker anglais qui visitait l'île a répandu
« plusieurs petits écrits publiés par la Société des
« traités religieux de Paris au milieu desquels il
« s'en trouve un (n° 48) intitulé : Nécessité de main-
« tenir l’autorité paternelle. Or, écoutez les con-
« seils que donnent aux parents ces hommes dé-
« voués aux bonnes œuvres, dont j'incrimine les
« actes et non pas les bonnes intentions : « Corri-
« gez vos enfants aussi rarement que possible et
« jamais dans la colère, mais ne manquez pas de
« les corriger quand la circonstance l'exigera. Cor-

— 69 —
« rige ton enfant, dit Dieu, et il donnera le plaisir à
« ton âme. La verge et la repréhension donnent la
« sagesse. Dieu va même jusqu'à déclarer que celui
« qui épargne la verge hait son fils, mais celui qui
« l'aime se hâte de le châtier. »
c< Osera-t-on parler contre les mères haïtiennes
« qui infligent à leurs enfants une cruelle et dé-
« gradante correction, quand les hommes reli-
« gieux de Paris et les quakers de Londres
« répandent ces funestes préceptes! » (Schœlcher.
Colonies françaises et Haïti, t, II, p. 288.)
M. Schœlcher écrivait ces lignes en 1841. A
cette époque le knout était encore en usage dans
l'armée russe; on donnait encore la schlague dans
l'armée autrichienne; et, dans la marine anglaise,
le chat à neuf queues et les châtiments corporels
étaient encore en honneur. « Il n'y a pas soixante
ans on fouettait encore les midshipmen anglais. »
(Amiral Jurien de la Gravière, Revue des Deux
Mondes, Mars 1882.) Le midshipman est un aspi-
rant ou un cadet dans la marine anglaise : c'est
souvent un jeune noble.
Ces coutumes dégradantes ont été abolies pres-
que partout. En Haïti, la Commission Centrale de
l'Instruction publique a formellement aboli l'usage
du fouet dans les écoles et l'officier haïtien qui se
permettrait de frapper un soldat, même pendant
le combat, courrait grand risque de se faire passer
un sabre au travers du corps.

— 70 —
Les paysans haïtiens ne fouettent jamais leurs
enfants. Je sais bien que dans le bas peuple des
villes on fouette encore les enfants, mais cette
coutume devient de moins en moins générale
et l'on peut dire qu'elle a presque disparu.
Mais, Monsieur Cochinat, savez-vous bien
ce que c'est que l'atavisme?... — L'atavisme, c'est
la ressemblance avec les aïeux. La définition
est de Littré qui s'y connaît. En voici un exem-
ple que je tire de Herbert Spencer : « Bien
que la cessation de la guerre implique une
plus
complète adaptation
de l'homme
aux
conditions de la vie sociale et la diminution
de certains maux, cette adaptation ne sera pas
encore suffisante et par suite il y aura encore
beaucoup de malheur. En premier lieu cette forme
de nature qui a produit et qui produit encore
la guerre bien que, par hypothèse , elle se soit
changée en une forme plus élevée, ne s'est pas
changée cependant en une forme assez élevée pour
que toutes les injustices et toutes les peines qu'elle
cause disparaissent. Pendant une longue période,
après que les habitudes de pillage auront pris fin,
les défauts de la nature à laquelle tenaient ces
habitudes subsisteront, et produiront leurs mau-
vais effets qui diminuent bien lentement. En se-
cond lieu, l'adaptation imparfaite de la constitu-
tion humaine aux travaux de la vie industrielle
doit persister longtemps, et l'on peut s'attendre à

— 71 —
ce qu'elle survive dans une certaine mesure à la
cessation des guerres. Les modes d'activité néces-
saires doivent rester pendant d'innombrables gé-
nérations peu satisfaisantes à quelque degré. En
troisième lieu les défauts de contrôle par rapport
à soi-même comme nous en observons chez
l'homme imprévoyant, ainsi que les divers man-
quements de conduite due à une prévision peu
exacte des conséquences des actes, bien que moins
marqués que maintenant, ne pourraient laisser de
produire encore des souffrances. » (Herbert Spen-
cer. Morale évolutionniste, p. 210.)
La coutume de fouetter les enfants nous est
venue des Français, Monsieur Cochinat, et si, au
lieu d'aller en Haïti, vous aviez été à la Martini-
que, votre pays natal, vous auriez pu constater
que vos compatriotes fustigent encore leurs fils, et
pourtant on ne leur donne plus le fouet à eux, aux
hommes faits, depuis 1848.
Nous avons hérité d'une coutume barbare et
nous cherchons par tous les moyens à nous en dé-
barrasser. Mais savez-vous bien que l'on perd bien
plus difficilement un vice que l'on n'acquiert une
vertu et que l'éducation, la transformation intel-
lectuelles et morales de tout un peuple ne sont pas
choses promptes, faciles et ne se font pas en
soixante ans?
Dire que les Haïtiens sont plus amoureux du
fouet depuis qu'ils ont secoué le joug est une pure

— 72 —
ineptie, une conception d'une imagination folle et
délirante.
Et tenez, voici encore du Schœlcher — et du
meilleur — : « Chose singulière, ces gens que l'on
dit créés pour l'esclavage, une fois libres, sont si
réfractaires à toute soumission absolue, qu'il
est impossible d'en faire ce qu'on appelle de bons
serviteurs, c'est-à-dire des laquais bien humbles
et bien respectueux. Ici, comme dans toutes les
colonies anglaises, la chose dont se plaignent le
plus amèrement les riches, c'est de ne pouvoir
trouver personne pour le service. » (Schœlcher,
codem loco citato, p. 300.) Cela s'écrivait en 1841.
Vous comprenez que des gens qui se refusent à
toute soumission absolue ne sont pas pour se
laisserfouetter ! C'est doncune impostureque vous
commettez, Monsieur le correspondant de la Petite
Presse lorsque vous dites que les Haïtiens sont
amoureux du fouet « surtout depuis qu'ils en ont se-
coué le joug ».
M. Cochinat nous fait assister à son entrevue
avec le président d'Haïti.
« Vous venez ici pour vous rétablir? » — lui demanda
le général Salomon
« —D’abord, lui dis-je, mais aussi pour étudier ce pays que
j'ai depuis longtemps l'envie de connaître, et pour envoyer
le résultat de mes observations au Moniteur universel. Je me
suis arrangé pour cela avec mon directeur, M. Paul Dalloz,
et je tiens à vous dire tout cela afin de vous débarrasser de

— 73 —
cette espèce de gène qu'on éprouve involontairement envers
un hôte que l'on n'attendait pas. Soyez donc tranquille, Mon-
sieur le Président, je compte vivre ici en citoyen obser-
vateur — pourquoi citoyen? —— des lois du pays et en
utilisant mes facultés d'écrivain (?). Ni solliciteur, ni fron-
deur, telle est ma devise. »
Hein! ni solliciteur, ni frondeur!... On sait en
Haïti que les Alexandre Bonneau et d'autres....
étaientautrefois pensionnés par le gouvernement
de Geffrard pour écrire en faveur d'Haïti sur les
journaux d'Europe. Ceux qui savent lire entre les
lignes... . à bon entendeur, demi-mot !
On verra dans la suite que celui qui se donnait
comme devant être le correspondant du Moniteur
Universel, grand journal parisien lu par les bour-
geois, ne fut que le chroniqueur de la Petite Presse,
journal à un sou et peu lu dans le public européen
qui peut contrôler ce qui se publie sur Haïti.
On verra encore que M. Cochinat a complètement
oublié au moins l'un des deux termes de cette de-
vise : «Ni solliciteur ni frondeur», qui serait digne
de Jocrisseou deCalino; car comment peut-on écrire
sur un pays quel qu'il soit sans fronder un peu
les mœurs de ce pays, sans y trouver à reprendre ?
L'entrevue prit fin et M. Cochinat se retira,
« s'étonnant un peu, nous dit-il, de voir ce chef, dont
les partisans attendent toujours tant de réformes et d'amélio-
rations matérielles, avoir l'air de croire qu'on est disposé à
se contenter seulement de
la transformation de Port-au-
Prince. »


74 —
J'ai déjà montré que le gouvernement du géné-
ral Salomon avait doté Haïti d'une Banque natio-
nale ; qu'il avait organisé une Exposition nationale;
qu’il avait donné au pays une monnaie nationale
basé sur le système métrique et fondue aussi
scientifiquement que toutes les monnaies des na-
tions européennes qui font partie de l'Union mo-
nétaire latine. De plus, M. Cochinat lui-même a
pris la peine de nous faire savoir qu'Haïti faisait
maintenant partie de l'Union internationale des
Postes. Voilà les résultats patents, tangibles, ma-
tériels. Les résultats moraux sont plus grands
encore. Le crédit d'Haïti relevé à l'étranger, la
paix et la sécurité intérieures garanties et assu-
rées pour longtemps encore , et peut-être pour
toujours, ne sont pas des choses qu'on peut passer
sous silence. — Il serait à désirer que les gouver-
nements futurs pussent chacun faire pour le pays
autant, en comparaison, que le Gouvernement
actuel a fait. S'il en était ainsi, avant trente ans,
Haïti serait une puissance avec laquelle les plus
grandes nations du monde seraient obligées de
compter.
« Les enfants de ce pays sont généralement vifs et intel-
ligents, et on doit leur en savoir d'autant plus gré que leurs
pères les affublent de noms qui pourraient gêner leur déve-
loppement intellectuel. Car les Haïtiens qui sont un peuple
amoureux de l'emphase et dédaigneux du naturel, au lieu de
donner à leurs garçons et filles des prénoms usités, tels que

— 75 —
ceux de Pierre, Paul, Jacques, Emile, Jules, etc., se creusent
la tète pour leur infliger, comme prénoms, remarquez-le bien,
les noms les plus illustres de l'Italie, de la France, de l'An-
gleterre et de l'Allemagne.
« Ces pères excellents et prolifiques — il est rare qu'ils aient
moins de six enfants,— après avoir épuisé tout ce que la Grèce,
Carthage et Romecomptent de Léonidas,d'Epaminondas, d'Al-
cibiade, de Démosthènes, de Phocion, de Solon, d'Hannibal,
d'Asdrubal, d'Amilcar, de Bomilcar, de Sylla, d’Hortensius,,
de Cicéron, etc., ne se sont-ils pas avisés d'aller fouiller dans
le Moyen-Age, la Renaissance, les temps modernes et l'épo-
que contemporaine pour donner à leur progéniture comme
prénoms —j'insiste là-dessus — les noms de Dante, d'Abei-
lard, de Duguesclin, de Turenne, de Condé, de Luxembourg,
de Fénelon, de Racine, Corneille, Massillon, Fléchier, Mo-
lière, Descartes, Villars, Voltaire, Condillac, Malebranche,
Pope, Milton, Dalembert (sic), Helvétius, Portalès, d'Agues-
seau, Duroc, Murat, Bessières, Rémusat — je vous jure sur
l'honneur que je ne plaisante pas — Rossini, Weber, Meyer-
beer, lord Byron, Dupuytren, Cuvier, Barnave, Vergniaud,
Canrobert, Montholon, Labédoyère, Saint-Arnaud, Pélis-
sier, etc., etc. Gambetta n'a pas encore été introduit à Port-
au-Prince, ni Emile Zola, mais nous avons Chateaubriand,
Montalembert, Lamartine et Musset.
« D'autres pères, prenant la chose plus loin, ont appelé
leurs enfants Alibée, et leurs filles Pétrone, Attila. Un mon-
sieur Toupuissant a baptisé son fils « Je crois en Dieu » (Je
crois en Dieu Toupuissant, sur l'honneur!); un général, qui
commandait le département du Nord-Ouest, a appelé son fils
Ouest et Nord. Un quatrième, célèbre sous l'empire de Sou-
louque, appelait son fils « Castor et Pollux ». Un cinquième,
le plus incroyable de tous, a donné pour petit nom à son hé-
ritier « Ecce Homo ! »
« Enfin, une petite fille de la campagne, interrogée par un
de mes amis sur son prénom, répondit Chimène, et mon ami,
étonné de voir que le Cid avait pénétré dans les montagnes
d'Haïti, insista pour savoir quelle raison avait porté la mère
de l'entant à cette fantaisie littéraire; la pauvre petite fit cette
7

— 76 —
naïve réponse : « Monsieur, on m'appelle Chimène, parce que
je suis née sur le grand chimin (chemin). »
« Le comble du prénom haïtien est celui qui, sur les con-
seils d'un mauvais plaisant, a été donné à un petit garçon.
Ce prénom est Phylloxera ! » (Petite Presse du 19 Sep-
tembre.)
Je n'en ai cité si long que pour avoir le droit de
répondre autrement qu'en quelques lignes.
1° Tout d'abord il est à regretter qu'on ne puisse
rendre à M. Cochinat la justice qu'il est obligé de
rendre aux jeunes Haïtiens, lesquels sont vifs et
intelligents, encore qu'ils soient « affublés » de
noms d'hommes célèbres.
Le chroniqueur martiniquais s'appelle Jean-
Baptiste-Thomas-Victor Cochinat. Il n'est ni un
voyant, ni un prophète comme le fut Jean -Baptiste;
il est malheureux qu'il ne soit ni aussi incrédule
que l'était le Thomas des Évangiles ni aussi subtil
que l'était Thomas d'Aquin ; il n'est pas brave
comme Victor, duc de Bellune; il n'a jamais su
défendre et faire estimer la race noire ainsi que
l'a fait Victor Schœlcher, et il est bien loin d'avoir
le génie de Victor Hugo, dont il n'écrit que très
incorrectement la langue.
Je serais porté à supposer que, quant à ce qui
est de M. Victor Cochinat, les noms dont il a été
« affublé » au berceau ont peut-être pu gêner son
développement intellectuel et l'ont peut-être em-
pêché de ressembler en quoi que ce soit aux

— 77

hommes illustres quiavaient porté ces noms avant
lui.
2° Et maintenant le nom propre Paul est-il
moins emphatique, plus naturel que le nom
propre Duguesclin... par exemple?.. Le connétable
Bertrand Duguesclin ne fut qu'un grand batailleur
qui peut passer inaperçu dans l'histoire philoso-
phique de l'humanité. Paul fut un grand apôtre
dont le nom brille d'une lueur immense dans l'his-
toire du christianisme et par conséquent dans
l'histoire du monde moderne. Si Paul est plus
usité que Duguesclin, comme prénom, c'est préci-
sément parce que des parents religieux ou ambi-
tieux ont voulu, pendant des siècles, placer leurs
fils sous l'invocation ou sous la protection, en
quelque sorte, du fécond apôtre qui a écrit les
Epîtres aux Romains, aux Corinthiens, aux Ga-
lates, aux Ephésiens, aux Philippiens, aux Colos-
siens, aux Thessaloniciens, à Timothée, à Tite, à
Philémon et aux Hébreux. Donc, pour qui veut
aller au fond des choses, est plus ambitieux, plus
emphatique — encore que plus usité — le pré-
nom Paul comparativement au prénom Dugues-
clin.

Remarquons, en passant, que tous les noms de
famille d'hommes célèbres sont susceptibles de
devenir des prénoms, dans la suite des âges. Ainsi
déjà, en Italie et dans une bonne partie de la
Bourgogne, en France, dans le Dijonnais surtout,

— 78 —
le nom de famille Garibaldi est devenu un prénom
que portent quelquefois cinq enfants sur dix, dans
telle localité prise au hasard.
3° Je ne saurais taire le ravissement où je suis
de savoir que chaque Haïtien procrée en moyenne
six enfants. Je vois là une preuve de l'excessive
vitalité de la nation haïtienne. Hardi! mes com-
patriotes, continuez! Nous peuplerons tout seuls
notre bien-aimée Quisqueya et nous ne bifferons
jamais l'article 7 (l'article6 actuel) de notre Cons-
titution. Allez comme vous le faites (j'entends
sur le faict de l'enfantement, comme eût dit Ra-
belais) et dans trente ans la population sera au
moins triplée... et nous pourrons mieux encore
faire la nique aux puissances qui regardent Haïti
avec tant de convoitise.
4° La manie des grands noms historiques?... Elle
nous vient des Français, Monsieur Cochinat. Lisez
l'histoire d'Haïti, — prenez Madiou, cette fois, —
et vous verrez que les noms de presque tous ceux
qui ont joué un rôle dans nos premières révolu-
tions sont tirés de la Bible, de l'histoire grecque
ou de l'histoire romaine. Ces noms leur avaient
été donnés par les colons européens. Vous savez
d'ailleurs comment les colons baptisaient leurs
esclaves, leurs affranchis et leurs enfants natu-
rels. Voyez, sur ce sujet, le gros livre de Saint-
Méry traitant des Lois et Constitutions des colonies
françaises d'où est tiré, en grande partie, son ou-

— 79 —
vrage intitulé : Description de la partie française
de Saint-Domingue.
Nous n'avons fait que continuer les anciens
errements, de même que nous n'avons point changé
les noms géographiques en Haïti, ce qui fait, par
parenthèse, que les journalistes européens seraient
bien plus sages s'ils ne riaient point tantdes noms
de lieux haïtiens, tels que Marmelade, Dondon,
la Seringue et Grand-Gosier, etc., qu'ils trouvent
absurdes et qui tous, cependant, ont été donnés à
ces lieux par des Français. (Voyez les Détracteurs
de la race noire, Paris, 1882, article de M. Jules
Auguste.)
On sait de plus que, en France, pendant la Ré-
volution française, chacun se débaptisa et prit un
nom grec ou romain, si bien qu'il fallut plus tard
un arrêté du Gouvernement consulaire pour en-
joindre aux officiers de l'état civil de ne plus ins-
crire sur leurs registres de déclarations de nais-
sances que des noms qui seraient pris dans le
calendrier grégorien. (Voir à ce propos, dans la
Gazette des Tribunaux, 1882, le compte rendu de
l'action intentée à l'Administration par M. et
Mme Négro qui réclamaient le droit de donner à
leur fils le nom de Blanqui-Vercingétorix, droit
qui leur avait été contesté par l'officier de l'état
civil.)
Etvoilà pourquoi,Monsieur Cochinat,en France,
il n'y a plus que peu de Gracchus, de Sempronius,

— 80 —
d'Harmodiusetd'Aristogiton, etc.,encoreque pour-
tant les Marius et les Sextius ne soient pas très
rares, car on trouve des hommes portant ces noms
— comme prénoms — et qui siègent en ce moment
même dans le Conseil municipal de Paris ou qui
sont maires de cette ville.
Mais il paraît que le décret du Gouvernement
consulaire fut encore
moins rigoureusement
appliqué à la Martinique qu'en France, — si tou-
tefois l'on en peut croire M. Meignan, que je cite
ici — : « Comme je passais au milieu de ces petites
« habitations véritablement africaines, j'entendis
« un petit nègre appeler de loin son frère Démos-
« thènes. Celui-ci répondit en lançant un gros
« juron à son jeune interlocuteur qu'il décora du
« nom de Montmorency. Souvent, à la Martinique,
« résonnent aux oreilles les noms les plus ron-
« fiants et rappelant des illustrations d'époques
« les plus différentes, et cela non seulement chez
« les nègres, mais aussi parmi les mulâtres, j'a-
« jouterai même, parmi les blancs.
« Quand un paquebot arrive à Fort-de-France,
« quand un gouverneur vient s'installer à la Mar-
« tinique, tous les petits enfants qui naissent ces
« jours-là prennent le nom du paquebotou bien du
« gouverneur, et, chose curieuse, se croient plus
« tard, quand ils sont arrivés à l'âge de raison, is-
« sus d'une grande famille, et parlent de leurs an-
« cêtres. Aussi n'est-il pas rare là-bas de rencontrer

— 81 —
« un Spartacus, un Polyeucte, une Cléopâtre, un
« Robespierre ou un Bismarck du noir le plus
« foncé. Souvent Bayard se dit, à la Martinique,
« cousin de Nabuchodonosor, et Cicéron, beau-
« frère de Lafayette. Ils ne sont pour cela ni
« guerriers, ni rois, ni orateurs, ni même, heu-
« reusement, commandants de la garde nationale ;
« mais nobles, ils le sont toujours (1). »
Je m'arrête ici ; et, à M. Meignan qui est blanc
et à M. Cochinat qui est nègre, j'avouerai ne pas
trouver que les Haïtiens et les Martiniquais soient
pour être blâmés lorsqu'ils donnent à leurs enfants
des noms de héros ou de savants. Pour un philo-
sophe, il est clair qu'il y a là une aspiration vers
le désir du mieux. Il y a chez le parent qui donne
à son fils un nom célèbre, d'abord un sentiment
d'admiration tacite pour celui qui a illustré ce
nom et ensuite une espérance, peut-être orgueil-
leuse et même vaniteuse, mais à coup sûr louable,
que l'enfant se montrera digne du prénom qu'on
lui fait porter. M'est avis qu'un positiviste, et
même qu'un simple scolastique, n'aurait point ri
de ces choses et qu'il s'inclinerait plutôt devant
cette double manifestation de la pensée d'un père
qui place son enfant sous le patronage idéal d'un
grand personnage dont la mémoire est aimée ou
estimée, cela par un procédé analogue à celui que
1) Victor Meignan. Aux Antilles, p. 78 à 81.

- 8-2 —
nous voyons employer en France par tant d'indi-
vidus appartenant à toutes les sphères sociales,
lorsqu'ils donnent à leurs enfants les noms de
Charles, de Louis, d'Henri, de Marie-Caroline; de
Louis-Philippe, de Marie-Amélie; de Napoléon et
d'Eugénie.
En tous cas, je veux rapprocher les faits précé-
dents rapportés parMM. Victor Meignan et Victor
Cochinat—(hein? Victor!)— de ceux suivants
rapportés par la Justice, journal parisien : « En
« Angleterre, les prénoms ne sont pas tous pris
« parmi les saints du Calendrier et il en est d'une
« incontestable originalité. Tels sont : Albones
« (tout os), Corpse (cadavre), Waddle (dandine-
« ment), Bolster (traversin, coussin), Eighteen (18),
« Hogsflesh (viande de cochon), Maddle (boue),
« Vulgar (vulgaire).
« 18, passe encore, si c'est un numéro d'ordre,
« mais on s'imagine difficilement des gens don-
« nant à leurs enfants, avec le jour, les noms de
« Tout Os, Cadavre, Viande de cochon, Bouc, Vul-
« gaire. » (La Justice du 10 Mars 1882.)
Il y a par le monde si peu d'hommes réfléchis
(sainte Routine est si puissante) que les Anglais
jouissant de la réputation d'être d'une race supé-
rieure, bien des personnes — soi-disant intelli-
gentes— trouveront tout naturel qu'ils donnent
a leurs enfants des noms tels que Viande de porc
ou Boue, cependant que les mêmes personnes ri-

— 83 —
ront aux larmes en entendant dire qu'il y a des
Haïtiens qui s'appellent Voltaire ou Sylla et des
Martiniquais qui se nomment Spartacus ou Ro-
bespierre,
Le monde est ainsi fait, et sainte Routine est si
puissante!...

CHAPITRE 11
UN PEU DE SOCIOLOGIE
SOMMAIRE. — L'ouvrier a Port-au-Prince. — Voilà que ça change!
— Chef-d'œuvre d'inexactitude! — Nous n'en sortirons point. —
Entre nous. — Allons, Monsieur, un peu de sociologie. — Enten-
dons-nous — Tel fut le cas de Jasmin. — On sait ce qu'il advint.
— ... A Gonaives, la ville sainte ! — L'indemnité territoriale
d'Haïti. — Revenons a l'ouvrier haïtien. — Un sociologue aurait
applaudi. — Nous savons tous d'où nous sortons. —Des exem-

ples? .— En voici! — Vanderbilt surnommé le Commodore. —
Grand Maître,
dites : « Sinite parvulos. » — A la silhouette.

— A. Audiganne. — L'ouvrier français est quelque peu le père
de l'ouvrier haïtien. — A Witebsk... (Thiers. Campagne de
Russie.) — Louis Blanc. Histoire de Dix Ans. — Voilà 1848 !
— Déception immense !... — Louis Pauliat et la Revue nouvelle.
— Denis Poulot et le Sublime. — Zola et l'Assommoir. — Auré-
lien Scholl, de l'Evénement. — Ameline dit : « Qui a bu

boira..., etc. — Jules Simon et l’Ouvrière. — Levasseur, de
l'Institut. — ... LaRévolution française est son chef-d'œuvre. —
L'ouvrier anglais. — Adam Smith. — E. Boutmy, de l'Institut.
— P. Leroy-Beaulieu, do l'Institut. — Fournier. — Maguire.—

Les Home-rulers.— Les révolutions, non! Les révoltes...—
L'ouvrier américain. — 11 sait lire. — Il est très patriote.— Il
n'a qu'un défaut. — En deux mots comme en cent. — Karl Marx
(le Capital, chapitre
XXIV).— En avant! toujours et partout, en
avant ! Et pour la patrie ! —On peut critiquer l'ouvrier, mais le
calomnier, jamais.

Dans la Petite Presse du 20 Septembre, je lis
ceci :

— 85 —
« C'est surtout aux ouvriers d'Haïti qu'on pourrait appli-
quer le dicton si connu : « Il cherche de l'ouvrage, mais il
tremble d'en trouver, » car il est excessivement rare de trou-
ver à Port-au-Prince un artisan qui vous fasse un travail
chez vous.
« Lorsqu'après de longs jours de patience l'on peut en
attraper un, il entre chez vous, examine l'ouvrage, convient
du prix, et s'en va en vous disant : « Je reviens dans un
« moment. » On ne le revoit plus. D'autres fois il vous per-
suade que le travail de réparation que vous lui donnez n'est
pas nécessaire, et il ne le fait pas. En France, « l'ouvrier
« pousse à la consommation, » si vous me permettez cette
locution familière; mais en Haïti, l'ouvrier prend les intérêts
du bourgeois et il lui prêche l'économie. »
Voilà, certes, un ouvrier qui n'est pas prêt de
devenir socialiste. De plus, s'il n'a pas lu les Evan-
giles, il en pratique tout de même les maximes :
il prend plus soin des intérêts du prochain que des
siens propres.
« En vous mettant à votre fenêtre, à 7 heures du matin,
« voyez cet homme déguenillé qui passe : c'est un ouvrier
« qui se rend à son chantier, et qui y travaillera juste le
« temps nécessaire pour gagner quatre piastres et se reposer
« le reste du temps. »
Voilà que ça change. 11 travaille un peu... juste
assez pour gagner quatre piastres. Mais, grand
étourdi de Cochinat, vous avez oublié de nous dire
combien de temps il mettait à gagner ces quatre
piastres. Est-ce en un jour, est-ce en un mois, est-
ce en une semaine?.. Si c'était en un jour cela

— 86 —
ferait un joli denier (25 francs environ). Si c'était
en un mois ce ne serait pas suffisant pour son en-
tretien et pour celui de sa famille, et alors je me
demanderais de quoi et comment il pourrait vivre.
Voyez-vous, Monsieurle chroniqueur léger, vous
ne savez point observer, ou bien, si votre esprit a su
faire œuvre de perception ou d’observation, votre
plume ne sait pas exprimer votre pensée d'une fa-
çon assez claire pour que vos lecteurs la puissent
saisir entièrement et facilement.
« Voyez cet autre homme qui se dandine, qui fait le joli
cœur, lie conversation avec les jeunes femmes qui passent,
montre la cambrure de son pied bien chaussé, fait des effets
de mollets sous son pantalon noir et porte
une chemise
d'une blancheur neigeuse. Il a un stick à la main et porte un
petit paquet. C'est un ouvrier qui va aussi à son atelier, et
qui, ayant honte d’être pris pour un travailleur, cache soi-
gneusement ses outils dans le petit paquet en question. Il
n'avouerait pas pour un empire qu'il vit du travail de ses
mains et qu'il va changer de costume à l'atelier. »
Cette dernière phrase est un pur chef-d'œuvre
d'inexactitude.
Pourquoi voulez-vous que cet homme refuse
d'avouer qu'il vit du travail de ses mains lorsque
ce travail lui permet d'être bien mis, d'avoir con-
science de son rôle dans la société, d'être bon père
et bon citoyen? Si on le citait à comparoir devant
le juge d'instruction pour témoigner dans une af-
faire, il avouerait sans difficulté aucune qu'il est
ouvrier. Tous les gens sensés supposeront que par-

— 87 —
tout où il ira il aimera mieux dire qu'il est ouvrier
que de mentir et de laisser croire qu'il est un dés-
œuvré ou un voleur.
Ah ça, Monsieur Cochinat, nous n'en sortirons
point. Tout à l'heure vous nousdisiez que l'ouvrier
haïtien ne travaillait que le plus rarement qu'il le
pouvait. Un peu après vous nous appreniez qu'il
était déguenillé et qu'il ne travaillait quejuste assez
pour gagner quatre piastres afin de pouvoir se
reposer. Voici maintenant que vous nous faites
savoir qu'il est aussi bien mis qu'un commis de
magasin de nouveautés à Paris; qu'il est causeur
— preuve de sociabilité — ; qu'il fait des effets de
mollets dans la rue — preuve qu'il se sent bien
fait. Entre nous, je crois fort que M. Cochinat,
qui a des baguettes de tambour en place de mollets
et le pied déformé parce qu'il est goutteux, est
jaloux des mollets et de la cambrure du pied des
ouvriers de Port-au-Prince.
Et je cesse de me moquer de vous, Monsieur
Cochinat, pour ouvrir une parenthèse sur l'ouvrier
haïtien et faire une comparaison entre lui et l'ou-
vrier de quelques nations vieilles.
Allons, Monsieur, un peu de sociologie.
L'ouvrier haïtien est un être tard venu dans le
monde des classes ouvrières du globe.
Avant la Revolution française, les descendants
d'affranchis et les affranchis noirs et mulâtres,
d'ailleurs peu nombreux — ils n'étaient que 28,000

— 88 —
dans toute la colonie de Saint-Domingue contre
40,000 blancs et 452,000 esclaves — exerçaient
seuls les professions ouvrières proprement dites.
Entendons-nous.
Sur ce nombre de 28,000 affranchis, il faut défal-
quer à peu près la moitié qui habitaient la cam-
pagne comme paysans ou qui allaient d'habitation
en habitation, exerçant leurs professions.
Quinze mille environ étaient distribués dans
plus de quinze villes du littoral dont les princi-
pales étaient Port-au-Prince, le Cap et les Cayes.
Ces affranchis n'avaient pas le droit d'exercer
toutes les professions qu'il leur aurait convenu
d'embrasser. Ainsi il leur était défendu d'être ins-
tituteurs (Moreau de Saint-Méry. Lois et Constitu-
tions des colonies françaises de l’Amérique sous le
Vent, 5 volumes in-4°. Paris, 1784.)
11 ne leur était permis d’être artisans que dans
les corporations ouvrières réputéesinférieures, car
les maîtrises et les jurandes existaient alorsà Saint-
Domingue comme danslamétropole. — La profes-
sion la plus relevée à laquelle ils pouvaient pré-
tendre était celle d'orfèvre. Ogé, Rigaud et Pétion
étaient orfèvres. Les deux premiers avaient même
traversé l'Océan pour venir apprendre l'orfèvrerie
à Bordeaux. Il y avait aussi dans les principales
habitations des esclaves à qui leurs maîtres avaient
fait donner un métier et qui le pratiquaient sur
les habitations de ces maîtres et sur celles des voi-

— 89 —
sins sur lesquelles on leur avait octroyé la permis-
sion d'aller travailler.
Dans les villes aussi vivaient un certain nombre
d'esclaves libres comme il y en avait autrefois à
Rome et comme il y en a malheureusement encore
à Cuba. Ceux-ci travaillaient durant toute la se-
maine et apportaient le dimanche le produit de
leurs sueurs à leur heureux propriétaire.Quelques-
uns de ces esclaves amassaient lentement et péni-
blement un petit pécule dans l'espoir de se rache-
ter. Tel fut le cas de Jasmin, ce maçon noir qui
fonda un hôpital au Cap et auquel Moreau de Saint-
Méry, dans son livre sur la Description de la partie
française de Saint-Domingue, a consacré quelques
pages pleines d'émotion et d'admiration.
En même temps que les affranchis noirs et mu-
làtres prenaient les armes dans l'Ouest (23-24 Août
1 791) les esclaves prenaient les armes dans le Nord.
On sait ce qu'il advint.
Les émigrés de Coblentz et de l'armée de Condé
disaient aux alliés de la première coalition : « L'ar-
mée française n'est qu'un ramassis de savetiers et
de vagabonds. Dans quinze jours nous serons à
Paris. » Brunswick lança son fameux manifeste.
La France lui répondit par Valmy et par Jem-
mapes. Les savetiers et les paysans français se
trouvèrent être des héros au feu.
Tels furent aussi les esclaves et les affranchis de
Saint-Domingue.

— 90 —
Le 1er Janvier 1804, à Gonaïves — la ville sainte
— un nouvel Etat naquit au monde. Et — chose
stupéfiante! —c'était un état noir.
Pour veiller sur le drapeau qu'ils s'étaient choi-
sis à l'Arcahaie, le 18 Mai 1803, les Haïtiens res-
tèrent en armes jusqu'en 1825 ne pensant que peu
à organiser définitivement le travail, puisqu'ils
étaient décidés à tout brûler si revenait une in-
vasion étrangère, et de mourir tous plutôt que de
renoncer à leur indépendance.
De 1825 seulement pouvait dater pour nous une
ère de prospérité. De 1825 à 1881 nous avons été
écrasés sous le fardeau d'une dette bien trop con-
siderable, dette consentie pour indemniser les an-
ciens colons de Saint-Domingue. M. Schœlcher
tout le premier reconnaît que les Haïtiens n'au-
raient jamais dû consentir à payer cette indem-
nité. (Voir Les Détracteurs de la race noire, etc.,
Paris, 1882.)
Cette absence de quiétude politique de 1804 à
1825 et cette consécration du capital haïtien, depuis
1825 jusqu'à aujourd'hui, au paiement de l'indem-
nité territoriale, ont, en grande partie, déterminé
les luttes politiques qui ont désolé le pays depuis
ce temps.
Le capital haïtien n'a pas eu le temps de se
constituer : voilà pourquoi l'industrie ne peut pas
naître encore et c'est, au fond, la véritable raison
pour laquelle les Haïtiens se sont tant agités et

— 91 —
tant impatientés à la recherche d'un mieux so-
cial.
J'étonnerai beaucoup de personnes en disant
que les révolutions et les révoltes qui ont eu Haïti
pour théâtre, presque toujours, ont été engendrées
par une crise économique, une crise sociale, plutôt
que par une idée de politique pure ou par une
simple compétition de prétendants au pouvoir.
Mais revenons à l'ouvrier haïtien. Soldat sous
Dessalines, il le fut sous Cristophe et sous Pétion,
sous Boyer, sous Faustin 1er et sous Geffrard. De
là lui vient ce pétit air cavalier et vainqueur qui
lui sied à ravir et que j'aime tant lui voir.
Cette recherche dans la mise, dans la démarche,
dans la conversation lui fait le physique distingué
en même temps qu'elle assouplit son intelligence
et le rend sociable et très facilement perfectible.
Vous avez vu le phénomène de la sélection phy-
sique, intellectuelle et morale de toute une société,
Monsieur Cochinat, et vous ne l'avez pas compris ;
un sociologue l'aurait compris ety aurait applaudi.
Il est vrai que les sociologues sont toujours des
observateurs sagaces et des savants.
Depuis trente ans l'ouvrier haïtien — celui des
grandes villes — s'est toujours un peu assis à côté
du bourgeois aussi bien à l'école primaire que dans
les loges maçonniques. Depuis notre indépen-
dance, l'ouvrier des petites villes s'est constam-
ment trouvé debout sur le champ de bataille à

— 92 —
côté du bourgeois ou couché dans les bivouacs tout
près de lui. Ils échangent leurs idées, ils causent
fraternellement et les distances existent légères
entre eux. D'ailleurs, nous ne sommes pas très
loin de 1804 et nous savons tous d'où nous sor-
tons.
EnFrance, depuis que la loi qui fait tout Français
soldat a été votée, le fils du duc balaie quelquefois
l'écurie de la caserne avec le fils du paysan et,
vraiment, ce n'est pas là une fort mauvaise chose.
L'ouvrier haïtien sait qu'il ne tient qu'à lui de
franchir les échelons dans la grande armée sociale
et de devenir, par sa bonne conduite et son travail,
général, ministre, commandant d'arrondissement
professeur, etc., et cela ne contribue pas peu à faire
qu'il demande tant l'instruction pour son fils et
assez d'indépendance pour lui-même.
La force des Etats-Unis vient de ce que, en de-
hors d'indemnité qu'ils n'ont point eu à payer aux
Anglais, de la température du pays qu'ils habitent,
de leurs institutions politiques, de l'esclavage
qu'ils ont conservé pendant près d'un siècle et de
la grande quantité de sang anglo-saxon qu'ils ont
dans leurs veines, la force des Etats-Unis vient de
ce que, en dehors de tous ces éléments économiques
ou politiques, en dehors de cette considération
qu'ils sont un peuple de protestants, les Yankees
peuvent prétendre à tout, l'intelligence, l'entre-
gent, le flair, le sens pratique des allai res, le sa-

— 93 —
voir étant les seuls signes auxquels on reconnaisse
chez eux les hommes, qu'on les appelle au pouvoir,
ou qu'on leur donne les moyens de conquérir la
fortune.
Des exemples ? — En voici : le président Lincoln
fut successivement bûcheron, facteur des postes,
avocat ; le président Grant est le fils d'un tanneur
— et il s'en vante ; — le président Garfield qui
vient de mourir si malheureusement sous la balle
de l'assassin Guiteau et dont tous les honnêtes gens
regrettent la mort prématurée, le président Gar-
field est fils de paysan et a été batelier avant que
de devenir professeur de langues mortes et de
philosophie, encore que, à l'âge de quatorze ans,
il ne savait pas encore lire. Vanderbilt, qu'on a
surnommé le Commodore à cause du nombre de
ses vaisseaux, Vanderbilt fut batelier et marchand
d'oranges sur l'Hudson (Simonin). Je n'en veux
pas trop citer et je passe.
L'ouvrier haïtien, lorsque l'instruction primaire
sera devenue obligatoire — et ce sera bientôt fait
— deviendra certainement un des premiers ou
vriers non seulement de sa race, mais de toute l'A-
mérique, et il sera même supérieur à l'ouvrier
anglo-américain à cause du sang et de l'esprit
latins dont il est pourvu — cet esprit artistique,
fin, original et charmant.
Actuellement déjà, on peut observer que l'ou-
vrier à Port-au-Prince ne se grise plus ; il n'est

— 94 —
plus mesquinement querelleur et batailleur comme
il l'était au temps du président Boyer où — ques-
tion d'atavisme ! — les duels au sabre et en cham p
clos servaient de passe-temps dominicaux ; les
combats de coqs tant en honneur en Angleterre,
à Cuba et dans toute l'Amérique espagnole ou por-
tugaise, et si ruineux, sont aujourd'hui délaissés
par les ouvriers haïtiens. Toutes les vieilles danses
africaines : le banda, le madouka, Varada, le congo,
le séba, Vibo, etc., ont complètement disparu aussi
bien des villes que des campagnes. La riante
tonnelle sous laquelle se dansait autrefois la mar-
tinique est de moins en moins fréquentée et le car-
naval même n'est plus en ce moment pour l'ouvrier
de Port-au-Prince qu'un trop fatiguant et trop
coûteux plaisir dont il cherche de plus en plus à
s'abstenir. Il y a là un rapide travail de transfor-
mation sociale, toute une série de répudiations
tacites et d'aspirations nouvelles, mais élevées,
vigoureuses et nobles et qui sont pour être en-
couragées.
Ah! si le Grand-Maître de l'ordre maçonnique
voulait !... S'il ordonnait qu'on fit des conférences
d'hygiène et d'économie politique dans toutes les
Loges, conférences auxquelles les ouvriers seraient
admis avec leurs parents; s'il laissait tomber de
ses lèvres le Sinite parvulos; s'il disait à tous :
« Venez à moi, venez à nous !... » Quel beau mou-
vement ce serait, et quelle belle œuvre!... Com-

— 95

bien grande! Combien généreuse et noble(1) !...
Déjà, aujourd'hui, voici ce qui se peut voir : le
dimanche venu, l'ouvrier haïtien s'habille avec
goût et simplicité et ne se bariole pas de couleurs
voyantes et disparates ; il va à la campagne, ou à
la messe, ou à la revue des troupes, trois façons
d'élever son âme, d'idéaliser, de poétiser son exis-
tence ; s'il est franc-maçon, il ne manque pas aux
tenues du dimanche ; s'il ne l'est pas, il passe son
après-midi dans sa famille ou avec ses amis, cau-
sant, jouant aux cartes ou discutant. Beaucoup
même, quoique catholiques, vont quelquefois as-
sister aux sermons des pasteurs protestants. L'ou-
vrier protestant est presque toujours très prati-
quant, et un des meilleurs citoyens que l'on puisse
rencontrer. Si les musées et les bibliothèques exis-
taient à Port-au-Prince comme à Paris, on ver-
rait à Port-au-Prince ce que l'on voit à Paris, en
hiver, dans les salles du Louvre, du musée du
Luxembourg, dans les bibliothèques scolaires; on
verrait l'ouvrier qui a travaillé durant toute la se-
maine venir, de lui-même, se mettre en contact
intime avec tout ce qui fait rêver, tout ce qui fait
penser, tout ce qui agrandit le cerveau de l'homme
et Le fertilise.
Je ne veux pour preuve de ce que j'avance ici
(1) lue Liane de l’Enseignement vient de s'organiser à Port-au-
Prince. Bravo !...

— 96 —
que l'empressement avec lequel les ouvriers haï-
tiens se sont portés au palais de l'Exposition na-
tionale d'Haïti, afin de visiter les produits de l'île
qui y avaient été réunis en 1881.
L'ouvrier, en Haïti, aime beaucoup sa famille,
et il est excellent fils. Il est expansif, causeur; ai-
mable, doux, point envieux, généreux et fier.
Toutes ces qualités en font un homme de très agréa-
ble compagnie et dont on peut tout obtenir quand
on sait s'emparer de son cœur, quand on sait le
faire vibrer tout entier sous l'impulsion de senti-
ments hauts et grandioses.
L'ouvrier haïtien est éminemment patriote, et
ce ne sera jamais lui qui ira s'aplatir devant l'étran-
ger pour injurier les gouvernants de son pays.
Et maintenant que j'ai révélé l'ouvrier haïtien,
que je l'ai montré sous son véritable jour dans le
passé, dans le présent et dans l'avenir, je veux es-
quisser à grands traits, à la silhouette, la physio-
nomie de l'ouvrier français, celle de l'ouvrier an-
glais et celle de l'ouvrier américain.
« Le progrès des classes ouvrières est, comme
on sait, la conséquence d'un long mouvement his-
torique. L'affranchissement se trouvait en germe
dans ce Moyen-Age où l'immobilité paraissait pour-
tant si fortement consacrée. Le travail industriel
était resté, plus que tout autre élément de la vie
sociale, en dehors de la féodalité ; il avait pu en re-
vêtir les formes, mais il n'était pas systémati-

— 97 —
quement emprisonné dans ses réseaux. Une issue
lui était laissée ; c'est par cette issue que les classes
bourgeoises , fortes de l'égalité chrétienne , ont
échappé peu à peu à la féodalité pour la briser
enfin plus tard. En France , l'avènement de la
bourgeoisie en 1789 manifestait avec éclat la puis-
sance du travail et en consacrait le principe. La
voie se trouvait naturellement ouverte devant les
classes vouées au travail, non pour les faire sortir
de leur rôle, mais pour rehausser ce rôle et en
élargir la sphère. Une cause commune réunissait,
au fond, la bourgeoisie et les masses. Cependant
les conséquences du principe, alors triomphant, ne
pouvaient guère être reconnues et admises de
prime abord. Il en est ainsi dans toutes les grandes
évolutions de l'humanité. La bourgeoisie n'était
pas même complètement mûre pour le pouvoir
qu'elle revendiquait ; impuissante à s'imposer des
règles à elle-même, elle pouvait encore moins dis-
cipliner et guider lesmassesqui grandissaient avec
elle. De cette situation sont dérivés la plupart des
désordres ultérieurs et les déceptions qui s'y sont
mélées. » (A. Audiganne. Les Populations ouvriè-
res. Paris, 1854.)
L'ouvrier fr ançais est quelque peu le père de l'ou-
vrier haïtien. Prenons celui-là à partir de la Révo-
lution française, après que les maîtrises et droits
de maîtrise ont été abolis, que l'impôt des patentes
a été créé et que l'industrie est devenue libre.

— 98 -
L'ouvrier de Paris prit la Bastille; il participa
à la fête de la Fédération ; il fit le 10 Août. Après
avoir prodigué son sang sous la République, pour
la liberté du monde, il le prodigua encore sous
l'Empire pour que la France eût le pas sur les
autres nations européennes. A Witebsk, trois cents
voltigeurs du 9e de ligne « et tous enfants de Pa-
ris » furent admirables de froide intrépidité. Napo-
léon les salua et leur dit qu'ils avaient tous mérité
la croix. (A. Thiers. Consulat et Empire. — Cam-
pagne de Russie.)
A la faveur d'un système économique protecteur
et plus tard prohibitif, les ouvriers, qui n'étaient
ni aux frontières ni dans les ateliers nationaux
purent fonder l'industrie française libre. Le Blocus
Continental vint, et les grandes fortunes indus-
trielles commencèrent de naître.
L'asservissement de l'ouvrier recommençait.
Après la chute de l'Empire, le Blocus Continen-
tal cessa d'être.
L'Angleterre couvrit la France de ses produits,
et ruina la petite industrie, puisque la Chambre
introuvable et tous les Parlements de la Restau-
ration ne songèrent à protéger que le haut com-
merce et la grande propriété foncière, abandonnant
à la concurrence étrangère tout ce qui était sur la
limite entre le consommateur et le grand proprié-
taire ou le grand industriel. Sous Louis-Philippe,
le règne de l'industrialisme, commencé déjà avec

— 99 —
la Restauration, se montra avec toute son avidité
et dans toute son horreur. (Louis Blanc. Histoire
de Dix Ans. ) Les émeutes de Lyon étouffées dans le
sang, d'autres éclatèrent dans plusieurs villes in-
dustrielles du Nord et du Midi.
Voilà 1848. — Déception immense !...
Le bonapartisme se montra l'ami et l'allié des
classes ouvrières, tout en les tenant sous bonne
garde quand les grèves éclataient. Mais les traites
de commerce conclus par Napoléon III et les grands
travaux entrepris par l'Etat et les compagnies de
chemins de fer ont fait beaucoup de bien aux po-
pulations ouvrières en France, et la condition de
l'ouvrier s'est de beaucoup améliorée surtout dans
l'Est et dans le Midi. Malgré l'Internationale et
malgré la Commune, le socialisme n'est pas prêt
de devenir la règle en France comme il en est déjà
en Allemagne.

Voici pour les grandes lignes, pour l'ensemble,
pour la synthèse.
Quant à ce qui est de la vie intime de l'ouvrier
français, peu la connaissent. LouisPauliat (Revue
nouvelle, 1881-1882) est fraternel , quand il fait
l'histoire psychologique des classes ouvrières de
Paris.

Denis Poulot, l'auteur du Sublime, le contredit
quelque peu, et Emile Zola (L'Assommoir) le con-
tredit tout à fait. Il est vrai que selon Aurélien
Scholl (Evénement), Zola a calomnié l'ouvrier pa-

— 100 —
risien. Ameline, qui a surtout vécu parmi les ou-
vriers dans les villes industrielles du Nord, les
accuse d'aimer trop l'alcool, et il écrivait, en 1866,
les lignes suivantes : « Qui a bu boira... Cette pas-
sion de boire quand même est une des sources
principales de toutes les calamités sociales. Elle
est la mère de toutes les rixes, de tous les délits et
de tous les désordres des ouvriers.
« Elle engendre les crimes, les aliénations men-
tales, les morts subites, accidentelles et prématu-
rées. On peut en croire un médecin qui disait ré-
cemment devant l'Académie des sciences : « J'af-
< firme que l'abus des boissons alcooliques est
« devenu, dans cette seconde moitié du xixe siècle,
« une question sociale de la plus grande impor-
« tance et un péril public.
« Croirait-on qu'en France, dans la Seine-Infé-
c rieure, une petite ville de neuf mille habitants
« a consommé en une année, comme le calcul en a
« été fait, vingt mille hectolitres d'alcool ! Il est
« vrai qu'en 1832 un docteur calculait que les li-
« queurs absorbées en Angleterre, pendant un an,
« formeraient une rivière de 9 kilomètres, large de
« 3 mètres 50 et profonde de 4 mètres 60 !... Soyons
« juste, cependant. L'ouvrier n'est pas absolument
« sans excuse. L'ivrognerie est presque la seule
passion qui puisse satisfaire la sensualité de sa
« gourmandise. » (A. Ameline. Des institutions
ouvrières. Paris, 1866.)

—101—
Le môme auteur réclamait l'instruction pour
l'ouvrier. Le gouvernement de la République vient
de combler ce désideratum, en 1882, en décrétant
l'instruction primaire obligatoire.
Ameline citait un passage du livre de Jules Si-
mon, L'Ouvrière :
« La seule école que les ouvriers puissent aimer,
et, à vrai dire, la seule puissante et féconde école
en ce monde, c'est la famille... Les habitudes de la
vie de famille sont nécessaires à la rénovation des
caractères... Quand, par une mâle discipline, on
aura rempli les ouvriers du sentiment de leur res-
ponsabilité, quand on les aura dégoûtés des joies
serviles du cabaret, et ramenés à la source des no-
bles sentiments et des fortes résolutions, ils trou-
veront dans les enseignements du foyer cette reli-
gion du devoir. Oui, la croyance est aussi néces-
saire à l'âme de l'homme que le pain à son corps...
Mais, si nous voulons que le sentiment du devoir
pénètre jusque dans nos os et se lie en nous aux
sources mêmes de la vie, ne comptons pour cette
grande cure, que sur la famille. Ce n'est pas trop
de cette force, qui est la plus grande des forces hu-
maines, pour obtenir un tel résultat... »
Levasseur, de l'Institut, dans ses cours au Col-
lège de France, aussi bien que dans son Histoire
des classes ouvrières, enseigne que, depuis Louis-
Philippe, l'ouvrier français ne
hauteur de caractère, en ins1

— 102 —
et qu'il a, de plus en plus, conscience de son rôle
dans la société industrielle moderne.
D'ailleurs, pour moi, le rôle de l'ouvrier français
restera à jamais glorieux. Une seule ligne peut
suffire pour le définir, ce rôle, et cette ligne est
une apothéose pour ce sublime artisan, —j'allais
dire pour ce penseur — : la Révolution française
est son chef-d'œuvre. Or, la Révolution française
c'est la lumière qui illumine tout l'univers politi-
que et social de nos jours.
L'ouvrier anglais était encore le serf du Cotton-
Lord en 1825.Vers cette époque, les vérités écono-
miques enseignées par Adam Smith passèrent
dans les lois. Les ouvriers obtinrent alors la li-
berté des grèves. En môme temps que le gouver-
nement permettait l'exportation des laines, les ou-
vriers obtinrent le droit de sortir de l'Angleterre,
droit qu'ils n'avaient point auparavant. Les capi-
taux accumulés sont des territoires sur lesquels
une nouvelle population peut vivre. En Haïti, il se-
rait sage, tant au point de vue politique qu'au
point de vue économique, de ne point trop se hâ-
ter de faire entrer en masse des capitaux étran-
gers. Il faut que notre capital soit produit par no-
tre propre travail, par notre propre épargne et il
se produit déjà bien plus vite que l'on ne serait
tenté de le croire. Le capital anglais s'était lente-
ment amassé et accumulé pendant des siècles. Il
tint en échec les ouvriers anglais pour lesquels,

— 103 —
dès 1819, on a demandé des droits politiques qu'ils
n'ont point encore obtenus en 1882 ; actuellement
sur 8.000.000 d'individus qui pourraient être élec-
teurs en Angleterre, 2.500.000 seulement le sont,
Encore qu'ils soient sur le seuil du suffrage uni-
versel les ouvriers anglais ne l'ont point encore,
semblables en cela aux ouvriers de la Belgique,
de l'Italie et de la plus grande partie de l'Alle-
magne.
Les guerres de l'Angleterre avec la France n'a-
vaient fait qu'accroître la misère de l'ouvrier an-
glais Elle alla en grandissant de la rupture de la
paix d'Amiens à 1848. Des enquêtes sur la situa-
tion des ouvriers, faites de 1828 à 1845, prouvent,
qu'à cette époque, la moyenne de la vie des hommes
qui travaillaient dans les manufactures était de
19 ans, à Manchester, et de 17 ans, à Liverpool.
Des enfants de deux ans étaient employés dans les
ateliers. Les maîtres faisaient la paye dans des ca-
barets à eux appartenant. Les ouvriers mineurs
étaient payés tous les mois et en marchandises et
non en monnaie. Ceux qui demandaient de la
monnaie étaient renvoyés. Pressurés, exploités,
exclus du monde économique, tels étaient ces dés-
hérités. Aujoud'hui tout cela n'est plus. L'enfant
est mis à l'école par le patron et on ne lui donne
plus d'opium; le système du troc est aboli, et les
ouvriers sont payés en numéraire. Les associa-
tions ouvrières [trades unions) sont nées. Les arti-

— 104 —
sans ont acquis l'esprit de corps et le sentiment de
leurs forces. Ils sont en progrès,
Ils demandent à participer à la vie politique et
ils y auront bientôt une influence prépondérante
car ils forment la moitié de la population du
Royaume-Uni. (Boutmy, Cours de VEcole des
Sciences Politiques, et Leroy-Beaulieu, Cours du
Collège de France.)
La grande propriété étant la base du système
de la propriété foncière en Angleterre, les paysans
qui ne sont pas fermiers sont excessivement
malheureux. Ils ne se vêtent que de loques dont
les ouvriers des villes ne peuvent plus se servir
(Fournier). En Irlande, c'est pis: par trente de-
grés de froid les paysans sont à peine vêtus et ne
se nourrissent que de pommes de terre
quand
ils en ont. C'est ce que disait le député irlandais
Maguire,en I866, au Parlement anglais, et c'est ce
que redisent en ce moment même les députés irlan-
dais actuels au même Parlement, les home rulers.
Il est nécessaire de rappeler ces faits lorsqu'il y
a tant de voyageurs superficiels et de spéculateurs
étrangers habitant Haïti même qui se démènent
pour donner à entendre que les paysans haïtiens
sont les hommes de la terre les plus à plaindre.
Grosse erreur! Immense erreur! et qui a causé
trop de calamités à mon pays pour que je ne lui
déclare pas une guerre à outrance ?.... Haïtiens,
mes compatriotes, ce sont les révolutions... non !

— 105 —
les révoltes ! et ceux qui les font ou qui les conseil-
lent, qui sont nos pires ennemis. Il n'y a que le
travail et la paix qui, très lentement, peuvent
nous mener à la richesse et au bonheur.
Disons deux mots de l'ouvrier américain des
Etats-Unis.
Il sait lire. S'il veut devenir colon et proprié-
taire, il n'a qu'à demander des terres à l'Etat. On
les lui cède à de très bas prix. Dans les villes, il
gagne de forts salaires. Pourtant dans les grandes
cités commerciales, son sort n'est pas toujours à
envier. Homme du Nord et blanc, il a peut-être
fait campagne contre le Sud. Homme du Sud et
noir, il bénéficie des amendements ajoutés à la
Constitution Fédérale, c'est-à-dire que, étant de-
venu citoyen, son moral et son intellect, il les
perfectionne et les agrandit avec une merveil-
leuse rapidité. Il est très patriote. C'est un homme.
11 n'a qu'un défaut: celui de croire que toute l'A-
mérique ne doit être qu'une vaste colonie ou une
succursale des Etats-Unis.
J'ai tenu à faire apparaître, en ses principaux
caractères, la physionomie particulière de l'ou-
vrier dans chacun des trois plus grands pays in-
dustriels du globe autant pour l'allègement des ou-
vriers haïtiens que pour dissiper cette erreur où
sont un certain nombre de mes compatriotes aux-
quels les intéressés ont fait accroire que leur pays
est très misérable, que la condition d'ouvrier ou

— 106 —
de paysan, en Haïti, est très infortunée ou bien à
nulle autre seconde, et qui, à l'ouïe de ces falla-
cieuses assertions, se découragent sans plus rien
examiner et en rejetant toute la faute sur le
compte du gouvernement haïtien.
En deux mots comme en cent, les ouvriers haï-
tiens n'ont point à se désespérer — ni n'ont, point
besoin d'avoir recours aux solutions violentes.
Partout, de longs siècles ont passé pesant sur
l'homme pauvre, le broyant ou lui faisant suer
tout son sang pour celui qui avait le capital. Com-
ment ce capital avait-il été acquis? Karl Marx
(le Capital, ch. XXIV) nous le dit : c'est presque
toujours à tort, ou illicitement ou frauduleuse-
ment. En Haïti, il n'en est point tout à fait ainsi :
bourgeoisie et peuple sont issus de 1804 et le capi-
tal n'étant point encore bien accumulé, il sera à
celui, fût-il ouvrier ou paysan — qui saura le
constituer, l'amasser et le garder. La bourgeoisie
et le peuple, en Haïti, c'est encore presque tout
un. Donnons-nous la main et disons : En avant !
toujourset partout en avant! Et pour la patrie.
Pourquoi prends-je avec tant de chaleur la dé-
fense des artisans haïtiens ?.... Voici: mon père,
avant que de devenir bourgeois aisé et d'être ruiné
par la néfaste Révolution (?) de 1867, avait été ou-
vrier tailleur, tout comme le fut aussi, en son ado-
lescence, le président d'Haïti Jean-Pierre Boyer.
Je suis né au milieu de la population ouvrière


107 —
du Morne-à-Tuf; j'ai joué longtemps avec les fils
d'ouvriers et les petits paysans ; j'adore les ou-
vriers et les paysans de tous les pays. Je sais que
ce sont tous de braves cœurs, et qu'ils constituent
la vraie base matérielle de toute nation. Ainsi que
je l'ai montré plus haut, sans le paysan et sans
l'ouvrier français, la Révolution aurait avorté et le
monde aurait été replongé dans l'arbitraire et dans
le chaos. 11 a fallu que le Tiers-Etat, le bourgeois,
se sentît soutenu par l'artisan et le cultivateur,
pour qu'il osât reprendre les biens de la main-
morte au clergé et, par ainsi, créer la France ac-
tuelle et le monde actuel.
On peut critiquer l'ouvrier, mais le calomnier,
jamais. La synthèse historique et philosophique
et la reconnaissance que l'on doit à qui vous nour-
rit, qui vous habille ou vousloge, veulent que l'ou-
vrier soit toujours respecté.
Il n'y aura jamais que des cuistres et des valets
pour oser calomnier les paysans et les ouvriers,
ces hommes qui donnent leurs sueurs et leur sang
pour la patrie et pour lesquels la patrie — quelle
qu'elle soit — se montre le plus souvent injuste
quand elle n'est pas ingrate.
y

CHAPITRE III
VIEUX CONTES ET VIEUX COMPTES
SOMMAIRE. — Le Vaudoux.
— In globo; — ce sont des Tropido-
notes. — Et dans le plus profond secret. — Comme un dit dans
l histoire sainte. — Voyons, 6 Cochinat, trop plein de désinvolte.
— Petits esprits et grands drôles.
Ce qui est étonnant, ce qui
est incroyable. — En an seul repas (?). — Le cannibalisme euro-
péen. — ... Après Paul d'Hormoys et Gustave Aimard. —
Moyaux, liilloir, Barré et Lebiez, Prévost, Gilles et Abadie,
Menesclou, Schonen. — Dites-moi, Cochinat que vous êtes... —
Vingt lieues environ de Cabeza-Cachon vers Azua et de Oua-
naminthe vers Saint-Yague. — Que vous avez les vues courtes ;
vous me faites sourire, en vérité. — Comment je la voudrais....
— Tout le monde soldat, voilà le mot d'ordre. — Haiti aux Haï-
tiens! — Haïti, c'est la civilisation noire latine. — Haiti est un
argument... qui gêne et qui déplait. Ça ira, vous dis-je, ça ira.
— Mettons qu'il y en ait cinq cents. — A beau mentir qui vient
de loin. — Ombres généreuses et trop magnanimes des Blon-
court, des Bonneau... et ejusdem farinx. 11 eu est aux anges et et
il en rit... aux anges. — Serment d'Annibal. Et tenu. — Voyage
fructueux... en perspective. — Perrette et le Pot au lait.—
(Oui, la peine!) — Si l'on pouvait aux grandes choses comparer
les petites. — Voici la teneur de ce fragment de lettre. — Remar-
quez, je vous prie, que c'est signé Laforesterie. — Ne fut pas
toujours une sinécure. — Voilà l'oiseau! — Ma plume crache.
Est-ce de dégoût î Peut-être !...
En nous parlant du Vaudoux en Haïti (Petite
Presse des 21 et 22 Septembre), M. Cochinat nous
apprend que :

— 109 —
les sectateurs de cette susperstition primitive, im-
portée d'Afrique, adorent une couleuvre. La couleuvre qui
est adorée avec tous les signes de la plus humble soumis-
sion (?) est souvent de la grosseur d'un boa et même d'un
python, et elle se nourrit de lait et de poulets. »
Tout ce que M. Cochinat raconte du Vaudoux
en Haïti est de pure invention. On én peut juger,
in globo, par cette assertion que la couleuvre ado-
rée est grosse comme un boa ou même comme un
python. Le boa mesure, en moyenne, de 7 à 8 mè-
tres de longueur (Vorepierre) et quelquefois 25 cen-
timètres dans le plus grand diamètre de son corps
(Tramon). Le python a une longueur moyenne de
8 à 10 mètres (Duméril) ; il atteint quelquefois
L3 mètres de longueur (Adanson). Les couleuvres
d'Haïti, au contraire, — les naturalistes le sa-
vent — sont des Tropidonotes de petite espèce, et
il est excessivement rare de rencontrer dans cette
Antille des individus qui mesurent plus de trois
mètres de longueur.
On voit bien que le chroniqueur de la Petite
Presse est rhumatisant ou goutteux, qu'il n'est ja-
mais sorti de Port-au-Prince et qu'il n'a jamais
vu les Coluber d'Haïti.
M. Cochinat a assisté — en rêve apparemment —
à une cérémonie de Vaudoux, il en décrit l'aspect :
« Le jour — ou plutôt le soir — de lu grande cérémonie,
on tue une poule noire ou un cabri et on donne à chacun des
frères de la secte une gorgée à boire du sang de la bête

— 110 —
tuée. La foule des affiliés jouissent alors, après ces incanta-
tions, de l'inappréciable faveur de voir le dieu. Ce soir-là
donc, dans quelques bois d'Haïti, au milieu d'une plaine
qu'éclairent les rayons de la lune, vers minuit, et dans le
plus profond secret, une assemblée composée pour la plupart
de campagnards, mais aussi de gens de la ville ayant le mot
de passe, se livre à des contorsions d'épaules et à des dé-
hanchements, à des tours de reins qui les animent et leur
excitent les sens. Feu à peu le bruit du tambour allume dans
leurs tètes un vertige dont on voit les signes dans le blanc
de leurs yeux hagards, dans la bave qui s'échappe de leurs
lèvres contractées, dans les cris inarticulés qu'ils poussent et
dans tout un tressaillement révélateur des troubles hysté-
riques qui agitent leurs corps. Leurs dents blanches brillent
de lueurs lascives, les batteurs de tambours redoublent alors
de vigueur et d'énergie, ils enflent outre mesure le volume
de son de leurs tambours qui semblent aussi avoir une âme.
Un vent de folie pousse les uns vers les autres ces sectateurs
(c'est sectaire qu'il faudrait, — voir les Dict, de
Littré et de Lafaye — décidément, je suis tenté de
croire que M. Cochinat n'a aucune cure des fines
nuances qui existent entre les mots synonymes
de la langue française (1) ), ces sectateurs enivrés du
dieu qui les possède, les clairières retentissent de cris étran-
ges, et pendant les prostrations qui succèdent à ces ivresses,
les prêtres, jouissant de leurs privilèges, font parfois des sa-
crifices humains en tuant et en dépeçant quelques petits en-
fants que des associés leur ont livrés, et, enfiévrés d'une joie
infernale, ils se partagent dans un repas plus horrible que
celui d'Atrée les membres sanglants de la victime. >
Je sais bien que Gustave d'Alaux et Paul d'Hor-
moys ont raconté de façon très fantaisiste toutes
(1) D'Ilormoys, d'Alaux et les autres écrivent sectateurs. C'est une
faute. Voir Littré et Lafaye.

— 111 —
les invraisemblances qui leur avaient été débitées
sur le compte des soi-disant sectaires du Vaudoux,
lesquels, disent-ils, vivaient encore en Haïti, il y
a quelque trente ans, mais je n'aurais jamais
voulu croire que M. Cochinat, qui est fils de nègre,
et nègre lui-même, pourrait se faire l'écho des ca-
lomnies dont on a tant abusé pour salir ses congé-
nères d'Haïti et pour leur contester la faculté de
pouvoir se gouverner eux-mêmes.
Après les deux aventuriers dont j'ai plus haut
cité les noms, M. Cochinat prend la peine de nous
mander que ces choses-là se passent dans le plus
profond secret, à minuit, en plein bois; qu'il faut
avoir le mot de passe pour assister à la réunion et
puis — avec la naïveté d'un enfant sans malice,
comme on dit dans l'Histoire sainte de Dupont —
il nous décrit cette réunion absolument comme
s'il y avait assisté. On ne se moque pas de ses lec-
teurs avec plus de désinvolture que ce chroniqueur
fallacieux ne le fait.
Voyons, ô Cochinat trop plein de désinvolte, ou
vous nous faites assister à une réunion que votre
imagination a inventée, ou bien c'est un Haïtien
qui vous a raconté, à sa manière, une scène de
Vaudoux à laquelle il aurait collaboré comme sec-
taire ou à laquelle il aurait figuré dans la personne
d'un de ses parents ou d'un de ses amis très inti-
mes et celui-ci sectaire lui-môme.
On raconte qu'il y a quelques très rares Haï-

— 112 —
tiens — un sur dix mille — qui croient, avec une
simplicité sans seconde, que médire de leur patrie
c'est se grandir aux yeux de l'étranger, en ayant
l'air de n'être pas Haïtien. Les étrangers mépri-
sent souverainement ces sortes de gens, ces niais
contempteurs de leur pays, et ils ont raison
étant donné que celui qui jette de la boue à la face
des siens ou qui soulève la robe sale de sa mère
est un être ignoble, vil, ignominieux. « Petits es-
prits et grands drôles », ainsi sont-ils définis par
ceux devant lesquels ils viennent d'étaler cynique-
ment et sans pudeur les ulcères de la famille so-
ciale dont ils font partie. J'ajoute, à l'adresse de
ces cerveaux pointus, quoique obtus, que, si quel-
qu'un est né et vit durant longtemps au milieu de
sauvages et de cannibales, il est impossible que,
par hérédité parentale ou par influence du milieu
social où il vit, il est impossible qu'il n'ait pas un
peu de cannibalisme dans le sang. C'est clair. Li-
sez Jacoby et Ribot. Et ce qui est vraiment éton-
nant, vraiment incroyable, c'est la facilité avec la-
quelle sont admises, rééditées, répétées et perpé-
tuées toutes ces bourdes grosses comme des ca-
thédrales, toutes ces inventions autrefois écloses
dans l'esprit d'un bimane en délire, tous ces ra-
contars faits, dans le principe, par un blanc-bec à
cervelle de cynocéphale, et qui durent pendant des
centuries, et qui éclaboussent, pendant des déca-
des, la réputation de tout un peuple, parce qu'on

— 113 —
les détruit d'autant plus difficilement qu'ils ont fa-
cilement pris naissance et que les ignorants leur
ont accordé toute créance.
Moreau de Saint-Méry, Paul d'Hormoys et Gus-
tave d'Alaux lui-même — ce dernier si malveillant
— ont à peine osé affirmer que les sectaires du
Vaudoux offraient des sacrifices humains à la soi-
disant divinité dont ils pratiquaient le soi-disant
culte.
De plus, Monsieur le chroniqueur de la Petite
Presse,quant à ce que vous racontezdunoirTony,de
la commune de Jacmel, lequel aurait, d'après vos
dires, tué une vieille femme et l'aurait mangée en
un seul repas (?), c'est — s'il est vrai — un acte
d'anthropophagie exactement semblable à celui qui
s'est passé en Corse, il y a quelque temps. C'est un
acte de folie pure, un acte de démence. Si je voulais
fouiller à nouveau la collection de la Gazette des
tribunaux, je pourrais retrouver, pour vous le ra-
conter par le menu, le cas plus monstrueux de cet
Auvergnat qui tua sa femme, en dépeça le cadavre,
le sala et, durant un mois, en fit sa nourriture
quotidienne. Il n'entrera pourtant jamais dans
l'esprit de personne d'insinuer que les Auvergnats
et les Corses sont des anthropophages.
Si vous vouliez faire croire que les Haïtiens,
parce qu'ils descendent d'Africains, sont plus sus-
ceptibles d'être cannibales que d'autres peuples,
je vous rappellerais que vous aussi vous êtes Afri-

— 114 —
cain, et que, pour cela, on doit être quelque peu
cannibale à la Guadeloupe et à la Martinique.
Paul d'Hormoys, dans son livre intitulé : Sous les
Tropiques, ne raconte-t-il pas l'histoire d'une vieille
Martiniquaise qui vendait à ses clients de Saint-
Pierre des petits pâtés faits avec de la chair de ca-
davres enterrés la veille, qu'elle allait déterrer
nuitamment dans un cimetière?
J'ajouterai — pour les blancs — que, d'après
Darwin, Herbert Spencer, John Lubbock, de Na-
dailhac, Letourneau, Mortillet, d'après tous les
anthropologistes et tous les ethnographes et ar-
chéologues, dans les temps primitifs, l'homme fut
cannibale sur toute la terre. Je ne veux pas parler
des matelots naufragés et pressés par la famine,
des Tziganes, et de tous autres gens anthropo-
phages par occasion. Aux temps de leurs guerres
contre les Romains, les Carthaginois, encore qu'ils
fussent très civilisés, faisaient des sacrifices hu-
mains à Hercule Melkarth (Gustave Flaubert, Sa-
lammbô). Les druides gaulois sacrifiaient aussi à
Hercule Teutatès.
Plus près de nous — Michelet nous le dit, en
des pages magistrales — durant les grandes fa-
mines du Moyen-Age, en France, on ne se gênait
mie pour manger des enfants. Pendant que
Henri IV assiégeait Paris une mère mangea son
enfant.
Voyez-vous, mon cher Monsieur Cochinat,

— 115 —
croyez-moi, les Haïtiens ne sont pas plus canni-
bales que les Martiniquais et les Bretons.
C'est pour votre édification que je cite ici Le-
tourneau : « Schiller rapporte qu'à la fin de la
guerre de Trente Ans les Saxons étaient devenus
cannibales. En France, en 1030, durant une famine
de trois ans, on allait, comme le faisaient les con-
temporains d'Abd-Allatif, à la chasse à l'homme.
Un homme fut condamné au feu pour avoir mis en
vente de la chair humaine sur le marché de Tour-
nay. Dans sa chronique si curieuse, Pierre de
l'Estoile nous parle, en donnant d'intéressants dé-
tails, du cannibalisme des Parisiens pendant le
siège de Paris par Henri IV, le bon roi Henri, en
1590 : c'est une dame riche, qui, ayant vu mourir
de faim ses deux enfants, en fait saler les cadavres
par sa servante, avec laquelle elle les mange; ce
sont des lansquenets qui pratiquent la chasse à
l'homme dans les rues de Paris et font des festins
de cannibales à l'hôtel Saint-Denis et à l'hôtel de
Palaiseau, etc. Plus tard encore des gens du peu-
ple exhumèrent le cadavre du maréchal d'Ancre,
le lendemain de son assassinat, et l'un d'eux fit
cuire le cœur sur des charbons et le mangea en
l'assaisonnant avec du vinaigre.
« On le voit, nous aurions tort de trop nous en-
orgueillir de notre ci vilisation actuelle, si impar-
faite d'ailleurs. La bête n'est pas bien loin derrière
nous ; elle est môme encore en nous à l'état latent.

— 116 —
Néanmoins, la revue anthropophagique que nous
venons de faire a un côté consolant. A sa manière,
elle atteste une fois de plus que l'évolution du
genre humain est progressive.
« L'homme commence par être un animal comme
les autres, et il n'est pas le moins féroce. Alors,
pour ce pauvre être, affamé et grossier, le besoin
pri me tout ; toute chair lui est bonne, même celle
de ses proches, de sa femme, de sa famille et de
ses enfants; puis il ne mange plus guère que ses
ennemis, c'est-à-dire ses rivauxdestribus voisines.
Il est alors cannibale presque uniq uement par ven-
geance et par gourmandise, mais cette dernière
passion ne s'assouvit plus que sur des prisonniers
ou des esclaves. Enfin le cannibalisme revêt la
forme juridique, c'est-à-dire devient assez rare. A
partir de là, il est de plus en plus condamné, ré-
prouvé par la morale publique, et l'on n'y a plus
guère recours que dans les plus dures extrémités
de la famine, ou dans Vétat de folie, quand, l'intel-
ligence et la moralité ayant sombré, la bête se dé-
chaîne à nouveau (1). »
Vous racontez, Monsieur Cochinat — après Paul
d'Hormoys et Gustave Aimard — vous racontez le
crime de Jeanne Pelé, vieux de dix-huit ans.
Croyez-vous qu'il soit plus horrible — toutes
choses égales d'ailleurs — que ceux suivants qui
(1) Letourneau. La Sociologie. Paris, 1880.

— 117 —
ont eu Paris pour théâtre, et ce, dans ces six der-
nières années : Moyaux, jetant sa fille dans un
puits et la laissant se noyer, encore qu'il entendît
Jes cris et les supplications de l'enfant ; Billoir,
coupant un être humain en morceaux; Barré et
Lebiez, deux étudiants, deux bourgeois instruits,
dépeçant le cadavre d'une femme qu'ils avaient
assommée pour lui voler son or; Prévost, sergent
de ville, dévalisant un bijoutier après l'avoir as-
sommé et divisant son cadavre en plusieurs tron-
çons; Gilleset Abadie, de sinistres gredins, n'ayant
pas à eux deux trente-cinq ans, chefs d'une bande
de voleurs et assassins ; Menesclou, attirant dans
sa chambre une fillette, non encore pubère et la
tuant après l'avoir violée ; Schonen, en faisant au-
tant sur un petit garçon ; etc., etc.
Si l'on ne citait que ces horreurs qui ont fait se
soulever de dégoût toutes les poitrines françaises,
on dirait à l'étranger que les Parisiens sont des
assassins, lorsque, au contraire, ce sont des gens
accueillants, affables, hospitaliers et tellement
charmants qu'ils conquièrent tous les cœurs, au-
tant par leurs franches manières que par leur ex-
quise politesse.
Pourquoi donc, quand vous parlez d'Haïti, vous
tous, ne montrez-vous jamais que les mauvais
côtés, les verrues, les ulcères de ce jeune peuple,
qui a les siens comme les autres ont les leurs?
Pourquoi passez-vous toujours systématiquement

— 118 —
sous silence les beaux traits de son caractère, les
aspirations nobles, élevées et généreuses de ses
enfants?...
Cette façon de faire n'est pas d'un honnêtehomme,
Monsieur Cochinat. Louis Veuillot a dit, dans
les Odeurs de Paris, ce livre débordant de mépri-
sante ironie où vos pareils sont fouettés jusqu'au
sang : « Le français, c'est la langue des honnêtes
gens; même si l'on est Français et si l'on a appris
à fond cette langue, on ne la saurait écrire du mo-
ment que l'on devient un malhonnête homme. »
Je ne m'étonne plus. Monsieur le correspondant
de la Petite Presse, je ne m'étonne plus que vous
écriviez si incorrectement la langue de Victor
Hugo, de Victor Schœlcher, de Lamartine, de
Michelet et de Louis Blanc.
Il s agit de l'armée haïtienne :
« Rien, en effet, est-il plus navrant que le
spectacle
d'hommes robustes qui, au lieu de travailler pour gagner ho-
norablement leur vie et concourir à la prospérité de leur
pays, s'amusent toute la journée à jouer au soldat comme
des écoliers? » (Petite Presse du 29 Septembre 1881.)
Plus bas, vous dites que l'armée haïtienne ne
s'élève qu'à un effectif de 5,000 hommes. J'accepte,
pour un instant, ce chiffre, qui est au-dessous de
la vérité, uniquement pour faire observer que

— 119 —
5,000 hommes enlevés à l'agriculture ce n'est guère,
dans un pays qui compte plus d'un million d'ha-
bitants.
Mais s'il n'y avait pas d'armée, quelles garanties
de sécurité y aurait-il pour les bourgeois et pour
les étrangers qui font le négoce en Haïti? Dites-
moi, Cochinat que vous êtes, comment pouvez-
vous comprendre un Etat sans armée (1)? La Ré-
publique Etoilée, je le sais bien, ne possède pas
une armée proportionnée à sa population, mais
c'est parce qu'elle a pour voisin, au Nord, le Ca-
nada, colonie anglaise, et qu'elle sait qu'elle n'a
rien à craindre de ce côté. Les Américains ne se
pressent pas non plus de s'emparer du Mexique
par les armes : ils en l'ont la conquête économique
petit à petit, par les chemins de fer que M. Gould
et le général Grant y font construire, et par les
intérêts industriels et commerciaux de foule d'au-
tres citoyens de la République fédérale, qui ont
été s'établir dans l'ancien empire de Montézuma
En Haïti, nous sommes forcés d'entretenir une
armée dont 1'effectif était de 8,000 hommes en 1878
(Budget de la Guerre, chiffre officiel), pour les rai-
sons que j'ai plus haut déduites touchant l'état
politique du peuple haïtien depuis qu'il a consenti
à servir une indemnité pécuniaire aux petits-fils
(1) Les Haïtiens n'ont pas besoin d'armée, a écrit l'olibrius de la
Martinique. (Petite Presse du 10 Novembre.)

— 120 —
des colons de Saint-Domingue. Depuis 1848, la
République d'Haïti paie seule cette indemnité qui
fut consentie, en 1825 comme en 1838, au nom de
toute l'île d'Haïti ; il faudra bien qu'un jour le ca-
binet de Port-au-Prince puisse réclamer du cabinet
de Santo-Domingo une indemnité territoriale (une
vingtaine de lieues environ de Cabeza-Cachon vers
Azua et de Ouanaminthe vers Saint-Yague) pour
se dédommager des millions versés à la France
depuis trente-quatre ans. En ce moment même le
gouvernement américain s'apprête à demander au
Congrès de forts crédits dans le but d'exercer une
surveillance sur l'isthme de Panama et sur les pays
voisins et, peut-être, en même temps, pour venir
mettre la main sur la baie de Samana dont le gou-
vernement de Washington veut faire une station
navale des Etats-Unis. Ne faut-il pas que les Haï-
tiens veillent et qu'ils se préparent à recevoir l'o-
rage qui va fondre sur eux? Ne faut-il pas qu'ils
puissent assister de façon convenable, de manière
à se faire respecter, à la lutte commerciale ou po-
litique qui va s'engager certainement avant vingt-
cinq ans dans le triangle irrégulier formé par l'At-
lantique, la mer des Antilles, les Lucayes et le
golfe du Mexique?...
Que vous avez les vues courtes, Monsieurle chro-
niqueur léger, et que l'on voit bien que vous n'avez
pour habitude de traiter que de mesquines ques-
tions de la vie courante ! Vous n'entendez absolu-

— 121 —
ment rien aux choses de la grande politique et
vous me faites sourire, en vérité, toutes et quantes
fois vous essayez de sortir du banal, du terre-à-
terre et du convenu.
Pour moi, au lieu de vouloir que l'armée haï-
tienne soit licenciée, je la voudrais très forte, assez
nombreuse, admirablement aguerrie, sous une
discipline de fer et dans la main d'un seul homme.
L'armée, en Haïti plus qu'ailleurs, est la vraie
force de la nation. Je la voudrais puissante, pour
que la sécurité, la paix et le travail soient assurés,
garantis et pour que les conspirateurs éternels
fussent enfin réduits au silence. J'aurais, de plus,
souhaité pour mon pays une institution sem-
blable à la landwehr de la Prusse et à l'armée ter-
ritoriale de la France. Je voudrais que les régi-
ments de ligne haïtiens, formés sur le modèle
des régiments français, eussent- dans les mêmes
rangs, dans la même compagnie, des hommes
appelés par une conscription régulière, inflexible,
nés, les uns dans la presqu'île du Môle et dans
les montagnes de Jérémie, les autres dans la ville
de Jacmel et au Cap Haïtien. Il se toucheraient du
coude à l'exercice; il n'y aurait plus de ces ré-
giments formés, tout entiers, d'hommes nés
dans la même commune et gardant ainsi un
esprit étroit de clocher. Dans la caserne et dans
les garnisons, il se ferait une fusion semblable à
celle qui s'opère dans l'armée française où le sol-

— 122 —
dat né à Marseille est le camarade de chambrée
du soldat né à Lille ou à Lyon, on apprendrait à se
connaître un peu mieux qu'on ne se connaît actuel-
lement et ce serait là une excellente chose, et très
politique. Quant à la landwehr haïtienne, elle se-
rait organiséesur le patron des troupes bourgeoises
des cantons suisses; et des concours régio-
naux de tir, des exercices d'ensemble leur don-
neraient une cohésion, un esprit de corps qui
seraient efficaces à plus d'un titre et qui épar-
gneraient à Haïti bien de nouveaux malheurs.
Tout le monde soldat : voilà le mot d'ordre,
jusqu'au jour où, dans l'île d'Haïti, il n'y aura
qu'une seule République haïtienne, une Confédéra-
tion quisquéyenne(l), qui serait grande et respectée
parce qu'elle serait forte et parce qu'elle serait
un vaste atelier et un immense jardin où la paix
et le travail régneraient désormais en maîtres
tout-puissants et civilisateurs.
Les Yankees disent volontiers : « L'Amérique
aux Américains. » Que les Haïtiens n'oublient pas
de crier bien haut: « Haïti aux Haïtiens!... »
Nous devons dire cela pour cent mille raisons dont
la moindre est celle-ci: Haïti, c'est la civilisation
noire latine. Elle doit exister et se développer
pour affirmer cette vérité, à savoir que : —la race
noire est parfaitement sociable, contrairement à ce
(1) De Quiesqueya : un des noms d'IIaiti.

— 123 —
que disent encore M. Dally (1) et M. de Feissal (2),
et d'une façon autre que ne le pensait Schopen-
hauer (3) — et qu'elle peut parfaitement se gou-
verner et s'administrer elle-même.
Haïti est un argument... qui gêne et qui déplaît.
Mais nous n'y pouvons rien changer. Nous
sommes là 200,000 hommes, au moins, pour
mourir, s'il le faut, afin qu'Haïti soit.
Croyez-moi, Monsieur Cochinat, la patrie haï-
tienne peut s'approprier et répéter le mot de l'Ita-
lie : Haïti farà da se. Elle peut le dire, en souriant
de dédain à toutes les plaisanteries, à toutes les
plates bêtises dont essaient de l'éclabousser quel-
ques cuistres stipendiés et quelques grimauds
échappés du Moyen-Age dont les doctrines suran-
nées servent de repoussoir aux belles doctrines
philosophiques et politiques écloses de ce splen-
dide mouvement des idées qui s'appellera dans la.
suites des âges la Révolution française.
Ça ira, vous dis-je, ça ira....
Vous ajoutiez encore ceci :
« Ainsi ils savent qu'ils ont à peine, dans toute l'étendue
(1) Dally. Revue positive. Décembre 1881.
(2) Do Feissal. Des Justices seigneuriales parlementaires. Paris,
1882.
(3) Schopenhauer. Aphorismes sur la sagesse, trad. Cantacu-
zène.
10

— 124 —
de la République, 5,000 hommes de troupes sur lesquels ils
pourraient mettre en ligne à peine 2,000 à un moment donné
(le 29 Septembre, vous écriviez qu'il y avait eu
3,500 hommes à la revue de Port-au-Prince —
voir la Petite Presse du 29 Septembre), et ils nom-
ment encore des généraux de brigade et de division qui ne
commandent rien du tout, — dans ce pays qui en comptait
déjà plus de 8,000 (Comment
le savez-vous?), de
telle sorte qu'on pourrait sans effort faire ici une armée de
généraux qui commanderaient avec quelque supériorité leurs
propres soldats. » (Petite Presse du 30 Septembre.)
D'après les états du Budget de la Guerre, que je
tiens sous les yeux, en 1878, il n'y avait que 187
officiers généraux qui émargeassent au budget.
Quant à ceux qui n'y émargent point, ils ne sont
absolument rien dans l'Etat. Il sont généraux par
courtoisie, de même qu'il y a en France foule de
vilains qui se disent nobles et auxquelles on ne
donne du de que par pure courtoisie ; de même
aussi qu'aux États-Unis foule de gens portent le
titre de colonel ou de général sans avoir l'emploi
du grade. (D'Haussonville.)
Le titre de général, en Haïti, équivaut au de,
qui, dans certains pays d'Europe, se met devant
un très grand nombre de noms très roturiers. Les
Haïtiens sont même moins vaniteux que les Eu-
ropéens pour ce qui a trait aux décorations, aux
distinctions militaires et autres. Je fais remarquer
que dans ce nombre de 187 généraux sont compris
les commandants des arrondissements, des com-

— 125 —
munes, un commandant de département, lesquels
relèvent à la fois du ministère de la Guerre,
comme militaires, et du ministère de l'Intérieur,
comme administrateurs. Sont aussi comptés les
officiers de l'État-major, les aides-de-camp du
président d'Haïti, les directeurs des arsenaux,
les commandants des fortifications, des lignes
frontières, etc. Je conviens que 487 généraux c'est
encore trop pour Haïti ; mais de là à avancer qu'il
y en a 8,000 il y a singulièrement de l'exagé-
lation. Mettons qu'il y en ait 500 en tout. De 500
à 8,000 il y a de la marge !.. Qu'en dites-vous, lec-
teur?... Et dire que tous ils vous en content avec
autant de désinvolture que celui-ci le fait sur
tout pays situé à plus de quinze jours d'Europe.
Le proverbe : « A beau mentir qui vient de loin »,
sera toujours vrai.
La plaisanterie que M. Cochinat réédite ici, je
demeure persuadé qu'il la donne — avec variante
— d'après l'Annuaire des Deux Mondes. Sous Faus-
tin 1er je ne sais plus quel infime écrivain, à qui la
Légation d'Haïti avait refusé une petite subven-
tion longtemps promise, imagina de comparer
l'armée haïtienne à l'armée portugaise d'alors,
telle que celle-ci venait d'être organisée par le
marquis de Saldanha. I! disait qu'en Haïti, comme
en Portugal, il y avait bien plus de généraux que
de soldats. C'était une erreur toute semblable,
d'ailleurs, à celle que quelques journaux ont mise

— 126 —
en circulation ces jours derniers
en avançant
que, dans la République de Vénézuela, il y a
33,000 généraux pour commander à 10,000 sol-
dats. Le journaliste d'il y a quelque vingt-cinq
ans mentait comme M. Cochinat ment aujour-
d'hui. .. par dépit et par aigreur. Ce qui est pour
être remarqué, c'est que l'Annuaire des Deux
Mondes, qui traitait de Turc à More le gouverne-
ment de Faustin Ier, changea de gamme sitôt que
Gefïrard fut parvenu à la présidence, entonna
pour celui-ci un splendide hosanna d'amour et
trompeta par les cieux clairs une apologie de la
République d'Haïti et de sa nouvelle politique.
Les mauvaises langues prétendent que Geffrard
donnait cinq cents francs par mois à chacun des
anciens journalistes qui critiquaient Napoléon III
sur le dos de Faustin Ier, et savait s'arranger, par
l'intermédiaire de la Légation d'Haïti à Paris,
avec le folliculaire qui, toutes les années précé-
dentes, avait traité l'Empire haïtien du haut en
bas dans l’ Annuaire des Deux Mondes.
Si je me trompe, je veux ne me jamais trou-
ver dans le même paradis (?) que vous, ombres gé-
néreuses et trop magnanimes des Bloncourt, des
Bonneau... et ejusdem farinœ.
Le numéro de la Petite Prisse du 1er Octobre
contient les lignes suivantes :

— 127 —
« M. Charles Laforesterie, mulâtre haïtien, que ne dis-
tingue aucune de ces hautes capacités politiques, adminis-
tratives ou financières qui désignent ceux qui les possèdent
aux postes importants de leur pays, est un homme que, jus-
qu'ici, le bonheur avait toujours pris par la main pour le
faire asseoir aux meilleures places de l'Etat. Jeune encore,
et sans qu'il eût fait grand chose, si ce n'est d'avoir rendu un
compte exact à son gouvernement des fonds du fameux em-
prunt haïtien dont il avait été le dépositaire comme Ministre-
Résident d'Haïti à Paris, aux appointements de 32,000 francs
par an, M. Charles Laforesterie fut un beau jour nommé
d'emblée, grâce à M. Mollard, introducteur des ambassa-
deurs, dont il est l'ami, officier de la Légion d'honneur.
« On sait que ces faveurs sont assez fréquemment distri-
buées aux membres du corps diplomatique. Il n'est donc pas
étonnant que M. Laforesterie ait obtenu si soudainement et si
aisément une distinction après laquelle soupirent vainement
toute leur vie parfois d'anciens et de vrais serviteurs de l'Etat.
Il est vrai que ceux-là sont Français. »
J'ai déjà répondu plus haut à toute cette par-
tie-ci des chroniques de M. Cochinat. Voir le cha-
pitre intitulé : Chroniqueur mal renseigné. Je con-
tinue de citer
le correspondant de la Petite
Presse.
« M. Septimus Rameau, neveu du président Domingue,
qui avait, dit-on, encaissé les fonds de cet emprunt sans en
rendre compte à la Chambre des Communes et au Sénat
d'Haïti, tomba avec son oncle.
« Au moment où il allait se réfugier au Consulat français
pour s'échapper du pays, la population l'assassina et les cou-
pons de l'Emprunt d' Haiti, qui avaient été émis légalement
à 500 francs et négociés à ce taux à Paris avec prime, tom-
bèrent dans un grand discrédit. Le gouvernement qui suc-
céda à celui de Domingue ayant rendu un de ces décrets in-

— 128
croyables— et sur lesquels nous reviendrons — décret par
lequel la présidence du général Domingue fut considérée
comme n'ayant jamais existé, ces malheureux coupons tom-
bèrent jusqu'à 60 francs. Mais ce n'était pas la faute de M. Ch.
Laforesterie.
« M. Charles Laforesterie retourna dans son pays sous la
présidence actuelle du général Salomon ; par son influence,
qui était alors très grande, il obtint des Chambres un vote
qui remit les actions au pair, c'est-à-dire à 500 francs, et pour
le paiement de ces nouvelles actions il obtint la création
d'une Banque sur laquelle nous reviendrons en temps op-
portun.
« Son arrivée fut considérée comme la venue d'un messie
financier.Ce chef de iégation, qui serait peut-être embarrassé
de faire la pius simple opération de Bourse, fut mis au rang
des Law, des Turgot, des Villèle, des Casimir Périer, et l'on
crut qu'il apportait dans les plis de sa redingote des trésors
pour les caisses du pays.
« Mais M. Ch. Laforesterie, qui n'a pour sa chère patrie
qu'une affection fort modérée et qui a conscience de sa va-
leur financière, fut fort effrayé de ces manifestations. Dès
qu'il eut obtenu le pair pour ses actions et une Banque na-
tionale par des votes législatifs, par des votes réguliers qui
le mettent par conséquent à l'abri de toute responsabilité
personnelle, il ne songea plus qu'à quitter cette patrie dont
l'affection lui pesait et l'inquiétait, et la nostalgie de Paris
s'empara de lui. 11 prit, dit-on, ses fonctions en dégoût, ne re-
parut plus devant les Chambres, et finalement donna sa démis-
sion. Cette mesure souleva d'autant plus la colère des enne-
mis de l'ex-ministre des finances d'Haïti, que le bruit se ré-
pandit qu'il allait partir pour la France par le présent pa-
quebot, sans rendre ses comptes au Parlement.
« Une interpellation fut faite au ministère par un député
de la Chambre, et le gouvernement répondit qu'au moment
voulu M. Laforesterie serait présent. Le bruit a couru que
M. Laforesterie s'était déjà réfugié au Consulat français pour
quitter Port-au-Prince eu fugitif. Mais la chose ne s'est pas
vérifiée. On assure même que le Consul français, M. de

— 129 —
Vienne, étant intervenu pour l'officier de la Légion d'hon-
neur près du président, celui-ci lui aurait fait savoir que tant
que l'ancien ministre des finances resterait où il est, il ne se-
rait point porté atteinte à sa liberté.
« Voilà donc où en sont les choses.
« M. Laforesterie va attendre le jugement des Chambres;
mais, en attendant, il a perdu ce poste de farniente diplo-
matique qui consiste à représenter Haïti auprès du gouver-
ment français, et il est une éloquente preuve du proverbe
aimé de M. Prudhomme : « La roche Tarpéienne est près du
« Capitole. »
Quel grand caractère que M. Cochinat et comme
il sait bien ne pas épargner ses ennemis, surtout
lorsque ceux-ci ne sont plus au pouvoir! Comme
il est radieux surtout de voir que M. Laforesterie
ne sera plus ministre d'Haïti à Paris !... Il en est
aux anges et il en rit... aux anges.
Je vais dire pourquoi M. Cochinat, qui fut au-
trefois le sigisbée de la table de M. Laforesterie, a
pris en aversion l'Haïtien qui a tant contribué à
doter son pays d'une Banque nationale et qui, par
ainsi, a porté un coup décisif à l'usure qui le mi-
nait en lui suçant le sang et en empêchant une
active circulation des capitaux.
M. Cochinat, étant encore en France, fit deman-
der à M. Laforesterie, alors ministre des finances en
Haïti, de bien vouloir le faire nommer correspon-
dant du Moniteur Haïtien à Paris. M. Laforesterie,
qui destinait la place à un de ses frères, lequel, par
parenthèse, est un écrivain d'élite et un artiste de
grand talent, fit la sourde oreille aux sollicita-

— 130 —
tions de M. Cochinat. De là la grande colère de
ce dernier qui jura de se venger et le jura en
des termes que je ne veux point rapporter ici.
Serment d'Annibal ! Et tenu. M. Cochinat par-
tit pour Haïti dans l'espérance non seulement
de conjurer les attaques de goutte — j'incline à
croire que ce n'est pas de la vraie goutte (arthritis)
qu'il souffre —, mais encore d'enlever sa nomi-
nation de correspondant du Moniteur Haïtien en
s'adressant directement au président d'Haïti, chez
lequel aussi le détracteur actuel des Haïtiens fut
quelque peu pique-assiette, durant que le général
Salomon était ou exilé à Paris ou plénipotentiaire
d'Haïti près la cour des Tuileries. De plus — si
on avait voulu là-bas — il aurait envoyé des
chroniques élogieuses pour l'État d'Haïti à un
journal parisien, chroniques qui lui seraient
payées à la ligne ou au numéro par ce journal et
que plus tard il publierait encore sous forme de
volume. Voyage fructueux... en perspective. Tout
cela s'en alla en eau de boudin absolument comme
dans la fable de « Perrette et le Pot au lait » du
divin La Fontaine.
Le président d'Haïti et M. Laforesterie que
M. Cochinat fut visiter à Port-au-Prince oncques
n'eurent l'air de comprendre les offres de ser-
vices... peut-être voilées ou tacites de M. Cochi-
nat. Ces anciens diplomates sont d'un froid quand
ils le veulent !... Voyant brisé son pot au lait de

— 131 —
Perrette, l'illustre, l'unique correspondant de la
Petite Presse enveloppa les gouvernants et les
gouvernés dans une même haine.
Et si le lecteur croit que je veux l'induire en
erreur, qu'il veuille se donner la peine — oui, la
peine — de relire attentivement les chroniques
intitulées de Paris à Haïti.
Si parva licet componere magno...
Michelet, cet historien physiologiste et psycho-
logue, ce penseur sublime et ce maître styliste,
Michelet divise le règne de Louis XIV en deux
parties : avant la fistule, après la fistule. Avant la
fistule, c'est le Louis XIV de Mlle de la Vallière,
de Madame (Henriette d'Angleterre) et de la mar-
quise de Montespan ; c'est le vainqueur dont Boi-
leau ne peut célébrer les conquêtes tant elles «ont
rapides et nombreuses ; c'est le brillant cavalier du
Carrousel, de la forêt de Fontainebleau ; c'est le roi
conquérant, c'est le roi de Colbert. Après que Fa-
gon eut opéré le roi de la fistule, Louis XIV ne fut
plus le même homme : la Maintenon, le père La
Chaise, Le Tellier régneront pour lui ; c'est le roi
des dragonnades, le roi révocateur de l'édit de
Nantes, le persécuteur des protestants ses sujets;
aussi Luxembourg n'est-il plus le tapissier de
Notre-Dame et les armées du Roi-Soleil reculent-
elles partout. Molière meurt, Colbert est mort,
Duquesne meurt, tous ses fils et petits-fils s'en
vont un à un ; on dirait que le Dieu des protestants

— 132 —
fait sur lui s'appesantir son bras pour venger ces
petites protestantes que Fénelon et Bossuet ne
peuvent réussir à catéchiser (Michelet). Bref c'est
le roi de Louvoiset deChamillart,celui-ci fait mi-
nistre parce qu'il était de première force au bil-
lard et que le roi n'affectionnait rien tant que ce
jeu.
Si l'on pouvait aux grandes choses comparer
les petites, je dirais que le voyage de M. Cochinat
ressemble assez au règne du Louis XIV de Miche-
let. On peut le diviser en deux parties : avant l'en-
trevue, après l'entrevue. Avant l'entrevue, M. Co-
chinat ne sera ni frondeur... ni solliciteur...dit-il;
après l'entrevue il est non seulement frondeur,
mais insolent et calomniateur. Avant l'entrevue
avec le président d'Haïti, il a le ton aigre-doux,
mais plus doux qu'aigre, d'un homme qui se veut
faire craindre juste assez pour qu'on puisse en-
trer en pourparlers avec lui ; après l'entrevue, per-
dant tout espoir, il ouvre ses sabords, et comme
il ment et n'est plus honnête homme, suivant la
théorie de Veuillot que j'ai plus haut exposée, il
n'écrit plus le français, il accumule solécismes sur
pléonasmes, il prodigue les termes d'argot et les
comparaisons triviales, le tout entremêlé d'aperçus
aussi saugrenus qu'incongrus. Avant l'entrevue,
il était chat et chien : il caressait, faisait ronron,
donnait la patte; après l'entrevue, il est devenu
tigre et serpent, il montre les dents, il griffe, il

— 133 —
siffle, il hurle, il mord, il égratigne jusqu'au sang,
il enlève le morceau, il distille le venin.
Je veux, pour finir ce paragraphe et pour l'édi-
fication du lecteur, je veux citer les lignes suivan-
tes que j'extrais d'une lettre adressée en 1876 par
le ministre d'Haïti à Paris à M. Septimus Rameau,
ce « neveu du président Domingue » que M. Cochi-
nat accuse d'avoir, « dit-on, encaissé les fonds du
dernier emprunt haïtien et de n’en avoir pas rendu
compte au pays ». Voici la teneur de ce fragment
de lettre: « En présence de bruits injurieux pour
notre pays sans cesse répandus ici, j'ai cru devoir
organiser un service d'informations pour la presse
parisienne. Je me suis entendu à cet effet avec
M. V. Cochinat qui, dans d'autres temps, nous a
rendu des services. Je lui ai alloué provisoirement
et jusqu'à ce que vous ayez prisune décision à son
égard, une somme de trois cents francs. 11 jouissait
autrefois d'une allocation de cinq cents francs par
mois, et je crois qu'il serait bon qu'une décision de
votre part lui accordât cette somme.
( Signé)
Ch. Laforesterie. » (Paris, 22 Mars 187b. Dépêche
n° 46 adressée à M. le général Septimus Rameau,
vice-président du Conseil des Secrétaires d'Etat, à
Port-au-Prince. Enquête parlementaire sur les
Emprunts du gouvernement Domingue à l’Etran-
ger, 4e division, 2° série, 5e partie, I et 11. Imprimé
à Port-au-Prince, rue des Casernes, n° 60, en 1877.)
Remarquez, je vous prie, que c'est signé Lafo-

— 134 —
rcsterie. M'est avis, ô trop oublieux correspondant
de la Petite Presse, m'est avis que la charge de
Ministre-Résident d'Haïti à Paris ne fut pas tou-
jours « une sinécure ». Qu'en dites-vous?... (1).
Voyez,
maintenant,
pesez, jugez, confiant
abonné de la Petite Presse: voilà l'oiseau. — Et
c'est cet homme qui a mangé l'argent d'Haïti sous
deux gouvernements..., non, je vous laisse le soin
de faire vous-même des commentaires et de tirer
les conclusions. D'ailleurs... pouah!... Cochinat!
rien que d'écrire ce nom ma plume crache. Est-ce
de dégoût?... Peut-être !...
(1) D'aucuns croient aussi que la charge de Ministre-Résident
d'Haïti à Londres est une sinécure. On peut se convaincre du con-
traire en étudiant les deux volumes de Documents diplomatiques
réunis sous ce titre : Affaire Maunder et qui ont été publiés à Paris
cette année même. A la lecture des dépêches signées Timagène
Rameau, Septimus Rameau, et de celles échangées entre le gou-
vernement d'Haïti représenté par MM. Ethéart, F. Carrié, Ch. La-
foresterie, Ch. Archin, J.-B. Damier, Ch. Villevaleix et le gouver-
nement anglais représenté par lord Derby, le marquis de Salisbury,
lord Granville et le major Stuart, on est forcé d'admirer l'esprit à la
fois tin, conciliant et ferme des hommes d'Etat haïtiens. — Sans
conteste, la plus belle part du succès obtenu par le gouvernement
haïtien dans l'épineuse question du règlement de l'affaire Maunder
revient à notre Chargé d'Affaires à Londres: M. Charles Villeva-
leix, dont la haute culture intellectuelle et le chaud patriotisme
sont au-dessus de tout éloge.

CHAPITRE IV
GLANURES
SOMMAIRE. — Il me paraît indispensable. — Sans eau ni sucre. —
Comme logicien, c'est un type unique. — Je m'en tiens à ces
exemples. — Ce que Bouchardat appelle le père de tous les
maux.
— Quelques douzaines d'écervelés répètent à qui veut
l'entendre. — Citons Becquerel, Lunier, Bouchardat, Magnus
Iluss; citons Rufz. — Soyez indulgents, Messieurs les moralistes
transcendants. — Vous qui n'êtes devenu goutteux (si tant est
que vous le soyez). — Deux mots des incendies à Port-au-Prince
et à Paris. — Cette mirifique incurie sur laquelle tant de lous-
tics ont tablé. — Budget de Paris: 256,212,263 francs en recettes
et 255,972,263 francs en dépenses. — Soyons indulgents pour les
édiles port-au-princiens. — Informez-vous des choses avant que
d'eu parler.
Il me paraît indispensable de revenir sur les
chroniques publiées dans la Petite Presse du-
rant le cours du mois de Septembre pour réfuter
les assertions de M.Cochinat a propos de quelques
points secondaires que j'avais été obligé de négli-
ger autrefois ou de passer sous silence.

— 136 —
Je lis dans le numéro du 15 Septembre :
« Pour les indigènes, l'existence matérielle est peu coû-
teuse, car l'Haïtien en général est d'une sobriété forcée et
nuisible autant au travail, qu'il ne pratique pas et dont il a
honte, qu'à la prospérité de son pays. Il vit de fort peu de
chose, de poisson salé, de morue, de riz et de pois, de quel-
ques tranches d'avocat ou beurre végétal, et il se rabat sur
le mangot et la canne à sucre pour se remplir. Ce n'est que
sur le rhum ou le tafia qu'il n'économise pas.
« Ah! par exemple, pour ces boissons-là, ses besoins ne
sont pas bornés : il y a de petits groupes d'Haïtiens, compo-
sés de cinq à six jeunes gens, spirituels et aimables, ma foi
(l'un de ces groupes compte même un député), qui ont dans
leur logis une dame-jeanne de rhum en permanence, laquelle
dame-jeanne remplie chaque matin est épuisée chaque soir.
Quand un ami, qui ne fait point partie de ce cercle intime,
vient leur rendre visite et n'a, par exemple, qu'un quart
d'heure à leur donner, il lui faut consommer au moins trois
grogs (sans eau ni sucre ; on s'arrose le gosier d'eau après
avoir avalé le liquide sec).Quand l'ami estparti et qu'on reste
entre soi, la dame-jeanne n'est mise à contribution que de
quinze minutes à quinze minutes. Du reste, on n'a d'autre
but ici, en organisant les parties de plaisir, que de boire le
plus possible. On ne pense aux vivres qu'après la boisson. »
Là : un instant, je m'arrête pour faire observer
que M. Cochinat a oublié de dire : 1° de quelle con-
tenance était la dame-jeanne ; 2° comment des
hommes qui passent toute la journée à boire peu-
vent travailler et, dès l'instant qu'ils ne travaillent
point (les rentiers étant rares en Haïti), où ils peu-
Vent trouver assez d'argent pour acheter trente
dames-jeannes de rhum ou de tafia par mois, puis-
qu'ils boivent une dame-jeanne par jour.

— 137 —
Franchement, comme logicien, c'est un type
unique en son genre que le correspondant de la
Petite Presse. Et je continue de le citer. Dans le
numéro du 19 Septembre, en parlant de la jeunesse
de Port-au-Prince — des élégants, de la jeunesse
dorée, des muscadins, des gommeux — il dit ceci :
« Ces patriciens (?) déclassés s'ennuient mortellement ;
pour se distraire, ils lisent énormément Alfred de Musset et
boivent pour se consoler, à l'exemple de leur poète favori. »
Un peu plus loin — pour mieux nous prouver
que les jeunes gens de Port-au-Prince « lisent
énormément Musset » — l'inconséquent chroni-
queur ajoute ceci :
« Les jeunes gens de Port-au-Prince ont une certaine élé-
gance native qui les empêche de tomber dans le commun,
et ils ont beau ne jamais ouvrir un livre pour s'instruire, ils
n'ont pas l'air aussi abrupts que cette absence de toute cul-
ture intellectuelle pourrait le faire croire. »
J'aurais mauvaise grâce de prétendre que les
Haïtiens ne boivent pas d'alcool, mais de là à lais-
ser croire qu'ils sont des ivrognes, il y a une im-
mense distance, et que je ne permettrai pas qu'on
franchisse.
La meilleure preuve que l'alcoolisme n'est pas
dans les mœurs du peuple haïtien, c'est que la folie
alcoolique, si commune dans tous les pays où
l'ivrognerie est un vice national, est excessivement

— 138 —
rare en Haïti, pays chaud et où toutes les passions
sont ardentes. La grande majorité des paysans et
des artisans haïtiens sont des abstèmes. De plus,
M. Cochinat lui-même vante la fécondité des
Haïtiens: or l'alcool est le plus puissant ennemi
de toutes les fonctions génitales, en d'autres ter-
mes l'alcoolique n'aime pas la femme et ne procrée
que très peu d'enfants, encore ceux-ci naissent-ils
rabougris et cacochymes, tandis que les petits
Haïtiens en bas âge sont déjà splendides de vi-
gueur et de santé (Rochard). Je m'en tiens à ces
exemples. Que ceux qui en veulent savoir davan-
tage veuillent bien lire les traités d'hygiène de
Becquerel, de Lévy et de Bouchardat.
Dans mon livre sur la Phtisie pulmonaire, j'ai
écrit ceci— et je demande au lecteur pardon de me
citer: « Quant aux petits verres pris entre les re-
pas, nous les proscrivons absolument. Ainsi, ver-
mouth, absinthe, bitter, curaçao, kummel, etc., et
tous les autres apéritifs doivent être également
défendus. D'une façon générale, en dehors du vin,
la prohibition de toute boisson fermentée sera la
règle. Dès l'instant qu'on franchit le cercle tracé
par cette règle de saine diététique on s'achemine à
grands pas vers l'alcoolisme. De petits verres en
petits verres on finit par laisser sa santé au fond
du verre d'absinthe. C'est le cas ici où jamais de
prêcher le plus pour obtenir le moins et de rappeler
aux jeunes gens que l'alcool, cette substance per-

— 139 —
nicieuse, que Bouchardat appelle « le père de tous
les maux » est le pire de leurs ennemis. Ennemi des
fonctions génitales, ennemi des fonctions intellec-
tuelles, ennemi de la force physique ! Ennemi d'au-
tant plus dangereux et dont il faut d'autant plus
se délier qu'il se présente à nous sous les plus bril-
lantes couleurs,sous les formes les plus gracieuses
et les plus sémillantes, sous les apparences les
plus séductrices, les plus captieuses, les plus ten-
tatrices (1). »
Je me conforme en tout point à ce que je dis ici
et aurais donc le droit de morigéner mes compa-
triotes; mais vous, Monsieur Cochinat, vous qui
passez pour être un courtisan de la dive bouteille,
vous qui avez une poutre dans votre œil, je vous
conseille de ne pas trop montrer la paille qui est
dans l'œil du voisin.
Il y a si longtemps que quelques douzaines
d'écervelésrépètent àqui veut l’entendre que l'ivro-
gnerie est une des plaies d'Haïti, ce qui n'est pas,
que j'éprouve un certain plaisir à montrer que,
dans le cas qu'ils seraient des ivrognes, les Haï-
tiens n'auraient fait en cela qu'imiter de grandes
nations civilisatrices. On peut dire même qu'en
dehors de la Chine et des pays mahométans, toute
la terre habitée est, en majeure partie, peuplée
(1) Dr L.-J. Janvier. Phthisie pulmonaire. Causes. Traitement
préventif. Paris, 1881.
11

— 140 —
d'ivrognes. Voyons: < Il est prouvé que, dans la
Grande Bretagne, 7,000 personnes périssent eha
que année par suite d'accidents occasionnés par
l'ivrognerie, et que 550 millions de dollars sont
d issipés en boissons, dans le même espace de temps,
par les classes ouvrières. En 1848, la somme co-
lossale de 490 millions de dollars a été dépensée
dans la Grande-Bretagne en boissons enivrantes,
et on y a fabriqué 520 millions de gallonsde bière.
Dans les États-Unis, il y a 3,712 sociétés de tem-
pérance, ayant 3,615,000 membres, parmi lesquels
on distingue une secte particulière, appelée les
Fils de l’Abstinence. En Russie, l'empereur a dé-
fendu la création de ces sociétés...
« Sans rappeler ici ce qui se passe en Amérique,
où l'alcool est en train de faire disparaître la race
des anciens habitants, il suffit de regarder autour
de nous pour être effrayé des progrès du vice qu'il
s'agit de combattre herculeà manu. On ne saurait
contester le rôle que l'alcool a joué dans notre der-
nière guerre civile, où les cerveaux exaltés par les
boissons spiritueuses acceptaient avec enthou-
siasme les doctrines les plus perverses et les plus
insensées. Que l'on, examine,
comme l'a fait
M. Lunier, ce qui se passe dans certains départe-
ments, où le chiffre de la consommation des li-
queurs fortes s'accroît continuellement, invaria-
blement suivi par le chiffre ascendant des cas
d'aliénation mentale, et l'on demeurera convaincu

— 141 —
qu'il est grandement temps de porter remède au
fléau qui menace notre civilisation.
« Dans quelques départements, en France, ceux
de l'Ouest particulièrement, où la consommation
des liqueurs fortes a beaucoup augmenté, les cas
de folie alcoolique se sont élevés, de 1856 à 1869,
dans les proportions suivantes: de 5 à 15 0/0
(Sarthe),de 8 à 18 0/0(Morbihan), de 10à 25(Côtes-
du-Nord), et enfin de 3,54 à 27 0/0 (Mayenne). Les
résultats sont moins tranchés dans la région de
l'Est; ils démontrent cependant que la folie alcoo-
lique croît avec la consommation de l'alcool. »
(Becquerel. Traité d'Hygiène.)
Et Bouchardat : « Je viens de parler des races
non encore atteintes par ce fléau de la civilisation
(l'alcoolisme), mais ne croyez pas que les plus in-
cultes en soient exemptes. Un médecin des plus
distingués, M. Rufz, qui a exercé aux Antilles (à
la Martinique) attribue les trois quarts de morts à
l'abus du tafia. Plusieurs peuples de l'Amérique
disparaissent au contact, de notre civilisation,
parce qu'elles n'ont pris d'elle que le goût des li-
queurs fortes, et elles sont décimées par les alter-
natives de privation des choses nécessaires à la
vie et d'abus de l'alcool.
« Il est certaines contrées d'Europe dans les-
quelles les maux de l'alcoolisme ont pris de telles
proportions, qu'il est urgent d'y porter un prompt
et efficace remède, notamment la Russie, l'Allema-

—142—
gne et la Suède (Magnus Huss). Oui, j'ai besoin de
le redire ici, de l'avis des philosophes, des méde-
cins, de tous les observateurs, l'ivrognerie est de-
venue dans notre Europe la plus grande cause de
notre misère. Or, la misère est la première cause
de la mort prématurée, comme je l'établirai dans
une autre partie de cet ouvrage. » (Bouchardat.
Hygiène.)
Soyezindulgents,Messieurs les moralistes trans-
cendants, soyez indulgents pour la jeune Haïti où
les droits sur l'alcool n'existent point lorsqu'ils
sont si élevés ailleurs; où l'instruction primaire
n'est pas encore assez répandue parmi les artisans
et les paysans ; où il n'existe encore ni bibliothè-
ques populaires, ni conférences gratuites pour les
ouvriers, toutes choses qui ne font nullement dé -
faut ni en Angleterre, ni en France, ni aux Etats-
Unis.
Et vous, Monsieur Cochinat, vous qui n'êtes de-
venu goutteux — si tant est que vous le soyez— qu'à
la suite d'excès de table, — car la goutte est excep-
tionnellement une affection héréditaire dans la
race noire, —je vous conseille de ne souffler mot.
Disons maintenant deux mots des incendies à
Port-au-Prince... et à Paris.
M. Cochinat nous apprend qu'à Port-au-Prince

— 143 —
il y a de l'eau pour éteindre les incendies, mais
qu'il n'y a pas de pompe, cela grace à l'incurie des
Haïtiens — cette mirifique incurie sur laquelle
tant de loustics ont tablé et qui, en somme, n'est
pas plus grande en Haïti que dans nombre de pays
latins. Je cite :
a Elle n'a qu'an seul défaut, cette eau, elle n'éteint pas
assez les nombreux incendies qui sont le fléau de Port-au-
Prince et qui sévissent en ce moment avec une fréquence
inexplicable. Six de ces incendies ont éclaté dans la ville,
rien que dans la première quinzaine de ce mois, et la conti-
nuité de ces sinistres, qui ne sont nullement l'œuvre du ha-
sard, jette un certain trouble chez les habitants. Cependant
les Haïtiens sont assez habitués à ces désastres
« Une telle insouciance règne à Port-au-Prince que ses
habitants ne se sont pas même inquiétés de la disparition de
l'unique pompe qui existait dans leur ville. Du reste, cette
pompe s'était tellement rouillée dans la longue inaction où
ses servants la tenaient, qu'elle n'était plus propre à rendre
aucun service. »
Les incendies sont très nombreux et la pompe
reste dans l'inaction... jusqu'à se rouiller !... Allez
comprendre cela !... Continuons de citer:
« Ce sont les élèves du Petit - Séminaire, organisés
maintenant en corps, sous l'ceil de l'un de leurs profes-
seurs, qui, à l'aide de plusieurs pompes, actives celles-là
(il vient de nous dire qu'il n'y avait pas de pompe
dans la ville, or le Petit-Séminaire est dans la
ville), remplacent les pompiers honoraires dont nous ve-
nons de parler. Ces Haïtiens, qui vivent toujours dans le feu,
comme des salamandres, sont néanmoins toujours prêts a se

— 144 —
dévouer au sauvetage de leurs voisins et amis. Tant que le
danger existe, ils se remuent avec vaillance. Le danger con-
juré, ils rentrent dans leur flegme, en attendant une nou-
velle occasion de se montrer. » (Petite Presse du 11 Sept.)
Eh bien, Monsieur Cochinat, à Paris les choses
se passent à peu près de la môme façon. Encore que
cette ville si riche soit bâtie sur un grand fleuve, la
Seine, les bouches d'incendie ne sont pas en nom-
bre suffisant et le service des pompes laisse à dé-
sirer. Tous les journaux parisiens ont ergoté sur
ces choses durant toute la semaine qui suivit l'in-
cendie des grands magasins du Printemps, sinistre
qui a eu lieu le 9 Avril 1881.
Sous le rapport des bouches à incendie aussi
bien que sous ceux des pompes et des pompiers, on
compara Paris à Londres, à Berlin, à Vienne et à
New-York; le Conseil municipal s'émut des atta-
ques de la Presse... on discuta et...je me suis laissé
dire que les choses sont demeurées dans le môme
état qu'auparavant. Observez, je vous prie, que le
Budget de la ville de Paris se monte à 256,212,263
francs en recettes et à 255,972,263 francs en dépen-
ses ; qu'il y a Paris des musées, des bibliothèques
et des collections uniques au monde et où sont
renfermés, accumulés, les trésors de plus de vingt
siècles d'art, de science et de littérature.
Allons, allons, Monsieur Cochinat, soyez indul-
gent pour les édiles port-au-princiens.
D'ailleurs, vous vous trompez sur leur compte

— 145 —
et je vois que vous avez été, sans doute, mal ren-
seigné.
Les pompes du Séminaire sont desservies par
des Haïtiens ; elles sont subventionnées par la
Ville ou par l'Etat; de plus il existe plusieurs so-
ciétés de pompiers libres dans la ville de Port-au-
Prince (1). Informez-vous des choses avant que
d'en parler. Cela ne nuit pas dans la considéra-
tion des honnêtes gens, pas plus que dans l'estime
des personnes sensées.
(1) Section II, ch. VIII du Budget de l'Intérieur et de l'Agricul-
ture, Exercico 1878-79, on peut lire ceci: « Article 3. Subvention
aux pompiers de Port-au-Prince, trois mille piastres.
» Quand

je vous disais...


LIVRE III
L'ACTION S'ENGAGE
NOVEMBRE
Still.
L. J. J.


CHAPITRE PREMIER
UN PEU DE POLITIQUE
SOMMAIRE. — 0 Cochinat Duplex.— Le peuple haïtien de sa* na-
ture naturante ».— L'Haïtien sourit devant les balles. — Buchner
et Quesnel ou c'est purement idiot.— Au lieu d'écrire des traités
à l'usage du parfait fumeur! — C'est une tactique qui a été
suivie depuis 1800. — Il faut en rabattre de ces sornettes. —
M. Alexandre Bonneau, dans la Revue contemporaine du 15 Dé-
cembre 1856. — 0 Bonneau, nous sommes pénétrés de cette
vérité. — Faites-nous crédit de deux siècles. — Ni côté jaune,
ni côté noir, ni opposition mulâtre: Cela n'est pas. —Voilà le
vrai ! voilà le vrai !—Mon Dieu ,que les gens d'esprit sont bêtes !—
Lisez Cassagnac, lisez Meignan. — Le parti national et le parti
libéral en Haïti. — Veillons sur le drapeau rouge et bleu.
Le 22 Septembre 1881, le correspondant de la
Petite Presse écrivait de Port-au-Prince :
« Ainsi, après la rixe qui a eu lieu ici, le 5 Septembre der-
nier, entre le corps de la police et la garde du président, on
a fait arrêter M. le général Ilérard Laforest, chef de ce pre-
mier corps. Je dis on, car, d'après un de ces (sic) discours
officiels, M. le Président de la République lui-même a af-
firmé qu'il ne connaissait pas la mesure prise à l'égard de
celui qui représente ici son préfet de police. C'est une de ces
choses étonnantes partout ailleurs, mais qui semblent toutes

— 150 —
naturelles dans cette île où rien ne se passe comme en Eu-
rope — ni ailleurs. »
Je suppose pourtant qu'en Haïti on ferme les
yeux pour dormir ainsi que cela se fait en Eu-
rope... et ailleurs. Mais passons.
« Le général Hérard Laforest, le lendemain de son arres-
tation, a comparu avec douze de ses subordonnés devant un
conseil de guerre, toujours sensément, sans que le Conseil
des ministres se soit mêlé d'une aussi grave affaire (1); et,
sans enquête préalable, sans information, sans la moindre
instruction, que dis-je? sans le moindre procès-verbal du
moindre commissaire de police, ce haut fonctionnaire a été
accusé d'avoir conspiré contre la sûreté de l'Etat, contre l'or-
dre des choses établies, et contre la vie du chef de l'État.
De telle sorte que, sans qu'on lui eût donné même lé temps
de conférer avec ses défenseurs, de faire assigner des témoins
à décharge, et de contrôler les dépositions qui auraient été
faites contre lui, on le mettait en devoir de s'entendre con-
damner à la peine capitale, ou d'être renvoyé indemne de
l'accusation.
« Cette inculpation était absurde au dernier point, impos-
sible à établir et si absurde moralement que l'honorable gé-
néral, en faveur de qui le président s'était prononcé, du reste,
lors d'une réception au palais, a été acquitté haut la main (2).»
(1) Qu'en sait-il ? Durant une de ses campagnes —je crois bien
que ce fut entre Eylau et Friedland, mais avant Tilsitt — Napo-
léon Ier écrivait à son frère Joseph à peu près ceci :
« On devine mes projets à peu près comme les oisifs qui se pro-
mènent dans le Jardin des Tuileries peuvent deviner ce qui se passe
dans le Conseil des Ministres. » In Thiers. Consulat et Empire.
(2) Le général haïtien, Hérard Laforest, fut certainement bien plus
heureux que le fameux banquier français Mirès, celui-là même qui
aida tant Napoléon III dans la création des ports de Marseille.
Le 17 Février 18(il, Mirès fut arrêté. « Conduit à Mazas, Mirés y
« resta quatre mois ; il fut mis au secret pendant deux mois et demi,

— 151 —
O Cochinat Duplex, ta finesse surpasse celle du
renard, à moins que tu ne sois — ce que j'aime
mieux croire — d'une candeur vraiment enfantine!
« Mais tel est l'esprit docile et résigné de ce pays, que
franchement, si le général Laforest avait été mal en cour, on
aurait pu le condamner, et même l'exécuter, sans que per-
sonne ne soufflât mot. »
Le peuple haïtien, « de sa nature naturante » —
pour employer un mot de Rabelais — est docile et
résigné : c'est M. Cochinat qui nous le mande.
Retenons cet aveu dépourvu d'artifice,
tout à
l'heure le chroniqueur martiniquais va se contre-
dire. En attendant, rappelons quelques faits. Aux
temps de la colonisation française, nous raconte
Saint-Méry, au Cap, par deux fois, le bon peu-
ple brisa la potence, assomma le bourreauet sauva
des condamnés qu'on menait pendre. Pendant la
Révolution, le 19 Décembre 1793 la guillotine fut
élevée à Port-au-Prince. On devait guillotiner un
blanc nomméPélou. L'exécution se fit, mais quand
« privé de toute communication avec son avocat, même pour les
« affaires civiles et commerciales!
« Non seulement il ignora tout ce dont on l'accusait, mais il
« ne sut pas, PENDANT QUATRE MOIS, ce qui se faisait dans ce qui
« avait été autrefois sa maison. » (Mémoires de M. Claude.)
Ceci se passait en France, sous Napoléon III, en 1801 et après la
Révolution française de 1789,, après la Révolution de 1830, après la
Révolution de 1848.
Après cela qu'on vienne me parler des menus faits d'illégalité qui
se passent en Haïti !...

— 152 —
la tête fut tombée dans le panier ie bon peuple
des noirs, écœuré de dégoût, se rua sur l'échafaud
et brisa la machine : on n'osa plus jamais la rele-
ver.
En 1876, on conduisait à la mort un homme po-
litique. J'étais là. Peu s'en fallut que la foule ne
se jeta sur la troupe qui l'escortait au lieu du sup-
plice pour la désarmer. C'est justement pour pré-
venir ces élans de sensibilité et de généreuse co-
lère que tous les gouvernements qui se sont suc-
cédé en Haïti, depuis 1807, ont toujours ordonné
un grand déploiement de troupes, même lorsqu'il
s'agit de faire fusiller un voleur. En Haïti, l'as-
sassin et l'incendiaire même jouissent des hon-
neurs de la fusillade : l'Haïtien n'aime pas voir les
morts viles. Jamais, non plus, on n'a vu un Haï-
tien avoir peur de mourir. 11 sourit devant les bal-
les. Aussi me vient-il toujours à la lèvre un sou-
rire de pitié dédaigneuse quand je lis dans M. Léo
Quesnel ou dans ce tissu de citations plates et
d'affirmations lourdement doctorales baptisé par
M. Louis Buchner : Force et Matière, quand je lis
que les noirs sont lâches. C'est purement idiot.
Mais ces Européens sont quelquefois excusables,
car souvent ils se mêlent de philosopher d'après les
racontars qui leur sont faits par des hommes qui
se sont aplatis ou qui ont fui devant les noirs soit
en Afrique soit en Amérique.
Mais revenons au chroniqueur de la Fetite Presse.

— 153 —
Tenez, Monsieur, je vous veux accorder que cer-
taines choses ne se passent pas en Haïti comme en
Europe. Ainsi, on n'a jamais vu chez nous toutes
les turpitudes et toutes les vilenies froides qu'on
a vues en France du 2 Décembre 4851 jusqu'au
jour où les Commissions mixtes du second Empire
cessèrent de fonctionner (Eug. Ténot. Taxile
Delord). Ah bien ! je vous conseille de parler des
conseils de guerre en Haïti lorsque la Pologne
râle encore sous le couteau de la Russie; quand
la Hongrie et l'Italie ont été noyées dans le sang
par l'Autriche; que de 1869 à 1872 les cris des vic-
times politiques qui mouraient à Cuba ou en Es-
pagne empêchaient l'Europe de dormir; que, en
1871, Versailles a rempli Paris vaincu du sang des
communards, et que vous qui teniez une plume et
qui deviez la faire parler à ce moment-là, vous
vous amusiez à écrire des Traités à l’usage du par-
fait fumeur! C'était alors qu'il fallait élever la
voix et protester au nom de l'humanité souffletée
et égorgée !...
« Mais si une administration faible faisait arrêter illégale-
ment ici un simple contrebandier, je suppose, le ban et l'ar-
rière-ban de l'opposition mulâtre se mettrait aux trousses du
chef de l'Etat. Les députés de couleur se déchaîneraient
contre lui, l'encre des journalistes écumerait d'indignation
dans les écritoires, et c'est à qui, dans le côté jaune (?) de la
Chambre ou du Sénat, crierait haro sur le baudet.
« Il n'y a pas de peuple plus arrogant que le peuple haïtien
devant le chef qu'il sait patient et bon, et plus soumis de-

— 154 —
vant ceux dont il redoute la colère. Demandez plutôt aux
ministres modérés de M. boisrond Canal, prédécesseur de
M. Salomon, et au débonnaire M. Boisrond Canal lui-même,
si j'ai tort de parler ainsi. » (Petite Presse du 3 Novembre.)
C'est une tactique qui a été assez suivie depuis
1800 par toute une bande de pamphlétaires mal-
veillants ou d'écrivains ignorants, depuis Dubroca
jusqu'à M. de Feissal, depuis Elias Regnault et
Moreau de Jonnès jusqu'à M. Dally, lesquels,
piètres historiens ou savants, en vrais moutons de
Panurge, se sont copiés les uns les autres, et ont
sué pour faire croire que les Haïtiens, mulâtres et
noirs, veulent toujours s'entr'égorger.
Certains auteurs — entre autres l'historien éco-
nomiste Lepelletier de Saint-Remy(1), et le roman-
cier (?) Gustave Aimard (2) — ont poussé les choses
tellement à l'extrême, qu'ils en arrivent à diva-
guer absolument comme s'ils étaient insensés.
Il faut en rabattre, Monsieur Cochinat, de ces
sornettes. Aujourd'hui M. Alexandre Bonneau ne
pourrait plus écrire comme il l'a fait dans la Revue
contemporaine (15 Décembre 1856), que « les noirs
« d'Haïti n'ont pas le sentiment du patriotisme ,
«impliquant solidarité d'individu à individu et de
« famille à famille ; qu'ils n'ont écrit ni livres, ni
« brochures, ni articles de journaux; qu'ils négli-
(1) Lepelletier de Saint-Remy. La Question haïtienne, 1846,
2 volumes, Paris.
(2) Gustave Aimard. Les Vaudoux, 1 vol. Paris, 1876.

— 155 —
« gent d'envoyer leurs enfants étudier en Europe
« et de lire les livres publiés en France ; que l'ins-
« truction et l'étude leur sont antipathiques, etc. »
Aujourd'hui, ô Bonneau, nous nous sommes péné-
trés de cette vérité dont tu parlais, à savoir :
« Qu'une nation rebelle à la manifestation de l'i-
« dée, qui enfante l'idée, n'avancera jamais dans la
« civilisation, parce que le progrès et le bien-être
« des peuples résultent du mouvement de la pen-
« sée, comme la salubritédu climat dépend des cou-
« rants établis dans l'atmosphère,»et nous ne vou-
lons plus que vous soyez induits à erreur, et que
vous induisiez en erreur sur le compte des Haï-
tiens; c'est pourquoi nous prendrons nous-même
la plume pour vous parler de nous, et pour réfu-
ter les Lasselves, inspirateurs des Quesnel, des
Dally et des de Feissal et les Cochinats, inspira-
teurs des Quesnels, des de Feissals et des Dallys
futurs.
Le préjugé de couleur, la plate vanité et l'igno-
rance aveugle, et les superstitions, tout cela nous
a été légué par ces aventuriers européens qui co-
lonisèrent Haïti. Nous nous débattons — depuis
quatre-vingts ans seulement — au milieu de ce
fouillis d'entraves intellectuelles, essayant de nous
débarrasser de ces gangrènes morales. Laissez-
nous donc le temps de souffler. Faites-nous crédit
de deux siècles. Faites-nous surtout crédit d'indul-
gence au lieu d'attiser la haine et la défiance entre
12

— 156 —
les citoyens haïtiens. Laissez-nous le temps de
nous retourner; laissez-nous le temps de solder
notre lourde dette, et, une fois libres de ce côté,
d'organiser un vaste système d'éducation natio-
nale, qui fasse fondre ces scories intellectuelles que
de mauvais chrétiens, des Européens, ont laissé
machiavéliquement se déposer dans l'esprit de ces
fils d'esclaves qui sont devenus les libres Haïtiens.
Surtout ne dites pas, je vous prie, qu'il se trouve,
dans le Parlement haïtien, un côté jaune et un
côté noir ; ne dites pas, non plus, qu'il y a une op.
position mulâtre. Cela n'est pas.
Il y a, en Haïti, deux partis, tandis que, dans
d'autres pays, il y en a plusieurs à la fois. D'un
côté, je vois des hommes qui veulent prendre le
pouvoiret, de l'autre, d'autres hommes politiques
qui y sont et ne le veulent pas céder. Voilà le vrai.
Les uns et les autres ont raison. C'est très doux le
pouvoir et dans tous les pays de la terre. Noirs et
mulâtres sont dans un parti; noirs et mulâtres
sont dans l'autre parti. Voilà le vrai !...
Les questions d'épiderme sont pour être ridicu-
lisées et répudiées absolument comme les ques-
tions de castes. Bientôt il n'y aura plus qu'un seul
préjugé en Haïti : le préjugé de l'intelligence; et
même personne ne voudra plus tirer vanité de sa
couleur, ni même de son savoir. Les hommes in-
telligents et instruits ne préjugent point : ils ju-
gent après examen.

— 157 —
Quant au préjugé de caste, il a cessé d'être en
Haïti, depuis 1804, et je connais nombre de jeunes
gens très instruits — ils sont docteurs en méde-
cine ou docteurs en droit des Facultés de Paris, ou
ingénieurs — et qui pourtant ne se croient nulle-
ment faits d'une autre pâte que le paysan haïtien,
et qui ont pour lui autant d'estime, de respect, de
déférenceoude vénérationque pour le Premier Ma-
gistrat de leur pays. D'ailleurs, fait digne de re-
marque, les aristocrates de l'intelligence, les no-
bles de la pensée, les seuls, les vrais nobles, onttou-
jours aimé les humbles, les faibles, les ignorants;
je ne veux citer, comme exemple, que les noms
suivants qui demeureront les plus illustres du siè-
cle : Victor Hugo, Louis Blanc, Victor Schœlcher,
Lamartine, Michelet, Georges Clémenceau, Henri
Rochefort.
M. Meignan a écrit dans son livre, qui est aussi
grotesque qu'impertinnent, les lignes suivantes :
« De même que dans nos colonies françaises, la
« couleur de la peau influe beaucoup ici, en Haïti,
« sur les opinions politiques. Comme les blancs
« sont irrévocablement chassés d'Haïti, ce sont les
« hommes les moins foncés qui sont les plus con-
« servateurs. Quoi qu'il en soit, les présidents ont
« souvent changé de couleur, entraînant dans leur
* fortune ou dans leur chute, comme dans tous les
« pays à régime parlementaire, ceux qui parta-
« geaient leur manière de voir. 11 s'ensuit qu'en

— 158 —
« Haïti, les fonctionnaires d'un gouvernement sont
«de la même couleur de peau que ledit gouver-
« nement.
« Ce serait un grand avantage-bas pour les
« agents de police, si police existait. Ils pourraient
« reconnaître tout de suite les partisans et les ad-
« versaires de l'autorité constituée, il résulte aussi
« de ce parallélisme entre la couleur de peau et les
« opinions politiques qu'un homme ayant servi tel
« ou tel gouvernement ne peut pas, comme cela se
« pratique dans d'autres pays du monde, modi-
« lier seshainesou ses affections suivant le vent qui
« souflle. Ces opinions sunt constamment affichées
« sur son visage. Ce serait certainementunegrande
« force pour la défense de la moralité politique en
a Haïti si cette pauvre morte était encore défen-
« dable. Ce serait aussi une raison de faire là-bas
« de grandes économies sur le budget de la surveil-
« lance publique, économies qui peut-être relève-
« raient les finances haïtiennes, si ces malheureuses
« embourbées pouvaient encore être relevées.
« Lors de mon passage, la couleur claire de la
« peau de M. Boisrond Canal plaçait à droite les
« députés les moins foncés. Mais, à mesure que le
« regard s'avançait vers la gauche, il voyait peu à
« peu les visages s'assombrir, et enfin il pouvait
« constater que le bout extrême, le centre de l'irré-
« conciliable opposition, offrait l'apparence d'un
«gouffre noir, insondable, semblable au fond

— 159 —
« d'une gueule toujours ouverte, toujours béante
« de quelque monstre repoussant.
« Comme jusqu'à présent je n'ai, pas fait beau-
« coup l'éloge d'Haïti, je veux saisircette occasion
« au passage et déplorer que chez nous on ait
« laissé usurper la couleur rouge, cette couleur si
« brillante, si étincelante de joie, si resplendis-
« sante, par un parti dont les idées, lorsquelles
« sont appliquées, ne présentent que des perspec-
« tives si lugubres et des avenirs si noirs. Sous
« ce rapport, la Chambre d'Haïti me semble plus
« rationnelle, puisque les députés de la gauche
« ont tous ces mots affichés sur la figure : La ré-
« volution, c'est le deuil. »
J'ai lu, dans ma vie, bien des choses absurdes,
stupides et insensées, ayant lu énormément de li-
vres écrits sur la race noire, en général, et sur
Haïti en particulier, mais sacrejeu ! je n'ai jamais
encore rien rencontré d'aussi pharamineusement
niais et d'aussi colossalement mensonger que les
phrases de M. Meignan que je viens de citer.
Et dire que M. Cochinat qui est nègre et Marti-
niquais et qui,en cettedouble qualité,a étéinsulte
par M. Meignan, dire que M. Cochinat se fait un
plaisir de l'imiter, de répéter après lui toutes sor-
tes de calembredaines et d'inepties sur Haïti et sur
les Haïtiens.
« Mon Dieu, que les gens d'esprit sont-bêtes ! »
a dit un jourEmile Zola, en un paradoxe profond.

— 160 —
En voyant faire MM. Victor Cochinat et Victor
Meignan la phrase de Zola chante dans ma mé-
moire.
On dit de ces deux-là que ce sont des hommes
d'esprit; ils le furent... peut-être, mais, à coup
sûr, ils ne le sont plus, du moins si l'on doit les ju-
ger d'après leurs œuvres.
Je conseille à M. Cochinat, qui est si fier d'être
né non loin du Lamentin, de relire Granier de
Cassagnac et Victor Meignan; après qu'il aura fait
cela, je veux qu'on me pende s'il ne fait pas
amende honorable de tout ce qu'il a écrit de faux
sur et contre Haïti.
Quant aux deux partis politiques: parti natio-
nal et parti libéral qui sont en ce moment en pré-
sence dans la République antiléenne, je souhaite
virilement qu'ils restent toujours debout l'un vis-
à-vis de l'autre. Je m'explique : en Angleterre,
le parti whig existe vis-à-vis du parti tory; aux
Etats-Unis le parti démocrate fait opposition au
parti républicain. Il est excellent que les choses
soient ainsi. Ce sont ces deux grands partis
qui se font face dans l'une et dans l'autre Angle-
terre, ce sont leurs alternats au pouvoir qui ont été
les artisans de la force, du renom et de la gloire de
ces deux grandes nations.
Dans tout pays parlementaire il faut une oppo-
sition qui puisse relever les fautes du ministère en
charge et qui possède dans son sein des hommes

— 161 —
de gouvernement, lesquels, à un moment donné,
peuvent aussi saisir d'une main ferme et virile les
rênes du pouvoir.
Si cette opposition est morcelée, si elle ne peut
former un cabinet homogène, elle ne sera jamais
que puérile, tracassière, fantasque, détestable.
Les nationaux haïtiens ne sont pas moins libé-
raux que les membres du parti libéral ; et les libé-
raux ne sont pas moins nationaux que les mem-
bres du parti national. Ces partissontrépublicains
progressistes tous deux; les opinions, les vi-
sées, le platform — pour employer le mot techni-
que américain — de l'un sont, à très peu près, au
fond, les opinions, les visées, le platform politi-
que de l'autre. Ils ne se divisent pas sur les ques-
tions fondamentales et c'est vouloir jeter de la
poudre aux yeux que de prétendre le contraire.
Sans doute, au point de vue de la politique éco-
nomique, sous le rapport de la politique financière,
ils ne peuvent être qu'en dissidence d'opinions —
il en est ainsi dans tous les pays parlementaires
— mais leurs programmes de politique pure, de
politique essentielle étant fort peu dissemblables,
la lutte peut être toute intellectuelle, courtoise
même, de leader à leader, de chef à chef, et en-
gagée seulement en champ clos de parlement.
'Le parti national est au pouvoir. Je souhaite
qu'il y reste pour le plus grand bien de ma patrie,
administrant,
organisant,
innovant sagement

— 162 —
ainsi qu'il le fait, et contrôlé qu'il est par des par-
lementaires appartenant au parti libéral.
Il est pour qu'on désire ardemment que l'Oppo-
sition demeure circonscrite dans l'enceinte du Par-
lement ou qu'elle ne soit faite en dehors de cette
enceinte que dans des journaux ou dans des con-
férences publiques et gratuites. Mais que les par-
lementaires de l'Opposition s'inclinent toujours de-
vant l'avis de la majorité, car sans cela il n'y au-
rait ni sécurité, ni gouvernement ultérieur possible
et l'anarchie régnerait toujours en souveraine.
Celui qui sème les vents récolte la tempête. Il
se met de lui-même hors la loi, celui qui ne veut
pas reconnaître la loi. Qui arrive par l'épée subit
d'abord la dictature de l'épée, puis tombe par l'é-
pée. Ce ne sont pas seulement là des paroles évan-
géliques. Ce sont aussi des lois de sociologie gé-
nérale, de philosophie de la politique et de haute
histoire.
Aux uns et aux autres, aux nationaux et aux
libéraux, et fraternellement, je puis parler de très
haut — comme autrefois Cassandre sur les murs
de Troie — étant placé à distance et sur les hau-
teurs sereines, lumineuses et calmes d'où l'œil
peut embrasserleshorizonslointains et futurs, et je
disaux uns et aux autres — et fraternellement — :
Le moment est grave, solennel! On perce l'isthme
de Panama !...
Veillons sur le drapeau rouge et bleu!...

CHAPITRE II
ANECDOTES ET RENGAINES
SOMMAIRE.
Dignes de Gribouille. — Que de contradictions ! Que
d'erreurs ! Que de fautes d'histoire ! — Charmant, n'est-ce pas I
— Le drapeau marchait tout seul. — Si l'anecdote est vraie. —
Il me rappelle le tant joli quatrain de Victor Hugo, intitulé
Mahomet. — Toujours cette vieille rengaine des distinctions de
couleur qui n'ont jamais existé. — Après tout les troupes eu-
ropéennes leur ont tant de fois donné l'exemple. — Toujours la
même antienne. — Vit-on jamais plus curieux personnage? —
Quand nous en serons à mille nous ferons une croix. — Encaser-
nement
au lieu de casernement. — El sur ce, chantons une autre
antienne. — Témoin le splendide panégyrique de Dessalines. —
Si, Monsieur, il y avait à dire.— Et, à part cela, tout le reste est
vrai. — Et pour clore ce chapitre.... — Les renieurs sont reniés.
L'armée haïtienne paraît avoir été l'objet des
plus constantes préoccupations de M. Cochinat. Il
semblerait qu'elle hantait le cerveau du voyageur
né à Saint-Pierre (Martinique) et qu'elle revenait
dans tous ses rêves, comme dans les délicieux
songes d'amour de la prime jeunesse, chaque nuit
revient l'image exquise et troublante de la toute-
aimée.

— 164 —
Ainsi dans la Petite Presse du 10 Novembre, le
chroniqueur noir se remet à nous parler de l'armée
d'Haïti, en ces termes :
« Les officiers de ces fantaisistes (les soldats haïtiens)
lors même qu'ils auraient la volonté et le pouvoir de les ins-
truire, n'y parviendraient pas, tant ces hommes aiment à
faire le contraire de ce qu'on leur commande, à s'arrêter
quand on leur dit seulement de marquer le pas, et ont hor-
reur de toute discipline. » (Déjà cité).
Bien. Mais alors pourquoi nous avoir dit plus
haut que les Haïtiens étaient dociles et résignés.
S'ils sont dociles et résignés on doit pouvoir faci-
lement en faire des soldats. S ils sont réfractaires
à toute discipline, ils ne sont ni dociles ni résignés
—Je vous enferme dans ce dilemme.
Toutes les assertions de M. Cochinat valent au-
tant que ces deux-là... lorsqu'elles ne sont pas di-
gnes de Gribouille.
Citons encore :
« Mais leurs officiers ne brillent généralement pas par une
instruction militaire excessive, et leurs généraux, depuis la
chute du président Boyer, en 1843, n'ayant utilisé leur bra-
voure que dans les guerres civiles — et encore — ne se
montrent pas bien exigeants.
« Ces troupes non cadrées, mais rassemblées de partout
(c'est tout le contraire) sont divisées en régiments d'un
chiffre tellement dérisoire, que je n'ose les donner de peur
d'être taxé de malveillance. Mais tout le monde en connaît
le nombre ici, même ceux qui ont l'air de prendre le plus au
sérieux ces prétendues légions.Ce qu'il y a de réellement in-

— 165 —
nombrable dans les villes d'Haïti ce sont les généraux qui
commandent ces troupes absentes. Car ici c'est la manie de
se faire nommer général de brigade ou de division, à pro-
pos de n'importe quoi, et même sans avoir jamais manié
un fusil. On touche 50 piastres par mois de l'Etat (250 francs),
quand on les touche ; on a droit à dix guides, qu'on ne pour-
rait jamais ni rassembler ni habiller, et on a le privilège,
enviable entre tous pour un Haïtien, de pouvoir s'habiller,
tant qu'on le veut, en général, de se galonner outre mesure
des pieds à la tète,de s'étoiler et de se mettreplus de plumes
blanches sur la tète qu'un cygne, et dese promener ainsi à pied
ou à cheval, dans son quartier, et de se montrer à l'admira-
tion de ses voisins. »
Sont-ils riches ces généraux qui ne touchent
que 250 fr. par mois... quand ils les touchent !..
« Quelques bonnes femmes éblouies vous disent: Bonjour,
gérai (car il y a tant de généraux ici qu'on est obligé d'abré-
ger), et l'on rentre content chez soi.
« On laisse sans danger circuler dans les rues des villes
ces guerriers inoffensifs — il n'y a pas de mal à cela — et
même on commence à ne pas en vouloir aux honnêtes com-
merçants, aux notaires, aux avocats, aux médecins et aux
maîtres d'école qui résistent aux séductions du généralat,
car il faut beaucoup d'énergie ici aux gens de bon sens pour
ne pas se laisser nommer général de brigade ou de division
à un moment donné.
« Du reste, cette manie est toute simple, car elle est en-
couragée à ce point que dans son dernier discours à l'armée,
prononcé le 11 Septembre courant, le président d'Haïti a dit
textuellement ceci : < Le premier bourgeois venu, s'il est in-
« telligent, peut commander un régiment. »
Que de contradictions ! que d'erreurs et que de
fautes d'histoire !...

— 166 —
Passons aux régiments.
« Il est vrai que ces régiments-là, comme l'étonnement nous
le fait répéter encore, ne se composent pas d'un nombre
d'hommes fort encombrant, ainsi que le prouve le fait suivant
qui a eu lieu sous l'empereur Soulouque.
« Le général Vil Lubin, chef de la police, faisait les hon-
neurs de l'armée à l'amiral français Duquesne en faisant dé-
filer les différents corps devant l'illustre marin. »
Il y a une petite erreur dans cette phrase. Ce
n'est pas au général de la police à faire les hon-
neurs d'une armée à un officier général étranger,
c'est au commandant des troupes de ligne que re-
vient cet honneur. Je veux bien que l'Empereur
eût donné commission au général Vil Lubin
de tenir compagnie à l'amiral Duquesne sur le
champ de manœuvres, mais ce n'était certes pas
lui qui faisait défiler les troupes.
« Celui-ci (l'amiral Duquesne) avait l'air d'apprécier
gravement un pareil houneur, et regardant passer un régi-
ment qui ne se composait que de huit hommes :
« — Quel est ce corps? dit-il au général haïtien.
« — C'est le 8e de ligne, amiral.
« — Et celui-ci? continua le marin en voyant défiler devant
lui un autre régiment composé de trois hommes, un porte-
drapeau, un tambour et un fifre,
« — C'est le 3e léger, amiral.
« — Est-ce qu'il a été décimé ?
« — Non, amiral, mais il a beaucoup souffle dan* la derniè
guais (il a beaucoup souffert dans la dernière guerre). »
Je fais remarquer que M. Cochinat oubliede no-
ter la prononciation de l'amiral Duquesne, lequel

— 167 —
était peut-être Provençal , Alsacien ou Auver-
gnat.
« Le général haïtien faisait allusion à la dernière campa-
gne de l'Est contre les Espagnols, dans laquelle Soulouque
reçut une si forte raclée.
« A ce propos un des soldats nègres du vieil empereur di-
sait : « Yo dit Pagnol pas connin courir, yo couri bien passé
t nous.— Nou pran couri, yo levé d'ey'e nous. Nous te obligé tane
« yo retounin, pou nou te continué. » (On dit que l'Espagnol ne
sait pas courir; mais il court mieux que nous. Nous primes
la fuite : ils se mirent à notre poursuite. Ils allaient si vite,
qu'à tout instant ils nous dépassaient, et nous étions obligés
d'attendre qu'ils revinssent sur leurs pas pour pouvoir con-
tinuer notre chemin ».)

Charmant! n'est-ce pas?... Je vois là des gens
qui jouent aux quatre coins ou à cache-cache,
mais nullement des hommes qui se font la guerre
et qui ont envie de se tuer.
Quant à l'épisode du 3e léger et du 8e de ligne,
on me l'a conté cent fois et je veux renseigner là-
dessus les lecteurs de M. Cochinat et M. Cochinat
lui-môme : chacun de ces régiments était re-
présenté par le drapeau lequel marchait tout
seul.
Ah! bons lecteurs de la Petite Presse que je
vous plaindrais si vous ne lisiez que du Cochinat.
Que de couleuvres il vous fait avaler et comme il
se moque de vous !
Il est clair que les Haïtiens, si bêtes qu'on les
puisse supposer, ce qu'ils sont loin d'être — et

— 168 —
vous le verrez tout à l'heure — n'auraient jamais
montré des régiments de huit et de trois hommes.
Ils auraient versé ces régiments (?) dans d'autres
pouren montrer de compactes.Je saisde plus qu'ils
auraient trouvé mille prétextes pour renvoyer la
revue plutôt que de la passer dans des conditions
telles que celles rapportées par le chroniqueur de
la Petite Presse.
Il nous cite un fait qui, selon lui, a eu lieu sous
Faustin Ier comme un exemple de ce qui se passe
actuellement en Haïti. Or, l'empire de Faustin Ier
a cessé d'être depuis un quart de siècle, et Gus-
tave d'Alaux, qui
avait visité Haïti à cette
époque, portait l'effectif de l'armée haïtienne à
25,000 hommes.
La vérité d'ailleurs, c'est que, durant la retraite
de 1855, les Haïtiens se virent faire un pont d'or
par les Dominicains. L'Empereur ne quitta la par-
tie de l'Est que parce que les désertions se mirent
dans les rangs et qu'il sentait la trahison faire
son œuvre autour de lui, dans son état-major
même. Voilà la vérité vraie !
Paul d'Hormoys, dans son livre : « Une Visite
chez Soulouque », a transcrit l'anecdote suivante
qui lui fut, dit-il, racontée par un enseigne de
vaisseau, lequel était peut-être dans les vignes
du Seigneur ou en veine de mystification ce soir-
là. Le susdit enseigne se vantait d'avoir eu l'hon-
neur d'approcher l'empereur d'Haïti et d'avoir eu

— 169 —
celui plus grand de dîner à sa table : « Le duc de
Trou-Bonbon est le maréchal ministre de la guerre.
Il m'a, tout le temps du dîner, questionné sur l'ar-
mée française. Il y avait eu revue le matin. Le duc
me demanda si j'y avais assisté.
« — Je n'ai eu garde d'y manquer, lui ai-je ré-
« pondu.
« — Et comment avez-vous trouvé nos troupes !
« — Fort belles ! admirablement instruites ! mais,

aj joutai-je avec le plus imperturbable sérieux,
« il me semble, Excellence, que je n'ai pas vu de
« régiment de plongeurs à cheval ?
« Le duc me regarda un instant d'un air effaré ;
mais se remettant tout aussitôt, il me dit sans hé-
siter :
« Nous n'en manquons pas, Dieu merci ! mais
« ils sont en ce moment sur la frontière. Je vous
« les ferai voir dans trois ou quatre jours, dès
« leurretour. »
Si l'anecdote est vraie — ce dont je doute — elle
est admirable et peint bien non seulement l'orgueil
de l'Haïtien, mais encore son esprit vif et primesau-
tier. Après la réplique du duc de Trou-Bonbon—le-
quel était d'ailleurs non pas duc de Trou-Bonbon,
mais duc de Tiburon — ce fut mon enseigne de
vaisseau qui dut avoir le bec clos.
Mais je reviens à M. Cochinat pour faire obser-
ver à mon lecteur que le chrouiqueur martini-
quais n'a rien inventé: il copie, il imite, il singe

— 170 —
Gustave d'Alaux ou Paul d'Hormoys et les traves-
tit tour à tour.
11 me rappelle le tant joli quatrain d'Hugo inti-
tulé : Mahomet (1) :
« Le divin Mahomet enfourchait tour à tour,
« Son mulet Daïdol et sou âne Yarfour;
« Car le sage lui-même a, selon l'occurence,
« Son jour d'entêtement et son jour d'ignorance. »
« Le recrutement de l'armée haïtienne se fait avec une sim-
plicité primitive.
« Des patrouilles passent dans les rues ; on saisit tous les
hommes valides ; on les enferme dans la salle de police d'un
corps de garde quelconque et on les y laisse jusqu'à ce que la
faim et la puanteur de ce trou, où Von est quelquefois dix,
quand trois pourraient y tenir à peine, jusqu'à ce que la ver-
mine et la bonne volonté du chef de poste les en fasse sortir.
Après cela, on les inscrit sur le registre matricule d'un ré-
giment — quand il y en a un ; — on leur donne, pour com-
mencer, un shako et une giberne. Et les voilà soldats impro-
visés. N'allez pas croire que ces malheureux puissent man-
quer à un exercice. Combien de temps durera leur service ?
Personne ne le sait, surtout leurs chefs. »
S'ils ne peuvent manquer à aucun exercice,d'où
vient que vous dites que l'effectif des régiments
est dérisoire ?...
A part ce que j'ai souligné, le reste est vrai. En
Angleterre, et de nos jours encore, le recrutement
s'opère de la môme façon qu'en Haïti à cette diffé-
rence près que les agents recruteurs anglais eni-
(1) Légende des Siècles, 1re série série.

— 171 —
vrent la recrue, puis lui font signer son engagement
pendant son ivresse. Une loi sur la conscription
vient d'être votée en Haïti. Espérons que le gou-
vernement la saura virilement appliquer, et que,
désormais, tous les Haïtiens, bourgeois et paysans,
seront obligés de payer leur dette à la patrie sans
qu'on ait besoin d'employer des patrouilles pour
forcer les réfracta ires à obéir à la loi.
« Celles de ces recrues qui savent écrire ont généralem
plus de chance que les autres de devenir sous-offic
officiers subalternes, c'est-à-dire chefs sans corps
quand ils sont mulâtres. Ce n'est qu'aux noirs, en
l’on confie un régiment. On fait des mulâtres de]
d'état-major ou des aides-de-camp. Il faut dire au
a un motif à cette exclusion des hommes de co
commandements effectifs, qui donnent de l'influence
soldat.
« C'est que ces chefs démoralisent assez souvent leurs
et les portent à l'insubordination quand ce n'est pas à la tra-
hison.
« Ainsi, sous Geffrard, le corps des tirailleurs de la garde,
si choyé et si caressé par le chef de l'Etat, fut le premier qui
abandonna le président au moment où il avait besoin de comp-
ter le plus sur l'armée, et qui tira sur le palais au lieu de
tirer sur les ennemis du gouvernement. »
Toujours cette vieille rengaine des distinctions
de couleur qui n'ont jamais existé... que dans
l'imagination de M. Cochinat.
Les officiers des tirailleurs étaient noirs et mu-
lâtres et leurs soldats aussi. Les uns et les autres
eurent certainement tort de se laisser entraîner
13

— 172 —
par des conspirateurs bourgeois à renverser le
général Geffrard, président constitutionnellement
élu. Après tout, les troupes européennes leur ont
tant de fois donné l'exemple !... Mais tout le reste
est d'un fantaisiste qui ne se peut concevoir et qui,
vraiment, dépasse l'absurde.
« II n'est donc pas étonnant que le gouvernement actuel
nourrisse une suspicion qu'il peut croire légitime contre les
officiers supérieurs mulâtres. »
Toujours la même antienne. Elle est aussi dé-
modéeque fausse. Nombre d'hommes de couleur,
officiers supérieurs, servent le gouvernement ac-
tuel comme commandants d'arrondissement ou
comme commandants de communes, cela avec le
plus grand zèle et la plus parfaite fidélité. Le chro-
niqueur de la Petite Presse n'a vu que Port-au-
Prince — si tant est qu'il l'ait vue, puisqu'il est
goutteux (!) — et ne sait rien de ce qui se passe dans
le reste de la République. Dans le Nord comme
dans le Sud tous les grands commandements
sont partagés sans distinction de couleur. Il en est
de mêmedans l'Ouest, dans l'Artibonite et dans le
Nord-Ouest.
« Les troupes haïtiennes ne sont pas nourries aux frais du
gouvernement. »
Quelle erreur ! je lis dans le Budget de la Guerre
pour 1878 — je n'ai que celui-là — : « L'effectif de

— 173 —
l'armée étant de 6,830 hommes faisant le ser-
vice par série, la ration est demandée pour 3,415
hommes à 50 centimes (2 fr. GO) par semaine :
paran 88,790 dollars;» en plus il y a portée au Bud-
get une somme de 5,000 piastres (27,000 francs)
pour rations extraordinaires. Total, 93,000 piastres
(environ 509,000 francs). Cela sans compter la
solde de l'armée qui était de 121,346 piastres (en-
viron 620,000 francs). Et voilà comment l'armée
haïtienne, pour la nourriture de laquelle on dé-
pensait plus d'un million de francs en 1878, n'est
pas nourrie par le gouvernement haïtien. Il est
mirifique, le Cochinat, et, ma parole ! vit-on jamais
plus curieux personnage
« Elles (les troupes) ne sont pas casernées non plus.
Ce qui fait que les bandes que l'on voit dans tout le pays ne
forment qu'une armée d'externes. Après les exercices, qui
se font trois fois par semaine, chaque soldat retourne à son
logis et revient le lendemain au lieu qui lui a été assigné la
veille. »
Plus haut le correspondant de la Petite Presse
nous mandait que les soldats haïtiens n'aimaient
rien tant que faire le contraire de ce qui leur était
ordonné. Voici, dans cette phrase immédiatement
dessus citée, un bel exemple de leur indocilité et
de leur indiscipline ! Que de contradictions ! grand
Dieu ! que de contradictions on est forcé de relever
dans les chroniques de l'olibrius martiniquais.
Quand nous en serons à mille nous ferons une croix!

— 174 —
« Le service de la garde au palais se fait par bataillon.
Quand un bataillon est de garde, les soldats se couchent à
terre dans la rue, ou sous les galeries couvertes dont chaque
maison est garnie. Alors chaque homme mange ou ne mange
pas, selon qu'il a ou n'a pas d'argent.
« II faut reconnaître que l’encasernement des Haïtiens est
chose difficile, non seulement à cause de la chaleur (inoui !..
M. de la Palice n'aurait pas mieux trouvé !) mais à
cause de ce besoin invincible de cohabiter avec une femme
quelconque qui tient ici les hommes. »
C'est un peu pour cette dernière raison qu'un
maréchal de France a dit : « Les Français aiment
bien la guerre, mais ils n'aiment pas la caserne. »
Et maintenant, ô impeccable Cochinat, toi qui
reproche aux Haïtiens de ne point parler un fran-
çais irréprochable, dis-moi, pourquoi as-tu écrit
encasernement en lieu et place de casernement.
Sais-tu pas, mio caro, que encasernement n'est pas
français. Vois Littré et tâche d'être indulgent.
Et sur ce, chantons une autre antienne. 11 s'agit
ici de la cavalerie haïtienne.
« En fait d'excentricités militaires, je ne crois pas qu'il
soit possible à aucun pays d'égaler Haïti, et nos caricatu-
ristes auront beau aiguiser leurs crayons et fatiguer leur ima-
gination ils n'atteindront jamais au comique qui sort de la
réalité des choses en ce pays fantasque.
« Ainsi on nous a souvent montré dans le Charivari' et
autres journaux des officiers de Soulouque ayant pour ai-
guillettes à leurs uniformes des harengs saurs et des carottes,
des généraux ayant pour ornement à leurs chapeaux des boi-
tes de sardines en fer blanc,
« Tout cela était si impossible et si exagéré que ces dessins

— 175 —
n'excitaient même pas le rire; mais quel caricaturiste aurait
jamais inventé pour une armée, comme élément de gaieté, une
cavalerie à pied, faisant l'exercice du cheval sans cheval et
ayant la bride sur le cou, non pas au figuré, mais au sens
propre du mot?
« Vous croyez que je plaisante, n'est-ce pas? Rien n'est
plus vrai, cependant. Lisez plutôt ces passages d'un discours
que M. Salomon, Président de la République d'Haïti, a pro-
noncé au premier dimanche du mois d'Août à la revue mili-
taire, au Champ-de-Mars, devant ses troupes assemblées :
« Messieurs les officiers, a-t-il dit à ceux-ci, je vous réu-
« nis ici pour vous parler de vos corps respectifs. Je veux que
« l'armée haïtienne, sauf son cadre restreint, soit sur le pied
« des armées de tous les pays civilisés par la tenue, l'uni-
« forme, l'armement et l'instruction ; mais je ne vois pas
« que vous m'aidez (sic) beaucoup, malgré les peines que je
« me donne pour arriver à ce but
« Ainsi, il y a dans la cavalerie des soldats qui se font
« passer pour
être montés. Ils font voir un cheval em-
« prunté, mais, une fois enrôlés, ils n'ont plusde chevaux pour
« la parade
« Maintenant, Messieurs, je vais habiller l'armée bientôt.
« Je donne avis que ces dépenses sont faites pour les sol-
« dats ; tant pis pour le transfèrement qui se fera d'un cos-
« tume à quelqu'un qui ne fait pas partie de l'armée! Ce par-
« ticulier et celui qui distraira cet uniforme seront punis. Ces
« déDenses ne sont faites que pour les soldats, eux seuls doi-
« vent porter l'uniforme ! »
« Vous voyez que je n'avance rien, que le Président ne
confirme lui-même. Ainsi donc, on voit à Haïti cette chose
sublunaire, qu'on n'a jamais vue dans aucun pays du monde
et qui change toutes les données que l'on a sur les objets
visibles, c'est-à-dire des cavaliers à pied, des fantassins à
cheval, des soldats sans uniforme et des buurgeois curieux qui
viennent les voir manœuvrer avec les uniformes destinés à
ces mêmes soldats. »
De touttempsla cavalerie a été considérée comme

— 176 —
une arme plus noble que l'infanterie. Il faut savoir
que, durant la guerre de l'Indépendance d'Haïti,
entraient dans la cavalerie tous ceux qui, comme
autrefois les chevaliers romains des premiers
temps de la République ou comme les cavaliers
volontaires de l'immortelle Révolution française,
pouvaient faire la dépense d'un cheval et subve-
nir à son entretien.
Les mêmes errements ont continué jusqu'à ce
jour et il n'y a rien là qui puisse étonner ceux qui
ont lu l'histoire de France et qui savent que pen-
dant fort longtemps les nobles qui servaient dans
certains corps d'élite, même sous Henri IV, même
sous Louis XIII, même sous Louis XIV. et notam-
ment les mousquetaires, s'habillaient et s'équi-
paient eux-mêmes.
Quand le président d'Haïti parle de faire des-
cendre dans l'infanterie les cavaliers qui ne sont
pas montés, il faut entendre les cavaliers qui n'ont
pas de chevaux à eux, leur appartenant en propre,
et pas autre chose. Pour une raison contraire il
ordonne d'enrôler dans la cavalerie les fantassins
qui savent monter à cheval — tout le monde en
Haïti naît cavalier — et qui peuvent équiper à leurs
frais un cheval leur appartenant en toute pro-
priété. Mais, dis-moi, ami lecteur, où vois-tu là que
les cavaliers haïtiens fassent, même non montés,
l'exercice du cheval la bride sur le cou? Il y a un
nom pour ceuxqui, après d'hypocrites circonlocu-

— 177 —
tions destinées à capter la confiance du lecteur,
abusent de cette confiance pour surprendre sa bonne
foi et lui servir un mensonge tout chaud. Ce sont
des empoisonneurs de l'esprit, engeance bien plus
détestable que celle des empoisonneurs du corps.
Mais reprenons notre citation :
« Ce n'est pas tout. Le Président ajoute encore : « Un autre
« point, Messieurs, demande à être relevé, c'est l'indifférence
« des chefs de corps pour leurs régiments; ils se soucient
« fort peu de l'instruction de leurs soldats, quand on crie :
« En avant, marche! » l'officier est jusqu'à cent pas de son
« peloton, sans s'occuper comment marche le soldat. »
« Si ce français est peu orthodoxe, il ne faut en accuser
que le journal semi-officiel l’Œil, qui le rapporte ainsi dans
ses colonnes et qui y applaudit avec enthousiasme. »
En effet, témoin le magnifique panégyrique de
Dessalines qu'il prononça en 1841, dans l'église
des Cayes, à une époque où les orateurs de son au-
dace et de sa trempe étaient rares en Haïti ; té-
moin son stage au Sénat d'Haïti dont il fut l'un des
deux secrétaires en 18i6 ; témoin son passage aux
ministères des Finances et de l'Instruction publi-
que sous Faustin Ier ; témoin ses brochures sous
Geffrard et datées l'une de Saint-Thomas, l'autre
de Bruxelles; témoin sa conduite comme ambas-
sadeur d'Haïti près la cour de Napoléon III, l'on
ne saurait prétendre que le président d'Haïti, qui
a vécu plus de vingt ans en France et en Angle-
terre et qui possède dans leurs plus fines nuan-
ces le français et l'anglais, pût être l'auteur, ni

— 178 —
dans la forme, ni dans le véritable fond, du dis-
cours cité par M. Cochinat.
La marine haïtienne n'échappe pas non plus aux
critiques de l'omniscient correspondant de la Pe-
tite Presse. Il écrit ceci sur le numéro du 14 No-
vembre :
« Si j'avais besoin d'une nouvelle preuve pour établir com-
bien Haïti est un pays dont les institutions et les forces
n'existent que sur le papier, je n'aurais à citer pour exemple
que sa marine.
« Effectivement, la marine haïtienne qui compte comme
dignitaires un amiral en retraite, l'amiral Déjoie, un amiral
en fonctions, l'amiral Bruce, et plusieurs capitaines de vais-
seau et de frégate, cette marine ne se compose absolument en
réalité que d'un seul bateau à vapeur, nommé la Sentinelle.
Après cela, je n'ai plus rien à dire. »
Si, Monsieur, il y avait à dire que, quelques se-
maines avant l'avènement au pouvoir du général
Salomon, un des navires de la flottille avait été in-
cendié dans la rade de Port-au-Prince, à la suite
de l'explosion de sa sainte-barbe ; il y avait à
dire que, un an auparavant, un autre avait som-
bré sur les côtes de l'Arcahaie à la suite d'un abor-
dage nocturne avec un navire anglais; il y avait à
ajouter que le gouvernement faisait construire des
bâtiments aux Etats-Unis et que deux ou trois
transports étaient sur chantier de radoub à Port-

— 179 -
nu-Prince ou à Nassau. De plus, le gouvernement
peut réquisitionner tous les bâteaux à vapeur de
la ligne dite du Service Accéléré appartenant à
M. Rivière. Pour être complet, je n'oublie pas de
rappeler qu'au Budget de la Marine il n'est pas
porté de traitement pour un amiral en retraite ;
que l'honorable M. Bruce porte officiellement le
titre de chef de la flottille et non celui d'amiral qui
lui est donné par courtoisie par les marins sous
ses ordres.
Et à part cela tout le reste est vrai.
D'ailleurs, ô reporter trop crédule, j'aime à vous
faire savoir, à vous et aux autres, que la défense
des côtes d'Haïti ne saurait être confiée à des mu-
railles de bois — pour me servir du mot de l'ora-
cle. « Sparte n'a pas besoin de murs, disait un
Lacédémonien, la poitrine de ses enfants lui en
tient lieu. »
Le boulevard de l'Indépendance haïtienne, c'est
les montagnes d'Haïti et c'est le cœur hautement
belliqueux de ses intrépides enfants, lesquels ne
sont point des androgynes comme ceux dont le
métier est de colporter des anecdotes et autres
menus propos qui font les délices des efféminés et
des écervelés.
Et pour clore ce chapitre, il est pour qu'on sache
que M. Cochinat qui critique l'orthodoxie de style
du journal haïtien l’Œil et qui reproche aux députés
haïtiens de parler incorrectement la langue fran-

— 180 —
çaise — laquelle d'ailleurs n'est pas toujours cor-
rectement parlée même par des députés français —
il est pour qu'on sache qu'à Paris on reproche à
M. Cochinat de parler une autre langue que la fran-
çaise. Voyez plutôt : Il s'agissait, à la septième
chambre du tribunal de la Seine, du cas d'un
jeune domestique noir, Brésilien d'origine, qui
avait intenté un procès à son ancien maître pour
forcer celui-ci à lui payer ses gages. Le chroni-
queur judiciaire du Figaro, M. Albert Bataille,
ajoutait ceci à la fin de son compte rendu : « Le
tribunal statuera à huitaine sur cette petite cause
qui, dans l'intérêt de la couleur locale, aurait dû
être plaidée dans la langue de Cochinat.»(Figaro du
25 Mars 1882.)
Moralité : — Aucuns font les dégoûtés et renient
les leurs pour entrer dans quelques cénacles où
on ne les admet qu'après leur avoir fait supporter
toutessortes d'humiliations et de dédains. Ils sont
punis de leur bassesse et de leurs platitudes par
les mépris d'en haut et punis encore par l'indiffé-
rence ou par la haine d'en bas.
Personne ne vent d'eux ni en haut ni en bas, car
— « juste retour, Monsieur, des choses d'ici-bas »
— les renieurs seront reniés.

CHAPITRE III
JEUNES OFFICIERS, JEUNES POLITIQUES
SOMMAIRE. — Incrédulité vraiment touchante. — Avant, pendant et
après la Révolution française. — Ce qu'on a vu en Angleterre.—
En somme, tous ces jeunes gens. — Une opinion de Louis
Veuillot. — Je m'étonne à mon tour. — Ne voit-on pas coutu-

mièrement?... — 11 cracherait sur lui pour cracher sur quelque
chose. — Dans le journal
la République française. — Je con-
clus. — Renvoyé à qui de droit. — Que ceux qui se sentent
morveux se mouchent.

Le 9 Octobre et sous ce titre : Etonnements,
M. Cochinat, étant toujours à Port-au-Prince, no-
tait ses impressions de voyage et les adressait à la
Petite Presse :
« Dans cette ville de Port-au-Prince, où, si souvent, la tra-
gédie côtoie le comique et le grotesque, il se passe des choses
si peu compréhensibles pour l'étranger, que celui-ci reste à
tous moments étonné devant elles, tandis que l'habitant
d'Haïti, les trouvant toutes naturelles, ne fait même pas at-
tention à ces mascarades morales.
« Mes amis s'amusent de mon ébahissement lorsque je les
entends parler — et je ne veux pas les croire — de jeunes
nègres de vingt ans qui cumulent plusieurs places, et qui
déjà, à cet âge tendre, sont des généraux de division sans
avoir jamais même lu le Manuel de l'Ecole de peloton. » (Nu-
méro du 29 Novembre 1882.)

— 182 —
J'enrage de ne pouvoir répondre à cette seconde
phrase de la manière dont je l'aurais pu faire si je
n'étais retenu par des considérations particulières
et qui me sont personnelles.
En tout cas, l'incrédulité de M. Cochinat est
vraiment touchante. On peut sincèrement regret-
ter qu'il soit si tardivement incrédule et qu'il ne
le soit que sur ce sujet. Il serait si facile de lui ré-
pondre et de lui démontrer qu'Haïti n'est pas le
seul pays où l'on a vu et où l'on voit de jeunes offi-
ciers, de jeunes politiques et de jeunes administra-
teurs.
Il en est encore ainsi dans plusieurs pays d'Eu-
rope, notamment en Russie, en Turquie, en Alle-
magne et en Autriche-Hongrie.
Dans la marine anglaise on est capitaine de
vaisseau de fort bonne heure, si l'on est fils de
lord. (Nouvelle Revue, 1880.)
En France, avant la Révolution, on naissait co-
lonel et on avait la croix de Saint-Louis à dix ans.
Michelet parle, dans son Histoire de France, d'un
officier de treize ans qui, étant trop frêle, ne pou-
vait pas marcher et fut porté sur les épaules de
ses grenadiers en allant à l'attaque de je ne sais
plus quelle forteresse d'Allemagne.
Eugène Sue, dans ses romans de marine, ne
nous montre-t-il pas tous ces jeunes nobles de
douze à quinze ans qui étaient déjà enseignes de
vaisseau ?

— 183 —
Tourville fut officier à seize ans ; un des oncles
de Mirabeau, celui qui fut gouverneur de la Mar-
tinique, fut officier à quatorze ans; le marquis
de Montcalm, le héros du Canada, le fut très tôt ;
à l'armée des émigrés, en 1791, il y avait nombre
d'officiers de seize à dix-sept ans. Le baron de Vi-
trolles en fut un. (Nouvelle Revue, 1882.)
Je ne parle pas des jeunes officiers de la Révo-
lution ; à ceux-là le civisme tenait lieu de science
stratégique et de tout, mais, après la Restaura-
tion, la marine française fut inondée d'officiers in-
capables.
Dans son roman la Salamandre, Eugène Sue
nous raconte l'histoire d'un de ces officiers par
politique ou par faveur qui avait passé sa vie
dans un bureau de tabac et qui ne connaissait pas
la manœuvre du bord ; le lieutenant de vaisseau,
un roturier, était obligé de prendre le porte-voix
à sa place et de commander pour lui.
Le duc de Nemours, fils de Louis-Philippe,
avait été nommé colonel à douze ans par Char-
les X. Sous Louis-Philippe, le prince de Joinville
fut amiral à vingt-cinq ans et le duc d'Aumale,
son frère, devint divisionnaire en trois ans. Géné-
ral de division à vingt-deux ans il fut créé gouver-
neur général de l'Algérie à vingt-cinq ans (Dict,
des Contemporains, Vapereau. Evénement, Auré-
lien Scholl), ce qui amena la retraite de Soult du
ministère. (Elias Regnault, Histoire de Huit ans.)

— 184 —
En 1830, Montalivet r'avait que vingt-neuf ans.
Le roi Louis-Philippe le mit à la tête du ministère
de l'Intérieur. Le portefeuille de l'Intérieur était
alors, après celui des Affaires Etrangères et des Fi-
nances, le plus lourd à tenir, Montalivet s'y con-
duisit fort bien et fit preuve d'autant de fermeté
que son prédécesseur immédiat Guizot et de beau-
coup plusd'intelligence et d'énergie que le dernier
ministre de l'Intérieur de Charles X, M. de Pey-
ronnet. Quand Casimir Périer prit, l'année sui-
vante, le ministère de l'Intérieur et la présidence
du Conseil, il ne fit que continuer, avec une affec-
tation de raideur, la politique pleine de souplesse
qu'avait inaugurée son jeune prédécesseur Mon-
talivet. Montalivet, en prenant possession du mi-
nistère de l'Intérieur, n'y avait d'autre titre que
l'affection que lui portait le roi Louis-Philippe.
En Angleterre, nous voyons Fox être élu mem-
bre de la Chambre des Communes à l'âge de
vingt ans, Palmerston à vingt-trois ans, Robert
Peel à vingt ans; Canning n'avait que vingt-deux
ans et était encore étudiant lorsque Pitt, qui dis-
posait de plusieurs bourgs pourris, le fit nommer
membre de la Chambre des Communes. Pitt fut
élu Commoner à l'âge de vingt et urr ans et devint
premier ministre à vingt-quatre ans. Robert Peel
fut ministre secrétaire d'Etat pour l'Irlande à l'âge
de vingt-quatre ans.
Certes, des individus d'un âge où. l'homme n'a

— 185 —
pas encore atteint tout son développement phy-
sique en hauteur devaient être peu compétents
dans les questions ardues de législation et d'éco-
nomie politique, mais ils se formaient aux grandes
affaires par la pratique des grandes affaires. Ils
excellaient surtout dans les questions de politique
extérieure et étaient possédés d'un immense
amour de la patrie et avaient en elle une foi
aveugle n'ayant pas encore eu le temps d'être
rongés par cette lèpre morale : le scepticisme, ni
par ce chancre intellectuel : le découragement.
Palmerston, qui avait été ministre en 1809, fut
appelé encore au ministère de la Guerre en 1855,
pour donner une impulsion vigoureuse à la cam-
pagne de Crimée.
En somme, tous ces jeunes gens furent une pé-
pinière de grands ministres (1).
Et, revenant en France, je dirai que Montalem-
bert, pair de France à vingt et un ans, prononça
(1) Co qu'on est convenu d'appeler vulgairement l'expérience en
politique ne s'acquiert nullement par l'âge, mais par l'étude.
De même qu'un savant médecin de trente ans a beaucoup plus d'ex-
périence médicale qu'un charlatan de soixante ans, de même un
homme de trente-deux ans qui a étudié pendant dix ans les finances,
l'administration et l'histoire de son pays et des autres peuples, est
plus mûr pour le pouvoir, plus expérimenté pour faire le bien et
conjurer le mal qu'un empirique qui aurait vingt ans de plus que
lui.
L'idée que l'on se l'ait que les vieillards seuls ont de l'expérience,
parce qu'ils ont vécu, même s'ils ont vécu en ignorants, en intri-
gants ou en débauchés, est un préjugé du vulgaire.

— 186
à cet âge un des plus magnifiques et des plus ad-
mirables discours qu'on ait entendus.
En 1848, Louis Veuillot écrivait ceci dans son
livre « les Libres Penseurs » : « Il y a des enfants
politiques, fils de ceux qui nous gouvernent, des-
tinés à nous gouverner un jour. A vingt-deux ans
ils occupent des emplois, et on leur donne le ru-
ban rouge (la Légion d'Honneur) lorsqu'ils se ma-
rient. »
La quatrième édition du livre, publiée en 18GG,
contient la même phrase, que l'auteur n'a pas cru
devoir modifier ni faire suivre d'aucune note recti-
ficative.
Je m'étonne à mon tour que, sachant ces faits—
je lui fais l'honneur, peut-être gratuit, de suppo-
ser qu'il ne les ignorait mie — je m'étonne à mon
tour que, sachant ces faits, M. Cochinat se soit
étonné et n'ait pas voulu croire que de jeunes Haï-
tiens de vingt ans eussent des emplois dans l'ad-
ministration de leur pays.
Mais non, j'ai tort de m'étonner. M. Cochinat
suit la loi naturelle qui veut que ceux qui s'en
vont soient les ennemis de ceux qui viennent et
que l'homme soit un animal essentiellement mé-
chant et jaloux.
Ne voit-on pas habituellement les vieillards,
surtout les vieux beaux, édentés et caducs, dont les
moelles ont été tôt vidées par l'orgie, ne les voit-
on pas mesquinement jaloux de la fière prestance

— 187 —
et de la vigueur juvénile des hommes de vingt-
cinq ans, dont ils exècrent le rire sonore et frais
autant qu'ils en fuient la compagnie? Ne voit-on
pas les vieilles coquettes sur le retour dont la peau
se parchemine et dont les chairs retombent flas-
ques et molles, ne les voit-on pas calomnier
rageusement les jolies filles d'Eve dont les for-
mes luxuriantes font craquer l'indienne ou la soie,
dont les lèvres sont humides toujours d'une rosée
d'appétence cupidique et dans les yeux brillants
desquelles on lit la jeunesse, cette primavera
della vita?
M. Cochinat est vieux, ridé, cassé, podagre; il
n'a jamais rien fait de sérieux pour les siens, rien
fait pour l'humanité ; on ne l'a pas récompensé
des services qu'il n'a point rendus, aucun ruban
— il en attendait — n'est venu orner sa bouton-
nière ; il ne se sent aimé de personne et il n'aura
personne pour lui pieusement clore la paupière,
car il a toujours vécu de la vie égoïste du céliba-
taire... donc il hait; il hait la jeunesse en fleur,
l'orgueil ; il nie l'enthousiasme; il hait tout ce
qui est grand, noble et beau; il ricane de ses bien-
faiteurs, il compromet ses amis, il piétine sur ses
amis tombés et il cracherait sur lui pour cracher
sur quelque chose.
Je lisais ces jours derniers dans la République
française (Novembre 1881) les lignes suivantes qui
ont été écrites pour défendre le ministère Gam-
14

— 188 —
betta contre les attaques dont il fut assailli dès
sa formation: « Peut-être a-t-on trop généralisé
« en disant que c'était un ministère de jeunes. Il
« s'y trouve des hommes d'âges divers; mais la
« jeunesse n'a pas été un motif d'exclusion, puis-
« que le nouveau ministre de l'Intérieur n'a pas
« trente-cinq ans. Là-dessus, bien des gens, s'ils
« voulaient être sincères, avoueraient qu'ils sont
« obligés de se retenir pour ne pas crier au scan-
« dale. Il y a pourtant des hommes qui sont morts
« plus jeunes et dont l'Histoire a gardé les noms »
(on pourrait citer au hasard Alexandre, Jésus-
Christ, Raphaël, Gaston de Foix, Camille Desmou-
lins, Saint-Just, Hoche, Marceau), « mais la dé-
« fiance de la jeunesse est une maladie de notre
« époque, léguée par l'étouffement du second
« empire qui a retardé en quelque sorte la crue
« des générations et stérilisé leur activité? »
Je conclus en revenant à mon point de départ :
Le gouvernement du président Boyer et celui de
l'empereur Faustin Ier ne sont tombés que parce
que, en 1843 comme en 1859, l'armée et l'admi-
nistration haïtiennes étaient encombrées de vieil-
lards. Le gouvernement actuel fait bien d'em-
ployer les jeunes hommes. C'est sur eux surtout
qu'on peut compter. Ils ne sont point ergoteurs
et seuls ils ont la foi, l'enthousiasme, le dévoue-
ment sans bornes, ces vertus qui soulèvent les
montagnes, ces leviers des fortes actions et

— 189 —
des mouvements en avant. Si la Convention a
vaincu l'Europe coalisée contre la France, c'est
que le Comité du Salut public était composé de
jeunes hommes qui travaillaient trente-six heures
sans se reposer ; qu'à la tête des quatorze armées
de la République, il n'y avait que des généraux
imberbes; qu'on n'envoyait en mission à ces mê-
mes armées que de jeunes conventionnels qui
avaient le feu sacré, et qu'enfin, dans les ministè-
res, il n'y avait que de jeunes administrateurs,
mais probes, pleins de bonne volonté et qui com-
prenaient la Révolution.
Je veux faire suivre ma réponse de cette phrase
que j'extrais d'un récit de voyage écrit par
M. Paul Verne l'année dernière, récit intitulé: de
Rotterdam à Copenhague et publié à la fin du se-
cond volume de la Jangada, le dernier roman
scientifique du fécond Jules Verne : « Que leurs
ministres se trompent, qu'ils commettent erreurs
sur erreurs, jamais un Anglais n'en conviendra
devant un étranger. Voyez leur presse, lisez leurs
grands journaux, même ceux qui sont le plus hos-
tiles au gouvernement, vous n'y trouverez pas
d'articles grossiers contre leurs hommes d'Etat. »
Renvoyé à qui de droit. Que ceux qui se sentent
morveux se mouchent.

CHAPITRE IV
ITHOS ET PATHOS
SOMMAIRE. — C'est trahison pure. — Toute moelle m'est bonne.—
Voilà votre paquet. — Quel style de Béotien. — Si tant est qu'on
la puisse classer. — Bien des choses curieuses et pharami-

neuses. — Ce doit être charmant à voir un marché en Haïti. —
Schœlcher a écrit ceci... — C'est impardonnable! — Et je leur
donne pleinement raison.
La question de l'armée haïtienne revient encore
sur le tapis :
« Voir des sous-officiers souffleter leurs hommes quand
ceux-ci dorment debout au port d'armes, — le nègre dormi-
rait dans l'eau — leur donner des coups de pied à l'endroit
où le rein perd son nom, rien n'est plus fréquent dans ce pays
de l'égalité à outrance, et sans formaliser, prouve qu'on est
neuf dans la ville de Port-au-Prince (sic). » (Numéro du 29
Novembre.)
M. Cochinat, qui est nègre, a pu écrire cette

— 191 —
phrase: le nègre dormirait dans l'eau ! et cela pour
faire rire de ses congénères, de ses frères. C'est
trahison pure!.... Vrai, vous dormiriez dans
l'eau ?
Cela me passe et toutes mes données de
Zoologie en sont renversées. Je suis obligé d'a-
vouer — encore que je sois très fier de ma belle
peau noire — je suis obligé d'avouer que je ne
pourrais pas dormir dans l'eau. Mais dites-moi,
étonnant zoologiste, dites-moi Monsieur Cochi-
nat, seriez-vous un animal amphibie ? Etes-vous
quelque peu homme-poisson, et est-ce que vous
n'entendez parler que de vous quand vous écrivez
que le nègre dormirait dans Veau? Est-ce là une
annonce que vous faites par la Petite Presse afin
d'attirer sur vous l'attention de quelque barnum
qui vous exhiberait dans les foires en qualité de
phénomène, ou bien tenez-vous à servir pro di~
nero — moyennant finance— de sujet d'expérien-
ces physiologiques aux membres des académies
de Médecine et des académies des Sciences? Ap-
partenez-vous à l'ordre des crocodiles ou à l'es-
pèce maquereau, scomber scombrus (1) ?
Non, je ne puis résister au plaisir de citer tout
au long l'éminent polémiste catholique, Louis
Veuillot. Je suis un éclectique et vais à mes
hommes là où je les trouve. J'aime autant Veuillot
(1) Linnée; Lacépède à consulter ou Littré : Dictionnaire de Mé-
decine.

— 192 —
que Rochefort; je prise autant Arsène Houssaye
que Zola ; je goûte fortH. de Pène et Léon Chapron ;
j'admire Guizot et Rouher autant que Gambetta.
Toute moelle m'est bonne.
Louis Veuillot a écrit ceci : « C'est une belle et
noble langue que le français. On ne sait pas le
français, on ne le parle pas, on ne l'écrit pas sans
savoir quantité d'autres choses qui font ce que
l'on appelait jadis l’honnête homme. Le français
porte mal le mensonge. Pour parler français, il
faut avoir dans l'âme un fonds de noblesse et de
sincérité. Vous objectez Voltaire. Voltaire, qui
d'ailleurs n'était pas un sot, n'a parlé qu'une
langue desséchée et déjà notablement avilie. Le
beau français, le grand français n'est à la main
que des honnêtes gens. Une âme vile, une âme
menteuse, une âme jalouse et simplement turbu-
lente ne parlera jamais bien cette langue des Bos-
suet, des Fénelon, des Sévigné, des Corneille, des
Racine; elle possédera quelques notes, jamais
tout le clavier. Il y aura du mélange, de l'obscurité,
de l'emphase. Quant aux grimauds, je défie seule-
ment qu'ils s'élèvent jusqu'à la plate correction.
Comment parviendraient-ils à mentir et à déraison-
ner sans fausser, gonfler, crever une langue que le
christianisme a faite pour la logique et la vérité. »
(Odeurs de Paris.)
« Voilà votre paquet s>, Monsieur Cochinat,
comme on dit dans le Misanthrope. C'est une vo-

— 193 —
lée de bois vert administrée de main de maître.
Aussi je m'abstiens d'y rien ajouter, et je cueille,
pour l'édification du lecteur, la phrase suivante
du correspondant de la Petite Presse. J'en appelle
aux puristes de France et de Navarre; et je convie
les puristes haïtiens Oswald Durand, Anténor
Firmin, Solon Ménos, D. Delorme, Paul Lochard,
D. Légitime, G. Manigat, Emmanuel Edouard,
je les convie à venir rire un brin avec moi. Oyez,
mes chers :
« Cette capitale d'Haïti, cette belle ville « aux larges rues »,
comme dit le poète, qui encadre si bien la magnifique baie
dont elle est baignée dans une bordure de palmiers, de ver-
dure, de maisons et de gaies villas,
croiriez-vous qu'à cette
heure elle n'est éclairée ni au gaz, ni au moyen de reverbères,
pas même avec des falots, et que, dès huit heures du soir, le
passant ou le cavalier, inquiet, tremble, en la traversant, de
tomber dans quelque fondrière, dans quelque large flaque
d'eau, formée par les pluies du jour ou de la veille, ou de se
briser les côtes en s'étalant dans quelque rigole profonde,
pleine d'immondices? Car le seul endroit où brillent le soir
quelques lanternes, ou au moins le seul que je connaisse
jusqu'à présent, est l'espace situé devant le domicile privé
du premier ministre d'Haïti — à tout Seigneur, tout honneur !
— Je demeure auprès de ce citadin privilégié, et je jouis des
lumières qu'il répand sur son seuil; mais tout le monde n'a
pas la faveur d'être le voisin d'un des grands de la terre, et,
si humble que l'on soit, on doit être éclairé aussi. » (Petite
Presse du 19 Novembre.)
Quel stylede Béotien etque ce diable de Veuillot
a raison !

— 194 —
Après qu'on a lu cette tirade du filandreux re-
porter, il vient sur les lèvres le vers connu :
« Même quand l'oison vole, on sent qu'il a des pattes, a
• Compère Cochinat, vraiment vous n'êtes ni
Champenois ni petit-fils de Tectosage, car vous
écrivez trop lourdement — et combien incorrecte-
ment ! — la langue fine et ailée de l'auteur de la
Princesse de Clèv es , Mme de la Fayette, de Dide-
rot, d'Eugène Pelletan, d'Octave Uzanne et de
Léon Cladel. Schopenhauer, l'illustre philosophe
allemand, a dit, dans Pensées et Fragments ; « Au-
cune prose ne se lit aussi aisément et aussi agréa-
blement que la prose française. » Votre prose à
vous ne se lit ni aisément ni agréablement. La
prose française sent le café ou le vin de Bordeaux.
La vôtre sent la bière. C'est une prose bavaroise....
si tant est qu'on la puisse classer.
Le vase d'érudition qui adresse des chroniques à
la Petite Presse nous demandait, le 9 Octobre, la
permission de revenir sur un sujet qu'il avait
déjà effleuré. Devant qu'on ne lui eût accordé cette
permission, il nous manda bien des choses cu -
rieuses et pharamineuses.
Ecoutez :
« Les négresses d'Haïti, que la nécessité oblige de servir
dans les maisons bourgeoises, me font tellement marcher

— 195 —
de surprise en surprise, que je ne puis m'empêcher de parler
encore d'elles. D'abord, elles ont si peur de passer pour
des domestiques qu'elles ne peuvent jamais se résoudre à
dire « mademoiselle » en parlant aux filles de ceux qui louent
leurs services, et il n'y a pas moyen de les empêcher de
traiter d'égale à égale avec ces jeunes personnes. Ces ser-
vantes autoritaires ne servent à l'intérieur du logis et ne font
la cuisine qu'en peignoir blanc et en bottines de satin blanc
— ou bleu à hauts talons
»
Malepeste! que cas Haïtiennes adorent le luxe!
« et elles ne vont au marché que dans cet accoutrement sur-
prenant. »
Trouvez-vous pas, ami lecteur, que ce doit être
charmant à voir, un marché en Haïti?
« Si je mens, que le ciel me confonde !— »
Et le ciel ne l'a pas confondu, car le ciel est trop
haut et nous savons d'ailleurs que le temps en est
passé où le ciel se mêlait de nos petites affaires.
« Quand on veut affirmer quelque chose on ap-
pelle toujours Dieu à témoin, parce qu'il ne con-
tredit jamais. » Cette pensée est de la reine de
Roumanie, en littérature, Carmen Sylva.
Que nous voilà loin tout de même de cette asser-
tion de M. Cochinat à savoir que : les Haïtiens sont
des gens dociles et résignés. Si les domestiques ap-
partenant au sexe beau, sont si peu maniables,
je me demande ce que doivent être les hommes.
Il y a déjà belle lurette que M. Schœlcher avait

— 196 —
écrit ceci: « Plus on étudie ce peuple (Je peuple
haïtien) et plus on se sent porté pour lui. Il a les
qualités de la jeunesse, une bonté naturelle et
simple qui va jusqu'à la grâce, une gaieté un peu
folâtre, une extrême bienveillance pour tout le
monde ; les soldats eux-mêmes, si rudes dans tous
les pays, sont doux dans celui-ci, et, avec la bonho-
mie qui leur est propre, ils portent les armes lors-
qu'ils sont de faction au passant auquel ils veu-
lent faire politesse. La naïveté du bon sens est
encore une qualité remarquable chez les noirs.
Ainsi, pour prendre un fait, il n'entre pas dans la
tête d'un nègre de livrer ses jours et ses nuits à
qui que ce soit pour un salaire quelconque.
« Chose singulière, ces gens que l'on dit créés
pour l'esclavage, une fois libres, sont si réfractai-
res à toute soumission absolue, qu'il est impossi-
ble d'en faire ce qu'on appelle de bons serviteurs,
c'est-à-dire des laquais bien humbles et bien res-
pectueux.... Ils ne comprennent pas qu'ils doivent,
pour un petit nombre de shillings, abandonner
leur vie et leur libre arbitre à la volonté d'un au-
tre. Cela tient aussi, il est vrai, à ce que, n'ayant
pas de besoins acquis, ils n'éprouvent aucune pri-
vation lorsqu'ils passent des reliefs d'un maître à
leur ordinaire particulier
Ils ne peuvent se
faire à nos misérables distinctions, et ceux même
de la plus basse classe se mettent naturellement
de niveau avec tout le monde....

— 197 —
« Sous prétexte de ne pas nuire à la liberté, les
chefs abandonnent la nation entière à la licence
pour qu'elle les laisse tyranniser les individus.
Mais quoi qu'on ait pu faire, elle est restée inof-
fensive ; ses défauts tiennent à une mauvaise édu-
cation, aucun de ses vices n'est originel, et tous
par conséquent sont amendables. Au sein des élé-
ments de la plus grande perversité, elle se conserve
bonne, et les sentiments les plus exaltés, les ins-
tincts les plus délicats de l'honneur, y trouvent
des héros et de nobles martyrs. Un enfant trouvé,
un assassinat sont des phénomènes en Haïti. Dans
ce pays sans ordre, sans police, sans patrouille,
sans morale et sans religion (M. Schœlcher écri-
vait ces lignes en 1841 ; actuellement les Haïtiens
sont devenus très religieux, très catholiques sur-
tout), il y a plus de quinze ans que l'on n'a vu
d'éxécution à mort pour d'autres crimes que pour
affaires politiques. Ils vous dérobent des bananes,
des fruits, du manioc, une poule; mais un cheval,
un bœuf, leur scrupule s'y arrête. Comme argent,
il est rare qu'ils osent prendre plus que quelques
gourdes. De jour et de nuit on traverse l'île entière
d'un bout à l'autre, la main pleine de doublons
sans courir aucun risque. Le brigandage de grande
route à main armée est entièrement inconnu,
quoiqu'on y puisse faire de belles prises, car ,
faute de banque et de crédit, le commerce, ainsi
qu'on l'a vu plus haut, envoie quelquefois des

— 198 —
courriers chargés de 10, 15 et 20,000 gourdes. On
n'a pas non plus d'exemple qu'un de ces pauvres
courriers ait jamais emporté sa charge, bien qu'il
lui soit très facile de se soustraire à toute pour-
suite en se jetant dans les mornes. On se plaint
beaucoup ici, et avec raison, de l'esprit de vol;
toutefois il y en a comparativement moins qu'en
France, et surtout il y a beaucoup moins d'effron-
terie. Les Haïtiens ferment leurs portes, mais si
mal, qu'il faut être bien peu avide pour ne pas les
ouvrir. — Tout ce que j'ai vu dans les Antilles
me corrobore dans cette opinion que la race noire
est naturellement honnête, ou si les hommes cha-
grins aiment mieux, qu'elle n'est pas encore per-
vertie jusqu'à l'audace, comme la race blanche. »
(Schœlcher. Colonies étrangères et Haïti. Chapitre
XII.)
M. Cochinat qui reproche aux Haïtiens de n'ai-
mer point assez à lire les livres sérieux me fait
l'effet, lui, de n'avoir jamais lu Schœlcher. C'est
impardonnable. Tout homme au monde dans les
veines duquel coule une seule goutte de sang afri-
cain et qui se respecte doit méditer sur les subli-
mes enseignements des livres de Schœlcher, livres
débordants de dédaigneuse ironie pour les enne-
mis des noirs, d'humanité vraie, de commisé-
ration chevaleresque, et d'un amour chaleureux
et profond pour une race décriée et calomniée
même par ses fils renégats.

— 199 —
On voit que legrand philanthrope françaisdonne
raison aux domestiques noirs de n'abandonner
point leur dignité, la possession de leur être, leur
libre-arbitre ni pour quelques misérables sous, ni
pour beaucoup d'or.
Et moi aussi je leur donne pleinement raison.
Qu'est le domestique? C'est un homme qui loue
ses services absolument comme le maçon loue son
travail. De quel droit appeler le domestique par
son nom sans le faire précéder du mot Monsieur
si on fait précéder le nom du maçon du mot Mon-
sieur quand on parle à celui-ci?
La coutume d'appeler un domestique par son
petit nom est un reste de l'esclavage antique, du
servage du Moyen-Age et de l'esclavage moderne.
La Révolution française qui a fait de si belles cho-
ses supprima jusqu'au mot de domestique. On le
remplaça par celui d'officieux. Celui qui avait un
officieux à son service lui disait en parlant : Citoyen
officieux et l'officieux répondait : Citoyen. Dans le
domestique on voulait qu'on respectât le citoyen.
Le contraire est certainement plus ridicule et plus
absurde. C'est un spectacle écœurant que de voir
des gamins de dix ans interpeller un vieux servi-
teur de soixante ans en ne lui donnant que son
prénom, tandis que celui-ci se confond en courbet-
tes et en disant : Monsieur! Pardon, Monsieur!
Plait il, Monsieur
Les domestiques en Haïti
ont le sentiment inné de la conscience morale, sen-

— 200 —
timent qu'exaltent les philosophes ; ils ont le sen-
timent de leur dignité et veulent qu'on la respecte.
Ils protestent à leur manière en ne se décidant
pas à donner du Monsieur ou du Madame à qui
ne leur donne pas du Monsieur ou du Madame.
Vous l'appelez : Jean, il vous répond : Léon, par-
tant quitte ; dites en lui parlant : Monsieur Jean
et il ne pourra se dispenser de répondre ; Mon-
sieur Léon. S'il n'y a pas égalité de conditions
sociales entre lui et vous, il y a égalité de condi-
tions civiques. Or, pour ceux qui ont l'âme haute,
les conditions, civiques priment les conditions
sociales.
Les gens qui ont l'âme plate et habituée à toutes
les génuflexions voudraient que tous les hommes
leur ressemblassent.
Là où M. Cochinat voit un ridicule à critiquer,
je trouve une prétention très bien fondée, très juste.
11 y a là un trait de caractère national qui prouve
que, quelle que soit son ignorance, un homme et
une femme du peuple en Haïti ne prennent pas
pour des vocables sans signification les mots
Liberté, Egalité, pour lesquels nos aïeux ont versé
leur sang et leur sueur.
C'est un honneur pour un peuple au milieu
duquel fleurissent de pareilles susceptibilités et
j'en loue fort mes compatriotes.

CHAPITRE V
SPECTACLES MORALISATEURS
SOMMAIRE.
— Tiens! tiens! il y a encore des nobles haïtiens?... —
Tircis, il faut songer à prendre la retraite. — En chiffres ronds,
voici les preuves. — Le Budget, le Rapport du Conseil supé-
rieur au Ministre de l'Instruction publique. — C'est un procédé
commode... même en voyage. — Or, les candidats évincés seront
aigris. — Pot-de-vin et baschich. — C'est ici le cas. — Enrichis-
sez-vous ! — Les Haïtiens ont du champ devant eux. — Et puis...
et puis, ça ira! — Pasteurs des peuples, suivez votre chemin ! —

L'équilibre antiléen. — Dont il fut « aultrefois » le pension-
naire.
C'est sous ce titre ironique « Spectacles morali-
sateurs » que, le 30 Novembre et par la plume de
son correspondant, la Petite Presse nous en contait
de belles sur le compte des fonctionnaires haïtiens.
« Sans payer sa place, ici, on voit des choses et des per-
sonnages bien étranges.
« On y voit, par exemple, une Exposition nationale où les
seules choses exposables viennent des Etats-Unis...; »
Je m'arrête pour faire observer que le mot expo-
sable n'est pas encore français. Je lui souhaite de

— 202 —
Je devenir, mais je constate que le Dictionnaire
de Littré, si hospitalier pour les néologismes, ne
lui a pas octroyé des lettres de naturalisation.
« une Banque nationale encore, qui n'escompte pas les va-
leurs des commerçants; des fonctionnaires supérieurs qui
déclarent ne pas savoir écrire, — sans doute en leur qualité
de nobles haïtiens...; »
Tiens ! tiens ! il y a encore des nobles haïtiens !
Ah! vraiment je l'ignorais etsuis ravi de l'appren-
dre. Mais ne serait-ce pas là une nouvelle décou-
verte de M. Cochinat, semblable à celle qu'il fit —
dans son imagination — d'une certaine baie entre
la Gonâve et la côte Ouest du continent haïtien ?...
« des généraux d'artillerie et du génie qui ne savent ni lire
ni écrire non plus; »
Vous croyez, compère ; m'est avis qu'on vous l'a
donné à tenir.
« des archivistes-généraux doués d'une orthographe plus
qu'insuffisante ; »
Il voit toujours la paille dans l'œil du voisin et
ne voit pas la poutre qui est dans son œil. Car en-
fin, Monsieur Cochinat, vous qui êtes le correspon-
dantd'unjournalparisien, vous qui avez longtemps
vécu dans la ville du monde où l'on parle le mieux
la langue française, vous qui avez été, dit-on, secré-

— 203 —
taire d'Alexandre Dumas père (1), vous avez pour-
tant —je l'ai déjà montré et le montrerai encore —
vous avez pourtant une orthographe plus qu'in-
suffisante. En somme, vous jouissiez d'une répu-
tation surfaite ou bien vos qualités intellectuelles
commencent à baisser. Croyez-moi :
« Tircis, il faut songer à prendre la retraite. »
« un Conseil supérieur de l'instruction publique (tout est
supérieur ici), dans un pays qui compte à peine un lycée
pour toute la jeunesse nationale, — et quel lycée, ô mi-
sère ! »
Plus haut, dans le chapitre intitulé « les Inso-
lences de M. Cochinat », j'avais pris l'engagement
de prouver qu'il était un imposteur lorsqu'il disait
« qu'il y avait en Haïti des conseils supérieurs de
l'Instruction publique sans lycée ». Cet engage-
ment, je le vais tenir.
Il faut d'abord qu'on sache qu'en dehors de l'en-
seignement officiel il existe à Port-au-Prince un
Séminaire-Collège et une École Polymathique où
les jeunes Haïtiens peuvent faire leurs études se-
condaires. Ces études sont poussées très loin, en
lettres surtout. J'aime mieux laisser parler les do-
(1) C'est bien à tort qu'on se targue d'avoir été le secrétaire d'un
grand homme.
Le talent est absolument personnel.
Napoléon Ier n'a pas légué une parcelle de son génie à Bourienne
et Alexande Dumas n'a rien laissé de son génie à M. Cochinat.
15

— 214 —
cuments officiels. On peut lire ceci dans le Budget
de 1878-1879, page 37 :
DES LYCÉES :
Port-au-Prince.
1 directeur à 110 piastres (G00 francs environ par
mois)
Par an P.
1.320
5 professeurs étrangers à 100 piastres.

6.000
5 professeurs de 1er ordre à 75


4.500
1 professeur de 2e ordre à 50


600
1 professeur
de dessin li-
néaire
à 60


720
5 maîtres d'études....
à 40


2.400
4 répétiteurs
à 35


1.680
4 salariés
à 8


348
Total
17.604
C'est-à-dire près de 100,000 francs, en chiffres
ronds, pour le lycée de Port-au-Prince qui comp-
tait au plus 250 élèves au temps où j'y étais — il
y a dix ans.
Lycée du Cap-Haïtien.
1 directeur à 100 dollars par mois.... Par an P.
1.200
1 professeur étranger à 100 dollars.
-
1.200
2 professeurs de 1er ordre à 70


1.680
3 professeurs de 2e ordre à 50


1.800
3


à 40


1.440
2 professeurs d'anglais et d'es-
à 40


960
2 maîtres d'études.... à 30
720
à 25
_
_
600
à 8


192
Total
10.702 (A)
(A) Observation. Le Sénat a jugé nécessaire d'ajouter un maître
de musique pour le Cap à P. 30 par mois et un professeur de dessin
linéaire à P. 50, ce qui, ajouté au chiffre voté par la Chambre,
donne un résultat comme ci-contre (c'est-à-dire 10,752 dollars).
Lycée des Cayes
P. 10.392.
L'Etat dépensait donc 21,144 piastres par an

— 205 —
pour les deux lycées du Cap et des Cayes, soit :
120.000 francs environ.
Donc deux cent vingt mille francs environ étaient
déboursés en 1878 rien que pour le personnel en-
seignant de ces trois lycées. A part ces trois lycées,
le collège Pinchinat, à Jacmel, le collège des
Gonaïves, l'Ecole de Jérémie, des écoles primaires
supérieures dans toutes les grandes villes de la
République, des écoles rurales primaires, des
écoles primaires urbaines de filles et de garçons,
des écoles primaires congréganistes , des pen-
sionnats pour demoiselles, étaient entretenus par
le ministère de l'Instruction publique dont le bud-
get s'élevait à 557,707 piastres,c'est-à-dire à près
de 3 millions de francs.
L'État entretenait encore quinze boursières au
couvent des Sœurs de Saint-Joseph de Cluny, ins-
titution d'enseignement libre; l'Ecole de méde-
cine lui coûtait 40,000 francs par an (pour le per-
sonnel) ; l'Ecole de peinture 15,000 francs; l'Ecole
de musique 16,000 francs.
Ajoutez à cela 28,000 francs pour 30 internes
au Lycée de Port-au-Prince; 15,000 francs pour
16 boursiers à l'École de Médecine de Port-au-
Prince ; puis 32,000 francs pour 6 boursiers à
l'École de médecine de Paris,—celui qui écrit
ces lignes est l'un
des six; — puis encore
28,000 francs pour les boursiers à l'Ecole Poly-
mathique ; 20,000 francs pour ceux à l'Ecole Wes-

— 206 —
leyenne (école protestante); 20,000 francs pour
ceux à l'Ecole de M. J.-B. Hyacinthe; 27,000 francs
pour ceux à l'Ecole de M. Ethéart ; 27,000 francs
pour ceux à l'Ecole de M. Denis; 15,000 francs
pour ceux à l'Ecole de M. Cauvin. Et la liste n'est
pas complète, car l'Etat accorde encore des sub-
ventions aux écoles libres d'enseignement pri-
maire supérieur au Cap, aux Cayes et à Jérémie.
Ceux qui ne sont pas habitués à lire un Budget
ignorent tous ces détails, et l'on peut affirmer sans
crainte qu'un plaisantin de l'espèce de M. Cochi-
nat ne peut pas suivre le détail d'un Budget. Son
cerveau n'est habitué qu'aux choses légères et qui
demandent peu de contention d'esprit pour être
comprises.
Je suis au regret de n'avoir à ma disposition
que le Budget de 1882 ; j'aurais montré, mieux en-
core, jusqu'où va la légèreté de M. Cochinat. Je suis
heureux de pouvoir citer à l'appui des chiffres du
Budget de 1878 les passages suivants extraits du
Rapport présenté au Ministre par le Conseil supé-
rieur de l'Instruction publique, le 2 Mars 1882 :
« Monsieur le Secrétaire d'Etat,
« Le Conseil supérieur vient vous remettre son
Rapport de fin d'année, dans lequel il a essayé de
réunir le plus de notes possibles sur l'état de l'ins-
truction publique, afin de vous présenter un tra-
vail utile

— 207 —
« Les deux écoles professionnelles, l'Ecole de
Médecine et la Maison centrale marchent conve-
nablement. La discipline de cette dernière surtout
est convenable. L'Ecole de Médecine a eu un peu
à souffrir sous ce rapport dans ces derniers temps.
Les élèves se sont fait distinguer d'une manière
particulière en Chimie, en Botanique et'en Chi-
rurgie
« Le Lycée national dirigé par M. Smith Du-
plessis tient toujours un rang distingué parmi les
écoles nationales ; et c'est certainement l'établis-
sement où les études classiques sont poussées le
plus loin en Haïti
« Les élèves de première division voient toute
l'arithmétique, toute la géométrie plane et presque
toute la géométrie dans l'espace; l'algèbre élémen-
taire jusqu'aux X progressions et au calcul loga-
rithmique, une bonne partie de la trigonométrie
plane et les premiers éléments de la géométrie
descriptive
« L'histoire naturelle occupe une part sérieuse
dans les études générales.
« Les études littéraires ne sont pas négligées
dans ce grand établissement.
« Le Conseil a félicité, à l'issue des examens,
M. Duplessis.
« Nous ne terminerons pas nos appréciations
sur cet établissement sans faire une mention ho-
norable des chaires d'anglais et d'économie poli-

— 208 —
tique, occupées par MM. O'Meally et L. Prost,
professeurs dignes à tous égards d'attirer l'atten-
tion du Gouvernement par leur ponctualité et les
heureux résultats qui couronnent leurs efforts. Le
personnel du Lycée, en général, a droit à la même
attention pour son aptitude et son dévouement.
« Parmi les institutions particulières de garçons
où les études sont poussées suffisamment loin
pour faire des hommes du monde ayant de l'ins-
truction, nous citerons en première ligne l'Ecole
Polymathique, puis l'importante institution de
M. Pierre Ethéart et enfin l'établissement de
M. Hyacinthe Jacob, appelé d'ailleurs à se relever
en quelques mois, maintenant que la subvention
dont il jouissait lui a été réintégrée.
« Les deux premières institutions se distinguent
par l'étendue des études réellement parcourues,
études qui, au reste, les mettent presque au ni-
veau du Lycée national. »
Ce rapport, qui tient dix colonnes du Moniteur,
journal officiel de la République haïtienne, et que je
regrette de ne pouvoir transcrire ici en son entier,
est signé des noms de tous les membres du Conseil
supérieur de l'Instruction publique : Dr Lamothe,
F. Duplessis, Eug.Nau,M.Boom, Boco, Excellent.
On peut lire ceci dans le Journal général de l’Ins-
truction publique en France (numéro du 17 Dé-
cembre 1881, page 846) :
« La statistique officielle de l'instruction pu-

— 209 —
blique dans l'Etat d'Haïti, en 1880, fournit les
chiffres suivants :
« Les cinq départements de la République
comptent un total de 385 écoles primaires pu-
bliques et gratuites, avec 18,200 élèves, dont
12,000 garçons et G,200 filles. Ces écoles se divisent
en écoles rurales, mixtes quant aux sexes, au
nombre de 205, et en écoles urbaines de garçons
ou de filles, au nombre de 180. Les écoles urbaines
se subdivisent de la manière suivante : écoles
laïques de garçons, 82; écoles congréganistes de
garçons, 9; écoles laïques de filles, 82 ; écoles con-
gréganistes de filles, 7.
« Dans le nombre des écoles urbaines laïques de
garçons sont comprises les écoles primaires supé-
rieures dites secondaires. Elles existent dans les
principales villes et préparent spécialement les
jeunes gens qui se destinent au commerce ou à
l'industrie.
« Il y a dans toutes les villes de la République
des écoles primaires libres, soit laïques, soit pro-
testantes. Elles sont presque toutes subvention-
nées par l'Etat; mais la statistique ci-dessus n'en
a pas tenu compte. Il existe aussi une centaine
d'écoles rurales libres, dirigées par des maîtres
protestants et dépendant des chapelles rurales du
culte réformé.
« L'enseignement secondaire est représenté par
cinq lycées : ceux de Port-au-Prince, du Cap Haï-

— 210 —
tien, des Cayes, de Gonaïves et de Jacmel, et par
six écoles supérieures de demoiselles.
« Il y a, en outre, un certain nombre d'institu-
tions libres, entre autres le collège Saint-Martial
et l'Ecole Polymathique à Port-au-Prince.
« L'enseignement supérieur
comprend
une
Ecole de Médecine, une Ecole de Droit (en voie
d'organisation), une Ecole de Pharmacie, une
Ecole de Musique et deux Ecoles de Peinture.
« On peut évaluer à 40,000 élèves le chiffre de
la population scolaire de la République d'Haïti.
« Les renseignements ci-dessus sont dus à l'obli-
geance de M. le Dr Janvier, boursier de la Répu-
blique de Haïti, à Paris. »
Cet article était reproduit en entier sur le nu-
méro du Journal Officiel de la République fran-
çaise à la date du 20 Décembre, page 7,024,
colonne 2, et quelques jours après je recevais une
lettre de remerciements écrite au nom de M. Paul
Bert, alors ministre de l'Instruction publique en
France, pour les notes de statistique que j'avais ré-
digées d'après l’Exposé Général fait aux Chambres
haïtiennes en 1881 par M. Archin, alors ministre
de l'Instruction publique en Haïti et adressées au
ministère de l'Instruction publique en France.
M. Cochinat, cloué dans un fauteuil parses dou-
leurs ostéocopes, n'a pu voir Haïti que de sa
chambre. C'est là un procédé commode, même en
voyage, pour étudier un pays.

— 211 —
J'espère avoir démontré jusqu'à l'évidence qu'il
en a non seulement usé, ce qui n'est pas bien
— mais mésusé — ce qui est mal — et même
abusé — ce qui est pis. Tout ce qu'il dit des écoles
en Haïti prouve surabondamment l'ignorance où
il est de ce pays, ou la plus inique mauvaise foi
sa part.
Revenons à la Petite Pres e du 30 Novembre :
.V,.
« On y voit encore des maîtres l'école primaire, qui n'ont
fait qu'un bond, de leur modeste chaire, pour occuper des
sièges et le fauteuil de vice-président au tribunal de Cassa-
tion...; »
« Il y aura beaucoup d'appelés et peu d'élus, »
dit l'Evangile.
Or, les prétendants évincés seront aigris;
Et étant aigris ils iront vers les scribes et les
pharisiens ;
Et les scribes et les pharisiens induiront en
erreur les peuples d'Israël... de France et d'Haïti....
« un fabricant de bottines de peau cabrite (peau de chèvre)
à 2 fr. 50 la paire et un rempailleur de chaises qui, ayant
fait de mauvaises affaires dans leurs industries, ont été bom-
bardés juges au tribunal de première instance; »
« Or il y aura peu d'appelés et peu d'élus;
Et les candidats évincés seront aigris ;
Et dans leur aigreur, etc.. (comme plus haut).

— 212 —
« un instituteur de l'école primaire du soir du quartier du
Bel-Air, — le Belleville du Port-au-Prince, — nommé sou-
dainement sénateur...; »
Pauvre benet! On voit bien qu'il ne sait pas un
traître mot de l'histoire parlementaire des Etats-
Unis ni de celle de la France, sans quoi il n'aurait
pas signalé l'élection d'un instituteur primaire à la
charge de sénateur comme un spectacle moralisa-
teur en entendant la chose dans un sens ironique.
Aux Etats-Unis, il y a bien un bon tiers des
membres de la Chambre basse et peut-être bien un
quart des sénateurs qui sont d'anciens institu-
teurs, des agriculteurs, d'anciens militaires ayant
pris part à la guerre du Sud contre le Nord.
En France, Monsieur Cochinat, si votre petite
cervelle était capable de retenir les faits historiques,
vous sauriez que parmi les membres de la grande
Constituante, celle de 1789; parmi ceux qui don-
nèrent des droits électoraux aux noirs et hommes
de couleur libres de Saint-Domingue, on comptait
beaucoup de maîtres d'école, des artisans et voire
même de simples paysans. Lisez Michelet.
Vous sauriez que, au nombre des membres de
la Convention qui votèrent l'abolition de l'escla-
vage, se trouvaient encore des maîtres d'école, des
paysans, des artisans et un ancien boucher, le fou-
gueux Legendre.
Albert, ouvrier mécanicien, fut membre du Gou-
vernement provisoire en 1848, et comme tel il

— 213 —
signa avec ses collègues le fameux décret qui abo-
lissait pour la deuxième fois l'esclavage dans les
colonies françaises.
Faut-il que je vous rappelle que dans le Parle-
ment français, actuellement, il y a d'anciens
maîtres d'école et d'anciens ouvriers qui n'ont
abandonné leur chaire ou leur outil que pour
aller prendre part à la confection des lois?...
A la Chambre basse, on peut citer les noms sui-
vants : Greppo, ancien ouvrier en soieries de Lyon ;
Martin Nadaud, ancien maçon, député de la
Creuse en 1849, préfet du même département en
1870, et en ce moment questeur de la Chambre des
Députés; Barodet, ancien instituteur, ancien
maire de Lyon, aujourd'hui député de Paris. C'est
lui qui a présenté au Parlement les deux projets
de loi les plus libéraux que je connaisse : la loi
sur la gratuité absolue et celle sur l'obligation de
l'enseignement primaire en France.
Au Sénat siègent à cette heure : M. Corbon,
ancien député en 1848, après avoir été sculpteur
sur bois et M. Tolain qui fut député du peuple
après avoir été ciseleur sur métaux.
C'est pitié vraiment de voir ce petit-fils d'esclave
qui fait le dégoûté devant la démocratie qui monte
et qui essaie de la vouloir ridiculiser au lieu de
l'acclamer !...
Le peuple est le maître et il nomme qui lui plaît
pour gérer ses intérêts. N'en déplaise aux aristo-

— 214 —
crates de contrebande comme M. Cochinat, il
faudra s'incliner devant ses votes et devant les
hommes en qui il a placé sa confiance!...
Comme fin d'alinéa ce membre de phrase est
d'une naïveté charmante.
« enfin, un Président de la République qui, comme Bois-
rond Canal, dénonce à un journaliste de l'opposition un de
ses ministres prévaricateurs, n'ayant pas le courage de le
congédier, « de peur de faire de la peine à ce concussion-
naire ».
Puis il ajoute :
« Car ce qui fleurit avec le plus d'épanouissement sur le
terrain administratif en Haïti, c'est le job, c'est-à-dire, comme
je l'ai déjà expliqué, le pot-de-vin, le profit illicite, éhonté,
que font sur les fournitures de l'Etat, et en majorant les
chiffres, les fonctionnaires de toutes sortes et leurs créa-
tures.
« Ce qu'il y a de plus triste en ceci, c'est que le job, qui
jadis était, comme de juste, un crime financier et politique,
est maintenant une pratique parfaitement usitée, acceptée de
tous, et tolérée par le Parlement qui ferme les yeux sur ces
manigances, en s'adjugeant, comme consolation, 500 pias-
tres d'indemnité par tète de député, en dehors des appointe-
ments ordinaires, sous le fallacieux prétexte que cette session
était plus longue que d'habitude. Il est vrai qu'elle a été
plus stérile qu'à l'ordinaire. »
Chaque pays reproche à son voisin d'être gou-
verné par des hommes politiques corrompus et
amoureux du gain. Si nous voulions être sages,
philosophes et déclarer tous une bonne fois pour

— 215 —
toutes que le job, le pot-de-vin, les épices, le bas-
chich, la concussion existent dans tous les pays de
la terre, qu'ils soient parlementaires ou non, je
crois que ce serait moins irritant et moins hypo-
crite.
Les épices — à tout seigneur tout honneur — les
épices étaient fort à la mode dans l'ancienne magis-
trature française. Qui n'a lu Saint-Simon ; qui n'a
lu les Plaideurs de Racine ; qui n'a lu les Mémoires
de Beaumarchais et qui ne connaît l'histoire de ses
cadeaux à Mme Goezman?..
La magistrature française actuelle est d'une pro-
bité inattaquable.
Le pot-de-vin ! il est aussi vieux que le genre
humain. Sans sortir de France — il n'en faut citer
que deux ou trois exemples, et fameux — je vois
Samblancey pendu à Montfaucon parce qu'il avait
osé dire à François 1er que l'argent destiné à l'ar-
mée d'Italie commandée par Lautrec avait été pris
par la mère du roi, Louise de Savoie. Je vois
Calonne faire des emprunts sous Louis XVI, à un
moment où le pain manquait, et tout cet argent
passer dans les poches des courtisans et des parents
du roi au lieu d'entrer au Trésor.
Tu connais, lecteur, ton histoire contemporaine,
et tu sais comment on fit les choses aux Etats-Unis
depuis la mort de Lincoln jusqu'à l'avènement de
Garfield au pouvoir. Tu sais surtout ce qui s'est
fait durant la seconde présidence de Grant... à son
/

— 216 —
insu?.. Il n'y a pas dix ans qu'un journal américain
publia les noms des ministres et, à côté de chaque
nom, mit la somme qu'on disait que le porteur du
nom avait gagnée au ministère. Enfin les journaux
de ce mois racontaient que la conscience d'un juge
avait été surprise moyennant la somme rondelette
de 100,000 dollars. Puis encore, dans ces six der-
nières années, on a entendu parler de la guerre
turco-russe et de l'armée russe d'Asie, de celle qui
prit Kars et Ardahan.
La guerre de Tunisie a été provoquée par une
histoire ou plutôt par plusieurs histoires de bas-
chich. Baschichetpot-de-vin mêlés ! soyonsjustes !
Et la guerre d'Egypte, celle que l'Angleterre fait en
ce moment à Arabi-Pacha ? Baschich immense !
Elle est née parce que l'Egypte empruntait trop
d'argent à l'Europe et que pachas égyptiens et
financiers européens s'entendaient pour le bas-
chich et pour le pot-de-vin. Hélas ! c'est le pauvre
fellah, le malheureux paysan égyptien qui paiera
les pots cassés. Et voilà pourquoi il est excellent
que ce soitle peuple lui-même ou des hommes tout
à fait à lui, sortis de Lui, nés de lui, l'aimant jusqu'à
l'abnégation, qui fassent ses affaires sur les bords
du Nil, sur les bords du Mississipi, sur les bords
de la Néva comme sur les bords de l'Artibonite.
« Les Haïtiens trouvant ces procédés tout naturels, et les
aspirants au pouvoir y voyant même pour eux des espérances
de fortune quand ils auront la clef de la caisse, je ne veux

— 217 —
pas, en m'indignant contre ces trucs coupables, paraître plus
royaliste que le roi; mais j'ai beau me dire que cela ne me
regarde pas; que, puisque les administrés ne se regimbent
pas (sic) contre ces vols, et, qu'au contraire, ils s'inclinent
devant ceux qui s'enrichissent en les pratiquant; j'ai beau
me dire qu'un peuple n'a en. définitive que le gouvernement
qu'il mérite, je ne puis me taire et m'empêcher de voir dans
ce dédain de toute probité politique, dans cette espèce de lé-
gitimation de tous les attentats contre la richesse publique,
dans cette aspiration aux places qui permettent de les com-
mettre, des germes mortels, non seulement pour l'avenir
d'Haïti, mais contre son existence même comme Etat indé-
pendant. Une nation ainsi gangrénée au moral a perdu tout
le ressort qu'il faut pour résister à ses adversaires, et elle
est condamnée à la défaite au premier choc qu'elle subira.
Qu'êtes-vous devenus, ô fils déshérités de ces fiers soldats de
l'indépendance qui, en combattant ceux qui leur apportaient
de nouveau l'esclavage, considéraient comme le plus précieux
des métaux le plomb et le fer ! » (Petite 1 resse du 30 No-
vembre.)
Ce qu'ils sont devenus?.. Ils sont en nous.
Aussi ne crains point pour les tombeaux des aïeux
dont nous sommes les gardiens. Comme dit le chant
Spartiate : « Nous sommes ce qu'ils furent et nous
serons ce qu'ilsont été. » Nous serons virils comme
ils l'ont été ; et, où les pères ont dormi, dormiront
les enfants !...
L'histoire d'Haïti est une suite de merveilleuses
résurrections !
Tant que les Haïtiennes mettront au monde des
filles vigoureuses, saines, vaillantes et fières ; tant
que les robustes montagnards grandiront dans nos
forêts et que, par les enivrantes matinées du mois

— 218 —
de Mai les hardis jeunes gens feront l'amour aux
filles, tant vivra sous le ciel clair l'héroïque nation
haïtienne !..
On sait que, de même que les partis vaincus, les
journalistes qui voient leurs offres de services
repoussées par un gouvernement, ne se gênent ja-
mais pourmontrer des défauts qui n'existent point
dans tout ce que font ceux dont ils ont à se plain-
dre. C'est peut-être ici le cas.
Il est d'ailleurs aisé de démontrer le non-fondé
des assertions de M. Cochinat, de réduire à néant
les conclusions pessimistes qu'il tire de ces fausses
données à l'appui desquelles il ne cite aucun fait
probant. Des preuves matérielles, et palpables, et
tangibles de ces trucs et de ces concussions dont il
parle auraient mieux valu que les phrases dithy-
rambiques qu'il a cru devoir écrire sur ces spec-
tacles moralisateurs dont, j'aime à le croire, il n'a
jamais été le témoin ni de près ni de loin et dont
peut-être il n'a jamais ouï dire le moindre mot.
La France qui est actuellement si bien adminis-
trée le fut mal entre 1715 et 1789. Le règne de
Louis XV fut un long gaspillage de la fortune de
l'Etat.
La Révolution française vint et les choses
furent changées. Après la chute de Robespierre et
des Jacobins au 9 Thermidor il y eut une éclipse de
la probité politique et administrative jusqu'à l'an
VIII. Le Directoire fut un gouvernement dont

— 219 —
plusieurs membres,
Barras surtout, adoraient
les pot.s-de-vin. La Convention avait eu Cambon
à la tête du Comité des Finances. Le Premier Con-
sul mit Gaudin au ministère des Finances. Gaudin
reprit l'œuvre de Cambon, paracheva l'organisa-
tion de la France et ramena la probité, du haut en
bas, dans toute l'échelle de l'administration des
finances.
Le mot d'ordre du Gouvernement de Juillet fut •'
«Enrichissez-vous. » Les députés ministériels se
ruèrent à la curée et la chasse au million recom-
mença. La Révolution de 1848 y mit un terme.
Vint l'Empire deuxième de nom. Qui n'a lu les
Comptes fantastiques d'Hoffmann de M. Jules
Ferry, la Babylone moderne de M. Eugène Pel-
letan, les Signes du temps de M. Henri Rochefort,
la Curée, de M. Emile Zola ; qui n'a ouvert le livre
de Taxile Delord et qui ne connaît les beaux vers
d'Hugo datés de Bruxelles le 31 Août 1870 :
« Quand l'empire en Gomorrhe avait changé Lutèce,
« Morne, amer,
« Je me suis envolé dans la grande tristesse
« De la mer.
« Là, tragique, écoutant ta chanson, ton délire,
« Bruits confus,
« J'opposais à ton luxe, à ton rêve, à ton rire,
« Un refus.
* Mais aujourd'hui qu'arrive avec sa sombre foule
« Attila,
« Aujourd'hui que le monde autour de toi s'écroule,
« Me voilà. »
16

— 220 —
Qui ne les connait?
Sedan ! La France perd deux provinces et dix
milliards, on la croyait à terre, perdue, écrasée,
morte, anéantie. Ne s'est-elle pas relevée? N'a-
t—elle pas reconstitué son armée, reconstitué son
capital? Ne s'est-elle pas relevée?
N'est-elle
pas plus forte, plus puissante, plus unie que ja-
mais? L'Allemagne est redevenue sa tributaire,
et le jour où le pays des nobles cœurs voudra
reprendre l'Alsace et la Lorraine, il n'aura qu'à
étendre la main.
Les mêmes intermittences de probité etd'impro-
bité dans la politique et dans l'administration
se sont vues ailleurs — aux Etats-Unis, par
exemple.
En Haïti, sousToussaint-Louverture, l'adminis-
tration fut très correcte et les ministres du roi
Christophe furent d'une haute moralité. Pétion fut
probe et désintéressé, mais son entourage ne le fut
pas,s'il en faut croire Bonnet. Boyer fut probe,
mais il immobilisa les privilèges et les faveurs dans
quelques familles entièrement dévouées à son gou-
vernement. Les finances furent très bien adminis-
trées sous Faustin Ier. Il n'en fut plus ainsi sous
Geffrard et sous Salnave. Les Chambres se mon-
trèrent fort sévères et fort méticuleuses pour les
ministres de Nissage Saget. Si elles se sont relâ-
chées de cette sévérité de 1875 à 1879, on ne peut
soutenir que le Gouvernement actuel, en établissant

— 221 —
une Banque nationale, n'a pas remis l'ordre dans
les finances et n'a pas tout fait pour qu'elles re-
fleurissent. Les fruits vont venir. D'ici deux à trois
ans et grâce à la paix, on commencera à les recueillir.
Les Haïtiens n'ont en ce moment qu'une dette géné-
rale d'une trentaine de millions. Qu'est-ce que c'est
que trente millions pour un pays qui compte un
million et plus d'habitants ? La dette d'Haïti est
microscopique en comparaison de celles des pays
européens. Les Haïtiens ont du champ devant eux.
Quoi qu'il en soit, qu'ils imitent les Etats-Unis et
qu'ils n'engagent pas l'avenir, escomptant sur le
travail et sur la richesse de leurs enfants.
S'inspirant des principes d'une sévère économie,
le Cabinet aux affaires applique tous ses soinsàne
pas dépasser les prévisions du Budget des recettes.
Dans l'Haïti qui grandit, je vois des jeunes gens
ayant au cœur les mâles vertus de ces Convention-
nels qui envoyaient à l'échafaud les fermiers géné-
raux et qui feraient rendre gorge aux Jeckers
haïtiens. Ils font déjà leur trouée. Ils se mangeront
peut-être lesunslesautres.C'estindiqué. Et puis...
et puis... ça ira.
Déjà je vois organiser, réorganiser, amender,
innover. Eux viendront et auront aussi l'œil fixé à
la fois sur les finances, sur l'agricultureetsurl'édu-
cation virile dupeuple. Geffrarda laissé uneœuvre
qui durera : la Fonderie nationale de Port-au-
Prince. L'idée qu'avait euc Faustin 1er en fondant

— 222 —
la Maison Centrale sera reprise, corrigée, revisée
et généralisée. Acôté de ces deux écoles profession-
nelles seront créées des congénères, au Cap, à Go-
naïves, aux Cayes, à Jacmel.
Des institutions d'enseignement agricole pra-
tique seront établies dans la plaine du Nord, sur
les bords de l'Artibonite, dans la plaine du Cul-de-
Sac, dans la Plaine-à-Jacob, dans les montagnes
de Jacmel et dans les délicieuses vallées du Mire-
balais et de l'Asile de l'Anse-à-Veau.
Et s'il faut que l'Etat décrète un enseignement
agricole gratuit, il sera decrété.Et s'il faut que pour
créer les écoles professionnelles on en arrive aux
mesures d'exception qu'avait prises Colbert pour
faire fleurir l'industrie française, on les emploiera
pour que le recrutement des élèves qui devront
suivre les cours de ces écoles professionnelles se
fasse dans les meilleures conditions d'hygiène,
de stabilité et de sécurité possibles.
Et par ainsi sera fondée une bourgeoisie nouvelle,
une classe d'artisans et de paysans nouveaux.
Et tous formeront une nation non pas nouvelle,
maistransformée. Programme vaste que lesétroits,
les timorés, les hommes de peu de foi traiteront de
chimérique ! mais il est écrit que qui a la foi peut
seul être sauvé. Et d'ailleurs,que font aux hommes
de foi et de principes les critiques et les lamenta-
tions enfantines des pharisiens et desplaisantins!
« En une génération ou deux la nation présente

— 223 —
une physionomie tout à fait différente; les caractè -
restypiques qui s'élèventau-dessus des autres sont
différents; le résultat de l'imitation est différent.
Une nation peut devenir d'indolente industrieuse,
de riche pauvre, de religieuse irréligieuse, comme
par enchantement, le tout si une seule cause, bien
que légère, ou une combinaison de causes, bien
qu'à peine saisissable, est assez forte pour chan-
ger les types favoris et les types détestés. » (W. Ba-
gehot. Lois scientifiques du développement des
nations, p. 224.)
Les pasteurs des peuples qui ont conscience de
leur mission et qui se sentent soutenus ne s'oc-
cupent point des criailleries de quelques-uns. Ils
n'ont de juge que leur conscience : forts d'elle, ils
vont leur chemin sans détourner la tête, sans
dévier d'une ligne de la route à parcourir.
Ces ministres patriotes, savants, probes et que
je vois monter, je les souhaite quelque peu autori-
taires, mais sachant surtout exercer la dictature
de la persuasion.
Mais en tout état de cause et quel que soit le
moment et l'heure, nous aurons toujours le ressort
nécessaire pour défendre Haïti contre quiconque;
quant à croire que nous serons vaincus au pre-
mier choc... nous avons en nous notre orgueilleux
amour de la patrie, la bravoure de nos aïeux ; nous
avons encore pour nous notre climat et nos mon-
tagnes. Toutes ces choses réunies nous feront tou-

— 224 —
jours invincibles, en dehors de celle-ci qui a sa
valeur : l'équilibre antiléen !
Et voici ce que disait M. Schœlcher en 1843, à
une époque où l'avenir d'Haïti était bien plus com-
promis et son état bien plus précaire qu'aujour-
d'hui : « Le jour d'Haïti n'est point encore venu,
mais les nations ne meurent plus, Haïti ne périra
pas. » (Colonies Etrangères et Haïti, 1843.)
Retombons des hauteurs.
Ces jours derniers, en parcourant l'Evénement,
les lignes que je transcris ici frappèrent ma vue :
« Une chose certaine, c'est que nous périrons par
« l'incapacité. Sauf les croque-morts, il n'y a pas
« un seul fonctionnaire en France qui ne soit au-
« dessous de sa tâche... Il faudra user plusieurs
« couches d'hommes politiques pour arriver à la
« couche des désintéressés...
« Les parvenus de la politique sont autrement
« grotesques que les parvenus de la finance. Ceux-
« ci sont déjà dégrossis par le frottement ; les
« autres ont triomphé à l'improviste. Leurs dames
« sont de la force de la maréchale Lefèbvre ; quant
« à eux, fussent-ils ministres, ils ont toujours l'air
« de marchands de contre-marques qui auraient
« gagné un gros lot. » (Evénement du Vendredi 16
Juin 1882, article de M. Aurélien Scholl.)
Il va sans dire que c'est ici tout ce qu'il y a de
plus erroné et que ces phrases ont été écrites, sans
doute, dans un moment de colère.

— 225 —
Je ne les ai citées que pour mieux faire voir jus-
qu'où peut aller l'injustice d'un journaliste fron-
deur et combien cette injustice peut être préjudi-
ciable à une nation. Si les étrangers prenaient à la
lettre les dires du chroniqueur de l’Evénement, ils
se feraient une très fausse idée des gouvernants de
la France et les tiendraient en fort maigre estime.
Dans les peintures qu'il fait d'Haïti et des hommes
d'Etat haïtiens, M. Cochinat est encore plus exa-
géré que ne l'est M. Scholl dans les peintures que
celui-ci fait des fonctionnaires français.
On peut tolérer de pareilles critiques dans un
pays comme la France qui est connu et dont le
grand rôle philosophique et civilisateur n'est plus
à être élogié et admiré, mais un citoyen haïtien, qui
sait combien son pays a été calomnié et combien il
en a souffert, a pour devoir impérieux de relever
tous les nouveaux mensonges qui pourraient être
articulés contre la jeune Haïti. Ce devoir, il le doit
remplir d'une main d'autant plus ferme et vigou-
reuse que celui qui articule ces faits mensongers
est un étranger qui non seulement ne jouit pas des
qualités et des facultés intellectuelles et morales
voulues pour faire de la critique sociale, mais à qui
la reconnaissance... et sa couleur auraient dû dic-
ter un langage sinon tout opposé à celui qu'il a
tenu, mais à tout le moins plus retenu et moins
impertinent que celui dont il a cru pouvoir se ser-
vir pour qualifier les habitants d'un pays dont il

— 226 —
était l'hôte et dont il fut autrefois le pension-
naire.
On doit admettre qu'un citoyen peut critiquer
les mœurs politiques de ses compatriotes — cela
dans une certaine mesure. Il est dans son rôle de
souverain et il donne une preuve de civisme lors-
que, en tant que molécule sociale, il use de son
droit et fait acte de surveillant ou de contrôleur
de ses gouvernants et de la chose publique pour
empêcher ta désagrégation ou une crise du corps
social auquel il appartient. Les mêmes raisons
ne sauraient être invoquées ici par M. Cochinat.
Elles ne sauraient être alléguées non plus en sa
faveur, car je tiens de personnes d'une honora-
bilité irréprochable et dont la parole est d'un
grand poids, que mon congénère, en pariant pour
Haïti, avait déjà l'intention d'être le dénigreur de
ses hôtes.
A l'occasion, ces personnes viendront l'attester
— sous la foi du serment.

LIVRE IV
HALTE EN MARCHANT
SEPTEMBRE-OCTOBRE-NOVEMBRE & DÉCEMBRE
« La vérité, l'âpre vérité. »
DANTON.
C'est chose propre et coustumière à
l'homme, qui est d'aymer à changer de
place et se pourmener ès royaumes in-
cogneus, pour ce que la vue et la compa-
raison des mœurs estrangières lui eslar-
git l'entendement et le rend plus apte à
la saine jugeance des choses en son pais
personnel.
MONTAIGNE. (Essais.)
Mesme icy.
L.-J. J.


CHAPITRE PREMIER
DES CHOSES AUX HOMMES
SOMMAIRE. — Martissant, Bizoton, Mariani, la Gonàve. —Rupture
d'armistice. — On en pourrait dire autant du peuple haïtien. —
L'exception confirme la règle. — Cela pourrait entraîner les
plus effroyables calamités. — Si Salnave... non! C'est trop près
de nous... — Vous ne voyez pas plus loin que le bout de votre
nez. — Où avez-vous appris l'histoire d'Haïti?... — Un peu
d'histoire, s'il vous plaît. — Pour conserver des droits qu'il
tenait de la nation.
— (Je parle toujours en général.)— Je ne
veux nullement l'aire l'apologie des crimes politiques accomplis
en Haïti. — Dissipons les malentendus ; rien n'est meilleur. —
Haïti n'a pas d'histoire! Grosse erreur! — Elle est étonnante,
admirable. — Lisez-les tous, ou bien... « Imitez de Vonrart le
silence prudent. » — Citons encore ceci et soulignons les er-
reurs. — Complétons ces renseignements. — Jeunes généraux,
jeunes politiques: Alfred Delva, Brice.
Les études de M. Cochinat sur la société haï-
tienne publiées par la Petite Presse dans le cou-
rant du mois de Décembre 1881 sont précédées
d'une description quelque peu pittoresque de la
rade de Port-au-Prince et des lieux qui avoisinent
cette rade.
Je la donne, celte description, sans la critiquer

— 230 —
trop, encore qu'on y puisse relever plus d'une
faute de géographie. J'ai eu tant de plaisir à re-
voir ces noms aimés de mon enfance : Martissan t,
Bizoton, Dickini,
la
Riviere-Froide, Carrefour,
Truitier, Mariani, L’Arcahaie et la Gonâre ; à évo-
quertous les exquis souvenirs qui vivront éternels
en ma mémoire de ces bocages frais, odorants, dé-
licieux, où coulèrent les plus beaux jours de mon
adolescence ; à visiter par la pensée toutes ces
anses où l'on respire les vivifiantes senteurs des
herbes marines, algues, fucus, lichens, varechs ou
goëmons, où croissent les rizophoras blancs et les
mangles rouges et où le flot qui vient mourir
meurt en de si caressants murmures qu'on croi-
rait entendre un bruit de baisers; à retourner
sous l'ombre auguste de tous ces bois emplis de
gazouillis d'oiseaux et de bruits d'ailes, sous ces
feuillées étincelantes et vertes où les capricieuses
rivières et les blanches cascatelles content fleu-
rette aux bosquets touffus et disent la chanson des
eaux à une Faune originale, laquelle est plus
qu'enivrée, pâmée de désirs quand Floréal met
tout en rut sous le ciel clair ; à me retrouver sur
ces grèves dont le sable d'or ou les galets blancs
et verts ont si souvent gardé l'empreinte de mes
pas ; j'ai éprouvé un bonheur tant intime et si vif
à sentir remuer le passé charmant enclos dans le
coffret de mon cœur et à me ramentevoir mes
rêves, mes extases, mes enchantements premiers,

— 231 —
à me rappeler mes chansonnettes, mon rire, au-
trefois si fidèle et maintenant envolé, mes esca-
pades pour courir à la chasse ou à la pèche, mes
fredaines et mes juvéniles ardeurs, que je veux me
montrer indulgent pour celui qui m'a remis sous
les yeux toutes ces choses avec un pinceau que ma
franchise et ma loyauté me forcent de déclarer
plus heureux et plus exact cette fois-ci que coutu-
mièrement.
Laissons à M. Cochinat le soin et l'honneur de
nous présenter la rade de Port-au-Prince.
»
« Ces jours derniers, di t—il, fatigué du séjour de la capi-
tale, où la chaleur sévit avec une cruauté torride, j'ai obtenu de
M. Bienaimé Rivière, chef d'un important service de bateaux
à vapeur pour l'île, la permission de passer quelques jours
dans l'usine qu'il a établie au Fort-lslet, poste de guerre aban-
donné depuis longtemps, et qui est placé au beau milieu de
la rade de Port-au-Prince. Son gérant, M. Lassalle, jeune
ingénieur de science et de talent, ex-élève de l'Ecole des arts
et métiers d'Angers, ayant bien voulu mettre à ma disposi-
tion une des chambres de l'appartement qu'il occupe dans
cet établissement, j'y ai passé des heures fort agréables.
M. Mémé Bivière, que l'on appelle ainsi par une sorte de fa-
miliarité amicale qu'autorise sa bonté et son caractère obli-
geant et généreux, est un des citoyens les plus considérables
d'Haïti, et c'est lui peut-être qui emploie le plus grand nom-
bre de bras dans sa patrie.
« M. Lasalle est son plus intelligent collaborateur. Qu'ils
reçoivent mes remerciements les plus sincères pour toutes
leurs attentions et leur courtoisie envers moi.
« Le Fort-lslet est l'endroit le plus propice pour voir, dans
toute sa splendeur, la rade de Port-au-Prince et ses superbes
environs. Aussi, que d'heures ai-je passées, longue-vue eu
main, à admirer ce beau paysage maritime, à percer ces loin-

— 232 —
tains bleuâtres pour voir entrer les steamers français, anglais,
allemands et américains qui viennent alimenter le commerce
du pays!
« Les jours où ces rapides bâtiments, surtout ceux de
France et d'Angleterre, sont annoncés et entrent du côté de
l’île de la Gonâve, une nuée d'embarcations, chargées d'une
foule de dames et de messieurs du Port-au-Prince s'en vont
à leur rencontre pour recevoir les amis ou les parents qui
arrivent de l'Europe et qu'ils attendaient avec impatience.
« La mer, couverte de cette flottille de canots, resssemhle
alors à un champ de courses nautiques, et c'est à qui luttera
de vitesse pour arriver les premiers à bord du navire où doi-
vent se donner les premiers embrassements du retour. Aux
mois d'octobre et de novembre ces effusions maritimes sont
encore plus nombreuses et plus enimées que dans les autres
mois, car alors tous les voyageurs regagnent le gîte et re-
prennent leurs travaux.
« De légères barges ou canots à une ou à deux voiles,
chargées de bananes, de bouts de canne à sucre, de cocos, de
légumes, de paquets d'herbes de guinée (sic) pour chevaux,
naviguent toute la journée dans les eaux couleur d'indigo de
cette mer qui scintille sous le soleil, et poussées par le vent
d'ouest vont porter de l'Arcahaie, ce grenier d'abondance
d'Haïti, et d'autres points de l'île, des vivres aux habitants de
Port-au-Prince.
« Ces innombrables petites barques, aux toiles gonflées
par la brise et ressemblant à des papillons blancs qui piquent
les flots, forment le spectacle le plus animé qu'on puisse
voir, tandis que les routes qui conduisent aux communes
de Martissant, de Eizoton, de Thor (sic), de Carrefour et
d'autres villages placés sur les mornes qui bordent le ri-
vage, se rafraîchissent à l'écume de la lame atlantique.
« En face du Fort-lslet, l'île de la Gonâve, dans son isole-
ment taciturne, dépare les points que nous venons d'indi-
qusr (c'est tout le contraire) de l'Arcahaie et des collines
de Saint-Marc, et toute cette vue présente aux regards des
curieux (quels curieux !) un des plus beaux panoramas qu'on

— 233 —
puisse voir pour se consoler des misères qui affligent le beau
pays que nous traversons » (1er Décembre.)
Avec ça que les autres pays n'ont pas leurs mi-
sères !...
A tous les points de vue et dans l'état présent
des choses, Haïti n'est nullement un pays misé-
rable. Ce n'est pas non plus un pays malheureux.
Au contraire, pourrait-on dire, si l'on comparait
son état social actuel, à l'état social de bien des
pays d'Europe, la Russie, la Turquie, l'Alle-
magne du Nord et l'Irlande, entre autres.
Rupture d'armistice ! Voici que cela change. En
effet, des choses nous a lions passer aux hommes.
Je cite :
« Dimanche dernier—il y a huit jours —M. le Président
d'Haïti a eu la fantaisie d'aller faire un tour de promenade à
la fête patronale de la Croix-dcs-Bouquets, village situé à
trois lieues et demi au nord de Port-au-Prince, et il y a
amené toute sa garde, naturellement, car il n'y a pas de sou-
verain qui tienne plus à être gardé de l'amour et de l'appro-
che de son peuple que celui qui gouverne Haïti en ce mo-
ment. »

Il y a là une grosse erreur et une petite méchan-
ceté.de la part de sire Cochinat.
A la façon dont la phrase est construite, le lec-
teur de la Petite Presse croira deux choses : l°que
le Président d'Haïti a des raisons pour se défier
de l'amour du peuple haïtien, ce qui n'est, pas;

— 234 —
2° que c'est le souverain (mot impropre pour dé-
signer le président d'une République, Monsieur
Cochinat), que c'est le souverain du monde qui
tient le plus à être gardé de l'approche de son peu-
ple par étiquette ou par morgue, ce qui n'est
pas non plus.
1° La preuve la meilleure que le Président
d'Haïti ne se défie nullement du peuple haïtien
qui l'a librement et unanimement porté au pou-
voir, e'est qu'il va tous les jours de Port-au-Prince
à sa villa de Turgeau seul, dans une voiture con-
duite par un adolescent ; ce ne sont pas là les fa-
çons d'un chef d'Etat qui craint d'être assassiné,
et notez que, contrairement à l'empereur Napo-
léon III, qui se faisait toujours suivre d'une es-
couade d'agents déguisés en bourgeois (Mémoires
de M. Claude), le Président d'Haïti n'est nulle-
ment suivi à distance par des policiers.
Il donne audience très facilement et, à certains
jours, le dernier des paysans peut presque aussi
aisément l'approcher que son secrétaire intime.
2° Le Président d'Haïti est loin d'être le « souve-
rain qui tienne le plus à être gardé de l'amour et
de l'approche de son peuple ».
Il me semble que sur ce point, comme sur beau-
coup d'.autres d'ailleurs, il le cède à l'empereur
de Russie, qui se sait tellement aime de son peu-
ple qu'il s'est enfermé dans son palais de Gatchina,
et que là, entouré de toute une armée, il oublie de

— 235- —
montrer sa face auguste à son peuple de quatre-
vingt-dix-neuf millions d'âmes.
Le Sultan va à la mosquée tous les vendredis ;
s'il en faut croire les voyageurs— gens de qui je
suis tenté d'exiger caution bourgeoise, selon le
mot du marquis de Mascarille, des Précieuses Ri-
dicules, depuis que M. Cochinat déshonore la cor-
poration — s'il en faut croire les récits des voya-
geurs, le Sultan est toujours entouré d'un nom-
breux cortège quand il va exercer ses fonctions de
khalife.
Il en est de même de l'empereur du Maroc —
qui n'est pas khalife, ô Cochinat.
Mais je reviens en Haïti et je fais observer au
chroniqueur noir qu'il est de coutume dans ce
pays, comme dans beaucoup d'autres, que le chef
de l'Etat soit grandement escorté toutes et quantes
fois il fait acte de présence officielle quelque
part.
L'empereur Faustin Ier n'allait jamais assister
aux fêtes de la Sainte-Rose à Léogane, à sept lieues
de la capitale, sans avoir avec lui toute sa cour et
toute sa garde.
Le roi Henry Ier ne faisait pas autrement quand
il allait du Cap, sa capitale, à sa résidence de
Sans-Souci.
Le président Geffrard déplaçait assez souvent
l'armée quand il faisait ses chevauchées. Lors-
qu'il était en villégiature sur l'une de ses habita-
17

— 236 —
tions, à Drouillard ou à Frère, il avait accou-
tumé d'amener aveclui au moins un bataillon de
sa garde. Cela aux temps où il était le plus aimé
et le plus estimé.
Et puis, un chef d'Etat se doit toujours faire
accompagner. Il est le délégué du peuple ; le pou-
voir qu'il tient de lui, il doit le lui montrer
entouré d'un certain prestige, d'un certaine gran-
deur.
Bagehot (Constitution anglaise) prétend que le
peuple anglais est né respectueux. On en pour-
rait dire autant du peuple haïtien. Mais pour que
le gouvernement soit respecté, il faut qu'il soit res-
pectable, autant dans son essence, dans sa nais-
sance, dans ses origines que dans ses manifesta-
tions extérieures et visibles.
Les gouvernements nés de révolte heureuse
n'ont jamais été heureux. Celui de Geffrard était
sorti d'une révolution. Geffrard sut s'entourer d'un
prestige et chez beaucoup de peuples rien n'est de
meilleur effet que la mise en scène. La religion
catholique ne tiendrait pas debout sans les pom-
pes qu'elle sait déployer au milieu de populations
qui se laissent influencer par les sens, par l'ob-
jectif.
Un président d'Haïti sans gardes, sans aides-
de-camp, pourra être aimé, vénéré même, mais il
le sera toujours moins qu'un autre qui saura faire
montre d'une belle représentation.

— 237 —
Lorsque Le Directoire remplaça le régime pré-
cédent, on voulut rétablir quelque peu le respect
des autorités exécutives et administratives singu-
lièrement diminué sous la Convention ; aussi les
Directeurs eurent leur garde, leur costume; on
leur alloua des frais de représentation et ils ne
pouvaient quitter leur uniforme officiel même
lorsqu'ils étaient dans leur privé.
Ce qu'on respecte dans Je président d'Haïti ce
n'est pas tant l'homme que le principe qui est in-
carné en lui : La souveraineté nationale.
Je délègue mes droits au président. Tous les
citoyens en font autant. Plus il apparaît entouré
d'une auréole prestigieuse, plus le respect se dé-
gage de sa personne, plus je me sens glorieux de
lui.
Je veux que mon individualité civique soit ho-
norée dans la sienne avec laquelle elle se confond,
et plus un chef d'Etat est vénéré et vénérable ou
craint, plus les citoyens ou les sujets de cet Etat
obtiennent la considération des régnicoles de leur
pays même et celle des régnicoles des pays qu'ils
visitent.
De plus, chez les peuples latins ou musulmans,
un gouvernement sans grandeur, sans pompe ap-
parente plutôt, est à moitié par terre.
Les peuples saxons qui ont eu des gouverne-
ments aristocratiques obéissent à la même loi, et,
si la République Etoilée fait exception à la règle,

— 238 —
c'est tout simplement parce qu'aux Etats-Unis la
forme du gouvernement est éminemment démo-
cratique, que le principe de la souveraineté natio-
nale est inscrit mieux qu'ailleurs dans le cœur
de tous les citoyens et que ceux-ci, peu amoureux
du faste, parce que protestants, savent vouloir
pourtant unanimement et d'une façon très haute,
très fière, très impérieuse, chez eux et à l'étran-
ger, que leur délégué, le président, une fois élu,
soit honoré, vénéré autant que
monarque au
monde, et que de plus... il faut une exception pour
que la règle soit confirmée : Exceptio firmat regu-
lant.

Passant à un autre ordre d'idées, et parlant en
général, je rappellerai à M. Cochinat que c'est une
vie précieuse que celle d'un chef d'Etat. Je lui fe-
rai observer encore que, particulièrement pour
Haïti, il est bon qu'un président ne puisse pas
perdre la vie par le fait d'un fanatique dont on
aurait armé le bras : cela pourrait entraîner les
plus effroyables calamités.
Laissons-là Henri III et Jacques Clément,
Henri IV et Ravaillac..., restons en Haïti. Tout
despotique qu'il était, l'empire de Dessalines au-
rait moins causé de maux que la royauté de Chris-
tophe et la dictature de Pétion, celles-ci existant
simultanément.
Voici pourquoi : Si Dessalines n'était pas
tombé au Pont-Rouge sous les balles des soldats

- 239 —
de Gérin, il n'y aurait pas eu cette distinction pro-
fonde qui a existé pendant longtemps entre les
aspirations, les idées et les opinions politiques et
sociales des deux côtés de l'Artibonite.
Le Trans-Artibonite ayant été royaume pendant
treize ans et le Cis-Artibonite ayant été répu-
blique et république dédoublée, s'il vous plaît, de
1810 à 1812, cela a été un très grand mal, que
vingt-trois ans et toute la politique de Boyer n'a-
vaient pas su réparer complètement, puisque, en
1844, il fallut l'élection de Guerrier pour préve-
nir une nouvelle scission entre le Nord-Artibonite
et l’Ouest-Sud, entre l'ancien royaume de Chris-
tophe et l'ancienne république de Pétion.
D'où il suit que l'assassinat de Dessalines a eu
les plus désastreuses conséquences politiques. Je
m'en tiens à ce seul exemple, ne voulant pas da-
vantage creuser ce sujet qui, d'ailleurs, est trop
fertile en réflexions et en comparaisons de philoso-
phie de l'Histoire.
Si Salnave.... non ! c'est trop près de nous....
sortons d'Haïti....
Si Lincoln et Garfield sont morts assassinés,
c'est parce qu'aux Etats-Unis, pays où les hom-
mes sont encore violents et passionnés, ainsi que
je le disais plus haut, les présidents ont la mau-
vaise habitude de n'être pas assez souvent entou-
rés d'une escorte militaire.
Or, superficiel Cochinat, savez-vous que, n'eût

— 240 —
été que le Sud était aux abois, la guerre recom-
mençait plus vive entre Sudistes et Nordistes parce
que le poignard de Booth avait tranché la plus
belle vie des Etats-Unis?
En effet, Lincoln mort, la grande idée mère de
la guerre de Sécession devint secondaire et vous
savez, sans doute, que Johnson dit hautainement
aux noirs qui venaient de verser leur sang pour
être citoyens américains — ce que vous n'avez
point fait pour devenir citoyen français — que la
terre des Etats-Unis n'était pas faite pour eux et
qu'ils eussent à aller vivre ailleurs.
Garfield vient de mourir assassiné — ce dont je
suis profondément marri, absolument autant que
si j'étais citoyen américain et né dans l'Ohio
comme lui—eh bien! la politique extérieure des
Etats-Unis a changé.
Il est même fort heureux pour plusieurs petites
nations américaines que le président actuel des
Etats-Unis, M. Arthur, ait mis M. Frelinghausen
au ministère des Affaires Étrangères en lieu et
place de M. Blaine, qui voulait absolument re-
prendre la politique de Grant, c'est-à-dire conti-
nuer celle de Monroë : l'Amérique aux Améri-
cains, lisez l’Amérique aux Etats-Unis.
Vraiment, Monsieur Cochinat, vous ne voyez
pas plus loin que le bout de votre nez. Que vous
avez peu l'habitude des synthèses historiques et
philosophiques et que vous me faites sourire de
pitié et de dédain !

— 241 —
Le dénigreur des Haïtiens continue ainsi :
« Sous le premier de ces chefs (Soulouque), alors que le
futur César noir était encore président de la République, le
mulâtre Céligny-Ardouin, sénateur et orateur véhément, avait
eu la funeste pensée de pousser à l'élection du vieux général
Soulouque, pensant comme son frère, M. Beaubrun-Ardouin,
et comme beaucoup d'autres hommes de couleur, qu'ils pour-
raient faire tout ce qu'ils voulaient à l'ombre de ce soliveau.
Céligny-Ardouin, homme politique aussi hardi que brave,
était aussi un parleur intempestif et imprudent. Il se fit le
premier ministre de Soulouque ; mais celui-ci ne tarda pas à
s'apercevoir du rôle ridicule que voulaient lui faire jouer Cé-
ligny et ses amis, et, pour ne pas s'y prêter, il résolut de se
faire nommer empereur lorsqu'il se serait débarrassé de ces
familiers gênants. »
Franchement, Monsieur le reporter, est-ce que
vous vous relisez après que vous avez écrit?... ou
bien croyiez-vous que jamais vos chroniques ne
passeraient sous les yeux d'un Haïtien instruit?
Dites-moi, où avez-vous appris l'histoire d'Haïti?
Quel est le perroquet qui vous a jacassé aux oreilles
quelques faits détachés de cette histoire ?
Voyons, qu'est-ce que tout cela veut dire ?
Un peu d'histoire, s'il vous plait. Relisons et
disséquons vos phrases.
« Sous le premier de ces chefs (Soulouque), alors que le fu-
tur César noir était encore président de la République, le mu-
lâtre Céligny-Ardouin, sénateur.... »
Première erreur ! C'est Beaubrun-Ardouin qui

— 242 —
était sénateur et non Céligny-Ardouin, je vous le
ferai voir tout à l'heure.
« .... et orateur véhément, avait eu la funeste pensée de
pousser à l'élection du vieux général Soulouque, etc.. »
Comment! Soulouque était déjà président et
Céligny-Ardouin a poussé à son élection ! Mais
vous radotez, vous divaguez ! Faut-il qu'on vous
retienne un cabanon à Bicêtre, à Charenton ou
à Sainte-Anne ?
Voyons, voyons, Monsieur le savant politique,
comment peut-on pousser à l'élection d'un prési-
dent qui est déjà élu
Tenez, j'ai là la Constitution de 1846, elle fut
signée au Sénat le 14 Novembre 1846. Parmi les
noms des signataires, je vois celui de Beaubrun-
Ardouin. Le 15 Novembre, le président d'Haïti,
Riché, ordonna que l'Acte Constitutionnel fût re-
vêtu du sceau de la République, imprimé, publié et
mis à exécution. L'acte du président d'Haïti fut
contresigné par les cinq ministres. Je lis parmi
leurs noms celui de Céligny-Ardouin qui signa en
qualité de secrétaire d'Etat de l’Intérieur et de l'A-
griculture.
Le président Riché mourut le 17 Février 1847. Le
ler Mars le général Faustin Soulouque fut élu à la
présidence d'Haïti.
Voulez-vous savoir comment se fit l'élection?

— 243 —
Voici :
Le Sénat, à qui appartenait l'élection du chef
de l'Etat, et que présidait à cette époque M. Beau-
brun-Ardouin, se partagea également, et durant
huit scrutins, entre deux candidatsnoirs : les géné-
raux Souffrant et Paul. Le premier avait pour lui
l'armée, mais il avait servi et trahi tous les partis.
Le second était digne de continuer l'œuvre poli-
tique de Riché ; mais, général improvisé et de fraî-
che date, l'armée ne le connaissait pas.
« De la parité même de leurs chances naissait
d'ailleurs ou un danger de scission nationale, ou
une cause de faiblesse pour celui des deux qui
l'emporterait. M. Beaubrun-Ardouin coupa court
à la difficulté en proposant tout à coup un troisième
candidat qui ne divisait personne, par cela même
que personne n'y songeait, et, à la grande surprise
du nouveau président et de ses présidés, le Sénat
nomma le général Faustin Soulouque (ler Mars
1847). »
Qui parle ainsi?— Gustave d'Alaux.
Soulouque ne fut pas ingrat. En Juin de la même
année, il récompensa Beaubrun-Ardouin en le nom-
mant Ministre-Résident d'Haïti à Paris (Robin).
Soulouque avait conservé le ministère qui était en
charge lorsque mourut le président Riché. Ce mi-
nistère tomba en Juillet 1847 parce que le Sénat,
dont il n'avait pas la confiance, refusa de voter le
Budget qu'il avait présenté.

— 244 —
Ce fut alors que fut constitué le cabinet David-
Troy.
« Aussi ne tarda-t-il point (Soulouque) à faire arrêter son
premier ministre (Céligny-Ardouin) et à faire massacrer dans
la journée du 16 Avril 1848, les mulâtres influents qui em-
barrassaient sa route. C'était ainsi, comme il le disait ce
jour-là, aux consuls étrangers qui résidaient à Port-au-
Prince, c'était ainsi qu'il réglait ses affaires de famille. »
En 1848, le général Céligny-Ardouin n'était nulle-
ment le premier ministre du président Soulouque,
attendu qu'il n'était pas ministre du tout, ayant
quitté le ministère en 1847, en même temps que ses
autres collègues qui avaient fait partie du dernier
cabinet ministériel sous le président Riché.
« L'homme, que les Ardouin avaient pris pour un vieux
bouc noir était devenu un tigre. »
La vérité vraie, c'est que, en 1848, le président
Soulouque ne pensait pas encore à devenir em-
pereur et qu'il ne pensa jamais à édifier son trône
dans le sang de ses concitoyens.
Ce ne fut qu'en 1849, au retour de la campagne
de l'Est, que l'armée et le peuple signèrent des
pétitions pour lui donner l'empire. C'est pour ce
trait peu connu que, dans les Châtiments, Victor
Hugo a appelé Napoléon III « singe d'un nègre ».
Soulouque, empereur dès 1849, ne se fit couronner
qu'en 1852.

— 245 —
Le président Soulouque, porté au pouvoir sans
l'avoir brigué, ne demandait qu'à l'exercer le plus
paternellement possible. On a noirci son caractère
et fort injustement. Aù fond, il était très débon-
naire; il avait, en 1847 et 1848, une grande crainte
de l'opinion de la bourgeoisie haïtienne ; il se préoc-
cupait de plaire à tout le monde, aux politiques
comme aux bourgeois et à l'armée, et, toujours, il
eut peur d'être mal jugé en Europe.
Il ne fut exaspéré de colère que quand il vit que
des politiciens sans vergogne voulaient lui enlever
la présidence où il n'était que depuis un an et sans
qu'il eût démérité de la confiance de personne.
L'armée le soutenait, il s'appuya sur l'armée
pour conserver des droits qu'il tenait de la nation.
Le grand tort des hommes d'Etat en Haïti,
comme partout ailleurs, c'est de ne jamais assez
tenir compte des circonstances et des hommes ;
c'est de prétendre affubler les simples des appa-
rences du commandement et de l'exercer en sous-
main. De nos jours un chef d'Etat doit être doublé
d'un savant et il doit savoir vouloir en toute con-
naissance de cause ; les ministres et les législa-
teurs (je parle toujours en général) doivent être à
la fois des hommes instruits et des honnêtes gens ;
ils ne doivent trafiquer ni de l'argent du peuple ni
confier ses destinées à ceux qui n'ont pas toute la
science, toute la capacité, toute l'adresse voulues
pour y présider.

— 246 —
A l'étranger on a beaucoup médit du gouverne-
ment de Faustin 1er ; on l'a traité de barbare, de
sauvage et on a toujours oublié de faire remarquer
que, en France, pays très civilisé, pays froid com-
parativement à Haïti, pays où l'on sait ce que coûte
la guerre civile, pays instruit, intelligent, il y a
eu pourtant, en dehors des Grandes Journées de
la Révolutionoù le sang futversé, telles que la prise
de la Bastille et le 10 Août, il y a eu pourtant com-
bat dans les rues au 13 Vendémiaire, quand Napo-
léon Bonaparte mitrailla les sections sur les mar-
ches de l'église Saint-Roch ; qu'il y a eu le 18 Bru-
maire où il garrotta la loi et la liberté et préluda à
l'empire ; que, sous Louis-Philippe, il y eut les
émeutes de Lyon et de Paris et que, dans cette der-
nière ville, celles du cloître Saint-Merry et de la
rue Transnonain, étouffées dans le sang, sont res-
tées célèbres ; qu'ilyaeu les Journées de Juin 1848
et celle de Décembre 1851.
Je ne veux nullement faire l'apologie des crimes
politiques accomplis en Haïti. Je les réprouve et
sais tout le mal qu'ils ont causé à mon pays, mais
je voudrais que les écrivains européens, toutes les
fois qu'ils parlent de crimes politiques perpétrés
en Haïti, pays chaud, pays à passions violentes,
ne manquassent point, sinon de se montrer in-
dulgents, tout au moins de faire observer qu'Haïti
imite toujours l'Europe.
D'ailleurs, il est bon de répéter souvent qu'au

— 247 —
16 Avril 1848, à Port-au-Prince, il y eut « lutte
sanglante entre la bourgeoisie et les autorités mi-
litaires» (Robin, Histoire d'Haïti), et que quelque-
fois, en Europe, l'armée fit feu sur le peuple sans
armes.
Répétons aussi que la bourgeoisie qui fit opposi-
tion à Soulouque était composée de noirs et de
mulâtres et que parmi les victimes du 16 Avril il y
eut aussi des noirs.
Dissipons les malentendus ; rien n'est meilleur.
La journée du 16 Avril 1848 fut une journée toute
de politique pure et nullement une affaire surve-
nue à la suite d'une question de préjugés de cou-
leur.
Rien n'est plus exaspérant que de voir les super-
ficiels mêler à toutes sortes d'actes politiques
passés en Haïti, et auxquels elle a été le plus sou-
vent étrangère, cette irritante question de préjugés
de couleur.
Je reviendrai ailleurs—dans un livre où sera
étudiée la Sociologie haïtienne — sur cette ques-
tion et la traiterai à fond, impartialement et aux
points de vue historique, physiologique, psycholo-
gique, économique et politique.
Pour aujourd'hui, je me contente de m'élever
contre la coutume où l'on est de ne pas fouiller
l'histoire d'Haïti et de ne pas la montrer toute et
au grand jour. Quelques-uns, qui ne se veulent pas
donner la peine d'étudier le passé de leur pays,

— 248 —
disent en pirouettant sur les talons et d'un petit
air qui voudrait être impertinent et vainqueur :
Haïti n'a pas d'histoire. Grosse erreur. Et qui fait
pouffer de rire les gens sensés. L'histoire d'Haïti
est une des plus fécondes en enseignements pré-
cieux que je connaisse.
De 1492 à nosjours, trois races et quatre civilisa-
tions ont vécu et se sont développées dans ce pays
dont on s'obstine à ne lire l'histoire que dans de
courts résumés, dans des récits écœurants de par-
tialité ou d'une nullité complète, ou dans de gros
livres indigestes et d'une platitude tellement par-
faite que l'on ne sait si l'on doit en rire ou en
pleu rer.
L'histoire d'Haïti est telle : difficultueuse, ardue,
épineuse, charmante par cela même, pleine de faits
connexes, simultanés et qui s'enchevêtrent les uns
dans les autres, subtile, délicate.
C'est une vierge qu'il faut violer, après l'avoir
longtemps courtisée ; mais combien exquise quand
on la possède !..
Elle a été faite par des diplomates qui portaient
le sabre ; par des esclaves qui devinrent dictateur
comme Toussaint-Louverture, empereur, comme
Dessalines, roi, commeChristophe ; par des soldats
de fortune qui se révélèrent fins et patients comme
des théologiens : Pétion ; qui surent s'improviser
orateurs, écrivains, jurisconsultes, législateurs,
administrateurs et qui purent se mettre immédia-

1— 249 —
tement en état de jouer dignement tous ces rôles
si divers et si différents les uns des autres.
Elle est étonnante et admirable.
Je suis tenté, Monsieur Cochinat, de vous par-
donner de ne la savoir pas, mais puisque vous en
ignorez le premier mot, quelle rage avez-vous de
ne pas garder là-dessus un silence absolu ?
Chaque fois que vous essayez un aperçu sur l'his-
toire politique ou sur l'histoire philosophique de
ce pays, je vous prends en flagrant délit d'erreur.
Lisez d'abord Herrera, Charlevoix, Dutertre,
Hilliard d'Auberteuil, Moreau de Saint-Méry,
Garan-Coulon, Edwards-Bryan, Boisrond-Ton-
nerre, Malenfant, Vastey, Hérard-Dumesle, Pam-
phile de Lacroix, Placide Justin, Métrai, Malo,
Wallez, Schœlcher, Moreau de Jonnès, Dessales,
Lepelletier de Saint-Remy, Madiou, Saint-Remy
(desCayes), Ardouin, Bonneau, Lasselve, Gragnon-
Lacoste, lisez les tous ou sans quoi :
« Imitez de Conrart le silence prudent ! »
Citons encore ceci. Je souligne les erreurs.
« Soulouque enfin chassé, Geffrard lui succède, et après ce
général à la tête et aux idées étroites, Salnave, l'homme des
contrastes, le chef étrange et inexplicable qui a passé sur
Haïti comme une trombe, se fait nommer protecteur de la Ré-
publique par le Parlement docile et soumis qui siège à Port-
au-Prince, puis, après dix-huit mois d'un règne qui fut une
tempête perpétuelle, le farouche dictateur tombe à son tour

— 250 —
et s'enfuit vers la partie espagnole de l'ile dont, longtemps
proscrit sous Geffrard, il connaît les bois sans fin et les mys-
térieux asiles. Il est arrêté par les Dominicains, ainsi qu'Al-
fred Delva, fils de 1' ancien favori de Soulouque, Alfred Delva,
le fidèle ami de ses prospérités... »
Delva n'avait été nommé ministre des Finances
que depuis le 25Novembre,c'est-à-dire vingt-trois
jours avant la chute du gouvernement de Salnave.
« et qui sort d'un consulat où il était à l'abri de tout péril,
pour le suivre dans ses malheurs.
« Tous deux, livrés bassement par les Dominicains, re-
prennent le funèbre chemin de Port-au-Prince. »
Complétons ces renseignements. Le général Sal-
nave fut constitutionnellement élu à la présidence
d'Haïti le 14 Juin 18G7, après avoir refusé trois fois
de prendre le pouvoir.
Le 18 Décembre 1869, de trois heures du matin à
midi, la ville de Port-au-Prince fut surprise, atta-
quée et à moitié conquise par les troupes insur-
gées du Nord et du Sud, placées sous le comman-
dement des généraux Brice, Boisrond Canal et
Saint-Elia-Cau vin.
Les assaillants avaient capturé dans la rade le
navire la Terreur. Le 19, vers midi, ils ordonnent
à ce bâtiment de canonner le Palais-National où
Salnave avait concentré la défense et où se trou-
vaient des dépôts de poudre. Un boulet conique
lancé par la Terreur mit le feu au Palais-Natio-
nal. — Cet édifice fit explosion.

— 251 —
Le président Salnave évacua la ville et gagna
par le chemin de Pétionville la frontière domini-
caine.
On envoya des troupes à sa poursuite. Un com-
bat désespéré s'engagea entre ces troupes et les
compagnons de Salnave sur la plage des Anses-à-
Pitres, le 1er Janvier 1870.
Ce chef et ses fidèles furent repoussés du terri-
toire de la République de l'Est par les partisansdu
général dominicain Cabrai, lequel tenait alors la
campagne contre le président de Santo-Domingo,
Buenaventura Baëz, allié secret du président Sal-
nave et auquel celui-ci allait demander l'hospita-
lité.
Trahi par le sort des armes, l'héroïque vaincu
tomba vivant entre les mains de ses adversaires
avec plusieurs de ses officiers qui, déjà, avaient été
mis hors la loi par un décret rendu contre eux à
Port-au-Prince, le 22 Décembre 1879.
Ceux-ci furent fusillés à la Croix-des-Bouquets
le 25 Janvier 1870, à sept heures du matin.
C'étaient : Saint-Lucien Emmanuel, Alfred Delva,
Eric, Ulysse Obas, Pierre-Paul Saint-Jean.
« Le même jour le président Salnave fut con-
« duit à Port-au-Prince au milieu d'une forte
« escorte. ]1 est immédiatement livré au tribunal
« révolutionnaire de l'arrondissement de Port-au-
« Prince qui prend siège à trois heures de l'après-
« midi.
18

— 252 —
« Condamné à mort, il est conduit sur le péri-
« style du palais incendié, lié à un poteau et fu-
« sillé à G heures 20 minutes.» (Robin, Histoire
d'Haïti.)
A l'aide de ces quelques notes il sera facile au
lecteur de se convaincre par lui-même de l'inexac-
titude romanesque avec laquelle M. Cochinat ra-
conte les faits.
« Alfred Delva, dit-il, avait cette bravoure spirituelle et
goguenarde que les officiers français ont importée à Saint-
Domingue, sous l'ancien régime, et que les Haïtiens ont con-
servée jusqu'à ce jour. On voulut plusieurs fois le tuer sur
la route de la Plaine à Port-au-Prince, mais le br§ve jeune
homme — il avait trente-trois ans, — résista tant qu'il put
à ses bourreaux, non point par peur, — allons-donc! — mais
parce qu'ayant été trainé brutalement à pied, pendant une
trentaine de lieues pur des soldats féroces, il avait ses vête-
ments souillés, en lambeaux et n'était pas présentable pour
mourir.
« L'escorte qui le conduisait dans la capitale étant arrivée
à la Croix-des-Bouquets, ne voulut plus entendre raison. Il
fallait en finir avec ce prisonnier fantaisiste 1 Mais Alexandre
Delva, son frère, qui était venu à sa rencontre à cheval, sa-
chant le désir de son frère, piqua des deux, arriva à Port-au-
Prince, prit du linge et les plus beaux vêtements d'Alfred et,
dans un galop furieux, les lui apporta. Il était temps. Il ar-
riva au moment où les soldats ne voulaient plus entendre
rien. Mais à la vue d'Alexandre, ils donnèrent le temps à
Alfred de faire sa toilette et de s'habiller. Alors, frais et
dispos, Alfred Delva va se livrer au peloton d'exécution en
disant à ses exécuteurs : « A la bonne heure, je me sens
« moi-même maintenant ; je vais mourir dans mes meu-
« bles. »
* Puis il se plaça en face de ses exécuteurs. Deux mi-

— 253 —
nutes après il tombait le corps troué de balles, et, quelques
jours après, Salnave était fusillé à Port-au-Prince. »
Ajoutons à l'honneur de l'officier commandant
du corps expéditionnaire qui ramena Salnave et
ses féaux amis après les avoir faits prisonniers,
que ceux-ci furent traités avec tous les égards que
méritaient leur rang et leur infortune. Cet offi-
cier, le général Brice, mort tragiquement depuis,
n'avait alors que vingt-huit ans. — Jeunes gé-
néraux, jeunes politiques !...
Un pays qui a une telle vitalité de sang et où
les hommes, pour être valeureux, n'attendent
point le nombre des années, un pareil pays peut
exiger que tous ses enfants soient glorieux de lui.

CHAPITRE II
LES DEUX CHAMBRES DU PARLEMENT HAÏTIEN
SOMMAIRE. Tout l'homme est là. — Séances do Imite heures
d'une seule tenue. — Je fie comprends plus. — Mal installée,
bien présidée. — Voilà, certes, une phrase à encadrer! — Je n'y
reviens pas. — Le luxe est affaire de peuples vieux. — J'aime
mieux la rudesse de Caton le Censeur et le stoïcisme de Caton
d'Utique. — Je connais un beau serment dans l'histoire. — In
medio verum.—
Quel étourdi que ce grand flaudrin de badaud!
— En voilà assez! — Que l’on s'incline devant les décisions des
mandataires du peuple. — Ni solliciteur, ni frondeur. — Reli-
sez-le.
Dans sa chronique du 23 Octobre, après nous
avoir conté force bourdes sur le compte des dépu-
tés haïtiens, M. Cochinat nous disait encore :
« Je parle au passé de ces honorables et vais en faire au-
tant de MM. les Sénateurs, car leur législature étant expirée
depuis le 20 de ce mois, ils sont tous rentrés dans leurs
foyers,
«
Avant cette séparai ion qui, je dois l'avouer, n'a eu rien
de pénible pour les contribuables, ayant entendu dire que le
Parlement haïtien était en train de se livrer à une petite
bombance budgétaire assez surprenante chez des gens chargés

— 255 —
de veiller sur la fortune publique, j'ai voulu assister en per-
sonne à une ou deux séances de ces Chambres que l'on me
disait si faciles à la détente, et je me suis rendu au Sénat.
« Le Sénat est établi rue du Centre, dans une maison à
étage, de fort modeste apparence, et dont le rez-de-chaussée
est occupé par l'imprimerie du Moniteur officield'Haïti, jour-
nal du Gouvernement. C'est au-dessus de cette imprimerie
que siègent les membres de ce corps politique. On dirait ab-
solument en les voyant assis devant des tables de bois re-
couvertes de drap bleu, d'où ils opinent, une réunion de ré-
dacteurs d'un des grands journaux de Paris, en train de faire
de la copie un jour d'émotion parlementaire. Mais nos con-
frères sont plus confortablement logés que ces sénateurs,
dont la buvette plus qu'étroite, ouverte aux regards du pu-
blic, auquel elle fait face, ne contient que deux petits tonne-
lets peints et vernis en couleur pleins d'eau glacée. »
La buvette ! les deux petits tonnelets ! Il ne
voit que ça.
C'est charmant. Et c'est un trait de caractère.
Tout l'homme est là !
« Quelques sénateurs fument avant la séance dans la même
salle où ils vont discuter tout à l'heure — ils n'en ont pas
deux —, de telle sorte que cette espèce de salle de rédaction
parlementaire ressemble à une petite tabagie quand le prési-
dent Montas n'est pas encore monté au fauteuil. Quand il y
est monté, ses collègues, qu'ils parlent ou ne parlent pas,
boivent force verres d'eau glacée, que le garçon de la buvette
leur npporte sans trop se déranger, car il est si près de ceux
qu'il sert qu'on dirait qu'il délibère avec eux.
« Aucune tribune n'existe dans ce Sénat.
Je ne sais si
cela a lieu pur insuffisance de local ou si cela a été fait ex-
près, »
Dans tout ce qui précède il n'y a rien qui puisse

— 256 —
étonner ceux qui savent comment les choses se
passent aux Etats-Unis, en Angleterre et en
France. Aux Etats-Unis, les sénateurs qui, de
concert avec le président, nomment aux hauts
emplois et aux ambassades, qui sont eux-mêmes
de vrais ambassadeurs de leurs Etats respectifs
plutôt que des sénateurs, aux Etats-Unis, les
sénateurs ne se gênent pas pour fumer quelque-
fois dans la salle même des délibérations avant
l'ouverture de la séance ou quand elle est sus-
pendue.

En Angleterre, à la Chambre des lords, c sans
que ce soit par insuffisance de local », il n'y a pas
de tribune et les honorables lords parlent de leur
place. « Ils discutent en causant plutôt qu'ils ne
font de discours. » (Boutmy.)
En France, j'ni plusieurs fois vu, de mes yeux
vu, les sénateurs se faire apporter à boire à leur
place plutôt que de se lever pour aller à la
buvette, laquelle est assez éloignée de la salle des
séances.
Puis, il est bon qu'on sache que comme le Sénat
d'Haïti ne se compose que de 30 membres dont
24 en moyenne sont toujours présents, si 9 d'entre
eux sortaient pour aller boire ou causer, les adver-
saires d'un projet de loi ou d'une mesure politique
quelconque en discussion ne manqueraient pas de
dire que le Sénat est en minorité et de faire lever
ou suspendre la séance.

— 257 —
« Si vous ajoutez à cette mesquinerie d'installation le peu
d'habitude de la parole qu'ont ces pères conscrits de la Ré-
publique haïtienne, vous n'aurez point de peine à concevoir
qu'ils manquent complètement de prestige »
A ht Convention, la terrible et prestigieuse Con-
vention, les députés buvaient et même man-
geaient souvent sans quitter leurs bancs.
Séances de trente heures d'une seule tenue !
Il n'y a pas deux ans depuis que la clôture des
débats peut être demandée dans le Parlement an-
glais et prononcée par le Speaker, quand, sur l'ur-
gence déclarée par le Gouvernement et par une
majorité des trois quarts des membres présents,
la Chambre a décidé qu'elle peut être prononcée.
Cette mesure n'a pu passer qu'avec une extrême
difficulté et après les plus vifs incidents de séance.
Eh bien! en Angleterre, à la Chambre basse, avant
qu'on ne l'eût prise, les séances de plus de trente
heures n'étaient pas très rares surtout quand les
home-rulers, les députés obstructionnistes irlan-
dais ne voulaient pas laisser voter des bills coër-
citifs contre l'Irlande; souvent alors les Commo-
ners étaient forcés de dormir sur leurs fauteuils.
« Et cependant la plus grande partie des noirs et des mu-
lâtres qui composent cet illustre aréopage, sont individuel-
lement des hommes comme il faut, ayant de belles tètes, des
tètes sénatoriales vraiment, qui, bien placées, bien encadrées
auraient un vrai chic parlementaire. »
Je ne comprends plus.

— 258 —
Mettez dix hommes du monde dans une chambre
d'auberge et faites-yentrer qui vous voudrez
celui-là s'inclinera pour saluer.
Mettez dix coquins à figure crapuleuse et avi-
née dans le plus beau palais et faites-y- entrer
quelqu'un, celui-là saluera — la politesse le veut
— mais ne s'inclinera pas pour saluer.
Lorsque Cinéas, l'ambassadeur de Pyrrhus, roi
de l'Epire, entra dans le sénat romain, il crut voir,
dit-il, « une assemblée de rois ». Le Sénat à cette
époque siégeait dans un édifice simple et de mas-
sive construction.
Plus tard, sous Tibère, quand le sénat fut de-
venu un palais de marbre, de pourpre et d'or, si un
Cinéas y était entré et avait regardé toutes ces
faces patibulaires, toutes ces créatures de Séjan,
lesquelles venaient de festiner toute la nuit sur
les tricliniums des lupanars de Rome, certes il
n'aurait point dit avoir vu une assemblée de rois.
« Cette assemblée, hélas! si mal installée, est bien prési-
dée par un de ses plus jeunes membres, M. Montas, que nous
avons déjà nommé. »
Je me contente de cela. Mal installée bien pré-
sidée. Cela vaut mieux, ce me semble, que Bien
installée mal présidée.

— 259

La Petite Presse du 7 Décembre :
« J'ai visité aussi, rue des Casernes, la Chambre des dé-
putés, et si le Sénat a à se plaindre de son local, la Chambre
n'a pas trop à se louer du sien. Si les Sénateurs sont casés
dans un bureau de rédaction d'un journal, les députés sont
placés dans une ancienne école primaire, aussi dépourvue de
grandeur que de tribune, ce qui fait que ces législateurs, qui
ne sont pas retenus par la peur de gravir les marches de la
redoutable plate-forme, et par l'obligation de donner une
forme oratoire quelconque à leurs idées, parlent, parlent
comme des pies-borgnes sur toutes les questions en délibéra-
tion jusqu'à quatre, cinq et six fois sans que le président
contienne ce flux de paroles. »
Ceci est purement, mensonger. Il existe un ar-
ticle des règlements de la Chambre qui ne permet
pas au président d'accorder la parole à un membre
plus de trois fois sur la même question. D'ailleurs
lorsqu'une question menace de s'éterniser en dis-
cussion, sur demande de quelques députés-,le prési-
dent peut mettre la clôture aux voix et la faire
voter.
« Il faudrait de la bonne volonté pour se figurer que ces
parleurs intarissables sont des orateurs; mais si leur verbiage
ne l'ait pas avancer la discussion, en revanche, il retarde la
fin des séances et cela est nuisible pour les spectateurs. »
Hein!... Voilà, certes, une phrase à encadrer.!
Ces bons spectateurs! s'ils n'étaient inventés on
les croirait ceux de la Convention !
« Aussi ceux-ci, qui sont placés sur des bancs situés au
niveau des sièges législatifs.... »

— 260 —
Oui, mais séparés de ces sièges par une balus-
trade qui règne tout autour de !a salle.
«
et qui, par ce moyen, semblent faire partie de la Cham-
bre, se mêlent parfois, pour se distraire, aux débats des re-
présentants, ou se permettent de gourmander irrévérencieu-
sement ceux qui ne parlent pas dans leur sens à eux specta-
teurs. »
Quelles fables ! Et dire que, depuis trente ans,
c'est ainsi qu'ils abusent tous de la confiance du
public bon enfant !
J'ai déjà traité de tout ceci dans le chapitre in-
titulé « Les insolences de M. Cochinat ». Je n'y
reviens pas.
« Les députés haïtiens, dit-i l, siègent dans un hangar, »
Je lis dans Littré : « Hangar : remise ouverte
de différents côtés, et destinée à abriter les chariots,
les ustensiles de labourage, les outils, etc. »
D'où je conclus que les députés haïtiens ne peu-
vent pas siéger dans un hangar. En effet il n'en
est point ainsi.
Certes le bâtiment de la Chambre des députés
en Haïti n'est pas aussi beau que le palais du
Luxembourg à Paris.
C'est une salle rectangulaire, bâtie en bois et dé-
corée avec simplicité.
Notre congénère croit nous avoir mortifiés et
humiliés en nous disant que nos députés légifèrent
dans un hangar.

— 261 —
Toutefois, faisons observer que le Sénat et la
Chambre des Communes étaient autrefois logés
dans des édifices en pierres. Le feu les a dé-
truits.
Lorsque les Athéniens discutaient en plein vent
dans l'Agora et lorsque, aux temps de la Répu-
blique, les Romains votaient dans le Forum,
Athènes et Rome étaient des villes viriles.
Les Haïtiens en sont encore aux temps primi-
tifs où les peuples n'estiment point que
le
temple de la loi doit ressembler à un boudoir de
coquette. Ils n'en sont pas encore au luxe de leurs
palais législatifs. Le luxe est affaire de peuples
vieux.
Quand le luxe eut envahi Rome, les empereurs
vinrent et avec eux la plus effrayante dissolution
des mœurs qui fut jamais.
Le siècle d'Auguste mène au Caprée de Tibère,
au cloaque de Néron, au consulat du cheval de
Caligula et à la sentine de
Vitellius. J'aime
mieux la rudesse de Caton le Censeur et le stoï-
cisme de Caton d'Utique.
C'est un peu parce que Louis XIV avait bâti
Versailles que, le 21 Janvier 1793, le couperet de
la guillotine trancha la tête de Louis XVI sur la
place de la Révolution.
Je connais un beau serment dans l'Histoire.
Il fut prononcé en 1789 dans une salle de jeu de
Paume.

— 262 —
C'est le plus fier et le plus noblement tenu que
Clio ait jamais enregistré.
A Philadelphie, nous apprend M. d'Hausson-
ville, les Américains ont conservé à Indepen-
dance-Hall telle qu elle était en 1776, avec ses
fauteuils en bois et son aspect rigide, la salle où
fut rédigée la fameuse déclaration d'indépen-
dance.
Je finis par cette pensée imitée de Champ-
fort.
Il y a deux classes de voyageurs : Ceux qui n'ont
vu le pays qu'ils visitent que du côté odieux ou
ridicule, c'est le plus grand nombre ; ceux qui
voient les mêmes pays sous un jour favorable et
peignent tout sous les plus charmantes cou-
leurs.
« Les premiers ne connaissent pas les palais
dont ils n'ont vu que les latrines; les seconds ne
voient pas les latrines et ne remarquent que les
palais. In medio verum ».
La Curée! Sous ce titre, M. le correspondant
de la Petite Presse met, d'abord ironiquement,
puis insolemment les phrases que je transcris ici :
« Les députés haïtiens ont voté la loi suivante,qui, en son
unique article, est aussi éloquente qu'instructive, et dont le
préambule épique est tout un monde.

— 263 —
« LOI
« Portant récompense nationale en faveur du général
de division Salomon, président d'Haïti.
« Le Corps législatif,
« Attendu que c'est un devoir pour toute nation soucieuse
du développement de la morale publique, non seulement de
frapper sévèrement le vice, mais aussi de relever la vertu
autant que possible par des marques éclatantes;
« Considérant qu'une nation n'entretient la vertu chez elle
qu'en glorifiant et en honorant, selon leur mérite, les hommes
vertueux et dévoués à son bonheur, à sa grandeur et à sa
conservation ;
« Considérant que le général Salomon est un frappant
exemple de civisme intelligent, de patriotisme élevé et de
noble désintéressement à offrir à nos administrateurs tutors;
« Considérant que cet illustre citoyen, dans sa longue car-
rière administrative, ne s'est jamais départi des belles qua-
lités qui le distinguent et expliquent sa présence aujourd'hui
à la tète des affaires publiques;
« Usant de l'initiative que lui accorde l'article 79 de la
Constitution,
« Vu l'urgence,
« A rendu la loi suivante :
« Art. 1er. — La nation décerne au général de division Sa-
lomon, président de la République d'Haïti, une médaille
d'honneur portant l'inscription suivante :
16ME législature
A l'illustre patriote SALOMON,
Président d'Haïti,
La patrie reconnaissante.
« Art. 2. — La nation décerne à titre de récompense na-
tionale, au président Salomon, une piopriété urbaine ou ru-
rale, à son choix.
« Il lui est en outre alloué la somme de cinquante mille
piastres fortes.

— 264 —
« Art. 3. — Les secrétaires d'Etat des Finances et de l'In-
térieur sont chargés de l'exécution de la présente loi, qui
sera publiée solennellement dans toute l'étendue de la Répu-
blique.
« Donné à la Chambre des Communes, au Port-au-Prince,
ce 12 octobre 1881, an 78ME de l'Indépendance.
« Les secrétaires,
« Le président de la Chambre,
« N. LÉGER, D. THÉODORE.
« François MANIGAT.
« Donné à la Maison Nationale, au Port-au-Prince, le 12 oc-
tobre, an 78ME de l'Indépendance.
« Les secrétaires,
« Le président du Sénat,
« F. DUPLY; J.-P. LAFONTANT.
« M. MONTASSE. »
« Au nom de la République,
« Le Président d'Haïti ordonne que la loi ci-dessus du
Corps législatif soit revêtue du sceau de la République, im-
primée, publiée et exécutée.
« Donné au Palais-National, au Port-au-Prince, le 13 oc-
tobre 1881, an 78ME de l'Indépendance.
« SALOMON.
« Par le Président,
« Le Secrétaire d'Etat de l’Intérieur et de l’Agriculture,
« F. D. LÉGITIME.
« Le secrétaire d'Etat provisoire des Finunces
et du Commerce,
« R. SAINT-VICTOR. »
M. Cochinat a la rage de se tromper ou de se
contredire.

— 265 —
Il nous disait que la loi était en un seul article ;
je remarque qu'il n'en est point ainsi.
Quel étourdi que ce grand flandrin de badaud !...
Comment veut-il qu'on ajoute foi à ses asser-
tions s'il se trompe grossièrementà chaque instant ?
Il trouve épique le préambule de la loi. Moi pas. Je
lui conseille de le comparer aux préambules des
lois votées par la Constituante de 89 ou par la
Convention française. Il sont de la même famille,
Quant à la loi elle-même, je la trouve fort juste,
excellente.
Elle vient comme réparation d'une partie des
torts et des dommages causés autrefois à la fa-
mille du Chef de l'État en même temps qu'elle est
un hommage rendu à ses qualités personnelles,
lesquelles sont énumérées dans les considérants.
Tous les peuples ont senti le besoin d'honorer
leurs grands hommes et chacun d'eux l'a fait à sa
façon.
Les Romains, au temps de la République, ac-
cordèrent à Horatius Coclès toute l'étendue de
terrain que pouvait circonscrire une charrue en
un jour ; ils donnèrent un joueur de flûte au con-
sul Duilius, le premier qui vainquit sur mer les
Carthaginois. L'Angleterre couvrit John Churchill
de gros traitements, de grasses pensions ; on le fit
duc de Marlborough, on lui donna la terre et lui
construisit le palais de Blenheim parce qu'il avait
vaincu les troupes de Louis XIV sur le continent

— 266 —
et par ainsi sauvé la fortune de sa patrie. Le soir
du jour où il avait dit : L'Angleterre attend que
tout homme
fasse son devoir, Nelson mourut
devant Trafalgar. L'Angleterre pensionna toute
sa famille et le fit enterrer à Westminster.
Quand le
duc de
Richelieu, ministre
de
Louis XVIII, quitta le ministère, les Chambres lui
votèrent une pension pour les services qu'il avait
rendus à la France. Je lis ceci dans Hilliard d'Au-
berteuil (Considérations sur la colonie de Saint-
Domingue, tome I, page 92) : « On avait concédé
au célèbre André Minguet les quartiers du Don-
don et de la Marmelade en considération des ser-
vices qu'il avait rendus à la colonie. » En voilà
assez !
Dans un autre ordre d'idées, rappelons ceci :
Sous la Restauration, sous Charles X, M. de Vil-
lèle proposa au Parlement la loi par laquelle il
serait payé un milliard aux émigrés qui avaient
perdu leurs biens pendant la Révolution. La loi
passa en 1825 et on inscrivit au Grand Livre de la
Dette publique 30 millions de rentes 3 0/0 ; or,
beaucoup de ces émigrés avaient porté les armes
contre leur patrie. On sait de plus qu'an lende-
main de la guerre franco-prussienne, la France,
épuisée d'argent, trouva pourtant 42 millions pour
les remettre aux princes d'Orléans dont les biens
avaient été confisqués par Napoléon III.
Il y a peu de jours encore que les Chambres

— 267 —
françaises votaient une somme destinée à indem-
niser les victimes du coup d'Etat du 2 Décembre
1851.
Le général Salomon, ancien ministre de Faus-
tin ler, dont le président Geffrard craignait l'in-
fluence, se vit par cela même interdire l'usage du
sol de sa patrie ; vingt ans, il dut rester à l'étranger
comme exilé d'abord, ensuite comme ambassa-
deur, puis encore comme exilé, les présidents qui
se succédèrent au pouvoir de 1859 à 1879 ayant
jugé qu'il était meilleur pour eux de tenir toujours
à distance un concurrent qui pourrait les gêner
en Haïti.
Une émeute l'avait chassé de Port-au-Prince
en 1859, sa bibliothèque avait été dévastée.
Pendant son exil, tous ses frères furent fusillés
sous le prétexte qu'ils conspiraient pour lui don-
ner le pouvoir.
Ses neveux vécurent dans les larmes et dans
les transes de 1862 à 1870, et c'est à peine s'ils eu-
rent les moyens de faire leur éducation qu'ils
auraient reçue brillante n'eussent été les circon-
stances que j'ai plus haut relatées.
La nation haïtienne, seule juge de ses actes et
seule dispensatrice de ses faveurs, a voulu remé-
dier àtant d'infortunes noblement supportées, sans
plaintes puériles et sans récriminations vaines.
Que l'on s'incline devant les décisions des man-
dataires du peuple !
19

— 268
-
On n'a pas même le droit de s'étonner que les
Chambres aient voté une récompense nationale,
consistant en terre et en argent, en faveur du géné-
ral Salomon. Les précédents existent et nombreux.
Ce fut par don national que l'habitation Vol-
lant-Letort (et non Thor) fut attribuée au président
Pétion.
Des récompenses nationales, en numéraire et en
terres, ont été aussi accordées à plusieurs géné-
raux restaurateurs de cette Constitution de 1867,
qu'ils devaient violer plus tard.
Entre les restaurateurs d'une constitution que
personne n'a jamais songé et ne songe réellement à
faire respecter et le restaurateur de l'ordre, de la
paix, de la sécurité, le créateur de la Banque natio-
nale et du mouvement de travail qui se manifeste
actuellement en Haïti, entre Nissage qui fut tou-
jours mené et Pétion et Salomon qui ont toujours
mené les affaires de leur pays avec le plus entier
désintéressement et la science profonde de ses
vrais intérêts, on me permettra de trouver que
les largesses de la nation, si elles sont méritées par
ceux semblables au premier, le sont encore bien
plus par les derniers,
O Cochinat mon ami, tu es d'une badauderie à
nulle autre pareille et qui m'enchante. Un An-
glais dirait que tu es un cockney réussi !... Tu ne
connais donc pas le proverbe : Bien n'est nouveau
sous le soleil?

— 269 —
Au cours de sa visite au général Salomon,
M. Cochinat disait au Président d'Haïti : « Ni sol-
liciteur, ni frondeur, voilà ma devise. »
J'ai laissé à entendre qu'il avait été solliciteur
et de l'espèce des solliciteurs honteux, grincheux
et envieux, la pire espèce des solliciteurs.
Il me semble de plus qu'il est frondeur et inso-
lent lorsqu'il décoche au Sénat haïtien l'épi-
gramme suivante qui est une véritable insulte
faite à ce grand corps.
« Au Sénat qui se compose de trente membres, quatre ont
voté contre cette loi mémorable. Ce sont MM. Falaiseau-
Cadet, Louis Guignard, Loyer-Barau et Florvil Hippolyte.
« Le reste...,
« Le reste ne vaut pas l'honneur d'être nommé. »
Après avoir lu ceci, qu'eussiez-vous fait, ami
lecteur, si vous étiez le fils d'un de ces vingt-six
sénateurs qui ont fait passer la loi?
Pour moi, qui suis un fils adoptif de le nation
tout, entière, il m'a semblé sentir sur l'idéale fi-
gure de la patrie un violent soufflet dans celui qui
était appliqué sur la joue des sénateurs haïtiens
avec ce vers du Cinna de Corneille cité plus haut
par M. Cochinat.
C'est alors que pris d'une fièvre de colère j'ai
composé le chapitre intitulé : Les Insolences de
M. Cochinat.
Relisez-le...

CHAPITRE III
COSAS DE ANTILLAS
XIXe SIÈCLE
SOMMAIRE. M. Munier et M. Mérion.— Un mot spirituel. — « On
voit qu'il se travaille à dire de bons mots. »— Elle est de M. Co-
chinat. — Depuis lors le roi n'est pas son cousin. — C'est bur-
lesque et c'estexquis? — M. le marquis de Cochonat... ca ferait
très bien. — Cette coquine de métempsycose n'en fait jamais
d'autres. — Le mal ne vient pas des vérités que l'on montre,
mais de celles que l'on cache. — Le préjugé de couleur. — Pré-
jugé et vérité. — Définissons d'abord Monseigneur le Préjugé!
— Et maintenant sus ! en avant ! à l'abordage ! — Louis XIV est
le véritable auteur du préjugé de couleur. — Le commandant
Sylla. — Je cite M. Meignan. Ce sera long. — Pauvre Amérique,
c'est bien fait pour toi! — Le tour est à M. de Feissal. — Soyons
justes, soyons impartiaux! — Soyez indulgents, ô fils de l'Europe
occidentale. — Dans deux ou trois siècles encore. — Les Ro-
mains d'autrefois et les Bretons de nos jours.
Pour donner une idée « du cas que l'on fait de la
liberté individuelle et de celle de la défense dans cette
délicieuse république d'Haïti
», qu'il appelle encore
« une satrapie », M. Cochinat nous raconte l'his-
toire suivante, dont les héros sont Me Munier,

— 271 —
avocat à Port-au-Prince, et M. Mérion, premier
substitut du commissaire du Gouvernement au
tribunal de ce ressort.
Voici :
« M° Munier est un mulâtre de la Guadeloupe qui, pour
pouvoir plaider en Haïti, a été obligé de se faire naturaliser
haïtien.
« A cet ex-Français, cela n'a pas porté bonheur.
« Ce dernier défendait, il y a trois jours, à la cour d'assises
de cette ville, un nommé Petit-Rouge, accusé de vol et d'in-
cendie volontaire.
« Le siège du ministère public était occupé par un sieur
Mérion, 1er substitut du commissaire du gouvernement, le-
quel, dit-on, aurait été quelque peu menuisier à Léogane, avant
son intromission dans la magistrature haïtienne. Me Munier,
qui a du talent et de l'esprit, sous les dehors d'un pince-sans-
rire, avait parfaitement défendu son client sur le premier
chef de l'accusation et victorieusement établi son alibi sur le
second, celui d'incendie volontaire sur l'habitation Drouil-
lard.
« Le ministère public, M. Mérion, contrarié sans doute de
voir que Petit-Rouge allait lui échapper— car le jury l'a ac-
quitté, — s'adressant au défenseur, lui dit :
« Comment pouvez-vous défendre un brigand de cette es-
pèce, un bandit, un assassin en vous servant encore du lan-
gage des halles?
« Me Munier lui répondit :
« — Je me sers du langage des halles, c'est possible, quoi-
que vous ne puissiez pas en juger; mais vous qui apprenez
à faire le parquet, vous auriez dû tout d'abord ne pas venir
vous frotter à moi qui ne vous offense pas, et surtout vous
mettre aussi à apprendre la loi. »
« Si la profession prêtée à M. Mérion est réelle, il faut
avouer qu'on ne pouvait pas répondre plus plaisamment à
ses impertinences. Mais ce qui excuse ce magistrat, c'est

— 272 —
qu'on prétend qu'il n'avait pas conscience des paroles qu'il
venait d'adresser à l'avocat.
« En France, ce petit attrapage entre ministère public et
défenseur n'aurait pas eu de suite. Le parquet aurait ri, et
aurait été désarmé. Mais, à Port-au-Prince, les magistrats
sont rageurs, et ils ne pardonnent pas un ou deux calem-
bours, si inoffensifs qu'ils soient. Aussi quelle ne fut pas
la surprise de Me Munier —surprise désagréable—lorsqu'en
sortant de la cour d'assises, trois fantassins, baïonnette au
bout du fusil, lui barrèrent le passage et l'invitèrent à les
suivre en prison.
« C'était le substitut Mérion qui, prenant sa revanche,
mais démuni de tout jugement ou arrêt, assumait sur lui la
grave responsabilité de faire arrêter un membre du barreau
de Port-au-Prince. Celui-ci fut obligé de se rendre en prison,
car contre la force brutale il n'y a point de résistance.
«. Le lendemain de cet acte de brutalité qui illustrera à
jamais la carrière de M. Mérion, tous les confrères de Me Mu-
nier se rendirent en robe à l'audience criminelle et protestè-
rent devant le doyen ou président du tribunal contre la vio-
lence qui avait été faite à leur ami. Ils annoncèrent à ce
doyen qu'ils ne plaideraient aucune affaire avant que Me Mu-
nier ne fût mis en liberté et que des excuses ne lui fussent
adressées. » (Petite Presse du 9 Décembre.)
M. Cochinat ressemble assez à ce personnage
du Misanthrope , dont cette grande coquette de
Célimène disait :
« On voit qu'il se travaille à dire de bons mots. »
Cette sorte de gens en imposent aux badauds,
mais ils font bâiller d'ennui ceux qui relisent sou-
vent Molière, Beaumarchais, Chamfort, Camille
Desmoulins, Veuillot, et qui lisent tous les jours
Aurélien Scholl, Henri Rochefort, Auguste Vac-

— 273 —
querie, Camille Pelletan, Jules Vallès, Jean Ri-
chepin et Léon Chapron.
M. Cochinat nous apprend que Me Munier est
un homme spirituel. J'infère de là que la répartie
qu'on lui prête n'est pas de lui. En effet, la phrase
que M. Cochinat met dans la bouche de Me Munier
est tellement lourde, embarrassée, longue, mal
construite, qu'elle ne saurait être d'un homme
d'esprit. Elle est de M. Cochinat.
Le natif de la Martinique est devenu très aristo-
crate depuis que d'Haïti il adresse des chroniques
au journal la Petite Presse.
Il tient à nous faire voir qu'il a serré la main à
M. de Crény et à M. de Choiseul, et qu'il a été
reçu par M. de Vienne. Depuis lors, le roi n'est
pas son cousin. C'est peut-être pour cela qu'il
appelle l'amiral Duquesne — rien de celui de
Louis XIV — un illustre marin, tandis qu'il veut
faire rire du général haïtien Vil Lubin.
On n'est pas plus talon rouge que lui, quand il
sue à vouloir se moquer de M. Mérion qui de me-
nuisier est devenu juge.
Il le désigne dédaigneusement ainsi : Un certain
sieur Mérion.
Ma petite paole d'honneu panachée! comme eût
dit un incroyable au temps du Directoire, est-ce
assez régence ! ce « un certain sieur Mérion ! »
C'est aussi burlesque que le fameux : Quoi qu'on
die des Femmes savantes de Molière. C'est exquis!

— 274 —
A le lire, on croirait vraiment avoir affaire à un
marquis... un de ces marquis du Misanthrope...
M. le marquis de Cochinat... ou de Cochonat... ça
ferait très bien !
Sans remonter bien haut, je veux rappeler à
M. le marquis que les injustices du sort ont forcé
d'habiter dans une peau noire — cette coquine de
métempsycose n'en fait jamais d'autres! — je lui
veux rappeler l'exemple d'Abra am Lincoln qui,
avant que de devenir président des Etats-Unis, et
l'une des plus grandes âmes du siècle, avait suc-
cessivement exercé les professions de bûcheron, de
facteur rural et d'avocat.
Je sais, moi, quelle solidarité étroite il devrait
exister — en dehors de la fraternité universelle —
entre tous les hommes de sang afr icain qui vivent
en ce moment non seulement dans la mer des An-
tilles, mais dans l'univers entier. Aussi, sans y
ajouter aucun commentaire, je vais citer un cha-
pitre entier du dernier livre de M. Schœlcher, in-
titulé : Polémique coloniale, et qui a paru cette an-
née même à Paris.
JUSTICE C0L0NIALE
AFFAIRES DUQUESNAY ET MUCRET
(Le Rappel, 10 Juillet 1878;.
«M. le Dr Osman Duquesnay et son frère M. Ya-
nest Duquesnay (Martinique), faisant assez longue

— 275 —
route à pied, la nuit, étaient accompagnés d'un
domestique portant une torche allumée. Arrivés à
un bourg qu'ils allaient traverser, le gendarme
Colombani leur enjoignit d'éteindre la torche, con-
formément aux ordonnances de police locale, qui
interdisent d'en porter une allumée dans les rues
d'un village. Une altercation s'engagea à la suite
de laquelle le gendarme dressa procès-verbal. Il
imputait au Dr Duquesnay de lui avoir résisté,
de lui avoir porté un coup de bâton lorsqu'il
l'arrêtait pour l'empêcher de passer, enfin d'avoir
été alors en état d'ivresse. Il accusait, en outre,
M. Yanest Duquesnay de l'avoir poussé violem-
ment.
« Cités en police correctionnelle, les deux frères
furent acquittés, le gendarme ne pouvant produire
aucune preuve de ce qu'il avançait. Les faits incri-
minés n'offraient aucune vraisemblance ; « tous
« les témoins à décharge, et même une partie des
« témoins à charge, affirmèrent que le docteur ne
« portait ni canne, ni parapluie » et, par consé-
quent, n'avait pu en frapper personne. On pouvait
d'autant moins croire à la bonne foi du gendarme,
qu'après avoir déclaré dans son rapport que M. le
Dr Duquesnay était ivre, il fut obligé d'avouer à
l'audience que cela n'était pas vrai.
« Comme à la Martinique la question de couleur
joue malheureusement un rôle en beaucoup de
circonstances, il est bon de faire remarquer que

— 276 —
MM. Duquesnay sont des créoles de couleur, et
que le tribunal qui les avait renvoyés de La plainte
était composé de trois magistrats créoles blancs,
lesquels ne sauraient être soupçonnés d'une cer-
taine partialité à leur égard.
« Le procureur général, M. Larougery, qui met-
tait naguère en liberté sous caution deux voleurs
blancs , d'une manière si malheureuse qu'ils en
profitaient le lendemain pour s'évader à Sainte-
Lucie, ne trouva pas de son goût le jugement fa-
vorable à MM. Duquesnay ; ii le déféra à la Cour
d'appel, et là ils furent condamnés, le premier à
six jours de prison, et le second à 25 francs d'a-
mende. De deux choses l'une : ou ils étaient cou-
pables, non seulement d'avoir résisté à un agent
de la force publique dans l'exercice de ses fonc-
tions, mais encore de l'avoir bâtonné ; dans ce cas,
six jours de prison et 25 francs d'amende semblent
plutôt un encouragement à la rébellion qu'un châ-
timent ; où ils n'étaient pas coupables, et dans ce
cas, leur condamnation, si minime qu'elle soit, est
bien difficile à expliquer. Ils se sont pourvus en
cassation devant la Cour suprême, où leur pour-
voi sera soutenu par M. Duboy. Leur cause est en
bonnes mains. Espérons.
« Quelques traits serviront à montrer comment
M. le conseiller Bourgouin, président par intérim
de la Cour d'appel, dirigea les débats. Nous les em-
pruntons au compte rendu qu'en ont publié les

— 277 —
Antilles (n° du 13 Octobre 1877), journal peu sus-
pect aux réactionnaires.
« Le président au témoin Jean Lucien : Vous af-
« firmez n'avoir pas vu le gendarme Colombani
« saisir Osman Duquesnay, ni celui-ci frapper le
« gendarme. R. Je l'affirme.
« Le président : Je vois bien que vous ne voulez
« pas parler, je ne puis vous y forcer ; allez vous
« asseoir.
« Le président à M. Mélin, autre témoin : Vos
« déclarations sont bien vagues. Comment peut-il
« se faire que vous n'ayez pas porté plus d'atten-
« tion à cette scène ? R. Je n'y attachais aucune
« importance.
« Le président : Je ne puis vous forcer à dire ce
« que vous ne voulez pas dire, il est évident pour
« moi que vous ne voulez pas parler.
« Le président à M. Osman Duquesnay : Avez-
« vous quelque chose à ajouter? R. Ce qui m'a le
« plus blessé dans cette affaire, c'est qu'on m'a ac-
« cusé d'être ivre. Cette allégation avait été aban-
« donnée en première instance, et d'une façon for-
« melle. J'ai été vivement peiné de vous la voir re-
« mettre sur le tapis à cette audience. D. Que vou-
«lez-vous dire? R. Mais oui, vous avez de-
« mandé au gendarme de déclarer si je n'étais
« pas ivre. D. Je n'ai fait que mon devoir, rien de
« plus. »
« Une allégation déshonorante pour l'inculpé

— 278 —
est formellement rétractée en première instance ;
elle n'appartient donc plus à la cause; M. Bour-
goin juge néanmoins « de son devoir » de la re-
produire! Il ne s'est pas fait, il est vrai, une idée
bien rigide des lois de la tempérance; il a cru s'ex-
cuser en disant au docteur :
« Il n'y aurait, d'ailleurs, pas eu de mal à ce que
« vous fussiez un peu surexcité; vous aviez voyagé
« dans des conditions pénibles; on comprendrait
« parfaitement que vous fussiez sorti de vos habi-
« tudes!
« ... M. Yanest Duquesnay : Le gendarme qui,
« à ce moment, s'était adjoint un collègue, m'a
« parfaitement reconnu. Or, loin de songer à m'ar-
« rêter, ce qui aurait été son premier soin, si je
« l'avais réellement frappé, il s'est dirigé avec son
« collègue du côté opposé de celui où j'allais ; je les
« entendais traîner leurs sabres.
« Le président : Ils avaient bien fait de s'en mu-
« nir. Sans doute même Colombani doit regretter
« de n'avoir pas eu son sabre au moment de la
« scène, car il aurait pu s'en servir, et il aurait bien
« fait ! »
« Si le gendarme avait eu son sabre, il aurait
bien fait de s'en servir; voilà ce que disait M. Bour-
goin, le 40 Octobre 1877, en dirigeant les débats
d'une affaire où la Cour a vu un délit qu'elle a cru
suffisamment punir de six jours de prison ! Le gé-
néral Geslin a été mis en retrait d'emploi pour

— 279 —
avoir exprimé, dans des circonstances infiniment
plus graves, un sentiment guère plus barbare, et
M. Bourgoin qui, en sa qualité de magistrat, est
certes moins excusable qu'un général habitué au
tranchant du sabre, est encore sur son siège en
Juin 1878 !
« Il faut le dire net : ce magistrat n'est pas dans
des conditions d'impartialité vis-à-vis de ses jus-
ticiables de couleur, il n'a jamais caché l'aversion
qu'ils lui inspiraient.
« Un autre jeune homme de cette classe vient
d'en éprouver les effets. M. Mucret est accusé par
un curé d'avoir tenu des propos tendant à exciter
les nègres contre les blancs ; il proteste qu'il est
calomnié, il demande une enquête pour le prou-
ver, on la lui refuse, on le mène en police correction-
nelle où il est condamné à quinze jours de prison.
Protestant plus que jamais, il en appelle et, de-
vant la cour d'appel, il est condamné à six mois
de prison et 500 francs d'amende. Il se pourvoit en
cassation, il s'expose malgré sa pauvreté à tous les
frais d'un pareil recours; mais sans attendre le
résultat de son pourvoi, avant jugement définitif,
on le destitue impitoyablement d'une petite place
qui le faisait vivre, lui, sa femme, et trois en-
fants !
« Qui présidait le tribunal dont l'arrêt sert à le
ruiner ?
« Encore M. Bourgoin. Eh bien! il y a deux ans,

— 280 —
en face de M. l'amiral Cloué, gouverneur de la
Martinique, qui disait, en ouvrant la session du
conseil général: «Le calme est dans tous les es-
prits, l'ordre règne partout, le travail des champs
est régulier », M. Bourgoin disait au sujet de la loi
du jury dont M. l'amiral Pothuau et M. Dufaure,
ministres, proposaient ensemble de doter les co-
lonies :
« Les lois d'exception qui régissent la Martini-
« que sont encore nécessaires, sous peine de voir
« l’écrasement de la race blanche. Y donner les ins-
« titutions publiques dont jouit la métropole, ce
« serait y créer la substitution que quelques-uns
« n'ont cessé de rêver. Le vagabondage est l'état
v< normal des bourgs et des campagnes. » Un tel
langage, nous le demandons, ne renferme-t-il
pas une flagrante « provocation à la haine et au
« mépris entre les différentes classes de la popula-
tion ? », la faute même pour laquelle M. Mucret est
condamné et révoqué ! A la Martinique, un petit
fonctionnaire mulâtre, accusé d'un délit, n'est pas
présumé innocent jusqu'à jugement définitif; mais
le magistrat blanc, qu'on pourrait accuser du même
délit, continue, bien qu'amovible, à jouir de sa
haute position ! Justice et administration colo-
niales !
« Nous ne nous lasserons pas de le répéter : c'est
précisément cette manière
d'administrer qui,
en enflant d'orgueil le cœur de ceux qu'elle favo-

— 281 —
rise, perpétue l'absurde préjuge de couleur et le
mal qu'il fait à nos Antilles.
« Quoi de plus imprudent, dans un pays où la
classe de couleur forme la plus large part de la
population, d'y laisser dispenser la justice par
un magistrat capable de s'être persuadé que cette
classe vit à l'état de vagabondage et que ces va-
gabonds « rêvent la substitution », autrement dit
«l'écrasement de la race blanche ».
« Comment celui qui croit cela pourrait-il rester
équitable lorsqu'il a à juger des hommes appar-
tenant à une classe qu'il accuse de nourrir les
plus exécrables desseins !
« Avant même que les débats du procès si fatal
à M. Mucret fussent entamés, le président lais-
sait déjà éclater ses préventions contre lui, il ne
put s'empêcher de lui adresser une injure toute
gratuite.
Comme ce jeune homme demandait
simplement la remise de son affaire à une autre
session à cause d'une maladie de son défenseur,
il l'interrompit pour lui dire : « Vous n'avez pas
« besoin d'un avocat, vous êtes assez intelligent
« pour vous défendre ; mais malheureusement
« votre intelligence ne vous sert qu'à mal faire ! »
Nul doute sur l'authenticité de cette apostrophe
si incroyable qu'elle soit dans la bouche d'un
magistrat. M. Mucret, au sortir de l'audience, en
porta plainte au gouverneur, lui fournissant les
noms de plusieurs témoins auriculaires, y com-

— 282 —
pris l'avocat général. Le fait, ainsi constaté en
quelque sorte officiellement, est donc avéré, et
devient une preuve de plus que M. Bourgoin ne
sait pas contrôler ses passions et n'apporte pas
dans ses fonctions le calme d'esprit qu'elles exi-
gent.
« Il était nécessaire que quelqu'undit cela, nous
le disons. »
* *
Et puisque cette idiote question du préjugé de
couleur revient encore se placer sur mon chemin,
je ne veux point avoir l'air de la côtoyer à chaque
instant et de l'esquiver toujours.
Je la vais virilement aborder.
Aussi bien le meilleur moyen de guérir une plaie
c'est de la découvrir, de la déterger, de la cauté-
riser.
Leibnitz a dit : « Le mal ne vient pas des vérités
que l'on montre, mais de celles que l'on cache. »
Mais comme je sais que le monde est composé
d'un dixième de gens instruits, de deux dixièmes
de gens qui lisent ou comprennent, et en tout de
quatre dixièmes de gens bienveillants sur six
dixièmes de crédules et d'ignorants, ceux-ci tou-
jours exploités, toujours trompés par ceux qui ont
un intérêt à cela, je commence par faire une pro-
fession de foi que je crois nécessaire.
La voici, en deux mots : j'avoue avoir vécu en

— 283 —
Haïti jusqu'à l'âge de vingt-deux ans et que jusqu'à
cetâge je n'ai eu que de très vagues notions sur ce
qu'on est convenu d'appeler le préjugé de couleur.
Je n'en avais jamais entendu parier avant ma ving-
tième année. Je n'en ai jamais souffert. J'ai tou-
jours été l'enfant gâté de mes professeurs, lesquels
ainsi que mes amis de classes et mes amies d'en-
fance furent, en plus grand nombre, des mulâtres.
En France, j'ai toujours été reçu, fêté, caressé
et choyé par tous et partout absolument comme
sij'étais un Européen.
Ce n'est que depuis mon séjour à Paris, et dans
les livres, et dans les journaux haïtiens, notam-
ment dans l'Œil et dans l'Avant-Garde, que j'ai
pris connaissance des tenants et des aboutissants
de la question d'épiderme.
J'en comprends toute l'importance. J'en saisis
toute l'étendue, toute l'horreur et toute l'ineptie.
Je la crois mauvaise et funeste. Je l'ai vue exposée
et minutieusement étudiée par tant d'auteurs
divers, entres autres par Moreau de Saint-Méry,
Granier de Cassagnac, Lepelletier de Saint-Remy,
Linstant, Alexandre Bonneau, Gustave Aimard,
qu'il m'a paru qu'il était du devoir de tout savant,
de tout honnête homme d'employer toutes ses
facultés et toutes ses forces à combattre cette dé-
plorable erreur et à la détruire.
Mais avant d'entrer en campagne contre elle
j'ai tenu à déclarer bien haut que je ne pouvais
20

— 284 —
avoir, que je n'avais jamais eu et que je n'avais
point de préjugé de couleur — ni d'autres d'aucune
sorte.
A mon avis, d'ailleurs, un noir ne peut avoir de
préjugé d'épiderme, attendu qu'il est le premier à
en souffrir. Il se croit égal au mulâtre et au blanc
et il a absolument raison. Ce n'est donc pas là un
préjugé qu'il a, c'est une vérité qu'il exprime. Cer-
tes il peut haïr qui le méprise, qui le dédaigne
mais alors il est entièrement dans la logique de
la loi naturelle, cette loi naturelle qui existe chez
tous les peuples, dans toutes les races, qui est pra-
tiquée par tous les hommes et qui peut se for-
muler ainsi: La sympathie naît de la sympathie,
l'amitié naît de l'amitié, l'amour engendre l'a-
mour; si vous voulez que l'on vous aime, aimez.
La preuve la meilleure que le noir n'eut jamais
de préjugé ni de haine préconçue et invétérée con-
tre une caste ou contre une classe, c'est qu'il aime
jusqu'à l'adoration les enfants qui naissent de ses
amours avec une blanche ou une mulâtresse ; c'est
qu'il aime jusqu'au fanatisme, jusqu'à la mort le
mulâtre ou le blanc qui lui ont montré de l'affec-
tion, ou qui ne repoussent pas son alliance.
Définissons d'abord le préjugé. Je lis dans le
Dictionnaire de la langue française de Littré,t.III,
page 1278, colonne 2 : « PRÉJUGÉ : Opinion, croyance
qu'on s'est faite sans examen. »
Et je relève les phrases suivantes que Littré cite

— 285 —
et sur lesquelles on peut méditer, car elles sont
tirées des oeuvres de plusieurs illustres philoso-
phes français. « Le défaut de nos examens, c'est
que nous ne nous examinons jamais que d'après nos
propres préjugés. » Massillon. Carème. Confes-
sions. — « Le préjugé est une opinion sans juge-
ment. » Voltaire. Dictionnaire philosophique. Ar-
ticle. Préjugés. — «Les préjugés, de quelque es-
pèce qu'ils puissent être, ne se détruisent pas en
les heurtant de front.» D'Alembert. Mélanges, etc.,
tome V. Réflexions sur Vode. —« Les préjugés
même doivent être discutés et traités avec circons-
pection. » Duclos. Considérations. Mœurs.— « Les
préjugés ne se retirent que comme des ombres,
successivement et par degrés. » Bailiy. Histoire
astronomique moderne, tome II, page 423. — « On
ne saurait trop le redire, préjugé est synonyme de
jugement précipité ; et l'on perd bien du temps à
vouloir aller trop vite.» Destut de Tracy. Institut.
Mémoires de l'Académie des sciences morales et poli-
tiques, tome I, page 563.
Et maintenant sus ! en avant! à l'abordage !...
Louis XIV est le véritable auteur du préjugé de
couleur.
Dans un livre intitulé « Colonisation chez les
peuples modernes et que vient de publier M. Paul
Leroy-Beaulieu, membre de l'Institut et professeur
au Collège de France, je trouve ceci : « A l'origine
de la colonisation française dans les îles de la mer

— 286 —
des Antilles, le tabac, le roucou, le cacao et l'in-
digo se partageaient les champs. Quoique les cul-
tures vivrières fussent, par un déplorable aveugle-
ment, abandonnées, les denrées d'exportation, qui
obtenaient alors la préférence des colons, s'adap-
taient à la moyenne et à la petite propriété. La
terre était alors très divisée, et l'aisance aussi gé-
nérale que les grandes fortunes étaient rares; la
culture de la canne changea toute l'économie de
la société. Les grands capitaux, les nombreuses
bandes d'esclaves devinrent nécessaires pour une
production à bon marché. Cette modification, qui
servit à quelques-uns, qui développa considérable-
ment les valeurs d'exportation et d'importation, fut
cependant, au point de vue social, une calamité.
« La traite s'étendit avec l'approbation royale,
on vit la propriété se concentrer dans quelques
mains, les ouvriers européens ou petits blancs re-
fluer vers les villes, et dans lescampagnes se dres-
ser de distance en distance ces vastes ateliers con-
nus sous le nom d'habitations, « ces prisons sans
murailles, dit M. Augustin Cochin, manufactures
odieuses produisant pendant des siècles du tabac,
du café, du sucre et consommant des esclaves. »
Alors l'agriculture recula aux procédés les plus
grossiers. « La charrue, que les émigrantsfrançais
avaient introduite à l'origine, dit M. Jules Duval,
disparut dès que Colbert eut autorisé la traite des
nègreset procuré aux planteurs une main-d'œuvre

— 287 —
à vil prix. Du jour où le rang social se mesura au
nombre des nègres que l'on possédait, le dédain
de tout autre instrument que la houe de l'esclave
devint à la mode pendant deux cents ans, et ce ne
fut que vers la fin du dernier siècle, lorsque le ré-
gime de la servitude avait été ébranlé, que reparu-
rent quelques charrues. » (Les colonies de la France,
154). « Les colons français, dit Adam Smith,
étaient d'une humanité toute spéciale envers leurs
esclaves, et cela môme fut une des causes de la
prospérité des îles françaises, car selon les termes
de l'auteur de la Richesse des nations : « De même
que le profit et le succès d'une culture qui se fait
au moyen des bestiaux dépend extrêmement de
l'attention qu'on a de les bien traiter et de les bien
soigner, de même le produit et le succès d'une cul-
ture qui se fait au moyen d'esclaves doit dépendre
également de l'attention qu'on apporte à les bien
traiter et à les bien soigner; et, du côté des bons
traitements envers leurs esclaves, c'est une chose,
je crois, généralement reconnue, que les planteurs
français l'emportèrent sur les anglais ».
« Ce n'estpasque la métropole fût toujours d'une
grande clémence envers la classe asservie; en dépit
du fameux Code Noir, qui contient d'ailleurs di-
vers articles effroyables de cruauté, il nous reste
plusieurs édits, qui prouvent combien le gouver-
nement de la mère-patrie était rigoureux envers
la classe inférieure aux colonies.

— 288 —
« Craignant toujours de la part des colons
des velléités d'indépendance, il était porté à tou-
tes les mesures qui semblaient propres à entre-
tenir la division entre les divers éléments colo-
niaux et à affaiblir par conséquent la Société
coloniale. Cette jalousie métropolitaine se mani-
festa par de criantes injustices envers les hom-
mes de couleur. A l'origine, les enfants de couleur
suivaient le sort de leurs pères et étaient libres,
en principe, dès leur naissance, en réalité à l'âge de
vingt-quatre ans. Mais, vers 1684, Louis XIV,
qui eut pourtant tant de faiblesse pour ses en-
fants illégitimes, précipita dans l'esclavage les
enfants nés du commerce des blancs avec les né-
gresses. Il en devint des Antilles françaises comme
des colonies espagnoles : la moindre tache de sang
noir fut un titre d'exclusion de tout emploi : « Dans
un pays, disait-on, où il y a quinze esclaves con-
tre un blanc, on ne saurait trop tenir de distance
entre les deux espèces. » Louis XIV en vint à dé-
fendre tout mariage entre un blanc et une femme
de couleur d'une nuance quelconque par ce motif
que, « cessant d'être ennemis, le mulâtre et le
blanc auraient pu s'entendre contre l'autorité mé-
tropolitaine. Si, par le moyen de ces alliances, les
blancs finissaient par s'entendre avec les libres, la
colonie pourrait se soustraire facilement à l'auto-
rité du roi. » — « Il me paraît de grande consé-
quence, lit-on dans un édit de l731, qu'on pût par-

— 289 —
venir à empêcher l'union des blancs avec les né-
gresses et les mulâtresses, parce que, outre que
c'est une tache pour les blancs, cela pourrait les
attacher aux intérêts de leurs alliés. » Par des
motifs analogues ou multiplia les difficultés qui
entouraient les affranchissements au point de les
rendre très rares.
« Cette altération dans la composition de la so-
ciété et dans l'agriculture modifia l'esprit général
des colonies. L'absentéisme avec toutes ses con-
séquences funestes devint de mode ; la culture des
produits d'exportation fut poussée à outrance ; les
îles ne furent plus que de grandes fabriques, ex-
ploitées sans merci en vue du plus grand profit
présent, sans pensée de l'avenir. » — Leroy-
Beaulieu, page 169, 170 et 171.
Page 225 du même ouvrage le même auteur
s'exprime ainsi :
« Comme toutes les nations, la France, bientôt
après la fondation de ses colonies, y introduisit
l'esclavage ; comme toutes les nations encore, non
seulement elle toléra la traite des noirs, mais elle
l'encouragea, la favorisa, la consacra par des trai-
tés. Depuis l'année 1701, où le roi très chrétien (le
roi de France) reçut du roi très catholique (le roi
d'Espagne) le monopole de la traite pour dix ans et
où les deux rois prirent dans l'affaire un intérêt
personnel d'un quart, le trafic des nègres devint
un commerce privilégié que l'on cherchait à éten-

— 290 —
dre par des primes et autres faveurs usitées dans
le système mercantile. La grande prospérité de
nos possessions à sucre et surtout de Saint-Do-
mingue justifiait aux yeux des hommes d'Etat la
protection dont jouissait la traite des noirs. Quand
la révolution de 1789 vint changer les principes
politiques et sociaux qui gouvernaient la métro-
pole, en put se demander si les noirs des colo-
nies auraient le bénéfice des droits de l'homme,
dont la proclamation fastueuse avait été une ré-
vélation pour le vieux monde. On put croire, à
l'origine, qu'il en serait de cet acte fameux comme
de la déclaration des droits par laquelle les colons
des Etats-Unis avaient préludé à leur indépen-
dance, et que les personnes de race blanche seules
seraient admises à ce bienfait.
« La question de l'esclavage ne fut pas posée
dans les deux premières assemblées de la Révolu-
tion ; l’une et l'autre semblèrent craindre l'appli-
cation logique aux colonies des principes que l'on
acclamait en France avec un enthousiasme qui
n'était honnête qu'à Ja condition d'être désinté-
ressé ; elles détournèrent les yeux de nos posses-
sions d'Amérique de peur d'y découvrir une plaie,
qu'elles n'avaient pas, au fond de l'âme, le courage
de panser et de guérir. La seule question que la
Constituante osa aborder, et il était impossible
qu'elle l'évitât, c'était celle de savoir si les hom-
mes de couleur libres auraient aux colonies les

— 291 —
mêmes droits politiques que les blancs. Tranchée
avec timidité, appliquée avec irrésolution et ré-
sistance dans nos établissements, cette question
fut l'origine des luttes sanglantes qui nous firent
perdre Saint-Domingue. Ce ne sont pas les nègres,
ce sont les mulâtres libres et repoussés des droits
politiques, qui mirent en feu cette colonie si pro-
ductive et l'arrachèrent de nos mains. »
Il y a là une petite erreur historique que M. Le-
roy-Beaulieu me permettra de relever.
Ce fut dans la nuit du 25 au 26 Août 1791 que
les mulâtres et noirs libres de la partie de l'Ouest
se réunirent au campement de Diègue,dans les
hauteurs de Port-au-Prince, et qu'ils prirent les ar-
mes, d'une façon sérieuse et définitive. Par une
étrange et inexplicable coïncidence, ce fut dans la
nuit du 22 au 23 Août 1791 que, d'eux-mêmes, les
noirs esclaves se soulevèrent dans la plaine du
Nord à lavoix de Jeannot, de Boukmann, de Bias-
sou et de Jean François.
En 1802, l'île d'Haïti était tout entière recon-
quise, pacifiée et sous la domination du général
Leclerc. Un seul homme ne posa jamais les armes
« encore qu'il en eût reçu l'ordre formel de son
chef Toussaint-Louverture » (maréchal Clausel).
Cet hommeétait un chefde bataillon, unnoir. Il se
nommait Sylla. Il se retira dans les montagnes de
Plaisance ; il organisa la guerre de partisans. De
l'insurrection rayonna dans toute la partie

— 292 —
Nord-Ouest de l'île et les chefs dont les noms sont
très connus dans l'histoire ne firent cause com-
mune avec ces premiers insurgeants que quand
ils virent que ceux-ci gagnaient du terrain. Pétion,
le premier, quitta l'armée blanche entraînant avec
lui Clervaux, puis Christophe dans les rangs des
indigènes et tous, d'un commun accord, ils don-
nèrent le commandement en chef à Dessalines, le
plus brillant et le plus ancien des divisionnaires
de l'ancienne armée de Toussaint-Louverture, le-
quel s'était de plus couvert de gloire en défen-
dant à la tête des troupes noires la position
de la Crête-à-Pierrot et qui, depuis lors,avait, spé-
cialement attiré sur lui les regards de tous ceux
qui ne voulaient plus perdre cette liberté qu'ils
avaient achetée au prix de dix ans de combats.
Ajoutons que les natifs de Saint-Dominguene se
révoltèrent contre la France que parce qu'ils
voyaient clairement que l'intention manifeste du
Premier Consul Napoléon Bonaparte était de les
remettre tous, sans distinction de rang et de cou-
leur, dans l'esclavage que la Convention avait so-
lennellement aboli sept ans auparavant.
«Tout ce quefit l'Assemblée législative, continue
le professeur au Collège de France, ce fut de sup-
primer en 1792 la prime accordée en 1784 à là
traite des noirs ; mais l'esclavage continua d'exis-
ter et la traite aussi. On chercherait même en vain
chez les agents supérieurs du gouvernement de

— 293 —
cette époque aux colonies des principes ou des ac-
tes philanthropiques empreints de bienveillance
pour la classe esclave. Tout au contraire, il existe,
en date du 19 Brumaire an II, une instruction du
capitaine-général de la Martinique et de Sainte-
Lucie dans lequel il est ordonné « de faire fermer
toutes les écoles publiques où sont admis les nè-
gres et les gens de couleur », et « ce fut le 10 Plu-
viose de la même année que, dans la Convention,
l'abolition de l'esclavage fut décrétée, dit M. Au-
gustin Cochin, par acclamation, mais par sur-
prise. » Cette émancipation sans aucune des me-
sures préparatoires qu'exigeait la prudence la plus
élémentaire fut bien, selon la juste expression de
l'auteur que nous venons de citer, « un arrêt de
la justice exécutée par la violence. »
Une dernière citation du même auteur :
« Au point de vue politique, nous avons intro-
duit dans nos coloniès la liberté de la France,
nous leur donnons des gouverneurs civils, nous
admettons dans notre Parlement leurs représen-
tants. On dirait que la France est pleine de re-
grets d'avoir manqué dans le passé sa vocation
coloniale et de ferme propos de réparer ses fautes
dans cette voie. On ne saurait trop applaudir à
ces desseins virils, quoique tardifs.
«Toutes ces réformes, en elles-mêmes, sont ex-
cellentes. Il est malheureusement à craindre qu'el-
les ne soient corrompues dans la pratique, et que,

— 294 —
si la métropole n'y prend garde, les instruments
de liberté dont elle dote nos colonies ne soient
transformés en instruments d'oppression. Le
suffrage universel, la mise à l'élection de tous les
principaux postes, l'absence de toutes conditions
de cens et de propriété, ont pour effet de faire
tomber aux Antilles françaises tous les pouvoirs
aux mains des nègres, cinq ou six fois plus nom-
breux que les blancs. Les députés que la Martini-
que et la Guadeloupe envoient à notre Parlement
sont des avocats fanatiques des rancunes, des pré-
jugés et de l'ignorance des noirs. Le pouvoir exé-
cutif débile, qui existe en France, se laisse intimi-
der par ces députés et envoie dans les colonies des
gouverneurs hésitants, pusillanimes, dont la fai-
blesse accroît les aspirations plus ou moins barba-
res de la majorité nègre. Il est question de faire
aux Antilles une loi sur le jury qui pourrait mettre
la vie des blancs dans la main de leurs ennemis.
On parle aussi de remplacer les troupes françaises
pardes miliceslocales qui, au bout de peude temps,
par la force des choses, se composeraient princi-
palement de noirs. La haine du noir pour l'homme
blanc se complique, dans ces îles, de la haine
du pauvre pour le riche. De prétendus philan-
thropes français soufflent aux noirs des idées de
vengeance et de domination oppressive.
« Qu'on y prenne garde, de ce train il se pour-
rait que l'histoire de Saint-Domingue recommen-

— 295 —
çât, que les blancs fassent éliminés de ces îles
qu'ils ont colonisées et que les noirs, restés seuls,
fissent retomber la Martinique et la Guadeloupe
dans la barbarie... Cette situation est certainement
délicate. Elle exige beaucoup de précautions de la
part de l'administration métropolitaine : le main-
tien de troupes provenant de la mère-patrie, la
désignation de magistrats qui soient étrangers aux
luttes et aux passions coloniales et qui rendent
avec indépendance une justice impartiale, le choix
de gouverneurs sérieux qui ne prennent ni le parti
des noirs contre les blancs, ni celui des blancs
contre les noirs, certaines garanties en outre,
comme le concours des plus imposés venant s'ad-
joindre aux élus du suffrage universel dans les
assemblées locales;.
« Sous ce régime intermédiaire et avec le temps,
peut-être les préjugés de couleur disparaîtront-ils;
les deux races se mêleront sans doute davantage.
La race nègre, du moins, gagnera en instruction
et en intelligence. Ce serait une grande et irrépa-
rable faute que de laisser actuellement la race nè-
gre dominer sans contrôle, sans contre-poids, dans
nos Mes des Antilles.» (Leroy-Beaulieu, 2e édition,
pages 253 et254.)
Aussi bien ; je ne puis m'arrêter à chaque alinéa
pour faire des réfutations à ces citations. J'oppo-
serai les citations aux citations.
Granier de Cassagnac, à la fin de son livre inti-

— 296 —
tulé « Voyage aux Antilles », dans lequel il ne
marchande pas ses dédains à tout homme qui a
une goutte de sang africain dans les veines, consa-
cre un chapitre à l'étude de ces questions : Idées
du Christianisme sur l’esclavage ; Conduite de VE-
glise dans les temps modernes.
Pour lui, la religion catholique fut toujours douce
aux esclaves et n'a point favorisé les préjugés de
couleur. Les faits démentent cette manière de voir.
On pourra s'en convaincre dans la suite de ce livre.
En 1878, M. Victor Meignan, voyageur français
qui revenait de visiter la Martinique, faisait pa-
raître un volume où, d'un bout à l'autre, il mal-
traitait fort tous les habitants des Antilles qui ne
sont pas de race caucasique pure.
Je cite M. Meignan. La citation sera longue.
« Nous donnons, en France, dit M. Meignan, le
nom de mulâtre à toutes les personnes qui ne sont
ni blanches, ni noires. Aux colonies, on se sert de
la périphrase : gens de couleur, pour dénommer
en général, cette catégorie d'hommes et de femmes.
Là-bas, le mot mulâtre s'applique seulement à
ceux qui sont nés d'un blanc et d'une négresse.
« Après ce premier produit, suivant que la mu-
làtresse s'allie à la race noire ou à la race blanche,
les produits peuvent se classer sur une échelle
dont les degrés sont très nombreux. Quatre pre-
miers sont particulièrement dénommés : deux se
dirigent vers le blanc, deux autres vers le noir.

— 297 —
« Si la mulâtresse s'allie au noir, elle produit le
capre; si la capresse s'allie encore au nègre, elle
produit le griffe.
« Au contraire s'allie-t-elle encore au blanc,
elle produit le mestif ; si la mestive s'allie encore
au blanc, elle produit le quarteron,
« Pour prévoir autant que possible quel produit
pourra résulter de l'alliance de deux personnes de
couleur, on peut s'en rapporter à ces trois règles
générales : Si la femme est d'une teinte plus fon-
cée que l'homme, la couleur de l'enfant se rappro-
che de celle de la mère ; quand le mari est au con-
traire plus noir que son épouse, la couleur de l'en-
fant se rapproche de celle du père. Quand deux
personnes de même couleur s'allient entre elles,
leurs enfants sont plus noirs qu'elles, et chose cu-
rieuse, le second enfant est généralement plus noir
que le premier, le troisième plus noir que le se-
cond, et ainsi de suite. En un mot, on peut dire
qu'une population colorée, livrée à elle-même, est
fatalement destinée à redevenir noire au bout d'un
petit nombre de générations.
« La preuve la plus curieuse que l'on en puisse
donner est fournie par l'expérience suivante, qui
expliquera en outre au lecteur ce quia parachevé
la séparation entre les blancs et les noirs, sépara-
tion plus enracinée que jamais chez les créoles qui
Veulent rester de véritables créoles, c'est-à-dire des
blancs.

— 298 —
« J'ai prononcé à dessein le mot expérience; on
s'occupait surtout du temps de l'esclavage, mais
maintenant encore, dans certaines habitations où
se trouvent, un grand nombre de serviteurs colo-
rés, on s'occupe avec intérêt des résultats que peu-
vent produire une alliance ou plusieurs alliances
successives entre personnesde telle ou telle couleur,
de telle'ou telle nation.A ce point de vue on peut dire
que le sud des Etats-Unis et plus encore les Antil-
les sont un véritable haras humain. Pour en arri-
ver au fait, on a produit, dans une sucrerie des
Petites Antilles, une mestive, en alliant une mu-
lâtresse à un blanc; puis en alliant cette mestive
aussi à un blanc, on a produit une quarteronne.
Pendant six générations, tous les produits fémi-
nins de ces alliances successives ont toujours été
alliés à des blancs. La septième alliance ne produi-
sit que des garçons.
« Une expérience identique avait été faite en
même temps dans une sucrerie voisine ; mais,
dans cette dernière sucrerie, la septième alliance
avait encore produit des sujets féminins. »
Un philosophe a écrit : On nenaît pas sot, mais
apte à le devenir ; m'est avis que dans ces deux fa-
milles-là la sottise était héréditaire. Quelle patience
dans la niaiserie !... Si ces gens-là s'étaient appli-
qués, pendant sept générations, à des études sé-
rieuses dans les lettres et dans les sciences avec la
même ardeur qu'ils se sont appliqués à procréer

— 299 —
des sujets, nous aurions peut-être eu un grand
poète ou un. grand savant de plus.
Mais voilà, elles aimaient mieux employer tous
leurs soins à faire ce qui suit :
« On maria ensemble les deux derniers produits
de ces sept expériences simultanées d'alliance
avec les blancs. Ces jeunes gens étaient d'une
beauté remarquable; leurs cheveux étaient du
blond le plus ardent; leurs types n'avaient rien
conservé de la race africaine, et leurs peaux étaient
tellement blanches qu'on les aurait pris pour des
albinos, sans la grâce et la vigueur de leurs mem-
bres, sans la lucidité, je dirai même le brillant de
leur intelligence. Eh bien ! leurs enfants furent de
couleur très accusée, et les enfants de leurs enfants
des sortes de mulâtres extrêmement foncés. »
Je me tords de rire. M. Meignan n'a oublié
qu'une chose : c'est de nous dire si ces « sortes de
mulâtres extrêmement foncés » avaient les « mem-
bres gracieux et vigoureux, l'intelligence lucide
et môme brillante ». J'aurais été ravi d'aise de le
savoir car, pour moi, toute la question est là.
« Après cette expérience, continue imperturba-
blement mon dit Meignan, on peut se demander
combien il faudrait d'alliances successives avec
les blancs pour faire disparaître dans une famille
toute trace de sang noir ; on se demande même si
ce résultat pourrait être jamais obtenu.
« 11 est aisé de comprendre à présent, par ce
21

— 300 —
qui précède, pourquoi les familles créoles blan-
ches pur sang tiennent à ne jamais s'allier avec
des personnes dont les veines contiennent la moin-
dre molécule de sang noir. Ce premier mariage
accompli, il suffirait d'une seconde faute (sic) de
ce genre pour transformer cette famille blanche,
c'est-à-dire européenne, pouvant d'un moment à
l'autre prendre en Europe, en France, la position
qu'elle occupait avant son émigration, pour trans-
former, dis-je, cette famille en une famille de mu-
lâtres. Or, de là au noir le plus absolu, le chemin
est court, il n'y a plus àcommettre qu'une ou deux
fautes du même genre. »
Sommes-nous au XIXme siècle ou au Moyen-
Age ? Vivons-nous après que Darwin a vécu et
que la Révolution française a fait trembler le
monde en l'éclairant de sa lumière immense, ou
sommes-nous retournés au bon vieux temps de
Duns Scott, de Thomas d'Aquin et de l’immortelle
Inquisition ?...
« Comme les hommes et les femmes de couleur,
avoue M. Meignan, comme les hommes et les
femmes de couleur mitigée sont en général, qu'on
me pardonne ce mot, de fort beaux produits, au
point de vue physique, parce que leurs formes
représentent à la fois la force, à cause de la partie
africaine de leur sang, et la délicatesse à cause de
la portion européenne; de plus, comme leur esprit
aiguisé par la positionfausse qu'ils occupent entre

— 301 —
les tout à fait blancs et les tout à fait noirs, posi-
tion d'autant plus fausse, comme je le dirai plus
bas, que leur naissance est presque toujours ina-
vouable ; comme leur amour-propre les engage à
parvenir à un niveau intellectuel supérieur, à
cause de la lutte permanente dans laquelle ils sont
engagés aux colonies, il en résulte que ces hommes
et ces femmes de couleur mitigée sont en somme
des personnes très séduisantes. Leur réception au
sein des familles blanches pourrait amener des
mariages et par conséquent les résultats désas-
treux dont je parlais tout à l'heure.
« Aussi les chefs de famille créoles disent-ils
toujours, quand il est question de tel homme ou
de telle femme de sang mêlé : Leur parler dans la
rue, leur donner la main, leur rendre même les
plus éclatants services, toujours si je le peux ,
parce que je les estime ; mais les traiter en égaux
et lesrecevoir chez moi, jamais, parce qu'un mem-
bre de la famille pourrait s'en éprendre. »
C'est bizarre ! Je les estime, mais les traiter en
égaux et les recevoir chez moi, jamais... N'est-ce
pas insensé ?....
« J'ai dit tout à l'heure que les naissances des
mulâtres étaient généralement inavouables : cela
est incontestable et c'est la dernière raison qui
conserve ainsi enracinée là-bas la séparation des
races.
« Nous n'accorderons pas notre fille, dit Granier

— 302 —
de Cassagnac, à un monsieur qui aurait constam-
ment affichés ces mots sur le dos ou sur la poitrine :
Je suis enfant naturel, ou : Je suis fils d'enfant
naturel. Telle est en réalité la situation des gens
de couleur aux. colonies. »
« Je n'ai pas besoin de rappeler d'où provenaient
les gens de couleur : du temps de l'esclavage, au-
cun mariage n'était jamais célébré entre un blanc
et une négresse; les règlements s'y opposaient.
Chaque habitant absolument blanc avait pour
femme légitime unehabitante absolument blanche,
et pourtant chaque sucrerie possédait un troupeau
assez compacte degens de couleur. Nous avons vu
comment ce troupeau a pris naissance. D'ailleurs,
les Africaines s'émouvaient peu de ces mœurs
bizarres ; elles continuaient ainsi en Amérique
leurs mœurs africaines ; elles trouvaient dans ces
rapports une sorte d'évocation de la patrie absente,
et les Européens, moins excusables, puisaient dans
ces mœurs une satisfaction dégradante, maisfacile.
« On comprend, par ce queje viens de dire, que
tous les gens de couleur, s'ils remontaient à leur
origine, finiraient par découvrir un ancêtre d'une
naissance incertaine, mais il semble, et voilà où
je veux en venir, que maintenant deux personnes
de couleur étant de même origine, de même pays,
de même situation sociale, et dont les familles ont,
helas ! les mêmes destinées, pourraient s'allier
entre elles, suivant les lois civiles et religieuses,

— 303 —
et constituer, malgré leurs origines bâtardes, une
souche honorable et légitime.
« Ces mariages ont lieu quelquefois ; mais ces
unions, outre qu'elles sont très rares (à la Marti-
nique, c'est à peine si l'on compte un enfant légi-
time sur 400), ont peu de chance de durée, et ont
encore moins de chance d'être indéfiniment renou-
velées.
« Chose curieuse, le préjugé, ou pour parler
ici plus correctement, la jalousie de la couleur est
encore bien plus vivace chez les personnes de sang
mêlé que chez les blancs ; il est donc très difficile
à l'homme qui n'appartient pas à l'une de ces
races primitives de trouver, dans la collection
d'humains bigarrés qui foulent la terre de la Mar-
tinique, une personne qui soit absolument de sa
couleur. Dans un mariage entre deux personnes
de couleurs différentes, naissent immédiatement
la jalousie chez l'une et le dédain chez l'autre. De
plus, l'enfant arrivant dans la famille avec une
troisième teinte amène avec lui une nouvelle jalou-
sie, généralement pour son père qui est plus blanc
que lui; et un dédain, je dirai presque une haine
invétérée, pour sa mère qui estplusnoire que lui. »
Ceci est une monstrueuse calomnie contre la-
quelle tout coeur honnête et généreux ne saurait
assez protester.
« On m'a montré, à la Martinique, un mulâtre
issu légitimement d'une famille pauvre, et qui,

— 304 —
par son intelligence, était parvenu à une situation
presque brillante. Dans la suite, il s'était servi
de cette position pour nuire à son père, par la
seule raison que c'était un blanc, et il avait laissé
mourir sa mère de misère dans la rue, par la seule
raison que c'était une négresse. »
Des dénaturés de ce genre, on en rencontre dans
tous les pays de la terre, aussi bien chez les noirs
que chez les blancs...
« Si encore j'étais noir, s'écriait avec douleur
un mulâtre charmant qui m'avait accordé, chose
rare, un peu d'amitié, je me serais créé une cer-
taine position, avec l'espérance d'épouser une
femme de ma race; je serais peut-être quelque
chose dans le monde, ne fût-ce que le mari de mon
épouse et le père de mes enfants. De qui voulez-
vous que je me rapproche? Le petit nombre de
personnes de ma couleur sont tout à fait inférieures
à moi par leur situation sociale et leur éducation. »
Quel vaniteux et quel imbécile réussi ! « Jeune
homme, a dit Michelet, fais ta femme à ton image ;
instruis-la, élève-la comme si elle était ton enfant.
Du jour où tu l'épouses tu deviens son père. »
« On comprend aisément par là combien il est
rare de voir se constituer, parmi les personnes de
couleur une famille solidement établie, avec quel-
que chance de prospérité et de durée. On comprend
aussi par là, et voilà ce qui est plus triste, quelle
doit être la valeur morale d'une population dont

— 305 —
les enfants naissent avec des sentiments hostiles
pour leurs parents, leur reprochant constamment,
au fond du cœur, leur union mal assortie, surtout
si l'un des deux est tout à fait blanc ou tout à fait
noir.
« Si ces petits êtres sentent le besoin, dès qu'ils
réfléchissent, de s'éloigner de leurs parents pou»
lesquels ils n'ont aucune estime, quelle haine,
profonde et ineffaçable ne doivent-ils pas conce-
voir peu après contre la société tout entière, con-
tre cette Amérique elle-même qui est cependant
leur patrie, mais qui a servi de rendez-vous aux
deux races primitives qui ont constitué leur bâtar-
dise ! »
Pauvre Amérique ! tu ne t'attendais pas à te
voir en cette affaire. Comme tu dois être vexée et
humiliée !... C'est bien fait. Au fait, pourquoi t'es-
tu laissé découvrir, dis-le moi, America mia?...
« De tout cela, que résulte-t-il? Une situation
fort grave, sur laquelle je veux attirer l'attention
du lecteur.
« Si tous ces hommes, dont l'ensemble forme un
tableau bigarré, se méprisent ou s'envient les
uns les autres, ils sont cependant unis dans un
même sentiment : la haine du blanc; franchement
nous le méritons bien; et voilà le point délicat :
ils savent aussi se réunir et s'entendre pour un
même but, s'affranchir du blanc et le renvoyer en
Europe.

— 306 —
« Je le dis avec peine, parce que je me suis lié
pendant mon voyage avec des mulâtres fort agréa-
bles et fort séduisants, mais il ne faut pas se le
dissimuler : notre véritable ennemi aux Colonies
c'est l'homme de couleur.
« En amenant les nègres en Amérique, en éle-
,vant leur intelligence au contact du blanc, nous
avions en somme rendu un immense service à cette
race, et, en nous plaçant au point de vue de la
stricte justice, nous ne leur devions plus rien.Mais,
en mettant au monde les mulâtres, c'est-à-dire
une race née esclave, quoique issue au moins en
partie de sang civilisé et libre, nous avons pris
une responsabilité et nous nous sommes créé au
moins un devoir : l'affranchissement.
« Quels sont les hommes qui, par leur seule
existence , nous ont tout d'abord demandé la
liberté ? Les mulâtres. Quels sont ceux qui ensuite
ont réellement réclamé leurs droits civiques? Les
mulâtres. Quels sont les hommes qui, en Haïti,
ont fomenté la révolte contre la domination fran-
çaise? Les mulâtres. Quels sont ceux qui, au moyen
de leur liberté, de leur habileté, de leurs insinua-
tions et de leurs efforts, sont parvenus, en haine
des blancs, à obtenir par deux fois l'abolition de
l'esclavage et la reconnaissance des droits civils
et politiques pour la race nègre? Encore les mulâ-
tres. Qui, maintenant, à la Martinique, dirige le
suffrage universel, s'empare de toutes les posi-

— 307 —
tions politiques, et cela, il ne faut pas se le dissi-
muler , dans le but de suivre l'exemple de la
République haïtienne? La race de couleur. Quel
peut être le moyen de remédier à un pareil état
de choses? Il est fort difficile à découvrir; du
moins pourrait-on essayer quelques réformes ;
elles sont, à mon avis, urgentes, si nous voulons
conserver nos colonies des Petites-Antilles.
« Un moyen, le plus sûr de tous, consisterait à
laisser la race de couleur se détruire par elle-
même. Les blancs, renonçant à tout commerce
avec les femmes teintées, verraient peu à peu toute
cette population se rapprocher de la couleur noire
et par conséquent retourner à une existence quasi-
sauvage. »
Quel brave cœur! Et quel logicien surtout!
« Mais ce moyen est inapplicable, et qui s'op-
pose à son application?
« Naturellement la mulâtresse. >
« On peut deviner, «fait encore M. Victor Mei-
gnan », « on peut deviner, après ce que j'ai dit tout
à l'heure de la constitution ou plutôt de l'absence
de la famille chez la race mulâtresse, que parmi
les gens de couleur il se trouve deux catégories de
Personnes, deux sociétés distinctes, si je peux par-
ler ainsi, dont le mode d'existence est absolument
différent : les hommes et les femmes.
« Les hommes, presque tous fort intelligents,
en tous cas laborieux et. animés du même désir

— 308 —
d'acquérir l'indépendance nationale, formant un
noyau actif, s'entr'aident mutuellement dans les
différents travaux utiles qu'ils entreprennent.
« Ils s'occupent le plus souvent de commerce,
d'industrie et aussi, comme on le verra bientôt,
de politique. Dans toute la Martinique, et princi-
palement à Fort-de-France, tout ce qui est mar-
chand et élu du peuple est mulâtre.
« Tous ceux qui gagnent de l'argent et qui occu-
pent des places publiques, beaucoup même, hélas!
de ceux qui obtiennent des fonctions publiques,
font, partie de la race de couleur. Ce sont des
hommes avec lesquels les blancs ne sont guère en
rapport que pour les besoins matériels ou les
exigences administratives.
« Les femmes de couleur, au contraire, sont
beaucoup plus mêlées à la vie de la race blanche.
On ne peut pas dire, à la vérité, qu'à la Marti-
nique, les mulâtresses forment réellement une
société pouvant être comparée à ce qu'était autre-
fois la société des femmes européennes ; mais,
comme ces dernières n'ont plus été en assez
grand nombre depuis quelque temps pour for-
mer, à proprement parler, ce qu'on appelle un
monde ; comme les blancs, s'ils n'avaient pas
fréquenté les mulâtresses, auraient été obligés de
vivre dans un cercle exclusivement restreint et
presque exclusivement composéd'hommes ; comme
ces mulâtresses, d'ailleurs, de commerce fort

— 309 —
agréable, ont été flattées de ce rapprochement de
la race blanche, il est arrivé que les blancs ont
peu à peu fréquenté les femmes de couleur, d'où
il résulte un mélange nouveau formant mainte-
nant, n'en déplaise aux quelques rares femmes
blanches qui habitent encore Fort-de-France, la
véritable société de la ville.
« Cette société et en réalité bâtarde, puisqu'elle
est composée de gens d'origine et de positions
sociales absolument différentes, puisque le ma-
riage n'intervient jamais ; mais elle n'en existe
pas moins au grand jour, aucune autre société ne
pouvant lui porter ombrage.
« La mulâtresse, d'ailleurs, possédait toutes
les qualités nécessaires pour parvenir à ce rappro-
chement ; elle est douce, bonne, tendre, surtout
joviale, et cela indéfiniment jusqu'à l'âge mûr et
la sénilité.
« Comme les mulâtresses n'appartiennent, pour
ainsi dire, jamais à une famille légitimement cons-
tituée, elles n'ont pas les sentiments des classes et
des rangs. Les servantes sont celles qui ont le
moins d'argent, mais elles traitent leurs maî-
tresses d'égales à égales, non seulement dans la
Maison, mais aussi dans la rue et dans les diver-
tissements publics.
« La mulâtresse est incontestablement un être
fort séduisant. Si la pudeur lui manque, ce n'est
certes pas à nous à lui en faire un reproche, puis-

— 310 —
que l'existence même de sa race vient témoigner
contre la continence des blancs.... On peut voir
par cette description que j'aurais désiré écourter
davantage, que la population mulâtresse est loin
de disparaître dans nos colonies des Antilles.
Faut-il le reprocher aux Européens ou aux
femmes de couleur? Ni aux uns ni aux autres,
car ils peuvent tous dire, comme le héros de Ra-
belais : « Dieu me le pardoint ; pourtant que je
« n'y pensois point en mal, le mal que j'y pense
« me puisse soubdain advenir. »
« Quant aux hommes de couleur, ils ne boivent
ni ne jouent ; ils ne perdent pas de vue surtout le
but vers lequel ils tendent et travaillent, sans dis-
continuer, pour parvenir à l'atteindre un jour.
Pour améliorer leur situation matérielle, ils
prennent tous un état; ils sont forgerons, restau-
rateurs, charpentiers ; ils établissent des bazars où
vont tous les jours s'approvisionner des blancs
plus ou moins oisifs.
« En politique, ils font passer tous les blancs
pour d'anciens seigneurs ne rêvant que l'esclavage,
et, sans s'occuper un seul moment de l’opinion
politique de l'Européen qu'ils dénigrent, ils font
des élections une question de couleur cutanée :
peu importe le reste. Cachant leurs aspirations
véritables sous des noms avoués, ils prétendent
voter pour un républicain quand ils votent en
réalité pour un homme de couleur. Qu'un ardent

— 311 —
légitimiste, presque nègre, se présente aux élec-
tions de la Martinique, on l'élira certainement, en
chantant peut-être la Marseillaise, cela importe
peu, mais on l'élira toujours de préférence à un
républicain dont la peau serait blanche.
« D'ailleurs, il faut ajouter que si les hommes
de couleur sont unis pour atteindre un même but,
rien ne s'oppose à l'accomplissement de leurs dé-
sirs.
« Les députés, presque tous les conseillers gé-
néraux des Antilles, sont des hommes de couleur,
et à la Martinique, lors de mon passage, quelques
mulâtres faisaient aussi partie de la réunion pri-
vilégiée qui s'appelle le conseil privé du gouver-
neur. Peu à peu toutes les places du gouverne-
ment passent entre leurs mains.
« Quand le conseil genéral n'obtient pas la
démission d'un fonctionnaire blanc arrivant d'Eu-
rope, il supprime la fonction, sous prétexte d'éco-
nomie, puis peu de temps après, rétablit cette
même fonction sous une autre dénomination, et la
fait remplir par un homme de couleur.
« Encore quelques années, si la politique ac-
tuelle se continue, le gouverneur lui-même sera
un créole de sang mêlé : de là à la perte de la colo-
nie il n'y a qu'un pas, puisqu'elle sera entre les
mains de gens qui, depuis de longues années,
auront agi et beaucoup sacrifié en vue de l'éman-
cipation.

— 312 —
Puis M. Meignan, se posant en réformateur ra-
dical de l'organisation actuelle des colonies fran-
çaises de la mer des Antilles, écrit ceci :
« Je supprimerais les députations de la Marti-
nique et de la Guadeloupe et cela pour deux
causes : d'abord, parce que les députés sont nom-
més par les hommes de couleur, c'est-à-dire par
les ennemis des intérêts français ; ces députés ne
peuvent qu'induire la Chambre en erreur sur les
véritables besoins des colonies et être de véritables
instruments agissant au sein même de la métro-
pole en vue de l'indépendance coloniale.
« Je favoriserais de tout mon pouvoir l'émigra-
tion des blancs à la Martinique et à la Guadeloupe.
Ces blancs arriveraient peut-être en plus grand
nombre qu'on ne le pense. Sans doute l'abolition
du droit d'aînesse a enrayé l'émigration de nom-
breux cadets de famille actifs, intelligents et ins-
truits ; sans doute, l'apathie des petits rentiers
français qui se contentent de leurs minimes reve-
nus et qui ,au lieu de tenter fortune aux colonies,
vont toucher chaque mois une somme insuffi-
sante pour leur subsistance, êtres absolument
inutiles pour leurs concitoyens, cette apathie
paresseuse pourrait sembler faire obstacle à l'ac-
croissement de la population blanche dans nos
colonies.
« Mais la preuve qu'on pourrait donner du con-
traire est le fait de l'émigration au Vénézuela...

— 313 —
« Mais des noirs et de la population mulâtresse,
me dira-t-on certainement, qu'en ferez-vous au
milieu de toutes ces réformes? J'établirai ailleurs
qu'il est de toute nécessité de faire peu à peu dis-
paraître les noirs, et qu'un péril plus grand en-
core que la perte de nos colonies doit nous faire
regarder cette mesure comme absolument néces-
saire.
« Pour arriver à ce but, j'emploierais toutes les
ressources et j'userais de toute influence pour
pousser au
Sénégal ou en Haïti, république
nègre indépendante, au moins les noirs non tra-
vailleurs, les habitants des cases dont j'ai parlé
précédemment. Outre que cette mesure est néces-
saire, serait-elle injuste ?... En rendant les nègres
soit au Sénégal, terre française où ils seront sûrs
de conserver la liberté, soit à 1 a République d'Haïti,
où leurs frères se sont affranchis même de la pro-
tection européenne, nous n'agirions pas, ce me
semble, contre la justice ni contre la charité.
« Une fois les nègres disparus, la population
mulâtresse s'accroîtrait beaucoup moins, et qui
sait même si elle ne s'évanouirait pas à la longue
en se confondant avec les blancs ? »
Et le cas de ces deux familles qui, durant huit
générations, se dirigèrent du mulâtre vers le
blanc et qui brusquement se mirent
à dégrin-
goler du blanc vers le noir, vous l'avez donc ou-
blié, Monsieur le réformateur.

— 314 —
« Et puis, après l'application des réformes dont
j'ai parlé, au milieu de la nombreuse population
blanche qui habiterait la Martinique et la Guade-
loupe, les mulâtres sentiraient leur impuissance
et renonceraient à tous efforts en vue de l'indé-
pendance. Peut-être même, en ne voyant plus à
leurs côtés les noirs qui leur rappellent sans cesse
leur origine, peut-être leur haine contre les blancs
parviendrait à s'éteindre, et il ne resterait plus
rien de ces deux cauchemars du passé qui se sont
appelés la traite des nègres et l'esclavage : misères
à la vérité mal connues, mal jugées en Europe,
abrogées d'une façon bien légère, mais misères qui
ont été cependant la cause d'abustelset trop nom-
breux, bien que rares, pour qu'ils ne soient pas
à jamais flétris par les générations à venir. » (Vic-
tor Meignan. Aux Antilles, pages 50 et suivantes.)
C'est le même auteur qui, en 1882, faisait encore
insérer les lignes qui suivent dans le journal pari-
sien Le Français (n° du 5 Janvier) :
« Nous avons aboli l'esclavage, c'est bien, nous
dirons même que ce n'est que juste, mais il n'y a
pas là motif à nous enorgueillir ; mais de là à faire
de nos anciens esclaves des pri vilégiés, à leur ac-
corder tous les avantages attachés au titre de citoyen
français, en les dispensant de tous les devoirs que
ce titre impose, c'est, à notre avis, user de bien-
veillance jusqu'à la prodigalité. Et cette prodiga-
lité n'est pas exempte de graves inconvénients, »

— 315 —
Là-dessus, il concluait en conseillant de refuser
à la colonie de la Martinique l'assimilation admi-
nistrative à la métropole, assimilation qu'elle ré-
clamait par un vœu de son conseil général.
Passons à un autre mépriseur de la population
de couleur aux Antilles. C'est M. de Feissal, l'au-
teur d'un petit volume qui a paru cette année
même à Paris, et sous ce titre : Des Justices Sei-
gneuriales Parlementaires.
M. de Feissal s'exprime sur les mulâtres et sur
les noirs de la Martinique et de la Guadeloupe, à
peu près dans les mêmes termes que M. Meignan.
Pas plus que celui-ci, il n'est tendre pour les habi-
tants d'Haïti. Pour appuyer ses dires concernant la
République noire, il cite adroitement une phrase
détachée du livre de M. Schcelcher sur Haïti, publié
en 1843. Je transcrirai tout à l'heure le chapitre
entier du livre du persévérant abolitionniste.
Voici la phrase que M. de Feissal a habilement
citée à l'appui de son argumentation : « A Haïti,
l'honorable M. Schœlcher le sait mieux que per-
sonne, car il a raconté en partie l'histoire de notre
ancienne colonie, la population blanche a été mas-
sacrée tout entière : après son extermination, la
guerre des races s'est rallumée entre les nègres et
les mulâtres. Ces derniers affirment que Toussaint-
Louverture a tué 22,000 des leurs, Christophe
15,000, Dessalines 15,000 ; j'emprunte ces chiffres
à l'honorable M.
Schœlcher qui les considère
22

— 316 —
comme exagérés, mais je consens qu'on en ra-
batte. J'ignore combien de mulâtres a exterminés
Soulouque, combien d'autres ont été massacrés
après chacune des luttesqui continuent actuelle-
ment encore dans cette île. »
M. de Feissal me paraît peu au courant de l'his-
toire contemporaine des Antilles.
Tout Haïtien instruit esquissera un sourire mo-
queur en lisant le passage : « Combien d'autres
ont été massacrés après chacune des luttes qui
continuent actuellement dans cette île;» car de-
puis 1848 on n'a jamais eu à déplorer de luttes
politiques ayant déterminé des morts d'hommes
du genre de celles dont parle le créole blanc de la
Martinique.
En passant, je lave la mémoire de Toussaint-
Louverture, celle de Dessalines et celle de Chris-
tophe. Il était absolument impossible que les deux
premiers eussent pu faire massacrer 37,000 per-
sonnes de couleur de 1793 à 1807, attendu que,
d'après Moreau de Saint-Méry et Mozard, les deux
statisticiens les plus dignes de foi de cette époque,
il n'y avait alors que 40,000 Individus de couleur
dans toute l'île.
Les chiffres officiels n'en accusaient même que
28,000 de tout âge et de tout sexe, et pour toute la
partie française de Saint-Domingue
Dans le nord d'Haïti où regna Christophe, la
population de couleur fut toujours en très minime

— 317 —
proportion, comparativement à la population en-
tièrement noire. Christophe n'a jamais commis
les crimes que des historiens, payés par ses enne-
mis après sa mort, lui ont gratuitement prêtés ou
que d'absurdes légendes ont fait subsister dans le
cerveau des générations.
En Haïti, il n'y a jamais eu qu'une seule guerre
à laquelle on puisse décemment donner le nom de
guerre de couleur : ce fut celle entre Toussaint et
Rigaud en 1800. A vrai dire, les motifs en furent
absolument politiques., mais les idées de l'époque
et la simplesse ou la malveillance de quelques his-
toriens ont laissé là les motifs politiques pour ne
s'attacher qu'à ceux si puérils de la couleur de Ri-
gaud et de la couleur de Toussaint-Louverture.
Dans cette guerre entre le gouverneur de l'île de
Saint-Domingue et le général Rigaud , c'est à
peine si, des deux côtés, il est mort mille hommes.
On sait combien, dans les pays chauds, les imagi-
nations sont toujours portées à tout exagérer.
C'est ainsi que dans la répression de cette émeute
du 16 Avril 1848, qui eut lieu à Port-au-Prince, et
que les écrivains européens nous jettent à chaque
instant à la face, il n'y a jamais eu plus de 100 vic-
times en morts et en blessés.
On peut affirmer aussi que ni Toussaint-Lou-
verture, ni Christophe, ni Faustin 1er n'ont jamais
ordonné aucun meurtre d'un homme de couleur,
uniquement parce que celui-ci était mulâtre.
. '.

_ 318 —
Quant à Dessalines, il se montra toujours l'ami
des hommes de couleur, tant au siège de Jacmel,
en 1800, que lorsqu'il commandait en chef l'armée
de Toussaint-Louverture opérant contre le Sud.
Quand il devint empereur, il fut tellement con-
vaincu de la nécessité de l'union étroite, de la soli-
darité entre les noirs et les mulâtres, qu'il voulut
unir sa fille Célimène à Pétion qui était un homme
de couleur.
Soyons justes, soyons impartiaux, disons, pour
que s'éteignent les discordes, même historiques,
que les chefs mulâtres se sont aussi quelquefois
laissé débarrasser des conspirateurs noirs qui les
gênaient. Sous Pétion on eut à déplorer la mort
tragique de Yayou, celles de Magloire Ambroise,
de Delva ; sous Boyer, celles de Darfour et d'Isidor
et plusieurs autres encore, et la sanglante répres-
sion de l'insurrection de Goman.
Et puis, on dira ce qu'on voudra, n'en est-il pas
toujours de même, non pas seulement en Haïti,
mais en Europe et dans tous les pays de la terre?
A nous autres Haïtiens, on nous reproche nos
fautes politiques avec une âpreté sans seconde. On
voudrait que nous fussions des saints; on nous
reproche de n'être point parfaits, nous qui avons
dans les veines du sang trois fois bouillant, sang
français, sang africain, sang surchauffé par le so-
leil des tropiques, sang violent, dont l'étude et la
viellesse de la race n'ont point encore endormi les

— 319 —
ardeurs. On nous rendra cette justice que jamais
nos chefs d'Etat ne furent des empoisonneurs.
Soyez indulgents, ô fils de l'Europe occidentale !
Rappelez-vous —je cite au hasard et sans souci
de la chronologie — rappelez-vous les Vêpres sici-
liennes, la sainte Inquisition, les dragonnades des
Cévennes, le massacre des Albigeois, la guerre des
Deux Roses, le massacre des Strelitz, les sacs des
ghettos, les guerres de religion en Angleterre,
c'est-à-dire les papistes pendus par les anti-pa-
pistes, et les anti-papistes brûlés par les papistes,
la Saint-Barthélemy, les journées de Septembre
1792, le 10 Août, la Terreur rouge, le 13 Vendé-
miaire, le 18 Brumaire, la Terreur blanche, les
journées de Juin 1848, le 2 Décembre 1851, le mois
de Mai 1871 ; rappelez-vous Simon de Montfort,
Jean de Procida, Torquemada, Catherine de Mé-
dicis, Marie la Sanglante, Trestaillon, Saint-Ar-
naud, et... soyez indulgents.
Les guerres civiles, en Europe, furent toujours
plus sanglantes que les guerres civiles en Haïti et,
toutes proportions gardées, et toutes choses égales
d'ailleurs, les acteurs principaux de ces guerres
civiles européennes ont toujours été plus sangui-
naires, et l'ont été avec une volonté plus froide,
plus résolue, plus tenace que Toussaint-Louver-
ture ou Christophe ou Soulouque.
Les Européens se voilent la face et crient à la
barbarie quand, au cours ou à la suite d'une guerre

— 320 —
civile, qui a eu Haïti pour théâtre, cent à deux
cents hommes sont sacrifiés par le parti vain-
queur.

A eux qui sont civilisés depuis plusieurs siè-
cles, et qui ne peuvent pas alléguer l'excuse de la
chaleur du climat et du sang, la nervosité du tem-
pérament surexcitée jusqu'au paroxysme par la
constitution météorologique d'Haïti et par l'état
social ambiant, si on leur reprochait les massacres
qui ont été commis ces temps derniers encore en
Hongrie, en Pologne, en Espagne, en Bulgarie et
en Russie '! Si nous, Américains, nous leur repro-
chions surtout l'Afrique égorgée, pillée, saccagée,
ou mise aux carcans pour être transportée en
Amérique ; si quelques Haïtiens, qui ont encore du
sang indien dans les veines, leur reprochaient
l'Amérique entière baignée, inondée du sang de
ses autochtones, et Haïti veuve en quarante ans
de sa population d'aborigènes
Mais nous n'en faisons rien : les Européens sont
chrétiens, catholiques même; ils ont une morale,
et M. Meignan a déclaré qu'on n'en avait point aux
Antilles; ils sont de race supérieure, M. Dally le dit
et peut-être le croit ; les journaux et les livres, ce
sont eux qui les écrivent encore. Donc tout ce qu'ils
font est bien fait. On n'a rien à leur reprocher, et
même, on ne peut rien leur reprocher.
Nous nous inclinons très bas et très humble-
ment devant votre suprême jugement, Messieurs

— 321
les écrivains de haute morale et de haute moralité.
Vous avez la parole... pour deux siècles encore.
Mais après?
Après, il est fort probable que nous fassions
comme font en ce moment les Allemands, lesquels
reprochent à Charlemagne d'avoir battu Witikind,
et comme les Français qui élèvent des statues à
Vercingétorix vaincu par César.
On sait que Cicéron tenait les Bretons pour les
cerveaux les plus rétifs de son temps; or, en ce
moment, un Breton dont le cerveau est une ency-
clopédie, et l'esprit d'une finesse à nulle autre pa-
reille, M. Renan, reproche moult choses aux em-
pereurs romains. M. le vicomte de Chateaubriand
était aussi quelque peu Breton : il dort à Saint-
Malo. Aucuns disent qu'il a écrit un livre inti-
tulé : Le Génie du Christianisme, qu'il fut ambas-
sadeur de France à Rome, et qu'il a dirigé des
fouilles dans la campagne romaine.
Puis donc, M. de Lamennais ! — Encore un Bre-
ton. J'en passe et des plus déliés... pour revenir à
mon principal adversaire, à M. Cochinat, et je dis
en finissant ce long chapitre : Ce qui est particu-
lièrement écœurant, c'est de voir qu'il se trouve
des nègres de peu de foi et de peu d'entendement,
comme l'est M. Cochinat, pour faire le jeu de quel-
ques Européens du Moyen-Age, tout à fait deplacés
au XIXe siècle, comme l'est M. Meignan, ou simple-
ment dévoyés, comme l'est un peu M. de Feissal.

CHAPITRE IV
COSAS DE LAS ANTILLAS
AVANT 1843 ET AU XXIIe SIÈCLE
SOMMAIRE. — Donc, citons Schœlcher. — C'est un livre de bonne
foi. — Je m'en tiens à la transcription de quelques pages. —
Patience et attention sont sœurs. — Deux fractions d'un mime
tout. — En vérité, je vous le dis, ne falsifiez plus les textes! —
Parallèle entre Boyer et Charles X. D'Inginac à François
Manigat.— Ce que j'écrivais en Janvier et en Février 1882.— Et
maintenant, sortons d'Haïti. — Voici ce que rapporte M. Othenin
d'Haussonville. — Défense d'épouser les négresses et mulâ-
tresses... en légitimes nœuds. — Autres règlements de justice et
d'amour. — Gardons des preuves authentiques, cela pourra
servir!... — Ceci est à l'adresse de M. Meignan. — « Revenons
aux hommes de la classe libre. » (Schœlcher.)—Le chapitre XV
du volume : Des Colonies Françaises. — Il prédit l'assimilation
des races. — J'aurais transcrit mille pages, s'il le fallait.
Le passé éclaire l'avenir, répète souvent Mon-
seigneur Tout le Monde (Herr Omnes). Pour Vico
et pour Michelet, deux historiens, deux voyants
qui avaient prédit la résurrection de l'Italie, « l'his-
toire est une résurrection ». M. Renan est l'auteur
de cette pensée : « Pour un esprit philosophique
tout est digne d'être connu. »

— 323 —
Donc, citons Schœlcher.
C'est un livre puissant, profond, lumineux, ori-
ginal, riche en renseignements, injuste quelque-
fois, comme toute œuvre humaine, d'ailleurs, mais
malheureusement trop peu connu en Haïti (parce
qu'il est épuisé en France et rarissime là-bas), que
celui qui a été publié en 1843 par M. Schœlcher et
sous ce titre : Colonies étrangères et Haïti. C'est
un livre de bonne foi, comme eût dit Montaigne.
Au Cours du précédent chapitre, j'ai rapporté
une phrase empruntée au chapitre V de ce livre et
qui a été reproduite par M. de Feissal en son vo-
lume : Justices Seigneuriales Parlementaires, et dont
il a voulu faire un argument contre la prétendue
insociabilité des noirs et des mulâtres, livrés à
eux-mêmes. M. Schœlcher a si souvent et si victo-
rieusement réfuté cette thèse que je ne puis mieux
faire que de l'appeler le plus souvent possible à
ma rescousse, lui dont le nom est connu, dont la
plume est si éloquente et dont la compétence en
ces matières est incontestable, lui qui a consacré
toute sa vie à l'étude et à la solution de ces hautes
et épineuses questions, de ces grands problèmes
de sociologie et d'ethnologie.
Encore que j'en aie grand désir, je regrette vive-
ment de ne pouvoir mettre, à cette place, sous les
yeux de mon lecteur tout le chapitre V — il a
26 pages in-octavo — de l'ouvrage du célèbre né-
grophile particulièrement consacré à mon pays.

— 324 —
Je m'en tiens à la transcription de quelques
pages. Je serai obligé d'entrecouper mes citations
pour faire quelques réflexions personnelles et
donner des renseignements nouveaux sur l'état
actuel des choses en Haïti.
Patience et attention sont sœurs.
« Nous avons fait nos preuves, disait M. Schœl-
cher, en 1843; on sait notre vieille et profonde
sympathie pour la race africaine, parce qu'elle est
opprimée; on sait nos ardents désirs de la voir
offrir au monde un exemple de société régulière.
Nous ne saurions donc être accusé de vouloir allu-
mer de mauvaises passions, réveiller de vieilles
haines, et nous pouvons parler sans crainte d'être
mal jugé. Le vice fondamental, celui qui empêche
la jeune République (d'Haïti) de prendre son
essor, c'est qu'on y connaît encore deux classes
d'hommes... Les colons, en expirant, ont légué à
cette terre infortunée le préjugé de couleur. Les
insurgés de Saint-Domingue, si fiers au combat,
ont rougi après la victoire de la honte que les an-
ciens maîtres attachaient à leurs noms. Au lieu de
forcer le monde à respecter ces noms, comme les
gueux firent honorer le leur, ils ont voulu les ca-
cher ; et aujourd'hui c'est offenser ce peuple de
nègres et de mulâtres que de les appeler nègres et
mulâtres! Ils se nomment noirs et jaunes, parce
qu'ils ont gardé pour les vieux titres de l'esclavage
le mépris qu'avaient les blancs. L'aristocratie de

— 325 —
la peau jaune s'est ensuite élevée sur les débris
de celle de la peau blanche. Oui, il n'est que trop
vrai, les mulâtres, grâce aux avantages qu'ils
avaient sous l'ancien régime d'une petite éduca-
tion première, ont prétendu à une certaine supé-
riorité intellectuelle sur les noirs, et ceux-ci leur
rendent mépris pour mépris.
« On a beau s'en défendre, il faut le dire tout
haut, afin que chacun connaisse bien la pente du
précipice, il y a ici deux castes; et le gouverne-
ment (celui du président Boyer), tel qu'il est, loin
de les fondre l'une dans l'autre avec habileté, les
a mises en hostilité.
« A la moindre opposition de la classe jaune,
le pouvoir, pour se défendre, lui fait entendre ces
coupables paroles : « Prenez garde, restons unis,
ou les nègres vont nous dévorer. »
« En vain se rapprochent les deux classes dans
la vie officielle, elles restent séparées de fait. Je
ne dis pas que leur éloignement l'une de l'autre est
chose avouée, je dis qu'il existe. Extérieurement,
les relations entre noirs et jaunes sont sur un pied
d'égalité parfaite; hors du forum ils vivent à part.
J'ai assisté à dés bals, à des dîners, et nulle part
je n'ai vu de mélange. J'ai été reçu dans quelques
familles, et dans aucune je n'ai vu de mariages de
fusion, du moins sont-ils tout à fait exception-
nels. »
Aujourd'hui ces mariages de fusion ne sont ni

— 326 —
exceptionnels, ni même rares. Dans les bals, dans
les diners, dans les cercles, dans les fêtes offi-
cielles, dans les réunions artistiques et littéraires,
elle existe cette égalité parfaite entre noirs et
jaunes qui n'existait avant 1843 « que dans le fo-
rum ».
Ce mouvement, commencé avec le gouverne-
ment de Faustin 1er, a continué sous Geffrard et se
continue depuis lors.
« L'ignorance générale, on le conçoit sans peine,
disait encore M. Schœlcher, contribue à entrete-
nir ce funeste préjugé. Des jeunes gens de couleur,
bons et sincères, nous ont avoué qu'en conscience
ils se croyaient foncièrement et organiquement
supérieurs aux nègres, quoique, par une inconsé-
quence que l'orgueil explique très bien, ils ne se
croient pas inférieurs aux blancs. Et chez ces
jeunes gens, nous le pouvons attester, il y avait
bien moins de sotte vanité qu'une absence com-
plète de principes philosophiques, par suite d'un
défaut total d'instruction. En effet, ceux qui ont
été élevés en Europe ne partagent point de telles
erreurs. >
Le nombre de ceux qui ont été élevés en Europe
s'est énormément accru depuis lors, et ils n'ont
pas peu contribué à s'inscrire tous pour faire la
guerre à l'inepte coutume qui consistait à séparer
deux fractions d'un même tout.
« D'autres nous ont dit qu'ils n'épousaient pas

— 327 —
de négresses parce qu'elles étaient trop peu éclai-
rées ; mais nous ne les avons pas crus, car l'éduca-
tion des femmes étant ici absolument nulle, il n'y
a pas une seule demoiselle de couleur qui ait un
esprit plus cultivé qu'une demoiselle négresse.
Jaunes ou noires, les Haïtiennes qui savent lire
couramment sont des exceptions. »
Tout cela est aujourd'hui changé ou en voie de
changement. Les progrès accomplis dans l'instruc-
tion publique en Haïti depuis tantôt vingt-cinq
ans sont vraiment merveilleux. « Les enfants des
autres villes de la République, ai-je dit, se rendent
en foule à la capitale pour y achever leurs études ;
les écoles rurales couvrent l'île, et des jeunes filles
même traversent le large Atlantique pour venir
compléter leur éducation en France (1). »
Actuellement et dans les villes, les enfants du
peuple qui n'ont pas passé par l'école primaire
sont peu nombreux. Malheureusement on ne les
force pas à y rester assez longtemps. Le ministre
actuel de l'Instruction publique va bientôt appli-
quer en Haïti la loi sur l'enseignement primaire
obligatoire qui vient d'être votée par le Parlement
français. Le certificat d'études primaires sera
bientôt exigible avant que l'enfant puisse quitter
les bancs de l'école.
(1) Les Détracteurs de la Race noire. Paris, 1882, pages 19

— 328 —
« Quifaut-il accuser de cette scission? continuait
M. Schœlcher. Ne sont-ce pas les sang-mêlés qui en
sont les vrais coupables ? N'était-ce pas à eux à dis.r
siper les ténèbres, puisqu'ils étaient les plus éclai-
rés, puisqu'ils avaient le pouvoir en main?Pour-
quoi existe-il deux couleurs aujourd'hui qu'ils com-
mandentquand, auxjoursdesbatailles, la nation ne
faisait qu'une armée de frères? Lorsquela Constitu-
tion de 1804, celle qui accompagna l'acte d'indépen-
dance, déclare « que tout Haïtien sera connu sous
la dénomination générique de noir » (1), lorsque,
sous Dessalines, tous les mulâtres se vantaient
d'être nègres, pourquoi ont-ils fait qu'un ennemi
puisse encore' trouver des éléments de troubles
dans ces tristes et fatales distinctions?... C'est dans
le fait du gouvernement de couleur qu'il faut cher-
cher l'origine de l'établissement de ces divisions.
Il a dû, pour se soutenir, devenir une faction,
créer à son profit des intérêts différents de ceux du
peuple, et c'est là aussi l'origine et l'explication
de son affreuse politique. Redoutant les masses
noires, il éloigne d'elles avec soin l'éducation qui
leur donnerait le sentiment de leur dignité ; il les
abandonne à un clergé corrompu auquel elles
(1) « Toute acception de couleur parmi les enfants d'une seule et
même famille dont le Chef de l'Etat est le père, devant nécessaire-
ment cesser, les Haïtiens ne seront désormais connus que sous la
dénomination générique de noirs. » Article 14 de la Constitution de
1804.


— 329 —
ont foi et qui les démoralise ; il les maintient dans
la paresse, qui affaiblit le corps ; dans l'ignorance,
qui appauvrit la tête, afin de les dominer toujours
sans qu'elles aient la pensée ni la faculté de son-
ger à reprendre la puissance. La nation, caressée
dans les goûts d'indolence communs à tous les
peuples sans lumière, aime un pouvoir qui flatte
ses vices; et plus elle dégénère, plus son abrutis-
sement sert à la rendre maniable. La pauvreté, la
paresse et l'ignorance sont devenus des moyens de
gouvernement dans les mains de cette administra-
tion sacrilège. Les esprits plus nobles qui tentent
de sauver le pays ne trouvent nul ressort dans les
âmes, ou sont bien vite écrasés par une armée nom-
breuse dont la stupidité assure l'aveugle obéissance.
« Avilir et dégrader un peuple pour le dominer,
c'est la conception la plus hideuse qui se puisse
imaginer. Eh bien ! c'est ce qu'on voit en Haïti.
Christophe assassinait comme un barbare, Boyer
infiltre lentement le poison comme un bourreau
raffiné.
« Si l'on en croit ce que disent encore aujour-
d'hui les jaunes, Toussaint a tué 22,000 mulâtres,
Christophe 1:5,000 et Dessalines 15,000 ; à eux trois
52,000 ; personne n'ignore cependant que la popu-
lation jaune de Saint-Domingue, y compris les
femmes et les enfants, ne s'élevait pas à plus de
40,000 âmes en 1789, et qu'il en périt un grand
nombre dans leurs démêlés avec les blancs! »

— 330 —
Que mon lecteur veuille relire la citation faite
en l'autre chapitre de cette précédente phrase par
M. de Feissal. Il pourra se convaincre par lui-
même de l'excessive bonne foi avec laquelle il l'a
tronquée. — Il commence à faire mauvais de falsi-
fier les textes quand il s'agit de l'Histoire d'Haïti.
Les Haïtiens commencent à avoir l'outrecuidante
prétention de ne plus vouloir qu'on défigure la vie
de ces grands cœurs qui, de leur sang, leur ont fait
une patrie.
« Rigaud, d'après Schœlcher, Rigaud souleva
malheureusement une guerre de caste entre les
émancipés. 11 y eut beaucoup de sang répandu de
part et d'autre, et les mulâtres, qui n'épargnèrent
pas les nègres quand ils le purent, accusent au-
jourd'hui les chefs noirs d'avoir voulu les exter-
miner. Une preuve sûre que les nègres ne le vou-
laient pas, c'est qu'ils ne l'ont pas fait, car ils étaient
dix contre un, et si les mulâtres comptaient chez
eux les intrépides par centaines, les nègres trou-
vaient au milieu d'eux des téméraires par milliers.
Rien n'est donc moins démontré que la prétendue
volonté qu'auraient eue Christophe, Toussaint et
Dessalines d'anéantir la race jaune ; mais il est
constant que Boyer, à l'imitation de Pétion, assas-
sine intellectuellement la race noire.
«Le gouvernement de Boyer est quelque chose
de bien plus infâme qu'un gouvernement de vio-
lence et de compression. Il n'est pas arrivé au des-

— 331 —
potisme en brisant les membres du corps popu-
laire, mais en l'affaiblissant; il ne tue pas, il
énerve. »
A l'excuse du gouvernement de Boyer, on peut
alléguer que le roi Charles X, son contemporain,
ne pensait pas autrement que le président haï-
tien sur le chapitre de l'éducation du peuple.
Que si Boyer, dans un but de politique étroite,
fit fermer l'Université de Santo-Domingo, ainsi
que les Académies et les écoles que Christophe
avait fondées dans le Nord, Charles X fit fermer
l'École normale à Paris : cela, parce qu'il craignait
l'esprit libéral de cette école.
La loi en vertu, de laquelle fut établie une école
primaire dans chaque commune de France est de
1833 ; auparavant ces écoles étaient très peu nom-
breuses et surtout très inégalement réparties sur
tout le territoire du royaume français. Certes,
Haïti, dont l'indépendance était reconnue depuis
1825 seulement, et dont beaucoup de ceux qui l'ad -
ministraient alors avaient été élevés au temps
monstrueux de l'esclavage, pouvait, jusque dans
une certaine mesure, ne pas être plus avancée,
sur ce point, que son ancienne métropole, et moins
qu'elle comprendre les bienfaits d'une éducation
nationale généralisée. N'oublionspas qu'Haïti était
écrasée de 1825 à 1838 sous le poids d'une dette de
150 millions,et de 1838 à 1843 de 60 millions : n'ou-
blions pas que son Budget général, à cette époque,
23

— 332 —
oscillait entre 13 à 20 millions en moyenne. Qui
ne sait d'ailleurs que le mouvement de la culture
intellectuelle des masses part des Etats-Unis et
que l'Europe ne l'a adoptée que depuis cinquante
ans?
Je ne veux nullement faire l'apologie du gouver-
nement de Boyer, mais la philosophie historique
et l'histoire comparée veulent qu'on tienne compte
des tendances philosophiques durant le règne des-
quelles un homme d'Etat est né, a grandi, a vécu
et a fourni sa carrière politique.
On a prêté aux divers chefs qui ont gouverné
Haïti foule de mots absurdes ou puérils, mots faits
après coup et auxquels, certainement, on ne peut
accorder aucune créance tant ils sont invraisem-
blables d'ineptie, de lâcheté ou de méchanceté.
Je n'hésite pas à dire, pour ma part, que Boyer fut
plus ignorant des véritables intérêts d'une démo-
cratie naissante ou entraîné par les circonstances
et les préjugés de son époque que dominé par les
siens propres et sciemment pervers.
En tout cas, aujourd'hui, en 1882, voici ce qu'on
peut lire dans l'Exposé général de la situation fait
au Parlement haïtien, le 6 Juillet dernier, par le
général Salomon, président d'Haïti :
« Du jour où l'Assemblée Nationale, dans la li-
« bre manifestation de sa volonté, m'appela à la
« présidencede la République, je n'ai jamais perdu
« de vue qu'il incombait à mon gouvernement

— 333 —
« d'ouvrir à la jeunesse haïtienne les portes des
« écoles nationales... Il comprend avec vous, Mes-
« sieurs, que seule l'instruction publique est la
«gardienne de l'autonomie des jeunes Républi-
« ques... Répandre l'instruction dans les couches
«les plus profondes du peuple, faire suivre aux
« masses le mouvement ascensionnel du progrès,
« c'est non seulement défendre les principes éter-
« nels de l'humanité, mais c'est encore illuminer
« d'un rayon de bonheur la nuit ténébreuse de
« l'ignorance et de l'erreur... Le pays s'impose de
« lourds sacrifices pour faire triompher l'œuvre
« de moralisation qu'il a entreprise... Répandons
« à pleines mains les bienfaits de l'enseignement
« sur les populations des campagnes, si dignes à
«tous égards de la sollicitude du gouvernement.
« Excitons leurs sympathies en faveur de l'instruc-
« tionpublique, en leur faisant comprendre qu'elles
« doivent largement en bénéficier. Voilà la sainte
« croisade àlaquelle je convie tous ceux qui portent
« à la Patrie un intérêt sincère. Plusieurs écoles
« rurales nouvellement créées sont venues aug-
« menter le nombre déjà existant. Si jusqu'à ce jour,
« nous sommes encore loin d'atteindre le chiffre
« de cinq cent deux (502) voté par les Chambres,
« cela tient à la grande difficulté qu'entraîne la
« construction des locaux destinés à recevoir les
« directeurs. »
D'après ce document officiel et tout récent, le ta-

— 334 —
bleau des douze circonscriptions scolaires de la
République offrait 105 écoles urbaines de garçons?
97écoles urbaines de filles et 226écoles rurales, tou-
tes ensemble donnant une instruction absolument
gratuite à 17,197 enfants dans les villes et à 6,548
enfants dans les campagnes soit en tout à 23,745
élèves.
Le document officiel ne donne pas le chiffre des
élèves qui fréquentent les écoles supérieures de de-
moiselles, les écoles particulières de garçons et de
filles, les lycées de la République, le Séminaire-
Collège de Port-au-Prince, l'Ecole de Musique,
les Écoles de Peinture, de Pharmacie et de Méde-
cine établies à la Capitale.
Et l'exposé ajoute : « A côté de tout ce qui a été
« fait il reste au gouvernement beaucoup à faire !
« A mi-chemin il découvre toute l'étendue qu'il lui
« reste à parcourir : des horizons nouveaux s'ou-
« vrent devant ses regards. »
Ces horizons seront franchis, car le ministre ac-
tuel de l'Instruction publique, M. François Mani-
gat, avec « l'activité dévorante et la volonté iné-
branlable qu’il met au service de sa patrie, relèvera
Vinstruction publique en Haïti ». On peut l'en
croire, car il comprend toute la grandeur de sa
tâche, toute la beauté, toute l'immensité et toute la
sainteté de sa mission.
M. Schœlcher reprenait encore — en 1843 — :
«Dans les querelles entre noirs et jaunes portées

— 335 —
devant le président de la République, Pétion don-
nait toujours raison au noir presque sans examen,
disant ensuite à l'homme de sa caste : « Vous sa-
vez bien qu'il faut ménager ces gens-là. » Et pour
première preuve qu'il avait tort d'accepter le pou-
voir, lui, homme jaune, au milieu d'un peuple
nègre, il répondait à ceux qui lui reprochaient sa
conduite : « Eh ! ne voyez-vous pas que le colosse
noir est prêt à nous écraser, et que nous ne pou-
vons le dompter qu'en le flattant. » Les gouverne-
ments de Pétion et de Christophe usèrent beau-
coup de papier à s'accuser l'un l'autre. Les écri-
vains de la République appelaient Christophe un
monstre et ceux du royaume appelaient Pétion un
lâche. Le général Prévost, un des ministres de
Christophe, écrivit entre autres, lel8 Février 1815 :
« Pour combattre le roi, qui voulait faire avec
raison de cette guerre une guerre de couleur, et
pour miner en même temps sa puissance, qui dé-
veloppait une grande sévérité d'organisation, Pé-
tion laissait faire aux noirs tout ce qui leur plai-
sait ; et plus l'autre sévissait pour obtenir l'ordre,
plus Pétion relâchait. Il put ainsi tenir contre un
ennemi plus actif, plus entreprenant, mais, ce fut
au prix de la moralité de son peuple qu'il corrom-
pit en ne lui imposant aucun frein, en ne lui don-
nant aucune bonne habitude à l'époque même où,
jeune encore, il était plus opportun et plus facile
de les lui inculquer. »

— 336 —
Et M. Schœlcher ajoute :
« S'il est quelque chose de plus haïssable qu'un
civilisateur tyran et sanguinaire, n'est-ce pas un
chef de peuple qui déshonore la liberté et avilit
l'espèce humaine en donnant carrière aux vices de
la licence ?
« Et, il faut le dire, cette politique de laisser
passer, qui fut celle de Pétion, qui est celle de
Boyer, devra rester celle de tous ceux de leur caste
qui les remplaceraient. C'est le châtiment infligé
à l'ambition de la classe de couleur de ne pouvoir
régner que parla misère sur l'ignorance, au milieu
des ruines. Il ne faut pas s'y tromper, en effet, si
la République est tombée au degré où on la voit
sous l'administration des hommes jaunes, ce n'est
ni à leur incapacité, ni à leur méchanceté natives,
comme disent les ennemis du sang africain, qu'il
faut s'en prendre, mais à leur position. Tant qu'ils
conserveront le pouvoir, ils seront invinciblement
condamnés par la peur à perpétuer la licence. Ce
que nous disons est si vrai que bien des gens de
cette classe, qui sentent le mal et déplorent la
honte de leur état, n'osent remuer et s'arrêtent
dans tout projet de réforme, parce que, disent-ils,
« si nous renversions la puissance qui étouffe la
République et nous perd dans l'opinion du monde
civilisé, la révolte tournerait au profit des noirs ».
« Ayez donc, vous, hommes jaunes, le courage
d'abandonner les rênes, puisqu'il vous est impos-

— 337 —
sibledeconduire le char. Songez que vous ne pour-
rez jamais rien faire de bien, et que toute action
énergique que vous voudriez exercer, pour relever
le peuple noir avili, serait considérée par lui comme
un acte d'oppression de l’aristocratie mulâtre, et le
mènerait à la révolte (1). Tant que le gouverne-
ment normal d'Haïti, un gouvernement de la ma-
jorité, c'est-à-dire un gouvernement noir; ne sera
pas établi, la République vivra d'une vie précaire,
fausse, misérable et sourdement inquiète. Laissez
venir un nègre et tout change de face. Il peut
attaquer les vices de front sans rien craindre, il
peut agir avec vigueur, car les masses ne sauraient
avoir contre lui les défiances toujours éveillées qu'il
vous faut redouter, les susceptibilités qu'il vous faut
ménager (2).
« Quant aux violences meurtrières, dont, sincè-
rement ou non vous vous alarmez, elles ne sem-
blent plus possibles, d'abord parce que les mœurs
adoucies y répugnent naturellement, et ensuite
parce que les noirs, formant les sept huitièmes de
la population, n'auront rien à craindre d'une mino-
rité devenue paisible et bienveillante.
« La société haïtienne secouerait alors rapide-
ment la dégradante torpeur où elle végète, et les
(1) Ces mots sont soulignés dans Schœlcher.
(2) Ceux-là, aussi sont soulignés dans l'ouvrage de M, Schœl-
cher.

- 338 —
hommes de bonne volonté oseraient attaquer les
abus, sans avoirpeur des révolutions dont un peu-
ple inculte pourrait mal user.
« Qu'avez-vous fait pour la jeune nation que
vous vous êtes chargés de conduire ? Plus d'écoles :
celles que Toussaint et Christophe avaient ouver-
tes, vous les avez fermées volontairement; plus
de routes, plus de commerce, plus d'industrie
plus
d'agriculture,
plus
de
relations
avec
l'Europe, plus d'organisation, plus de société,
plus
rien, il ne reste
rien.
Saint-Domin-
gue a disparu, mais Haïti n'est pas encore.
La République s'est arrêtée au milieu des décom-
bres laissés par la guerre de l'Indépendance. N'est-
ce pas vous, vous seuls, ses chefs actuels, qui
l'avez frustrée des progrès dont elle devait réjouir
l'humanité, de la couronne de civilisation dont son
front noir est encore tristement privé ?
« Les intérêts et la gloire de la nation, comme
votre propre salut, exigent le sacrifice que nous
vous demandons; il sera beau, car vous êtes les
plus forts aujourd'hui ; on vous louera d'abdi-
quer pour la République. Si vous ne renoncez
pas de vous-mêmes, vous ne sortirez pas de la
fange d'une semi-barbarie et vous tomberez tôt ou
tard avec l'anathème du monde civilisé. Ne le savez-
vous pas : l'obscurantisme n'a qu'un temps et |
n'est plus de boisseau que la lumière ne puisse in-
cendier? Les noirs éclairés gardent un morne

- 339 —
silence ; ils n'expriment pas une plainte, mais ils
observent et rien ne leur échappe. « On prend,
disent ceux qui consentent à livrer leur pensée, on
prend, il est vrai, de temps à autre, quelques-uns
d'entre nous pour les placer, afin de ne nous point
trop blesser; ceux de nos vieux généraux de l'in-
dépendance que l'on n'a pas fusillés n'ont pas
perdu leurs grades. Mais pourquoi la classe jaune
remplit-elle les principales fonctions, les minis-
tères, les sièges des tribunaux, toutes les avenues
du pouvoir ? Pourquoi, elle seule tient-elle les clefs
du pays? Pourquoi, dans le Sénat composé de
vingt-quatre membres, compte-t-on seulement
quatre ou cinq nègres? Nous sommes en immense
majorité dans la nation, en très petite minorité
dans les charges publiques , la proportion ne se
rétablit que dans les geôles et dans les bas rangs
de l'armée. En vérité la balance n'est pas égale, et
elle restera longtemps inégale, car loin de prépa-
rer un meilleur avenir pour nos enfants, par un
bon système d'instruction générale, on éloigne de
nous la lumière
»
« Les jeunes gens de la classe privilégiée, fait
en terminant le négrophile français, valent mieux
que les vieillards. Ils ont une intelligence plus
large des besoins de la patrie ; ils pourront peut-
être la sauver quand les affaires tomberont natu-
rellement entre leurs mains. Nous en avons connu
plus d'un qui regardent comme un devoir de répa-

— 340 —
rer le mal de leur gouvernement, et qui veulent
mettre des talents réels au service des idées les
plus généreuses. Puissent-ils réussir bientôt! Il
suffit d'un jour, d'une heure, d'une volonté heu-
reuse pour acheminer d'un seul coup vers la civi-
lisation ce peuple, le meilleur et le plus docile de
la terre (1). »
Cette volonté heureuse que M. Schœlcher de-
mandait en 1843, nous l'avons eue dans le prési-
dent Geffrard. Nous l'avons à nouveau, incarnée
dans la personne du président actuel, le général
Salomon.
Saladin Lamour (Vie d'Alexandre Pétion) et
Alexandre Bonneau (Haïti. Ses progrès. Son ave-
nir) ont déjà effleuré ces questions et n'ont point
conclu sur elles de la même façon que M. Schœl-
cher.
Voici ce que j'écrivais en Janvier 1882 : « Haïti
est actuellement gouvernée par deshommes d'Etat
probes, éminents, et qui ont déjà fait leurs preu-
ves comme patriotes et comme administrateurs.
Ils ont lancé leur pays pour toujours, espérons-le,
dans la voie de la civilisation ininterrompue, de
la paix et du travail.
« Depuis quelque temps, Haïti fait partie de
l'Union internationale des postes, de l'Union mo-
(1) V. Schœlcher. Colonies étrangères et Haïti. Paris, 1843. Cha-
pitre V, pages 219 à 245.

— 341 —
nétaire latine, de l'Union du Mètre Français. La
République possède aussi une Banque nationale
en plein fonctionnement. »
Et, en Février dernier, je signais lapage suivante
que je détache du volume intitulé les Détracteurs
de la race noire et de la République d'Haïti : « D'un
autre côté, en Haïti, les subtiles distinctions de
castes et de couleur qui avaient été soigneuse-
ment établies dans un but politique par les colons
français et machiavéliquement maintenues par
les agents de la métropole dans l'ancienne
Saint Domingue — par l'agent Hédouville, entre
autres — ces puériles, mesquines et absurdes dis-
tinctions de castes ou de couleur ont presque
complètement disparu.
« Elles ont disparu devant la lumière qui
s'est faite dans les cerveaux — résultat dû à
la propagation de l'instruction publique — et
devant l'unification du type haïtien, unification
qui est l'œuvre du croisement qui s'est opéré et
s'opère chaque jour davantage entre les enfants
de Quisqueya, entre les membres qui composaient
la majorité et la minorité de la famille haïtienne
au moment de la formation politique de l'Etat
d'Haïti.
« Aujourd'hui, dans la grande République noire
de la mer des Antilles, c'est à peine si le sociolo-
gue, ce physiologiste de la société, peut, d'une
oreille exercée et attentive, arriver à percevoi

— 342 -
en auscultant le poumon du peuple, les râles affai-
blis — râles de convalescence, crepitans redux —
de cette maladie qui s'est nommée préjugé de caste.
C'est à peine si l'œil sagace de l'homme d'Etat, ce
psychiâtre d'une nation, peut rencontrer et obser-
ver dans les moments de crises politiques aiguës
(élections législatives, élections présidentielles)
des cas sporadiques de cette curieuse et sin-
gulière maladie de l'intelligence qu'on appelle
préjugé de couleur. Cela ne se peut observer
que chez quelques rares esprits bornés, super-
ficiels, ignorants ou monstrueusement pervers
quoique éclairés, ou bien encore dans quelques
âmes faibles, emplies de visions ou de chimères et
affolées par la peur de dangers imaginaires.
« Aujourd'hui — si les Haïtiens instruits pou-
vaient avoir des préjugés — on pourrait dire qu'il
n'y a plus à Quisqueya qu'un seul préjugé : celui
du savoir (1). »
Et maintenant sortons d'Haïti.
Il y a un autre livre de M. Schœlcher dont je
recommande vivement la lecture à mes compa-
triotes et à mes congénères, à quelque nationalité
que ceux-ci appartiennent : c'est le volume qui
(l) Les Détracteurs de la Race noire, etc., chez Marpon et Flam-
marion, éditeurs. Paris.

— 343 —
a été publié en 1842 et qui a pour titre : Colonies
françaises.
La question des préjugés de couleur y est traitée
avec une vigueur de touche et une science dont on
chercherait vainement les traces chez tous ces vir-
tuoses du lieu commun et de la banalité qui se
donnent trop souvent la mission de découvrir les
Antilles et de les présenter à l'Europe... après
Christophe Colomb, Herrera, Dutertre, Charle-
voix, Moreau de Saint-Méry et Dessales.
Au chapitre XIII de ce volume, celui qui, en
1848, devait abolir l'esclavage dans les colonies
françaises, s'exprimait ainsi sur le compte du pré-
jugé de couleur qui règne dans ces colonies depuis
Louis XIV :
« Avant de passer outre, nous croyons utile d'en-
visager ce préjugé entièrement spécial aux colo-
nies.... Le préjugé de couleur était indispensable
pour une société où l'on introduisait des escla-
ves d'une autre espèce d'hommes que celle des
maîtres, Le salut des maîtres blancs, disséminés
au milieu d'un nombre tricentuple d'esclaves noirs,
résidait dans la fiction de leur supériorité sur ces
derniers, et par suite dans la seconde fiction de
l'inhabileté des noirs à jamais acquérir cette supé-
riorité. Il dérivait de là forcément que tout indi-
vidu qui aurait du sang inférieur dans les veines
ne devait plus pouvoir aspirer à l'égalité avec ceux
de la classe à sang noble : la dégradation du mulâ-

— 344 —
tre n'était qu'un écho de l'asservissement du noir;
une nécessité de logique.
« Afin d'échapper à l'ignominie, les gens de
couleur, qui ne se piquèrent jamais de réagir con-
tre le mal tout d'imagination dont ils étaient frap-
pés comme leurs mères, firent individuellement
de grands efforts, dès le principe, pour se décla-
rer de race indienne (les Indiens n'étant point en
esclavage on n'avait pas eu besoin d'avilir leur
sang, et ils ne cessèrent jamais de jouir de tous les
privilèges attribués à la race blanche) ; mais les
mulâtres, à moins d'employer d'actifs moyens de
corruption dans les bureaux de la métropole, ne
parvenaient point à obtenir l'honneur d'avoir été
portés dans les flancs d'une caraïbesse plutôt que
dans ceux d'une négresse..,
« Par rapport au préjugé, comme sur tout autre
point, nous ne sommes ni plus ni moins avancés
que les autres nations. Nous sommes même d'une
mansuétude admirable,comparativement aux Amé-
ricains, que l'on peut considérer, il est vrai, comme
les maîtres les plus farouches de la terre. Dans
l'Etat du Mississipi il y a encore cinquante pré-
tendus crimes pour lesquels un esclave peut être
mis à mort, il n'y en a que douze pour les blancs !
En Virginie, environ soixante-dix pour les noirs,
pas un n'expose les blancs.... En vertu d'un acte
de 1830, passé à la législature de la Louisiane :
« Tout blanc convaincu d'avoir écrit ou imprimé

— 345 —
des pièces, outenu des propos tendant à affaiblir le
respect prescrit aux gens de couleur envers les
blancs, ou à effacer la ligne de démarcation que la
loi a établie entre les diverses classes de la société,
est condamné à l'amende, à l'emprisonnement,
et, l'emprisonnement expiré, à l'exil.»
On peut croire que le préjugé de couleur dispa-
raîtra de toute la terre, quand on aura suivi par-
tout où il a existé l'exemple que trace en ce mo-
ment la République des Etats-Unis : « Quand on
pénètre dans une salle d'école à Boston, une chose
frappe d'abord la vue : c'est la grande quantité
d'enfants nègres mêlés aux enfants blancs. Ces pe-
tites têtes crépues, avec leurs dents blanches et
leurs yeux brillants, donnent un aspect très pit-
toresque à l'école. Ce ne sont pas les élèves les
moins intelligents et les moins [précoces, ni ceux
dont les maîtresses se louent le moins. » (Othenin
d'Haussonville. A travers les Etats-Unis. — Revue
des Deux Mondes, Septembre 1882.)
Autre fait qui marque le chemin accompli dans
ces dernières années :
« Il commence à se former dans le Sud des Etats-
Unis des écoles mixtes, où les enfants blancs et
les enfants noirs s'asseyent sur les mêmes bancs.
L'Atlantic croit que ce mélange, qui est encore à
l'état d'exception, ira en se généralisant. On cite
l'exemple d'une école blanche, où quelques enfants
de couleur furent admis peu de temps après la

— 346 —
guerre de Sécession. La moitié des élèves blancs
quittèrent le jour même ; mais peu à peu ils re-
vinrent, et, depuis lors, les deux races ont vécu
côte à côte, en classe, au réfectoire, à la chapelle.
Il y a eu quelques difficultés au début; aujour-
d'hui les relations sont parfaitement cordiales.
« Les écoles mixtes permettent de comparer les
facultés intellectuelles des deux populations. Les
nègres apprennent le commencement de toute
chose avec une rapidité surprenante ; mais, jus-
qu'à présent, ils semblent peu propres aux études
qui exigent une tension de l'esprit forte et pro-
longée. Cela viendra peut-être, quand ils auront
derrière eux plusieurs générations cultivées. Ils
sont doués pour l’éloquence d'une façon merveil-
leuse. On rencontre parmi eux un grand nombre
d'orateurs du premier ordre qui, sans savoir un
mot du sujet dont ils parlent, ont le don de per-
suader et d'entraîner la foule. » (L’Instruction pu-
blique aux Etats-Unis. -— Revue Politique et Litté-
raire du 23 Septembre 1882.)
Plongeons plus avant dans cet océan de fange
morale.
Autrefois, dans les colonies françaises, il était
défendu aux blancs d'épouser les négresses... en
légitimes nœuds. — Ordonnance du 20 Avril 1711,
renouvelée en 1778 et décret du Premier Consul du
30 Pluviôse an XI. — Un règlement en date du
30 Avril 1764, en son article 16, fait défense ex-

— 347 —
presse « aux nègres et à tous gens de couleur, li-
bres ou esclaves, d'exercer la médecine ou la chi-
rurgie, ni de faire aucun traitement de malade,
sous quelque prétexte que ce soit, à peine de
500 livres d'amende pour chaque contravention et
de punition corporelle selon l'exigence des cas
Un arrêt du 9 Mai 1765 défend d'employer les gens
de couleur dans les offices de notaires, greffiers,
procureurs et huissiers. Un arrêt du 14 Octobre
1726 empêche à un mulâtre d'avoir la tutelle d'une
blanche « vu sa condition ».
Il fut défendu aux hommes de couleur, même li-
bres, de s'habiller comme les blancs (règlement
d'administration du 9 Février 1779). L'article 6 du
règlement du 6 Novembre 1782 fait défense ex-
presse aux curés et officiers publics de qualifier
aucunes gens de couleur, libres, du titre de sieur
et dame. « En 1762, les arrivages de farine ayant
manqué, il y eut au Cap une espèce de disette à
propos de laquelle le juge de police de la ville prit,
le 17 Avril, un arrêté qui défendait aux boulangers
de vendre du pain aux gens de couleur, même li-
bres, à peine de 500 livres d'amende... « La reli-
gion catholique, elle-même, dit Schœlcher, malgré
ses prétentions à la fraternité, s'est humblement
mise au service de l'œuvre diabolique. Dans les
cimetières qu'elle consacre, dans ce dernier asile
des hommes, dans ces domaines du néant où la
véritable égalité commence, elle a permis qu'il y
24

— 348 —
eût le côté des libres et le côté des esclaves : elle
a ouvert deux portes, celle des libres et celle
des esclaves ! La destruction seule, en rédui-
sant tout en poudre au sein de son mystérieux
empire, parvient à rapprocher maîtres et servi-
teurs pour l'éternité !... » (Page 183. Des Colonies
françaises.)
Au chapitre XIV, on lit encore : « Le préjugé
de couleur est aussi vivace que jamais et porté
à un point dont il faudra garder des preuves
authentiques, si l'on veut que l'avenir y croie. On
voit aux colonies des gens froids, calmes, éclairés,
sans aucune bizarrerie d'esprit, en un mot dans
tout leur bon sens, qui ne consentiraient pour rien
au monde à dîner avec un nègre ou un sang-mêlé
quel qu'il fût.
« Lorsqu'au théâtre de la Guadeloupe nous vî-
mes toute la salle battre des mains à l’ Antony de
M. Alexandre Dumas, nous ne pûmes réprimer un
mouvementde pitié, en pensant que ceux-là mêmes
qui applaudissaient à l'œuvre se croiraient dés-
honorés s'ils rencontraient l'auteur dans un sa-
lon, et que toutes ces femmes, si émues à l'enten-
dre peindre les passionsqui les agitent, rougiraient
de honte, seulement à l'idée de figurer avec lui
dans une fête. Des créoles se sont engagés, avec
quelques capitaines de navire, à passer sur leurs
bords, à la condition que ces capitaines n'y pren-
draient jamais des gens de couleur. Un homme de

— 349 —
cette classe ne saurait entrer dans un café, sans
que ce soit matière à scandale. Pendant notre sé-
jour à la Guadeloupe, il y en eut un qui vint dîner
à l'hôtel de la Pointe-à-Pitre ; il était si blanc de
peau que le restaurateur le tint pour un honnête
homme, mais quelques habitués l'ayant reconnu,
ils exigèrent qu'on l'engageât à ne plus revenir si
l'on voulait les conserver eux-mêmes. »
Le passage suivant est pour qu'on le mette sous
les yeux de M. Meignan et de ceux qui pensent
comme lui.
En 1842, les hommes de couleur et noirs libres
étaient, à la Martinique et à la Guadeloupe, dans
un état de misère que M. Schœlcher attribuait à
deux causes : « d'abord leur naissance, leur dé-
chéance sociale, ensuite la politique de l'ancien
système, qui, voulant leur abjection et craignant
qu'ils n'acquissent trop de force par l'argent, leur
ferma les portes de l'éducation et des richesses, en
les déclarant inhabiles à hériter des blancs et à
recevoir des donations ». (Lettres patentes du roi,
5 Février 1726.)
L'auteur que je cite raconte encore que, vers
1842, le conseil de la Guadeloupe laissa fermer une
institution d'enseignement supérieur qu'avait fon-
dée dans cetteîle M. l'abbé Angelin. en lui refusant
une subvention, car: « Ou l'institution devien-
drait publique, et alors elle périrait sous l'influence
de répugnances sociales que le temps n'a point en-

— 350 —
core effacées (ainsi parlait le procureur-général),
ou elle conserverait le caractère d'une institution
particulière; mais alors comment justifier une
avance faite dans l'intérêt d'une partie de la popu-
lation sur un fond auquel tous contribuent?... »
« Mais le même conseil qui vient de refuser l'al-
location, parce que les jeunes gens de couleur
pourraient s'instruire, ose voter tous les ans des
fonds pris sur les contribuables de toutes couleurs
(10,000 francs, je crois), pour une espèce de cou-
vent des dames de Saint-Joseph où ne sont élevées
que des filles blanches, et dont il nous est assuré
que les portes sont fermées aux filles sang mêlé!
Bien mieux, quoique ces couvents relèvent comme
nos collèges de l'administration, qui peut y dispo-
ser de dix bourses, l'action des blancs sur elle est
si puissante, le vieux système colonial est encore
si respecté, qu'à la Guadeloupe comme à la Marti-
nique, l'autorité circonvenue, incertaine, pusilla-
nime, n'a jamais eu le courage ni l'équité d'en
donner une à quelque pauvre fille négresse. On ne
sait vraiment de quoi s'étonner davantage, ou
de voir les gouverneurs et directeurs des colonies
se faire ainsi les complices des gothiques préten-
tions d'une caste peu généreuse, ou de voir la mé-
tropole ne leur pas imposer la justice au moins en
cela.
« Ces indignes faiblesses du pouvoir colonial
vont jusqu'à l'inhumanité. A Saint-Pierre, l'hos-

— 35l —
pice d'orphelins et d'enfants trouvés ne reçoit que
des blancs, et repousse impitoyablement tout pe-
tit malheureux de couleur.
« Ceux-là ont toujours, à quelque âge que ce
soit, la ressource de se faire domestiques. » C'est
ce que nous répondit la sœur de Saint-Joseph qui
nous accompagnait dans notre visite à l'hôpital.
Bonne sœur !...
« Revenons aux hommes de la classe libre : il
faut qu'un abolitionniste le leur dise, il est urgent
de l'avouer, dans la lutte sourde qui a lieu sur la
terre des Antilles, ils nuisent eux-mêmes à leur
propre cause ; ils ne se dirigent ni avec adresse, ni
avec courage moral, ni avec la dignité qui seraix
nécessaire dans leur position. Ce que les commis-
saires de la Convention écrivaient en Juillet 93, aux
hommes de couleur de Saint-Domingue, est en-
core vrai aujourd'hui pour ceux de la Martinique
et de la Guadeloupe. « Vous avez parmi vous des
aristocrates de la peau, comme il y en a parmi les
blancs, aristocrates plus inconséquents et plus
barbares que les autres; car ceux-ci ne gardent
pas éternellement leurs fils dans les fers ; mais
vous, ce sont vos frères et vos mères que vous
voulez retenir à jamais dans la servitude. » Il n'est
que trop vrai, les mulâtres se sont courbés eux-
mêmes sous les fourches du préjugé, ils n'ont pas
moins de dédains pour les noirs, les insensés ! que
les blancs n'en ont pour eux ; et un mulâtre se fe-

-
352 —
rait autant scrupule d'épouser une négresse, qu'un
blanc d'épouser une mulâtresse !...
« Triste conséquence des erreurs humaines, elles
se commandent, elles s'enchaînent; on a sous les
yeux aux colonies une série graduée de dédains
d'une classe envers l'autre, qui serait ridicule si
elle n'était déplorable. Quiconque a des cheveux
laineux, signe essentiel de la prédominance noire
dans le sang, ne saurait aspirer à une alliance avec
des cheveux plats. Les femmes de couleur, qui ont
la chevelure crépue, s'imposent des tortures hor-
ribles en se coiffant pour la tirer de façon à laisser
croire qu'elle est soyeuse.
« Au point de vue que nous venons d'envisager,
la position des hommes de couleur ne doit natu-
rellement inspirer aucun intérêt. Nous savons bien
qu'il y a une excuse pour eux, qu'ils sont a veuglés
eux-mêmes par la maudite influence du préjugé ;
mais n'importe, en doit leur reprocher de n'avoir
pas mieux senti les leçons de la mauvaise fortune,
de ne point aimer leurs frères en souffrance. Ils se
chargent de justifier la répulsion des blancs pour
eux, par ce qu'ils éprouvent à l'égard des nègres.
Pour mériter la sympathie des hommes de bon
sens et de bon cœur, leur premier devoir serait de
se mettre de niveau avec la civilisation, et d'accor-
der aux autres ce qu'ils réclament pour eux-
mêmes.
« Cet éloignement qu'ils montrent vis-à-vis du

— 353 —
nègre est un scandale aux yeux de la raison, une
joie profonde pour leurs ennemis; et ce qui main-
tient la force des colons, ce qui perpétue leur su-
périorité, c'est précisément la haine que les sang-
mêlés ont créée par leur orgueil, entre eux et les
noirs.
« Ceux-ci les détestent, et leurs proverbes tou-
jours si admirablement expressifs ne manquent
pas contre leurs fils insolents : « Quand milate
« tini un chouval, li dit négresse pas maman li. »
-— Les gens de couleur voudraient s'élever jus-
qu'aux blancs, mais sans faire monter les noirs
avec eux, ils ne réussiront pas. L'histoire de
Saint-Domingue devrait leur être d'un meilleur
enseignement qu'on ne le voit. Les sang-mêlés
d'Haïti prêtèrent en vain leurs coupables services
à la classe blanche contre les esclaves, la classe
blanche ne fit que les mépriser davantage; ils ne
se relevèrent qu'après s'être associés aux esclaves
et tous les malheurs qu'éprouve la jeune Répu-
blique haïtienne tiennent, on peut dire, à de vieux
restants de l'aristocratie épidermique.
« Au lieu de faire effort pour se rapprocher pi-
teusement de la race blanche, les hommes de cou-
leur doivent se rapprocher fraternellement des
noirs. C'est dans une telle alliance qu'est leur
émancipation réelle. Une des raisons de la force
des blancs est leur parfaite union dans une pen-
sée commune; les sang-mêlés et les noirs sont au

— 354 —
contraire divisés et se haïssent; il faut que les
sang-mêlés se joignent étroitement avec les noirs
libres, il faut qu'ils ne forment ensemble qu'un
tout homogène.
« Il ne sera pas seulement généreux, il sera
utile d'unir les deux fortunes, et, comme firent
en 1817 les gens de couleur libres de Philadelphie
avec le vénérable James Forten à leur tête, de si-
gner le serment que nous allons transcrire. «Nous
« jurons de ne jamais nous séparer volontaire-
« ment de la population esclave de ce pays. Les
« nègres sont nos frères par les attaches du sang
« et de la souffrance, et nous comprenons qu'il
« est plus vertueux d'endurer des privations avec
« eux que de jouir pour un temps de quelques
« avantages imaginaires. »
« M. Mondésir Richard, un des esprits les plus
distingués que possède la classe de couleur, l'a fort
bien dit : « Nous ne devons attacher aucune
« importance à entrer chez les blancs, à les fré-
« quenter. Notre rôle est de viser à une fusion
« politique avec eux, pour obtenir notre part
« d'autorité locale. Quant à la fusion sociale, je ne
« la comprends à cette heure qu'avec la population
« noire. Pour mon compte je ne veux d'alliance
« qu'avec les nègres, parce que là et rien que là
« est notre force. » Ces idées sont très sages et très
saines; elles peuvent seules amener une solution
pacifique des difficultés.

— 355 —
« Les mulâtres, dans toutes leurs entreprises,
ont toujours été battus, nous ne le regrettons pas,
parce qu'ils ont toujours abandonné et oublié les
esclaves, leurs alliés naturels. Ce qu'ils ont à
faire avant tout maintenant, c'est de prendre
part à la croisade contre l'esclavage, en s'inter-
disant de posséder des esclaves. Ils ont toujours
mis d'ailleurs une insigne maladresse dans leurs
efforts pour dompter l'orgueil des blancs ; ils n'ont
pris la voie ni la plus sûre, ni la plus digne, celle
d'avoir pour leurs antagonistes les mêmes ri-
gueurs que ceux-ci leur témoignaient, de former
une société qui aurait vaincu l'autre en charité et
en noblesse de sentiments, qui se serait montrée
au monde plus douce et plus morale que l'autre,
comme firent autrefois les chrétiens contre les
païens : ce sera toujours la meilleure ressource
des persécutés pour tuer la persécution.
« Les mulâtres acceptent encore aujourd'hui
comme une sorte d'injure qu'on les appelle mu-
lâtres, il faut qu'ils s'en fassent un titre et s'en
glorifient jusqu'à ce qu'on ne connaisse plus de
différence entre eux et les blancs. M. Bissette a
constamment prêché cette excellente doctrine
dans sa Revue des Colonies; il est fâcheux qu'on
ne le veuille pas écouter.
« Les hommes de couleur d'Europe qui ont
gagné un nom sont restés parmi nous au lieu
d'aller l'offrir en exemple aux amis,en admiration

— 356 —
aux ennemis.
La postérité leur fera l'éternel
reproche de ne l'avoir point mêlé aux luttes fra-
ternelles, ce nom qu'il leur fut donné de rendre
éclatant. Les autres, bien élevés au sein des col-
lèges de France, capables de tenir un rang distin-
gué dans le monde et de communiquer à leur
classe l'éclat de leur mérite, sitôt qu'ils retour-
nent aux colonies, se dégoûtent vaniteusement de
l'infime condition où ils se trouvent, ne savent
point se suffire avec l'élite de leurs semblables ;
ils aspirent à ce qu'ils devraient mépriser, s'irri-
tent de leur solitude, et peu à peu quittent le
pays pour n'y plus reparaître. Ils veulent oublier
qu'en abandonnant la patrie, ils abandonnent
aussi la noble tâche qu'ils avaient à remplir pour
la réhabilitation de leur race; ils désertent une
cause sacrée
»
Le chapitre XV est consacré à l'étude de cette
thèse consolante: Le préjugé de couleur se perdra
dans la liberté; les deux races s'assimileront.
On y lit : « Un demi siècle suffira peut-être à
détruire les dernières traces de ces distinctions,
qui, après avoir été un crime politique, ne sont plus
qu'une sottise. Si la classe de couleur était assez
riche pour envoyer élever en Europe beaucoup de
ses enfants, la classe blanche perdrait plus vite

— 257 —
encore la seule véritable supériorité qu'elle ait et
qu'elle gardera longtemps avant que les éman-
cipés enrichis puissent faire comme elle. Les ri-
chesses aussi aplaniront bien des difficultés. Le
commerce a presque fait disparaître la guerre du
monde, il fera disparaître également le préjugé des
colonies par l'argent qu'il mettra aux mains des
marchands nègres et mulâtres ; l'argent viendra
porter là encore son niveau et diminuer les dis-
tances : des aristocrates blancs épouseront des
héritières noires, comme autrefois les marquis
ont épousé des financières.
« En écrivant ces mots, nous voyons d'avance
les créoles qui les liront hausser les épaules. —
En vérité, nous avons grand'peine à nous rendre
compte des prétendues répugnances que montrent
les colons pour les unions noires, eux que l'on
voit tous les jours déserter leurs femmes pour des
négresses. Cet impossible, qu'ils prononcent au
mot de mariage de fusion, fait, il nous semble,
peu d'honneur à leur sincérité ou à leur j ugement.
La classe de couleur avec toutes ses variétés est-
elle donc autre chose que le fruit d'unions entre
blancs et noires, unions illégitimes plus ou moins,
prolongées ; mais enfin unions indéniables? Si la
femme noire a des attraits bons pour une concu-
bine, n'est-il pas clair qu'en l'élevant bien on lui
communiquera les qualités bonnes
pour une
épouse ? Quoi ! me disait-on, vous épouseriez une

— 353 —
négresse? et l'on paraissait incrédule lorsque je
répondais affirmativement.
« L'Histoire des Antilles nous affirme pourtant
que les ancêtres de ces incrédules, presque tous
pères de petits mulâtres, que leurs ancêtres, di-
sons-nous, n'auraient point eu de ces étonne-
ments.
« Labat a vu à la Martinique des marquises, de
vraies marquises, qui étaient de bonnes et franches
négresses, comme il dit, et probablement nous en
aurions encore si l'on n'avait plus tard expressé-
ment défendu ces mariages nuisibles au 'mépris
que l'on voulait maintenir contre la race des es-
claves. Hilliard d'Auberteuil rapporte qu'en 1773
il existait, à Saint-Domingue seulement, plus de
trois cent mariages légitimes, entre blancs et fem-
mes libres. Les Europeens même alors « s'adres-
« saient de préférence aux mulâtresses, parce
« qu'elles étaient plus riches que les Européennes».
« Valverde, créole espagnol de Saint-Domingue,
dit que, parmi les Français, les comtes et les mar-
quis se marient avec des mulâtresses et que le
luxe de ces femmes, joint à leur considérable mul-
tiplication, témoigne du cas que les Français font
d'elles, et prouve que la répugnance dont parlent
leurs auteurs n'est qu'un mensonge. » A vrai dire,
Valverde, qui a toute la morgue espagnole, a l'air
de prendre en grande pitié ces comtes et ces mar-
quis français qui épousent des mulâtresses.

— 359 —.
« Quant à l'indignation et au dégoût que mani-
festent les femmes blanches des colonies lorsqu'il
est question de mariage d'elles au noirs, nous ne
croyons pas du tout qu'ils soient invincibles.
D'abord il existe plusieurs de ces mariages en
Europe, ensuite le général Pamphile Lacroix,
dans son Histoire de la Révolution de Saint-Do-
mingue, raconte l'épisode suivant :
« Lorsque nous parcourions, dit-il, avec le géné-
« ral Boudet, les documents secrets de Tous-
« saint-Louverture, notre curiosité venait de s'ac-
« croître en découvrant un double fond dans une
« caisse qui les contenait. Qu'on juge de notre
« surprise lorsqu'en forçant ce double fond, nous
« n'y trouvâmes que des tresses de cheveux de
« toute couleur, des bagues, des cœurs en or tra-
« versés d'une flèche, de petites clefs, des souve-
« nirs et une foule de billets doux qui ne laissaient
« aucun doute sur les succès obtenus en amour
« par le vieux Toussaint-Louverture. »
« Toussaint ne fut pas le seul nègre qui fut aimé
des blanches, en cessant d'être esclave ; cela était
à la connaissance générale en France, et Bona-
parte, qui jouait l'homme moral, comme on sait ,
dit niaisement à ce sujet dans les instructions
pour la criminelle expédition de Saint-Domingue :
« Les femmes blanches qui se sont prostituées
aux nègres, quel que soit leur rang, seront ren-
voyées en France. » Au reste, sans aller à Saint-

— 360 —
Domingue, nos colonies, au sein même de l'escla-
vage, nous pourraient présentement fournir d'au-
tres exemples. On y connaît des mulâtres dont les
mères sont des demoiselles blanches...
« On en reviendra un jour aux mariages fusion-
naires que nous attestent unanimement tous les
écrivains des premiers établissements coloniaux,
et qui serviront à réprimer la débauche des femmes
de la classe mixte. Déjà quelques petits blancs (on
lespourrait compter, il est vrai), ont eu le courage
de se marier légitimement avec, des femmes de cou-
leur. Laissons au temps à achever l'œuvre de ces
hardis novateurs. Quoi qu'en disent les vieux créo-
les qui voient la chose publique mise en péril par
de telles témérités, c'est par là qu'elle sera pré-
servée du mal ; c'est dans ce nouveau mélange des
genres que se perdent les derniers vestiges du pré-
jugé. Nous y voyons l'avenir des colonies.
« Un économiste renommé a jeté une parole de
malédiction qui ne se réalisera pas : il n'est pas
vrai que les deux races n'aient qu'un compte de
sang à régler ensemble, et que l'une doive infailli-
blement exterminer l'autre, ou plutôt cela n'est
vrai qu'autant que l'une resterait esclave de l'au-
tre. La liberté les sauvera. « L'amalgame des races
« blanche et noire est contre nature ; leur fusion
« est impossible, Dieu n'a point voulu qu'elles
« s'assimilassent », a dit l'Américain M. Clay, à
la grande approbation de M. Lepelletier Duclary.

- 361 —
Que répondre à ces aveugles qui n'ont point appa-
remment rencontré un seul mulâtre dans leur
vie ? Rien. Il n'y a pas à discuter avec eux.
« Malgré les antipathies actuelles que l'escla-
vage a créées entre les deux races, on peut compter
sur leur alliance future, elle est ineffaçablement
écrite dans la similitude de leur espèce ! C'est
encore du temps qu'il faut ici.
« Et cette alliance produira peut-être de grandes
choses. En examinant la position des Antilles au
milieu de l'Océan, groupées toutes entre l'Europe
et l'Amérique, en regardant sur la carte où on les
voit presque se toucher, on est pris de la pensée
qu'elles pourraient bien un jour constituer ensem-
ble un corps social à part dans le monde moderne,
comme les îles Ioniennes en formèrent un autrefois
dans le monde ancien. Petites républiques indépen-
dantes, elles seraient unies confédérativement par
un intérêt commun et auraient une marine, une in-
dustrie, des arts, une littérature qui leur seraient
propres.
« Cela ne se fera peut-être pas dans un, dans
deux, dans trois siècles, il faudra auparavant que
les haines de rivalité s'effacent pour qu'elles s'unis-
sent et s'affranchissent toutes ensemble de leurs
métropoles respectives ; mais cela se fera, parce
que cela est naturel. Alors aussi, on n'en peut
guère douter, les îles confédérées des Indes occi-
dentales auront une population spéciale et parti-

— 362
-
culière, une population mixte ; car, la traite ayant
cessé pour toujours, la race qui subsiste aujour-
d'hui devra se fondre à travers les âges dans la
race de sang mêlé par ses continuelles alliances
avecelle, de même que la race blanche qui sera, mal-
gré ses émigrations, toujours trop peu nom-
breuse pour faire une espèce à part.
« Si l'homme blanc et l'homme noir formaient
une dualité, si, comme on l'a dit bizarrement,
l'homme noir et l'homme blanc étaient les mâle
et femelle de l'humanité qui doivent par leur union
et l'accord de leurs qualités propres créer un genre
participant des mérites de ses deux générateurs,
on pourrait s'attendre à voir sortir des Indes occi-
dentales des prodiges nouveaux qui étonneraient
l'univers. Dualité mâle et femelle à part, que l'on
ne soit pas trop incrédule à ces destinées lointai-
nes et cachées de la mer des Antilles, que l'on
songe à tout ce que ce petit îlot de Syracuse a
fourni de lumière, de science et d'art, au profit du
monde.
« Haïti n'est guère moins grande à elle seule que
l'Angleterre (1) ! »
Au cours de son Introduction aux Études sur
l’Histoire d'Haïti, B. Ardouin, mû par un senti-
ment très louable, a cité près de quarante pages
du livre d'Hilliard d'Auberteuil intitulé : Consi-
(1) Schœlcher. Des Colonies françaises.

— 363 —
dérations sur la colonie de Saint-Domingue, 1776-
1777.
C'est dans un but semblable à celui que pour-
suivait Ardouin : retracer le passé pour montrer
l'avenir, que j'emprunte tant de pages aux ouvra-
ges du négrophile Schœlcher.
D'ailleurs, rien que pour rappeler cette vérité
géographique : « Haïti n'est guère moins grande
que l’Angleterre, » j'eusse transcrit mille pages,
s'il le fallait.
Ce que Schœlcher disait en 1841, Pierre Lafitte
le dit encore en 1882. Voici :
« En ce qui concerne cette portion de la race
noire, qui, à Saint-Domingue, est parvenue, après
douze ans de lutte, à reconquérir sa liberté, celle-
là saura bien, espérons-le, se protéger dans l'ave-
nir, puisqu'elle a su le faire dans le passé. Elle y
a employé autrefois des moyens terribles, et nos
historiens gémissent encore sur ce qu'ils appellent
les forfaits de Dessalines. Nous ne saurions dire
combien nous sommes peu émus de ces vertueuses
indignations. Dessalines n'a fait qu'appliquer la
loi du talion et encore, s'il eût demandé vie pour
vie, les blancs seraient restés ses débiteurs. On lui
a également fait un crime d'avoir interdit à tout
Européen de posséder dans Haïti : mais ne serait-ce
point là une décision de haute sagesse plutôt qu'un
acte de barbarie? A voir ce qu'a coûté à de petits
Etats l'imprudence qu'ils avaient commise en to-
25

— 364 —
lérant que les sujets de puissants empires vinssent
s'établir sur leur sol, on est presque saisi d'admi-
ration devant la perspicacité politique du dictateur
noir. »
J'avoue partager pleinement la manière de voir
de l'éminent philosophe positiviste. Les Haïtiens
ont sous les yeux foule d'exemples tels que ceux
du Texas, de la Tunisie, de l'Egypte, qui doivent
les mettre en garde contre les prétentions de quel-
ques gloutons, lesquels,«Esaüs de la liberté», ven-
draient leur part d'héritage pour un morceau de
pain, quitte à mourir d'humiliation et à voir
leurs frères mourir de faim plus tard. Jusqu'au
jour où nous serons devenus riches par notre
propre travail, je demande que l'article 7 figure
toujours dans les pages de la Constitution haï-
tienne.
Et cette grande illustration de la philosophie
française contemporaine, le savant élève d'Auguste
Comte, continue en ces termes :
« Peu importe, d'ailleurs, puisque les haines
sont éteintes. »
En effet, nous ne haïssons personne et nous
avons cent fois prouvé que nous n'avions aucune
rancune contre la France, et que de plus nous l'ai-
mions et la vénérions comme notre mère intellec-
tuelle. Nous prenons nos précautions parce que
nous avonsla modestie de nous croire faibles et que
nous nourrissonsl'outrecuidante prétention de res-

— 365 —
ter un peuple autonome, indépendant. Cela ne
peut gêner personne. Au contraire.
« Peu importe, d'ailleurs, puisqueleshainessont
éteintes. Haïti est indépendante et sesrelationsavec
la France et le continent sont entièrement libres.
L'île noire peut donc se développer en paix
:
qu'elle multiplie ses richesses, qu'elle étende son
commerce, qu'elle affermisse son gouvernement!
Un jour peut venir où les autres Antilles, Cuba,
la Jamaïque, recouvreront à leur tour leur indé-
pendance ; Haïti, alors, sera le noyau autour du-
quel se fera la fédération, fédération d'autant plus
solide qu'Haïti sera elle-même mieux organisée
et plus puissante. Dans son état actuel, elle pré-
sente une intéressante expérimentation sociolo-
gique : on y voit ce que peut le génie noir livré à
lui-même, mais depuis longtemps en contact avec
le génie occidental. Tout n'y est point parfait à
coup sûr et ses hommes d'Etat n'ont point tous la
valeur du grand Toussaint ; mais tout est-il donc
parfait de ce côté-ci de l'Océan et n'avons-nous
pour ministres que des Colbert et des Richelieu ? »
TOUSSAINT-LOUVERTURE, leçon de M. PierreLaffite
rédigée par le Dr P. Dubuisson. Paris, 1882.
On ne saurait rien ajouter à la suite de ces
phrases magistrales et consolantes qui révèlent
les véritables penseurs.

CHAPITRE V
CHOSETTES ANTILÉENNES
(EN 1882)
SOMMAIRE. — Exaltation et démence. — La parole est à M. Schœl-
cher. — Le Rappel du 12 Mai et du 9 Août 1882. — Le Petit-
Séminaire-Collège et le couvent des Sœurs de Saint-Joseph-de-
Cluny à Port-au-Prince. — La religion catholique et la religion
protestante en Haïti. — Pensons à l'avenir — Objectivité et
subjectivité des croyances religieuses. — Crime de lèse-patrie!
— Libres penseurs et catholiques. — L'haïtianisme. — « Je ne
suis qu'un sonneur de clairon. » — Cette périphrase est voulue.
— M. Réache, M. C. Denis: exemples qu'ils tracent.— Haïtiens !
cela suffit!.. — Quand donc?!... — Ce terme, il l'atteindra. —
Bons naïfs! — Je le revendique pour Haïti. — Le Premier des
Noirs, surnom sans pareil. — Car j'ai ma mission: guérir! —
Tous dans un, un dans tous. — Que tous me lisent et me com-
prennent. — J'ose dire pour toute l'humanité.
On ne saurait trop étudier cette question des
préjugés de couleur pour voir jusqu'à quel point
d'exaltation et même de démence le préjugé peut
porter ceux qui en sont possédés.
Sous ce titre : M. Allègre, gouverneur de la Mar-
tinique le numéro du Rappel du 12 Mai 1882, pu-

— 367 —
bliait un article de l'infatigable adversaire du pré-
jugé d'épiderme : j'ai nommé M. Schœlcher.
On voit par cet article que, sur ce point, à la
Martinique, les choses ont peu changé depuis 1843.
Je laisse la parole à M. Schœlcher :
« Le 25 Février dernier un journal de la Marti-
nique : La Défense coloniale, parlait ainsi aux
120,000 nègres et mulâtres martiniquais, formant
les sept huitièmes de la population de la colonie :
« Vous êtes nés pour l'esclavage et vos instincts
sont ceux de l'esclavage... »
Le même journal attaquait avec la dernière vio-
lence le gouverneur actuel de cette colonie, M. Allè-
gre, ancien député de Toulon, dont le seul crime
est « de n'avoir pas voulu servir les mauvaises
passions des fanatiques du préjugé de couleur » et
reprochait injustement et niaisement aux Martini-
quais de couleur et à M. Schœlcher lui-même de
ne viser à rien moins qu'à déclarer la guerre à la
France pour lui enlever la Martinique « et en faire
un puissant état indépendant! »
Dans son numéro du 8 Mars 1882 il disait encore :
« Il n'y a de véritables Français ici que nous (les
blancs), entendez-le bien, vaniteux Africains, car
nous le sommes de naissance ; quant à vous, vous
ne l'êtes que par décret, souvenez-vous-en ; faites
donc taire votre sot orgueil, cachez cette bassesse
qui est le stigmate ineffaçable de votre race. »
Les mêmes insultes accompagnées de nouvelles

— 368 —
calomnies étaient répétées plus tard, car elles ont
été relevées et détruites encore par le sénateur
Schœlcher dans un article qu'a publié le Rappel du
9 Août 1882.
« Un excellent journal, les Colonies, fondé depuis
peu à la Martinique, contient un article où nous
lisons : « En l'an de grâce 1878, on peut voir au
couvent des dames de Saint-Joseph de Cluny, à
Saint-Pierre, des catégories établies parmi les
élèves qui sont conduites au bain par groupe selon
qu'elles sont de la nuance lait d'iris ou de l'autre.
Celles de la nuance lait d'iris sont appelées demoi-
selles ; quant aux autres, ce ne sont que des petites
filles. Les demoiselles iront au bain d'abord, les
petites filles ensuite. Ainsi se donne l'ordre pour le
bain. Le silence qu'a gardé « sœur » Onésime,
supérieure des dames de Saint-Joseph, devant cette
accusation convaincra tout le monde que l'accu-
sation est fondée...»
« Nous connaissons, dit encore M. Schœlcher,
— car c'est toujours lui que je cite et le paragraphe
précédent ainsi que celui-ci sont extraits du der-
nier volume qu'il vient de publier cette année même
sous ce titre : Polémique Coloniale, 1871 -1881 —
nous connaissons de très longue date Mme Oné-
sime pour une femme habile. Si elle est forcée un
jour ou l'autre de se justifier, nous prévoyons sa
réponse. Elle va dire que les groupements de ses
élèves signalés par le journal les Colonies sont dus

— 369 —
à des affinités personnelles, issues d'une première
éducation de famille, et non point à sa direction.
Cela ne peut se soutenir. Il n'y a pas d'affinités
personnelles qui puissent réunir pour aller au bain
toutes les jeunes filles blanches d'un côté et toutes
celles de couleur de l'autre. D'ailleurs ces affinités
personnelles dussent-elles avoir cet effet, la sa-
gesse, l'esprit de conciliation, « l'amour du pro-
chain », commanderaient à la supérieure du cou-
vent de les rompre et d'apprendre à ces enfants
qu'elles doivent se traiter sur le pied de la plus
parfaite égalité. Leur laisser croire le contraire,
c'est mettre sur leur chemin « la pierre d'achoppe-
ment », c'est préparer des obstacles à la paix future
de la société où elles sont destinées à vivre côte à
côte.
« On voit là une nouvelle preuve du danger qu'il
y a à mettre les gens d'église dans l'instruction
publique, ils sont hostiles par état à l'émancipation
de l'esprit humain. »
Question Coloniale, tel est le titre d'un article
que M. Camille Pelletan publiait sur un journal
de Paris, la Justice, numéro du 8 Mai 1882, et où
il disait entre autres choses : « Le préjugé de cou-
leur, encouragé par l'église, renforcé aux Antilles
par la répartition de la propriété, se confond avec
les autres préjugés réactionnaires. »
Je trouve ceci dans l’Exposé général de la situa-
tion de la République d'Haïti fait en 1882 au Parle-

— 370 —
ment haïtien : « Vous savez, messieurs, dit le
message présidentiel, vous savez que le pays en-
tretient au Petit-Séminaire-Collège Saint-Martial
trente boursiers sur lesquels le ministère n'exerce
aucun contrôle... Il est urgent que le titulaire du
département de l'Instruction publique puisse, par
un contrôle incessantet direct, se rendre un compte
exact des études que l'on y fait et des progrès réa-
lisés par ces boursiers. Veuillez, messieurs, ne pas
vous étonner de me voir placer désormais cet éta-
blissement sous la haute surveillance de mon
Secrétaire d'Etat au département de l'Instruction
publique. » (Page 54 de YExposé.)
On ne pourrait trop applaudir à cet acte du gou-
vernement haïtien. Il serait à désirer que la même
mesure fût appliquée au couvent des sœurs de
Saint-Joseph de Cluny à Port-au-Prince. On ne
saurait trop uniformiser le programme des études
en Haïti ettenir l'enseignement privé sous la tutelle
et sous l'inspection du gouvernement. On ne sau-
rait trop surveiller les tendances de l'enseignement
congréganiste pour les régenter et les réprimer en
temps opportun.
La religion d'État établie seulement depuis vingt
ans en Haïti voudrait déjà méconnaître l'autorité
du gouvernement temporel de ce pays, car l'église
catholique haïtienne. dit l’ Exposé général de la Si-
tuation, « ne croit pas devoir se conformer en tout
aux lois civiles ». Page 66 de YExposé.)

— 371 —
Gouverner, c'est prévoir, répétons-nous. Pen-
sons à l'avenir. L'extension de la puissance cléri-
cale en Haïti est grosse de menaces, d'ennuis, de
dangers et de périls. On sait combien est tenace
l'esprit clérical et combien il est difficile de le
déraciner une fois qu'il s'est implanté quelque
part : il faut pour cela des siècles d'efforts suivis
et vigoureux. Dans une société si naturellement
affective, portée à l'enthousiasme, si facile à fana-
tiser comme l'est la société haïtienne, un clergé in-
docile, insubordonné, peut devenir un terrible ins-
trument de discordes. Il est bon de rappeler ici
encore que c'est la mère qui fait le citoyen, que
l'enfant, en tant qu'être moral, épouse les croyan-
ces de celle qui l'a allaité.
« Les femmes font
les mœurs. Les mœurs font un peuple, » écrivait
encore M. Jules Simon sur le Gaulois du 20 Mai
1882.
Plus Haïti se rapprochera du protestantisme et
de la libre-pensée, mieux cela vaudra.
Le protestantisme n'ayant pas un monarque
spirituel et prétendu infaillible, et étant une re-
ligion divisée en multiples sectes, n'offre nullement
une organisation autocratique. Le protestantisme
ne serait jamais un danger pour Haïti et lui vau-
drait l'affection des nations protestantes.
J'entends dire par des gens soi-disant sérieux
Que l'on ne peut implanter la religion protestante
en Haïti parce que le noir haïtien ne peut encore

— 372 —
s'élever jusqu'à la subjectivité des croyances reli-
gieuses : c'est là une grande erreur, une hérésie
psychologique. Les noirs de toutes les colonies
anglaises, danoises, hollandaises, et ceux des
Etats-Unis sont tous protestants et ils ne sont pas
plus intelligents et ils n'ont pas l'esprit plus abs-
trait que les habitants d'Haïti. La religion catho-
lique parle aux yeux : elle est toute objective .
L'intelligence du protestant est, généralement,
plus subjective, plus intuitive, plus audacieuse en
même temps que plus scientifique, plus pleine
d'initiative, plus hautemen t politique que celle du
catholique. De tous les hommes, le protestant est
le plus absolument patriote et dans le sens le plus
beau, le plus large du mot: on n'a qu'à regarder
l'Angleterre, l'Allemagne, la Hollande et les
Etats-Unis pour s'en convaincre.
Le catholicisme, qui n'est d'ailleurs qu'une forme
plus épurée, plus fine, plus artistique du paganisme
de l'antiquité et du fétichisme primitif, est opposé
à l'idée du patriotisme vrai, profond, sincère, ab-
solu. On sait si les Anglais sont patriotes. L'An-
glais ne connaît rien d'égal à l'Angleterre. Pour
tout Anglais, un Anglais est un être supérieur aux
autres hommes. Eh bien! « en Décembre 1867, à
Londres, dans un meeting tenu à Exeter-Hall, un
pair d'Angleterre, lord Denbigh, fit la déclaration
suivante : Je ne suis qu'un catholique— un An-
glais, si vous voulez, mais d'abord un catho-

— 373 —
lique. » (Louis BJanc. Questions d'aujourd'hui et de
demain. Paris 1880.)
Dans la bouche d'un Haïtien, un pareil mot
serait un crime de lèse-patrie.
D'un autre côté, des hommes de la Révolution
française, ceux de la Constituante étaient gallicans,
jansénistes ou libres-penseurs; ceux de la Con-
vention étaient athées. Les premiers donnèrent
des droits politiques aux mulâtres et noirs libres ;
ce furent les derniers qui, pour la première fois,
osèrent abolir l'odieux esclavage des noirs, reconnu
saint, sacré et consacré par le catholicisme et élevé
a l'état d'institution, parce que les papes et les
conciles l'avaient permis en déclarant que le noir
n'avait pas d'âme. Les nations protestantes n'ont
fait que suivre les peuples catholiques, Espagne et
Portugal, qui établirent la traite des noirs et ré-
duisirent ceux-ci à l'état de bêtes de labour. Rien
que pour cela, tout homme qui a du sang africain
sous sa peau devrait être libre-penseur ou protes-
tant.
Le premier gouvernement qui a aboli l'escla-
vage était composé de philosophes : la Convention
française. Bonaparte, qui était un catholique
étroit et superstitieux sous des dehors de scep-
tique, le rétablit. C'est un ancien protestant devenu
libre-penseur, Schœlcher, qui l'a fait disparaître
de nouveau dans les colonies françaises.
Le second peuple qui libéra ses esclaves noirs

— 374 —
fut l'Angleterre, pays de protestants. Par deux
fois la nation anglaise a payé de grosses sommes
à l'Espagne pour que celle-ci donnât la liberté aux
noirs de ses colonies. Deux fois l'Espagne empo-
cha l'argent et ne libéra point mes frères. (Voir
J. Cooper : Un Continent perdu, Paris.)
La confédération des États-Unis, république
protestante, a enfin mis un terme à l'ignoble ex-
ploitation de l'homme par l'homme sur tout son
territoire, mais aujourd'hui encore l'Amérique
offre une tache aux regards de la chrétienté : c'est
Cuba où, au grand scandale de l'humanité, l'Es-
pagne catholique tient encore des hommes dans
la chaîne et sous le fouet.
Revenons au point de départ. Il nous faut, en
Haïti, vis-à-vis du catholicisme ultramontain qui
monte et envahit tout, il nous faut un large cou-
rant de protestantisme qui puisse battre en brèche
cette religion caduque ailleurs et qui croule défi-
nitivement en Belgique et en Italie à mesure que
la lumière se répand dans ces pays européens. Il
nous faut, au lieu d'un catholicisme qui tend au
bigotisme, au papisme, à l'ultramontanisme, un
catholicisme épuré que j'appellerai l’haïtianisme,
une espèce de religion où, à l'imitation de l'ancien
gallicanisme, le clergé soit entièrement dans la
main du gouvernement temporel, même au point
de vue des doctrines ; il faut que les dogmes en-
seignés et pratiqués ne soient pas en désaccord

— 375 —
avec cette donnée, à savoir que : l’Etat haïtien est
tout, l’ Eglise n’est rien que par l'Etat auquel elle
doit obéissance absolue. Sans quoi, virilement et
dès à présent, on pourrait s'arrêter à l'idée de
séparer l'Église de l'Etat, d'empêcher aux enfants
des écoles d'aller au catéchisme, d'interdire les
processions, de défendre toute réunion de congré-
gations, quelles qu'elles soient, de supprimer le
Budget des cultes ; et, sans s'arrêter à si peu, pour
ne pas laisser les choses retourner à l'état où
elles étaient avant la signature du Concordat, on
pourrait demander des pasteurs protestants à
l'Angleterre, à la France et aux Etats-Unis, tenter
la Réformation en grand de la République haï-
tienne, ensemencer les cerveaux de croyances
saines, vigoureuses, viriles, abolir toutes les fêtes
ecclésiastiques et faire en sorte qu'Haïti soit sinon
un pays absolument protestant, mais, à tout le
moins, un pays où l'antagonisme des chapelles et
des églises soit tel que, dans vingt ans, le rôle du
temporel soit prépondérant en tout, partout et sur
tout.
S'il n'en était point ainsi, avant un demi-siècle
et malgré la libre-pensée qui subsiste encore en
Haïti grâce aux sociétés maçonniques, les gouver-
nants haïtiens seront complètement à la merci des
prêtres étrangers et il n'y aura aucun gouverne-
ment haïtien, aucun gouvernement national pos-
sible.

Quant à moi « je ne suis qu'un sonneur de clai-
ron ; »je suis dans mon rôle de veilleur : je pré-
viens (1). — Caveant consules !...
*
Le 1er Février 1880, M. Schœlcher, en recevant
une offrande par souscription faite aux colonies
d'une œuvre d'art, prononçait un discours dont je
suis aux regrets de ne pouvoir rapporter ici que
quelques passages :
« Sur ce bronze, oeuvre de M. Carrier-Belleuze,
sur ce groupe symbolique que vous m'apportez,
chers concitoyens, je vois saillante la date de 1848.
1848! Quel admirable changement s'est opéré aux
colonies depuis cette révolution si pleine d'huma-
nité qui nous a rendu la République et dont trente
années à peine nous séparent! Quels pas de géant
(1) Je prends la liberté d'attirer toute l'attention de M. le Ministre
de l'Instruction publique en Haïti sur le passage suivant dû à la
plume de Michelet et extrait de ce chef-d'œuvre exquis du sublime
inspiré: La Femme: « Mille vœux pour la France noire! J'appelle
ainsi Haïti, puisque ce bon peuple aime tant celui qui fit souffrir ses
pères. Reçois tous mes vœux, jeune Etat! Et puissions-nous te pro-
téger en expiation du passé ! Puisses-tu développer ton libre génie,
celui de cette grande race, si cruellement calomniée, et dont tu es
l'unique représentant civilisé sur la terre! —Tu n'es pas à moindre
titre celui du génie de la femme. C'est par tes charmantes femmes,
si bonnes et si intelligentes, que tu dois te cultiver, organiser tes
écoles. Elles sont de si tendres mères qu'elles deviendront, j'en suis
sûr, d'admirables éducatrices. Une forte école normale pour former
des institutrices et des maîtresses d'école (par les méthodes surtout
si aimables de Frœbel) est la première institution que je voudrais
en Haïti. » [La Femme, page 141. Paris, 1860.)
Nous suivrons ton conseil, apôtre; nous la créerons cette école
normale de demoiselles et nous la créerons laïque.

— 377 —
a fait la classe émancipée dans ce court espace de
temps! Quel immense progrès moral et matériel
elle a accompli! Dès le premier moment qu'elle a
eu en main le livre de la liberté, elle a su y bien
lire. Aucune profession libérale où elle ne compte
déjà de dignes représentants...
« Que l'on fasse le dénombrement des avocats,
des médecins, des ingénieurs, des bacheliers, des
étudiants de nos grandes écoles, des lauréats de
nos lycées, nés dans les colonies, et l'on n'y trou-
vera pas moins d'origine africaine que d'origine
européenne. Les Antilles comptent maintenant
cinq créoles ayant atteint le grade de docteur en
droit, trois sont mulâtres, deux sont blancs.
Quelle éclatante négation de la prétendue infério-
rité intellectuelle de la race noire! Quelle irréfu-
table protestation contre le stupide préjugé de
couleur défendu par certains conservateurs qui
n'ont pas su conserver leur raison, ni mettre leur
horloge à l'heure du temps présent!...
« Jusqu'ici les hommes de couleur s'étaient
humblement bornés à repousser l'injure, à se tenir
sur la défensive. Ils viennent à leur tour de
prendre l'offensive. Les républicains des Antilles
veulent trop sincèrement la fusion pour attaquer
jamais leurs ennemis sans cause;... mais il est
bon qu'on sache que quand on osera les calomnier
ils sont désormais résolus à rendre coup pour coup.
Je suis sûr en parlant ainsi, mes chers concitoyens

— 378 —
et amis, d'exprimer votre pensée : Paix aux ad-
versaires loyaux, guerre énergique aux calomnia-
teurs. Il n'y a pas dans ce langage l'ombre d'une
pensée de menace...
« Un autre point où les administrateurs des
colonies se mettent au service des mauvaises pas-
sions locales est la permission qu'ils accordent
aux sœurs de la Congrégation de Saint-Joseph
d'enseigner chrétiennement le préjugé de couleur
à leurs élèves par la distinction qu'elles établis-
sent entre elles. Si la liberté d'enseignement était
absolue nous n'aurions rien à dire, ces dames se-
raient parfaitement maîtresses de ne pas tenir
toutes les élèves pour aussi égales devant elles
qu'elles le sont devant « Dieu ». Mais aux colonies,
encore placées malheureusement sous un régime
d'exception, on ne peut ouvrir une école sans l'oc-
troi du gouverneur. Nous nous demandons pour-
quoi il donne l'exéquatur aux sœurs de Saint-
Joseph sans exiger l'engagement formel qu'elles
traiteront sur le même pied tous les enfants qui
leur seront confiés?... Autoriser les écoles des
sœurs où elles pratiquent le préjugé de couleur
qui est le plus actif agent de haine, n'est-ce pas
les autoriser à empoisonner les âmes de leurs pe-
tites élèves de sentiments de malveillance les unes
envers les autres, avant même qu'elles ne puissent
comprendre le danger pour la société dans laquelle
elles le porteront? Personne n'ignore que cette

— 379 —
plaie des colonies est encore plus difficile à guérir
chez les femmes que chez les hommes. » (Page 88.)
Du même chapitre : Préjugé de couleur, j'extrais
encore ceci :
« Décidément M. l'amiral Kergrist n'est pas
l'homme du vieux monde colonial, il va droit son
chemin sans flatter ni les uns ni les autres et tra-
vaille à la conciliation des partis.
« Notre correspondance nous apprend qu'il vient
d'en donner une nouvelle preuve. Après avoir
ouvert la session du Conseil général, il a offert un
banquet à tous les membres du Conseil, et, à la
suite, il a donné une soirée où il a invité des per-
sonnes de toutes races et de toutes nuances de la
peau.
« Les réunir sur le terrain neutre de l'hôtel du
gouverneur était un moyen excellent de combattre
pacifiquement le stupide préjugé de couleur. Mais
on y a remarqué l'absence de toutes les dames
blanches, à l'exception des filles de deux familles.
« L'obstination que les dames blanches mettent
à l'entretenir n'est pas à la louange de la Congré-
gation des sœurs de Saint-Joseph, chez lesquelles
elles sont toutes élevées. Douées naturellement
de beaucoup d'intelligence, elles seraient plus libé-
rales si leur esprit n'était faussé dès l'enfance par
la détestable éducation qu'elles reçoivent dans ces
écoles religieuses, où l'on enseigne la distinction
des races.
26

— 380 —
« Hommes et femmes, conservateurs du préjugé
qui fait tant de mal aux Antilles, devraient réflé-
chir et se demander où il peut les mener, Ils n'as-
pirent certainement pas à l'expulsion des nègres
et des sang-mêlés ; ils ne peuvent se dissimuler
qu'ils sont destinés à vivre bon gré mal gré avec
eux aussi longtemps que les colonies seront habi-
tées.
« Quel avantage espèrent-ils donc tirer de la
passion qu'ils mettent à faire bande à part, à pro-
voquer dédain pour dédain?... Nous en appelons
à leur bon sens pour abattre enfin des barrières
qui n'ont aucune raison d'être, et qui, si ridicules
qu'elles soient au fond, seront néanmoins toujours
un obstacle à la paix publique et au bien-être de
la communauté. » Pages 69, 70 et 71.)
Je veux encore citer un passage du discours pro-
noncé par le sénateur Schœlcher, le 1er Février
1881. C'est celui où il s'exprime ainsi : « Tout en
exposant nos griefs chers concitoyens et amis,
nous devons travailler à nous réformer nous-
mêmes. Il faut avoir le courage de le dire : les deux
classes, noire et jaune, ne se tiennent pas assez la
main dans la main, ne marchent pas assez de con-
serve, ne font pas assez cause commune ensemble ;
elles admettent trop encore une sorte de délimi-
tation entre mulâtres et nègres. Que nous nous en
rendions bien compte ou non, il y a aussi parmi
nous du préjugé de couleur, et il affaiblit considé-

— 381 —
rablement nos forces. Le citoyen Gerville-Réache,
dans son adresse aux électeurs de la Guadeloupe,
s'appelle nègre et conseille à ses congénères de
prendre le même titre. Il y a là une idée profon-
dément sage et politique ; je voudrais la voir adop-
ter par tous. »
M. Gerville-Réache a la couleur d'un mulâtre,
il se qualifie nègre. J'applaudis à cette manière
de voir. Lorsque le volume les Détracteurs de la
race noire et de la République d'Haïti fut sur le point
de paraître, nous, les cinq Haïtiens, auteurs de ce
livre, nous demandâmes à M, Schœlcher, par
l'intermédiaire de l'un de nous, une lettre q ui ser-
virait d'introduction à l'ouvrage.
L'illustre négrophile ne se fit pas prier et nous
la donna avec sa bonté ordinaire. M. Schœlcher
nous y dictait les conseils suivants : «L'expérience
des malheurs du passé vous le dit à tous : il n'y a
de bonheur pour la République noire que dans
l'union, dans la paix et dans l'oubli des distinc-
tions de classes qui n'ont pas la moindre raison
d'être. Trêve à ces révolutions périodiques, à ces
discussions intestines qui ont décimé la Reine, des
Antilles.

« Vous, jeunes gens, reprenez l'œuvre de vos
intrépides ancêtres, reportez chez vous la lumière
que la sagesse de vos pères vous envoie puiser en
Europe, prêchez la fraternité, ne songez qu'aux
grands intérêts de la civilisation; ne faites la

— 382 —
guerre qu'aux criminels qui veulent exploiter
l'ignorance du peuple et à quiconque cherche à
entretenir la passion de caste, et attachez-vous
particulièrement à répandre jusqu'au fond de vos
luxuriantes campagnes et de vos mornes l'instruc-
tion primaire, laïque et obligatoire. »
M. Clément Denis, l'un de nous cinq, Haïtien
qui a la couleur du mulâtre — cette périphrase
est voulue — avait écrit dès le premier alinéa de
son article : « Il est temps que nous autres, nègres
d'Haïti, nous nousjustifiions et rectifiions cette
erreur que nous vivons dans une demi-barbarie. »
(Deuxième édition, page 2.)
Aussitôt après l'apparition de la première édi-
tion nous envoyâmes un exemplaire à notre illustre
préfacier. Quelques jours après, ayant lu le vo-
lume tout entier, il nous adressa une lettre auto-
graphe que je détiens et où il nous disait entre
autres belles choses : « J'ai été heureux de voir
M. C. Denis commencer le feu en disant : « Il est
temps que nous autres nègres d'Haïti, » etc., vous
comprenant ainsi tous sous le nom générique de
votre race. « J'ai toujours pensé et dit que le jour
« où tous les Haïtiens et toutes les Haïtiennes
« s'appelleront nègres et négresses, abolissant de la
« sorte toute distinction de couleur entre eux, ils
« auront étouffé dans son germe la cause des di-
« visions qui seules arrêtent le développement de
« votre pays dont les habitants sont, par nature,

— 383 —
« si bons et si riches en sentiments généreux. »
(Lettre datée de Londres, 20 Avril 1882.)
Il paraît que M. Cochinat ne partage pas la
façon de voir, si louable, si vraiment politique et
intelligente, si excellente de MM. Schœlcher, Ger-
ville-Réache et Clément Denis, car tout le long
de ses chroniques, il s'amuse à distinguer les Haï-
tiens en noirs et en mulâtres. Il écrit à chaque
instant « M. Laforesterie, mulâtre de la Croix-
des-Bossales », «M. Edouard Pinckombe, mulâtre
et sénateur », « M. Munier, mulâtre de la Guade-
loupe », absolument comme si le mot mulâtre
pouvait ajouter quelque chose au mérite de ces
personnes.
Si le mot n'ajoute rien au mérite intrinsèque de
l'individu, à quoi bon l'employer ? Si vous l'em-
ployez si souvent, c'est que vous croyez qu'il peut
servir de base, de critérium pour le jugement à
porter sur les personnages dont vous parlez et
alors, indirectement, vous donnez dans le préjuge.
Je fus exaspéré de rencontrer ce mot comme une
espèce de substantif faisant fonction d'adjectif
qualificatif. Je le fus d'autant plus que M. Lafo-
resterie, s'adressant à moi personnellement, m'a
vait plusieurs fois dit quel fut son étonnement
d'abord et sa colère ensuite quand, à son retour
dans sa patrie, quelques personnes, croyant lui
faire plaisir, lui répétaient qu'il était mulâtre.
« Monsieur, répondait-il invariablement à son in-

— 334 —
terlocuteur, je suis un homme et un Haïtien, le
mot mulâtre n'a pour moi aucune signification,
aucune portée, aucun sens que je saisisse : veuillez
ne pas m'appliquer cette qualification. »
Que l'on s'habitue à savoir qu'il n'y a en Haïti
ni « griffes », ni « quarterons », ni « sacatras », ni
« mulâtres» et qu'il n'y existe que des « Haïtiens. »
Cela suffit!...
Je me remets à citer Schœlcher, Polémique co-
loniale : « Tout homme ayant le sang africain dans
les veines ne saurait jamais trop faire dans le but
de réhabiliter le nom de nègre, auquel l'esclavage
a imprimé un caractère de déchéance; c'est, peut-
on dire, pour lui, un devoir filial. Le jour où mu-
lâtres et surtout mulâtresses se diront nègres et
négresses, on verra bientôt disparaître une dis-
tinction contraire aux lois de la fraternité et grosse
de futurs malheurs. »
Quand donc pourra-t-on faire entrer ces choses
si simples dans la boîte osseuse qui sert de tête à
deux ou trois beaux fils, mirliflors, muscadins et
poisseux, lesquels s'aplatissent pourtant devant
le premier perruquier, le premier pion, n'importe
quel décrotteur ou sous-vétérinaire européen frais
arrivé aux Antilles? Quand donc ces androgynes
ne croiront-ils plus niaisement qu'il est de bon
genre de renier ses origines ou les siens pour lé-
cher les bottes de ces rebuts d'Europe qui jouent
là-bas à l'aristocrate, lorsque, dans leurs villages,

— 385 —
ils traînaient la savate et mouraient de faim,
n'ayant pas même des noix et des marrons pour se
nourrir?!... Quand donc?...
« Ne nous le dissimulons pas, continuait l'ora-
teur, en son discours du 1er Février 1880, et ne l'ou-
blions pas, chers concitoyens et amis, là est le
virus qui décime à cette heure la population
d'Haïti, et qui est en train de la conduire à la
ruine.
« Lorsque les créoles d'origine africaine, quelque
soit la couleur de leur épiderme, naîtront avec la
pensée, apprendront, en suçant le lait de leur
mère, qu'ils ne font qu'une seule et même famille,
l'unique cause de l'anarchie qui dévaste la Répu-
blique haïtienne et l'arrête sur le chemin de la ci-
vilisation où, l'avaient mise ses intrépides fonda-
teurs aura disparu. »
J'ai montré que les choses, dans la République
antiléenne, étaient dans une meilleure situation
qu'on ne le croyait en Europe. Quant à l'anarchie
qui a existé en Haïti de 1867 à 1870, en 1875 et en
1879, son retour est possible, mais je ne le crois
pas probable, si le gouvernement actuel reste en
charge jusqu'au terme de son mandat; or, tout
fait prévoir que ce terme, il l'atteindra.
« C'est en songeant à cela, reprend Schœlcher,
c'est en songeant à cela que j'ai dernièrement fait
une conférence sur Toussaint-Louverture. J'ai
voulu rappeler que ce nègre fut un grand homme.

Ses belles facultés ont éclaté dès que les hasards
de la fortune l'ont mis à même de jouer un rôle;
par son génie, par ses exploits, par l'habileté de
son administration, par sa puissance de concep-
tion, il a prouvé que l'homme noir ne le cédait à
l'homme blanc en rien de ce qui fait la gloire de l'es-
pèce humaine. Et, cependant, il était si peu connu,
même parmi nous, que plusieurs de nos jeunes
amis refusèrent de prendre part à la souscription
ouverte par l'honorable M. Gragnon-Lacoste pour
lui élever un tombeau, disant qu'il avait combattu
la France ! Leur patriotisme s'est égaré faute de
savoir. La vérité est que Toussaint-Louverture a
servi glorieusement la France ; il a chassé les An-
glais et les Espagnols, a fait flotter notre drapeau
national sur l'île entière ; ce qu'il a combattu, c'est
l'armée envoyée par le traître du 18 Brumaire pour
rétablir l'esclavage. »
On a fait croire à quelques naïfs que Toussaint-
Louverture n'était pas Haïtien, car « il avait été
général français et déporté de Saint-Domingue
avant que l'île fût devenue indépendante ». Mais
le piquant, c'est que personne n'a jamais songé à
dire que Chavannes et Ogé, qu'on appelle toujours
les martyrs de la liberté haïtienne, avaient été
roués dès 1791, c'est-à-dire onze ans avant la dé-
portation en France de Toussaint-Louverture.
Bons naïfs! pourquoi ne voulez-vous point étudier
à fond l'histoire de votre glorieuse nationalité?...

— 387 —
Toussaint-Louverture fut un Haïtien « avant la
lettre », — qu'on me passe l'expression.
Les Allemands ne renient point le Saxon Witi-
kind. Les Anglais vénèrent la mémoire de Harold,
qui défendit le sol de l'Angleterre contre Guil-
laume le Conquérant, et fut vaincu et tué à la ba-
taille d'Hastings r pourtant les Anglais ont beau-
coup de sang normand dans les veines. Les Fran-
çais du Nord ont beaucoup de sang romain en eux ;
les Français du Midi sont beaucoup plus latins
que Gaulois ; tous, ceux du Nord et ceux du Midi,
revendiquent pourtant le Gaulois Vercingétorix
qui fut défait par César comme un héros national
français. Quel Haïtien, après avoir lu ces lignes,
osera renier Toussaint-Louverture!... Je le re-
vendique pour Haïti.
Que ceux qui ne sont point entièrement de mon
avis lisent encore ceci : « Je sors de la conférence
que vient de donner tout à l'heure à la salle Ger-
son, le savant continuateur d'Auguste Comte,
M. Pierre Lafitte. L'éminent penseur a fait l'éloge,
sans restriction, d'un homme de génie qui demeu-
rera l'orgueil d'Haïti et de la race noire : Toussaint-
Louverture. » J'écrivais ces lignes le 12 Mars 1882.
Elles ont été insérées dans le volume : Les Détrac-
teurs de la race noire.
La conférence de M. Pierre Lafitte a été publiée
dans le numéro de la Revue occidentale du mois de
Juillet 1882. Elle est consolante à 1 ire, quand on y

— 388 —
voit que notre guerre de l'Indépendance est décla-
rée sainte par des philosophes français qui ne
marchandent pas leur admiration à notre immor-
tel Dessalines, Dessalines que quelques drôles
auxquels il a donné une patrie, traitent comme
s'il eût été un bandit au. lieu d'avoir été un grand
homme.
Qu'on lise encore les biographies de Toussaint-
Louverture , faites par Antoine Métral, Saint-
Rem y (des Cayes), Gragnon-Lacoste, Schœlcher,
Wendell Phillips et Bétancès ; qu'on relise les
opinions du général Lavaud et du général Pam-
phile de Lacroix sur Toussaint-Louverture, et l'on
verra que ce nègre fut réellement un grand homme,
et qu'il méritera à jamais, dans les fastes de l'his-
toire, de porter ce surnom qui n'a pas son pareil :
le Premier des noirs.
Haïti s'est enfin reconnue dans le plus célèbre
de ses fils et de ses grands hommes. Elle a adopté
celui qui fut si longtemps renié. Le Parlement haï-
tien a voté une somme de 20,000 francs pour aider
à la souscription faite dans le but de lui élever un
monument à Bordeaux. De plus, un buste du mar-
tyr du fort de Joux sera transporté en Haïti pour
être placé au Palais-National. Ces deux bustes
sont dus au ciseau d'un sculpteur haïtien, M. Ed-
mond Laforesterie, artiste de grand talent. Celui
qui écrit ces lignes a l'honneur de faire partie du
comité de souscription pour le monument de Tous-

— 339 —
saint-Louverture, en qualité de vice-président..»
Une dernière citation de Schœlcher, et je finis.
« Laissez-moi toucher», disait-il encore à ceux,
qui étaient venus lui présenter l'œuvre d'art, dont
nous avons parlé, « à un sujet qui m'est personnel.
Des gens de mauvaise foi m'ont accusé d'avoir dé-
serté nos principes, lorsqu'à la dernière élection
d'un député pour la Guadeloupe, j'ai proposé un
candidat nègre, parce que nègre. Ils ont prétendu
que c'était jeter parmi nous un élément de divi-
sion. Rien de moins vrai. Vous le savez comme
moi, je ne vous l'apprends pas, ce caractère de dé-
chéance dont je parlais tout à l'heure, et dont l'es-
clavage a frappé l'homme noir, n'est pas encore
entièrement effacé en Europe. La présence d'un
nègre dans l'enceinte législative contribuerait, je
crois, à corriger cette cruelle erreur ; elle y aurait
une influence morale considérable, en donnant
à réfléchir aux ignorants, et elle les conduirait
à penser que la race dans laquelle le suffrage
universel d'une colonie choisit son député ne peut
être une race inférieure. Les hommes de mon âge
se rappellent l'excellent effet que produisait, dans
ce sens, la vue de M. Louisy Mathieu, siégeant à
l’ Assemblée nationale de 1850. Voilà précisément
Pourquoi j'engageais les électeurs à prendre pour
député « un nègre parce que nègre ». Je m'en étais
expliqué souvent dans ma correspondance, per-
sonne n'en ignorait là-bas, aussi personne n'en

— 390 —
fut-il choqué, chacun comprenant que, par là,
j'entendais soutenir la cause de l'égalité, attaquer
encore le mortel préjugé de couleur, en cherchant
à lui créer au sein du Parlement une protestation
vivante et permanente.
« Ce que je veux comme vous et avec vous,
c'est, en même temps que l'assimilation du régime
des colonies à celui de la métropole, l'apaisement
des vaines passions de castes qui troublent la so-
ciété coloniale, et l'empêchent de prospérer. Pres-
sens donc tous les hommes sages des Antilles de
se joindre à nous pour travailler à la paix, à la
concorde qui sont la fusion. Plus les différentes
classes de la population abaisseront les barrières
factices qui les séparent, se rapprocheront et s'u-
niront, plus elles • assureront leur bien-être réci-
proque, plus aussi elles mettront en commun leurs
lumières, plus elles accroîtront leur capital intel-
lectuel. » (Polémique coloniale, p. 91.)
J'avais dit que j'opposerais les citations aux ci-
tations. Je crois avoir tenu parole. Je suis méde-
cin. Comme tel j'ai pour mission de guérir toute
plaie, qu'elle soit morale ou physique.
Le préjugé de couleur est, actuellement surtout,
une aberration de l'intelligence, un sacrilège contre
la personne de l'homme, un ulcère moral ; c'est une

— 391 —
des formes de l'aliénation mentale; c'est une folie
héréditaire.
Mens agitat molem. L'esprit conduit la matière.
La Révolution française est la fille de la France
philosophique du XVIIIe siècle, de la France res-
plendissante des Rousseau, des Voltaire, des d'A-
lembert et des Diderot, écrivains qui firent une
guerre acharnée et sans trève à tous les préjugés.
Je répète ici la phrase de Bailly que je rappelais
au commencement de cette étude : « Les préjugés
ne se retirent que comme des ombres, successive-
ment et par degré. »
Haïti a si bien évolué au point de vue moral et
intellectuel que, depuis quelque quarante ans, le
préjugé de couleur a reculé et est prêt de s'éva-
nouir dans ce pays. Je voudrais lui avoir donné le
coup de grâce. Veuillent les hommes de bonne foi
et de bonne volonté, veuillent surtout les circon-
stances politiques qu'il en soit ainsi.
En rédigeant ces trois chapitres : Choses des An-
tilles, j'ai obéi à un sentiment très haut. Il me sem-
blait que je remplissais une fonction sacerdotale.
Je croyais sentir près de moi le génie de la patrie
qui murmurait à mes oreilles : « Ecris : soixante-
« dix-huit ans d'indépendance n'ont pu entière-
« ment effacer toutes les erreurs que deux siècles

— 392 —
« de servitude, de tortures, de douleurs, d'ignomi-
« nies et de noire ignorance avaient accumulées,
« entassées; écris : s'il en reste encore un peu de
« ces turpitudes d'un autre âge, tu le détruiras.
<< Fais ton devoir de citoyen, dusses-tu en souffrir
« plus tard. La Bible le dit, l'histoire le prouve :
« toute nation divisée en elle-même peut périr.
« La patrie haïtienne doit être unie. Un dans tous;
« tous dans un. Concorde absolue. Paix à tout
« prix. Allez tous la main dans la main. Prêchez
« tous la fusion vraie, la seule complète : la fusion
« de sang. Que tous se rallient autour de celui que
« vous avez élu ou que vous élirez désormais à la
« présidence, qu'il soit nègre ou mulâtre. N'ou-
« bliez pas que les Etats-Unis convoitent votre île,
« car en ce moment on creuse le canal de Panama. »
Et j'ai écrit. Que tous me lisent et me compren-
nent.
On pourrait croire que la question est complè-
tement épuisée. Nullement. J'ai annoncé plus haut
l'intention où j'étais de la reprendre, dans un livre
spécialement consacré à la Sociologie haïtienne, de
l'analyser à nouveau d'une façon plus abstraite,
plus entièrement scientifique, plus encyclopédique,
l'envisageant aux points de vue si multiples, si
divers, si compliqués et pourtant si connexes de
la médecine moderne, de la physiologie, de la psy-

— 393 —
chologie sociale, de l'économie politique, au point
de vue de la biologie sociale en un mot, dans le
sens que les savants anglais contemporains don-
nent à ce mot de biologie. Je m'aiderai pour ce tra-
vail des données ethnographiques, anthropologi-
ques et de celles de la statistique si précise de nos
jours; je m'appuierai sur les théories enseignées
par la philosophie anglaise régnante, l'école évo-
lutionniste des Darwin, des Lubbock, des Bain et
des Herbert Spencer, sur les idées reçues et pré-
conisées par les différentes fractions des écoles po-
sitivistes et matérialistes qui fleurissent en ce mo-
ment en France, c'est-à-dire sur Auguste Comte,
Pierre Lafitte, Littré, Letourneau, Coudereau et
André Lefèvre.
En attendant, on peut relire fructueusement ces
trois chapitres qui n'en sont qu'un : Choses des
Antilles. Je souhaiterais qu'ils fussent souvent
médités, commentés, discutés, et qu'ils restassent
à jamais gravés dans la mémoire de chaque lec-
teur, fût-il blanc, noir ou mulâtre.
Chacun y trouverait son profit, et ce serait tout
bénéfice pour le plus grand nombre, j'ose dire
pour toute l'humanité.


LIVRE V
D'ESTOC ET DE TAILLE
Divin pays, ô ma patrie,
Haïti, mère chérie,
Je garderai ton souvenir ;
Toujours,
Je garderai ton souvenir.
L.-J. J.
(Cantilène à Mademoiselle Eléonore
Fédorovna S...
Décembre 1881.)
Y Siempre.
L.-J. J.
27


CHAPITRE PREMIER
FINANCES ET PARLEMENTARISME COMPARÉS
SOMMAIRE. — J'y reviens.—Tropes parlementaires. — Le vol de l'oc-
casion! — On rit... et on digère. — « Modestement » est une
perle! — Sujet de pendule. — Aux choses sérieuses! — Budget
en déficit. — Un peu de lyrisme. — Etourdi ou triste sire. — Les
ignorés seront connus. — « Souvenirs de Guy-Joseph Bonnet»
et un mot de Napoléon Ier. — Voyageur trop lyrique, écoute....
— Qui parle ainsi ? — Quoi d'anormal, d'excessif, d'inédit?... —
Une note qui a son prix. — Qu'ils en soient détrompés. — On
sème pour récolter... — Législation budgétaire. — Renvoyé à
qui de droit.
J'ai été quelque peu entraîné en dehors de mon
sujet principal : l'analyse pure des chroniques de
M. Cochinat. J'y reviens.
Je cite la Petite Presse du 9 Décembre 1881 :
« Voici l'acte par lequel la Chambre des députés a cou-
ronné sa carrière parlementaire — carrière qui ne fut qu'un
long poème.
« Vous avez vu avec quelle facilité elle a fait tomber sur
ses amis et connaissances et sur M. le Président de la Ré-
publique la pluie de piastres qui ne s'écoulera pas sur le sol
brûlant d'Haïti, mais qui ne rafraîchira que quelques particu-

— 398 —
liers. Or, après cette averse budgétaire, elle croyait n'avoir
plus qu'à aller recueillir les remerciements de ses électeurs.
Mais son président l'a convoquée à l'extraordinaire le 21 oc-
tobre courant, pour entendre une communication du gouver-
nement.
« Réunie dans la salle de ses séances, elle apprit de la
bouche du ministre des finances, M. Brutus Saint-Victor,
que l'exécutif désirait qu'elle donnât une solution à une ques-
tion fort importante, suspendue entre elle et le Sénat. Il s'a-
gissait d'autoriser le gouvernement à contracter un emprunt
dans le commerce.
« Le chiffre n'avait point été fixé, mais on parlait d'une
somme de deux cent cinquante mille piastres (1,250,000 fr.).
« Un député, jadis libéral à outrance, c'est-à-dire partisan
quand même de M. Boyer Bazelais, prétendant à la présidence
d'Haïti, trouvant que ce n'était pas assez, proposa, avant
même que le ministre ne l'eût fait connaître, d'élever la
somme de l'emprunt à cinq cent mille piastres (2,500,000 fr.)
« — Mais attendez, lui cria le député G. Manigat, frère du
président de la Chambre, attendez que Vorgane de l'exécutif
(M. le ministre serait trop simple) ait fixé le chiffre de la
somme qu'il demande. »
Un instant! Le trope « Organe de V exécutif» pour
désigner le ministre est d'un usage plus que fré-
quent dans le Parlement français.
Si quelqu'un en doute, qu'il veuille jeter les yeux
sur n'importe quel numéro du Journal Officiel
de la République française dans lequel se trouve-
rait imprimé un compte rendu in extenso d'une
des séances du Palais Bourbon ou du Luxembourg.
Il y a peu de mois, un rédacteur du Gil Blas,
Théodore de Banville, le maître styliste et le poète
aux rimes impeccables, critiquait l'usage des

— 399 —
tropes suivants : Tremplin électoral, prix d'une
crise, soustraire le Parlement à la violence des
courants électoraux, renfermer le Congrès dans des
bornes, gouvernements qui refusent à une nation des
ORGANES, navette, des lois financières, détente
qui s'accentue, lesquels, selon lui, revenaient trop
souvent dans les comptes rendus des débats légis-
latifs ou sous la plume des rédacteurs de journaux
politiques parisiens. (GilBlas du 27 Janvier 1882.)
Je poursuis :
« M. Brutus Saint-Victor, saisissant l'occasion au vol... »
Vous avez bien lu, ami lecteur, « saisissant l’oc-
casion au vol ». M'est avis qu'un adversaire con-
vaincu du langage figuré eût évité ce « saisissant
l'occasion au vol » mis ici entre deux virgules. Le
vol de l'occasion !... L'Occasion déguisée en oiseau
et prête à prendre son vol est saisie par M. Brutus
Saint-Victor! Quel beau sujet à mettre en vers
latins! Quelle belle légende au bas d'une compo-
sition de peinture pour le prix de Rome !.. Il fait
bon de lire les chroniques intitulées de Paris à
Haïti après qu'on a déjeûné. Le style fait rire... et
on digère.
M. Brutus Saint-Victor, ayant donc saisi l'occa-
sion au vol —peut-être par une des plumes de la
susdite, peut-être par la. patte... M. Cochinat a
oublié de nous le dire — ...

— 400 —
« eut bien garde de désavouer l'ex-libéral, M. Callisthène
Fouchard, et il déclara modestement qu'il se ralliait à la pro-
position du fougueux bienfaiteur du gouvernement.
« Je le crois bien !
« Le budget est en déficit de près de 700,000 piastres
(3,500,000 fr ) et dans cette tempête financière, tous les mouil-
laz es ils sont bons,
comme dit le Marseillais. »
Je trouve charmant le mot du Marseillais, mais
je prise davantage le modestement de plus haut.
« Modestement » est une perle.
Je vois d'ici le ministre, les yeux baissés, pu-
dique, rougissant sous les regards de toute l'assem-
blée, la bouche en cœur et disant d'une voix douce,
enfantine, féminine, sucrée : « Messieurs, je me
rallie modestement à la proposition que vient de
vous soumettre l'honorable préopinant. » Encore
un autre sujet de tableau. Encore un autre sujet
de narration ! Cela aurait pu servir de pendant à
l’'Hippocrate refusant les présents d'Ataxercès, par
exemple ! J'adore ces petits intermèdes, mais il
n'est si agréable compagnie qu'il ne faille quitter.
Aux choses sérieuses î
Le Budget est en déficit de 3,500,000 francs. Il le
faut combler, ce déficit. Comment? Par un em-
prunt, impôt sur les revenus futurs.
Je m'étonne même que le Gouvernement, ayant
besoin de 3,500,000 francs, n'en emprunte que
2,500,000... Ce diable de Cochinat est si étourdi
que je n'ose trop me fier à lui. Il est bien capable
d'avoir transposé les chiffres. S'il n'en était point

— 401 —
ainsi, à l'aide de quelles ressources le Gouverne-
ment pourrait-il faire face au million d'excédent
de dépenses qui reste porté au Budget?
Lorsqu'il arrive à un budget de se solder par
un excédent de dépenses, le Gouvernement est
obligé de contracter un emprunt.
Si l'emprunt est amortissable, c'est-à-dire si son
capital est remboursable dans un délai déterminé,
l'excédent de dépenses qui y a donné lieu s'appelle
comme lui un « découvert du Trésor » ou « un
passif » et vient augmenter la dette flottante. Cet
emprunt vient augmenter la dette inscrite au
Grand Livre de la Dette Nationale si le rembourse-
ment de son capital n'est pas exigible par les
porteurs des titres et que l'intérêt seul doit être
servi sous forme de rentes non amortissables.
Le passif de la dette flottante inscrite au Budget
français de 1883 s'élève à la somme de trois mil-
liards (de Foville. Le Budget de 1883), et le budget
général de la France pour 1883 est de 4,095,640,228
francs. (G. Alix. Législation Budgétaire, 1882.)
M. Cochinat si souvent trivial devient ici lyrique.
Ecoutons-le :
« O Pétion! qui es mort sans laisser de quoi t'enterrer!
« O Boyer, qui refusais une dotation de la Chambre des dé-
« putés de ton temps, en disant « qu'en faisant le bien de la

— 402 —
« patrie tu n'avais fait que ton devoir ! » que diriez-vous de
« tout cela, vous qui n'avez même pas encore un monument
« sur cette terre haïtienne, que vous aviez rendue libre et
« prospère.
« Mais vous êtes des hommes de l'ancien jeu. Votre pro-
« bité gênante soulève les rires des députés d'aujourd'hui;
« votre souvenir même leur est importun.
« Dormez dans vos cercueils, taisez-vous dans vos tombes !
« Haïti, c'est la caisse! »
J'espère qu'il est frondeur, « l'excellent bon ! » 11
avait pourtant dit qu'il ne le serait point. Ou il
avait pris un engagement téméraire et alors il est
un étourdi, ou il a pris cet engagement avec l'in-
tention tacite de n'en pas tenir compte et alors
c'est un sagouin, un triste sire. Ce n'est pas que je
sois autrement courroucé de le voir frondeur. Au
contraire, j'ai de bonnes raisons pour lui être re-
connaissant du service qu'il me rend en me four-
nissant l'occasion de souffleter sur sa figure tous
les détracteurs systématiques ou intéressés de
mon pays et de ma race.
Toussaint-Louverture, Dessalines, Pétion et
d'autres peuvent encore attendre leur statue. Ils
auront chacun la leur. Peu à peu le jour se fait
autour des grandes figures de notre histoire. De
plus en plus Haïti apprend à connaître, à vénérer,
à chérir, à respecter et à honorer tous ces ouvriers
de la première heure, tous ces artisans de son in-
dépendance. Avec ceux que j'ai déjà nommés etque
tous connaissent, avec eux, il y en a encore beau-

— 403 —
coup d'autres, toute une phalange de vaillants et de
désintéressés qui dorment ignorés le long som-
meil : Halaou, Hyacinthe, le commandant Sylla,
Capois, Clervaux, Vaillant-Gabart, Geffrard, Jan-
vier, Pannier, Goman, Laporte le premier mar-
tyr du drapeau...j'en passeetdes plus injustement
dédaignés ou oubliés par les générations qui pré-
cédèrent celle-ci.
Mais j'admire ces paladins qui s'en vont par le
monde quémandant des statues pour des chefs
haïtiens lorsque pendant si longtemps Vercingé-
torix, Jeanne d'Arc, Jeanne Hachette, le duc de
Guise (François), Eustache de Saint-Pierre n'ont
point eu la leur sur ce sol de France qu'ils défendi-
rent si vaillamment et teignirent de leur généreux
sang. Je crois qu'ils ont attendu pendant quelques
centuries. Dix siècles ont passé avant qu'on eùt
songé à nous montrer sur une place publique la
facedeCharlemagne, le prestigieux empereur d'Oc-
cident. Où Roland, où Olivier, où le Grand-Ferré?
Où Etienne Marcel, le bon prévôt de Paris? Si je ne
me trompe, Delgresse n'a pas encore sa statue,
Monsieur Cochinat. Allez donc en demander une
pour lui et quand vous l'aurez obtenue vous vien-
drez réclamer autant pour Pétion, pour Toussaint-
Louverture et pour Dessalines !...
Je pourrais encore, my darling, trouver bien des
choses à redire touchant votre petite débauche de
lyrisme et critiquer à fond le passage consacré à

— 404 —
Pétion et à Boyer. J'ai vingt fois relu les Souvenirs
de Guy Joseph Bonnet et surtout le chapitre VI de
cet intéressant ouvrage. Je n'en veux rien faire,
estimant, comme disait Napoléon Ier, que « le linge
sale se doit laver en famille ».
Toutefois, effleurant le sujet, ou plutôt le pre-
nant par ses côtés économiques et politiques, je
vais démontrer que ce morceau est de nulle valeur
et sort d'une plume novice aussi bien en matière
de finances qu'en matière d'histoire.
Retenons d'abord ceci : Le citoyen haïtien est un
de ceux qui ont le moins d'impôts à payer, En
moyenne, un Français paye 80 francs d'impôts ; un
Anglais plus encore ; un Haïtien ne paye que 20
francs d'impôts, environ.
Le Président Pétion ne pouvait songer à faire
des emprunts à l'étranger puisque, plusieurs
années après sa mort, la France n'avait pas encore
abdiqué ses droits sur l'ancienne Saint-Domingue
et que lesnations prêteuses n'auraient point voulu
aventurer leurs capitaux en Haïti; d'ailleurs il
était de politique nationale à cette époque de ne
rien demander à l'étranger. D'un autre côté, sous
Pétion, le capital existait encore moins en Haïti
qu'aujourd'hui ; un emprunt même minime, émis
par le Gouvernement d'alors, eût été très difficile-
ment couvert dans le pays même. Pétion et Boyer
ne se faisaient nulle illusion à cet égard. (Ardouin.
Bonnet.)

— 405 —
Aussitôt après que la France eut reconnu l'auto-
nomie d'Haïti, le président Boyer contracta un
emprunt à l'étranger : c'est l'emprunt Gandol phe-
Ternaux qui devint l'emprunt Laffite, emprunt de
trente millions, lequel servit à payer le premier
terme de l'indemnité de cent cinquante millions de
francs consenti par le gouvernement de Boyer en
faveur de la France.
Certes, on pourrait désirer voir que toute loi
financière, toute loi portant ouverture d'un crédit
surtout, fût présentée soit par le ministère seul,
ainsi que cela se passe en Angleterre, soit par un
député, mais sur proposition signée de trente de
ses collègues au moins et de tout le bureau de la
Chambre : cela empêcherait les entraînements,
d'une Chambre trop prodigue, parce que trop ner-
veuse.
Mais maintenant, ô voyageur trop lyrique, écou-
tez ceci : « Tout gouvernement qui se fonde après
une révolution, se voit contraint de recourir immé-
diatement au crédit : c'est là une loi inéluctable.
Il suffitd'un changement de régime politique pour
jeter la perturbation dans les recettes et dans les
dépenses. Celles-là se trouvent généralement ré-
duites et celles-ci accrues. » — Qui parle ainsi ?
— M. Paul Leroy-Beaulieu, en son Traité de la
Science des Finances.
La dette de la France augmenta bien plus rapi-
dement pendant les trois années qui suivirent la

— 406 —
Révolution de 1848 qu'elle ne l'avait fait pendant
tout le laps de temps qui s'était écoulé de 1823 à
1848, c'est-à-dire pendant trente-deux ans. Rete-
nez ceci en passant, ô vous qui dites tant que vous
aimez votre patrie et qui croyez, sur la foi de falla-
cieux conseillers, que pour faire son bonheur il
faut renverser un gouvernement toutes les fois
qu'il déplaît à dix mille personnes sur un million 1
En France encore, au lendemain du coup d'État
du 2 Décembre 1851, la confiance étant revenue,
nous voyons inaugurer le système des emprunts
coup sur coup, emprunts qui devaient servir non
seulement aux armements de l'Empire, mais encore
à la subvention des dépenses qu'allaient occasion-
ner les grands travaux de paix, canaux, routes,
chemins defer, ponts, etc.
« Les ministres, d'ailleurs expérimentés, qui
conduisirent les finances sous le second Empire,
préféraient l'emprunt à l'impôt, en opposition avec
la doctrine des hommes d'État de l'Angleterre
contemporaine, notamment de M. Gladstone. Ils
savaient combien l'impôt est désagréable ; l'em-
prunt, au contraire, est généralement bien vu du
public ; les banquiers, beaucoup de capitalistes,
nombre de petits rentiers et de petits propriétaires,
se féliciteraient comme d'une manne céleste de
l'émission d'emprunts annuels, si le payement
des intérêts de ces emprunts ne devaient pas exi-
ger des augmentations d'impôts (Leroy-Beaulieu).

— 407 —
Toute la politique financière du règne de Napo-
léon III consista en emprunts, et il y eut pendant
les vingt années qu'a vécu ce règne huit grandes
émissions d'emprunt. « Les années de paix eurent
leurs emprunts comme les années de guerre. »
(Eodem loco citato.)
Le gouvernement haïtien actuel a voulu orga-
niser le travail, encourager l'agriculture et l'indus-
trie nationales, et donner le plus d'extension pos-
sible à l'instruction primaire tant dans les villes
que dans les campagnes, naturellement le budget
des dépenses a été accruen comparaison du budget
des recettes qui baissait parce que nous venions de
sortir d'une crise politique et par conséquent
commerciale. Voulant mettre ses projets à exécu-
tion, le gouvernement n'avait qu'un moyen pra-
tique auquel il pût recourir pour combler ce défi-
cit passager : l'emprunt. Il en émet un. Qu'y a-
t-il là d'anormal, d'excessif, d'inédit
Je disais tout à l'heure que le citoyen haïtien
était l'un des moins imposés du monde civilisé (1).
(1) J'écris ce mot « civilisé » et avec Michelet qui, dès 1860, dans
son livre : La Femme, s'adressait en ces termes à Haïti : « Puisses-tu
« développer ton libre génie, celui de cette grande race si cruelle-
« ment calomniée et dont tu es Tunique représentant civilisé sur la
« terre. » —- A la page 179 de la brochure, datée du mois de Mars
dernier, qu'il vient de publier à Kingston (Jamaïque) et que j'ai lue
il y a deux jours, M. Edmond Paul, ancien député haïtien, a cru
devoir transcrire cette phrase qu'il a extraite du journal l'Econo-
miste français et que je mets au compte du directeur de ce journal,
M. Paul Leroy-Beaulieu, parce que je la lui ai entendu dire à son

— 408 —
Pour amortir tous les emprunts conclus par Haïti
jusques à ce jour, sans s'arrêter à l'unification de
la dette par conversion forcée, sans porter atteinte
au crédit de la nation, le gouvernement peut éta-
blir de nouveaux impôts : sinon l'impôt foncier
qu'il serait difficile d'évaluer et de percevoir, mais
l'impôt personnel et mobilier, mais un impôt de
capitation mis sur les non-naturalisés, l'impôt des
portes et fenêtres, la taxe des chiens, celle des che-
vaux et voitures, les taxes mortuaires, des impôts
cours au Collège de France: « Haïti est retombée dans la barbarie. »
— M. Leroy-Beaulieu est un partisan à outrance de la colonisation
européenne. C'est son droit, c'est son devoir. Aussi n'a-t-il point
manqué de répéter au cours de la seconde édition de son ouvrage
sur la Colonisation chez les peuples modernes, parue à Paris, il y
a un mois, que les Antilles françaises « retourneraient à la barbarie
si la race nègre y exerçait aucune prépondérance et même si elle
y jouissait de la plénitude des droits politiques qu'elle y possède
en ce moment. »

Quand il parle des Haïtiens il ne fait exception pour personne:
on peut en être sûr; je l'affirme et j'ai été pendant deux ans son
auditeur à certificats au Collège de France.
J'ajoute ceci: Haïti n'a pu sortir de la barbarie qu'à partir de
1804.'
M. Leroy-Beaulieu a lui-même enseigné devant moi que la société
qui existait à Saint-Domingue avant 1789 « était anti-sociale parce
qu'elle reposait sur quelque chose de monstrueux: l'esclavage ».
Depuis 1860, depuis le mot de Michelet, Haïti a progressé d'une
manière étonnante au point de vue intellectuel et moral. L'ouvrage
de M. Paul et celui-ci en donnent des preuves... entre autres que
l'on pourrait citer....
La Russie, la Turquie et l'Irlande passent pour pays civilisés.
Toutes choses égales d'ailleurs, je ne sache pas qu'ils jouissent
d'une plus haute civilisation que ma patrie
Je n'insiste pas davantage. Pour le moment, je ne puis discuter
avec mes compatriotes. Je constate et rectifie sans vouloir aller au
fond du débat.
Je fais face à ce que le grec appelait capcapos, l'étranger.
20 Septembre 1882.

— 409 —
somptuaires, des droits de patentes et de mutation
plus élevés. On pourrait encore autoriser les com-
munes à ajouter des centimes additionnels au
principal de l'impôt des patentes et à les retenir
pour couvrir les dépenses d'instruction primaire
et les frais de cultes qui allégeraient d'autant le
Budget générai de l'Etat.
D'aucuns pourraient croire que si les budgets
d'Haïti se soldent par excédents de dépenses la
faute en est toute à l'imprévoyance des ministres,
soit au moment de la préparation de la loi de
finances, soit lorsque, après avoir été votée par le
Parlement, elle est mise en exercice. Qu'ils en
soient détrompés.
Cela tient à foule de choses dont les principales
sont l'extension donnée depuis quelque temps aux
services des ministères de l'Intérieur, des Travaux
publics, de l'Agriculture et de l'Instruction pu-
blique — et dans un but tout à fait économique.
— On sème pour récolter plus tard.
En France, et, en grande partie, les mômes mo-
tifsportent les ministres et les Chambres à deman-
der et à voter des crédits extraordinaires ou sup-
plémentaires. Depuis 1840 tous les budgets se sont
soldés en déficit. Je laisse la parole à M. Paul
Leroy -Beaulieu : « Si l'on veut voir ce que devien-
nent les budgets primitifs par le vote de tous ces
crédits extraordinaires ou supplémentaires, il faut
ouvrir le compte général de l'administration des

— 410 —
finances pour 1869, pages 518 et519, voici la situa-
tion édifiante qu'on y relève année par année :
Budgets des dépenses de la France pendant les périodes
de 1840 à 1868.
Evaluations
Dépenses
Augmentation +
des dépenses
définitivement
ou Diminution —
dans le
effectuées.
relativement
au but dget primitif.
budget primitif.

Années.
Milliers de francs.
Milliers de francs.
Milliers de francs.
1840
1.156.896
1.363.711
+ 206.814
1841
1.198.654
1.425.239
+ 226.585
1842
1.370.077
1.440.974
+ 70.898
1843
1.363.905
1.445.265
+ 81.360
1844
1.405.061
1.428.133
+ 23.072
1845
1.432.032
1.489.432
+ 57.399
1846
1.494.978
1.566.525
+ 71.547
1847
1.536.704
1.629.678
+ 92.973
1848
1.824.686
1.770.960

53.726
1849
1.591.398
1.646.304
+ 54.905
1850
1.460.696
1.472.637
+ 11.941
1851
1.435.571
1.461.329
+ 25.757
1852
1.504.716
1.513.103
+ 8.387
1853
1.488.003
1.547 597
+ 59.593
1854
1.528.876
1.988.078
+ 459 202
1855
1.573.208
2.399.217
+ 826.009
1856
1.620.066
2.195.781
+ 575."15
1857
1.752.485
1.892.526 2 526
140.040
1858
1.761.494
1.858.493
+ 96 992
1859
1.775.637
2 207.660
+ 482 023
1860
1.830.625
2.084.091
+ 253.465
1861
1.863.499
2.170.988
+ 307.489
1862
1.991.305
2.212.839
+ 221.534
1863
2.082.882
2.287.069
+ 204.106
1864
2.127.954
2.256.706
+ 128.752
1865
2.117.364
1.147.191
+ 29.826
1866
2.097.307
2.203.074
+ 105.767
1867
1.920.597
2.169.764
+ 249.166
1868
1.980.833
2.137.054
+ 156.226
« Ainsi, sur ces vingt-neuf années, il ne s'en
rencontre en France qu'une seule où les dépenses

— 411 —
réalisées aient été au-dessous des dépenses éva-
luées dans le Budget primitif. Généralement les
crédits accordés par la loi de finances sont dépas-
sés chaque année de cent ou de deux cent millions
de francs, tandis qu'en Angleterre iis ne sont d'or-
dinaire pas atteints. Ces mauvaises habitudes
durent depuis 1840. Comment s'étonner des défi-
cits perpétuels de nos budgets? Depuis 1840 jus-
qu'en 1870, Ja France n'a presque pas eu de bud-
get en équilibre. Depuis 1875, il est vrai, nos bud-
gets ont retrouvé l'équilibre et présentent même
des excédents, cela tient toutefois aux plus-values
d'impôts, car les crédits supplémentaires conti-
nuent et foisonnent (1)
« En France, pendant les vingt-neuf années qui
se sont écoulées de 1840 à 1868, on constate vingt-
cinq exercices qui se soldent en déficit, quatre
seulement qui offrent des excédents : encore ces
excédents si rares sont en partie fictifs et sont dus
à des emprunts, comme en 1855 et en 1868. En
réalité, de 1840 à 1868, il n'y a eu que deux années,
1858 et 1868, qui aient présenté un excédent de
bon aloi, c'est-à-dire un excédent qui soit dù aux
recettes ordinaires, sans supplément de ressour-
ces tirées de l'emprunt.
« La lecture du tableau qui suit ne peut man-
quer d'être instructive ; elle montrera où condui-
(1) Le Budget français de 1882 sera en déficit de 140 millions.
(Leroy-Beaulieu. L'Economiste français, Septembre 1882.)
28

— 412 —
sent les crédits supplémentaires ; ces chiffres sont
empruntés au Comptoir général de l’Administra-
tion des finances pour 1869 (page 519).
Tableau des excédents et des déficits des budgets français
de 1840 à 1868.
EXCÉDENTS
DÉFICITS
budgétaires.
budgétaires.
ANNÉES.
Francs.
Francs.
1840
»
129.228.003
1841
»
27.470.931
1842
»
109.980.263
1843
»
67.041.539
1844
»
43.372.426
1845
»
96.145.256
1846
»
167.235.036
1847
»
257.290.639
1848
»
3.005.050
1849
»
214.625.477
1850
»
41.014.767
1851
»
100.728.869
1852
»
25.759.013
1853
»
23.148.545
1854
»
186.033.322
1855
394.056.125
1856
»
281.838.638
1857
»
93.300.379
1858
12.888.013
»
1859
»
28.921.268
1860
»
121.892.737
1861
»
164.903.164
1862
»
34.953.626
1863
»
22.131.099
1864
»
51.765.611
1865
21.961.530
1866
»
10.245.340
1867
»
1.978.660
1868
19.359.099
»
« D'où vient que les Anglais peuvent se passer
de crédits supplémentaires, tandis que nous nous

— 413 —
abandonnons à ce flot de dépenses insidieuses et
subreptices? Cela tient à trois causes : à la diffé-
rence de méthode pour le vote du Budget, à la dif-
férence des lois sur les crédits tardifs, enfin aussi
à la différence des mœurs et des idées générales
dans les deux pays. En Angleterre, le Budget pri-
mitif est voté beaucoup plus près de l'ouverture
de l'exercice, de sorte qu'il est beaucoup plus exac-
tement dressé et que les prévisions en sont beau-
coup plus étudiées et plus sérieuses; en second
lieu, en Angleterre, la Couronne seule, c'est-à-dire
les ministres ont le droit de proposer des crédits,
les députés n'ont pas cette faculté, et cette priva-
tion n'est pas un mal; en troisième lieu, l'esprit
public, qui est fait à la pratique des affaires, con-
sidère la rigueur budgétaire comme le premier
bien : on préfère ajourner une dépense même utile
que de l'inscrire tardivement au budget; il n'est
guère, en effet, de dépense qui ne puisse at-
tendre une année. De ces trois causes réunies,
il résulte qu'on n'ouvre des crédits supplémen-
taires que dans les cas fort rares, généralement
pour les seuls ministères de la guerre et de la
marine.
« En France, au contraire, le budget est préparé
et voté beaucoup trop tôt.... il est fait quinze mois
d'avance, et discuté dix mois d'avance, ce qui est
absurde. L'écart entre les prévisions et les besoins
réels a beaucoup plus de chance d'être considéra-

— 414 —
ble. Les crédits supplémentaires ou extraordinai-
res peuvent être votés sur l'initiative du moindre
député qui veut se signaler par une générosité
dont il ne paye pas les frais.
« Enfin notre organisation sociale, notre centra-
lisation administrative et le suffrage universel
font que les députés se considèrent comme inté-
ressés à obtenir pour une foule d'agents, surtout
pour les petits, des augmentations de traitements,
Les juges de paix, les facteurs des postes, les maî-
tres d'école, sont d'excellents instruments électo-
raux. Chaque député veut se concilier leur bonne
grâce en devançant pour l'amélioration de leur sort
les propositions du gouvernement. Aussi les amen-
dements pleuvent de tous côtés pour provoquer
des dépenses nouvelles...
« Le rôle primitif des Assemblées représentati-
ves, le rôle essentiel encore des Parlements dans
tous les pays d'Europe, c'est de retenir le gouver-
nement dans ses projets de dépenses, de mettre
un frein à son désir de tout faire et de tout amélio-
rer, de s'opposer à la tentation qu'il éprouve de
créer des taxes nouvelles. En France c'est tout
l'opposé, les Assemblées semblent se faire cette
singulière idée de leur mission, qu'elles ont été
nommées pour pousser le gouvernement dans la
voie des dépenses de plus en plus grandes. Ainsi,
en 1876, voici un député, bien intentionné, nous
n'en doutons pas, compétent nous le voulons

— 415 —
croire, qui réclame qu'on porte le Budget de la
Guerre de dix millions au-dessus des propositions
du ministre ; en voici un autre qui veut que l'Etat
donne des suppléments de traitements aux pro-
fesseurs des collèges communaux; un troisième
qui croit que les intérêts de la France seraient
compromis si l'on ne triplait pas la subvention
accordée au Théâtre-Lyrique, en l'élevant de
100,000 francs à 300,000 francs ; un quatrième
s'apitoie sur le sort de tel ou tel conservatoire de
musique de province ; un cinquième est épris
des observatoires d'astronomie ; nous ne parlons
pas des ambitieux qui réclament 9 millions de
primes annuelles pour la marine marchande. Il y
a dans ce goût plusieurs douzaines d'amende-
ments !
« Comment pourrait-on arriver ainsi à l'équili-
bre du Budget? Chacun est partisan des économies
in abstracto et des augmentations de dépenses in
concreto. Quand il s'agit de faire des discours gé-
néraux et vagues, on prêche la modération ; quand
on vient aux applications particulières et aux
votes par articles, chacun se prononce pour des
augmentations de crédits. Chaque député a sa
clientèle particulière, suivant ses goûts et suivant
le terroir : l'un est mélomane, un autre est épris
des sciences exactes ; celui-ci est éleveur de che-
vaux, cet autre s'intéresse à la marine ; tel député
se pique de compétence militaire ; tel autre fait

— 416 —
sa spécialité de l'étude des questions sociales :
tout cela se traduit par des demandes de dépenses.
Ajoutons que tous les députés, outre les fantaisies
qui varient de l'un à l'autre, ont une vaste clien-
tèle commune, et, d'ailleurs, fort intéressante : ce
sont les instituteurs, les desservants, les employés
des postes, les gendarmes, les employés des pré-
fectures, etc.
« Il faudrait cependant considérer que le régime
représentatif a été institué pour mettre de l'écono-
mie dans les finances, non pour y porter le gaspil-
lage. Le gouvernement, somme toute, a la charge
de l'administration ; lui seul connaît à la fois les
détails et l'ensemble : il faut bien s'en fier et s'en
remettre à lui pour l'engagement des dépenses. De
deux choses l'une, par exemple : ou le ministre
de la guerre est compétent et attentif, alors il est
inutile qu'un député vienne presser la Chambre
d'augmenter de dix millions, comme on l'a pro-
posé en 1876, les crédits demandés par ce départe-
ment, ou le ministre de la Guerre est un homme
de peu de sens et de soin, alors il convient de le
remplacer. Il est sans exemple qu'un gouverne-
ment repousse une demande de crédit qui est né-
cessaire : pourquoi donc ne pas laisser à lui seul
le droit d'initiative en matière de crédits supplé-
mentaires ?
« Ce serait un grand progrès que d'introduire
en France la législation anglaise qui ne reconnaît

— 417 —
pas aux membres du Parlement le droit de pro-
poser des augmentations de crédits (1). »
Renvoyé à qui de droit. . .
Trait final. — Permettez, ô Cochinat, que je
prenne la liberté grande de vous recommander
l'ouvrage de M. Paul Leroy-Beaulieu. Votre Sei-
gneurie y apprendra foule de choses dont on
s'aperçoit facilement qu'Elle ignore les rudi-
ments (2). . . .
(1) Leroy-Beaulieu. Science des Finances.
(2)
Leroy-Beaulieu. Science des Finances, 2e édition. Paris, Guil-
laumin, édit., rue Richelieu, 14.
Et voilà!. ..

CHAPITRE II
EN HAÏTI COMME AILLEURS
SOMMAIRE. — Le propos est charmant et digne de Gribouille. —
C'est bien fait. J'approuve les Anglais. — Bohêmes, ratés et
aigris! — A tout seigneur, tout honneur. Je n'en dédis point
et le vais prouver. — Des élections officielles et pas autre chose.
— Halte-là ! Prenez Victor Hugo, Açtes et Paroles.— Excepté pour
les ignorants. — Nulle méthode. — Mieux vaut tard que jamais.
— Merci! Nous avons bu l'absinthe.— Concéder! Allons donc!?...
— Portez ailleurs. — Dans le mot « Haïtien» la lettre H est
muette. — « En Haïti » et non « « Haïti ». — C'est disgra-
cieux en diable. — Après M. Smester, d'ailleurs. — Terrible
homme pour affirmer. — Haïti et la race noire. — Wendell
Phillips, Betancès, Schœlcher, Toussaint-Louverture, Dessalines,
Capoix. — Madiou, Lasselve, Robin. — Et vous aussi, lourd
Buchner.— Bonaparte et les journalistes. — La loi sur la Presse
de Musset. — Tout progrès suivi de réaction. — Liberté de la
presse, de réunion, d'association. — « Vecy ce que je voul-
droys. »
Par sa lettre du 28 Octobre, datée de Port-au-
Prince, le correspondant de la Petite Presse man-
dait au directeur de ce journal des choses... des
choses! —
Tout d'abord il se qualifiait de suspect.

— 419 —
Le pauvre homme! Suspect! Ce serait trop
d'honneur pour lui que d'être considéré comme
tel!...
Le fantaisiste narrateur se lamentait en ces
termes :
« Je suis la preuve vivante des malentendus qu'occasionne
ce patriotisme à rebours (le patriotisme haïtien) et de-
puis quelques jours j'aurais conçu les plus vives inquiétudes
sur ma situation et sur celle de plusieurs de mes amis
(il se vante), si je prenais au sérieux toutes les absurdités
qu'on vient me débiter à propos des innocents articles que

je vous adresse. » (Petite Presse du 11 décembre.)
Innocents articles! Voilà qui est charmant! Le
propos est plaisant et digne de Gribouille. Un qui-
dam va conter à quelqu'un du mal d'un honnête
homme, d'un honorable commerçant, par exemple,
dont il dit : « Lui, mais c'est un filou, un coquin,
un ignare, un ladre-vert qui ne tient point ses en-
gagements et mange son blé en herbe... et puis,
quand, à juste titre, le commerçant, ayant appris
ces choses, s'en indigne, s'en courrouce et fait
des reproches au quidam, celui-ci répond avec un
beau flegme anglais : « Ah! mais j'ai cru ne dire
là que quelque chose de très innocent. »
Le Vieil enfant de la Petite Presse ajoutait :
« Tous ces gens qui viennent me rabattre les oreilles d'un
tas d'extravagances qu'enfante leur cervelle échauffée, sont
si peu habitués à entendre parler avec franchise des affaires
de leur pays et avec indépendance de leurs chefs, qu'ils con-

— 420 —
sidèrent comme un acte de hardiesse inouï de ma part
d'avoir dit sincèrement ce que je pensais des uns et des au-
tres. »
Mon mignon, vous n'avez rien dit de sincère.
Vous vous trompez et trompez les autres du com-
mencement à la fin; ce qui se passe vraiment et
que vous avez vu, vous le racontez tout de travers.
Puis, voyez comme il est poli et reconnaissant,
mons Cochinat. Les Haïtiens, gens trop chari-
tables, trop compatissants, se donnent la peine de
s'intéresser à lui et lui viennent conseiller de mo-
dérer le ton des critiques aussi peu mesurées que
peu sérieuses qu'il fait de la société haïtienne, là-
dessus, le bonhomme trouve « qu'on lui vient
débiter des absurdités ; que tous ces gens viennent
lui rabattre les oreilles d'un tas d'extravagances
qu'enfante leur cervelle échauffée ». Du même
coup, il vous traite « d'absurdes », « d'extrava-
gants », « de cervelles échauffées », tous ces bons
Haïtiens, ses caudataires. C'est bien fait. « Fallait
pas qu'y aillent »... comme dit la chanson.
Pour qu'il ait tenu un pareil langage, même en
parlant de ceux qui lui venaient obséquieusement
donner des conseils, où donc a-t-il été élevé, mons
Cochinat?... Son nom même l'indique : Cochinat...
Cochonat... Cochonet... le reste se devine.
Le grand critique s'étonne de l'outrecuidance
grande dont nous faisons preuve en ne voulant
pas que nos gouvernants soient diffamés par lui.

— 421 —
Son étonnement m'étonne! Oui, nous voulons
qu'on parle avec respect de nos chefs. C'est nous
qui nous les sommes choisis et de nous on peut
dire avec pleine raison : « Un peuple n'a que le
gouvernement qu'il mérite. » Le gouvernement
haïtien, gouvernement républicain, est une éma-
nation du peuple, et c'est par l'effet d'une mani-
festation de la volonté populaire qu'il détient le
pouvoir. Si la nation laisse ridiculiser ses manda-
taires, c'est qu'elle se laisse ridiculiser elle-même.
Tout citoyen conséquent avec lui-même, qui
comprend la fiction du contrat constitutionnel et
qui est respectueux des volontés de la majorité de
son pays librement exprimée, doit donc obéis-
sance, aide et assistance au gouvernement de son
pays et le doit défendre toutes et quantes fois il
est. attaqué. Et s'il est attaqué par un être sans
valeur intrinsèque, par un voyou de la plume, on
doit prendre un fouet à triple queue pour châtier
le loustic et le châtier jusqu'au sang.
D'ailleurs les Haïtiens ne sont pas les seuls à
vouloir qu'on ait des égards pour ceux auxquels
ils ont donné la mission de veiller sur les intérêts
matériels et moraux de leur patrie et pour ceux
auxquels ils ont confié ies rênes de l'Etat.
« Ce que je dis ici, je le prouve en exemple » (1),
comme dit Musset » lequel, ô Cochinat, n'est pas
(1) Don Paëz.

422
mon poète favori : mes poètes favoris sont Hugo,
Leconte de Lisle et Coppée.
Allez en Angleterre, soyez dans un lieu public
et que la foule entonne le God Save the Queen,
tout le monde se découvre; vous qui êtes étranger
et qui n'avez aucune raison particulière pour crier
Vive la reine ! vous continuez de garder votre cha-
peau sur la tête. Le premier Anglais qui passe
près de vous vous invite à vous découvrir, et si
vous vous y refusez il met votre chapeau à bas.
Ne faites pas de résistance, vous seriez maltraité
par la foule avant que les policemen soient venus
vous dégager.
J'approuve les Anglais.
Les Américains non plus n'admettent pas qu'on
parle légèrement de leurs hommes d'Etat. Exem-
ple : A l'avènement de Garfield au pouvoir, un
journal parisien—j'en tais le nom par conve-
nance — publia un article dans lequel il se permit
de mettre en doute les hautes aptitudes et la par-
faite honorabilité du président des Etats-Unis.
Immédiatement , le correspondant à Paris du
journal américain le New-York Herald télégraphia
l'article à son journal en Amérique. Deux jours
après la réponse du New-York Herald télégra-
phiée à Paris y arrivait et était imprimée dans
plusieurs journaux du matin. Cette réponse était
une verte et dure leçon — et de ces leçons comme
en savent donner les Américains, gens à angles et

— 423 —
qui n'en sont point encore au maniérisme et à ia
sucrerie du style — c'était une leçon à l'adresse
du journaliste parisien. Le directeur de ce journal
désavoua l'article de son collaborateur et il le dés-
avoua avec d'autant plus d'empressement qu'il
avait déjà été mis à même de constater que les
Américains, lesquels sont très patriotes, avaient
commencé un joli jeu de désabonnement à son
journal. Ces deux exemples suffiront pour édifier,
je crois. Il est vrai que bien des gens qui permet-
tent aux Anglais et aux Américains de vénérer
leurs gouvernants et d'aimer leur pays jusqu'à la
rage, ne veulent point du tout qu'il en soit ainsi
pour les Haïtiens.
Si je pouvais rougir — et je suis heureux que
cela me soit impossible, car je passerais ma vie à
rougir de colère et de douleur devant toutes les
injustices, les petitesses, les platitudes, les mes-
quineries, les lâchetés que je vois et les nénies
que j'entends par le monde, — si je pouvais rou-
gir, je rougirais de honte pour quelques-uns de
mes compatriotes, très peu nombreux heureuse-
ment, dont la légèreté de langage et d'attitude —
je ne mets que légèreté—fait les détracteurs les
plus dangereux de leur patrie.
Quelques-uns d'entre eux se figurent naïvement,
parce qu'ils se sont, pendant un été, mouché, le
nez à Paris, à Londres ou à Washington, que tout,
en Haïti, devrait se passer exactement comme les

— 424 —
choses se passent à Paris, à Londres et à Washing-
ton. Pour un peu, quand ils retournent vers les
bords fleuris d'où l'on aperçoit la Gonâve, ils de-
manderaient volontiers pourquoi Port-au-Prince
n'est pas bâtie sur un fleuve comme la Seine et
pourquoi les wharfs du port de cette ville ne res-
semblent pas aux docks de la Tamise. Ils ne savent
point quelle somme d'argent et de temps il a fallu
dépenser pour construire les susdits docks et les
quais de la Seine; ils oublient toujours que les
chemins de fer ne datent que de soixante ans; ils
ont l'air de n'avoir jamais su que pendant plu-
sieurs siècles Londres ne fut jamais illuminée la
nuit et Paris non plus ; ils croient que toujours on
a eu le télégraphe à sa disposition et le téléphone
et le phonographe ; ils ne veulent pas entendre que
tel palais de Paris, le Louvre, par exemple, est
plus vieux que Santo-Domingo, laquelle est la
plus vieille ville de toute l'Amérique, que des
Européens ont construite; enfin, ils ne veulent
pas tenir compte de ce petit élément de la civilisa-
tion qui s'appelle le temps!...
Bonnes âmes, attendez donc ! attendez encore
quelques siècles et ne vous pressez point de déses-
pérer de vos compatriotes. Paris, nous dit-on, n'a
point été bâtie en un jour et cela est vrai. Il est
bon que vous vous souveniez qu'un empereur ro-
main a vécu à Paris; il n'est pas mauvais que
vous sachiez que, cinquante-deux ans avant la

— 425 —
venue de Jésus-Christ sur la terre, Paris soutenait
un siège contre les troupes de César et que les
Gaulois de Camulogène furent écrasés par l'ar-
mée de Labiénus là où vous avez marché en 1878,
sur le terrain de l'Exposition universelle, au
Champ de Mars (1). Observez que Paris n'est
pourvu de bonne eau que depuis cent ans ; que l'a-
venue de l'Opéra, le boulevard Saint-Michel, la
rue Guy-Lussac, la rue Soufflot, le boulevard
Haussmann et tout le quartier du parc Monceaux
ne sont sortis de dessous terre que depuis trente
ans à peine. Soyez persuadés que pour avoir des
choses semblables en Haïti il nous faudra de la
patience, du travail et du temps et qu'il nous fau-
dra surtout renverser moins souvent le chef que
nous avons élu, rien que pour le punir de ce qu'il
avait voulu faire arriver à la deputation nationale
quelques hommes qu'il savait être les amis de
son ministère et de sa politique.
Malgré tout, je me refuse à croire que la phrase
suivante mise dans la bouche d'un Haïtien par
M. Cochinat soit d'un de mes compatriotes.
M. Cochinat lui disait :
« M. Salomon a trop longtemps vécu en Europe pour ne
pas savoir que lorsqu'un homme de lettres arrive dans un
Pays, son premier soin est d'employer sa plume à la descrip-
tion des coutumes et des mœurs de ce pays. »
(1) Henri Houssaye. Le Premier Siège de Paris.

— 426 —
Ce à quoi l'Haïtien répondit :
« — Cela peut être vrai pour tous les autres endroits du
monde, mais non pour Haïti. Vous vous croyez en France?
En Haïti ce n'est ni comme en France... ni comme ail-
leurs. »
Ce qui prouve que le mot a été dit et pris en
mauvaise part, c'est la réponse du chroniqueur
évaltonné :
« —Votre mot est joli; mais, ô maladroits amis, quel tort
vous feriez en Europe à celui que vous croyez servir, si l'on
n'avait pas assez de bon sens pour faire la part de toutes vos
ridicules exagérations. »
D'abord il n'est pas vrai que le « premier soin
d'un homme de lettres qui arrive dans un pays est
d'employer sa plume à la description des coutumes
et des mœurs de ce pays ». Les véritables hommes
de lettres ne courent pas le monde comme des
dons Quichottes à la recherche d'aventures, et les
voyageurs véridiques ne sont pas souvent des
hommes de lettres dans toute l'acception du mot.
Je prétends que la phrase : « En Haïti ce n'est
pas comme en France... ni comme ailleurs, » est
d'un naïf. On la peut porter à l'actif de notre
évaporé et oublieux adversaire, lequel d'ailleurs
l'avait employée plus haut et pour son propre
compte.
Il n'en est pas en Haïti comme en France pour
bien des choses — c'est une vérité de M. de la

— 427 —
Palice — mais on peut affirmer qu'il en est to u-
jours en Haïti comme ailleurs, car Haïti n'est un
pays unique en son genre, un pays sui generis, que
pour quelques bohêmes étrangers et pour quel-
ques ratés haïtiens, auxquels on peut donner la
qualification collective d'aigris.
Avant de pénétrer dans le cœur du sujet, je
tiens à faire observer que dans plusieurs contrées
d'Europe il n'eût point été permis au correspon-
dant de la Petite Presse d'articuler contre le gou-
vernement du pays les diffamations qu'il a articu-
lées contre l'administration haïtienne. Ainsi, en
Russie, on l'aurait expulsé bel et bien et sans
même fournir d'explications à son ambassadeur,
comme il en a été fait pour un voyageur français
avec lequel j'ai maintes fois causé et dont le minis-
tère russe connaissait l'inimitié à son égard. De
Turquie, ces temps derniers, on a expulsé un jour-
naliste anglais qui s'était permis de critiquer de
vive voix le gouvernement de sa Hautesse le Sul-
tan et le journal français le Gaulois, jugé peu favo-
rable au Divan, est interdit dans tout l'Empire
ottoman. Le 18 Février 1881 encore, un autre jour-
naliste anglais, M.Mackensie Wallace, correspon-
dant du Times, fut expulsé de Constantinopleparce
qu'il avait révélé à son journal des faits se rappor-
tant à la politique secrète de la Sublime Porte.
En Allemagne, la censure interdit l'entrée des
livres de M. Victor Tissot, réputés injurieux pour
29

— 428 —
le gouvernement de l'empereur, et si M. Tissot
passe le Rhin il est certain qu'il lui sera fait un
mauvais parti au Pays des Milliards. En Espagne,
un correspondant de la Revue des Deux Mondes
fut mystérieusement assassiné, il y a deux ou trois
ans, parce qu'il n'avait pas caché l'intention dans
laquelle il était de critiquerles mœurs des régnico-
les du pays des castagnettes, du boléro, des seno-
ras long voilées, des manolas endiablées, des posa-
das et des toréadors. Sous le Second Empire,
M. Cernuschi fut expulsé de France pour avoir
donné cent mille francs aux républicains et, par
ainsi, aidé à fonder un journal qui devait attaquer
la politique de Napoléon III.
Depuis six ans que je suis à Paris, les divers
cabinets qui se sont succédé à l'Elysée ont fait
conduire à la frontière M. Ruiz Zorilla, don Car-
los, MM. Lavroff, Cipriani, Morphy, Hartmann,
Tito Zanardelli et d'autres plus obscurs qui, par
leur attitude, par leurs discours ou par leurs écrits
avaient été signalés ou regardés comme pouvant
compromettre les bonnes relations de la France
avec les puissances continentales ou troubler sa
paix intérieure. Il y a quelques mois, en Allema-
gne, à Prague, une foule s'était assemblée autour
de la gare dans le dessein de maltraiter, à son
arrivée, le général russe Skobeleff qui, dans un
discours prononcé à Paris peu de jours aupara-
vant, avait hautement manifesté son antipathie,

— 429 —
son aversion contre tout ce qui était allemand. Je
pourrais multiplier les exemples. Deux pour finir.
A tout seigneur tout honneur. Le Times, le plus
important des organes de la presse anglaise, entre-
tient un correspondant à Paris : M. Oppert de
Blowitz. Quand il soutient la politique du minis-
tère en charge par ses correspondances au Times,
on lui fait risette au quai d'Orsay, on le décore et
les journaux ministériels le couvrent de fleurs;
s'il se permet de critiquer les actes des ministres,
oh! alors, cela change : tous les journaux vérita-
blement patriotes, et quelle que soit leur nuance
politique, taillentde rudes croupières au correspon-
dant de la feuille de la Cité. Enfin, quelques se-
maines se sont à peine écoulées depuis que plu-
sieurs journaux parisiens et l’Evénement, entre
autres, par la plume nerveuse de M. Léon Chapron,
demandaient l'expulsion du journaliste italien qui,
dans le Pensiero, journal niçois séparatiste, avait
injurié le gouvernement français et critiqué les
mœurs françaises.
Il en a été et il en sera toujours ainsi, car il est
de la nature de l'homme de ne pas aimer qu'on
critique ses actes. Dites à un jeune scrofuleux,
chétif, rabougri, mal bâti, aux dents mal plantées
et aux ongles fusiformes, dites à ce prédisposé à
la phtisie pulmonaire : Jeune homme, ne fumez
pas ; ne passez pas de nuits blanches dans les ta-
bagies; faites beaucoup d'exercice physique,

— 430 —
escrime, boxe, equitation, natation ; prenez des
douches froides le corps en sueur; portez les che-
veux courts ; mangez de la viande saignante ; ne
buvez que du vin: jamais d'alcool ni de bière;
prenez de l'huile de foie de morue et fuyez le
beau sexe. Il vous enverra vous promener et con-
tinuera de fumer, de boire et de penser à la ba-
gatelle.
Ce n'est pas que l'on ne doive critiquer les actes
d'un gouvernement, les affaires, les manières, les
us et les coutumes, les usages et les mœurs d'un
peupla, mais on le doit faire dans des conditions
sérieuses, en écrivain consciencieux, après qu'on
en a étudié l'histoire, l'ethnographie, la linguis-
tique, la constitution politique, et fouillé en un
mot le casier judiciaire de ce peuple. Et on doit
toujours parler d'une collection d'hommes en
homme du monde, en homme bien élevé, en
homme qui se respecte, en gentleman, et l'on n'en
doit pas prendre à sa guise et fantaisie pour en
parler en badaud, en gamin, en farceur, en débi-
teur de boniments, en anecdotier. Voilà ce que
l'on vous reproche, Monsieur Cochinat. Nous vous
reprochons de nous avoir caricaturés avec votre
plume... d'oie au lieu de montrer que vous aviez
étudié sérieusement et consciencieusement notre
jeune société.
Mais je reviens à cette phrase... « Rien ne se
passe en Haïti comme ailleurs. » J'ai soutenu

— 431 —
qu'elle était d'un ignorant : je n'en dédis point et
vais le prouver.
En Haïti, en effet, on voit des filles-mères et on
voit très rarement des infanticides; il n'en est pas
de même en Chine, mais il en est de même en
Allemagne et surtout en Bavière « où on encourage
les naissances illégitimes » (Alfred Fouillée.
Revue des Deux Mondes. Septembre 1882) ; il en
est de même aussi dans toutes les colonies fran-
çaises, anglaises, danoises, espagnoles et hollan-
daises du golfe du Mexique où l'esclavage a passé,
laissant après lui les mœurs qu'il avait perpétuées
pendant des siècles; il en est de même encore au
Brésil, au Chili, à la Plata, en Bolivie (Levasseur)
et au Pérou, et au Vénézuela.
De véritables économistes dont les vues sont
larges et politiques regrettent amèrement même
qu'il n'en soit point ainsi dans plusieurs pays trop
civilisés où le fait d'une mère étouffant son enfant
est assez commun — cela à cause d'absurdes pré-
jugés contre lesquels on ne saurait assez réagir.
De 1871 à 1879 l'Italie a gagné 1,200,000 habitants,
parmi lesquels une notable proportion d'enfants
naturels. En France, le nombre des naissances
naturelles a diminué de 1870 à aujourd'hui ; mais
l'accroissement de la population est beaucoup plus
lent qu'en Allemagne et en Italie où naissent beau-
coup d'enfants illégitimes. « Mais, dit M. Paul
Leroy-Beaulieu dans les Débats du 15 Mai 1882, la

— 432 —
diminution des naissances naturelles n'est pas
toujours une preuve d'accroissement de la mora-
lité. La stérilité et le vice peuvent très bien s'allier.»
M'est avis que je dois persister dans l'opinion que
j'ai émise (Voir les Détracteurs de la Race noire),
à savoir qu'il est plus raisonnable — au point de
vue politique — de procréer des enfants naturels
que de n'en point procréer du tout.
En Haïti, contrairement à ce qui est dans plu-
sieurs pays européens (Louis Blanc), le paysan est
le meilleur homme du monde. Il essaiera peut-être
de tromper son monde au marché, mais jamais il
ne lui viendra l'idée d'assommer un voyageur
esseulé (Schœlcher) pour lui enlever son argent ;
il en est de même dans les campagnes de France,
depuis qu'il n'y a pius de Chauffeurs. Si le vol à
main armée est inconnu sur les grands chemins et
même dans les villes de la République noire, la
même chose s'observe dans les colonies françaises
du golfe du Mexique (Schœlcher). Sur ce point,
il est vrai, on ne pourrait pas faire le même com-
pliment aux grandes villes européennes.
En Haïti nous avons une Chambre des députés
et un Sénat. Il me semble qu'il n'en est pas autre-
ment en France, en Italie, en Espagne, en Belgique,
aux Etats-Unis et dans presque tous les États de
l'Amérique du Nord, de l'Amérique Centrale et de
l'Amérique du Sud. Je sais fort bien que les modes
d'élections législatives varient dans ces différents

— 433 —
pays : j'ai tous les jours Batbie et Laferrière
ou Demombynes au poing. (Constitutions euro-
péennes, etc.)
Je veux admettre pour un instant que, en Haïti,
on voit des députés trafiquer de leur mandat : il
n'en n'est pas autrement ailleurs. Ici, on vote avec
le ministère pour faire accorder un bureau de tabac
à un de ses parents ou à un de ses agents électo-
raux ; là on donne son vote au cabinet afin de faire
envoyer son fils dans une ambassade ; aux Etats-
Unis, on l'échange contre la promesse d'une con-
cession de chemin de fer pour son district ; en
Italie, on en trafique pour avoir le moyen de faire
entrer le fils d'un électeur influent dans les bu-
reaux d'un ministère ; et, dans plusieurs pays ri-
ches en capitaux, les députés sont grands amis des
administrateurs des grandes compagnies finan-
cières.
Sur les bords de l'Artibonite on fait quelquefois
des passe-droits à des jeunes genstrès intelligents
qui ont eu le malheur de n'être pas nés fils de
ministres ou de n'avoir pas eu de parents courti-
sans du Pouvoir; en est-il autrement sur les bords
de la Tamise où les fils de lords et de Commoners
obtiennent de gros emplois à un âge très tendre,
lorsqu'ils sont encore tout frais émoulus de Cam-
bridge ou d'Oxford ? Je me suis laissé dire que les
mêmes choses se répétaient sur les bords du Nil,
pour les fils des pachas et des beys et qu'elles se

— 434 —
répétaient encore sur les bords de l'Hudson et du
Potomac.
En Haïti, les ministres, en arrivant à la tête du
gouvernement, nomment leurs parents et familiers
à toutes les fonctions et quelquefois font perdre
leur pain à de vieux bonshommes qui ont femme
et enfants à leur charge.
Je constate qu'en Angleterre quand un ministère
monte aux affaires, il change tout le haut personnel
administratif, depuis le vice-roi des Indes et les
gouverneurs des Colonies j usqu'aux ambassadeurs
et quelquefois même jusqu'aux femmes qui sont
chargées de la garde-robe de la Reine.
En France, n'a- t-on pas vu, après la Révolution
de 18.30, Guizot, ministre de l'Intérieur, révoquer
tous les préfets à l'exception de quatre, je crois ?
Après la Révolution de 4848, Ledru-Rollin n'a-
t-il pas remplacé les préfets de Louis-Philippe par
des Commissaires de la République? Après le
4 Septembre 1870, Gambetta n'a-t-il pas imité ses
deux prédécesseurs au ministère de l'Intérieur
dont je viens de citer les noms? Le cabinet Broglie-
Fourtou, après le 16 Mai 1877, n'a-t-il pas changé
une grande partie du personnel administratif sur
lequel il savait ne pas pouvoir compter?
Aux Etats-Unis, c'est encore pis. A l'approche
des élections, le gouvernement, pour faire élire
ses candidats, révoque systématiquement jus-
qu'aux derniers manœuvres des arsenaux, jus-

— 435 —
qu'aux hoquetons des ministères qu'on lui signale
comme étant hostiles à l'élection du candidat
patronné directement ou indirectement par le
Cabinet en charge.
Les Haïtiens ont abusé ou abusent encore, pré-
tend-on, des élections officielles. En était-il autre-
ment ici sous Louis XVIII (Chambre introuvable),
sous Charles X (circulaire de M. de Villèle), sous
Louis-Philippe et sous Napoléon III ?
Que font-ils en ce moment en Transylvanie, en
Carinthie, dans le Tyrol, dans le Vorarlberg, dans
l'archiduché d'Autriche? Dans la grasse Lombar-
die, dans J'ardente Sicile ou en Sardaigne ? Et que
font-ils encore Tra los montes, dans la Castilla
Vieja, en Aragon, dans Jaën, Cordoue, Ségorbe,
Murcie, Agreda, Bilbao, Salamanque, Ségovie,
Cadix, Séville et Saragosse, ou encore à Oporto et
à Coïmbre, du Tage au Guadalquivir et du Man-
çanarès au Tage?
Des élections officielles, et pas autre chose
si j'en dois croire ce que je lis dans les journaux
quotidiens, dans les revues, dans les livres.
Et en France—je cueille les deux alinéas sui-
vants dans le Gaulois du 6 Avril 1882.
Ils sont dus à la plume compétente et autorisée
de M. Jules S imon, sénateur :
« Le remède, le vrai remède, n'est pas dans la
substitution d'un scrutin à un autre. Il est dans la
reconstitution de l'administration avec des règles

— 436 —
fixes, qui empêchent les promotions scandaleuses,
qui ne permettent plus de transformer les emplois
publics en monnaie électorale,qui metten t un terme
aux épurations fantaisistes, et qui nous épargnent
la honte et les résultats désastreux de la curée...
« On ne saurait trop le répéter ni le dire trop
haut : une charte administrative est plus néces-
saire aux administrés qu'aux administrants.
« Et avec nos habitudes de candidatures offi-
cielles patentes ou cachées, la réforme adminis-
trative est la meilleure des réformes électorales. »
Les Chambres haïtiennes accordent plutôt des
subventions aux amis du Gouvernement ?... Je
voudrais bien que l'on me montrât un pays où les
subventions sont données aux adversaires de ceux
qui les font voter. En tout cas, la chose ne se peut
passer qu'à la Terre de Feu ou dans la Lune. Onpeut
affirmer qu'elle ne se voit nulle part en Europe.
En Haïti, on disposait des bourses de collèges
plutôt par faveur que par le concours (Exposé
général de la situation, 1882). Croit-on qu'aux
Etats-Unis, les élèves de West-Point y entrent au
concours ? Pas le moins du monde. C'est le Prési-
dent de la République, le Sénateur ou le Député ou
le Gouverneur d'un Etat qui les font entrer à cette
haute école (d'Haussonville). Il va sans dire que
leur choix se fixe toujours ou presque toujours
sur le fils d'un régnicole qui disposed'ungrand nom-
bre de voix aux élections.

— 437 —
Dans les pays où le concours est de rigueur, à
côté de lui existe le coup de piston (Lorédan Lar-
chey) la recommandation aux professeurs. J'ai
connu des étudiants qui ont été pistonnés à tous
leurs examens de médecine, et qui
sans cela
eussent été réfusés (recalés) deux ou trois fois à
chaque examen.
On m'objecte qu'en Haïti les Chambres octroyent
de trop fortes subventions aux poètes et aux pro-
sateurs, je sais que Louis XIV et Napoléon Ier les
subventionnaient ; que Victor Hugo fut pensionné
par Louis XVIII ; qu'Alfred de Musset fut pourvu
de la sinécure de bibliothécaire au ministère de
l'Intérieur sous Louis-Philippe, et que la Révo-
lution de Février la lui ayant fait perdre, il fut
placé plus tard en qualité de bibliothécaire au
ministère de l'Instruction publique.
Je vois bien que les rues de Port-au-Prince sont
mouillées après qu'il a plu et qu'elles sont poussié-
reuses lorsqu'il ne pleut pas, mais, sacrejeu ! que
Personne ne me vienne dire qu'il n'en est pas de
même à la Guadeloupe et à la Martinique : je sais
le contraire. Et si les rues de Paris sont fort belles
et fort propres au printemps et en été, je sais que,
quand vient l'hiver, on patauge très bien dans la
neige fondue, en nivôse, et dans la boue en plu-
viôse, car je le les ai pratiquées, ces rues. Certes,
elles sont en général moins boueuses que celles de
Port-au-Prince, mais il y a plus de vingt siècles

— 438 —
qu'on les foule et si on n'avait pas fini par les pa-
ver on serait quelque peu négligent. Mais qui ne
connaît la satire de Boileau : Les Embarras de
Paris, laquelle commence ainsi :
« Qui t'rappe l'air, grand Dieu, de ces lugubres cris?
« Est-ce donc pour veiller que l'on vit à Paris ? »
Elle prouve bien ce qu'était Parissous Louis XIV,
En de certains quartiers, et de nos jours, l'état
des rues de Paris laisse encore à désirer. En dou-
tez-vous, lisez ceci qui a été publié à la date du
7 Mai 1882 par le journal parisien Le Gaulois et
sous l'anonyme de M. Jules Simon, sénateur :
« Cette cité des Kroumirs, avec ses dépendances
et ses attenances, est située dans l'intérieur des
murs. Elle appartient au treizième arrondissement
en attendant M. Songeon. Ses habitants sont
citoyens, électeurs et éligibles
« En présence de cet égout à ciel ouvert, de ce
chemin boueux dont un village de Hottentots ne
voudrait pas, de ces mares noirâtres, épaisses,
incompréhensibles, habitées par des êtres immon-
des, de ces dépotoirs empestés que les Kroumirs
appellent leurs jardins, on se demande pourquoi
les règlements de voirie qui prescrivent le pavage,
l'éclairage et l'assainissement des rues n'existent
pas pour eux, pourquoi ils n'ont pas les mêmes

— 439 —
droits que leurs concitoyens sur le budget commu-
nal ; pourquoi la prévoyance et la clairvoyance de
l'administration s'arrêtent à la place Pinel et à la
rue Jenner ? »
Les officiers haïtiens s'en vont gueusant quelque
bout de galon, disent ceux qui s'en vont par le
monde gueusant quelque bout de ruban ou de
grasses sinécures?... Halte-là! leur puis-je ré-
pondre en citant l'ïambe immortel d'Auguste Bar-
bier : La Curée. Il est du mois d'Août 1830.
« Oh ! lorsqu'un lourd soleil chauffait les larges dalles
« Des quais et de nos ponts déserts, etc. »
Peut-on pas citer encore l'autre tant enflammé
La Popularité, du même auteur? Qui veut jeter les
yeux sur l'ouvrage que Simonin a consacré à l'ex-
position de la vie sociale aux États-Unis ; qui veut
lire les descriptions de Constantinople tracées par
Théophile Gautier, Edmond de Amicis, madame
Olympe Audouard ; qui veut consulter les ouvrages
écrits sur les deux Amériques, et sur l'Océanie, et
sur l'Asie et surtout sur Rio-de-Janeiro, capitale
du Brésil,laquelle est bâtie dans l'hémisphère aus-
tral presque à la même distance de l'équateur que
Port-au-Prince dans l'hémisphère boréal ; qui veut
suivre dans le récit de leurs pérégrinations les
auteurs qui ont raconté les mœurs des habitants

— 440 —
de Lima, du Callao, de la Paz d'Ayacucho, de San-
Luis de Potosi, de Quito, de Valparaiso, de San-
tiago du Chili, de Montevideo, de Buenos-Ayres,
de Melbourne, de Calcutta, de Tokio, de Canton,
de Pékin, de Sanghaï, de Yeddo et de San-Fran-
cisco, c'est-à-dire Humboldt et Bompland, Lucien
Biart, Siegfried, Henri Rochefort, Roger de Beau-
voir, de Ujfalvy, Francis Garnier, Mme Judith
Gautier ; qui les veut lire apprendra à comparer et
à ne point désespérer de son pays ou de sa race.
Il y a trop souvent des révolutions en Haïti ? —
A vrai dire, ce ne sont pas des révolutions qu'on
y voit ; ce sont tout au plus des révoltes contre l'au-
torité suivies de prise en possession du pouvoir
par l'un et d'exil pour l'autre. Ils ne sont pas
nombreux ceux qui en sont à savoir que les mêmes
choses se passaient encore il n'y a pas longtemps
dans presque toute l'Amérique du Sud (Levasseur.
Cours du Collège de France. Notes personnelles)
et qu'en ce moment même d'identiques ou de plus
périlleux, de plus dangereux actes s'accomplissent
ou se préparent en Bolivie à Santo-Domingo et au
Pérou.
Le gouvernement haïtien avait renié sa dette de
1875, et M. Cochinat se promettait de rire des
mesures prises par le Parlement haïtien à cet
égard. La bonne bête!... Les Haïtiens avaient fait
banqueroute en reniant leur dette, mais ils l'ont
reconnue, et leur crédit national s'en est relevé.

— 441 —
Que d'autres pays ont renié complètement la leur :
le Honduras, notamment!... Croyez-vous, bon Co-
chinat, que le Portugal ait payé l'emprunt don
Miguel? Point. Une s'en porte pas plus mal. En re-
niant sa dette, Haïti n'avait fait que suivre de très
nombreux et très glorieux exemples (1). Si vous
voulez remonter assez haut dans l'histoire finan-
cière des peuples, vous verrez—tenez, prenez
Victor Hugo, Actes et Paroles — vous y verrez que
le royaume de France avait souventes fois fait ban-
queroute avant la Révolution, avant que la Con-
vention, sur la proposition de Cambon, eût décrété
la création du Grand-Livre. Dans ces soixante
dernières années plusieurs Etats de la Confédéra-
tion Etoilée, d'ailleurs prospères-, renièrent leur
dette (Leroy-Beaulieu). Le Mississipi, la Floride,
le Michigan, l'Arkansas en agirent ainsi et, à l'is-
sue de la guerre de Sécession, il fut très sérieuse-
(1) Les 28, 29 et 30 Juin 1875, 72,929 obligations de 500 francs
chacune furent émises à 15 % d'intérêt annuel. C'était léonin.
21,842,000 francs furent versés à Paris par les souscripteurs.
Dès le 31 Décembre 1878, il fut arrêté, en principe, entre l'agent
du Crédit général Français en Haïti et l'Exécutif haïtien que l'em-
prunt serait reconnu —- sauf ratification du Parlement haïtien ; —
que les titres seraient remboursés à 375 francs l'un; que l'intérêt à
servir serait de 7 % et l'annuité de 2,500,000 francs.
Liautaud Ethéart. Le Gouvernement du général Boisrond Canal.
La France et l'emprunt de 1875. Port-au-Prince, 1882.
Plus tard, nous eûmes la bonne foi de reconnaître l'emprunt au
taux de l'émission, c'est-à-dire à 500 francs l'obligation.
On conviendra que nous n'avons rien épargné pour ne point
faillir à l'honneur.
L.-J. J.

— 442 —
ment question à Washington de renier la dette
qu'avait occasionnée la lutte entre le Sud et le
Nord. En 1879, l'Etat de Tennessee et l'Etat de
'Virginie renièrent à demi la leur. L'Espagne aussi
ne s'était pas gênée pour répudier les emprunts
Cortez contractés en 1823 ; ce ne fut qu'en 1831 ou
plutôt en 1834 qu'elle consentit à reconnaître la
dette, mais en abaissant beaucoup le taux de l'in-
térêt à payer aux créanciers. « Depuis 1834, no-
« tamment en 1876, l'Espagne a fait des concor-
« dats analogues à celui de 1831, auxquels elle
« n'a pas été plus fidèle. » (Leroy-Beaulieu, Science
des Finances, tome II.)
Vous voyez donc bien que ce qui se passe en
Haïti se voit partout ailleurs sur le globe... excepté
pour les ignorants,
M. Cochinat ne lit plus. Est-il même bien sûr
qu'il relise?... Il ignore donc les choses nouvelles
et ne conserve qu'une vague souvenance de celles
qu'il a autrefois apprises. Ses chroniques portent
la marque évidente d'un cerveau en état de faillite,
et son style est un style de décadent. Nulle mé-
thode. Cette manie d'analyser les menus faits sans
s'élever jamais jusqu'à une synthèse, jusqu'à une
vue d'ensemble; cette division extrême du sujet,
cette recherche du mot drôle et de la petite bête,
ce style lâché, cette manie des anecdotes, cette
légèreté dans les jugements, cette étroitesse et
cette bassesse des aperçus, cette trivialité de l'ex-

— 443 —
pression et de l'image, tout cela sont des signes
certains qui annoncent que son esprit est arrive
sur les bords du néant et qu'au moment d'y plon-
ger pour toujours il crépite et jette sa dernière
lueur en zigzagant au milieu de la nuit dont il ne
se détache déjà plus.
Poursuivons.
Le critique qui ne doute de rien aurait voulu,
écrit-il naïvement, que,
« sans perdre de temps à parler trop longtemps pour ne
rien dire, »
les Haïtiens concédassent au rédacteur de la Petite
Presse tout ce qu'il dit et ajoutassent:
« Mais, Monsieur Cochinat, tout ce que vous dites là n'est
pas nouveau, nous connaissons cela aussi bien et même
mieux que vous; cela a existé et existait encore bien avant
l'avènement du général Salomon; ce n'est pas la faute de
celui-ci si quelques abus persistent encore.
« 11 est en train de faire l'éducation politique de ce pays,
mais il n'y a que deux ans qu'il gouverne; laissez l'y donc
tranquillement et n'exigez pas qu'il fasse tout à la fois pour
tout embrouiller. Il veut réorganiser l'armée, cela ne se fait
pas en un jour, puisque la France elle-même n'a pas encore
fini cette tâche depuis onze ans; attendez-le donc à l'œuvre.
Il a pour devoir d'éclairer le pays, donnez-lui le temps d v
rouvrir les écoles que ses prédécesseurs ont laissé se fermer,
et vous pouvez être tranquille ; il les rétablira. Les finances?
avec un homme d'ordre tel que lui, la régularité reviendra.
30

— 444 —
L'agriculture? vous voyez ies mesures que ses ministres
prennent pour la protéger et la favoriser. Quant à l'assainis-
sement de nos villes, l'aspect de Port-au-Prince, comparé à
celui qu'il présentait sous ses prédécesseurs, est la meilleure
réponse que l'on puisse faire à vos critiques. Quand Hercule
s'est mis à nettoyer les écuries d'Augias, ce n'est pas en un
seul coup de balai qu'il y a ramené la propreté. Est-ce que
l'ordre matériel n'existe pas ici depuis deux ans, grâce à lui?
Ne soyez donc pas aussi impatients que vous l’êtes, tout vien-
dra en son temps. Trop pressé pas fai jour Vouvrir (se lever
tôt n'accélère pas le retour du jour). »
« Voilà ce qu'on aurait dû tàcher de me faire comprendre,
comme le dit le Misanthrope, en vers, bien entendu, et, cer-
tainement, je suis homme à accepter ces bonnes raisons-là. »
(Petite Presse du 19 Décembre.)
Mieux vaut tard que jamais. Le correspondant
de la Petite Presse consent à nous faire cette con-
cession tardive que les abus qui se commettent en
Haïti ne datent pas de deux ans. Il serait bon
d'ajouter qu'ils datent non seulement de l'époque
de notre indépendance, mais que les Haïtiens en
ont hérité des Européens qui colonisèrent Haïti.
Il serait banal de répeter qu'il faut quelquefois
plus de cent ans pour déraciner un abus, une
erreur ou un préjugé, mais j'aime mieux laisser
au lecteur intelligent le soin de tirer réflexion des
considérations immédiatement précédentes, sur-
tout s'il a attentivement lu toutes les nigauderies
qu'a débitées et toutes les appréciations malveil-
lantes qu'a faites M. Cochinat depuis le commen-
cement de ses chroniques.
Le rédacteur de la Petite Presse se veut dérober.

— 445
Il sent bien que s'il ne mêle un peu de miel à son
absinthe, son livre ne sera pas beaucoup lu en
Haïti; il sait aussi que, qu'il soit tout fiel ou tout
miel, il n'en recueillera pas des sommes en France,
alors le bonhomme se veut conquérir des lecteurs
haïtiens et essaie de les amadouer par quelques
caresses. Merci! Nous avons bu votre absinthe et
ne nous laisserons plus prendre à votre miel.
Nous connaissons la chanson :
« Jeanne, Jeanne n'écoute pas douces paroles
« D'un cavalier (ter)
« Trompeur et léger. » (bis)
Quant à vous concéder que tout ce que vous
avez dit est vrai, jamais de la vie ! Concéder ! En
voilà un qui n'a pas de prétention!... « De con-
cessions en concessions qu'il avait octroyées,
Louis XVI en arriva à se faire octroyer une con-
cession à perpétuité », répète-t-on souvent. Con-
céder? Allons donc!... Par ma foi, Monsieur le
critique hyperphysique des peuples, vous auriez
voulu que je vous concédasse le droit de dire, en
pariant des sénateurs de mon pays, de dire d'eux,
après en avoir nommé quatre :
« Le reste ne vaut pas l'honneur d'être nommé? »
On voit que vous avez peu la notion exacte du mot
« patrie » !...
Vous auriez voulu que je vous permisse de mé-
dire du gouvernement, de médire du peuple et de

— 446 —
la jeunesse de mon pays, d'induire en erreur sur
tout, hormis sur le sexe contraire, vieux roquen-
tin! don Guritan en redingote! Vous auriez voulu
que je vous entendisse nier le progrès, nier le tra-
vail, nier l'effort du peuple haïtien vers un mieux
en civilisation et que je me tusse, les yeux vers
mon nombril baissés, comme si j'étais un fakir
indien, en vous concédant toutes ces choses qui
sont autant d'hérésies que vous avez émises, qui
sont d'autant plus dangereuses que ceux qui n'i-
gnorent point que vous êtes notre congénère ne
sauraient élever aucun doute contre vos assertions,
parce que peu de gens sa vent qu'un frère dénaturé
ou renieur est le pire ennemi qui puisse exister
sous le ciel bleu?...
Croyez-vous donc que c'est du sang de mollus-
que, du sang blanc, du sang de homard qui circule
en nous?... Si vous êtes une huître, croyez-vous
que je vous doive forcément ressembler?... Croyez-
vous que je doive me laisser cracher au nez, lais-
ser défigurer mon frère, mes amis, les miens que
vous traitez de vaniteux, d'ivrognes, de voleurs,
de lâches, de tellement paresseux et inconscients
qu'ils dormiraient dans l'eau? Puis-je laisser in-
sulter à ma famille, à la famille agrandie, c'est-à-
dire à ma patrie, sans sentir bouillonner tout mon
être et bondir dans mes artères ce vieux sang de
combattant qui m'étouffe?... Tous les bons et vrais
Haïtiens ont dans leurs veines basiliques une

— 447 —
goutte du rouge liquide qui a arrosé le Bahoruco
et la Crête-à-Pierrot, et cette goutte de sang les
force à être solidaires les uns des autres, les rive
éternellement à la chaîne d'une indestructible so-
lidarité... Sachez, Cochinat que vous êtes, que
nous vous en avons déjà trop concédé, à vous et à
vos prédécesseurs dans la carrière de la charge, de
la caricature ou de l’à peu près ; que nous n'enten-
dons plus faire de concessions; que vous, person-
nellement, nous vous poursuivrons de notre sar-
casme, de notre rire, de nos railleries, de notre
dialectique, de notre verve, et que tout ce que nous
pouvons faire pour vous désormais, c'est de vous
concéder que vous êtes un benêt, oui, un benêt qui
a trop longtemps joui d'une réputation imméritée
et surfaite d'homme d'esprit, réputation que l'on
doit impitoyablement démolir.
C'est vainement que vous essayez de nous don-
ner le change quand vous écrivez :
« Je suis donc heureux de déclarer avec plaisir aux trem-
bleurs qui frissonnent d'effroi en pensant aux dangers ima-
ginaires que je suis censé courir, que je ne serais jamais
tracassé par le président d'Haïti qui me connaît de longue
date, et qu'ils perdent leur peine à vouloir m'empècher de
continuer mes petites études sur leur intéressant pays. »
Se fait-il assez petit, ce critique transcendental ?

— 448 —
Est-il assez charmant, ce moraliste qui fait impri-
mer que « les Haïtiens se soucient aussi peu de ce
qu'il écrit que de ce qu'il pense ».
Pu isque vous savez qu'il en est ainsi, que ne sai-
sissez-vous l'occasion — par son toupet de che-
veux, cette fois-ci —pour vous taire?... Pour qui
parlez-vous alors et à qui s'adressent vos mercu-
riales, ô réformateur des nations ?... Puisque vous
savez que vous prêchez dans le désert, saint Jean-
Baptiste qui vous nourrissez de biftecks au lieu de
miel et qui portez un complet en drap de Sedan au
lieu d'un vêtement de poil de chameau, que ne fer-
mez-vous cette bouche à parole retentissante, « os
magna sonaturum », comme eût dit un cracheur
de latin et que l'irrévérencieux gamin de Paris eût
appelé un plomb (1) ! ...»
Admirez, je vous prie, la souplesse d'échine de
ce monsieur auquel les Haïtiens veulent mécham-
ment empêcher de continuer ses «petites études »
sur leur «intéressant pays ». Pour un peu, il nous
demanderait à deux genoux la permission de nous
couvrir de ridicule.
Dites-moi, philosophe à jugeotte de taupe, est-
ce que réellement, en votre for intérieur, vous nous
prenez pour des grues? Vous croyez pouvoir nous
faire avaler la pilule en essayant de la dorer?
Nenni, Monsieur le piètre apothicaire, nous n'ai-
(1) Lorédan Larchey. Dictionnaire d’ar ot.

— 449 —
mons point les médecines que nous veulent donner
les charlatans. Portez ailleurs. Vos appréciations
erronées et enfantines , produit d'observations
hâtives, sont d'un esprit imaginatif, fallacieux,
malveillant au fond : elles sont pour qu'on les
relève et pour qu'on en démontre toute l'ina-
nité.
Le dénigreur des Haïtiens nous raconte que se
trouvant dans la boutique d'un épicier étranger
qui habite Port au-Prince, celui-ci l'invitaà y venir
faire sa correspondance lesjours de packet parce
que, ajoutait cet épicier que M. Cochinat trouve
spirituel —je ne sais trop pourquoi ? « ces jours-
là nous sommes très occupés»... non, lisez plutôt:
« Cependant, un des négociants de ce pays, jeune homme
actif et intelligent, m'a prié de lui rendre un service qui m'a
donné un peu à penser. Comme je me trouvais par nécessité
dans son magasin et que je m'excusais d'y rester un peu plus
qu'il ne fallait.
« —Ne vous gênez donc pas, me dit-il. Regardez la maison
comme vôtre. Vous y serez toujours bien reçu. Si vous voulez
même me faire un plaisir tout particulier, vous viendrez faire
ici votre correspondance les jours de packet.
« — Pourquoi cela?
« — Parce que ces jours-là cous sommes très occupés;
mes commis et moi nous ne savons où donner de la tète,
tant nous sommes pressés, et les flâneurs nous font un tort
considérable. S'ils vous voient ici, je les connais, pas un seul
n’y entrera et ils fileront comme des flèches!
« 11 est vrai que ce commerçant est français.
« Sous cette forme qui semble paradoxale on ne saurait
croire combien cette observation contient de tristes ve-
ntés... »

— 450 —
Si tant est que ce commerçant, qui me paraît
plus épicier que spirituel, soit spirituel, il faut que
M. Cochinat soit diantrement jobard pour ne point
s'être aperçu qu'on lui faisait une véritable insulte
lorsqu'on lui demandait de consentir à servir
d'épouvantail. Dans sa vaniteuse cervelle le vieil
enfant s'était logé l'idée que si les Haïtiens ne
le voulaient plus fréquenter c'était parce qu'on
le considérait comme « suspect ». C'est épique !,..
Je vais détruire cette douce illusion dans la-
quelle se complaît peut-être encore le régnicole du
Lamentin en lui apprenant que si l'on ne le voulait
plusfréquenter c'était autant à cause de ses chroni-
ques que l'on trouvait trop injustes et trop diffaman-
tes qu'à cause de sa mauvaise tenue, de ses maniè-
res vulgaires et communes, de son ton de cockney
égaré parmi des personnes de goût et de sa répu-
tation assez mal famée ici qui commençait à être
connue là-bas. — Mais cet écrivain passé à l'état
d'épouvantail !... J'en ris à mourir chaque fois que
j'y pense. Il me rappelle ces mâchoires d'ânes et ces
chiffons blancs que, chez nous, les paysans accro-
chent au bout d'une pique et mettent dans les
champs de riz dès que les grappes commencent à
mûrir pour en éloigner les oiseaux.
« Sous cette forme qui semble paradoxale, on ne saurait
croire combien cette observation contient de vérités ; car per-

— 451—
sonne au monde n'a moins d'indépendance de caractère dans
la vie privée que ces Haïtiens qui se changent si souvent en
héros quand le feu de la guerre civile les enflamme. Mais
quand ils sont rentrés dans leurs foyers, ne leur parlez pas
de courage civil. Tant qu'il ne se bat pas contre le chef qu'il
veut renverser, le Haïtien (sic) se courbe devant lui et a l'air
de trouver bon tout ce que fait celui contre lequel il va s'é-
lancer demain. Mais n'exigez pas de lui, une fois qu'il a re-
pris ses habitudes, qu'il revendique des droits par la plume
ou la parole, comme en France, et dans d'autres pays. » (Pe-
tite Presse du 19 Décembre.)
Dans ]e mot Haïtien, la lettre H n'est pas aspi-
rée. On doit donc écrire l’ Haïtien et non le Haïtien.
Je prends la liberté de faire observer, en passant,
qu'il est absurde de dire « à Haïti-» au lieu de « en
Haïti ». Il y a pour cela dix bonnes raisons dont, à
mon avis, voici les deux meilleures : la raison géo-
graphique et la raison grammaticale ou euphonique.
Un musicien ou un grammairien ne diront jamais
« à Haïti ». Les bons auteurs qui se sont occupés
de l'histoire de notre pays écrivent « en Haïti »,
notamment Schcelcher : c'est une autorité. La
forme « à Haïti » est cacophonique, surannée et
prétentieuse : elle tend à disparaître. C'est, ma
foi, fort heureux, car rien n'est horripilant comme
d'entendre et surtout devoir quelqu'un prononcer
« à Haïti ». C'est disgracieux en diable.
Ce cher monsieur Cochinat tient beaucoup à
« courage civil » au lieu de « courage civique ». Je
le renvoie au Dictionnaire des synonymes de la
langue française de Lafaye. Il y verra que l'on doit

— 452 —
dire « courage civique » et non « courage civil ». Je
n'aurais jamais pensé à faire ici l'Aristarque et à
relever toutes ces petites fautes de langue si
M. Cochinat, dans sa douteuse aménité, ne s'était
permis —■ après M. Smester, d'ailleurs — de
vouloir faire rire des Haïtiens et de la façon dont
ceux-ci s'expriment en français. Je ne relève les
fautes de M. Cochinat que pour montrer que son
style est loin d'être impeccable.
Le français est une langue si difficultueuse, si
hérissée de finesses que les écrivains les plus purs,
les plus
corrects, pêchent quelquefois contre
la syntaxe : même Racine, même Lamartine. 11
faut lire l'ouvrage si curieux et si intéressant de
Léger Noël, la Clef de la Langue, etc., pour se con-
vaincre de l'absolue véracité de ce que je dis ici.
Je sais de plus que l'indulgence est la vertu des
forts. Mais on n'est vraiment fort que quand l'ad-
versaire se déclare vaincu et demande merci. Là !
trève de digression.
« Personne au monde n'a moins d'indépendance de carac-
tère dans la vie privée que les Haïtiens », etc..
En êtes vous bien sûr? Quel terrible homme
pour affirmer que ce M. Cochinat ! Personne au
monde ! » C'est bientôt dit. Etes-vous bien sûr que
les Haïtiens aient moins d'indépendance de carac-
tère que les Russes, les Turcs, les Persans, les
Chinois, les Egyptiens et même les Portugais ? H

— 453 —
me semble pourtant me rappeler que, dans l'une
de vos précédentes lettres à la Petite Presse, vous
nous peigniez les habitants d'Haïti comme très
frondeurs de leur gouvernants J'adore vous pren-
dre en flagrant délit de contradiction avec vous-
même. J'extrais les lignes suivantes d'une de vos
chroniques composée à la date du 23 Octobre.
« Faites de l'opposition avec ces gens qui ne se gênent
« guère, pour dire leur façon de penser sur les puissants du
« jour, et pour faire les charges les plus amusantes et les
« plus spirituelles sur les chefs militaires et autres qui tien-
« nent maintenant le haut du pavé », etc..
Autre contradiction. Vous soutenez en ce mo-
ment que les Haïtiens sont des héros «quand le
feu de la guerre civileles enflamme », eh mais ! vous
ne vous rappelez donc pas que dans vos chroni-
ques, publiées en Novembre, vous aviez l'air d'in-
sinuer qu'ils avaient fui par lâcheté devant les
troupes dominicaines et que, au cours de celles
parues en Septembre, vous racontiez que le prési-
dent Boyer n'avait confiance ni dans ses artilleurs
pour défendre la rade de Port-au-Prince contre un
ennemi venu du dehors, ni dans les fantassins de
sa garde pour défendre l'artillerie que lui deman-
dait Inginac, lorsque ce dernier voulait aller re-
prendre Léogane sur les bourgeois du Sud qui
composaient l’armée populaire en 1843.
Si les Haïtiens sont braves quand la guerre ci-

— 454 —
vile les ruine, à plus forte raison doivent-ils l'être
— et le sont-ils — quand il s'agit d'une guerre
avec l'étranger.
Le grand orateur américain Wendell Philips
s'exprimait ainsi sur le compte des Haïtiens :
« Avec cette masse informe et dédaignée (les
noirs d'Haïti qui venaient de briser leurs chaînes
en 1791), Toussaint forgea pourtant la foudre, et
il la déchargea, sur qui? sur la race la plus or-
gueilleuse de l'Europe, les Espagnols; et il les
fit rentrer chez eux, humbles et soumis; sur la
race la plus guerrière de l'Europe, les Français, et
il les terrassa à ses pieds ; sur la race la plus au-
dacieuse de l'Europe, les Anglais,' et il les jeta à la
mer, sur la Jamaïque » (1).
Elle est encore de Wendell Philips la compa-
raison suivante, qu'aucun Haïtien ne peut lire
sans tressaillir de légitime orgueil :
« Nous, Saxons, nous fûmes esclaves pendant
environ quatre siècles, et nos ancêtres ne firent
jamais un signe du doigt pour mettre un terme à
leur servitude. Ils attendirent que le christianisme
et la civilisation , que le commerce et la décou-
verte de l'Amérique vinssent rompre leurs chaî-
nes. En Italie, Spartacus souleva les esclaves de
Rome contre la reine du monde. Il fut assassine,
et ses compagnons furent crucifiés. Il n'y a jamais
(1) Détracteurs de la Race noire. Paris, 1882. Article du Dr B
tancès.

—455 —
eu qu'une seule révolte d'esclaves couronnée de
succès, et elle a eu lieu à Santo-Domingo. Toutes
les races ont gémi, à différentes époques, dans les
chaînes; mais il n'y en a jamais eu qu'une seule
qui, affaiblie, sans secours, dégradée par l'escla-
vage le plus lourd, ait brisé ses fers, les ait trans-
formés en épées, et ait conquis sa liberté sur les
champs de bataille, une seule : la race noire de
Saint-Domingue (1). »
Est-ce que, rien que pour cela, Haïti ne mérite
pas de grands égards de la part de n'importe
quelle nation du monde? Est-ce qu'elle n'a pas
droit, pour les grandes actions qu'elle a faites,
pour le grand rôle moral qu'elle a directement
joué, est-ce qu'elle n'a pas droit au respect, à l'ad-
miration, à l'amour et à la reconnaissance de
toute la race noire ?...
Le discours de Wendell Philips fut prononcé à
New-York et à Boston en Décembre 1861. J'en dé-
tache le passage suivant pour l'opposer à une
phrase du rédacteur du Temps, journal parisien,
que M. Edmond Paul a rapportée dans son der-
nier ouvrage, daté de Kingston (page 179), et qui
est ainsi conçue : « Martiniquais, l’exemple d’Haïti
est grotesque (2). »
0) Discours sur Toussaint-Louverture, par Wendell Phillips.
Traduction Bétancès. Paris, 1879.
(2) C'est par pur sentiment de délicatesse et de convenance que je
ne veux pas mettre directement en cause mon compatriote, M. Ed-
mond Paul: il est en exil.


— 456 —
Et maintenant la parole est à Wendell Philips:
« Brûlez New-York cette nuit, comblez ses ca-
naux, coulez ses navires, détruisez ses rails, effa-
cez tout ce qui brille de l'éducation de ses enfants,
plongez-les dans la misère et l'ignorance, ne leur
laissez rien, rien que leurs bras pour recommencer
ce monde... Que pourront-ils faire en soixante ans?
Et encore êtes-vous sûrs que l'Europe vous prêtera
son argent, tandis qu'elle n'avance pas un dollar à
Haïti. — Pourtant Haïti, sortant des ruines de
la dépendance coloniale, est devenue un Etat ci-
vilisé ; il est le septième sur le catalogue du com-
merce avec notre pays, et il n'est inférieur, par l’é-
ducation et la moralité de ses habitants, à aucune
des îles de l’océan Indien d’Occident. Le commerce
étranger prête aussi volontiers confiance à ses tribu-
naux qu'aux nôtres. Jusqu'ici ce peuple a déjoué
aussi bien l'ambition de l'Espagne et la cupidité de
l'Angleterre que la politique malicieuse de Cal-
houm. Toussaint-Louverture la fit ce qu'elle est.
Il fut habilement secondé dans son œuvre par un
groupe d'une vingtaine d'hommes presque tous
noirs pur sang. Ils furent grands dans la guerre et
habiles dans les affaires, mais non comme lui re-
marquables par cette rare combinaison des hautes
qualités qui font seules la véritable grandeur et
assurent à un homme la première place parmi
tant d'autres qui, au demeurant, sont ses égaux.
Toussaint fut sans dispute leur chef. Courage»

— 457 —
énergie, constance — voilà ses preuves. Il a fondé
un état si solidement, que le monde entier n'a pu
le détruire.
« Je l'appellerais Napoléon; mais Napoléon ar-
riva à l'empire, servi par des serments violés et à
travers une mer de sang. Toussaint ne viola ja-
mais sa parole. « POINT DE REPRÉSAILLES, » telle
était sa noble devise et la règle de sa vie. Les der-
nières paroles adressées à son fils en France furent
ies suivantes : « Mon enfant, vous reviendrez un
jour à Saint-Domingue. Oubliez que la France a
assassiné votre père. » — Je l'appellerais Crom-
well, mais Cromwell ne fut qu'un soldat, et l'Etat
qu'il fonda s'écroula sur sa tombe. Je l'appellerais
Washington, mais le grand Virginien eut des es-
claves. Toussaint-Louverture risqua son pouvoir
plutôt que de permettre la traite dans le plus hum-
bledes hameaux soumis à sa domination. »
Et Wendell Philips, s'adressant à son audi-
toire, terminait par cette splendide péroraison :
« Vous me prendrez sans doute ce soir pour un
fanatique, parce que vous lisez Vhistoire moins avec
vos yeux qu'avec vos préjugés; mais dans cin-
quante ans, lorsque la vérité se fera entendre, la
muse de l'histoire choisira Phocion pour les Grecs,
Brutus pour les Romains, Hampden pour l'An-
gleterre, Lafayette pour la France ; elle prendra
Washington comme la fleur la plus éclatante et la
plus pure de notre civilisation naissante, et John

— 458 —
Brown comme le fruit parfait de notre maturité
(Tonnerre d'applaudissements) ; et alors, plongeant
sa plume dans les rayons du soleil, elle écrira sous
le ciel clair et bleu, au-dessus d'eux tous, le nom
du soldat, de l'homme d'Etat, du martyr TOUS-
SAINT-LOUVERTURE. » (Applaudissements longue-
ment prolongés.)
Après Wendell . Philips ,
Schœlcher ; après
Toussaint-Louverture, Dessalines et Capoix.
Le 27 Juillet 1879, M. Victor Schcelcher, séna-
teur, a fait à Paris, dans la salle des Folies-Ber-
gères, une conférence sur Toussaint-Louverture.
Je suis désolé de ne la pouvoir transcrire toute.
Citons au moins une page qui peut donner une
idée du reste.
« Le 11 novembre 4803, Dessalines assiège la
ville du Cap, hérissée de petits forts avancés. L'as-
saut de Vertières, un de ces forts établis sur la
crête d'un monticule, mérite d'être raconté.
«Dessalines ordonne au général Capoix de s'en
emparer. Ce nègre, surnommé Capoix la Mort,
tant il avait tué d'ennemis de sa main, marche
avec trois demi-brigades qui reculent, horrible-
ment mutilées par le feu du fort. Il les ramène, la
mitraille les déchire et les renverse encore au pied
de la colline. Bouillant de co ère, il va chercher
de nouvelles troupes, monte à cheval, et, pour la
troisième fois, s'élance ; mais toujours les mille
morts que vomissait la forteresse le repoussent lui

— 459 —
et ses brigades. Jamais soldats n'eurent plus que
les siens le mépris du trépas, ils sont embrasés
d'une ardeur homérique. Il lui suffit de quelques
mots pour les entraîner une quatrième fois. En
avant ! en avant ! un boulet tue son cheval ; il
tombe ; mais bientôt dégagé des cadavres abattus
avec lui, il court se replacer à la tête des noirs En
avant! en avant ! répète-t-il avec enthousiasme.
Au même instant, son chapeau, garni de plumes,
est enlevé par la mitraille. Il répond à l'insulte en
mettant le sabre au poing et se jette encore à l'as-
saut. En avant! en avant!
« Au spectacle de tant d'impétuosité, de gran-
des acclamations partent tout à coup des remparts
de la ville. Bravo! bravo! Vivat! vivat! crient
Rochambeau et sa garde d'honneur qui considé-
raient cette superbe attaque. Un roulement de
tambours se fait entendre, le feu de Vertières se
tait, un officier sort des murs du Cap, s'avance au
galop jusqu'au front des indigènes surpris, et dit
en saluant : « Le capitaine-général Rochambeau
et l'armée française envoient l'expression de leur
admiralion au général qui vient de se couvrir de
tant de gloire. » L'heureux cavalier chargé de ce
magnifique message tourne bride, calme son che-
val, rentre au pas, et l'assaut recommence. — On
peut penser si Capoix la Mort et ses soldats firent
de nouveaux prodiges de valeur ! Mais les assié-
ges, électrisés eux-mêmes, ne voulurent point se
31

— 460 —
laisser vaincre, et Dessalines envoya l'ordre à son
lieutenant de se retirer.
« Rochambeau, comme les hommes de grand
courage, aimait les courageux.
« Le lendemain, un écuyer amena au quartier-
général des indigènes un cheval caparaçonné que
le capitaine-général, disait-il, « offrait en admira-
tion à l'Achille nègre, pour remplacer celui que
l'armée française regrettait de lui avoir tué ».
« Tels étaient les hommes de cette grande épo-
que qu'un barbare civilisé forçait à s'entr'égorger!
« Si héroïque qu'ait pu être sa défense avec des
soldats minés par la fièvre jaune et la famine,
Rochambeau fut obligé de s'avouer qu'il ne pou-
vait tenir plus longtemps contre de pareils enne-
mis qui se multipliaient; lehuitième jour du siège,
le 19 Novembre 1803, il capitula, libre de s'embar-
quer avec armes et bagages sur les vaisseaux qui
étaient en rade (1). »
Quand les pères furent si vaillants, les fils ne
sauraient manquer de courage civique. Et voici
qui le prouve.
(1) Les -combats qui furent livrés autour du Cap en 1803 et qui
amenèrent la reddition de cette place ont été bien racontés par
M. Madiou (Histoire d'Haïti). Il est à regretter que Saint-Remy et
Ardouin n'aient pas cru devoir fouiller aux Archives de France,
pour reconstituer la physionomie de la grande journée du 11 No-
vembre 1803. Le récit de Madiou est mouvementé, plein d'action et
de feu. Les incorrections mêmes le rendent plus chaud. M. Edgard
Lasselve l'a copié sans citer le nom de l'auteur... ce qui est un pla-
giat. M. Robin l'a trop écourté.

— 461 —
Je demande au lecteur pardon de me citer :
« Aujourd'hui le courage au feu n'est nullement
éteint dans l'âme des Haïtiens. A côté de lui a
grandi le courage civique. Les sublimes vertus du
citoyen sont pratiquées chez nous avec une abné-
gation et une grandeur toutes romaines. Et si cela
n'était pas, verrait-on les révolutions si fréquen-
tes?...
« Quand on a l'âme enfoncée dans la matière,
songe-t-on jamais à s'insurger contre l'autorité ou
à défendre son pays attaqué? Ceux-là seuls qui
vivent sur les sommets de la pensée sont amants
farouches de la liberté, du dévouement et de l'ab-
négation, ceux-là seuls ne sont pas les vils con-
tempteurs de l'enthousiasme et du patriotisme !...
« Le difficile même, ç'a toujours été de régler
ce patriotisme si exalté et de lui faire entendre
qu'il était préférable pour la patrie que le citoyen
fût toujours pacifique et tranquille et qu'il était
dangereux pour elle qu'on eût une seule fois re-
cours à la force pour la revendication d'aucun
droit et d'aucune liberté.
« Mais nous n'avons pas la sagesse des Anglais,
lesquels, depuis 1688, par le Bill des Droits com-
plété en 1701, par l’ Acte d'Etablissement, ont con-
quis leurs libertés les unes après les autres, sans
révolution sanglante. Si nous ne l'avons pas, cette
sagesse, c'est qu'il est difficile de l'acquérir et
qu'elle est le fruit d'une longue suite de transfor-

— 462 —
mations cérébrales qui n'ont pas encore eu lieu
dans le cerveau de l'Haïtien; et que, de plus, nous
sommes des Latino-Africains vivant par les 17-21e
degrés de latitude au-dessus de l'équateur... Est-
ce à dire qu'elle ne naîtra pas, cette sagesse? Si,
elle naîtra, mais tout le monde sait que l'enfant
s'assagit à mesure qu'il grandit et que l'hérédité
psychologique est autrement difficile à vaincre que
l'hérédité physiologique, que tout progrès est suivi
de réaction, et que nulle part la ci vilisation n'a été
l'œuvre d'un jour ni même d'un siècle. Prosper
Lucas, Caro, Th. Ribot, Guizot, Herbert Spencer,
Darwin, de Nadailhac, John Lubbock, Jacoby, de
Mortillet, ont assez fouillé et creusé ces questions
pour permettre d'affirmer ces vérités (1). »
Soutenir qu' « Haïti est retournée à l'état de
barbarie » est une criante injustice; c'est aussi
une négation de la vérité qu'il est du devoir de
tous les Haïtiens de relever (2).
Ces considérations sur lesquelles j'ai jugé né-
(1) Détracteurs de la Race noire, 2e édition. Paris, 1882.
(2) A qui regarde bien, d'ailleurs, l'extrême civilisation est en
quelque sorte une barbarie retournée quand on considère le sort du
prolétaire dans les pays vieux.
J'en trouve une preuve dans la phrase suivante que l'on peut lire
dans le Gaulois du 4 Mai 1882.
C'est une apostrophe que M. Jules Simon, alors directeur politique
de ce journal, lançait à la ville de Paris: « Prends garde à toi,
Gomorrhe! ton ineptie et ta barbarie te tueront, « (Question des
garnis insalubres.)
Les garnis sont encore bien plus insalubres à Londres qu'à
Paris.

— 463 —
cessaire de m'appesantir ici ne sont point de vai-
nes et inutiles digressions. Elles ne sont nulle-
ment inopportunes non plus que deplacées. Elles
sont voulues. Je les fais pour prévenir que les
Haïtiens de nos jours sont restés les dignesfils des
Toussaint-Louverture, des Clervaux, des Capoix
et des Gabart.
Soyez-en persuadés, Quesnel et Cochinat, et
vous aussi, lourd Buchner (1).
Retombons. De l'Olympe à l'Achéron.
Des hauteurs où nous avaient entraîné à leur
suite les éloquents orateurs, les vaillants agita-
teurs, les penseurs véritablement originaux et
profonds, retombons dans le terre-à-terre de la
discussion, revenons au journaliste amusant, in-
(1 Le filandreux Buchner (Force et Matière) et M. Léo Quesnel
(Revue politique et littéraire du 21 Janvier 1882) ont parlé à la
légère de quelque chose qu'ils appellent la « lâcheté du noir ».
Voici encore une preuve de cette lâcheté dont je me permets de
douter de l'existence dans l'âme de Buchner aussi bien que dans
celle de Quesnel :
A la ba taille de Tell-el-Kébir, livrée en Egypte cette année même
par les Anglais aux troupes d'Arabi-Pacha, « un millier de noirs
sont morts en combattant bravement; 200 environ étaient restés
dans les retranchements pour essayer de repousser les Anglais à la
baïonnette.
« Pref, » dit le correspondant du journal parisien l'Estafette que
je cite ici, « le champ de bataille faisait honneur à cette poignée de
braves presque tous nègres, qui n'avaient pas craint de se mesurer
avec l'armée anglaise tout entière. »

— 464 —
conscient, à l'homme aux affirmations singulière-
ment hasardées et hasardeuses.
Voici deux lignes sorties de la plume de M. Co-
chinat et sur lesquelles je ne puis pas ne pas
m'arrêter un instant :
« N'exigez pas de lui (de l'Haïtien), une fois qu'il a repris
ses habitudes, qu'il revendique ses droits par la plume ou
par la parole, comme en France, en Angleterre et d'autres
pays. » (Petite Presse du 19 Décembre.)
En Angleterre, la liberté de la presse, en matière
politique, n'est pas très vieille : elle ne remonte
qu'au siècle dernier, et une des preuves c'est que
très peu de discours politiques de Walpole et
môme du premier comte Chatam sont venus jus-
ques à nous. Sous la reine Anne, un prédicateur,
Sacheverell, fut poursuivi par la Chambre des
lords parce qu'il avait osé soutenir en chaire que
le Parlement devait obéissance absolue à la reine.
Pendant fort longtemps, pour faire le compte
rendu, très adouci, des débats du Parlement, les
journalistes anglais étaient obligés d'employer
des noms pris dans le Voyage à Lilliput de Gul-
liver (Swift) afin de désigner les principaux lords
et commoners.
Actuellement encore, et d'une manière générale,
les critiques de la presse anglaise sont toutes res-
pectueuses pour les gouvernants, le cant anglais
le voulant ainsi. Les journalistes du Royaume-Uni

— 465 —
réservent leurs traits acérés et leurs critiques
mordantes ou malsonnantes pour les étrangers.
Pour ce qui est de la France, encore qu'elle ait
fait la Révolution de 1789 un peu pour avoir ledroit
d'imprimer librement ce qu'elle pensait et qu'elle eût
inscrit ce droit dans ses constitutions, nous savons
fort bien que, à l'origine, le peuple ne permit pas
aux journalistes royalistes de défendre la cause du
trône. Personne n'ignore — j'entends parler de
celles qui lisent — quel fut le malheureux sort de
Suleau et de Fréron, deux journalistes royalistes.
Camille Desmoulins, encore qu'il fût membre de
la Convention, mourut sur l'échafaud pour avoir
exaspéré son ami Robespierre dont il contrariait
la politique par ses articles de journaux.-Sous le
Directoire, on maltraitait dans les rues les jour-
nalistes qui dénonçaient la conduite de certains
directeurs concussionnaires et incapables comme
Barras. Cela se passait en pleine fièvre révolu-
tionnaire, m'objectera-t-on. — Fort bien ! Quand
Bonaparte fut devenu Premier Consul et qu'il eut
ramené la paix et l'ordre, il supprima tous les
journaux qui osèrent montrer quelques vélléités
d'indépendance. Il ne supportait pas la moindre
critique, le moindre conseil.
« Bonaparte détestait le journalisme ; il ne per-
dait aucune occasion de manifester son antipathie
contre les feuilles périodiques. Il disait souvent
que quatre gazettes hostiles faisaient plus de mal

— 466 —
que cent mille hommes en plate campagne. La
plus mauvaise recommandation qu'on pût donner
à quelqu'un auprès de lui, c'était de le prétendre
rédacteur de journaux. Il ne leur pardonnait pas
les sottises débitées sur son compte. Il regardait
leur liberté comme désorganisatrice de tout gou-
vernement. Peu après le 18 Brumaire, Fabre, de
l'Aube, qu'il estimait beaucoup, sollicitait de lui
un emploi pour un homme de sa connaissance :
« Qu’a-t-il fait? demanda Bonaparte.
« — Une gazette. »
« Le Premier Consul tressaillit.
« —Une gazette! répéta-t-il. Ah ! c'est un par-
leur, un critique, un frondeur, un donneur de con-
seils, un regent des souverains, un tuteur des
nations. Il n'y a que les cabanons de Bicêtre qui
conviennent a ces gens-là.
« —Mais, Premier Consul, répartit Fabre, qui
avait encore son franc-parler, vous employez tous
les jours des hommes qui ont été journalistes.
« — S'ils n'avaient été que cela, je les repous-
serais. Je m'en sers malgré cela, entendez-vous ?
« On ne doit donc pas s'étonner du soin qu'il
mit à garrotter la presse, et surtout la presse pé-
riodique. 11 ne pouvait la supporter que soumise
à ses volontés impérieuses....
« Le pouvoir, disait-il, est une roue qui doit
aller sans cesse : tout ce qui retarde ou entrave sa
marche est périlleux. Il lui faut une libre carrière,

- — 467 —
le concours de tous, et nulle résistance. Sans cette
condition, il vacille, il n'est sûr de lui ni des
autres. Comment ses agents lui obeiront-ils dans
le cas où ils verront les autres biàmer ses actes?
Le silence en dehors de lui fait une portion consi-
dérable de sa force? » (Le Directoire, par Roger
de Parnes, page 116. »
Quand il devint empereur il appliqua à la lettre
ce programme. Il confisqua le journal « les Dé-
bats » et donna les parts d'actionnaires de cette
feuille à ses familliers.
La Restauration ne changea rien au régime im-
pose à la presse en France par le Premier Consul
et par l'empereur Napoléon 1er; au contraire la
Chambre introuvable arma Louis XVIII de pou-
voirs exorbitants sur la presse. On sait l'aventure
qui arriva à ce que Charles X appelait une loi
de justice et d'amour;
on sait que, entre autres
choses que les fameuses Ordonnances du même roi
allaient enl ever aux Français, il y avait les droits
de la presse déjà si souvent escamotés depuis la
Révolution française par le Pouvoir.
Sous Louis-Philippe la presse fut muselée le
plus possible ou subventionnée. Malgré cela nous
connaissons la pièce de Musset : La Loi sur la
Presse. Elle est du mois d'Août 1835.
Si je ne me trompe, la presse s'était quelque
Peu tue en France, sous le Second Empire, de 1851
à 1867. Il fallait avoir alors la plume d'un Pré-

— 468 —
vost-Paradol ou d'un J.-J Weiss pour faire de
l'opposition dans un journal sans qu'il fût obligé
d'insérer force communiqués, et dans la suite sup-
primé. Quand l’ Univers, journal de Louis Veuil-
lot, cessa de paraître par ordre supérieur, l'auteur
des Odeurs de Paris eut à subir, sans pouvoir ré-
pondre, toutes les épigrammes que lui décochaient
les journalistes qui étaient « pensionnés » par le
Château ou par le ministère de la place Beauveau.
N'est-ce pas parce que ses articles déplaisaient aux
Tuileries que Henri Rochefort dut quitter le Fi-
garo et qu'il se vit contraint de se réfugier en
Belgique pour publier la Lanterne ?
La Commune aussi fit taire les journaux qui lui
étaient hostiles.
Sous le gouvernement de M, Thiers, les procès
et
condamnations des journalistes pleuvaient
comme grêle — comme au temps de l'Empire et
comme en 1848.
Et le gouvernement du maréchal de Mac-
Mahon se servit des armes dont il avait hérite
des gouvernements précédents et parmi ces armes
se trouvait la loi du sacrilège. La loi du sacrilège !
votée sous la Restauration par une Chambre très
cléricale, elle fut appliquée en 1878 contre un
artiste de grand talent, « quoique jeune », lequel,
à la chasse, avait eu le malheur de décharger son
fusil sur une vieille croix de bois. — Cela se pas-
sait plus d'un siècle après que Voltaire avait écrit

_ 469 —
ses éloquents plaidoyers pour obtenir la réhabi-
litation de la mémoire du chevalier de La Barre!...
Ai-je eu raison de dire que tout progrès était
suivi de réaction ?
Enfin, ce n'est que le 29 Juillet 1881 qu'a été
rendue la loi sur la presse qui s'exprime ainsi en
son article premier : L'imprimerie et la librairie
sont libres. Pour en arriver là, il a fallu passer
par une dizaine de révolutions et par une ving-
taine de gouvernements. Et encore... rien ne
prouve qu'il n'y aura pas réaction. Observez, je
vous prie, que la liberté de la presse était déjà un
fait accompli dès après le vote de la Déclaration
des Droits de l'Homme, le 26 Août 1789.
En Belgique, la presse n'est libre que depuis
qu'a été promulguée la Constitution du 7 Février
1831 (art. 18).
La liberté de réunion n'existe pas encore en
France. Ce n'est qu'en Suisse et en Angleterre
que cette liberté est réelle.
La liberté de la presse, la liberté de réunion et
la liberté d'association sont encore entravées dans
presque tous les pays d'Europe.
En Amérique, aux Etats-Unis, les deux pre-
mières coexistent, la troisième est quelque peu
restreinte.
Haïti a quelque lieu de craindre davantage les
révolutions et révoltes inutiles que les Etats-Unis
et tous les autres pays que j'ai dessus nommés.

— 470 -—
Ce n'est pas que je ne sois un partisan de la
pleine liberté de la presse. Je connais mon Labou-
laye (Paris en Amérique). J'en suis le partisan
convaincu et le serais même si j'étais né au Fort-
Liberté ou à Ouanaminthe au lieu que d'avoir pris
l'être à Port-au-Prince, au Morne-à-Tuf—pays
gouailleur par nature, irrévérencieux et frondeur
— mais je voudrais que le journaliste eût le res-
pect de sa profession, laquelle est au-dessus de
celles du médecin et du prêtre, puisque son sacer-
doce s'exerce non pas sur mille ou sur cent per-
sonnes, mais sur vingt, sur cinquante mille à la
fois; j'aurais voulu que le journaliste! ne trafiquât
pas de sa plume, qu'il ne la fît pas servir à ses
rancunes personnelles et qu'il n'allât pas par le
monde, l'offrant à qui veut l'acheter comme au-
trefois les reîtres et les condottieri du Moyen-Age
s'en allaient offrant leurs épées aux princes. Je
voudrais enfin qu'un journaliste fût savant, probe,
impartial, désintéressé, bon citoyen, en un mot,
et que, surtout, il n'y eût jamais de journaliste
de l'acabit de M. Cochinat. Voilà ce que je vou-
drais.

CHAPITRE III
DES OPPOSITIONS EN HAITI
LEUR ROLE. LEURS RÉSULTATS
SOMMAIRE.
Question palpitante d'intérêt! — Fables et fariboles.
— 16 Avril 1848 et 2 Décembre 1851. — A nos dénigreurs — Un
critique qui se critique. — Remontons à Dessalines, — Pétion
et les opposants du Sénat. — L'opposition sous Boyer. — Les
opposants au pouvoir en 1843. — De cette brouille naquit Acaau
dit l’ Infâme. — Là était la vraie révolution. Conséquences de
1843. — Le gouvernement de Geff'rard. — Cagnette ou Capoue.
— La crise du coton. pendant la guerre de Sécession. — Le
marquis de la Gandara. — Neutralisation de l'île d'Haïti. —
Digression nécessaire. — La Constituante et la Législative sous
Salnave. — « Tempestueuse » est de Mirabeau. —Une Héraclée
parlementaire.— Le coup de 1808 répété en 1867. — Impérieux
devoirs du député. — Le Sud se soulève. — De 1867 à 1870.
— Résultats médiats du drame. — Nissage Saget; Michel Do-
mingue. — La Chambre passe dédaigneusement à l'ordre du
jour. — Tâche immense! œuvre de concorde sainte! — La crise
du café. — Coffea arabica et Coffea liberica. — Ceci tuera
cela. — « Essayons de la paix » (S. Auguste). — « La paix est
le premier des intérêts. » (E. de Lavelaye.) — La paix à tout
prix. — Ne touchons plus au fusil. — Egalité, fraternité, liberté
de la parole, liberté de la pensée, liberté individuelle en Haïti...
et ailleurs.— Le président était trop bon! — L'argent qui circule
fait l'argent. — « Rien ne coûte aussi cber que la guerre civile. »
(E. Hervé.) — Un mot de caractère : « Sire, vous avez bien
fait. »
L'opposition en Haïti! Question palpitante d'in-
térêt!... Elle est curieuse, instructive, pleine d'en-

— 472 —
seignements et de renseignements. Elle mérite
attention. Elle est peu connue. C'est un devoir
pour moi de la creuser et de l'exposer au grand
jour. Étudions-la en quelques pages.
Le bon chroniqueur lui consacre quelques li-
gnes. Mettons-les d'abord sous les yeux du lec-
teur :
« On ne fait plus d'opposition dans ce pays comme du
temps de Boyer, d'Hérard Rivière et même de Geffrard. Les
écrivains populaires, les tribuns éloquents, les amis du peu-
ple ou ses favoris, n'osent plus se montrer au grand jour, ne
se sentant plus soutenus par la multitude. Dès le jour où le
président Soulouque, que l'on ridiculisait, que l'on caricatu-
rait, parce qu'on le prenait pour un bonhomme, a changé son
uniforme de général contre un manteau impérial, teint de
sang, tout le monde a fait silence, chacun est rentré dans son
trou comme les animaux faibles qui sentent le voisinage du
tigre, et une prudence égoïste et peureuse a succédé à la jac-
tance qu'on montrait avant la journée du 16 avril 1848. »
(Petite Presse du 19 Décembre.)
Je croyais que Soulouque avait précédé Geffrard
au pouvoir? Les abonnés de la feuille du quai
Voltaire pourraient supposer que depuis Geffrard
on n'a jamais fait d'opposition au Gouvernement
sur les rivages parfumés que baigne la mer des
Caraïbes de la baie de Mancenille au cap de la
Béate. Nous rectifierons les faits.
« La pusillanimité politique est tellement entrée dans leur
sang, que lorsqu'ils arrivent à Paris, (les Haïtiens)
ils ne lâchent pas un mot sur leur pays sans avoir préalable-

— 473 —
ment regardé à droite et à gauche, devant et derrière eux,
pour voir si on ne les écoute pas. »
Fables et fariboles que tout cela!
« Ils (les Haïtiens) avaient une telle peur de déplaire à
Soulouque, que, lorsque, par hasard, un Parisien indiscret
prononçait en riant le nom de ce Croquemitaine noir, ils res-
taient muets et s'arrangeaient pour quitter au plus vite la
société de l'imprudent. »
Ces Haïtiens étaient bien bons et bien naïfs.
Quand on prononçait devant eux le nom de Faus-
tin Ier, ils n'avaient qu'à prononcer celui de Napo-
léon III, ce Croquemitaine blanc dont le manteau
impérial ne fut pas absolument vierge de toute
macule, si l'on en peut croire Victor Hugo, Schœl-
cher et Gambetta.
Le sang qui macula le manteau de Soulouque
— si tant est qu'il ait été souillé — fut du sang
de combattants; celui dont fut taché le manteau
de Napoléon III fut du sang d'inoffensifs. (Victor
Hugo, Histoire d'un Crime.)Les répétitions du ga-
zetier noir me forcent à me répéter. Je dis donc
de nouveau avec l'historien Enélus Robin, que le
16 Avril 1848 « il y eut lutte sanglante dans les
rues de Port-au-Prince entre la bourgeoisie et les
autorités militaires. » (Histoire d'Haïti.) Le 2 Dé-
cembre 1851, sur les boulevards de Paris, la foule
fut mitraillée ou fusillée ou foulée aux pieds des
chevaux (Eugène Ténot). Soulouque eut à com-

— 474 —
battre une petite minorité du peuple haïtien qui
était hostile à son gouvernement, gouvernement
qui lui avait été constitutionnellement confié et
qu'il eut raison de vouloir garder; Louis Bonaparte
garrotta tout le peuple français dans la personne
de ses mandataires élus et ses généraux firent ti-
rer sur une foule sans armes et non ennemie. Si
l'on jette à la figure des Haïtiens le livre de Gustave
d'Alaux, ils n'ont qu'à opposer en réponse les Châ-
timents et l’Histoire d'un Crime de Victor Hugo.
« Aujourd'hui encore, si vous voyez un groupe d'Haïtiens
prenant le frais devant quelque café parisien, n'allez pas, ô
Martiniquais ou Guadeloupéens légers, leur demander une
seule nouvelle politique de leur république.
« Tout d'abord, ils ne vous répondront pas; mais si l'un
d'eux rompt le silence, ce sera pour vous dire — tant ils se
méfient les uns des autres! — que tout marche à souhait
dans la meilleure des Haïti possible et pour faire du président
qui règne un éloge « à tout casser » dont, en bon Haïtien,
pas un seul des frères présents — l'occasion s'en présentant
plus tard — ne dira un traitre mot au susdit président.
« Comme cela, ces fils de l'Artibonite seront parfaitement
en règle avec la circonspection outrée et la dissimulation
qui sont les fruits naturels de toutes les terres où fleurissent
les gouvernements personnels et autocratiques. » (Petite
Presse du 20 Décembre.)
Les Haïtiens ne sont pas si jaloux les uns des
autres, si méfiants et si dissimulés que le pense le
folliculaire martiniquais. Au contraire, ils sont
très confiants et très expansifs. Ils sont aussi trop
bons, trop indulgents et trop accueillants pour

— 475 —
quelques aventuriers, peu nombreux d'ailleurs,
qui, quoique n'étant pas Haïtiens, se prétendent
chauds Haïtiens à Port-au-Prince, au Cap ou aux
Cayes et qui, par une sottise sans nom, par une
lâcheté sans seconde, par une noire ingratitude,
dénigrent, injurient, insultent, ridiculisent, des-
servent ou évitent mes compatriotes dès l'instant
qu'ils sont à l'étranger, quelquefois même dès
l'instant qu'ils sont montés sur le pont du navire
qui les emporte loin du pays qu'ils viennent de
piller... On en peut nommer de ceux-là que nous
avonsnourris aux jours où ils avaient faim et qui,
maintenant que nous les avons nippés et décras-
sés, ont l'air de nous protéger et essaient même de
baver sur nous !... Vaillants esprits, nobles cœurs
et triples paltoquets! Etres sans reconnaissance
et sans pudeur, ô vous les moqueurs et les ma-
gnanimes, vos crachats vous retomberont sur le
nez!.. (1).
Je ne vois pas la raison pour laquelle les Haï-
tiens à l'étranger médiraient de leur gouvernement
actuel, attendu que M. Cochinal qui les morigène,
les morigène, je crois, dans la personne de leurs
gouvernants passés, car il écrit lui-même que les
Haïtiens auraient pu lui clore la bouche avec les
raisonnements suivants :
(1)Il va sans dire que ce morceau ne concerne nullement les étran-
gers laborieux qui viennent chez nous et qui nous aiment vraiment
pour nous-mêmes, et qui épousent nos sœurs. Ceux-là sont des frères
32

— 476 —
«Mais,Monsieur Cochinat, tout ceque vous dites là n'est pas
nouveau, nous connaissons cela aussi bien que vous et même
mieux que vous;
cela a existé et existait bien avant l'avène-
ment du général Salomon; ce n'est pas la faute de celui-ci si
quelques abus persistent encore.
« Il est en train de faire l'éducation politique de ce pays,
mais il n'y a que deux ans qu'il gouverne; laissez-l'y donc
travailler tranquillement et n'exigez pas qu'il fasse tout à la
fois pour tout embrouiller. Il veut réorganiser l'armée, cela
ne se fait pas en un jour, puisque la France elle-même n'a
pas encore fini cette tâche depuis onze ans ; attendez-le donc
à l'œuvre. Il a pour devoir d'éclairer le pays; donnez-lui le
temps de rouvrir les écoles que ses prédécesseurs ont laissé
se fermer, et vous pourrez être tranquille, il les rétablira (1).
Les finances? avec un homme d'ordre tel que lui, la régula-
rité reviendra. L'agriculture ? vous voyez les mesures que ses
ministres prennent pour la protéger et la favoriser. Est-ce
que l’ordre matériel n'existe pas ici depuis deux ans, grâce à
lui? Ne soyez dont pas aussi impatients que vous l'êtes, tout
viendra en son temps?... »
Le chroniqueur se critiquant lui-même fait voir
que ses critiques sont pour qu'on en tienne peu
compte et qu'on les peut plutôt tenir, jusqu'à un
certain point, pour nulles et non avenues, par le
fait seul qu'elles se rapportent, non pas au temps
(1) « Il appert de rapports officiels et de statistiques que dans le
département du Morbihan (en France), sur cent mariages qui pas-
sent aux mairies, il y a soixante couples qui ne savent pas signer
leurs noms. Le département de la Vendée est un peu moins ar-
riéré; sur cent couples, quarante seulement signent en faisant une
croix.
« M. Jules Ferry vient d'affecter un million à la construction
d'écoles dans le Morbihan et, six cent mille francs à la construction
d'écoles dans la Vendée. » (Intransigeant du 8 Mai 1882).

— 477 —
présent, mais à des époques historiques éloignées
de nous.
Aussi vais-je encore lui reprocher de trouver
mauvais qu'on ne fasse plus d'opposition en Haïti
« comme au temps de Boyer, d'Hérard Rivière et
« même de Geffrard ».
D'abord, grand logicien, pourquoi voulez-vous
qu'on fasse opposition au gouvernement actuel,
puisque, de votre aveu même, il prend toutes les
mesures nécessaires pour réparer le mal causé
parses prédécesseurs et qu'il emploie tous ses soins,
toutes ses veilles, toute sa sollicitude à adminis-
trer avec patriotisme, science et conscience le pays
qui s'est confié à lui ?
On voit bien que M. Cochinat n'est pas Haïtien
et qu'il ne sait pas quels grands désastres sont
résultés des oppositions en Haïti.
Je vais essayer d'esquisser à grands traits le ta-
bleau sombre, effrayant de ces luttes calamiteuses
qui furent toujours stériles, et qui, plus d'une
fois, ont compromis l'avenir de la nation (1).
Remontons à Dessalines, à 1806.
Ce fut une opposition née aux Cayes (Madiou)
(1) « Reportez-vous à 1844. Notre justice sociale, à cette époque,
avait paru totalement voilée. Il en est résulté que des citoyens, fous
d'égarement, ont couru au-devant d'une nation étrangère, de la
France, l'implorant avec tous les signes de leur détresse, la sup-
pliant de couvrir Haïti de son manteau tout-puissant ....
« Puis songez aux autres scènes plus honteuses de 1869. — Il est
constant qu'au congrès de Washington ont été entérinés les actes

— 478 —
qui amena l'acte d'insubordination commis au
Port-Salut parle commandant Messeroux, le 8
Octobre 1806, et, par la suite, le soulèvement de
tout le département du Sud. Les insurgés marchè-
rent sur l'Ouest,
Port-au-Prince et Pétion se déclarèrent en leur
faveur et, le 17 Octobre, Dessalines mourut au
Pont-Rouge. On a vu plus haut quelles furent
les conséquences déplorables de cet assassinat po-
litique.
Christophe tient le pouvoir dans le Nord et
Pétion est président dans l'Ouest. En dehors des
conspirations de Yayou et de Magloire Ambroise
qui furent étouffées dans le sang, Pétion en eut beau-
coup d'autres à déjouer ou à dissoudre. Une oppo-
sition rageuse, systématique, toute de chicanes
mesquines et de soldatesques impertinences, était
faite dans le Sénat au président Pétion. Qui la
menait? Gérin, un ancien compétiteur de Pétion
à la présidence; Daumec, un brouillon, un oppo-
sant-né ; Lys, militaire d'une bravoure audacieuse,
ancien ami intime de Pétion, qu'il trouvait « in-
grat envers lui », Lys, qui devait plus tard reve-
solennels par lesquels nos deux Gouvernements, alors rivaux, et
saouls de leurs luttes, ont l'un et l'autre offert à l'Amérique une
portion de notre territoire pour prix de son assistance mar-
chandée. »
« Il n’y a donc pas à en douter : Nos luttes fraticides sont mor-
telles à notre indépendance. » (Edmond Paul. Les Causes de nos
malheurs,
1882.)

— 479 —
nir à son capitaine et mourir en héros, mais âme
politique flottante et qui se laissait entraîner par
les trois premiers. Pétion, pour se débarrasser de
ces opposants, ferma le Sénat et prit la dictature.
Cela se passait dans les derniers jours de 1808.
En 1810, le 18 Janvier, Gérin fut tué dans une
échauffourée. Le 7 Avril arrive en Haïti le général
Rigaud. La même année, en Octobre-Novembre,
la scission du Sud s'opère, conseillée, disent plu-
sieurs historiens, autant par Bonnet, qui ne par-
donnait pas à Pétion de l'avoir renvoyé de la Se-
crétairie d'Etat, que par d'autres sénateurs mécon-
tents d'avoir été réduits au silence. Aussitôt que
Rigaud eut constitué le gouvernement du Sud,
Bourjolly-Modé, Pélage-Varein, Daumec, Bonnet
et Lys quittèrent Port-au-Prince et se rendirent
aux Cayes auprès de l'ancien adversaire de Tous-
saint-Louverture (Saint-Rémy). Cette scission du
Sud fut un événement malheureux; et, n'eût été
que Christophe était occupé alors à se créer un
trône dans le Nord, c'eût été fait de la République
de l'Ouest et par suite de celle du Sud. La récon-
ciliation entre le Sud et l'Ouest, entre les Cayes
et Port-au-Prince, devint un fait accompli juste
au moment où Christophe, ayant pris le litre
de roi d'Haïti, venait , pour la deuxième fois,
mettre le siège devant Port-au-Prince qu'il au-
rait enlevée si les Sudistes, frais rallies au gou-
vernement de Pétion, n'étaient accourus à mar-

— 480 —
ches forcées au secours de la capitale de la Ré-
publique.
SousBoyer, l'Oppositionfutâpre, violente, acri-
monieuse et pourtant quelque peu puérile. Quand
Boyer la voulut calmer, en lui accordant les réfor-
mes qu'elle demandait, il n'était plus temps. La
prise d'armes de Praslin avait déjà eu lieu et
l'armée populaire du Sud marchait sur Port-au-
Prince. Elle était à Léogane, lorsque le 13 Mars
1843, le président Boyer s'embarqua pour l'exil
après avoir envoyé sa démission au Sénat de la
République.
Les opposants arrivent au pouvoir. Ils font une
Constitution excellente (1). Cette Constitution
remplace le régime exclusivement militaire par
un régime administratif semblable à celui de la
France. La République Haïtienne devait être di-
visée en préfectures, sous-préfectures et mairies.
Le nouveau pacte fondamental déplaît naturelle-
ment aux partisans de la vieille routine, aux an-
ciens amis de gouvernement de Boyer et aux mi-
litaires. Les opposants d'ailleurs n'eurent guère
le temps d'en faire l'essai loyal. Ils trouvèrent de
plus le moyen de se brouiller avec le peuple : de
cette brouille naquit Acaau, suscité, disent quel-
ques annalistes, par les amis politiques de Boyer.
Acaau, que les faiseurs d'almanachs se plaisent
(1) Voir la note C à la fin du volume.

— 481 —
jusqu'ici à appeler « l'infâme Acaau », ne fut nul-
lement l'homme que la légende nous représente
comme un bandit, chef de bandits. Gustave
d'Alaux, lui-même, si peu tendre généralement
pour les révolutionnaires sortis de la foule, rend
pleine justice à sa parfaite honorabilité et à son
rare désintéressement. Acaau vit que les adver-
saires du président Boyer, maîtres de l'autorité
après la lui avoir arrachée, faisaient les affaires
d'une fraction de la nation avec les leurs propres
et nullement celles de la majorité du peuple. En
un mot la révolution n'allait devenir qu'une sim-
ple révolte heureuse. Il prit les armes en réclamant
l'instruction publique générale et demanda pour
les paysans les terres que Pétion leur distribuait
autrefois, mais que Boyer avait cessé de leur con-
céder. Là était la vraie révolution et non sur le
papier d'une constitution. Acaau, qui, par une
espèce de révélation ou de divination économique,
réclamait en Haïti ce qu'on allait réclamer en
France quatre ans plus tard, en 1848, et qui est
réclamé en ce moment par les économistes et les
hommes d'Etat les plus éminents en Belgique, en
Angleterre et en Allemagne; Acaau, qui voulait
que le paysan exploiteur du sol en fût le véritable
propriétaire ; Acaau, partisan de la petite pro-
priété, respecta toutes les propriétés tant urbaines
que rurales; il fut sublime de générosité, de man-
suétude et de bravoure et se brûla la cervelle

— 482 —
quand il vit qu'il n'avait point été compris par les
siens et que son programme ne pouvait être réa-
lisé que lentement, au fur et à mesure. Cet igno-
rant de génie, dont l'histoire réhabilitera le nom,
ne fit de mal à personne et fut meilleur républi-
cain que tous ceux qui avaient renversé le gouver-
nement de Boyer et qui croyaient naïvement que
les nations se nourrissent de constitutionset qu'un
gouvernement peut se soutenir quand il n'a pas le
vrai peuple et le paysan pour lui. Mais le plus
grand tort des révolutionnaires de 1843 ce fut leur
impéritie et leur nullité comme hommes de haute
politique. Ils froissèrent si bien les Dominicains
en fermant les ports de la partie espagnole et en
faisant autre chose, que ceux-ci se séparèrent de
nous en 1844 et que depuis 1848, nous sommes
obligés de payer pour eux à la France les soixante
millions consentis en 1838 pour l'indemnité terri-
toriale de Saint-Domingue.
Voilà le bilan de l'opposition qu'on a faite à
Boyer; tels sont les résultats immédiats de la Ré-
volution de 1843.
Ses conséquences lointaines? Elles se font en-
core sentir. C'est à elle que nous devons toutes
les querelles qui suivirent ; à elle que nous avons
dû la perte de la partie espagnole d'Haïti et, par
suite, toutes les guerres de Soulouque et la perte
de l'argent qu'elles nous ont coûté; c'est a elle
que nous devons d'avoir été obligés de saluer Ru-

— 483 —
balcava ; à elle encore qu'il faut remonter pour
trouver les causes de toutes les difficultés que nous
avons eues depuis la chute de Boyer avec la France,
l'Espagne, les Etats-Unis et l'Angleterre et toutes
les interventions consulaires ou diplomatiques
dans nos affaires privées qui se sont vues depuis
lors.
L'opposition qu'on fit à Geffrard et à son gouver-
nement n'a guère produit de meilleurs résultats.
Faite surtout à la Chambre, elle avait peu
d'écho dans le grand public. Enfin, en 1865, elle
se traduit par une prise d’armes décisive : celle du
Cap. Le président Geffrard passe un temps consi-
dérable à assiéger cette place. Cagnette était une
Capoue. Enfin la ville du Cap fut emportée après
que ses forts eurent été démantelés par le canon
anglais. Encore les interventions étrangères !...
Choses éminemment dangereuses!...
Pendant que nous perdions un temps précieux à
nous déchirer, nouslaissâmes échapper deux occa-
sions excellentes qui s'offraient à nous de nous
enrichir, et j'ose dire, de nous agrandir.
La première était une occasion économique,
commerciale. La guerre de Sécession aux Etats-
Unis avait suspendu dans ce pays la culture du
coton. L'Europe demandait du coton à tous les
pays de la terre. Les manufacturiers anglais en
eussent été chercher en enfer, si l'enfer en produi-
sait : à plus forte raison seraient-ils venus nous

— 484 —
demander le nôtre, ànous qui vivons dans le même
hémisphère que lecockney de Londres, le coutellier
de Manchester et le tisserand de Birmingham. Le
Brésil, l'Inde et l'Egypte se sont couverts de coton-
niers depuis lors.— Donc, en 1865-1866, presque
toute la flotte commerçante de l'Europe qui se serait
dirigée vers Haïti se porta vers d'autres rivages.
La population valide s'était trop longtemps arrêtée
devant les murs du Cap pendant que les montagnes
d'Haïti restaient veuves du mari de la terre : le
paysan.
La seconde occasion était à la fois écono-
mique et politique. Le 5 Juillet 1865, le marquis
de la Gandara évacua la ville de Santo-Domingo.
C'était le moment ou jamais — si le cabinet de
Port-au-Prince n'était pas retenu devant le Cap —
d'exiger des Dominicains une indemnité territo-
riale pour les armes que nous leur avions fournies
en cachette afin de les aider à chasser les Espa-
gnols et pour l'argent qu'ils nous devaient de-
puis 1848, ou même de tenter à nouveau le coup
de 1822 et d'aller boire un peu l'eau de l'Ozama.
Les tirailleurs haïtiens étaient d'excellents soldats
disciplinés à l'européenne et qui, en trois marches,
eussent été souper à Azuaet, de là, auraient gagné
en deux jours le portail San-Carlos. Les Domini-
cains étaient épuisés et divisés : c'était l'heure psy-
chologique pour fonder dans Quisqueya la Répu-
publique confédérée d'Haïti en garantissant aux

— 485 —
Dominicains des droits absolument égaux à ceux
des Haïtiens et même pour déclarer Saint-Jean
ville neutre et siège d'un congrès fédéral (1).
Maisle président Geffrard était occupé devant les
remparts de la ville du Cap !... Il ne put que saisir
les puissances d'une demande de neutralisation
de l'île d'Haïti...
Quelle confiance doit-on accorder à un gouver-
nement qui peut être renversé du jour au lende-
main?... Aucune. — Aussi les cabinets des Tuile-
ries, de la Maison-Blanche, de Saint-James et de
l'Escurial firent la sourde oreille aux propositions
du cabinet dePort-au-Prince. Le 23 Mars 1867, Gef-
rard quittait la présidence et se condamnait à l'exil.
Tel est le bilan de l'opposition qui fut faite à Gef-
fard : tels sont les résultats de l'insurrection du Cap
en 1865.
Le \\ 4 Juin 1867, le général Salnave, le vaincu du
Cap, fut élu président d'Haïti par une Constituante
toute pleine de défiance contre lui. Le cabinet du
21 Juin ne sut pas piper les dés. Le président Sal-
nave laissa élire à la nouvelle Législative un grand
nombre d'anciens partisans de Geffrard.
Je déclare ici, en digression, que je ne suis nul-
lement le partisan des élections officielles ; seule-
ment, je ne puis m'empêcher de constater qu'elles
(1) Voir à la fin du volume la note D, intitulée : Neutralisation
de Vile d'Haïti.

— 486 —
ont été de tous les temps, de toutes les époques,
de tous les pays et qu'elles se pratiquent encore
dans plusieurs pays nés depuis des semaines d'an-
nées à la vie parlementaire. A mon avis, l'idéal
d'une Assemblée politique, c'est la Convention
française, l'unique, l'immortelle, la titanesque
Convention française. Eh bien ! la majorité de la
Convention était sortie d'élections officielles. Dan-
ton, Robespierre, Camille Desmoulins, Saint-Just,
Billaud-Varennes, Lakanal, David, Vergniaud,
Barbaroux, etc., furent parfaitement des candidats
officiels choisis et désignés au peuple par les Comi-
tés jacobins, d'après un mot d'ordre parti de Paris
ou par les municipalités locales ou par les direc-
toires des départements.
Donc, Salnave laissa élire à la Législative de
1867 des hommes qui ne pouvaient être que les
adversaires politiques de son administration. Ce
fut un tort. Ils le lui firent bien voir. Le 26 Sep-
tembre 1867 la Législative se réunit. Le 11 Octobre,
elle interpella le ministère. Séance tumultueuse
et tempestueuse. (Permettez « tempestueuse », —
il est de Mirabeau.) Au sortir de cette séance, le
premier ministre, qui était un fin lettré, aurait pu
s'écrier : « C'est une victoire d'Héraclée ; une autre
comme celle-là et je suis perdu. » Etait-ce victoire
ou bataille?... Le ministère pouvait recommencer
la lutte. Marengo fut perdue le matin et gagnée le
soir... Il fallait rallier les ministériels, séduire les

— 487 —
indécis, intimider les faibles, conquérir ceux qui
étaient prêts à donner leurs votes au gouvernement
moyennant certaines promesses, puis, à peu près
sûr d'une notable fraction de la Chambre, enlever
un ordre du jour de confiance à la suite d'un splen-
dide discours. Tout cela n'aurait été qu'un jeu
pour le premier ministre d'alors, brillant membre
et même leader de l'Opposition sous Geffrard.
Malheureusement, le président Salnave ne l'en
voulut point croire et aima mieux céder aux con-
seils violents que lui donnaient quelques aides-de-
camp qui n'entendaient rien à la fine politique et
qui ne pensaient pas que le meilleur moyen pour
donner une solution à une question parlementaire
c'est de laisser faire les parlementaires.
Le président Salnave laissa répéter le coup de
Pétion en 1808.
L'émeute victorieuse ferma les portes du Parle-
ment. Les opposants de la Chambre eurent aussi
le tort de ne pas rester pour mourir sur leurs
bancs. Ils devaient, ce jour-là, s'offrir en holo-
causte à la patrie. Un député n'a pas le droit de
quitter son siège, surtout quand il sait que la mort
l'y doit prendre. L'Assemblée nationale incarne
en elle la nation tout entière et la nation ne sau-
rait reculer devant une infime minorité factieuse
ou égarée. Si les représentants du peuple n'en peu-
vent imposer à la multitude qui envahit l'enceinte
de leurs délibérations, la Maison de la Nation, ils

— 488 —
doivent se faire tuer là, à leur place. La vraie et la
seule gloire est là... et pas ailleurs. C'est au reste
du pays d'aviser.
Les opposants qui n'avaient point cru devoir
faire tête à l'émeute allèrent soulever le pays con-
tre celui qui s'était emparé de l'autorité dictato-
riale, répétant partout le mot fameux sorti de la
Constituante de 1789 et qu'on attribue toujours à
tort à Casimir Périer ou à Garnier Pagès : « Quand
la Constitution est violée, l'insurrection est le plus
saint des devoirs... » L'insurrection devint géné-
rale dans le Nord. Le Sud se soulève. Le 19 Décem-
bre 1869, forcé dans son palais, le président Sal-
nave abandonne la capitale où il n'est ramené que
prisonnier et pour cesser de vivre, le 15 Janvier
1870.
Maisquede ruines amoncelées en dix-huit mois !
Quelle désolation ! Que de pleurs! Que de sang
inutilement versé ! Que de douleurs ! Que de
lamentations ! Que de déchirantes misères ! Toutes
les villes du Sud bombardées, pillées, incendiées,
saccagées, éventrées ! et la lueur des maisons qui
flambent, éclairant les rades jusqu'à deux lieues en
mer ! Les enfants ont perdu leurs mères et les
mères ont perdu leurs enfants. Tous les livres
rares sont dispersés au vent, perdus, déchirés,
exportés ! Toutes les richesses artistiques, tous les
souvenirs qui nous retraçaient les faces auréolées
de gloire et les hauts faits de nos ancêtres sont

— 489 —
mutilés ou détruits. Les palais, que les sueurs du
peuple avait édifiés, brûlés ! L'épargne nationale,
fruit de cinquante ans de laborieux et patients tra-
vaux, dilapidée, mangée, dévorée et les plus riches
devenant les plus misérables. La dette nationale
augmentée à l'extérieur, augmentée à l'intérieur !
Les campagnes déchaînéessur les villes ; le paysan
armé contre le citadin ; l'artisan armé contre le
bourgeois. Cent millions au moins de dépensés et
des pertes matérielles de toutes sortes qu'on peut
évaluer à deux cents millions au moins ! Les écoles
fermées pendant deux ans, toute pensée suspen-
due! et lahaine, sinistre, implacable, laide, dégout-
tante de sang et en demandant, encore la haine, la
hideuse haine, assise au foyer de la nation haï-
tienne !...
Victorieux etvaincus ont décapité par des réac-
tions terribles l'aristocratie intellectuelle du Sud,
l'aristocratie intellectuelle de l'Ouest, l'aristo-
cratie intellectuelle du Nord.
Trois mois après la lutte éteinte, des vaillants
mouraient encore victimes de leur dévouement au
chef tombé ; puis une période de trois années d'une
lassitude, d'un détraquement, d'un énervement de
toute la machine sociale !
Voilà le bilan de l'opposition qu'on a faite à
Salnave et le bilan de la soi-disant Révolution de
1867 !...
Ce sont là les résultats immédiats. Mais voyez

— 490 —
les médiats. Nissage Saget, élu président d'Haïti
le 19 Mars 1870, prête serment sur la Constitution
de 1867. Quatre ans après, en descendant du pou-
voir, — in cauda venerium, — il viole cette Consti-
tution de 1867 qui a été signée avec tant d'encre
rouge. Le général Domingue qui a aussi combattu
pour le maintien de cette Constitution, n'en veut
pas pour gouverner à son tour. Le 7 Août 1874, est
promulgué un nouveau pacte fondamental voté
par une Constituante sortie des élections du 20
Mai. Le 19 Février 1875, l'Assemblée nationale
autorise le gouvernement à contracter un emprunt
à l'étranger. C'est grâce à ce vote que la Répu-
blique haïtienne voit sa dette augmentée de vingt-
un millions, dont M. Cochinat dit qu'elle n'a pas
bénéficié d'un seul. Le 15 Avril de l'année sui-
vante Domingue tombe du pouvoir. La Constitu-
tion de 1867 est remise en vigueur en 1876, mais,
le 2 Août 1878, l'Exécutif, composé d'hommes qui
avaient combattu en 1868 et en 1876 pour la restau-
ration du Concordat politique promulgué en 1867,
le 2 Août 1878, l'Exécutif présentait au Parlement
un projet de revision de ce Concordat politique.
La Chambre passa dédaigneusement à l'ordre
du jour.
Cette attitude du Parlement n'a pas été étran-
gère aux mouvements insurrectionnels qui ont
encore dérangé l'équilibre de la nation et nui à
son commerce et à sa prospérité en 1879.

- - 491 —
C'est au gouvernement actuel qu'est laissée la
tâche de panser toutes les plaies qui ont été faites
à la patrie, non seulement depuis 1867 , mais
encore depuis 1843. Tâche immense ! Elle ne peut
être réalisée qu'au milieu du plus profond recueil-
lement des esprits, du plus parfait apaisement des
passions et des partis qui ont régné en Haïti depuis
la chute du président Boyer.
Œuvre de concorde sainte et de fraternité pleine,
heureux seront ceux qui verront ton accomplisse-
ment et qui jouiront de tes fruits !...
Les mœurs peuvent tout sans les lois, les lois
ne peuvent rien sans les mœurs.
Pour moi, je ne considère point comme une
arche sainte, comme un palladium et une panacée
à tous nos maux, comme un remède universel pour
tout guérir, comme une amulette politique, comme
un talisman sauveur, une Constitution si écrite
soit-elle, si solennellement et si loyalement jurée
et si souvent promulguée que l'on voudra, dès
l'instant que ceux qui ont versé du sang pour la
réclamer et que ceux qui l'ont faite en demandent
la revision toutes les fois qu'ils reçoivent du peu-
ple la mission de l'appliquer parce qu'ils trouvent
alors que les libertés qu'elle consacre doivent
mener à la licence et à l'anarchie.
Je suis en cela partisan convaincu de la doctrine
exposée en quelques lignes par l'éminent philo-
sophe allemand Arthur Schopenhauer. La voici ;
33

— 492 —
« L'organisation de la société humaine oscille
comme un pendule entre deux extrêmes, deux
pôles, deux maux opposés : le despotisme et
l'anarchie. Plus elle s'éloigne de l'un, plus elle se
rapproche de l'autre. La pensée nous vient alors
que le juste milieu serait le point convenable :
quelle erreur ! Ces deux maux ne sont pas égale-
ment dangereux ; Le premier est infiniment moins
à craindre : d'abord les coups du despotime n'exis-
tent qu'à l'état de possibilité, et lorsqu'ils se pro-
duisent en actes ils n'atteignent qu'un homme entre
des millions d'hommes. Quant à l'anarchie, possi-
bilité et réalité sont inséparables : ses coups attei-
gnent chaque citoyen et cela chaque jour. Aussi,
toute Constitution doitse rapprocher beaucoup plus
du despotisme que de l'anarchie : elle doit même
contenir une légère possibilité de despotisme. » —
(Schopenhauer. Pensées et Fragments, p. 206.)
Il est clair qu'il est préférable d'avoir des gou-
vernements despotiques ainsi que le furent ceux de
Pétion, de Boyer, de Faustin Ier et de Geffrard,
lesquels encourageaient le travail, donnaient de
l'extension à la puissance productrice du pays, ga-
rantissaient la sécurité des propriétés et la vie des
citoyens paisibles et laborieux, que de subir des
périodes d'anarchie comme celles de 1843 à 1848,
de 1867 à 1870, durant lesquelles la vie de chacun
était chaque jour menacée, où le règne des lois
était suspendu, où les propriétés ne pouvaient être

— 493 —
ni garanties ni respectées et où toutes les libertés
étaient bien plus foulées aux pieds que jamais.
Pendant qu'Haïti entrait en convalescence à la
suite de cette crise nerveuse désignée communé-
ment sous le nom de Révolution de 1867 ; pendant
que, sous de fallacieux prétextes, la Constitution
promulguée et déchirée par le président Salnave
servait de tremplin aux hommes politiques qui
avaient besoin d'un platform pour monter à la
présidence, au ministère ou au Parlement, la crise
du café avait lieu en Europe. Une ligue d'accapa-
reurs s'était formée dans le but d'acheter d'im-
menses quantités de cette fève pour les revendre à
haut prix lorsqu'elle serait devenue rare (Levas-
seur. Cours du collège de France. Notes person-
nelles). Les importateurs ordinaires de cette denrée
en demandaient à tous les pays qui la produisent.
Le Brésil saisit cette occasion pour faire des affai-
res d'or et pour se couvrir de caféières nouvelles.
De 1872 à 1882, Java, Ceylan, le Vénézuela,
l'Inde anglaise, Costa-Rica, la Colombie, le Gua-
témala, Porto-Rico, la Jamaïque, les Philippines,
Aden, le Nicaragua sont devenus de plus en plus
grands exportateurs de café, ainsi que Bourbon et
la Martinique, de telle façon que, Haïti, qui tenait
autrefois un bon rang par sa production, n'est
plus que le cinquième sur la liste des pays qui
fournissent du café, encore que sa production n'ait
point décru. (Notes personnelles recueillies au

-
494—
Ministère du Commerce et de l'Agriculture de
France en 1881.)
Il est bon d'observer que plusieurs de ces pays,
notamment Geylan, le Continent indien, Java, le
Brésil et les colonies anglaises du golfe du Mexique,
ont acclimaté chez eux le nouveau café : Coffea
liberica, qu’ils en ont établi de nombreuses planta-
tions et que ce café de Libéria est destiné à faire
une concurrence qui peut devenir mortelle pour la
culture de l'ancien café : Coffea arabica. (Baillon.
Cours de la Faculté de Médecine. Notes person-
nelles.)
Nous avons laissé passer, sans en profiter pres-
que, la crise du café qui s'était opérée dans le
monde commercial il y a tantôt deux lustres. Or,
depuis lors, non seulement notre dette intérieure
s'est augmentée à la suite de chaque révolte et de
chaque émission de bons dits « de la Révolution (?) »,
mais encore notr e dette extérieure s'est surchargée
des 21 millions de l'emprunt contracté à Paris en
Juin 1875.
Nos charges ont quintuplé et malheureusement
nos recettes n'ont pu encore les suivre dans cette
voie.
C'est ce moment que M. Cochinat choisit pour
dire, avec ce petit ton tranchant qui rend son im-
pertinence encore plus insupportable, qu'une
« prudence égoïste et peureuse » nous empêche de
faire de l'oppositicn au gouvernement en charge.

— 495 —
Je ne me suis imposé le douloureux devoir de
mettre ce sombre tableau sous les yeux de mes
compatriotes que pour leur dire avec une douce et
fraternelle autorité :
« N'écoutez point les paroles d'un chroniqueur
« trompeur et léger. » Nous avons un proverbe que
nous ne devons point oublier. Il est tel : « Celui
qui vous donne le conseil d'acheter un cheval pansu
dans la saison des pluies ne vous aidera point à le
nourrir quand viendra la sécheresse. » Un de nos
concitoyens les plus distingués, un excellent Haïtien
aussi patriote que. vénérable, M. Seymour Auguste,
du Cap, répète souvent avec une spirituelle mélan-
colie: « Nous avons essayé des révolutions pendant
« une trentaine d'années. Elles ne nous ont point
« réussi. Essayons de la paix. »
« Ce sont les oppositions systématiques, les com-
pétitions acharnées au pouvoir et les rancunes de
ceux qui n’ont point réussi à y monter qui nous ont
fait tout le mal dont nous souffrons en ce moment*
Puisque nous avons aujourd'hui le gouvernement
qui nous divise le moins et qui pense au bien du
plus grand nombre en même temps qu'il ne persé-
cute personne, qui cherche à rallier tous les enfants
de Quisqueya la Montagneuse dans une politique
commune, qui nous donne toutes les libertés saris
tolérer les licences, tâchons de nous en accommoder
et ne lui faisons point une opposition qui l'aigrirait
et qui d'ailleurs serait inopportune et inutile.

— 496 —
« Jusqu'ici, ce qu'on a toujours trouvé de mieux à
faire pour s'enrichir, c'est de travailler. Un peuple
ne vit pas d'opposition: il vit de bonne soupe et de
paix. Et la paix — ceci est d'une vérité générale,
mais pour nous c'est d'une vérité spéciale et qui saute
aux yeux — la paix est la meilleure des réformes.
M. Emile de Laveleye, le savant économiste belge,
écrivait ceci dans la Revue des Deux Mondes du
15 Avril 1881 : « La paix est non seulement pour les
Etats le plus sacré des devoirs, mais le premier des
intérêts. »
« C'est CL l'aide de la paix intérieure dont la
France a joui à partir du 18 Brumaire que l'agri-
culture française a recommencé de se perfectionner ;
c'est à l'aide du Blocus Continental et de la sécurité
qu'il a produite que la France est devenue d'agricole
industrielle ; c'est à l'aide de la paix dont elle a
bénéficié sous Louis-Philippe qu'elle a commencé de
construire ses chemins de fer et d'ouvrir de nou-
veaux débouchés à sa production nationale; c'est
sous l'aile d'une paix intérieure profonde que, sous
Napoléon III, elle s'est couverte de ponts, de ca-
naux, de chemins de fer, de digues, d'aqueducs, etc.,
surtout quand cet empereur eut conclu avec l'An-
gleterre d'abord et ensuite avec des puissances conti-
nentales des traités de commerce qui faisaient
bientôt de la France une immense foire européenne.
Et c'est cette paix qui a parachevé la richesse de la
nation française, richesse qui lui a permis de sortir

— 497 —
comme un phénix des cendres de la guerre de 1870-
1871, de dépenser trente milliards (De Foville. Ce
que coûte la guerre), sans presque se gêner et de
payer sa rançon rien qu'en mettant quelques nou-
veaux impôts de consommation, en établissant quel-
ques contributions indirectes nouvelles.
« La Constitution anglaise n'est signée nulle part
sur le papier. Pourtant elle est écrite dans le cœur
et dans le cerveau de chaque Anglais. Les usages
seuls l'ont faite. Ce qu'il nous faut, ce ne sont ni les
constitutions écrites dont les rédacteurs sont les pre-
miers à les violer, ni les oppositions systématiques
au gouvernement, mais la paix.
« Si nous avons la paix, nous pourrons liquider
notre dette; nous ferons alliance avec les Domini-
cains nos frères et nous les dissuaderons de laisser
venir à Samana ni Américains, ni personne ; nous
multiplierons nos plantations de café, de coton, de
cacao; nous cultiverons le tabac, la vanille et le
cactus à cochenille (Cactus coccinelifera) ; nous
n'importerons plus de l’étranger pour « plus de
trois millions cinq cent mille livres de riz » — ce qui
est vraiment scandaleux ! — nous ouvrirons de
nouvelles écoles et nous agrandirons celles qui exis-
tent; nous réparerons nos routes et nos ponts et nous
creuserons nos ports ; nous pourrons prendre part à
la lutte économique qui va se livrer dans la mer
des Antilles, au milieu de ce triangle dont Panama
est le sommet et dont nous occupons le centre ; nous

— 49S —
nous ferons respecter, sinon craindre ; en un mot,
avec la paix, nous ferons notre pays cultivé, instruit
et prospère.
« Je vous adjure, mes chers compatriotes, de
n'oublier point que si nous nous mettons en guerre
nous ne savons pas ce qui peut arriver. Ce n’est
plus ni la France, ni l'Espagne qui nous regardent,
qui nous guettent et dont nous avons à craindre
les revendications; nous avons un surveillant, un
voisin très dangereux et chez lequel il ne ferait pas
bon de mettre en gage une fraction si minime soit-
elle de nos droits de peuple souverain et autonome :
c'est les Etats-Unis.
« Si nous tenons à ne pas compromettre cette
autonomie si vaillamment et si glorieusement con-
quise, cette indépendance si chèrement achetée et
méritée au prix de tant de sacrifices depuis lors,
vivons en paix les uns avec les autres et ne faisons
d'opposition au gouvernement de notre pays que
si nous y sommes forcés par des événements
d'une excessive gravité, et même alors cette opposi-
tion ne doit être faite que dans les Chambres, dans
les journaux — et pas ailleurs.
Surtout ne touchons jamais plus au fer qui donne
la mort.
Nous lisons de M. Cochinat :
« Il y a bien une constitution qui, semblable à toutes ses
« aînées, proclame en Haïti la liberté, l’ égalité, la fraternité,

— 499 —
« qui garantit la liberté individuelle, la liberté de la presse, de
« la parole, de la pensée,
ainsi que tous les droits du ci-
« toyen,
etc., etc., etc., mais tout cela, je ne saurais trop y
« insister, c'est fictions pures et poudre à jeter aux yeux des
« autres peuples.
« Les Haïtiens savent fort bien que toutes ces belles choses
« n'existent qu'en théorie, mais que, dans la pratique, ce qui
« prévaut, c'est la volonté du chef.
« D'ailleurs les habitudes locales, les mœurs nationales, le
« peu de souci que les masses ont de leurs droits politiques
« et civiques, l'absence absolue de toute solidarité entre les
« citoyens, font que l'on s'inquiète plus de ce que pense,
«• désire et veut celui qui est à la tète du pays, que des arti-
« cles de journaux les mieux écrits et des discours les plus
« indépendants prononcés dans un parlement composé les
« trois quarts du temps de créatures du pouvoir. Aussi le
« président, quel qu'il soit, fait ou finit par faire presque
« toujours ce qui est dans sa convenance. » (Petite Presse
du 23 Décembre.)
L'égalité et la fraternité n'existent nulle part
dans ce bas monde. En Europe, tous les jours, les
mineurs se mettent en grève. Pourquoi ?
Parce
qu'ils sont furieux de voir que le charbon qu'ils
tirent du puits de mine après tant de durs travaux
et de dangers bravés ne leur rapporte que juste de
quoi mourir de faim, tandis que le capitaliste qui
n'a fait que leur avancer l'outil empoche des béné-
fices considérables.
Le duc de Westminster possède tout un quartier
de Londres, le quartier de Belgravia ; une autre
section de la capitale de l'Angleterre, le quartier
Tyburnia, appartient au duc de Portland, et pour-

— 500 —
tant les deux cinquièmes des Londoniens meurent
de froid quand vient l'hiver.
A Londres encore, sur une population de 3 mil-
lions 500,000 âmes, il y a 800,000 personnes qui
vivent de la charité publique. (E. Lockroy. Rappel,
1882.)
La liberté de la parole existe-t-elle complète-
ment? En France, les meetings politiques en plein
vent sont défendus ; pour les autres, il faut une
autorisation de la police et la police n'autorise
que ceux qu'elle sait ne pas devoir être dangereux.
La liberté de la pensée? La possède-t-on dans
tous ces pays d'Europe où la censure existe tou-
jours encore que pourtant ils produisent des pen-
seurs depuis des siècles. Voyez en Angleterre.
M. Bradlaugh, membredu Parlement, ne peut pas
siéger parce qu'il a refusé de jurer qu'il croyait en
Dieu. On voit en Allemagne, en 1882, un Con-
grès d'anti-sémites se réunir à Dresde, et, comme
aux temps barbares du Moyen-Age, menacer les
Juifs d'une extermination prochaine.
La liberté individuelle? En France, la prison
préventive est encore un instrument entre les
mains des magistrats et, ces temps derniers, les
journaux parisiens fulminaient contre certains
abus commis sur la personne de citoyens dont la
détention préventive avait été fort longue et qui
furent reconnus parfaitement innocents.
Sur ce point, la législation de la Belgique est

— 501 —
bien plus libérale que celle de la France. Aux Etats-
Unis, la liberté individuelle est si bien protégée
que, de nos jours, la loi de Lynch continue d'y
fleurir.
Voilà qui suffit pour vider la question, la
France, l'Angleterre et les Etats-Unis étant répu-
tés les pays les plus libres de la terre avec la Suisse,
la Belgique et l'Italie.
« Quand le président s'appelle Pétion, tout va bien, dit
l'historien (?) correspondant de la Petite Presse; quand il se
nomme Boyer, cela va encore, et les caisses publiques ren-
ferment force doublons. »
Décidément je vois que M. Cochinat n'a jamais
lu Ardouin. Ah ! tout allait bien sous Pétion ! C'est
du nouveau que vous m'apprenez là... Et sous
Boyer la caisse était remplie de doublons! Voilà
qui est particulier !...
Ce fut sous Pétion, en 1813, que l'on créa le pa-
pier-monnaie (Ardouin). Pétion fut toujours en
guerre avec Christophe. J'ai déjà parlé des tenta-
tives insurrectionnelles de Magloire Ambroise, de
Yayou et de Gérin, je n'y reviens point ; je ne fais
que mentionner la scission du Sud et la révolte de
Goman. Celle-ci ne fut jamais réprimée du vivant
de Pétion. Plusieurs fois alors les monnaies
furent falsifiées (Bonnet), sans que les faux-mon-

— 502 —
nayeurs fussent poursuivis. Le président était
trop bon !...
Sous Boyer il y avait tant de doublons dans la
caisse qu'on fut obligé de faire de nouvelles émis-
sions de papier-monnaie.
Je sais bien que quand il partit d'Haïti il laissait
un million de piastres au Trésor et que de sa main,
dit Ardouin, tome XI, page 328, il ajouta sur l'ori-
ginal de sa lettre de démission que « d'autres fonds
étaient en outre déposés à la Caisse des dépôts et
consignations, à Paris, pour compte de la Répu-
blique»; mais tous ces fonds étaient destinés au
paiement des annuités de l'indemnité territoriale.
D'ailleurs, un système de thésaurisation aurait
pu être bon, employé sous Pétion ou employé sous
Boyer jusqu'en 1825 exclusivement, parce que,
jusqu'à cette année, la guerre était encore possible
quoique nullement probable entre la France et
Haïti; mais, actuellement, ce serait une hérésie
d'économie politique que de laisser dormir l'ar-
gent dans les caisses de l'Etat. S'il y avait excé-
dent de recettes sur les dépenses, on appliquerait
cet excédent à l'augmentation de l'outillage maté-
riel ou intellectuel de la nation : routes, instruc-
tion publique.
De nos jours, les enfants mêmes savent que thé-
sauriser de gros sous ou des pièces d'or est un fait
de vieux ignorants et de vieux avares. Il est banal
le dicton : « L'argent qui circule fait l'argent. »

— 503 —
Voici le reste de ce curieux morceau :
« Mais s'il a nom Soulouque, on a les fusillades du 16 avril
1848 au bord de mer principalement, et autres petites fêtes
semblables.... »
Il paraît que les événements du 16 Avril 1848
reviennent souvent dans les souvenirs de M. Co-
chinat et que Soulouque est sa bête noire. Voici la
quatrième fois au moins qu'il fait mention de ces
événements déplorables. Aussi bien, je ne puis me
répéter à chaque instant. Poursuivons :
« Quand c'est Geffrard qui règne on nage en pleine rhéto-
rique et l'on a pour spectacles force revues et force exécu-
tions. »
Pourquoi donc donniez-vous tant d'éloges, na-
guères, à son gouvernement, dans lesjournaux de
Paris ? Pourquoi? Était-ce pro dinero ?
« Avec Salnave on a trente mois de tempêtes civiles et po-
litiques, plus les emprunts forcés; avec Domingue, on cher-
che jusqu'à présent où sont passés les 21 millions de francs
du dernier Emprunt haïtien fait à Paris, et enfin avec Bois-
rond Canal, on est témoin des taquineries, des vexations et
des affronts quotidiens lancés par les députés contre ce chef
débonnaire; on voit les complots se former partout, à ciel
ouvert, dans les administrations, dans les ministères et jus-
qu'au palais même de la présidence, puis à la Chambre, do-
minant tout, une opposition permanente et d'autant plus in-
traitable, arrogante et intrépide (1), qu'elle savait n'avoir
(1) Ce mot est souligné dans Cochinat.

— 504 —
affaire qu'à un homme incapable de faire du mal à une
mouche.
« C'était le temps du courage facile et des violences ora-
toires sans danger. »
Je laisse de côté les erreurs du début de cette
période pour ne m'attacher qu'au membre de
phrase final :
« Enfin avec Boisrond Canal on est témoin des taquine-
ries, des vexations et des affronts quotidiens lancés par les
députés contre ce chef débonnaire, etc. »
Eh bien ! M. Cochinat, vous voyez où condui-
sent les oppositions taquines, vexatoires et par
conséquent mesquines. Le président Boisrond Ca-
nal était incapable de maltraiter une bestiole, je
vous en veux croire, et, pourtant, une opposition
systématique s'était dressée contre son gouverne-
ment. Ou bien vous êtes en contradiction avec
vous-même, car s'il gérait régulièrement les af-
faires de l'Etat, les députés ne pouvaient trouver
motif d'animosité contre son administration ; ou
bien il avait mésusé de son mandat présidentiel,
puisque ses ministres avaient à lutter tous les
jours pour se maintenir avec lui au timon des af-
faires. A supposer qu'une opposition s'était for-
mée dans le Parlement pour contrarier toutes les
vues politiques du chef de l'Etat, alors même que
ces vues n'étaient pas en désaccord avec la Consti-
tution et encore que le président fût dans l'exer-
cice légal de ses droits, vous êtes obligé de conve-

— 505 —
nir qu'on a eu le tort de le renverser, et vous faites,
par ainsi, que les Haïtiens ressembleraient assez
à ces grenouilles qui demandaient un roi à Ju-
piter.
Tirons la conclusion en deux lignes. L'opposi-
tion détermine la chute du gouvernement débon-
naire de Boisrond Canal ; la ville de Port-au-
Prince et la ville des Gonaïves sont incendiées. Le
résultat? Une perte matérielle de trente millions
au moins. Quant aux inconvénients moraux, in-
tangibles, ils sont incalculables.
« Rien ne coûte aussi cher que la guerre civile, »
lisons-nous dans la Revue des Deux Mondes du
15 Avril 1882, sous la signature de M. E. Hervé.
Il est difficile de monter au pouvoir et d'y rester.
Il faut avoir les reins solides pour saisir aux na-
seaux cette « cavale indomptée et rebelle, sans
freins d'acier ni rênes d'or », qu'elle se nomme la
France ou Haïti. Pour saillir telles juments, il
faut qu'on soit un mâle en politique !
D'après le chroniqueur martiniquais, on jouit
en ce moment de la liberté de la presse en Haïti,
aux mêmes conditions qu'on en jouissait en France
aux temps de Beaumarchais...
« C'est-à-dire que pourvu que les journalistes du pays ne
parlent ni des ministres, ni de la Banque, ni des finances, ni

— 506
des préjugés, ni de l'esprit d'exclusion des uns, ni de la sou-
mission peureuse des autres, ni des flatteurs ni des flattés,
ni de la magistrature, ni des gens en place, ni de leurs pro-
fits et privilèges, ni des djobs, ni de la gène générale, ni enfin
de quoi que ce soit qui puisse déplaire au maître ou à ses
amis, sauf cela on a le droit de tout dire. »
Je lis régulièrement les journaux haïtiens le
Moniteur, l’Œil, l'Impulsion et l’Avant-Garde, et
puis affirmer que non seulement toutes ces ques-
tions sont traitées très nettement et en termes
excellents dans ces différents journaux, mais plu-
sieurs autres encore que M. le correspondant de
la Petite Presse a oublié de mentionner.
M. Cochinat choisit aussi mal ses exemples que
ses termes de comparaison. Il confond et brouille
toutes choses. 11 a l'air de croire que la liberté de
la parole en politique est absolument la même que-
la liberté ou plutôt la vivacité de parole qui peut
être permise à un avocat.
Je me réjouis de voir que M. Munier est sorti de
prison sous caution, et me réjouis encore plus de
la digne attitude du barreau de Port-au-Prince
en cette occurrence.
« Il est juste de dire que le barreau d'ici, comprenant sa
dignité, tient sa parole, ne plaide pas devant le tribunal civil
et ne plaidera que lorsque réparation aura été faite au con-
frère qui a été si arbitrairement incarcéré, » (Petite Presse du
24 Décembre.)

— 507
A rapprocher de ceci :
« D'ailleurs, les habitudes locales, les mœurs nationales...
l’absence absolue de toute solidarité entre les citoyens...»{Petite
Presse
du 20 Décembre.)
Le 20, il soutient qu'il y a « absence absolue de
toute solidarité » entre les citoyens, et le 24, il
parle d'un fait qui prouve que cette solidarité
existe parfaitement. J'en pourrais citer bien d'au-
tres, mais passons à un dernier trait pour finir ce
chapitre :
« La Fraternité : J'ai vu ce beau mot souvent écrit sur les
drapeaux des bataillons haïtiens. Le devoir du journaliste
haïtien consiste aussi à tout approuver et à ne pas importu-
ner ceux qui les gouvernent par des observations qui leur
agacent les nerfs. Mais, par exemple, il peut s'armer d'une
fière indépendance et dire en certains cas au dispensateur
des encouragements publics : « Sire, vous avez bien fait ! »
« Ces hauts et puissants seigneurs sont hommes à enten-
dre sans sourciller de pareilles vérités ! » (Petite Presse du
24 Décembre.)
Comme exemple ironique de la fraternité haï-
tienne, voilà qui est trouvé ! M'est avis qu'avec un
peu de bonne volonté on aurait pu chercher pour
le mettre ici quelque chose de plus décisif, de plus
convaincant, de plus juste.
Avais-je eu raison de dire que la réputation
d'homme intelligent dont jouissait M. Cochinat
était réellement surfaite. Le pauvre homme ne sait
34

— 50S —
pas même faire choix d'excellentes preuves, d'ar-
guments précis pour appuyer ses dires !...
Mais le trait de la fin est un mot de caractère (1).
On voit que M. Cochinat a été habitué à dire au-
trefois : « Sire, vous avez bien fait. »
(1) Francisque Sarcey. Le Mot et la Chose.

CHAPITRE IV
DU GÉNIE D'IMITATION DES HAÏTIENS
SOMMAIRE.
« Les Haïtiens n'ont jamais rien inventé! » — Ce que
c'est que la civilisation —École de Rome,École d'Athènes, École
d'Alexandrie. — Imiter n'est pas facile. — Nombre de noirs sont
inventeurs. — Un puissant cerveau est un héritage. — Qu'est la
routine? — « Le vain quarante-trois » (Paul Lochard). — Ren-
trons en lice, seigneur Cochinat. — Etude de constitution com-
parée. — Cochinat: animal imitatif. — Une poignée de perles,
dont deux : « Rien n'appartient à rien, tout appartient à tous »,
-— et « C'est imiter quelqu'un que de planter des choux. » — Le
droit de dissolution en Haïti. L e suffrage universel en Haïti.
— Voyez Demonbynes, Batbie et Laferrière. — Constitution
haïtienne. — Ma parole, il est idiot. — La comparaison est tri-
viale. — L'impôt ne peut être perçu que s'il a été voté. — Quel
puissant logicien que ce Cochinat! —- Petite leçon de morale
évolutionniste.— Attrappe? — Une imposture! — La presse
officielle en tout pays. — Conquistador (?) et rufien !...
N'eussent été les conventions, les préjugés de
toutes sortes et d'autres puffs antiques et solen-
nels, que de personnes qui n'ont aucune valeur in-
trinsèque, et qui tiennent à elles seules la place
de dix autres, que de personnes seraient obligées
de se nourrir de glands!

— 510 —
Les neuf dixièmes des conventions et balivernes
semblables sont des choses ennuyeuses, dérai-
sonnables , stupides , absurdes ou même crimi-
nelles.
Pour moi, j'ai horreur de l'apprêté, de l'affecté,
de l'emprunté, du convenu et de tout ce qui est
admis quoique faux.
Il est Je convention que les Haïtiens ne furent,
ne sont et ne seront jamais que des imitateurs.
J'ai même connu deux ou trois dadais et une
demi-douzaine d'escogriffes qui s'en allaient répé-
tant partout avec une bêtise touchante : « Les Haï-
tiens n'ont jamais rien inventé. »
Ils oublient toujours cette invention merveil-
leuse, éblouissante, sans seconde, et qui étonna
le monde et l'étonnera encore : la République
d'Haïti.
Le 1er Janvier 1804 quand, plongés dans le triple
océan d'azur du firmament, de la mer et des mon-
tagnes qui entourent Gonaïves , Dessalines et
Boisrond-Tonnerre personnifiaient la patrie haï-
tienne et la créaient; durant que les canons hur-
laient de joie ; que les drapeaux ondulaient et cla-
quaient sous le vent des acclamations du peuple
qui naissait, et souriaient aux baisers de nos mè-
res ; que les yeux de nos aïeuls brillaient, agrandis
par des transports extatiques, et que leurs fronts
transfigurés et radieux éclataient de resplendeur
sous les morsures du soleil nouveau-né, ce jour-là

— 511 —
nous n'étions point de vulgaires imitateurs, nous
étions de sublimes inventeurs.
Il y a encore beaucoup d'autres choses très
grandes et très belles, que nous avons faites tout
seuls et avant personne, mais sur lesquelles il est
inutile de revenir et d'insister ici, mon intention
étant au contraire de démontrer à cette place qu'il
est de la nature de l'homme d'être imitateur.
Qu'est-ce que c'est que la civilisation, d'ailleurs?
Pastiche ou copie. Et partout. Toute la civilisa-
tion consiste en un échange d'imitations plus ou
moins appropriées, intelligentes ou opportunes.
Les chemins de fer sont originaires d'Angleterre
(Watt); ce fut un Américain, Fulton, qui, le pre-
mier, établit un service régulier par bâtiment à
vapeur entre New-York et Albany. Ces deux dé-
couvertes sont les plus grandes du siècle. Est-ce
que les autres nations n'ont point pris modèle sur
les Etats-Unis et sur l'Angleterre, lorsqu'on a vu
ailleurs que dans le Royaume-Uni des chemins
de fer, et ailleurs que sur les eaux de la Confédé-
ration Étoilée des bateaux à vapeur.Le télégraphe
est né français (Chappe). Ne voit-on pas le télégra-
phe faire partie en ce moment de l'outillage écono-
mique des grandes nations d'Europe et d'Améri-
que , et ne voit-on pas les lignes télégraphiques
rapporter de grosses sommes à d'autres pays qu'à
la France ?... L'éclairage électrique au moyen de la
lampe Edison est une invention qui n'a été réali-

— 512 —
sée dans le Nouveau-Monde que depuis deux ans
à peine et déjà le Vieux-Monde va l'approprier à
ses besoins.
La France, tant artistique à cette heure, ne l'é-
tait guère avant les guerres d'Italie de Charles VIII.
N'a-t-on pas vu un art nouveau se propager sur
les bords de la verte Loire et de la rieuse Séquane,
après que François Ier fut revenu d'Italie couvert
des lauriers de Marignan.
L'art français moderne, tant cosmopolite et tant
subtil, est formé de l'association et de l’affinement
des arts indien, assyrien, égyptien, grec, romain,
gallo-romain, arabe ou maure, espagnol, italien,
allemand, flamand, hollandais, anglais et même
des arts primitifs des peuplades et des peuples de
l'Océanie, de l'Afrique, de l'Asie-Majeure et de
l'Amérique dont les chefs-d'œuvres et les produits
sont entassés les uns sur les autres dans les salles
des musées du Louvre, de Cluny, de Saint-Germain
et de l'hôtel Carnavalet. Actuellement encore, la
France, si savante pourtant, n'envoie-t-elle pas
l'élite de ses jeunes érudits étudier, en qualité de
boursiers de l'Etat, en Italie, à la villa Médicis
(école de Rome), en Grèce (école d'Athènes) et en
Egypte (école d'Alexandrie)?... Ne sont-ce point
d'anciens prix de Rome, les Carpeaux. les Bonnat,
les Carolus Duran , les Gounod, les Lefuel, les
Chapu, les Falguières, les Mercié, qui furent pen-
dant ces vingt dernières années ou qui sont encore

— 513 —
à la tête de la peinture, de la sculpture, de l'archi-
tecture et de la musique françaises contemporai-
nes?.,.
Imiter n'est pas déjà si facile. M. Cochinat est
écrivain. Eh bien! que n'a-t-il imité la vigueur de
style de Victor Hugo, l'ampleur de celui de
Leconte de Lisle ou de celui de Louis Blanc? Que
n'a-t-il trouvé les généreuses colères et les apos-
trophes de Michelet, la mâle indignation de Schœl-
cher? On ne trouve point dans ses écrits les néo-
logismes hardis et les pittoresques archaïsmes
d'Octave Uzanne, de Cladel ou de René Maizeroy,
les subtilités d'analyse de Paul Bourget ou de Re-
nan, l'originalité de Coppée, la verve étincelante de
Barbey d'Aurevilly, celle puissante de Mario Proth,
la logique mordante et décisive de Rochefort et de
Camille Pelletan, ou l'ironie de Vacquerie ?...
A-t-il l'esprit d'Aurélien Scholl, le tour vif de
Léon Chapron, la science d'écrire d'un Richepin,
d'un Banville ou d'un Armand Silvestre ?... Que
donc il se taise et qu'il ne médise point des peu-
ples qui tâchent à imiter leurs prédécesseurs !
Quelques superficiels reprochent aux noirs de
n'avoir jusqu'ici rien inventé, rien trouvé de neuf
en politique, en industrie, dans les sciences, dans
les lettres et dans les arts. D'abord ceci n'est pas
vrai. Aux États-Unis nombre de noirs sont inven-
teurs. Ils ont inventé aussi en sentimentalité et en
industrie. Et tous les jours, à mesure qu'on dé-

— 514 —
couvre la plantureuse terre de Cham, au lieu de
l'inonder de sang et de la couvrir de chaînes, on
s'aperçoit que les nègres d'Afrique sont moins igno-
rants etmoins cruels qu'on ne l'avaitcru autrefois.
Ce n'est pas sans émotion, c'est avec des larmes
dans les yeux que j'ai entendu, dans la grande salle
de la Sorbonne, M. de Serpa-Pinto et plus tard
Savorgnan de Brazza venir dire devant la Société
de Géographie de Paris combien les noirs d'Afri-
que (1) sont accueillants, doux, nullement féroces,
et combien ils savent se dévouer, même au péril
de leur vie, pour ceux qui les aiment.
Et puis, est-ce bienaux Européens, quipendant
des siècles, et dans un but de cupidité vile et sor-
dide, ont systématiquement nié l'intelligence chez
le noir et lui ont tenu le cerveau fermé, est-ce bien
à eux de venir nous faire un crime de notre igno-
rance?... Ils auraient dû avoir honte de nous la
reprocher : elle est leur œuvre... Ont-ils fait leur
devoir d'éducateurs et où, et depuis combien de
temps?... Dans les colonies anglaises, depuis
trente-cinq ans; dans les colonies françaises,
depuis trente ans ; aux États-Unis, depuis quinze
(1) Littré (Dictionnaire de la Langue française) et Lafaye (Dic-
tionnaire des Synonymes) ont établi de subtiles distinctions que,
pour ma part, je n'admets point entre les mots noir et nègre.
Je me rallie à l'opinion de Schœlcher, opinion que je formule ainsi :
« Tout homme qui a une goutte de sang africain dans les veines doit
tenir à honneur d'être qualifié « nègre » jusqu'au jour où il ne sera
pus plus attaché de pensée dégradante ou déshonorante à ce mot
qu'on n'en attache actuellement au mot blanc. »

— 515 —
ans. Ailleurs, pas encore... à Cuba surtout! Et
pourtant quels beaux et féconds résultats ont été
déjà obtenus tant dans les Antilles françaises
qu'aux États-Unis et en Haïti!...
L'homme qui abuse de sa force pour assujettir
et maltraiter ou exploiter son semblable au lieu
d'employer sa science à le perfectionner et son
cœur à l'aimer est un être de très petite moralité
et on peut lui rire au nez quand, plus tard, il se
mêle de venir morigéner ceux qui ont virile-
ment brisé leur chaîne pour vivre par eux-mêmes.
Un puissant cerveau est un héritage : cela se
recueille en succession. 11 faut des générations
d'hommes intelligents et libres pour produire un
grand savant. Un érudit est le produit du capital
intellectuel accumulé par ses ascendants pendant
des siècles. Une hérédité parentale supérieure crée
un génie et ce génie ne peut apparaître et prendre
tout son essor que dans les sociétés vieilles ou,
s'il est né dans un milieu arriéré, il pourra se dé-
velopper surtout quand il aura vécu dans un mi-
lieu social avancé : tel un arbre qui, sur un ro-
cher, aurait poussé chétif et rabougri, mais qui,
transplanté sur un sol arable ou bien fertile,
poussera avec rapidité et deviendra un des rois de
la forêt.
Un poète, par exemple, est un individu subtil,
compliqué, fin et violent, profond, hautain, impé-
rieux et caressant, un pasteur des peuples qui est

— 516
le produit d'une espèce d'efflorescence de un à
deux millions d'hommes et qui s'élève tous les
cinquante ans du milieu d'une nation pour noter
la psychologie de son pays, de son époque, de sa
génération.
Il n'y a que les voleurs qui deviennent maté-
riellement riches du jour au lendemain. Mais on
ne vole pas la science, on ne peut que l'acquérir et
lentement. Au prix de quels efforts! de quelles
veilles! de quelles privations de toute joie et de
tout plaisir! de quels sacrifices d'argent! Ce qui
est vrai pour un seul homme est encore plus vrai
pour un peuple et à plus forte raison pour toute
une race.
Une seule fois sur dix mille l'homme est un
initiateur. Le reste du temps il est imitateur. Il
suffit d'un beau garçon ou d'une belle femme pour
changer la mode ; il suffit d'un grand homme pour
mener une nation ou une époque. Une preuve en-
core et décisive : c'est la haine que les sots et les
envieux ont des individus exceptionnels, des tem-
péraments personnels et originaux, jusqu'au jour
où ils sont forcés de s'incliner devant l'évidence
des résultats obtenus par la supériorité d'esprit
de ces types et d'être les imitateurs de ces hommes
« différents », pour employer un mot de Stendhal.
Pourquoi hait-on tant les novateurs et pourquoi
sont-ils presque toujours persécutés ou mécon-
nus? Parce qu'ils affichent la prétention de ne pas

— 517 —
suivre les erreurs du plus grand nombre. Qu'est
la routine? L'imitation des aïeux.—Or, tout le
monde le sait, la routine est de tous les pays.
Mais attachons-nous à ne traiter le sujet qu'au
point de vue purement politique.
Le grand imitateur de tous les burlesques qui
ont écrit sur Haïti depuis « le vain quarante-
trois » (Paul Lochard), depuis la chute de Boyer,
reproche aux Haïtiens d'être « un peuple qui a le
génie de l'imitation ». Il donne dans le godan avec
une simplicité tellement enfantine, avec une assu-
rance si puérile que c'en est agaçant ; aussi veux-je
encore et à ce sujet rompre une lance contre lui.
— Rentrons en lice, seigneur Cochinat.
Sous la signature de notre gobeur la Petite Presse
du 24 Décembre insérait sur ses colonnes les turlu-
tutaines suivantes que je guillemette au long :
« Comme les Haïtiens ont en eux le génie de l'imitation et
« qu'ils ne sauraient rien faire sans prendre modèle sur ce
« qui se fait en France et en Angleterre, ils ont comme la
« première un Sénat et comme la seconde une Chambre des
« Communes. »

Pour un lecteur qui ignore que le Parlement se
compose en France d'une Chambre et d'un Sénat
et qu'il y a en Angleterre une Chambre des Lords
et une Chambre des Communes, la phrase de
M. Cochinat serait d'un mauvais renseignement,
car à la façon dont elle est construite on pourrait
plutôt croire que son auteur veut dire qu'en France

— 518 —
il n'y a qu'une seule assemblée législative : le Sé-
nat, et que la Chambre des communes constitue
tout le Parlement en Angleterre.
Mais là n'est pas le tout. Grand Dieu! que cet
écervelé ferait bien mieux de se taire plutôt que de
commettre tant d'erreurs! Que de choses il ignore
et combien il est léger!...
Puisque les Haïtiens ont eu le génie de l'imita-
tion parce que, selon lui, ils ont imité l'Angleterre
et la France, il faut aussi conclure que la France a
le génie de l'imitation, car elle a suivil'exemple de
la République des États-Unis dont le Parlement
était composé d'une Chambre et d'un Sénat avant
que la France ne fût née à la vraie vie parlemen-
taire. Elle aurait encore copié l'Angleterre quand
elle créa la Chambre des pairs à côté de la Chambre
basse.
A ce compte-là aussi, tous les pays qui ont in-
troduit le parlementarisme chez eux après Haïti,
tels que la Belgique, la Grèce, la Roumanie et
l'Italie, auraient imité aussi la République haï-
tienne, de même que tous les États de l'A.mérique
du Sud et du Centre qui sont devenus indépen-
dants après nous.
C'est la Constitution de 1816 qui créa dans la
République de Pétion le système des deux Cham-
bres. Avant cette époque, il n'y avait existé qu une
seule assemblée législative : le Sénat, — si l'on
veut laisser de côté et la Constituante de 1807, et

— 519 —
la Commission de Constitution de Toussaint-Lou-
verture, et le Conseil d'État de Christophe qui, au
fond, ne furent pas de véritables assemblées déli-
bérant dans toute la plénitude et dans toute la
majesté de leurs droits d'élues de la nation.
Lorsqu'ils mettaient en vigueur la Constitution
de 1816, les Haïtiens ne prenaient pas absolument
modèle sur les Français, lesquels venaient alors
de transformer leur Sénat en Chambre des Pairs
et de déclarer la pairie héréditaire ou viagère en
même temps que la Chambre basse continuait
d'être un des rouages de leur organisation politi-
que.
Les Haïtiens n'étaient pas non plus les copistes
des Anglais, auxquels ils n'empruntaient ni leurs
bourgs pourris dont quelquefois cinq électeurs suf-
fisaient pour constituer un collège électoral et
nommer un député, ni leur Chambre des Lords
dont le plus grand nombre des sièges sont hérédi-
taires.
Les fils de 1804 n'imitaient pas non plus les
Etat-Unis dont le Sénat est plutôt une Assemblée
d'ambassadeurs délégués des États qu'une véri-
table Chambre haute à attributions purement lé-
gislatives. Le recrutement des sénateurs haïtiens
ne devait pas se faire sur le même mode que le re-
crutement des membres du Sénat aux États-Unis,
lesquels sont nommés à raison de deux par État.
De plus, aux États-Unis il existe une CourSuprême

— 520 —
établie par la Constitution, sorte de Tribunal de
Cassation des actes politiques de la Chambre et du
Sénat, chose que la Constitution de 1816 ne
consacrait pas en Haïti, elle qui y créait un Grand-
Juge.
Et quand même les Haïtiens auraient systéma-
tiquement emprunté toutes leurs institutions poli-
tiques à la France ou à l'Angleterre, où serait le
mal à cela? Ces pays européens sont de beaucoup
plus vieux que la République noire et les institu-
tions qu'ils ont jugées bonnes, nous serions insen-
sés de les rejeter sous le prétexte que de nous les
appliquer ce serait faire acte d'imitation.
Soyez sur, Monsieur Cochinat, que vous êtes
avant tout un animal imitatif et que vous ne sau-
riez rien faire sans imiter quelqu'un. Ainsi, quand
vous critiquez avec si peu de compétence les cou-
tumes et les mœurs des Haïtiens, vous le faites
après les Meignan, les Lasselve et autres de la
même farine et vous les copiez servilement quand
vous ne montrez pas plus d'ignorance qu'eux. Quand
vous éternuez, quand vous vous mouchez, quand
vous passez vos bottines, quand vous chiffonnez
votre nœud de cravate, vous prenez encore modèle
sur quelqu'un et si vous mangiez avec vos doigts
vous imiteriez encore un des ancêtres de l'huma-
nité, un de nos aïeux communs de la vieille terre
de Cham ou encore les anthropoïdes ou les troglo-
dytes dont nous descendons tous, noirs et blancs,

-
521 —
d'après la doctrine darwinienne ou bœckelienne.
M'est avis que quand vous étiez au berceau vous
ne saviez point encore vous moucher et que, plus
tard, on vous apprit à faire tout seul le nœud de
votre cravate !...
Par là-dessus tout, une poignée de perles ! —
Perles? — Oui : ce sont les tant jolis vers de
Musset, si alertes, si lestement troussés et si
véritable ment spirituels :
« J'aime surtout les vers, cette langue immortelle,
« C'est peut-être un blasphème, et je le dis tout bas;
« Mais je l'aime à la rage. Elle a cela pour elle
« Que les sots d'aucun temps n'en ont pu faire cas,
« Qu'elle nous vient de Dieu, — qu'elle est limpide et belle,
« Que le monde l'entend, et ne la parle pas. »
« Byron, me direz-vous, m'a servi de modèle.
« Vous ne savez donc pas qu'il imitait Pulci?...
« Lisez les Italiens, vous verrez s'il les vole.
« Rien n'appartient à rien, tout appartient à tous.
« Il faut être ignorant comme un maître d'école
« Pour se flatter de dire une seule parole
« Que quelqu'un ici-bas n'ait pu dire avant vous.
« C'est imiter quelqu'un que de planter les choux. »
« C'est imiter quelqu'un que de planter des
choux. » Rappelez-vous le, mon mignon.
« Mais il est extrêmement rare que Chambre ou Sénat ait
« empêché un président d'agir à sa guise, et lorsque, comme
« sous Geffrard, la Chambre des députés a des velléités d'op-
« position, on la dissout tout simplement. »

— 522 —
Le droit de dissolution appartenait alors au pré-
sident d'Haïti et cela en vertu de l'article 81 de la
Constitution du 14 Novembre 1846, article qui ne
fut pas modifié par les lois constitutionnelles de
1860.
En ce moment, le droit de dissol ution appartient
à presque tous les souverains d'Europe. Il appar-
tient au roi de la monarchie la plus libérale du
vieux Continent : au roi des Belges (Demombynes,
Constitutions européennes). Il appartient nomi-
nalement au Souverain en Angleterre, mais est
exercé en fait par le premier ministre (Batbie et
Laferrière). En France, le droit de dissolution peut
être exercé par le président de la République sur
avis conforme du Sénat, cela en vertu de la teneur
de l'article 5 de la loi constitutionnelle du 25 Fé-
vrier 1875. Voir au surplus les Annuaires publiés
par la Société de Législation comparée.
Le gouvernement du maréchal de Mac-Mahon
usa de ce droit le 25 Février 1877 et « les collèges
électoraux ne furent convoqués que pour le 14 Oc-
tobre 1877, par un décret en date du 21 Septem-
bre ». (Poudra et Pierre, Organisation des pou-
voirs publics en France.)
« A la rigueur, écrit l'ignorant politique martini-
« quais, on pourrait donc remplacer ce parlement dispen-
« dieux, inutile et reposant d'ailleurs sur une base électorale

— 523 —
« très étroite, par un simple conseil d'Etat, composé d'hom-
« mes éclairés ; mais outre que cela serait trop simple pour
« un pays d'emphase et de trompe-l'œil comme Haïti, on
« craindrait probablement en agissant ainsi de se mettre à
« dos, en les privant de leur industrie, un tas d'hommes qui,
« sous prétexte de faire « les affaires du peuple » ne bri-
« guent le mandat électoral que pour faire les leurs propres. »
Le Parlement haïtien repose sur une base élec-
torale très étroite ! Voilà qui est nouveau! C'est
charmant ! M. Cochinat ne sait pas même mentir
à demi. Le suffrage universel existe pleinement
dans notre pays et tout citoyen haïtien qui a atteint
l'âge de 21 ans est électeur de plein droit. Soyez-
en convaincu, lecteur, par les articles suivants de
la Constitution qui nous régit en ce moment : celle
du 18 Décembre 1879.
« Article 9. — Tout citoyen âgé de 21 ans ac-
complis exerce les droits politiques...
« Article 159. — Tout citoyen âgé de 21 ans accom-
plis a le droit de voter aux Assemblées primaires et
électorales, s'il jouit de ses droits civils et politiques.
« Article 160. — Les Assemblées primaires s'as-
semblent de plein droit dans chaque Commune, le
dix Janvier de chaque année, selon qu'il y a lieu et
selon le mode établi, par la loi.
« Article 161. —■ Elles ont pour objet d'élire, aux
époques fixées par la Constitution, les représentants
du peuple, les Conseillers communaux, et les mem-
bres des Assemblées électorales d'arrondissement. »
Base électorale TRÈS étroite ! Ma parole, il est
35

— 524 —
idiot ! Lorsqu'il élucubrait ses chroniques il se figu-
rait qu'il n'y aurait aucun Haïtien audacieux et
connaissant assez son pays et les autres pour lui
faire rentrer tous ses mensonges à la gorge.
La base électorale est bien plus large en Haïti
qu'en Belgique, où le cens existe pour les élections
sénatoriales et pour les élections à la Chambre
basse ; elle est plus large qu'en France, où le col-
lége sénatorialsecompose detrès peu d'électeurs ;
elle est plus large qu'en Italie, où l'électeur doit
payer un cens assez élevé (1) ; plus large qu'en
Angleterre, où foule de citoyens ne sont pas élec-
teurs ; plus large qu'en Espagne aussi.
Et si, en Haïti, trop d'électeurs négligent d'aller
déposer leur bulletin dans l'urne au jour du vote,
c'est que tous ne comprennent pas encore quelle
est la grandeur de cet acte et que tous ne savent
point encore que ce jour-là ils constituent réelle-
ment le Souverain dans l'exercice et dans la délé-
gation de ses fonctions. Il a fallu des dizaines
d'années et des élections répétées pour faire entrer
ces idées dans les neuf dixièmes des cerveaux de
ce côté-ci de l'océan Atlantique. A Paris même, la
ville qui vote avec le plus de ponctualité en France,
tel collège électoral qui compte vingt mille inscrits
(1) Le suffrage universel doit fonctionner en Italie cette année
même. Mais pour être électeur, un Italien devra faire preuve qu'il
sait lire et qu'il est âgé de vingt-cinq ans. La loi n'est pas assez
libérale.

— 525 —
sur ses registres n'a exprimé que sept à huit mille
votes au jour de l'élection de son député.
« Les chefs d'Etat vraiment solides en Haïti sont les pre-
« miers à savoir combien sont peu résistants ces faiseurs
« politiques, toujours en quête de faveurs présidentielles ou
« ministérielles, mais ils s'arrangent d'une telle représenta-
« tion, d'abord pour lui faire assumer sur sa tète la res-
« ponsabilité de certaines choses qu'on ne peut demander
« soi-même au peuple courbé sous la misère (1), ensuite,
« parce que ces mêmes chefs croient, avec ces Chambres,
« faire illusion à l'étranger. Et puis, de même que ni vous ni
« moi nous ne voudrions, pour tout au monde, sortir avec
« une redingote privée de ses deux boutons de derrière, tout
« inutiles que soient ces boutons, de même pas uu président
« d'Haïti qui se respecte ne voudrait marcher sans ses deux
« Chambres derrière son habit. »
La comparaison est d'un trivial achevé. De plus
(1) « D'après le Bulletin de la Société de statistique, il existe à
Paris 1,547,000 pauvres. — Un million cinq cent quarante-sept
mille!..
. Sur cent personnes qui meurent, il y a quatre-vingt-deux
pauvres. Enfin, dix-huit mille décès annuels, — soit, par jour, une
cinquantaine — sont imputables à la seule misère. (Intransigeant
du 2 Octobre 1882.)
Dieu merci! l'intronisation de sa gracieuse Majesté « LE
CAPITAL» n'a pas encore eu lieu en Haïti. Mais cela viendra. Et
alors, à côté des grandes richesses, on verra les vraies misères'; on
verra ce qui se voit actuellement en Europe : d'un côté l'armée des
prolétaires avec ses Karl Marx, ses Schœffle, ses Benoît Malon, ses
Jules Guesde, ses Louis Blanc et ses John Bright, de l'autre on
verra le bataillon des conservateurs avec ses Bastiat, ses Schultz-
Delitzch, et aussi ses Malthus. C'est une affaire de trois siècles.
Viendra alors la Bête qu'on nomme Industrie, une goule, une
mangeuse d'hommes, une buveuse de la sueur du pauvre, oh! alors
mes compatriotes, il y aura des pleurs et des grincements de dents
et il y aura de vrais misérables parmi vous.
D'ici là, vous pouvez vous considérez comme n'étant pas même
malheureux.

— 523 —
elle n'est pas juste. MODS Cochinat n’a certaine-
ment pas très saillante sur son chef branlant la
bosse de lacomparaison. Un Gall même l'y eût dif-
ficilement trouvée. Le bonhomme commence à di-
vaguer. D'ailleurs, ayant été trop ballotté sur les
flots de l'Océan parisien, il a vieilli vite, C'est un
très vieil en ant de cinquante ans. Il est déjà ar-
rivé à cet âge où les sauvages tuaient les vieillards
pour leur empêcher de dire des bêtises.
Voyez-vous cela?... Un président d'Haïti qui est
é,u par les deux Chambres réunies en Assemblée
nationale et qui se permettrait de les dissoudre
pour gouverner avec un Conseil d'Etat ! Le prési-
dent d'Haïti comprend aussi bien ses devoirs que
les présidents des républiques française, améri-
caine et suisse.
M. Cochinat était certainement né pour devenir
homme politique comme moi j'étais né pour deve-
nir fakir. Il a l'air de ne pas se douter même qu'il
est de l'essence d'une république démocratique
d'être largement un état à gouvernement repré-
sentatif. « L'impôt ne peut être perçu que s'il a été
voté », telle est la maxime posée par la Constituante
de 1789 et qui a été reprise et développée par
Royer-Collard. Pour qu'il soit voté en toute con-
naissance de cause, il doit être discuté de la façon
la plus complète possible par le représentant de la
plus infime bourgade d'un pays libre.

— 527 —
Rhétorique haïtienne. — Sous ce titre imprimé
en gros caractère dans la Petite Presse du 24 Dé-
cembre, on peut lire ceci :
« Trop fréquemment, hélas ! tes discussions de ce Parlement
« (Parlement haïtien) laissent à désirer sous le rapport
« de la logique et surtout de la clarté. Cela vient de ce que
« tous les membres, sans exception, s'obstinent à s'exprimer
« dans un français que ne comprend pas toujours le petit
« nombre de ceux de leurs collègues qui sont en complète
« possession de cette langue; mais alors pourquoi les hono-
« rabies sénateurs ou députés qui manquent de syntaxe —
« — cela n'est pas un crime en Haïti — ne se servent-ils pas
« de la langue créole si usitée dans le pays et parfois si pit-
« toresque. Car ainsi ils seraient à l'aise pour traduire leur
« pensée, et l'on ne serait pas si souvent privé des bonnes
« choses qu'ils gardent pour eux.
» Soyez plutôt maçon si c'est votre métier. »
« Parlez plutôt créole, si vous ne pouvez pas faire autre-
« ment, on vous écoutera avec plus de plaisir, car l'on vous
« comprendra au moins. »
Le chroniqueur de la Petite Presse nous mande
que les membres du Parlement haïtien prononcen t
trop souvent des discours qui manquent de logi-
que. Et, pour nous donner une preuve de sa puis-
sante logique à lui, il écrit dans le même alinéa
ces lignesqui hurlent de se voir accouplées :
« Tous les députés haïtiens sans exception » s'obs-
tinent à s'exprimer dans un français que ne com-
prend pas toujours « Le petit nombre de leurs collè-
gues qui sont en possession complète de cette langue ».
Quel puissant logicien que ce Cochinat !...

— 528 —
Comme il le dit, en effet, ce n'est pas un bien
grand crime pour le plus grand nombre des dépu-
tés haïtiens de ne pas posseder à fond la langue
française et de la pouvoir parler correctement à la
tribu ne si l'on considère que la plupart des députés
français font des discours qui ne sont pas absolu-
ment irréprochables au point de vue de la clarté
et de la langue, et qui pour cela sont critiques tous
les jours par les journaux parisiens. On cite les
parlementaires français qui parlent d'une façon
irréprochable et avec finesse : les Jules Simon, les
Clémenceau, les Gambetta, les Louis Blanc, les
Buffet, les Broglie, les Léon Renault, les Ribot, les
Lockroy, les Camille Pelletan, etc .
Dans aucun parlement tous les membres ne sont
des orateurs ni même des hommes d'Etat vérita-
bles. C'est justement à la minorité intelligente,
savante, de conduire la majorité ignorante. A la
Chambre des Communes, en Angleterre, les deux
leaders et leurs principaux lieutenants sont tout,
le reste de la Chambre ne faitque voter docilement
aux commandements de ceux qu'ils ont reconnus
pour leurs chefs parlementaires. — Je sais bien
qu'un parti politique nouveau-né à la vie parle-
mentaire ne peut être facilement conduit, mais il
faut établir la maxime suivante : Un homme
d'Etat si éloquent et si instruit soit-il, qui, dans
une Chambre, ne peut grouper des amis politiques
à sa suite, n'est pas un homme de gouvernement.

— 529 —
Ceci dit, je reviens au cœur du sujet pour répé-
ter à M. Cochinat qu'il n'est pas un écrivain de
parfaite correction de style et que si, depuis trente
ans, il ne parlait et n'écrivait que la langue créole
de la Martinique, il est certain qu'il ferait à chaque
ligne bien plus de fautes d'orthographe et d'or-
thologie françaises qu'il n'en fait actuellement.
Ce n'est pas chose facile, ô Cochinat, que d'im-
proviser à la tribune, même quand, depuis l'ado-
lescence, on s'est exercé à discuter en public et sur
toutes sortes de questions.
Pour que tous les députés haïtiens en viennent
à pouvoir prononcer de magnifiques discours en
belle langue française, le meilleur moyen qui se-
rait pour leur être conseillé ce n'est pas celui que
vous proposez malicieusement quand vous les in-
vitez à se servir du créole haïtien — qui n'est pas
une langue — comme langue officielle; ce serait,
au contraire, de placer une tribune à la Chambre et
une au Sénat, comme le demandaient déjà Hérard
Dumesle et David Saint-Peux, de façon que ceux
qui voudraient en gravir les marches fussent obli-
gés de préparer leurs discours.
Ce n'est qu'à force de forger que l'on devient
forgeron. Ni Cicéron, ni Démosthène chez les an-
ciens, ni Mirabeau, ni Jules Favre chez les moder-
nes n'étaient nés orateurs. Ils sont pourtant deve-
nus des princes de la parole.
Qui veut acquérir une riche mémoire doit culti-

— 530 —
ver celle qu'il a reçu de ses parents, étudier l'his-
toire ec les sciences, apprendre beaucoup de vers
et les réciter souvent en manière d'exercice mental,
d'exercice labial et d'exercice pulmonaire. Qui
veut avoir de beaux muscles doit aller régulière-
ment au gymnase et à la douche. Qui veut qu'on
vante sa voix sonore et mâle doit chanter, discuter,
déclamer, cultiver sa voix en un mot. Quand un
animal vit dans l'obscurité il perd la faculté de
pouvoir regarder la lumière; quand un o seau,
comme l'aigle, plane haut dans l'éther il peut fixer
le soleil. En un mot, quand un être se sert d'un de
ses membres, d'un de ses sens, d'une de ses facul-
tés, ce membre devient plus vigoureux, ce sens et
cette faculté augmentent et s'affinent, deviennent
plus delicats, plus exquis et les autres membres,
sens ou facultés qui ne font aucun acte de la vie
végétative ou organique s'atrophient. Le résultat
de ce travail intellectuel ou physique, de cette
transformation organique, s'appelle la « sélection
naturelle », surtout quand elle est continue dans
toute une nation, dans toute une race d'hom-
mes, et si l'on a soin de faire en sorte que les
plus beaux produits de cette transformation in-
dividuelle ou sociale s'unissent entre eux pour
perpétuer l'espèce sociale à laquelle ils appar-
tiennent.
Tenez ceci pour une petite leçon de morale evo-
iutionniste. Et si vous ne me voulez pas accepter

— 531 —
pour maître, lisez Darwin, et Herbert Spencer, et
Jacoby, et Ribot, et Auguste Comte, et Pierre
Lafitte.
Puis, comme mot de la fin, voici du Leroy-
Beaulieu : « Il n'y a aucune loi constitutionnelle
« qui puisse dispenser les citoyens d'un grand
« pays de l'esprit de patience, de modération, de
« conciliation et de temporisation, et l'on ne peut
« supprimer les institutions libérales parce qu'il
« y a des chances qu'on en abuse. Ce serait sub-
« stituer un mal chronique et intense à des dan-
« gers eventuels. » (Science des finances, tome II,
page 11.)
Attrape !...
Je relève encore ceci :
« Non seulement comme discussion, niais comme tenue,
cette Chambre a été étonnante. A sa dernière séance, qui eut
lieu la nuit, presque chacun de ses membres avait devant lui
un bock écumant, et elle s'est séparée en se dandinant au
bruit de la musique de M. Occide Jentv, chef d'orchestre à
Port-au-Prince. »
Ceci est une imposture !
Précédemment, M. Cochinat avait dit :
« Parfois, dans la Chambre des communes — rien de l'An-
gleterre, — s'élève une voix d'opposition qui rompt le con-
cert optimiste si cher aux oreilles des hommes du pouvoir,

— 532 —
mais il n'y a là rien à craindre pour ceux-ci. M. Septimus
Rameau, le neveu et le minisire des finances du président
Domingue, confiait un jour à un de mes amis que c'était lui
qui entretenait parfois sur les fonds secrets de l'Etat, ces
voix fallacieusement indépendantes, afin que le ministère
eût l'air de rencontrer parfois quelque résistance à la Cham-
bre, et que la nation ne trouvât pas que les affaires du gou-
vernement « allaient trop comme sur des roulettes ».
« Que dites-vous de cette petite comédie parlementaire?
Ce n'est vraiment pas trop mal pour Haïti. »
L'histoire n'est pas trop mal inventée ni trop
mal racontée... pour un Jocrisse comme vous, my
sweet heart...
« Du reste, ce Sénat complaisant et cette Chambre bonne
enfant ont été appréciés à leur juste valeur par l'opinion
publique et la presse officieuse elle-même, toujours si res-
pectueuse ici envers les vivants, mais toujours si empressée,
en revanche, à dire rudement la vérité aux morts, ne ménage
pas les termes pour qualifier cette assemblée dont les mem-
bres, à l'exception de quatre sénateurs, auraient mérité cha-
cun d'avoir un conseil judiciaire. »
En tout pays, la presse officieuse attaque ceux
qui déplaisent au pouvoir et défend les amis de
celui-ci ; partout, les morts et ceux qui sont censés
ne pas pouvoir répondre sont les plus malmenés
par elle.
M. Cochinat imitait la presse officieuse quand,
après la mort de Napoléon III, il attaquait la mé-
moire de l'empereur mort dans cet article, fait après
cent autres, où il établissait le bilan des guerres
du second Empire. Il employait encore un des

— 533 —
moyens chers à la presse officieuse lorsqu'il élucu-
brait ses premières impertinences contre les Haï-
tiens. Il croyait que nous ne répondrions point.
Quant à ce qu'il ose prétendre des membres du
Parlement haïtien dont quatre seulement pour-
raient ne point être pourvus chacun d'un conseil
judiciaire, je lui renvoie la balle et lui dis que,
mieux quepersonne, lui, Cochinat, aurait besoin
d'être pourvu d'un conseil judiciaire. Il a cin-
quante ans passés. Je le vois célibataire, errant
par le monde comme un troubadour du Moyen-Age
et gueusant chaque jour sa pitance de porte en
porte, allant jusqu'en Haïti mendier la correspon-
dance du Moniteur Haïtien. Je le vois vivant aux
crochets de ses amis na ïtiens et obligé de trahir
l'hospitalité qu'on lui donne pour gagner quelques
misérables sous dans un microscopique journal de
Paris. Il est venu jusqu'à moi le bruit que ce con-
dottière d'un nouveau genre n'était qu'un de ces
débris vivants de l'océan parisien qui quittent la
nouvelle Ville Eternelle lorsque des créanciers
impatients les harcèlent de demandes d'argent.
Je me suis laissé dire que la goutte n'était pour
rien dans sa fugue en Amérique et qu'en y allant
le Conquistador de la Petite Presse jouait sa der-
nière carte.
C'est à lui qu'il faut un conseil judiciaire. Dieu
merci, tous les membres du Parlement haïtien
sont des hommes éminemment respectables et

— 534 —
honorables et qui n'auraient point désir de toucher
la main à un rufien des lettres de l'espèce de leur
détracteur (1).
(1) Je m'explique. M. Cochinat (Jean-Baptiste-Thomas, dit
Victor) fit faillite le 14 Février 1860. Sa faillite est inscrite au
greffe du tribunal de commerce de Paris au numéro 16,843.
Chacun peut s'en assurer par ses propres yeux, non seulement en
lisant les numéros 17,710, 17,752 et 17.708 du Journal général d Af-
fiches, le numéro du 16 Février I860 de la Gazette des Tribunaux et
les numéros du Droit des 06 et 22 Février 18ti0, mais encore en f uil-
letant ie dossier des pièces originales et manuscrites de la faillite.
Je suis d'un tempérament tellement nerveux et sanguin a la fois
qu'à l'audition de la moindre al usion injurieuse à l'adresse de mon
pays ou de ma race tout mon être vibre de colère. Ce que j'ai souf-
fert à la lecture des livres de MM. Gustave d'Alaux, Meignan, de
Feissal. etc.. etc., je ne pourrais jamais trouver de mots pour le
raconter; telle des chroniques de M. Cochinat m'a ôté le sommeil
pendant plus de huit nuits entières et consécutives; depuis treize
mois, chaque fois que je pense à ce dernier qui est mon congénère,
la fièvre vient me brûler le sang et plusieurs fois j'ai vérifié que
mon p uls redevenait puéril et donnait jusqu'à 120 pulsations a là
minute.
Je motive les raisons de mes actes voulant qu'on sache que j'agis
de propos délibéré: que je n'ai peur de rien et de personne ; que
j'entends que ma patrie et mes compatriotes, gouvernement et par-
ticuliers, soient respectés même par messieurs les anciens faillis et
autres individus qui oublient de payer leurs dettes en Europe et qui
cependant poussent l'impertinence jusqu'à venir en Haïti nous la
faire à la Caton aussi b:en que par ceux que nous avons accueillis
et traités comme des frères et qui pourtant, à leur retour en Eu-
rope, s'amusent à publier des opuscules venimeux ou des livres hâ-
tivement composés tout le long desquels on voit qu'ils suent, et pei-
nent, et gei - nent pour essayer de couvrir ma patrie de ridicule et
pour calomnier ma race.
I..-J. J.

CHAPITRE V
PORTRAITS DE MINISTRES
SOMMAIRE. La marine haïtienne est devenue cotière. — De Pé-
tion à nos jours. — Le cabinet précédent : MM. Laforesterie,
Brutus Saint-Victor, Henri Piquant, E. Laroche, D. Légitime,
Charles Arafat!». — Le cabinet du 1er Janvier: MM. J.-B. Damier,
Innocent Michel-Pierre. — Edouard Pinckombe, Ovide Cameau,
François Manigat, Thomas Madiou. — Etre quelqu'un, pouvoir
faire quelque chose. — Une pensée de Schopenhauer. — Tous-
saint-Louverture, Maitland, Hedouville, Rigaud, — Ardouin,
Saint-Remy, Madiou. — C'est inconvenant, malséant. — Dissi-
pons les malentendus et les erreurs. — Rigaud et Pétion. — La
belle avance ! — Un mot de Lefèbvre. — Chamillard, Mortier,
Maison. — Jugement de Louis Blanc. — Soult, Guizot, Elias
Regnault. — Erreur des gens du monde. — Fourtoul. —
MM. Devès, Tirard, Labuze, de Mahy. — Le ministre, dans un
pays parlementaire. —Des idées, des plans, une âme.
Quintilien dit quelque part de Clitarque — un
des historiens d'Alexandre le Grand — : « On est
tenté de louer l'esprit de Clitarque, on éprouve le
besoin de flétrir sa mauvaise foi. »
On pourrait porter le même jugement sur le dé-
tracteur des Haïtiens, si l'on pouvait louer l'esprit
que M. Cochinat n'a point.

— 536 —
Les passages que je vais transcrire et réfuter
tout à l'heure prouveront en exemples ce que j'a-
vance ici.
Selon lui :
« Haïti est, de tous les pays du monde, celui qui met le plus
en pratique la fameuse formule de Figaro : « Il fallait un cal-
culateur, on choisit un danseur. »
« Pour aucun poste de la République on ne prend un
homme spécial, pas même un homme que ses aptitudes, ses
capacités et la professsion qu'il exerce pourraient rendre pos-
sible dans les fonctions qu'on lui destine. Ainsi, a-t-on be-
soin d'un ministre de la guerre, on prend un maître d'école;
faut-il un ministre de la justice, on appelle un général; pour
administrer les finances et conduire les affaires étrangères,
on a recours à un huissier, et pour faire prospérer l'instruc-
tion publique ou encourager l'agriculture, on placera à la tète
de ces deux départements un maître maçon ou un capitaine
au long cours.
« Aucun de ces « personnages » ne se sentant à son aise
dans de pareils emplois, ils hésitent, chancellent, font des
écoles et se dégoûtent d'un travail qui ne leur attire que cri-
tique et ironie. Alors, au lieu de souffrir en voyant leur
temps dévoré dans des détails fastidieux, ils se résignent à
ne point rendre service à la patrie et se consolent à la fin de
chaque mois en touchant leurs appointements. » (Petite
Presse du 29 Décembre.)
Il m'est excessivement facile de réfuter les er-
reurs qui sont accumulées comme à plaisir dans
ces trois alinéas.
Encore que sous Christophe, sous Pétion et sous
Boyer le pavillon haïtien ait été visiter le conti-
nent américain et le vieux continent, nous n'avons

— 537 —
plus eu depuis lors beaucoup de capitaines au
long cours. Cela pour une raison excellente : c'est
que, depuis Boyer, la marine haïtienne est devenue
toute côtière. La loi n'autorise pas le cabotage par
navires étrangers, mais les navires étrangers de
fort tonnage, vapeurs et voiliers, américains, fran-
çais, anglais, allemands, se chargent detransporter
les marchandises haïtiennes au dehors et d'intro-
duire en Haïti les marchandises exotiques.
Ceux qui savent que pour épargner les insultes
à notre jeune pavillon le président Boyer lui dé-
fendit de quitter les eaux haïtiennes; ceux qui sa-
vent que la mer des Antilles était écumée par les
pirates il n'y a pas très longtemps encore; ceux
qui savent que dans toutes les petites ou grandes
Antilles, où l'esclavage subsistait ou subsiste en-
core, il était et il est défendu aux navires haïtiens
d'aborder, comprendront que jusqu'à présent il
en soit ainsi.
J'ai là sur ma table de travail la liste des noms
de tous les citoyens de la République haïtienne
qui ont été chargés de fonctions ministérielles de-
puis la présidence de Pétion jusques à nos jours :
je viens de la relire et n'ai pas rencontré le nom
d'un seul capitaine au long cours (?) parmi ceux
des secrétaires d'Etat aux départements mi-
nistériels de l'Instruct ion publique et de 1 Agri-
culture.
Pour mieux démontrer la crédulité ou la dupli-

— 538 —
cité de M. Cochinat, je prends la liste des noms
des hommes d'Etat qui composaient le cabinet
lorsque le chroniqueur noir arriva en Haïti, puis
je prendrai la liste des noms des membres du mi-
nistère actuel et ferai voir, par ainsi, avec quel
sans-façon le critique évaltonné se moque de son
lecteur.
Lorsque le chroniqueur de la Petite Presse dé-
barqua à Port-au-Prince, le cabinet en charge
était formé comme suit :
Finances et Relations Extérieures : M. Charles
Laforesterie.
Guerre et Marine : M. le général Henri Piquant.
Intérieur et Agriculture : M. le général D. Lé-
gitime.
Instruction publique, Justice et Cultes.:M. Charles
Archin.
J'ai déjà esquissé le portrait politique de M. Ch.
Laforesterie. Je rappelle qu'il a successivement
occupé les emplois de secrétaire de la Légation
d'Haïti à Paris et de Ministre-Résident d'Haïti à
Paris. Homme spécial, attendu que ses connais-
sances financières ne le cèdent en rien à celles di-
plomatiques qu'il a acquises pendant un séjour de
plus de quarante années en France.
Quand M. Laforesterie quitta le ministère, il y
fut remplacé provisoirement par son bras droit,
le chef de division Brutus Saint-Victor, un de ces
travailleurs dont l'espèce est rare partout, homme

— 539 —
probe, intègre et possédant à fond toutes les affaires
du ministère des finances.
Le général Henri Piquant, ancien député du
peuple, a de brillants états de service. Secrétaire
et aide-de-camp de son père, un ancien comman-
dant d'arrondissement et un des vétérans de nos
guerres, il a eu lui-même à son actif toute la cam-
pagne du Sud, faite de 1868 à 1870. Les aptitudes
spéciales qu'il avait montrées en sa qualité de
membre du Comité de la Guerre à la Chambre le
désignaient au choix du président pour être placé
à la tête des départements de la Guerre et de la
Marine.
M. D. Légitime, ancien aide-de-camp du prési-
dent Salnave, est un de ces Haïtiens laborieux au-
tant que patriotes et dont on est forcé de recon-
naître les talents et les capacités. Il est l'auteur
d'un projet très estimé de Réorganisation de l'ar-
mée haïtienne. De plus, son Plan d'organisation
et d’ administration de l'agriculture haïtienne est
d'un penseur et d'un véritable agronome (1).
(1) Le prédécesseur de M. Légitime au ministère de l'Intérieur fut
le général Evariste Laroche, dont voici en quelques mots la biogra-
phie politique: Officier attaché à la personne du président Pierrot,
contrôleur à la douane du Cap, puis magistrat communal de la
même ville, sous Geffrard; sous Salnave, après avoir rempli plu-
sieurs missions de confiance à l'étranger, le président Salnave, dont
il était l'ami d'enfance, le nomma ministre plénipotentiaire d'Haïti ti
à Washington.
Elu sénateur eu 1878, il occupait son poste avec grand honneur,
quand son ami politique le général Salomon, à l'élection duquel il
3G

— 540 —
M. Ch. Archin est une des lumières du barreau
de Port-au-Prince où il a débuté et où il est par-
venu au bâtonnat, ce maréchalat de la noble pro-
fession de défenseur public. M. Archin a été plu-
sieurs fois chargé de la rédaction ou de la revision
de nos Constitutions. C'est un jurisconsulte et un
parlementaire. Ancien professeur, parent d'un
directeur de l'enseignement public à Port-au-
Prince, l'accueillant et savant Fénelon Duplessis,
M. Charles Archin, plusieurs fois ministre de
l'Instruction publique et de la Justice, était encore
désigné au choix du chef dont il avait soutenu et
défendu la politique.
Voici maintenant pour le cabinet qui est aux
affaires en ce moment, celui qui a été constitué le
1er Janvier de cette année :
Commerce, Finances et Relations Extérieures :
J.-B. Damier.
Guerre et Marine : Innocent-Michel Pierre.
Intérieur et Travaux publics : Edouard Pinc-
kombe.
avait beaucoup contribué, le choisit comme ministre de l'Inté-
rieur.
M. Laroche a rendu d'éminents services à son pays tant comme
titulaire du ministère de l'Intérieur que comme intérimaire chargé
de tous les autres por tefeui.les.
M. E. Laroche jouit d'une grande popularité dans le Nord; c'est
un homme d'une très haute compétence politique, en même temps
qu'un esprit très ferme et très délié.

— 541 —
Instruction publique et Agriculture : François
Manigat.
Justice et Cultes : Thomas Madiou.
M. J.-B. Damier, ancien ambassadeur d'Haïti
à Londres, fut membre du cabinet formé par le
président Geffrard, le 9 Juillet 1862, puis membre
du ministère constitué le 2 Janvier 1872 par le
président Nissage Saget. Il était administrateur
des Finances aux Gonaïves, quand le Président
d'Haïti l'a appelé au Conseil. M. Damier est cer-
tainement un des hommes d'Etat haïtiens qui con-
naissent le mieux toutes les affaires diplomatiques
dans lesquelles Haïti a été engagée depuis notre
indépendance jusqu'à nos jours. C'est un homme
d'une très haute culture intellectuelle et un po-
liticien de grande valeur.
Le général Innocent-Michel Pierre a quitté le
Sénat pour entrer au Conseil Il fut ministre, con-
seiller d'Etat sous Salnave, député du peuple sous
Domingue. M. Michel Pierre a été tour à tour pre-
sident de la Chambre et président du Sénat. Quand
un homme a été appelé parle vœu unanime de ses
collègues à occuper de si hautes fonctions, il est
fastidieux de faire son éloge.
Edouard Pinckombe, titulaire du portefeuille
de l'Intérieur, dans la combinaison ministérielle
du 1er Janvier, est mort depuis. Il avait été direc-
teur de la Douane de Port-au-Prince sous Sal-

— 542 —
nave. Député de la commune de Saint-Marc à !a
Chambre des Communes, il la quitta pour aller
occuper un siège au Sénat. Doué d'une grande
activité, d'un talent d'assimilation des plus remar-
quables, Pinckombe fut un orateur de talent, un
polémiste plein de fougue et de verve, un journa-
liste puissant par sa dialectique. Il avait été plu-
sieurs fois membre des Comités de l'Intérieur à la
Chambre et au Sénat. C'était un politique.
Aujourd'hui le portefeuille de l'Intérieur est
confié à M. Ovide Cameau. M. Cameau a été ad-
ministrateur des finances, ministre, député au
Corps législatif. Il a rempli des missions diploma-
tiques fort délicates.
M. François Manigat est un ancien professeur
de belles-lettres et de philosophie qui a fait toutes
ses études en France. Successivement membre de
Conseil d'arrondissement, membre du Conseil su-
périeur de l'Instruction publique, député du
peuple, président du Comité de l'Instruction pu-
blique à la Chambre, puis président de la Chambre
des députés, M. Manigat est un debater de pre-
mière force et un orateur aussi persuasif qu'en-
traînant. C'est un patriote très instruit et très
compétent et qui a étudié les divers systèmes d'en-
seignement qui sont mis en usage en France, en
Angleterre et aux Etats-Unis. Il a déjà réalisé de
sérieuses réformes depuis son arrivée au pouvoir.
Il sait vouloir. Il sait agir.

— 543 —
M. Madiou est l'aménité et la finesse mêmes.
C'estun jurisconsulte. Il est l'auteur d'une Histoire
d'Haïti publiée à une époque où les archives des
ministères n'étaient pas encore ouvertes en Haïti
aux recherches des historiens consciencieux. Quoi
qu'il en soit, cet ouvrage, qui se compose de trois
volumes, est écrit en une langue chaude, puis-
sante, colorée, quelquefois incorrecte, —-c'est une
œuvre de jeunesse.-Il est palpitant, vibrant,
entraînant; il trouble et passionne. Il est moins
partial que le livre de Saint-Remy et que celui
d'Ardouin; moins complet que ce dernier, moins
précis que le premier, il est plus qu'eux dans la
tradition nationale et abondant en aperçus lumi-
neux. M. Madiou est un penseur. Il s'est acquitté
de sérieuses missions à l'étranger. Ministre resi-
dent d'Haïti à Madrid, il a rendu là à son pays
l'éminent service de pousser l'Espagne à évacuer
la partie orientale de Quisqueya. Le 2 Avril 1866,
il faisait partie d'une combinaison ministérielle
en qualité de titulaire des départements de la Jus-
tice, de l'Instruction publique et des Cultes. Le
15 Juin 1874, le général Domingue l'appelait à la
gestion de ces trois portefeuilles ministériels dont
on vient de lui confier, pour la troisième fois, la
direction de deux d'entre eux. En dernier lieu,
M. Madiou était président du Conseil supérieur de
l’I struction publique.
Je ne me suis donné la peine de reconstituer

— 544 —
toutes ces biographies que pour percer à jour la
duplicité ou l'impudence du dénigreur des Haï-
tiens. Presque toutes ses assertions sont aussi in-
consistantes que celies dont on vient de voir le non-
fondé.
Pour faire partie d'un cabinet ministériel en
Haïti, il faut être quelqu'un et pouvoir faire quel-
que chose.
Schopenhauer, l'illustre philosophe allemand,
a écrit ceci : « De même qu'une mise abandonnée
trahit le peu d'estime que l'on tait de la société où
l'on se montre, ainsi un mauvais style, négligé,
lâché, témoigne un mépris offensant pour le lec-
teur, qui se venge à bon droit en ne vous lisant
pas. »
A plus forte raison doit-il en être ainsi quand il
s'agit d'un auteur qui, parce qu'il décrit un pays
mal connu, se fait un jeu de travestir la vérité et
d'accumuler bourdes sur nigauderies, inepties sur
niaiseries.
« Bienheureux, continuait le commis-voyageur de
la Petite Presse, bienheureux lorsque tous les ministres
savent lire et écrire! Et si l'on croit que j'exagère en parlant
ainsi, je raconterai l'histoire du vieux et bon et brave général
Lazare, qui avait vaillamment combattu les Anglais dans le
Sudde Saint-Domingue, sous les ordres de Rigaud (« Rigaud,
général français, mulâtre », a mis en note au bas
de la page M. Cochinat) et avait aidé celui-ci à les
chasser de l'île. »


— 545 —
N'en déplaise à l'historien improvisé, je lui
apprendrai que les Anglais ne furent nullement
chassés du sud de l'île par Rigaud. Rigaud con-
quit sur eux les places de Léogane, de Tiburon et
des Trois, mais les Anglais gardèrent Jérémie et
Corail. Ce fut après que Maitland, le général an-
glais Maitland, eut conclu avec le général en chef
Toussaint-Louverture la convention d'évacuation
des villes du littoral qui étaient au pouvoir des
Anglais, ce fut alors que ceux-ci abandonnèrent le
Sud d'Haïti.
Tenez , Monsieur le marchand de chroniques
fallacieuses, consultez les historiens haïtiens Ma-
diou, Saint-Remy, Ardouin ; vous verrez que
Toussaint-Louverture entra à Saint-Marc le 8 Mai
1798, à l'Arcahaie le 12 Mai. à la Croix des-Bou-
quets le 14 Mai et le même jour, dans l'après- midi,
à Port-au-Prince (Saint-Remy). Le 30 Juillet 1798,
Toussaint-Louverture reçut une lettre de Mait-
land par laquelle celui-ci offrait d'évacuer le Môle-
Saint-Nicolas et Jérémie. Le 13 Août, convention
est signée pour l'évacuation de Jérémie. Le 18 Août
(Ardouin. Saint-Remy), convention fut passée
pour la reddition du Môle-Saint-Nicolas. « Les
Anglais évacuèrent Jérémie le 20 Août, le Corail le
22» (Ardouin). Alors les troupes noires prirent
possession de ces places. Toutes les conventions
traitant de l'abandon de ces villes sont signées du
nom du général en chef Toussaint-Louverture. Les

— 546—
Anglais n'avaient voulu traiter ni avec Rigaud ni
avec l'agent du Directoire, le général Hédouville.
Vous voyez donc, bon Cochinat, que vous avez
fait erreur, et qu il est malséant de raconter l'his-
toire d'un pays d'après des légendes. Il faut étu-
dier à fond l'histoire d'Haïti, et dans beaucoup
d'auteurs, si l'on veut avoir seulement une idée
nette de la formation du peuple haïtien. Il est
pour qu on fasse la lumière sur cette histoire pour
qu'elle ne soit plus partiellement, conventionnel-
lement ou partialement racontée. Dissipons les
malentendus et les erreurs.
Ainsi, encore que Rigaud eût opéré dans le Sud
en qualité de général, et dans une colonie appar-
tenant à la France, il est bon de faire observer
qu'il est mort général haïtien. De même que l'on
ne peut pas dire que Washington est un général
anglais, de même on ne peut pas soutenir que Ri-
gaud est un général français. Rigaud, âme politi-
que moyenne, et qui ne sut ni jouer les grands rô-
les, ni s'effacer à temps, est pourtant une gloire
militaire que je revendique pour Haïti. Le 18 Sep-
tembre 1811, étant chef du gouvernement dépar-
temental du sud d'Haïti , il se laissa mourir de
faim et de douleur, en voyant que la scission du
Sud, qu il avait provoquée peu de temps aupara-
vant, était une œuvre de petite conception politi-
que, et qu'elle n'était pas née viable. Sa mort
amena la fin de cette scission et le retour du Long

—547 —
département au giron de la République de l'Ouest
dont Alexandre Pétion était le dictateur.
*
En effet, le général Lazare ne savait pas lire. La
belle avance! Peu de gens en Haïti avaient reçu
une certaine éducation avant 1789.
Presque tous nos généraux de l'indépendance
n'avaient point passé par aucune école, pas même
par l'école primaire. Cela leur avait été défendu
alors qu'ils étaient enfants. Au point de vue de la
culture intellectuelle, ils ressemblaient à beaucoup
d'officiers des armées de la Révolution française.
Lefèbvre ne savait que signer son nom, cela ne l'a
pas empêché de devenir duc de Dantzig et maré-
chal de France. C'était le même Lefèbvre qui pro-
fessait un si beau mépris pour les membres du Di-
rectoire, du Conseil des Anciens et du Conseil des
Cinq-Cents, et qui, dédaigneusement, parlait d'eux
en ces termes à la veille du 18Brumaire : « Il faut
jeter ces avocats à la rivière. » (Thiers. Consulat
et Empire. )
Le général Lazare fut ministre, parce qu'on
avait besoin de son nom au ministère. Il fut chargé
d'un portefeuille à peu près comme Lefèbvre fut
chargé du siège de Dantzig, et crut être le vérita-
ble conquérant de cette place encore que ce fût bien
le général de génie Chasseloup - Laubat qui en
avait fait taire les fortifications et pratiqué la brè-

— 548 —
che. On appela Lazare au Conseil pour honorer
ses services, et de la même manière que les Grecs
firent de Canaris, qui ne savait pas lire non plus,
un grand amiral de la Grèce, un sénateur et un
ministre de la marine. (Maxime du Camp. Revue
des Deux Mondes, 1881.)
Ces vieux guerriers, artisans de l'indépendance
de leurs pays, furent, encore qu'illettrés, plus lé-
gitimement ministres que ne le fut Chamillard, par
exemple, Chamillard, le ministre des finances et
de la guerre sous Louis XIV, et qui mérita l'épi—
taphe suivante :
« Ci-git le fameux Chamillard
« De son roi le protonotaire;
« Ce fut un héros au billard,
« Un zéro dans le ministère. »
On mit Lazare aux affaires, de même que sous
Louis-Philippe on a vu placer à la présidence du
Conseil le général Mortier, et plus tard au minis-
tère de la guerre le maréchal Maison. On avait
voulu s'entourer du lustre qu'ils avaient acquis
sous le premier Empire, pour bien faire voir de
l'armée et des bonapartistes le gouvernement de
Louis-Philippe. Voici le jugement porté sur le gé-
néral Mortier : « La rentrée du duc de Broglie aux
affaires était, du reste, favorisée par la complète
nullité du général Mortier, qui n'était guère autre
chose qu'un mannequin respecté. L'interpellait-on
à la Chambre ? Il se dressait de toute la hauteur

— 549 —
de sa taille gigantesque, promenait sur l'Assem-
blée des regards pleins d'une anxiété douloureuse,
ouvrait la bouche et ne pouvait que balbutier. Il
y avait là, pour le cabinet, une cause de défaveur
et presque de ridicule. Le général Mortier le sen-
tait lui-même. » (Louis Blanc. Histoire de Dix Ans,
tome IV, chapitre IX.)
On peut dire ici que le généra! Lazare ne fut pen-
dant son court ministère qu'un mannequin res-
pecté. Que ne se colère point l'ombre du guerrier
noir ! que ne se courrouce pas celle de l'héroïque
vainqueur de Dirnstein ! que me pardonnent enfin
et Lazare qui fut fait prince par Faustin Ier, et
Mortier qui fut créé duc de Trévise par Napo-
léon Ier.
Lorsque le duc de Broglie quitta le ministère
des Affaires Étrangères, en 1833, il y fut remplacé
par de Rigny, qui était un marin, et s'entendait
peu aux finesses de la diplomatie. Le maréchal
Soult resta président du Conseil, et son nom seul
y servait à quelque chose, car à la table du Conseil
siégeaient en même temps que lui Thiers, Guizot,
d'Agout, Barthe. Le roi Louis-Philippe prenait
part aussi à toutes les délibérations. Plus tard,
quand d'Agout et Barthe quittèrent le ministère,
ils furent remplacés par Persil et Duchatel.
Soult fut encore président du Conseil de 1840 à
1847. Guizot était aux Affaires Etrangères, et était
l'âme du ministère. Le maréchal duc de Dalma-

— 550 —
tie donna sa démission en 1847, après avoir signé
le décret de nomination du duc d'Aumale au gou-
vernement général de l'Algérie. Ce fut alors que
Guizot devint titulaire de la présidence du Conseil.
(Elias Regnault. Histoire de Huit Ans.)
Une des grandes erreurs des gens du monde,
j'entends parler de ceux qui n'ont jamais fait d'é-
tudes politiques sérieuses, c'est de croire naïve-
ment que tout ministre doit être un homme spécial
à la tête de la branche d'administration qu'on lui
confie.
En France, où, Dieu merci ! il ne manque point
d'hommes spéciaux, on ne pense nullement ainsi.
Fourtoul fut mis par Napoléon III à la tête de ces
deux départements : Instruction publique et Ma-
rine. Or, Fourtoul était un ancien professeur. Dans
le cabinet qui est actuellement aux affaires, cabi-
net Duclerc, siège M. Devès, qui, avant que de
devenir titulaire du portefeuille de la Justice ,
avait été ministre de l'Agriculture. M. Devès est
avocat. M. Tirard, qui tient le portefeuille des
finances, avait été autrefois ministre de l'Agricul-
ture. Durant son passage à ce ministère, il encou-
rut les critiques du journal le Pays qui lui fai-
sait le reproche, peu sérieux, d'avoir vu un épi de
maïs et demandé ce que c'était. M. Tirard, ayant
toujours habité Paris, pouvait n'avoir jamais vu
un épi de maïs. Enfin, M. Labuze, le sous-secré-
taire d'Etat au département des Finances, est un

— 551 —
médecin âgé de 35 ans. M. de Mahy, qui dirige le
ministère de l'Agriculture, avant que de devenir
député, questeur de la Chambre, puis ministre,
exerçait la profession médicale.
Je n'insiste pas davantage. Le ministre, dans un
pays parlementaire, doit être, avant tout, un
homme politique auquel on confie un département
à gouverner. Il en répond devant les Chambres,
mais les véritables administrateurs d'un départe-
ment ministériel, j'entends pour le détail, sont les
chefs de division et les chefs de services.
En un mot, ce qu'on doit surtout demander à un
ministre, c'est d'avoir des idées, des plans, de vou-
loir et de pouvoir les appliquer : c'est d'être une
âme qui agit et fait agir les autres.

CHAPITRE VI
LES DERNIÈRES DU CARQUOIS
p. p. c.
SOMMAIRE. C'est pour prendre congé. — Le Pas d'Armes du roi
Jean. — Grafignette. — Graf ou gnette. — Graphomètre. —
« Graphomètre » est absurde. — Un touriste cul- le-jatte. —
Salomon, Timagène Rameau, D. Denis, L. Éthéart. — Dufresne,
Philippeaux, M. Clément, H. Piquant. A la hiérarchie, à la
carrière, au moule. — Clinquant et paillons! — Quand on court
après lui, il fuit. — Opinion de Francisque Sarcey. — Gustave
d'Alaux et la Revue des Deux Mondes. — Paul d'Hormoys et le
Figaro. — Edgard Lasselve et le Tour du Monde. — Pyramide
de grimaudages, prends garde à toi ; ton jour vient! Un vers
du Misanthrope, de Molière. — M. Cochinat comme styliste et
comme penseur. — Puérilité sénile et exécrabilité de son œuvre.
— On en fera mention.... pour mémoire. — Amen!
Pour prendre congé!
Analysons la dernière chronique du nouveau
sire de la Palice. C'est celle du 31 Décembre 1881.
On y lit tout au commencement :
« Le vieux général (Lazare), qui avait été d'abord chargé
du ministère de l'instruction publique sous Soulouque, avait

— 553—
le léger défaut, pour un tel poste, de ne pas savoir signer son
nom; on le plaça ensuite à la guerre où son épée pouvait va-
loir toutes les plumes du monde, et comme il avait la con-
fiance entière du vieil empereur, celui-ci le chargeait par in-
terim des portefeuilles de tous les autres ministres absents,
chaque fois que Sa Majesté s'en allait avec sa cour recevoir
des Dominicains une de ces « tripotées », après lesquelles il
rentrait régulièrement à Port-au-Prince, sous un arc de
triomphe, »
Le cas du vieux guerrier haïtien qui ne fut
chargé que par interim du ministère de l'instruc-
tion publique en son pays n'est pas plus drôle, en
somme, que celui du maréchal Vaillant qui fut di-
recteur des Beaux-Arts en France, sous le Second
Empire. Mais passons, faisons plutôt un peu de
linguistique.
« Pour obvier à l'inconvénient de ne pouvoir signer ses
actes officiels, les employés du vieux soldat lui avaient fait
faire une griffe, qu'il appelait son grafougnette, c'est ainsi
qu'il prononçait graphomètre ; et lorsque ses chefs de division
ou de bureaux lui apportaient quelques documents à signer,
le valeureux compagnon de Rigaud plaçait, do*.toralement le
papier sous ses yeux, l'en éloignait un peu, et de l'air digne
d'un presbyte qui lit, il en approuvait la rédaction ; puis il y
apposait sa grafougnette, quelquefois tète en bas, mais ses
employés qui le respectaient beaucoup comme il le méritait,
avaient soin de ne pas s'en apercevoir pour ne point détruire
les illusions du vieux vétéran.
« Quelquefois, quand la besogne donnait trop et que ses
commis lui apportaient plus de pièces à signer qu'à l'ordi-
naire, le bon ministre les renvoyait en refusant de se ser-
vir de son instrument de travail: « Ah! non, disait-il, zote
fais moins trope écri jôdi, moins bouqué, a dimain. » — Tra-

— 554

duction : « Ah! non, l'on m'a trop fait écrire aujourd'hui, je
suis fatigué, à demain. »
Je veux bien permettre qu'on murmure en li-
sant les lignes précédentes les trois strophes du
Pas d'armes du roi Jean de Victor Hugo (Odes et
Ballades) :
« Qu'un gros carme
« Chartrier
« Ail pour arme
« L'encrier;
« Qu'une fille,
« Sous la grille,
« S'égosille
« A prier.
« Nous qui sommes,
« De par Dieu,
« Gentilshommes
« De haut lieu,
« 11 faut faire
« Bruit sur terre,
« Et la guerre
« N'est qu'un jeu.
« Un vrai sire,
« Châtelain
« Laisse écrire
« Le vilain ;
« Sa main digne,
« Quand il eigne,
« Egratigne .
« Le vélin
»
mais je me refuse à croire et à laisser croire que
le général Lazare appelait sa griffe grafougnette
en voulant dire graphomètre. Ici encore le médi-
sant de la Petite Presse a été mal renseigné. Il
f

— 555 —
existe dans le patois haïtien le mot grafignette qui
vient du vieux français et qui s'emploie quand on
veut désigner une égratignure faite par un chat,
par une épine d'arbre ou par un instrument qui
peut égratigner.
Qui ne voit dans le mot grafignette un air de
famille avec gratigner, esgrafigner, graftgner, tous
mots de la vieille langue française, lesquels des-
cendent à leur tour de l'espagnol grattar, de l'ita-
lien grattare, du bas-latin cratare ? (Auguste Bras-
chet.)
Suivant Braschet
(Dictionnaire étymologique
de lalangue française), c'est grattare qui a formé
gratelle, grateron, grattoir, grattin, esgratigner,
égratignure. Littré (Dictionnaire de la langue
française) au mot Egratigner, cite l'exemple sui-
vantqui se trouve dans Rabelais (Gargantua, I,11) :
« Les petits chiens de son père (à Gargantua)
mangeoient à son escuelle... il leur mordoit les
oreilles, ils lui graphinoient le nez ».
Le mot haïtien grafignette, que d'aucuns pro-
noncent grafougnette, pourrait venir encore du
verbe griffonner qui, d'après Littré, veut signifier
d'abord « saisir comme un griffon » ou « écrire
comme un ani mal qui a des griffes ». — Dans l'es-
prit du vieux général Lazare, et il avait raison, sa
grafignette égratignait le papier ainsi que l'aurait
fait l'ongle d'un chat ou d'un autre animal qui
porte des griffes. — On comprend facilement qu'il
37

— 556 —
ait appelé sa griffe grafignette, mais il est peu sage
de supposer qu'il entendait prononcer grapho-
mètre lorsqu'il disait grafougnette. Graphomètre
vient du grec : de ypaqn, ligne, et uetpov, mesure. Le
graphomètre est un instrument qui sert à me-
surer les angles dans les opérations d'arpentage
(Littré) et non à écrire, même une signature.
M. Cochinat est impayable : il n'est même pas
heureux quand il essaie de faire le philologue.
Le mot français graphomètre pour traduire les
mots haïtiens grafignette ou grafougnette est ab-
solument impropre et même absurde.
Relevons encore ceci :
« La race de ces ministres illettrés (comme l'était Lazare)
est actuellement passée en Haïti, et probablement pour tou-
jours, mais combien l'exemple de Lazare n'a-t-il pas excité
l'ambition d'une foule de gens qui n'ont pour eux ni la valeur
morale,ni le patriotisme, ni l'âme sans peur et sans reproche
du vieux général. Comment s'étonner après tout que ceux
qui voyaient tant de leurs concitoyens, placés au plus haut
poste de l'Etat et même au premier sans la moindre culture
intellectuelle, pussent se résigner à ne pas être quelqu'un
d'officiel quand son voisin, qui en savait encore moins que
lui, devenait soudainement un général sans avoir jamais
touché un fusil, ni vu une armée. Quant on leur parlait de
leurs titres à un emploi quelconque, ils vous répondaient
fièrement : — « Qui tite ça ! (Ici un signe de dédain intradui-
sible pour l'étranger.) Oh ! oh! pays-là cé pou moins tou, pou-
qui moins pas ta joui li tou! à l’hé qui lé ce tou pas moins. »

Traduction: —« Quels titres? Oh! oh! le pays est à moi
aussi; pourquoi n'en jouirais-je pas? Maintenant c'est mon
tour. »

— 557 —
Puisque la race de ces ministres illettrés est
passée, ce n'était pas la peine de nous en parler
si longuement. Vous écrivez vos impressions de
voyage en touriste goutteux et alité — drôle
d'espèce de touriste! — Vous voulez donner une
idée de l'Haïti actuelle et pour cela vous copiez
Gustave d'Alaux et les autres, sans les citer, et
vous allez chercher des exemples vieux de plus de
trente ans comme si vous nous faisiez une pein-
ture de l'Haïti d'alors. Le général Lazare fut mi-
nistre en 1845 et en 1846 et depuis lors tout est
changé, transformé sur les bords de l'Artibonite.
Que ne citiez-vous les noms de ces ministres qui
s'appelèrent Dufrène et Philippeaux?
Colbert et Louvois étaient des hommes hors
pair et qui moururent écrasés, le premier sous le
faix des finances, l'autre sous celui du ministère
de la guerre. A leur mort pourtant, Louis XIV
donna les deux ministères à Chamillat d, un an-
cien membre du Parlement de Paris, qui n'avait
de connaissances spéciales ni en finances ni en
choses de guerre. Fleury qui était d'église et
n'était ni un Richelieu, ni un Mazarin, ni un Al-
beroni, ni un Dubois, devint premier ministre de
Louis XV. Est-ce une raison pour qu'on cite les
noms de Chamillard et de Fleury quand on a à par-
ler des ministres qui, en France, ont occupé le mi-
nistère des finances ou celui de la guerre, lorsque
l'on peut nommer de préférence Colbert, Turgot,

— 558 —
Necker, Cambon, Gaudin, Louis, Humann, La-
fitte, Magne, Fould, Léon Say, Pouyer-Quertier,
comme ministres des finances; Louvois, Saint-
Germain, Carnot, Clarke, Gouvion Saint-Cyr,
Niel, Gambetta comme ministres de la guerre, Ces
noms doivent faire oublier non seulement Cha-
millard et Fleury, mais encore Dubois, Calonne et
Loménie de Brienne.
Sans remonter jusqu'au prince de Limbé, le mi-
nistre de la Guerre du roi Christophe, et au comte
de la Taste, ministre des Finances d'Henry Ier, les-
quels ont été des organisateurs, que dis-je? de vé-
ritables créateurs, on peut citer les noms suivants
qui sont ceux de ministres des finances en Haïti
et qui feront figure, plus tard, dans les pages de
notre histoire financière: Salomon, duc de Saint-
Louis du Sud, Timagène Rameau, L. Ethéart,
Ch. Laforesterie ; parmi les ministres de la guerre
de ces trente dernières années ceux suivants
échapperont à l'oubli : Dufresne, duc de Tiburon,
Philippeaux, Ménélas Clément, Henri Piquant.
Le Cadet-Roussel noir s'écrie en un accès d'iro-
nique bonhomie :
« Est-ce qu'un Haïtien a besoin d'étudier quoi que ce soit
pour être un savant? Ne doit-il pas être un homme universel
comme l'a écrit l'un d'eux.

— 559 —
« Aussi est-il prêt à tout, cet heureux privilégié de la na-
ture, et l'on n'a qu'à descendre au bord de la mer, pour voir
des Haïtiens d'à peine trente ans qui ont été déjà chefs de
bureaux, colonels, capitaines de vaisseaux — sans vaisseaux
— professeurs, diplomates, avocats, ingénieurs, hommes po-
litiques, révolutionnaires et exilés plusieurs fois; ils ne sont
embarrassés de rien, et un proverbe local dit que lorsque, à
quarante ans, un Haïtien n'a pas été fusillé au moins une fois
ou deux,
c'est qu'il a une fière chance.
« C'est ce qui explique combien, avec une si petite popu-
lation, eu égard à son vaste territoire, cette terre a vu tant
de guerres civiles, les révolutions, comme dit Rabagas, étant
la carrière des Haïtiens désœuvrés et une branche du com-
merce si fertile en ministres étrangers aux affaires. » (Petite
Presse
du 31 Décembre 1881.)
Lorsqu'on lit attentivement et entre les lignes
les chroniques de notre olibrius, on s'aperçoit qu'il
est en même temps le type achevé du Géronte
grognon et un de ces esprits attachés jusqu'au fa-
natisme, jusqu'à la bêtise, à tout ce qui se fait ou
se voit en Europe : à la hiérarchie, à la carrière,
au moule. En dehors de cela tout lui est sujet à
étonnement. S'il avait été aux États-Unis au lieu
de se rendre en Haïti, quelles impressions de
voyage semées de points d'exclamation nous au-
rions eu à lire. A chaque instant notre naïf chro-
niqueur reste bouche béante. Ma parole, il est à
peindre.
Il est encore à observer que, pour lui, Port-au-
Prince c'est toute la république d'Haïti et que
toute la ville de Port-au-Prince se trouve dans
ce qu'il appelle le bord de mer. Quel curieux

— 560 —
voyageur!... On voit bien qu'il n'a étudié les Haï-
tiens que par ouï-dire, en restant accroupi dans
un rocking-chair ou recroquevillé dans son lit
sous ses couvertures de laine.
A travers tout son fatras de rocamboles, on dé-
mêle une haine profonde de la jeunesse. Il est en-
croûté dans les préjugés ; il tient aux vieilleries et
croit qu'avant d'avoir atteint l'âge de soixante ans
un homme ne peut rien savoir; il a dans le sang
cette croyance — actuellement tant démodée —
que l'expérience n'appartient qu'aux vieillards,
même quand ces vieillards sont impotents de
toutes leurs facultés. C'est du rococo à faire
sourire de pitié. Et puis, il est d'une crédulité
unique. Il voit bien la paille dans l'œil du voisin,
mais il ne voit pas la poutre qui est dans son œil.
Il ne s'abstient point de reprocher aux Haïtiens de
se croire universels, mais s'il se voulait donner la
peine de raisonner une minute, il verrait que lui
aussi se croit universel : il tance le ministre des
finances et lui donne des conseils ; il fait des
remontrances au ministre de la justice; il gour-
mande le président d'Haïti ; il critique l'Exposi-
tion haïtienne et par suite le ministre de l'Intérieur
et de l'Agriculture qui en fut le principal organisa-
teur; il émet des jugements sur l'armée et des ap-
préciations sur la marine ; il reconnaît les empla-
cements qui seraient convenables pour servir de
champ de bataille, pour établir des batteries bar-

— 561 —
bettes; il dit ce qu'il serait convenable de faire
pour les galeries couvertes des maisons de Port-
au-Prince; il propose des mesures pour l'éclairage
des rues et pour la transformation de l'armée haï-
tienne en un corps de gendarmerie champêtre ; en-
fin il se pose en hygiéniste, en marin, en straté-
giste, en économiste, en administrateur, en édile,
en financier, en diplomate, en moraliste en histo-
rien, en homme d'État et même en critique litté-
raire, et pourtant il n'est rien de tout cela. Il n'est
rien de tout cela et il est facile de prouver qu'il
écrit insuffisamment et fort trivialement la langue
française qu'il se vante tant de savoir et qu'il ne
sait point, encore qu'il l'ait pratiquée pendant près
de trente ans dans la ville du monde où on la
parle le mieux, non seulement au point de vue de
la correction plate et banale, de l'orthologie, de la
syntaxe grammaticale, mais encore au point de
vue de l'élégance de la tournure, du pittoresque
du mot, de la finesse du sous-entendu, du piquant,
de l'audace ou de la variété des termes, du charme
des néologismes nécessaires et des archaïsmes
exquis, au point de vue de cette syntaxe particu-
lière qui prouve l'intelligence ou la science de ce-
lui qui parle et le cas qu'il fait de ses auditeurs.
Pour M. Cochinat, un Haïtien avant émis cette
opinion à savoir que : tout indigène d'Haïti doit
être un homme universel, cet Haïtien est pour
qu'on le croie sur parole. Si un Port-au-Princien

— 562 —
s'était avisé de prétendre que M. Cochinat était
blanc et non nègre et que tous les Haïtiens étaient
blancs et non noirs, je gage que M. Cochinat l'au-
raitcru sur parole. Et dire que son nom de baptème
est Thomas! Quel Schlomé Grumpir!..
Le Guibollard de la chronique a la manie —
inoffensive celle-là et queje lui pardonnerais volon-
tiers n'était le respect pieux que je professe pour
le langage musical dont ma mère se servait pour
m'endormir sur ses genoux — de faire à chaque
instant des citations en patois d'Haïti.
A nous autres Haïtiens, ils causent une indes-
criptible horripilation, tous ces auteurs qui se
croient forcés de traduire en français un langage
qu'ils n'entendent point et dont ils ne saisissent
nullement les finesses et les beautés. Si un écri-
vain anglais veut publier ses impressions de
voyage en Chine, il n'est nul besoin qu'il assomme
ses lecteurs decitations chinoises pour les traduire
en anglais, M. Cochinat est Martiniquais; or le
patois créole d'Haïti ne ressemble que fort peu au
patois créole de la Martinique. Au lieu donc qu'il
se soit évertué à traduire en français le créole
qu'on parle en Haïti, il aurait mieux fait de rédiger
ses chroniques entièrement en français ou tout à
fait en créole haïtien. Ç'aurait été plus intel-
ligent.
Le correspondant toujours ahuri de la Petite
Presse a un faible pour les anecdotes. Il en raconte

— 563 —
à chaque instant ; la plupart du temps elles sont
controuvées. On les dirait imaginées par le chro-
niqueur noir. Cette passion pour les anecdotes
décèle un esprit inférieur. Il n'y a personne pour
en conter comme ces individus superficiels et ba-
dins dont le mince bagage intellectuel se compose
absolument de celui des autres.
Bons comme amuseurs dans un salon de co-
quettes écervelées et de petits crevés dont ils
gueusent les encens, ils font hausser les épaules
aux hommes qui savent réfléchir. Leur petite cer-
velle ne sait que retenir des mots derrière lesquels
il n'y a nulle idée. Leurs narines se gonflent à la
fanfare des rires des sots qu'ils soulèvent, mais ils
ne voient pas les gens sensés qui plissent les lèvres
à l'audition de leurs puérilités. Dans les Pré-
cieuses Ridicules, Molière montre sur la scène ce
pendard de Mascarille qui travaillait à mettre en
madrigaux toute l'histoire romaine. On jurerait
que le découvreur de la baie que l'on connaît avait
parié de peindre les Haïtiens d'après des anecdotes
et des mots. Anecdotes fades, mots faux et sonnant
mal ; le tout dépourvu d'originalité et de couleur
locale. Clinquant et paillons !
On pourrait appliquer à l'étrange Livingston
d'Haïti le vers que Molière met dans la bouche de
Célimène (Misanthrope) pour flageller la vanité
prétentieuse de l'oncle de Cléon,
le seigneur
Damis :

— 564—
«
dans tous ses propos
« On voit qu'il se travaille à dire de bons mots. »
Ce pourquoi il n'y réussit guère, car l'esprit est
comme la femme : quand on court après lui il
fuit.
Cette rage de faire des mots dont est possédé
notre Céladon évaltonné, Francisque Sarcey l'a
tournée en ridicule dans ce petit livre mordant tout
le long duquel l'esprit gaulois le dispute au sel
attique: Le Mot et la Chose. On voit que M. Cochi-
nat se chatouille pour faire rire. On sent qu'il rit
le premier de ce qu'il dit, ce qui non seulement
n'est pas le meilleur moyen de faire rire les autres,
mais excellent pour faire rire de soi. Or, Sarcey
écrit ceci : « Celui qui fait des mots le sait, et ne le
fait que pour exciter un éclat de rire qu'il partage.
C'est en cela précisément que consiste ce qu'on
appelle aujourd'hui un mot. Passez en revue tous
les exemples qui vous viendront à l'esprit, vous
verrez aisément que, quand ce terme n'est pas
caractérisé par une épithète, par d'autres mots qui
en modifient le sens, il ne signifie pas autre chose
qu'une plaisanterie dont celui qui la fait a parfai-
tement conscience. Remarquez, je vous prie, que
ces mots-là ne sont jamais ni les meilleurs ni les
plus forts.
« Les bons mots qu'on laisse échapper, et qui ne
sont pas des mots, sont infiniment plus plaisants.

— 565 —
Les uns échappent à la passion, d'autres au carac-
tère, d'autres à la profession. »
Selon le dire aussi incongru que trivial du tâche
ron des lettres qui de Port-au-Prince dénigrait ses
hôtes dans la Petite Presse, « les Haïtiens ont une
venelte du journal ». Nous n'avons aucune peur du
journal, bien que nous sachions que les calomnies
accumulées contre notre jeune nationalité ont pres-
que toujours trouvé place dans un journal avant
que de paraître au grand jour de la publicité sous
forme de volume.
Les élucubrations de Gustave d'Alaux ont été
publiées d'abord par la grave Revue des Deux
Mondes; les pastiches de M. Lasselve, emprunts
habilement faits surtout aux ouvrages de deux
Haïtiens : Madiou et Delorme, ont fait leur pre-
mière apparition dans le Tour du Monde; Une Vi-
site chez Soulouque de Paul d'Hormoys ne devint
un volume qu'après avoir été lu en feuilletons dans
le Figaro; nous voyons s'étaler aujourd'hui sur les
colonnes de la Petite Presse le futur libelle du sire
de Cochinat, c'est-à-dire un amas de plaisanteries
fades nées d'un fripier d'écrits et qui sont plus
plates et plus niaises que tout ce qu'on avait vu
d'imprimé sur Haïti jusqu'à ce jour.
J'ai mis la main sur cette pyramide de grimau-
dages. D'autres viendront après moi qui la démo-
liront.
En somme, je ne veux point céler mon indigna-

— 566 —
tion contre l'ancien pensionné des Haïtiens, mais
je me console en pensant à part moi qu'on peut
dire à juste raison de tout le papier qu'il a bar-
bouillé ce qu'Alceste dit du sonnet d'Oronte :
« Franchement, il est bon à mettre au cabinet (1). »
Notre détracteurne connaît point Haïti. Dans sa
cervelle tout s'est embrouillé : hommes, événe-
ments, dates, historiosophie.
La faute en est à sa pulpe cérébrale qui n'est
plus spongieuse : les carotides n'y apportent que
juste ce qu'il faut de sang pour retarder l'atrophie
des capillaires de la périphérie, mais pas assez pour
que l'organe fabrique même la quantité normale
de cholestérine; aussi, non seulement il n'a point
vu la situation, mais il ne l'a pas même entrevue.
Même après qu'il a bu de ce café d'Haïti si nour-
rissant, tant aromatique et si fort, et qui rend
« tant intelligent, tant spirituel et si brave »
(Michelet. Histoire de France. tome 17) ; même
après qu'il a savouré ce divin nectar qui électri-
serait l'homme le plus lourd et le plus lympha-
tique, la substance grise de son cerveau reste
inerte et ratatinée : aucune étincelle n'en peut
plus jaillir. Les circonvolutions refusent de bon-
dir et les anfractuosités de se creuser : elles sont
(1) Misanthrope. Molière.

— 567 —
veuves de toute pensée sérieuse. On dirait qu'elles
vont bientôt adhérer aux méninges et que la pa-
chyméningite et la paralysie agitante vont venir.
Le grand pourfendeur des Haïtiens n'a qu'une
notion fort imparfaite de notre jeune littérature si
féconde déjà, si originale, si puissante et si variée
pourtant. S'il la connaissait un peu au lieu que de
barboter dans les infiniments petits de la vie
sociale des Haïtiens il se serait occupé de nos
prosateurs, de nos poètes, de nos penseurs. Il n'en
a soufflé mot. — Il n'a certainement point lu les
Primevères de Charles Villevaleix, les Rires et
Pleurs d'Oswald Durand, les Bambous de Battier,
Les Chants du Soir de Paul Lochard, les Rimes
Haïtiennes d'Emmanuel Edouard. Pour ne-parler
que des vivants, cette fois, — journalistes, écono-
mistes, polémistes, financiers, orateurs dont je
mêle à dessein les noms — il n'a point lu les écrits
ou les discours de Madiou, de Delorme, Périclès
Manigat, Victor, Guillaume Manigat, L. Ethéart,
Saint-Cap Blot, E. Désert, D. Légitime, Morpeau,
Anténor Firmin, J. J. Chancy, Lamothe, J. Bou-
zon, Jacques Boco, G. Boco, Jacques Léger, E.
Robin, Cadet Jérémie, J. J. Audain, Frédéric
Marcelin, Price, Solon Ménos, O. Piquant... il n'a
pas lu tout cela et il prétend connaître Haïti et les
Haïtiens, et il prétend nous montrer à l'étranger.
C'est par trop fort!
Tout un côté de la vie intellectuelle de la nation

— 568 —
haïtienne à échappé à la perception de son senso-
rium émoussé. Une société, une époque, se jugent
surtout d'après les livres qui sont sortis d'elles.
Ceux qui ont lu les ouvrages d'esprit de mes com-
patriotes ne manquent point de demeurer frappés
de la vigueur et de la douceur du génie haïtien.
Leur poésie offre ce double caractère d'être élevé
et pleine de sentiments tendres ; elle est grandiose
et fière sans cesser d'être exquise de finesse et de
charme. Elle sait exprimer les vertueuses colères
et les saintes indignations de tout un peuple :
témoin l'ïambe débordant d'âpre mépris d'Oswald
Durand et la strophe violente de Lochard ; elle
sait noter les sensations les plus intimes et les
plus délicates du cœur en extase devant le beau,
devant la nature ou gonflé d'amour : témoins les
sonnets impeccables de Villevaleix, les idylles et
les églogues d'Oswald Durand, les odelettes de
Fleury Battier, d'Emmanuel Edouard, de Solon
Ménos et de Tertullien Guilbaud.
Le journalisme haïtien né d'hier compte déjà des
polémistes d'un talent réel et incontestable (1).
La nation haïtienne est des plus vivaces. Elle
(1) Un reproche. Il est à regretter que trop de journalistes mili-
tants ne signent point leurs articles ou les signent d'un pseudo-
nyme. Qui ne signe son œuvre la renie ou n'a pas confiance en elle.
En tout cas, on peut lui en contester la paternité. — Un article
non-signé est vite oublié. L'auteur oublié est mort. — D'un autre
côté, ce que le journaliste écrit aujourd'hui peut servir à l'historien
demain. Il faut signer.

— 569 —
croît en population. Elle est dans une phase com-
plète d'évolution ascendante. Trois ans de paix ont
suffi pour prouver une nouvelle fois ceci : La pen-
sée se réveille quand le fusil dort.
M. Cochinat n'a rien vu de tout cela.
N'ayant aucune des connaissances ni aucune des
qualités qu'il faut pour être un observateur judi-
cieux, on a pu lui montrer tout à travers un mirage
trompeur; quant à lui, on aurait dit qu'un voile
épais lui couvrait les yeux.
Son radotage est celui du perroquet qui répète
machinalement les choses les plus abstruses qu'on
lui a soufflées. Son intelligence n'a nulle profon-
deur, nulle originalité, nul piquant. Son style est
terne quand il n'est pas diffus et toujours lâché ; il
est vétuste ou vieillot quand il n'est point enfantin.
Burlesque quand il veut être lyrique, ce grimaud
devient grotesque quand il se bat les flancs pour
accoucher d'une idylle. Ce jeune barbon n'est ni un
esprit analytique ni un esprit synthétique.
L'analyse est le fait de l'observation : or, je l'ai
démontré, il n'est point observateur. Quant à la
synthèse, jamais aussi piètre écrivain ne sut cons-
truire une synthèse sociale. N'étant pas un analy-
seur et ne sachant point synthétiser, M. Cochinat
sera forcément rangé dans la catégorie descerveaux
neutres, de ces cerveaux veules qui n'ont ni l'am-
pleur et la vigueur masculines, ni la subtilité et la
finesse féminines.

— 570 —
Comme styliste, c'est un eunuque; comme pen-
seur, c'est encore un castrat.
L'homme est d'une sénile puérilité et son odys-
sée est exécrable au double point de vue scienti-
fique et littéraire, philosophique et grammatical.
Au point de vue moral, c'est une mauvaise action
et même un véritable crime contre sa race.
Le châtiment qui est réservé à des chroniques
d'une tant insigne mauvaise foi et d'une nullité si
complète on peut le prévoir : avant qu'il soit long-
temps le factum de M. Cochinat ira où vont les
œuvres hâtives, méchantes et sottes : dans la
hotte du chiffonnier, au dépotoir. On n'en voudra
même point pour envelopper dupoivre.
Et dans dix ans on n'en fera plus mention que
pour mémoire.
Ainsi soit-il !

POST-FACE
Yo contra todos y toclos contra yo.
(Devise espagnole).
Vaticinons.
L.-J. J.
Je conclus.
Il y a trois siècles, l'Angleterre n'avait pas de
flotte, pas d'armée, pas de finances, pas de com-
merce, pas de routes, pas de canaux, pas de ponts.
Son influence politique était nulle et elle ne nour-
rissait que cinq millions d'habitants.
Aujourd'hui elle est la première nation mari-
time du monde et elle commande à trois cents
millions d'hommes.
La langue anglaise est la plus répandue sous
le soleil.
Il y a un siècle et demi, la Prusse était encore
enterrée sous les sables de la Poméranie et du
Brandebourg. Après Frédéric-Guillaume Ier, Fré-
déric II le Grand. — Puis, Iëna, Auerstaedt. Nuit
noire. — Napoléon Ier data des décrets de Berlin.
La Prusse fut réduite à cinq millions d'âmes et
son armée à seize mille hommes.
38

— 572 —
Aujourd'hui la Prusse est royaume capitale
d'Empire et sa puissance militaire inquiète
l'Europe.
Il y a cent et quelques années, à la place où l'on
voit aujourd'hui la République des Etats-Unis, il
n'y avait que des colonies de protestants rigides
de mœurs et étroits d'esprit.
On peut rappeler ici que des fils d'Haïti allèrent
combattre à Savannah, pour la cause de l'indé-
pendance américaine.
De nos jours, la Confédération Etoilée éveille les
appréhensions de toutes les autres puissances du
Long Continent.
Il y a cent ans, la France était encore serve en
partie. L'aristocratie peu lettrée ne pensait qu'à
s'amuser. Humble, le bourgeois courbait la tête,
maistravaillait,étudiait,s'enrichissait. Lepaysan,
ruiné parles collecteurs d'impôts et par la gabelle,
courait par les bois, nu, mourant de faim et gre-
lottant de froid.
Actuellement, le paysan français est riche, ins-
truit. Avec le paysan des Etats-Unis et le paysan
suisse, c'est l’homme qui connaît le mieux ses
devoirs envers la patrie et exerce avec le plus
de plénitude ses droits civiques et politiques. Il
a délivré le monde en portant partout l'amour
de la liberté attaché aux plis d'un drapeau qui
date de 1789.
L'Italie, endormie pendant des siècles, s'est su-

— 573 —
bitement réveillée et est devenue un grand peuple
en moins de trente ans.
L'Angleterre atoujours fait ceci : Elle a cherché
ses hommes de gouvernement. Lorsqu'elle les
avait trouvés, elle les gardait au pouvoir.
L'esprit de suite dans les idées politiques a trans-
formé la Prusse de 1813 à nos jours.
*
,
Il y a cent ans, en 1782, que se passait-il en
Haïti ?...
On voyait ceci :
Des hommes qui travaillaient sans relâche
depuis quatre heures du matin jusqu'à dix heures
du soir — dix-huit heures par jour. Ils arrosaient
les sillons, de leurs sueurs toujours, de leur sang
souvent. Pour qui travaillaient-ils? Pour eux?
— Non ! Pour d'autres. — Vingt-cinq mille d'entre
eux mouraient, tous les ans. C'est monstrueux et
incroyable, mais c'est vrai.... Nulle école, nulle
lumière. Noirs et mulâtres affranchis ou nés libres
vivaient courbés sous l'humiliation et sous le
mépris; tenus systématiquement dans l'ignorance,
ils avaient à peine conscience de leur existence
morale individuelle. Pas d'état civil pour eux et
la potence partout. —• Etait-ce des hommes ? —
Oui et non. — Au point de vue anthropologique,
oui ; au point de vue philosophique, non!

— 574 —
A ujourd'hui, que voyons-nous?... Ces machines
humaines sont devenues des hommes dont l'âme
vibre dans toute l'intégrité de ses fonctions et le
cerveau dans toute la plénitude de ses facultés.
Que sera-ce dans cent ans ? — Mieux. — Dans
deux siècles ? — Mieux encore.
L'avenir nous sourit et nous paraît tout rose.
Ayons confiance. Ayons foi. L'âge d'or est devant
nous. Pressons-en la venue. — Comment ? — En
mettant le Livre dans la main du dernier des
paysans. Qu'il soit le dieu lare de la plus petite
chaumière !... Qui lit grandit et s'agrandit... Le
Livre console et porte la paix dans ses pages.
Qu'est la paix — avec et par le Livre ? — C'est
le seul facteur de la grandeur durable et de la véri-
table gloire de toute nation.
La paix, c'est l'évolution. Toute évolution est
un pas en avant, un progrès définitif.
Toute révolution trouble et détruit ; de là,
guerre, réaction. Toute guerre est ruineuse non
seulement parce que le capital amassé est dépensé,
perdu, mais encore parce que la guerre est une
perte de temps.
Toute réaction, si elle n'est pas atroce, est impla-
cable ou peu miséricordieuse.
De là, la haine et la peur qui immobilisent tout
— hommes et choses.
De la barbarieà la civilisationla route est longue,
rocailleuse, la montée est âpre et dure : aucun

— 575 —
peuple homogène n'est parvenu au sommet en
courant.
Soyons patients, soyons persévérants : Nous ne
serons forts qu'à ce prix.
*
* *
La splendide marche en avant qu'a exécutée
Haïti depuis seulement trente ans ne peut être
niée que par les ignorants et les aveugles.
Le passé répond de l'avenir.
La transformation a été intellectuelle et morale :
voilà pourquoi elle échappe encore à l'enten-
dement des superficiels, des éloignés ou des esprits
purement analytiques.
En toute chose, il faut considérer le point de
départ, le relatif et saisir l'ensemble.
Le mouvement moral et intellectuel précède
toujours le mieux matériel. L'esprit conduit la
matière.
La Révolution française, changement de la pro-
priété en France, révolution matérielle surce point,
est née de deux livres : l’Encyclopédie, le Contrat
social.
*
* *
Nos pères, ces vaillants, lorsqu'ils ont fondé la
patrie haïtienne, ne pensaient pas à eux : ils pen-
saient à nous.

— 576 —
Nous, nous devons faire abnégation de nous-
mêmes, ne rêver pour nous aucun bonheur, aucune
jouissance et ne songer qu'à nos enfants.
Eux seuls jouiront. Nous serons vivants dans
eux.
Ni la religion, ni le climat, ni les coutumes
anciennes, ni les mœurs, ni l'étroitesse momen-
tanée d'un crâne ne sont des obstacles qui peuvent
mettre empêchement d'une façon absolue à la
sélection, à la civilisation, à la grandeur d'une
nation. Tout effort raisonné et continu est tou-
jours couronné de succès.
Je le redis : Ce qu'il nous faut, c'est la paix,
encore la paix, toujours la paix. — La paix seule
engendre la sécurité, le travail, la prospérité, la
richesse, le bonheur.
* *
Je suis un désintéressé : je ne vois que la patrie.
Comme j'ai la prescience que je vivrai peu, je puis
parler en voyant, en vaticinateur. Et je dis aux
Haïtiens : Quand nous avons de véritables hommes
de gouvernement à la tête de l'Etat, gardons-les.
Ne les changeons point. Ne les changeons ni contre
des espérances qui peuvent être trompeuses, ni contre
de futures marionnettes.
Ne lâchons point la proie pour l’ombre !
Je n'ai point voulu laisser amoindrir, défigurer,
travestir l'œuvre des hommes d'Etat à qui, depuis

— 577 —
trois ans, nous avons confié la mission sainte de
diriger nos destinées, de relever le nom haïtien,
de veiller au salut de la patrie.
Ce sont des hommes de gouvernement.
Et leurs noms iront dans la postérité avec ceux
des sublimes fondateurs de notre indépendance
entourés de la même auréole de gloire.
Et, dans deux siècles, la mémoire des uns et le
souvenir des autres seront bénis par un grand
peuple : le peuple haïtien.
VIVE HAÏTI !...
Vive la fille ainée de la race noire /...
Paris, 4, rue de l'Ecole-de-Médecine.
Ce 11 Octobre 1882.


NOTES
Nulla temere.
L. J. J.


NOTE A. (Voir à la page 24.)
Voici ce que j'entends par réforme dans l'ap-
propriation des terres :
Morcellement dans les plaines et dans les
montagnes des habitations qui appartiennent à
l'Etat.
Jamais le paysan haïtien avec le système actuel
— le système dit de moitié (?) — ne consent de bon
cœur à partager avec le propriétaire du sol.
Aux États-Unis, voici le système qui est suivi
par le gouvernement fédéral : Le gouvernement
concède un terrain à un particulier, celui-ci le fait
enclore ; pendant cinq ans il l'exploite étant
exempté de tout impôt, de toute redevance. A
l'expiration de ces cinq ans, sur sa demande, on
lui passe un acte de propriété et il devient pro-
priétaire incommutable de ce terrain qu'il peut
transmettre.
L'État haïtien, grand propriétaire foncier, n'au-
rait qu'à suivre l'exemple tracé par les États-Unis
et bientôt les plaines deviendraient florissantes.

— 582 —
Concurremment avec cette nouvelle appropriation
des terres dans les plaines, il serait fondé des
usines centrales pour le raffinage du sucre; il
serait aussi créé des établissements centraux dans
lesquels seraient placées des machines pour le
nettoyage du coton.
Un système analogue de concessions de terres
serait mis en usage dans les montagnes.
Les petits propriétaires cultiveraient mieux
qu'ils ne le font le café et le cacao, si le sol leur ap-
partenait entièrement. Je veux appuyer mes dires
de faits. La langue de terre sur laquelle se déve-
loppe la commune de l'Arcahaie est une des plus
riches et peut-être la mieux cultivée d'Haïti. La
raison, c'est que la propriété y est fort divisée et
que la ville de Port-au-Prince est un grand et fa-
cile débouché pour les paysans de cette région
qui sont tous de petits propriétaires.
Actuellement, dans les montagnes d'Haïti, le
paysan est plus aisé et plus laborieux que dans
les plaines parce qu'en dehors de cette condition
climatologique que la chaleur y est moins forte,
le sol est plus divisé dans les montagnes que dans
les plaines. Le montagnard qui sait qu'il travaille
pour lui et non pour un co-partageant du produit,
lequel serait maître du fonds de terre, songe à le
faire sérieusement. D'une manière générale donc,
le montagnard sera plus actif, moins indolent que
le paysan du premier étage. Ce qui est vrai.

— 583 —
Si le sol était plus divisé encore dans les mon-
tagnes, celles-ci se défricheraient davantage et les
caféyères et cacaoyères y deviendraient floris-
santes surtout si on plaçait des machines à décor-
tiquer le café dans chaque section rurale ou si on
mettait des décortiqueuses ambulantes au service
des paysans. (Projet Simmonds.)
Amélioration des routes de montagnes. Cela est
de nécessité urgente, car, sans débouchés faciles,
pas de travail. Le paysan serait contraint par des
règlements très sévères de fournir des journées de
travail pour l'entretien des routes. Ces prestations
en nature seraient rachetables par des prestations
en argent comme cela se pratiqûe en France et
dans d'autres pays d'Europe.
Il serait bon d'employer aux travaux des routes
de montagnes tous les condamnés aux travaux
forcés qu'on laisse inactifs dans les prisons, à la
disposition du premier conspirateur venu, et par
un respect trop grand des criminels. Ceux qui
n'auraient commis que des délits seraient em-
ployés aux travaux des chemins et chaussées : ex-
tractions de cailloux, empierrement, ponts, endi-
guements, etc. Les grands criminels seraient en-
voyés à la Tortue, à la Béate, à Alta-Vela, aux
Cayemittes et à la Gonâve où l'on fonderait pour
eux des colonies pénitentiaires soit fixes, soit no-
mades.
Celles-ci seraient composées de bergers prépo-

— 584 —
ses à l'élevage des bœufs, dés chevaux, des mou-
tons et des porcs, et l'Etat deviendrait à la fois éle-
veur de bestiaux et vendeur de laines ou, toutau
moins, par l'entremise de colons volontaires, il
aurait transformé les îles adjacentes d'Haïti en
autant de microscopiques Australies (1).
L'ensemble de ce vaste système économique qui
comprendrait aussi l'instruction théorique et pra-
tique du paysan étant rigoureusement appliqué et
avec esprit de suite, la production économique
d'Haïti serait certainement triplée avant dix ans
et, par suite, bien des convulsions politiques con-
jurées.
Ce système, qui a été suivi en partie en Austra-
lie, est préconisé par nombre d'excellents esprits
et par beaucoup de grands économistes contem-
porains.
Je compte bien examiner ailleurs la question et
lui consacrer une étude spéciale.
Disons toujours ceci : la principale faute écono-
mique qu'a commise le président Boyer, ce fut
d'abandonner l'excellent système démocratique
institué par Pétion en souvenir de ce que firent
les anciens triomphateurs romains qui donnaient
des terres à leurs légionnaires pour les récom-
(1) Je suis heureux d'apprendre qu'un Haïtien, M. Barbancourt,
est dans l'intention de coloniser la Gonâve et d'y fonder des établis-
sements agricoles, des bergeries, en faisant un appel aux
capitaux
haitiens. Bravo!...

— 585 —
penser des services rendus à la patrie. Le pré-
sident Boyer eut la main forcée par son entourage
(Voir Bonnet), et revint à la conception économi-
que de Toussaint-Louverture, du général Leclerc
et de Dessalines, conception aristocratique qui
pouvait convenir dans une société aristocra-
tique, à une époque féodale, mais qui était mau-
vaise et n'était pas faite pour être appliquée dans
un État démocratique tel que l'était Haïti sous
Boyer.
Voici des faits et des chiffres. Je cite Ardouin,
l'historien haïtien le mieux renseigné sur tous les
actes du gouvernement de Boyer : « Le 18 Juillet
1821, le président d'Haïti avait publié un ordre
du jour pour annoncer que la délivrance de toutes
les concessions de terrain, à titre de don national
(on n'en faisait pas d'une autre espèce — Voir
Bonnet. Souvenirs historiques. Page 219 et ce
n'était pas un mal) — étaient provisoirement sus-
pendues afin de mettre les nombreux concession-
naires antérieurs en mesure de fixer leurs abor-
nements, et le gouvernement à même de savoir où
il y aurait encore des portions disponibles, sur-
tout dans les départements de l'Artibonite et du
Nord (1). »
Le résultat de cette mesure fut déplorable. Le
travail et laproduction diminuèrentpour le coton,
le café et le sucre.
(1) Ardouin. T. IX, p. 75.

— 586 —
Années.
Café.
Coton.
Cacao.
Sucre.
1821
29.925.951
820.563
264.792
600.000
1822
24.235.372
592.360
464.154
200.000
En 1823, la production du café augmente, mais
les autres denrées ne suivent pas le café dans
cette voie; au contraire, la production du cacao
baisse à son tour :
Année.
Café.
Coton.
Cacao.
Sucre.
1823
33.593.160
323.806
332.711
14.920
En 1824, augmentation générale dans la produc-
tion pour le café, le coton et la cacao, mais l'in-
dustrie du sucre est tuée—les habitations su-
crières sont exclusivement situées dans les
plaines — car le paysan déserte l'habitation ou
n'y travaille plus qu'avec répugnance et préfère
se faire coupeur de campêche, d'acajou ou de
gaïac plutôt que cultiver la canne à sucre de
compte à demi avec le grand planteur.
Année.
Café.
Coton.
Cacao.
Sucre.
1824
44.269.084
1.028.045
461.694
5.166
En 1821, les recettes s'étaient élevées à la
somme de 3.570.691 gourdes. En 1822, le gouver-
nement ne perçoit que pour 2.620.012 gourdes
d'impôts. En 1823, les recettes sont de 2.684.548

— 587 —
gourdes. En 1824, encore que le Nord et l'Est
soient venus depuis deux ans agrandir le terri-
toire de la République de Pétion, et grossir le
budget des recettes, celui-ci n'est que de 3.101.716
gourdes, chiffre inférieur à celui de 1821.
De 1825 à 1831, la production générale augmente
pour toutes les denrées, mais — fait curieux et
digne de remarque — les recettes ne dépassent
plus 2.600.000 gourdes par an.
Montesquieu a établi, avec cette lumineuse
clarté qu'on lui connaît, que le paysan travaillait
d'autant plus que la terre était à lui. Nous lisons
ceci de l'auteur des Lettres persanes (chapitre IV
du Livre XIV de l’Esprit des lois) : « La culture
des terres est le plus grand travail des hommes.
Plus le climat les porte à fuir ce travail, plus la
religion et les lois doivent y exciter. Ainsi les lois
des Indes, qui donnent les terres aux princes et
ôtent aux particuliers l'esprit de propriété, aug-
mentent les mauvais effets du climat, c'est-à-dire
la paresse naturelle ».
Et Levasseur, de l'Institut (Cours d'Economie
rurale, etc.), dit ceci : « La petite propriété est la
plus convenable au maintien d'une constitution dé-
mocratique » page 83.
La Révolution française, en retirant la terre des
mains de la noblesse et du clergé pour la donner
au paysan, a décrété la richesse de la France
actuelle.
39

— 588 —
Cette même France, avant 1789, était presque
en jachères.
Dans les pays chauds plus que partout ailleurs
la terre doit être aux paysans.
En ce moment, dans un pays froid et où le sys-.
tème de la grande propriété est plusieurs fois sé-
culaire, en Angleterre, les fermiers demandent
que toutes les terres fassent retour à l'Etat afin
que celui-ci puisse les leur louer à longs termes.
La Roumanie a suivi l'exemple de la France.
Le Parlement roumain a voté la loi immortelle de
Rosetti qui établit la petite propriété et fait passer
la terre de la main des grands propriétaires qui
pratiquaient l'absentéisme dans celle plus noble
des paysans. Aussi la Roumanie s'enrichit-elle
avec rapidité.
Un autre mode d'exploitation de la terre que je
voudrais voir employer en Haïti, c'est la grande
culture collective. L'État pourrait donner en con-
cession ou à bail emphythéotique à une associa-
tion de paysans une habitation entière par exemple.
Ces paysans feraient valoir en commun le domaine
confié à leurs soins avec leurs propres capitaux
ou ceux à eux avancés par une banque foncière
ou par une société de capitalistes autorisés ad hoc,
ou par l'État lui-même. Rien de plus simple. Je
ne dis rien là auquel d'autres n'ont pensé avant
moi, notamment Karl Marx, Louis Blanc, Emile
de Lavelaye, pour ne citer que ceux-là.

NOTE B (Voir à la page 54.)
« Arcahaie, Gonaïves, villes sacrées !» etc. (1).
Gonaïves est ville sacrée parce que c'est là que,
le 1er Janvier 1804, les officiers haïtiens réunis en
Congrès furent d'accord pour redonner au pays
son nom aborigène d'Haïti. Ils nommèrent d'ac-
clamation Dessalines gouverneur-général à vie du
nouvel État avec des pouvoirs dictatoriaux, et
prêtèrent individuellement entre ses mains le ser-
ment de « renoncer à jamais à la France, de mou-
« rir plutôt que de vivre sous sa domination, et de
« combattre jusqu'au dernier soupir pour l'indé-

« pendance (2).
(1) Arcahaie et Gonaïves sont des noms et des établissements
d'origine indienne : Arka-Haya, Gonaïbo.
(2) Il s'agit ici de la France de Bonaparte. — Il ne faut pas ou-
blier que Bonaparte alors Premier Consul voulait remettre en escla-
vage des hommes qui étaient libres depuis onze ans et que la grande
France de la Convention avait jugés dignes d'exercer tous leurs
droits civiques et politiques. L'esclavage est pire que la mort. —
Plus tard, à Sainte-Hélène, Napoléon 1er reconnut lui-même que

- 590 —
« Voici les noms de tous les membres du Con-
« grès des Gonaïves : Dessalines, président ;
« Christophe, Pétion, Clervaux, Geffrard, Vernet,
« Gabart, généraux de division; Paul Romain,
« Gérin, Capois, Jean-Louis François, J.-P. Daux,
« généraux de brigade; Bonnet, F. Papaillier,
« Morely, Marion, Chevalier, adjudants-géné-
« raux ; Magny, Roux, chefs de brigade; Quesné,
« Charrairon, Benjamin Louis, Markajoux, Du-
« puy, Carbonne, Raphaël, Diaquoi ainé,Malette
« et Derenoncourt, officiers de divers grades ; et
« Boisrond-Tonnerre, secrétaire. » (Saint-Rémy.
Pétion et Haïti, tome IV.)
Arcahaie est ville sacrée parce que c'est là que,
Je 15 Mai 1803, un Congrès, présidé par Dessalines,
ouvrit ses séances et décréta la création du dra-
peau haïtien. Les séances de ce Congrès auxquelles
prirent part: Gabart, Cangé, Marion,Mimi-Borde,
Sanglaou, Isidore, Lamarre, Cadet Borde, Dere-
noncourt, Masson, Laporte, ne durèrent que
quatre jours.
Le drapeau haïtien est né le 18 Mai 1803.
Il faut graver cette date dans la mémoire des
prochaines générations haïtiennes. Il faut aussi
leur transmettre le mot d'ordre que nous avons
reçu des aïeux. — Voici :
l'expédition de Saint-Domingue avait été un acte impolitique autant
qu'immoral et contraire aux généreux principes pour le triomphe
desquels la Révolution française avait été faite.

— 591 —
LE
DRAPEAU
HAÏTIEN
Naissance — Avenir.
Un puissant renouveau circulait dans les branches
— C'était le dix-huit Mai de l'an mil huit cent trois —
Lors, clans Arcahaya, vieux bourg aux murs étroits,
Naquit en plein soleil l’oriflamme à deux tranches.
Réunis sous ses plis qui leur frôlaient les hanches,
Les enfants d'Haïti, revendiquant leurs droits,
Iront, vainqueurs partout, de Champin aux Irois ;
Dans six mois ils auront lasse' les troupes blanches.
Flotte de Tiburon aux bords de l’Ozama,
Ondule en l’éther bleu, de Ponce (1) à Panama,
Bicolore étendard crée par Bessalines !
Be Saint- Yague à Jacmel règne seul — sans retard —
Flotte sur nos vallons, flotte sur nos collines.'...
Les mers seront à toi du Cap à Gibraltar.
LIS-JOS-JVER.
Paris, 18 Mai 1882.
(1) Ponce est une ville de l'île de Porto-Rico. « De Ponce à Pa
nama », c'est-à-dire d'un bout à l'autre de la mer Caraïbéenne.

NOTE C. (Voir à la page 480.)
La Constitution de 1843 établissait en Haïti un
régime d'administration civile à la place du régime
d'administration militaire auquel on n'avait pas
touché depuis la mort de Dessalines.
Le Parlement haïtien aurait dû revenir à cette
conception politique des hommes de 1843 et divi-
ser Haïti en préfectures et sous-préfectures. Les
communes (municipalités, mairies) resteraient ce
qu'elles sont actuellement.
Les idées que j'émets ici je les voudrais voir
transformées en projets de loi ou en propositions de
loi, c'est dire présentées aux Chambres soit par
un membre de l'exécutif (projet), soit par un
membre du Parlement (proposition). Voici :
Cinq préfectures : de l'Ouest, — du Nord, — du
Sud, — de l'Artibonite, — du Nord-Ouest.
Préfecture de l’Ouest : Un préfet à Port-au-
Prince; trois sous-préfectures : Jacmel, — Petit-
Goâve, — Mirebalais.

— 593 —
Préfecture du Nord : Un préfet au Cap; trois
sous-préfectures : Le Trou, — Fort-Dauphin,
— Plaisance.
Préfecture du Sud : Un préfet aux Cayes ; trois
sous-préfectures : Miragoâne, — Jérémie, —
Aquin.
Préfecture de V Artibonite,: Un préfet aux Go-
naïves; une sous-préfecture, Saint-Marc.
Préfecture du Nord-Ouest : Un préfet au Port-
de-Paix; une sous-préfecture, Môle-Saint-Nico-
las.
Au haut du nouvel édifice et pour en connaître
du contentieux administratif, un Conseil d'Etat
divisé en sections.
Le préfet relève, d'une façon spéciale, du mi-
nistre de l'Intérieur et d'une manière générale des
autres ministres.
Il doit être toujours étranger du département
où on l'envoie administrer.
Son autorité prime celle des commandements
d'arrondissement, lesquels ne relèvent plus que
du seul ministère de la guerre et sont placés sous
les ordres du préfet pour marcher à toute réqui-
sition écrite de ce dernier.
Le préfet est le représentant direct du gouver-
nement et concentre toute l'autorité administra-
tive entre ses mains.
Vingt ans durant cet état de choses subsiste :
C'est là ce que j'appelle l’état administratif despo-

— 594 —
tique : sous ce régime, le préfet ressemble à l'in-
tendant français d'avant 1789; c'est un peu le
préfet de l'Empire de Napoléon Ier.
Puis l'administration préfectorale devient aris-
tocratique, si je puis ainsi dire.
Le préfet est alors assisté d'un Conseil nommé
par le gouvernement sur présentation des conseils
communaux du département ou sur une liste dé-
terminée d'élus de chaque commune (liste de ca-
pacités). Ce conseil ne formule que des vœux et
ne donne que des avis. Il ne délibère sur ces vœux
qu'en présence du préfet qui le préside avec voix
prépondérante et droit de déclarer la clôture des
discussions, la suspension ou la levée des séances.
Troisième phase. — Liberté pleine. Election di-
recte du conseil. Un délégué par commune. Décen-
tralisation administrative et financière modérée.
Droit de voter des centimes additionnels. Appro-
bation du budget propre du département par les
Chambres. Pouvoir propre du Conseil général.
Commission permanente élue par elle pour prépa-
rer les affaires, étudier les questions et faire des
rapports dans les intervalles des sessions. Pas
d'indemnité. Frais de transport à tant par lieue.
Frais de séjour au chef-lieu à tant par jour.
C'est, à peu de chose près, le mouvement qui a
été suivi en France du coup d'Etat du 18 Brumaire
à 1871, des lois de l'an VIII à nos jours.

— 595 —
« Agir est le fait d'un seul ; délibérer celui de
plusieurs. » (Rœderer.)
La France de nos jours n'eût point été ce qu'elle
est sans les préfets de Napoléon Ier, de la Restau-
ration, de Louis-Philippe et de Napoléon III.
Une révolution administrative doit être lente.
Ce doit être plutôt une évolution. Mettez en com-
paraison ce mouvement d'une progression lente
etprudente avecle mouvement brusque par lequel
les intendants supprimés on les remplaça, en
France, par les directoires des départements, corps
électifs et délibérants : ceux-ci firent l'anarchie.
Nous avons vu aussi avorter, en Haïti, l'expé-
rience politique que nous avions tentée sous le nom
de Création de Conseils d'arrondissement.
Les réformes partielles ont ceci de mauvais
qu'elles ont tous les désavantages des choses
vieilles, des abus antérieurs sans avoir les avan-
tages des réformes radicales, mais les réformes
partielles et lentes sont encore meilleures que le
stationnement indéfini ou la réforme radicale qui
avorte complètement.
Quand on veutapprendre à monter à cheval à un
enfant on le familiarise d'abord avec le noble animal,
puis on le met en selle; on lui enseigne le manie-
ment de la bride; ce n'est que plus tard qu'on fait
aller le cheval au pas, puis au trot, puis au galop.
Si, de prime abord, un enfant de sept ans est
assis sur un cheval fougueux, il y a quatre-vingt-

— 596 —
dix-neuf chances sur cent pour que le cavalier soit
désarçonné et quatre-vingt-dix pour qu'il se rompe
un membre.
Cela pourrait le dégoûter pour longtemps, sinon
pour toujours, de l'exercice du cheval.

NOTE D. (Voir à la page 4-85.)
LÀ NEUTRALISATION DE L'ILE D'HAÏTI (1).
La neutralisation est l'action par laquelle une
ville, un territoire, un navire est déclaré neutre
par traité ou par convention.
« Quelques nations faibles, dit Hautefeuille, et
« entourées d'Etats puissants, entre lesquels elles
« servent en quelque sorte de barrière, ont été
« déclarées neutres par des traités spéciaux, pour
« les protéger contre les entreprises de leurs voi-
« sins, ou plutôt pour protéger les voisins l'un
« contre l'autre. Telles sont la Suisse et la Bel-
« gique. Cette position exceptionnelle n'est pas
« réellement la neutralité conventionnelle. »
(Hautefeuille, art. Neutralité. Dictionnaire du
commerce et de la nâvigation, Paris, 1863.)
(1) Cette étude historique et politique a déjà paru dans un journal
de Port-au-Prince: l’Avant-Garde (numéros des 20 et 27 Avril
1882). Je crois devoir la reproduire ici — en manière d'appendice
à ce livre.

— 598 —
Cette neutralité exceptionnelle de la Belgique
et de la Suisse n'est pas non plus, à vrai dire, la
neutralité naturelle. Celle-ci est celle des grandes
puissances et elle n'a besoin d'autre garantie que
la force dont dispose telle ou telle puissance.
Les deux petits Etats qui se partagent l'île
d'H aïti sont entourés de colonies appartenant à des
grandes nations européennes.
Les hommes d'Etat et les patriotes haïtiens non
ennemis de la prudence peuvent désirer voir que
l'île d'Haïti, au lieu d'être en état de neutralité
naturelle au milieu de ses puissants voisins, soit
déclarée et garantie neutre, par traité spécial, et
qu'elle occupe dans la mer des Antilles la situa-
tion exceptionnelle qui est occupée en ce moment
en Europe par la Belgique et par la Suisse.
L'idée n'est pas neuve : elle n'est pas de moi.
Au lieu que d'aller plus avant, m'est avis qu'il
vaut mieux exposer la question en faisant un ra-
pide historique des grands faits politiques et di-
plomatiques qui ont eu lieu dans l'île d'Haïti de-
puis le commencement de ce siècle.
*
» *
Le 28 Janvier 1801, à la voix des cloches caril-
lonnant à toute volée et aux roulements des tam-
bours, le gouverneur général de la partie fran-
çaise de Saint-Domingue, Toussaint-Louverture,

— 599 —
faisait son entrée triomphale à Santo-Domingo, à
la tête de dix mille hommes, et en prenait posses-
sion au nom de la France.
C'était en vertu d'une des clauses du traité de
Bâle, traité intervenu entre la France et l'Espagne
en 1795, que le Premier des noirs effectuait cette
prise en possession de la partie espagnole de Saint-
Domingue.
Le 23 Fé vrier 1801, l'ancien gouverneur espagnol,
Don Joachim Garcia, quittait la vieille ville de
Barthélémy Colomb et prenait la mer à bord de
l’ Asia, en partance pour la Havane. La domina-
tion espagnole avait vécu. Elle avait duré trois
siècles et plus sur cette terre qui avait bu le sang
de Kaonabo et d'Anakaona et qui avait été témoin
de la vigoureuse résistance du cacique Henri, le
défenseur du Bahoruco.
En 1802, Toussaint-Louverture, plus trahi que
vaincu, voyait le capitaine-général Leclerc maître
de toute l'île de Saint-Domingue. Peu après, le
Premier des noirs, traîtreusement fait prisonnier,
était embarqué à Gonaïves et envoyé en Europe.
Durant qu'il agonisait au fort de Joux, les soldats
de Kerverseau buvaient l'eau de l'Ozama.
Gonaïves. — ler Janvier 1804 !...
En 1808, les Espagnols de l'ancienne Audience
de Santo-Domingo se mirent en état de rébellion
contre le général Ferrand qui y commandait pour
la France. Ferrand fut battu à Palo-Hincado, le

— 600 —
7 Novembre 1808, par les forces supérieures de
Juan Sanchez Ramirez agissant au nom et pour la
cause du roi légitime d'Espagne. Santo-Domingo,
assiégée par terre par les Espagnols révoltés, le
fut aussi par mer par une escadre anglaise sous
les ordres de Sir Hugh Lyle Carmichaël.
En Juillet 1809, le général français Barquier,
commandant de la garnison assiégée, capitula,
après une héroïque défense, et rendit la place à
Sir Carmichaël.
Par le traité de Paris (30 Mai 1814), la partie
espagnole de Saint-Domingue fut légalement rétro-
cédée à l'Espagne par la France. De 1814 à 1821,
l'Espagne redevint la métropole de tout le terri-
toire haïtien sur lequel la langue castillane était
parlée.
Le 1er Décembre 1821, Nunez Cacérès proclame
l'indépendance du peuple dominicain et constitue
un gouvernement provisoire à la tête duquel il se
met. Nunez de Cacérès et les membres de la junte
du gouvernement provisoire : Carabajal, Valdès,
Moscoso, Arredondo, Ruiz, Mancebo et Umerès
eurent non seulement le tort de déclarer le nouvel
Etat qu'ils venaient de fonder uni à la République
de Colombie, mais celui, plus grand, de maintenir
l'esclavage sur le territoire dominicain. C'était à
la fois impolitique et immoral.
Le peuple dominicain, justement mécontent des
agissements de Cacérès et de la junte du gouver-

— 601 —
nement provisoire, envoya des adresses au prési-
dent d'Haïti, J.-P. Boyer, pour dénoncer à celui-
ci la conduite du gouvernement de Santo Domingo.
Monte-Christe, Laxavon, Saint-Yague arborent
le drapeau haïtien. Saint-Jean, Las Matas, Banica,
Hinche, Neybe et Azua imitent cet exemple.
Le président Boyer, suivant en cela la politique
de Christophe, avait fait travailler l'esprit des
populations de l'Est et il avait employé une bonne
partie des trésors amassés par Henri Ier à cette
œuvre dans laquelle ses officiers à la frontière et
ses agents secrets en Dominicaine se montrèrent
d'une discrétion et d'une habileté consommées.
Le 9 Février 1822, Boyer, ayant autour de lui
quatorze mille hommes, faisait son entrée à Santo-
Domingo, escorté d'un brillant état-major.
La porte del Conde revit flotter les couleurs haï-
tiennes que Dessalines lui avait déjà montrées en
Mars 1804. Le drapeau noir et rouge couvrait alors
de ses plis orgueilleux une armée de vingt-deux
mille hommes, laquelle serait entrée dans Santo-
Domingo, n'eût été qu'à la vue de la flotte de l'ami-
ral Missiessy, le glorieux fondateur de l'indépen-
dance d'Haïti avait cru cette indépendance menacée
et avait levé le siège pour accourir à marches
forcées à la défense des côtes de la partie occi-
dentale.
De 1822 à 1843, l'île d'Haïti tout entière obéit
au même gouvernement, celui du président Boyer.

— 602 —
Le 13 Mars 1843, Boyer partait pour l'exil ayant
été renversé du pouvoir par la prise d'armes de
Praslin, c'est-à-dire par une opposition qui avait
passé de la Chambre des députés dans le peuple
par l'organe des principaux membres de cette
opposition parlementaire.
Le programme très beau de la Révolution de
1843 n'avait encore reçu qu'un commencement
d'exécution, lorsque, le 27 Septembre de la même
année, un arrêté imprudent et impolitique du gou-
vernement provisoire siégeant à Port-au-Prince,
déclara fermés tous les ports de l'ancienne partie
espagnole.
Cette mesure devait provoquer une vive irrita-
tion et une aigreur générale au milieu des popula-
tions hispano-haïtiennes. D'autres causes anté-
rieures à celles-là avaient déjà commencé à
desserrer les liens d'affection entre Santo-Domingo
et Port-au-Prince, entre les Haïtiens de 1821 et
ceux de 1804.
Le 16 Janvier 1844, un acte de séparation fut
signé à Santo-Domingo, et, le 27 Février, la Révo-
lution éclatait dans cette ville dans laquelle le
général Rivière Hérard venait d'accréditer, à titre
provisoire, M. Juchereau de Saint-Denis, en qua-
lité de consul, encore qu'il n'eût reçu ses provi-
sions que pour le poste du Cap-Haïtien. La partie
espagnole arbora la bannière de l'Indépendance et
opéra la scission aux cris de : « Viva la Républica

—603 —
Dominicana y la Virgen Maria. » Cri naïf et char-
mant !...
Le Chef d'Exécution des volontés du peuple, le
général Hérard, venait d'être porté à la présidence
à Port-au-Prince (4 Janvier 1844), par la Consti-
tuante qui avait voté la Constitution du 31 Décem-
bre 1843.
Le nouveau président quitta la capitale pour
aller ramener au giron de la République les sépa-
ratistes de l'Est. Il était à Azua, en marche sur
Santo-Domingo, lorsqu'il apprit que sa déchéance
avait été prononcée à Port-au-Prince et que le gé-
néral Guerrier, acclamé président dans le départe-
ment du Nord, le 26 Avril, venait d'être reconnu
comme tel par le reste de la ci-devant partie fran-
çaise.
Le générai Hérard partit pour l'exil après avoir
confié le commandement des troupes devant Azua
au général Souffrant qui les ramena à Port-au-
Prince.
Le 18 Novembre 1844, la partie dominicaine se
donne une Constitution au bas de laquelle on peut
lire les noms des députés de Hinche et de Las
Cahobas.
Si l'expédition de Rivière Hérard fut malheu-
reuse, on n'en peut pas dire autant de celles de
1849 et de 1855. La première, faite par le président
Soulouque (Mars-Avril-Mai 1849), avorta par suite
de complots insurrectionnels qui se tramaient
40

— 604 —
dans l'Ouest pendant que l'armée était engagée
dans l'Est; la seconde, faite en 1855-56, par le
président Soulouque devenu empereur sous le nom
de Faustin Ier, en Août 1849, ne réussit pas pour
les mêmes raisons et surtout parce que peu des
officiers qui entouraient l'Empereur comprenaient
de quelle haute importance était la réalisation de
ce projet que le souverain aurait pu appeler « la
plus grande pensée de son règne. »
Quoi qu'il en soit, les deux expéditions de 1849
et de 1855 ont eu pour résultat d'amener l'incor-
poration définitive à l'empire d'Haïti de Las Caho-
bas, de Hinche et de toute la riche vallée du Goâve
jusques aux portes de Banica. L'Empereur était
sur le point de voir venir à lui les populations de
Laxavon et de Monte-Christ et de toute la région
dépendante de ces villes, où le général Paul
Décayette, commandant à Ouanaminthe, entrete-
nait des agents secrets, lorsqu'arriva, en 1859, la
chute de l'Empire.
N'eût été la trève conclue à Port-au-Prince le
17 Février 1857, entre la France et l'Angleterre
d'une part et l'empire d'Haïti de l'autre, Faustin 1er
aurait certainement profité de l'état précaire dans
lequel se trouvait, en 1857, la République Domini-
caine pour l'incorporer à son empire, tout en con-
servant à celle-là, ainsi qu'il le promettait, « ses
lois et ses usages propres ».
Le 18 Mars 1861, la partie espagnole d'Haïti se

— 605 —
réunit sous la domination de l'Espagne et pro-
clama « pour sa reine et souveraine la très haute
princesse dona Isabelle II ».
M. Lepelletier de Saint-Rémy, qui ne pardon-
nait pas aux Haïtiens tout le mal qu'il avait dit
d'eux dans le livre rempli d'erreurs historiques,
géographiques et politiques qu'il avait publié
en 1846 sous ce titre : « Saint-Domingue. Etude et
solution de la question haïtienne, » M. de Saint-
Remy tailla de nouveau sa bonne plume de Tolède
— celle de 1846 — et écrivit dans la « Revue des
Deux Mondes » un article laudatif pour l'Espa-
gne, et qu'il voulait rendre sanglant d'ironie pour
Haïti.
M. de Saint-Remy y essayait — sans toutefois y
parvenir — de railler spirituellement le gouverne-
ment de Geffrard qui avait, à bon droit, protesté
contre l'annexion de la moitié de l'île d'Haïti à la
couronne d'Espagne.
Bientôt, d'ailleurs, ils devaient s'envoler en fu-
mée, tous les beaux rêves d'or que M. Lepelletier
de Saint-Rémy avait faits pour la monarchie, la
marine marchande et la nouvelle colonie espa-
gnoles.
Se lassant d'entendre parler à leurs oreilles « un
espagnol hautain », les Dominicains eurent l'ou-
trecuidance de ne s'en point contenter, et levèrent
l’étendard de la révolte.
Le général Pimentel avait été élevé au généralat

— 60S —
en chef et à la présidence provisoire par les in-
surgés campés dans le Cibao.
L'insurrection des indigènes de la Dominicanie
contre l'Espagne et les négociations conduites,
avec le plus grand tact à Madrid, par le plénipo-
tentiaire d'Haïti, M. Thomas Madiou, provoquè-
rent un vote des Cortès espagnoles portant éva-
cuation de l'ancienne Audience de Santo-Domingo.
Toutefois ce ne fut que le il Juillet 1865 que,
pour obéir au vote des Cortès, le marquis de la
Grandara quitta Santo-Domingo, et s'embarqua
avec ses troupes.
Le même jour, Pimentel entrait dans la ville à
la tête de l'armée indigène. Pimentel fut peu après
renversé de la présidence par le général Cabrai,
celui-ci peut-être secrètement aidé par le président
d'Haïti, Geffrard, que Pimentel avait mécontenté
par une proclamation injurieuse, laquelle était en
même temps une déclaration de guerre. Cabrai fut
nommé président provisoire. S'il fût parvenu au
pouvoir alors à titre définitif, il y aurait eu entente
cordiale entre les deux républiques, ou même réu-
nion complète comme en 1822. Mais, le 23 Novem-
bre 1865, une troupe de partisans se présente de-
vant Santo-Domingo, réclamant l'élection de Baëz
à la présidence. Le 27, la ville de Santo-Domingo
se prononce en faveur de Baëz.
Déjà/en 1865, après l'évacuation opérée par le
général espagnol, marquis de la Gandara, le cabi-

— 607 --
net de Port-au-Prince avait entrepris des démar-
ches auprès des puissances européennes qui ont
des intérêts dans la mer des Antilles pour obtenir
d'elles la neutralisation par traité de l'île d'Haïti.
Les cours d'Angleterre, d'Espagne et de France
s'étaient montrées favorables à ce projet. Le gou-
vernement de Washington, engagé dans la guerre
de Sécession, avait fait attendre sa réponse.
En 1866, Cabrai parvint légalement a la prési-
dence, mais Baëz et ses partisans tenaient la cam-
pagne contre lui. Dans l'Ouest, le secret allié de
Cabrai, Geffrard, était toujours président, mais il
se maintenait à peine à la première magistrature,
sentant gronder sous lui et la bourgeoisie et le
peuple qu'il avait blessés autant par son adminis-
tration que pour avoir — disait-on — employé le
canon anglais à réduire la ville du Cap occupée
par une insurrection à la tête de laquelle se trou-
vait le général Salnave.
Les deux présidents, constitutionnellementélus,
GefTrard et Cabrai, ne pensèrent que peu à agir en
commun pour obtenir la neutralisation, par traité,
de toute l'île et pour la faire reconnaître et garan-
tir par les Etats européens. La guerre de Sécession
terminée, la reconnaissance du cabinet de la Mai-
son-Blanche aurait suivi la garantie collective de
la neutralité de l'île d'Haïti qui aurait été faite par
les cabinets de Saint-James, des Tuileries et de
l'Escurial.

_ 608 —
Il n'en fut point ainsi malheureusement, la sta-
bilité et la quiétude d'esprit ayant manqué aux
gouvernants haïtiens pour mener à bonne fin l'œu-
vre ébauchée.
Le gouvernement de Geffrard fut renversé le
premier (13 Mars 1867) ; celui de Salnave lui suc-
céda (9 Mai, puis 14 Juin 1867).
Au commencement de 1868, Cabrai, à son tour,
était remplacé aux affaires sur les bords de l'O-
zama, par son éternel compétiteur Bonaventura
Baëz.
En 1865, il avait été convenu entre Salnave et le
général dominicain Polanco que celui-là prendrait
les armes dans la République de l'Ouest pour pour-
suivre le renversement de GefTrard , tandis que
celui-ci chercherait à remplacer Pimentel à Santo-
Domingo.
Ce double résultat obtenu, ils devaient fonder
dans l’île d'Haïti un état fédératif à deux gouver-
nements locaux, dont l'un devrait assistance à
l'autre à toute réquisition.
Ce projet ne put être réalisé, car Salnave ne fut
pas vainqueur dans le nord de l'ancienne partie
française, et Pimentel fut chassé du pouvoir, non
pas par Polanco, allié secret de Salnave, mais par
Cabrai, ami politique de GefTrard.
Baëz avait remplacé Polanco dans l'amitié poli-
tique de Salnave : l'exécution du plan politique
arrêté entre ces deux derniers, en 1865, n'était pas

— 609 —
pour être oubliée par un esprit tenace comme
l'était Salnave, ni pour être repoussée par Baëz.
Il ne fut pas même ajourné, encore que Cabrai
se fût insurgé en Dominicanie contre Baëz, et
menaçât souvent la porte San-Carlos, tandis que
la République haïtienne de l'Ouest traversait une
des phases les plus aiguës de son existence : la
crise de 1868-69.
Un des derniers épisodes de cette guerre intes-
tine fut la mort du président Salnave (15 Janvier
1870). C'était Ja ruine du projet de 1865.
L'entrevue de Cabeza-Cachon, qui eut lieu cinq
ans plus tard, entre le président d'Haïti, Michel
Domingue et le président de la Dominicanie, Igna-
cio Gonzalez, n'était que le prélude d'une action
politique et diplomatique, dont le vice-président
du Conseil des Ministres de la République d'Haïti,
le général Septimus Rameau, tenait tous les fils.
Celui-ci avait de vastes desseins, que l'emprunt de
1875 lui eût permis d'accomplir.
Samort, arrivée l'année suivante (15 Avril 1876),
vint tout interrompre.
La question subsiste tout entière.
Le projet de neutralisation de l'île d'Haïti est
pour qu'on le reprenne.
L'Angleterre, la France et l'Espagne n'ont qu'a
gagner à ce qu'Haïti soit comme une Suisse ou

— 610 —
comme une Belgique insulaire au milieu de leurs
possessions antiléennes. Il est même du devoir de.
l'Espagne et de la France, pour toutes sortes de
raisons, d'aider de leur appui le Cabinet de Port-
au-Prince dans toutes les démarches que celui-ci
pourrait tenter.
La neutralité par traité de l'île d'Haïti aurait
pour résultat immédiat une quiétude plus com-
plète des esprits dans tout le territoire quisquéyen
et pour résultat médiat la prospérité et la fédéra-
tion des deux Républiques sœurs (1).
Au moment de la grande lutte économique qui
va s'ouvrir bientôt dans le Triangle antiléen, il est
(1) Si nous obtenons cette neutralité - telle que je la demande —
nous reviserons notre Constitution, expressément pour eu effacer le
fameux article 7, devenu aujourd'hui l'article 6. Sinon, non.
L'Espagne ne conserve plus l'espoir de retourner à Santo-Do-
mingo, mais elle possède encore aux Antilles Cuba et Porto-Rico-
Le splendide empire arabe qui se nomme l'Algérie, et qui est
situé à deux journées de Marseille, est devenu un domaine de la
France. Elle y dépense annuellement 50 millions de francs et pour-
tant le nombre des colons français qui habitent l'Algérie est infé-
rieur au nombre des colons italiens et espagnols. (Levasseur, Cours
du Collège de France.
Leroy-Beaulieu, Cours du Collège de France.
Notes personnelles.)

Depuis que la loi d'aînesse est abolie en France, que les persécu-
tions religieuses ont cessé dans ce pays et que le paysan y est de-
venu propriétaire du sol, les cadets de famille, les artisans, les
paysans et les protestants français songent de moins en moins à
quitter les zones tempérées de leur beau pays pour aller tenter for-
tune sons les ciels tropicaux.— La Martinique et la Guadeloupe sont
des Antilles françaises.
L'Angleterre a l’Australie, dont la superficie est presque égale à
celle de l'Europe ; elle a encore le Canada, l'Inde anglaise si vaste
et l'Afrique du Sud. Elle vient de mettre le pied en Egypte. Le
mouvement de l'émigration anglaise se dirige bien plus volontiers
vers ces pays, où le sol est moins occupé ou moins épuisé et où le

— 611 —
pour qu'on souhaite de voir le Cabinet de Port-au-
Prince et celui de Santo-Domingo unis dans une
action commune.
Si la guerre commerciale à outrance est certaine
uue fois l'isthme de Panama coupé, on peut aussi
prévoir un conflit politique, peut-être san gla nt,
entre les puissances européennes et américaines à
propos du même canal et des pays avoisinants.
Sans nullement le désirer, il est permis de pen-
ser qu'il en puisse être ainsi quand on songe que
dans cinq ans d'ici, les laines de l'Australie, le
guano du Pérou et même le thé de Chine et les po-
tiches du Japon viendront passer par Panama.
Le commerce du Chili, de la Bolivie, de l'Equa-
climat est plus froid ou plus tempéré, qu'aux Antilles. La Ja-
maïque et presque toutes les petites Antilles sont des îles an-
glaises.
Ces trois grandes nations européennes, France, Espagne, Angle-
terre, n'ont absolument rien à craindre du voisinage d'Haïti. Si, au
contraire, une grande puissance américaine venait s'établir en maî-
tresse, dans la baie de Samana, par exemple, il ne serait pas éloigné
le jour où Cuba et Porto-Rico cesseraient d'être des colonies espa-
gnoles; elle serait prochaine l'heure où les colonies anglaises et
françaises de la mer des Antilles pourraient courir des dangers si
leurs métropoles respectives étaient quelque peu embarrassées dans
une guerre européenne.
Espagne, Angleterre et France ont donc tout intérêt à ce que
l'île d'Haïti soit déclarée en état de neutralité spéciale.
D'un autre côté, des citoyens de République Étoilée nous viennent
offrir leurs capitaux, à nous autres Haïtiens de l'Est et de l'Ouest.
Ceux de l'Est ont déjà accepté. C'est peut-être peu prudent. Nous,
Haïtiens de l'Ouest, nous avons payé si cher notre autonomie que
nous avons le droit et le devoir d'y tenir énormément. — On nous
offre des chemins de fer, des lignes de bateaux à vapeur, des télé-
graphes, que sais-je moi. C'est ainsi qu'on fait au Mexique, c'est
ainsi qu'on fait aux îles Sandwich, c'est ainsi qu'on fait au Japon,
c'est ainsi qu'on a fait au Texas, c'est ce qu'on veut faire en Colom-

— 612 —
teur, le commerce de l'Amérique russe et des par-
ties du Canada, des États-Unis, du Mexique et
du Guatémala baignées par l'Océan Pacifique vaut
la peine d'être disputé.
Transit énorme pour Panama ! Transit à nul
autre pareil et qui donnera une importance sans
seconde non seulement à la région circonscrite
entre le 10e et le 5e degré de latitude boréale et les
80 et 85e degrés de longitude occidentale du méri-
dien de Paris, mais encore au canal du Vent, aux
débouquements d'Haïti aussi bien qu'à la section
bie. Nous savons aussi ce qui s'est passé en Tunisie en 1881, en
Egypte en 1882 et dans la Nouvelle-Zélande de 1840 à 1880. Nous
pourrions répondre aux Yankees : Timeo Danaos et dona ferentes.
Nous n'en faisons rien. — D'aucuns crient à tue-tête : « Les capitaux
étrangers... tout de suite... Il n'y a que cela. » — Peu savent que
les nations capitalistes ont produit elles-mêmes leurs capitaux et que
ce qu'on a gagné soi-même on en est avare. Peu voient que le meil-
leur moyen d'aller vite c'est d'aller lentement. Il serait pourtant à
désirer que le langage suivant fut tenu aux citoyens des Etats-Unis
par les Haïtiens instruits et patriotes, c'est-à-dire prudents : « Nous
« voulons bien accepter vos dons (?). Vous voulez habiter avec
« nous?... Soit.— Vous êtes nos amis chauds?... D'accord. Mais
« commencez par nous donner des garanties. Nous avons lu le
« fabuliste et nous connaissons la fable du « Lion amoureux d'une
« jeune fille ». Coupez vos ongles. Consentez d'abord à reconnaître
« et à garantir par traité la neutralisation de toute l'île d'Haïti et
« de ses dépendances géographiques. »
Les quatre grandes puissances du golfe du Mexique ont un intérêt
immédiat et puissant à ce que cette combinaison réussisse. Elle
peut réussir.
Les propositions officieuses de réunir un congrès ad hoc peuvent
aussi bien partir de Port-au-Prince que de Madrid, de Paris, de
Londres ou de la Maison-Blanche. Je ne vois pourtant aucun in-
convénient à ce qu'elles partent de Port-au-Prince....
L.-J. J.
Paris, 10 Octobre 1882.

— 613 —
de la mer des Antilles comprise entre les 14e et 22e
degrés de latitude au-dessus de l'équateur.
Il est d'intérêt majeur que l'intégrité du terri-
toire haïtien et celle de ses îles adjacentes ou dépen-
dantes soient choses déclarées et reconnues par
traités patents et garantis par les puissances.
Cette neutralité ne sera pas seulement obtenue
pour la sécurité des deux Républiques haïtiennes,
mais encore, et peut-être bien plias, pour celles
des métropoles européennes.
Le gouvernement haïtien actuel, s'appuyant sur
le vrai peuple, est assuré de la stabilité politique,
sans laquelle rien n'est, rien ne se peut ; il a devant
lui un long avenir. « Faites-moi de la bonne poli-
tique et je vous ferai de la bonne finance », di-
sait avec raison le baron Louis, ministre de
Louis XVIII. La bonne politique intérieure fait et
la bonne politique extérieure et la richesse.
Le Cabinet actuel, persuadé que sa ligne de con-
duite politique sera suivie, peut entreprendre de
longues et délicates négociations, composé qu'il
est de diplomates éminents et ayant à l'étranger
pour le représenter des ministres aussi patriotes
que fins, discrets, savants,.... et jeunes.
Toutes les chances de donner la paix et d'établir
les bases d'une prospérité continue, croissante et
éternelle sont dans les mains de l'homme d'Etat
haïtien qui voudra se laisser tenter par le rôle d'un
Bismarck ou d'un Cavour.

— 614 —
C'est un surnom glorieux que celui-ci : « l'Uni-
taire ». Mais, non moins glorieux sont les titres,
non moins honorables sont les mérites de ceux qui
ont préparé cette unité et cette fusion des cœurs et
les ont rendues réalisables par une lente éducation
des nationaux, par une sage gradation et par des
mesures qui ressèrent les liens des peuples, font
accroître la richesse, diminuent les chances de
troubles et font naître le désir des belles choses,
des choses vraiment utiles et vraiment fécondes.
Unir, est bien. Préparer les voies pour unir, est
mieux.
Le premier est grand. Le second est grand, la-
borieux, épineux, ardu et exige une profonde con-
naissance des hommes, beaucoup de persévérance,
d'esprit de suite, de finesse et d'art.
Pour les âmes vraiment fortes et bien trempées,
il n'y a que le difficile qui soit tentant.

NOTE E. (Voir à la page XVI de la Préface.)
« Et maintenant, je remercie la noble France,
cette mamelle du monde, etc. »
La prose française, le café d'Haïti, les doctrines
philosophiques de la Révolution française sont les
meilleurs excitants du cerveau haïtien. Ils le font
fermenter, le fertilisent, le rendent facilement
perfectible, ouvert à toutes les curiosités de l'art,
de la science et des lettres.
M. Cochinat a été très mal renseigné quand il a
écrit que les jeunes Haïtiens avaient l'intelligence
inculte ; que ceux d'entre eux qui avaient reçu une
certaine éducation ne lisaient que les œuvres de
Musset et s'enivraient d'alcool à l'exemple de leur
poète favori. C'est là une grave erreur, une affir-
mation absolument controuvée. J'ai connu nom-
bre de jeunes gens de ma génération, lesquels,
entre leur quatorzième et leur dix-huitième an-
née, avaientdéjà lu, en dehors des auteurs classi-

—616—
ques, les ouvrages de Thiers, de Guizot, de Cha-
teaubriand, de Michaud, de Lamartine, de Victor
Hugo, de Rollin, de Michel et, de H. Martin, de
Lacépède, d'Arago, de Humboldt, d'Augustin
Thierry, de Jules Simon, de Zeller, etc. — J'ai
connu des professeurs haïtiens, Geoffrin-Lopez,
Joseph Hogarth, Paul Lochard, dont l'esprit était
dépourvu de tout préjugé et qui pensaient qu'il
fallait tout laisser lire aux enfants et qu'il n'y
avait de mauvais livres que ceux qu'on n'avait
point lus. Aussi ont-ils formé des élèves dont
l'esprit est d'une indépendance farouche et qui ne
reculent ni devant le mot ni devant la conception
philosophique ou politique, — si hardis, si origi-
naux ou si honnis soient-ils.
Il est bon qu'on sache en France combien la na-
tion haïtienne est attachée de cœur au pays qui,
le premier, a aboli l'esclavage, montrant ainsi que
la fraternité humaine n'était pas un vain mot.
Je détache les passages suivants d'un journal
parisien le Papillon (numéro du 12 Novem-
bre 1882) :
« La colonie haïtienne est nombreuse au quar-
« tier Latin, et elle s'assoit ponctuellement au
« banc de nos hautes écoles, où elle montre autant
« d'assiduité que d'intelligence à saisir.
« Chose curieuse à noter, tous les jeunes Haï -
« tiens connaissent à fond les doctrines philoso-
« phiques enseignées par Hseckel, Vogt, Darwin,

— 617 —
« Herbert Spencer, Auguste Comte, Littré, Pierre
« Laffitte et André Lefèvre. Comme on a tort de
« dire que la philosophie n'est pas dans les apti-
« tudes de la race noire !
« Rentrés dans leur patrie, ces jeunes savants
« travailleront activement à la diffusion des lumiè-
« res, à celle de ces connaissances qu'ils sont ve-
« nus puiser à Paris, qui peut se dire, avec un
« noble orgueil, que depuis plusieurs siècles il
« nourrit l'intellect de l'univers.
« La France, en ouvrant ses universités aux
« Haïtiens, répare dignement le mal qu'elle leur
« a fait, en les tenant sous un odieux esclavage.
« Au point de vue matériel, nous avons perdu
« Saint-Domingue. Au point de vue intellectuel,
« Haïti est encore une colonie française. »
Le gouvernement français aurait pris une me-
sure éminemment politique le jour où il déclare-
rait que les droits de scolarité dans les Facultés et
dans les lycées de Paris sont réduits de moitié
par les Haïtiens.
Le chroniqueur du Papillon — Féo de Jouval
— continuait ainsi : « Les Haïtiens ne connaissent
« pas l'ingratitude ; ils ont toujours su recon-
« naître les services qu'on leur avait rendus; ils
« conservent le culte des hommes de cœur qui
« ont pris leur défense.
« Le 13 Juillet dernier, à la cérémonie d'inaugu-
« ration du tombeau de Michelet, au Père-La-

— 618 —
« chaise, les assistants ont été étonnés et char-
« mes à la fois de voir un noir, un fils d'Haïti,
« prendre la parole et, d'une voix vibrante d'é-
« motion, saluer au nom de sa patrie ce grand
« affectueux qui aima la race noire et la défendit
« avec son éloquence et avec son cœur.
« La république haïtienne va participer à l'é-
« rection de la statue de Victor Hugo, le grand
« poète de l'humanité (1). »
Pendant longtemps quelques écrivains peu cha-
ritables se sont fait un cruel plaisir de cribler les
Haïtiens de leurs plaisanteries de mauvais aloi.
— S'ils savaient combien les piqûres d'épingle
font souffrir les hommes de cœur, ils cesseraient
d'abuser du droit qu'ils ont de biesser des inoffen-
sifs qui ne demandent qu'à aimer ceux qui veu-
lent être aimés.
Il n'y a pas de semaine que tel Haïtien « qui
me ressemble comme un frère » et qui lit tous les
jours une douzaine de grands journaux parisiens
n'ait à relever quelques douteuses aménités à
l'adresse de ses congénères. Chaque fois il en a
l'âme toute endolorie.
(1) La souscription d'Haïti m'est parvenue. Je l'ai versée entre
les mains à M. A. Vacquerie, directeur du Rappel. Je confesse ici
que j'agissais absolument de ma propre initiative lorsque j'écrivais
l'année dernière à M. Louis Blanc, en France, à MM. Solon Ménos
et D. Delorme, en Haïti, pour leur demander de bien vouloir faire
en sorte que la nation haïtienne participât à l'érection de la statue
de Victor Hugo. Pour le surplus, voir le Commerce (Port-au-
Prince) du 26 Octobre 1881 et le Rappel (Paris) du 5 Novembre 1882.
L.-J. J.

— 619 —
Aussi c'est d'une amour profondément recon-
naissante et passionnée que nous aimons ceux
qui nous ont tendu la main et qui nous la
tendent encore. H y a telle expression de Victor
Hugo qui nous emplit la mémoire durant tout un
jour. Exemple celle-ci : « Si la France avait en-
core Haïti, je dirais à la France : Rends Haïti. Et
je dis à l'Espagne : Rends Cuba (1). »
En prenant la défense de John Brown, Victor
Hugo élevait la voix en faveur de toute la race
noire.
Quant à Michelet, son sensorium fut en perpé-
tuel rayonnement de sympathie pour la race
noire. A l'heure où M. Bonneau nous jugeait si
mal dans la Revue contemporaine du 15 Décembre
1859, au lendemain des publications de M. Gus-
(1) C'est encore Victor Hugo qui — dés 1860 écrivait ceci à un
journaliste haïtien, M. Heurtelou : « Haïti est maintenant une
lumière. » (Solon Ménos. La Statue de Victor Hugo. Conférence
faite à Port-au-Prince, le 27 Novembre 1881.)
Le 27 Novembre 1881, dans la salle du théâtre national de Port-
au-Prince, M. D. Delorme, ancien député du peuple, ancien ministre
et la plus grande de nos illustrations littéraires vivantes, et M. Sc-
ion Ménos, docteur en droit de la Faculté de Paris et un de nos
brillants écrivains de l'avenir, ont chacun fait une conférence sur
Victor Hugo. —■ La salle était comble et le nom du Poète a été ac-
clamé pendant près de trois heures par une foule délirante d'en-
thousiasme.
Le ministre de l'Intérieur, le général D. Légitime, protecteur
éclairé des lettres haïtiennes, assistait à la conférence en qualité
de représentant du gouvernement.
Ainsi qu'on peut le voir, petit peuple par le nombre, les Haïtiens
font grands par les idées, par les principes, par la culture intellec-
tuelle et par le cœur.
L.-J. J.
41

— 620 —
tave d'Alaux, Michelet fit paraître ce livre : La
Femme.
Que d'accents émus et tous emplis de frater-
nelle tendresse il a su trouver pour nous conso-
ler ! Que de pages exquises de délicatesse et d'in-
tuition, que de phrases troublantes et délicieuse-
ment capiteuses ce livre ne contient-il pas pour
exalter la race éthiopienne et pour vanter les qua-
lités gracieusement féminines de lafemme noire !...
« Africa est une femme », écrit l'historien-poète
en désignant la famille chamitique. Or, qui dit
femme dit bonté vivante, bénédiction, consolation,
allégeance et reconfort. — « Salut, jeune Etat»,
fait-il ailleurs en s'adressant à Haïti...
O le ravissant chef-d'œuvre !
En son Histoire de France, chaque fois que ces
mots : « Haïti », « race noire » reviennent sous sa
plume, il s'enthousiasme pour les hommes et pour
les choses qui sont nées d'elles. Il est en constante
admiration devant l'éblouissante figure de Tous-
saint-Louverture.
J'étais sous le charme et sous la complète pos-
sesion de tous ces souvenirs dans la matinée du
13 Juillet 1882, lorsque, marchant à mon rang
dans le cortège officiel, je tenais sur le bras, de la
place Voltaire au cimetière du Père-Lachaise, une
couronne qui portait ces mots : Haïti à Michelet.
Après que le représentant du gouvernement
français, M. Jules Ferry, alors ministre de l'Ins-

— 621 —
truction publique et le délégué de la Roumanie,
M. Hasdeu-Melcy, directeur des Archives du
jeune royaume danubien, eurent parlé, je pris la
parole à mon tour.
Je transcris ici, en son entier, le discours que je
prononçai ce jour-là à la cérémonie de l'inaugura-
tion du splendide mausolée où le demi-dieu repose
enseveli dans un suaire de gloire (1) :
Messieurs,
« C'est au nom de la République d'Haïti et à
celui de la race noire que je prends la parole de-
vant le monument où dort son dernier sommeil
l’historien-poète dont nous honorons en ce jour
la glorieuse, mémoire.

« Messieurs, Paris est la Ville-Lumière, et la
France est la Nation-Flambeau.
« Michelet fut un des plus purs, un des plus
éclatants rayons de la Lumière française au
XIXe siècle.
« Le sublime penseur donnait la volée à ses
livres et leur disait : Allez, au nom de la France,
allez par le monde à la conquête des cœurs.
« Et les cœurs étaient conquis.
« C'est ainsi que le philosophe s'est acquis des
(1) Voir le Rappel (Paris) du 19 Juillet 1882 et l’Avant-Garde
(Port-au-Prince; du 17 Août 1882.

— 622 —
droits à la reconnaissance éternelle de la jeune na-
tion haïtienne.
« C'est Michelet qui dénommait Haïti « la France
noire » et qui, au nom de la France, souhaitait la
bienvenue à la République antiléenne et lui recom-
mandait de ne rien négliger pour cultiver le cerveau
de ses enfants.
« Les souhaits de prospérité et les rêves de bon-
heur qu'il a faits pour mon pays sont gravés, en
traits ineffaçables, dans le cœur des Haïtiens.
« Ce qui fait surtout la gloire de la France, c'est
qu’elle est la Nation Désintéressée. Elle est altruiste
par excellence.
« Partout où elle a déployé ses couleurs, —
qu'elles fussent blanches ou tricolores, — ce qu'elle
a cherché à conquérir, ce n'est pas la terre : c'est
l'homme.
« Et voilà pourquoi elle restera toujours la
Nation Très Aimée.
« La chute de la Bastille, a dit Victor Hugo, fut
la chute de toutes les Bastilles. C'est vrai.
« Toutes les fois que la Grande Nation a reven-
diqué un droit, une liberté, elle l'a fait non seule-
ment pour elle, mais pour toute l'humanité.
« Aussi l'humanité a-t-elle toujours les yeux
tournés vers le pays où sont nés tant de vaillants
esprits et tant de nobles cœurs : Montaigne et Rabe-
lais, Descartes et Pascal, Diderot et Voltaire et
Beaumarchais, Mirabeau et Grégoire, Danton.

— 623 —
Chateaubriand, Lamartine, Victor Hugo, Louis
Blanc, et Cochin, et Gasparin et Schœlcher.
« Michelet, Messieurs, fut à la fois un chevalier
et un apôtre. Il eut l’âme haute, fiere, douce, in—
commensurablement bonne. Ce fut un grand affec-
tueux.
« Il aima la race noire, il aima la race juive et
les défendit — combien chaleureusement ? — elles
qu'on a tant calomniées !...
« C'est Michelet, Messieurs, qui a appelé la
race éthiopienne « la race aimante »; c'est lui, le
Voyant, qui a prédit à la famille humaine à la-
quelle je m'honore d'appartenir de meilleures des-
tinées que celles qui lui ont été réservées jusques
à ce jour.
« Et tous les noirs — de quelque pays qu'ils
soient — parlent ici par ma voix et remercient
leur consolateur, celui qui n'a jamais désespéré
d'eux.
« Au nom de la République d'Haïti et au nom
de la race noire, je me découvre devant ton tom-
beau, Prophète.
« Maître, je te salue, au nom de la République
d'Haïti, et au nom de la race noire. »
Et maintenant, j'ai épanché mon cœur,
Comme j'ai ouvert ce livre, comme je veux le

— 624 —
fermer — par deux noms: Cochinat ! Michelet!
— Antithèse profonde... Ils sont séparés par un
immense abîme.
An fond de toute œuvre, il y a une moralité,
une philosophie.
Qu'il me soit permis de dégager et de formuler
les deux pensées maîtresses qui sont encloses en
ces six cents pages. Les voici :
— La première des religions, c'est la patrie. —
— S'il est quelquefois bon d'oublier, il est tou-
jours meilleur de se souvenir.
FIN

TABLE DES MATIÈRES
Pages.
DÉDICACE.
AVANT-PROPOS
I
PRÉFACE
II
COUP-D'ŒIL SYNOPTIQUE
• XVII
LIVRE PREMIER
Escarmouches.
(Septembre — Octobre.)
CHAPITRE PREMIER
LES IMPERTINENCES DE M. COCHINAT.
Lettre à Pinckombe. — Gustave d'Alaux.— Unguibus etrostro.
— M. Cochinat, géographe. — La « baie-tise » de Cochi-
nat. — Mouettes blanches et poissons volants. — C'est pha-
ramineux! — Inginac, Boyer et Ardouin. — Amour du
clairon, question d'atavisme. — M. Cochinat et les commis-
sionnaires en tous pays. — Mendiants à Paris, à Liverpool,
à Cherbourg.— Apprenez à réfléchir, Monsieur Cochinat.—
Le chauvinisme haïtien, fils du chauvinisme français. —Mère,
ils t'ont craché au visage ! — L'orgueil? Moyen de sélection,
dit Darwin.— Beauté est signe de liberté.— Nous voulons
l'aire nous-mêmes. — Haiti a coûté cher. —
Toujours
une main d'étranger qui tient les fils. — Ecrivains haïtiens,
inclinez-vous.... et saluez-les !. Saluez !... — Etrangers qui
ont écrit sur Haïti. — Leurs erreurs. — .... Il est meilleur
d'avoir du bon sens. — Hygiéniste omniscient ! — Je l'en
défie! — Appropriation des terres en Haïti.— Port-au-
Prince. — Une Commune noire. — Population peu casa-
nière... à cause de la chaleur. — Il dit tout le contraire
de ce qui est. — Notre ancienne colonie ! — Ça lui emplit
la bouche !... — Politiques en chambre et triples crétins!
— Oyez cette phrase. — Remontrances à un remontrant...

CHAPITRE II
CHRONIQUEUR MAL RENSEIGNÉ.
Il n'en fut rien. — Avis de l'Œil. — Lettre à M. Dalloz. — Le
Vaudoux. — Prenez pour des fables... — Exposition natio
nale d'Haïti. — La première Exposition française.— Chaptal
et Fox. — Prédiction de François de Neufchâteau (1798).
— Quelle différence immense ! — Gouverner, c'est prévoir !
— .... Il a pris date au nom du pays... — L'avenir se char-
gera de le démontrer. — Hommes d'Etat haïtiens. — Le
président actuel. — Banque nationale. — Union postale —
Crédit d'Haïti. — Port-au-Prince embellie. — L'instruc-
tion publique. — Le général Légitime, ministre de l'In-
térieur. — Jamais, en vérité.... — M. Laforesterie, mi-
nistre des finances. — La France et Haïti. — Le pain et le
sel. — .... même avec une fleur... — Je suis dans l'inten-
tion
CHAPITRE III
LES INSOLENCES DE M. COCHINAT.
Je sors de ma réserve.— Ma furia. — Sans euphémismes. —
Entre autres bourdes. — Faut-il qu'un homme soit lâche
et mal élevé ! — J'aurais pu vous répondre. — J'aurais pu
vous montrer... — Douleurs ostéocopes. — Voyez l'Eu-
rope. — J'évoquerais. — Je vous aurais montré. — Et puisque
ces choses.... — Paysan haïtien, mon frère
— Les temps
viendront. — Tout vient à point. — L'altruisme vous em-
plit le cœur!... — Gardez-les! — Courage civil et courage
civique ! — Chétive pécore ! — Va, simple jésuite et triple
gueux!.... — Arcahaies et Gonaïves, villes sacrées!...—
Bientôt, ô Cochinat!... — Tu les verras passer... — Re-
garde-les. — Donc, tu les regarderas passer. — Héros et
vaillants de 1803!... C'est l'indépendance d'Haïti... —
Manant, apprends à vivre. — La France est la capitale des
peuples. Haïti est la France noire. — Aveugle, trois fois
aveugle
CHAPITRE
IV
RÉSIPISCENCE.
Esquisse est joli ! — Oui, ébauche! (Voir Littré.) — Trop de
louanges après l'insulte. — Le Persévérant (numéros des
20 et 28 Janvier 1882). — Flagellant est substantif et non
adjectif. — Omniscient hygiéniste. — Excellents troupiers

— 627 —
— Quelle vue perçante et quels jarrets d'acier !— ... Comme
des Numides! — 0 chroniqueur naïf!... — Allez et ne
péchez plus
LIVRE II.
Revenez - y.
(Septembre — Octobre.)
CHAPITRE PREMIER
COURTES RIPOSTES.
Un excellent ami et collaborateur?!... — Qui reprit serait
meilleur... — C'est inexact. — Extra démagogiques pour
ultra-démagogiques !... — ... Depuis qu'il en a secoué le
joug, — « Corriges ton enfant, dit Dieu... » — Knout,
schlague et chat à neuf queues. —
Ce que c'est que
l'atavisme? — ... D'une imagination folle et délirante. —
Ni solliciteur, ni frondeur. — ... A bon entendeur, demi-
mot. — Moniteur universel?! Petite Presse, oui ! — Jo-
crisse ou Calino. — Les résultats moraux sont plus grands
encore!...— Les prénoms haïtiens... d'après lui. — De
Voltaire à Phylloxera. — Il se nomme Jean-Baptiste Tho-
mas. — Diafoirus ? — Non, Victor...— ... Paul, Dugues-
clin, Garibaldi. — ... Le ravissement où je suis... —
Prenez Madiou, cette fois. — Voyez Saint-Méry! — Don-
don, la Marmelade, la Seringue,
etc. —Journalistes, lisez
les Détracteurs! — Blanqui-Vercingétorix. — (Si tou-
tefois l'on en peut croire M. Meignan). — A la Martinique.
— ... A Meignan et à Cochinat... — (Hein ? Victor !) — La
Justice. — Sainte Routine est si puissante!
CHAPITRE II
UN FEU DE SOCIOLOGIE.
L'ouvrier à Port-au-Prince. — Voilà que ça change! —Chef-
d'œuvre d'inexactitude! — Nous n'en sortirons point. —
Entre nous. — Allons, Monsieur, un peu de sociologie. —
Entendons-nous — Tel fut le cas de Jasmin. — On sait ce
qu'il advint. — ... A Gonaïves, la ville sainte ! — L'indem-
nité territoriale d'Haïti. — Revenons à l'ouvrier haïtien. —
Un sociologue aurait applaudi. — Nous savons tous d'où
nous sortons. — Des exemples?...— En voici! — Vander-
bilt surnommé le Commodore. — Grand Maître, dites :
« Sinite parvulos. »— A la silhouette. — A. Audiganne.

—628 —
— L'ouvrier français est quelque peu le père de l'ouvrier
haïtien. — A Witebsk... (Thiers. Compagne de Russie.)
— Louis Blanc. Histoire de Dix Ans. — Voilà 1848 ! —
Déception immense!...— Louis Pauliat et la Revue nou-
velle.
— Denis Boulot et le Sublime.— Zola et l’Assommoir.
— Aurélien Scholl, de l’ Evénement. — Ameline dit:
« Qui a bu boira... » etc. — Jules Simon et l’ Ouvrière.
— Levasseur, de l'Institut. — ... La Révolution française
est son chef-d'œuvre. — L'ouvrier anglais. —Adam Smith.
— E. Boutmy, de l'Institut.— P. Leroy-Beaulieu, de l'Ins-
titut. — Fournier. — Maguire. — Les Home-rulers.—
Les révolutions, non! Les révoltes... — L'ouvrier améri-
cain. — Il sait lire. — Il est très patriote. — Il n'a qu'un
défaut. — En deux mots comme en cent. — Karl Marx (le
Capital, chapitre XXIV). — En avant ! toujours et partout,
en avant ! Et pour la patrie ! — On peut critiquer l'ouvrier,
mais le calomnier, jamais
CHAPITRE III
VIEUX CONTES ET VIEUX COMPTES.
e Vaudoux. In globo. — Ce sont des Tropidonotes. —
Et dans le plus profond secret. — Comme on dit dans l'his-
toire sainte.— Voyons, ô Cochinat, trop plein de désinvolte.
— Petits esprits et grands drôles. —Ce qui est étonnant,
ce qui est incroyable. — En un seul repas (?). — Le canni-
balisme européen. — ... Après Paul d'Hormoys et Gus-
tave Aimard. — Moyaux, Billoir, Barré et Lebiez, Pré-
vost, Gilles et Abadie, Menesclou, Sehonen. — Dites-moi,
Cochinat que vous êtes... — Vingt lieues environ de Cabeza-
Cachon vers Azua et de Ouanaminthe vers Saint-Yague.
— Que vous avez les vues courtes ; vous me faites sourire,
en vérité. — Comment je la voudrais.... — Tout le monde
soldat, voilà le mot d'ordre. — Haïti aux Haïtiens ! — Haïti,
c'est la civilisation noire latine. — Haïti est un argument...
qui gêne et qui déplaît. — Ça ira, vous dis-je, ça ira.— Met-
tons qu'il y en ait cinq cents. — A beau mentir qui vient
de loin. — Ombres généreuses et trop magnanimes des
Bloncourt, des Bonneau... et ejusdem farinæ. — Il en est
aux anges et il en rit... aux anges. — Serment d'Annibal.
Et tenu. — Voyage fructueux... en perspective. — Per-
rette et le Pot au lait.
— (Oui, la peine!) — Si l'on pou-
vait aux grandes choses comparer les petites. — Voici la
teneur de ce fragment de lettre. — Remarquez, je vous prie,
que c'est signé Laforesterie. — Ne fut pas toujours une
sinécure. — Voilà l'oiseau! — Ma plume crache. Est-ce
de dégoût ? Peut-être !

CHAPITRE IV
GLANURES.
Il me paraît indispensable. — Sans eau ni sucre. — Comme
logicien, c'est un type unique. — Je m'en tiens à ces
exemples. — Ce que Bcuchardat appelle le père de tous
les maux.
— Quelques douzaines d'écervelés répètent à
qui veut l'entendre. — Citons Becquerel, Lunier, Bouchar-
dat, Magnus Huss ; citons Rufz. — Soyez indulgents, Mes-
sieurs les moralistes transcendants. — Vous qui n'êtes
devenu goutteux (si tant est que vous le soyez).... — Deux
mots des incendies à Port-au-Prince et à Paris. — Cette
mirifique incurie sur laquelle tant de loustics ont tablé. —
Budget de Paris: 256,212,263fr. en recettes et 255,972,263 fr.
en dépenses. — Soyez indulgents pour les édiles port-au-
princiens. — Informez-vous des choses avant que d'en
parler

LIVRE III.
L'action s'engage.
(Novembre.)
CHAPITRE PREMIER
UN PEU DE POLITIQUE.
0 Cochinat Duplex. — Le peuple haïtien de sa « nature natu-
rante ».— L'Haïtien sourit devant les balles. — Buchner et
Quesnel ou c'est purement idiot.— Au lieu d'écrire des trai-
tés à l'usage du parfait fumeur ! — C'est une tactique qui
a été suivie depuis 1800. — Il faut en rabattre de ces
sornettes. — M. Alexandre Bonneau, dans la Revue con-
temporaine du 15 Décembre 1856. — 0 Bonneau, nous
sommes pénétrés de cette vérité. — Faites-nous crédit de
deux siècles. — Ni côté jaune, ni côté noir, ni opposition
mulâtre: Cela n'est pas. — Voilà le vrai! voilà le vrai! —
Mon Dieu, que les gens d'esprit sont bêtes ! — Lisez Cassa-
gnac, lisez Meignan. — Le parti national et le parti libéral
en Haïti. — Veillons sur le drapeau rouge et bleu
CHAPITPE II
ANECDOTES ET RENGAINES.
Dignes de Gribouille. — Que de contradictions ! Que d'erreurs !
Que de fautes d'histoire ! — Charmant, n'est-ce pas ? — Le

— 630 —
drapeau marchait tout seul. — Si l'anecdote est vraie. —
Il me rappelle le tant joli quatrain de Victor Hugo, in-
titulé : Mahomet. — Toujours cette vieille rengaine des
distinctions de couleur qui n'ont jamais existé. — Après
tout les troupes européennes leur ont tant de fois donné
l'exemple. — Toujours la même antienne. —Vit-on jamais
plus curieux personnage? — Quand nous en serons à mille
nous ferons une croix. — Encasernement au lieu de caser-
nement.— Et sur ce, chantons une autre antienne.— Témoin
le splendide panégyrique de Dessalines. — Si, Monsieur, il
y avait à dire. — Et, à part cela, tout le reste est vrai. —
Et pour clore ce chapitre.... — Les renieurs sont reniés....
163
CHAPITRE III
JEUNES OFFICIERS, JEUNES POLITIQUES.
Incrédulité vraiment touchante. — Avant, pendant et après
la Révolution française. — Ce qu'on a vu en Angleterre. —
En somme, tous ces jeunes gens... — Une opinion de
Louis Venillot. — Je m'étonne à mon tour. — Ne voit-on
pas coutumièrement?... 11 cracherait sur lui pour cra-
cher sur quelque chose. — Dans le journal la République
française.
— Je conclus. — Renvoyé à qui de droit. —
Que ceux qui se sentent morveux se mouchent
181
CHAPITRE IV
ITHOS
ET
PATHOS.
C'est trahison pure.— Toute moelle m'est bonne.— Voilà votre
paquet. — Quel style de Béotien. — Si tant est qu'on la
puisse classer. — Bien des choses curieuses et pharami-
neuses. — Ce doit être charmant à voir un marché en
Haïti. —Schœlcher a écrit ceci... — C'est impardonnable!
— Et je leur donne pleinement raison
190
CHAPITRE V
SPECTACLES MORALISATEURS.
' Tiens! tiens! il y a encore des nobles haïtiens?... — Tircis,
faut songer à prendre la retraite. — En chiffres ronds, voici
les preuves. — Le Budget, le Rapport du Conseil supé-
rieur au Ministre de l'Instruction publique. — C'est un
procédé commode... même en voyage. — Or, les candidats
évincés seront aigris. —Pot-de-vin et baschich. — C'est ici
le cas. — Enrichissez-vous ! — Les Haïtiens ont du champ
devant eux. — Et puis... et puis, ça ira! — Pasteurs des
peuples, suivez votre chemin ! — L'équilibre antiléen. —
Dont il fut « aultrefois » le pensionnaire
201

— 631 —
LIVRE ÎV.
Halte en marchant.
(Septembre — Octobre — Novembre — Décembre.)
CHAPITRE PREMIER
DES CHOSES AUX. HOMMES.
Martissant, Bizoton, Mariani, la Gonâve. —Rupture d'armis-
tice. — On en pourrait dire autant du peuple haïtien. —
L'exception confirme la règle. — Cela pourrait entraîner
les plus effroyables calamités. — Si Salnave... non! C'est
trop près de nous... — Vous ne voyez pas plus loin que
le bout de votre nez. — Où avez-vous appris l'histoire
d'Haïti?... — Un peu d'histoire, s'il vous plaît. — Pour
conserver des droits qu'il tenait de la nation. — (Je parle
toujours en général.) — Je ne veux nullement faire l'apolo-
gie des crimes politiques accomplis en Haïti. — Dissipons
les malentendus ; rien n'est meilleur. — Haïti n'a pas d'his-
toire ! Grosse erreur ! — Elle est étonnante, admirable. —
Lisez-les tous, ou bien... « Imitez de Conrart le silence
prudent. » — Citons encore ceci et soulignons les erreurs.
— Complétons ces renseignements. — Jeunes généraux,
ieunes politiques : Alfred Delva, Brice
229
CHAPITRE II
LES DEUX CHAMBRES
DU PARLEMENT HAÏTIEN.
Tout l'homme est là. — Séances de trente heures d'une seule
tenue. — Je ne comprends plus. — Mal installée, bien
présidée. — Voilà, certes, une phrase à encadrer! —Je n'y
reviens pas. — Le luxe est affaire de peuples vieux. —
J'aime mieux la rudesse de Caton le Censeur et le stoï-
cisme de Caton d'Utique. — Je connais un beau serment
dans l'histoire. — In medio verum. — Quel étourdi que
ce grand flandrin de badaud! — En voilà assez ! — Que l'on
s'incline devant les décisions des mandataires du peuple.
— Ni solliciteur, ni frondeur. — Relisez-le
254
CHAPITRE III
COSAS DE ANTILLAS.
(XIXe siècle.)
M. Munier et M. Mérion.— Un mot spirituel. — « On voit qu'il
se travaille à dire de bons mots. »— Elle est de M. Cochinat.

— 632 —
— Depuis lors le roi n'est pas son cousin. — C'est bur-
lesque et c'est exquis? — M. le marquis de Cochonat... ça
ferait très bien. — Cette coquine de métempsycose n'en
fait jamais d'autres. — Le mal ne vient pas des vérités
que l'on montre, mais de celles que l'on cache. — Le pré-
jugé de couleur. — Préjugé et vérité. — Définissons d'abord
Monseigneur le Préjugé! — Et maintenant sus! en avant!
à l'abordage ! — Louis XIV est le véritable auteur du pré-
jugé de couleur. — Le commandant Sylla. — Je cite M. Mei-
gnan. Ce sera long.— Pauvre Amérique, c'est bien fait pour
toi! —Le tour est à M. de Feissal. — Soyons justes, soyons
impartiaux! — Soyez indulgents, ô fils de l'Europe occiden-
tale. — Dans deux ou trois siècles encore. —Les Romains
d'autrefois et les Bretons de nos jours
270
CHAPITRE IV
COSAS DE LAS ANTILLAS.
(Avant 1843 et au XXIIe siècle.)
Donc, citons Schœlcher. — C'est un livre de bonne foi. — Je
m'en tiens à la transcription de quelques pages. — Pa-
tience et attention sont sœurs. — Deux fractions d'un même
tout. — En vérité, je vous le dis, ne falsifiez plus les textes!
— Parallèle entre Boyer et Charles X. — D'Inginac à
François Manigat.— Ce que j'écrivais en Janvier et en Fé-
vrier 1882.— Et maintenant sortons d'Haïti. — Voici ce que
rapporte M. Otbenin d'Haussonville. — Défense d'épouser
les négresses et mulâtresses... en légitimes nœuds. —
Autres règlements de justice et d'amour. — Gardons des
preuves authentiques, cela pourra servir!... — Ceci est à
l'adresse de M. Meignan. — « Revenons aux hommes de la
classe libre. » (Schœlcher.) — Le chapitre XV du volume:
Des Colonies Françaises. — Il prédit l'assimilation des
races. — J'aurais transcrit mille pages, s'il le fallait
322
CHAPITRE V
CHOSETTES ANTILÉENNES.
(En 1882.)
Exaltation et démence. — La parole est à M. Schœlcher. —
Le Rappel du 12 Mai et du 9 Août 1882. — Le Petit-Sémi-
naire-Collège et le couvent des Sœurs de Saint-Joseph-de-
Cluny à Port-au-Prince. — La religion catholique et la re-
ligion protestante en Haïti. — Pensons à l'avenir

Objectivité et subjectivité des croyances religieuses. —
Crime de lèse-patrie! —Libres penseurs et catholiques. —

— 633 —
L'haïtianisme. — « Je ne suis qu'un sonneur de clairon. »
— Cette périphrase est voulue. — M. Réache, M. C. Denis:
exemples qu'ils tracent.— Haïtiens ! cela suffit!... — Quand
donc?!... — Ce terme, il l'atteindra. — Bons naïfs! — Je
le revendique pour Haïti. — Le Premier des Noirs, sur-
nom sans pareil. — Car j'ai ma mission : guérir! — Tous
dans un, un dans tous. — Que tous me lisent et me com-
prennent. — J'ose dire pour toute l'humanité
LIVRE V.
D Estoc et de Taille.
CHAPITRE PREMIER
FINANCES ET PARLEMENTARISME COMPARÉS.
J'y reviens.—Tropes parlementaires. — Le vol de l'occasion! —
On rit... et on digère. — « Modestement» est une perle!
— Sujet de pendule. — Aux choses sérieuses! — Budget
en déficit. — Un peu de lyrisme. — Etourdi ou triste sire.
— Les ignorés seront connus. — « Souvenirs de Guy-Ju-
seph Bonnet» et un mot de Napoléon Ier. — Voyageur trop
lyrique, écoute.... — Qui parle ainsi ? — Quoi d'anormal,
d'excessif, d'inédit?... — Une note qui a son prix. — Qu'ils
en soient détrompés. — Ou sème pour récolter... — Légis-
lation budgétaire. — Renvoyé à qui de droit
CHAPITRE II
EN HAÏTI COMME AILLEURS.
Le propos est charmant et digne de Gribouille.' — C'est bien
fait. — J'approuve les Anglais. — Bohèmes, ratés et aigris!
— A tout seigneur, tout honneur. — Je n'en dédis point
et le vais prouver. — Des élections officielles et pas autre
chose. —Halte-là! Prenez Victor Hugo, Actes et Paroles.—
Excepié pour les ignorants. — Nulle méthode. — Mieux vaut
tard que jamais. — Merci ! Nous avons bu l'absinthe. — Con-
céder ! Allons donc!?... — Portez ailleurs. — Dans le mot
« Haïtien » la lettre H est muette. — « En Haïti » et
non « à Haïti ». — C'est disgracieux en diable. — Après
M. Smesler, d'ailleurs. — Terrible homme pour affirmer.
— Haïti et la race noire. — Wendell Phillips, Bétancès,
Schœlcher, Toussaint-Louverture, Dessalines, Capoix. —
Madiou, Lasselve, Robin. — Et vous aussi, lourd Buchner.
— Bonaparte et les journalistes. — La loi sur la Presse de
Musset. — Tout progrès suivi de réaction. — Liberté de

— 634 —
la presse, de réunion, d'association. — « Vecy ce que
je vouldroys. »
CHAPITRE III
DES OPPOSITIONS EN HAÏTI.
(Leur rôle, leurs résultats.)
Question palpitante d'intérêt! — Fables et fariboles. — 16 Avril
1848 et 2 Décembre 1851. — A. nos dénigreurs — Un cri-
tique qui se critique. — Remontons à Dessalines. — Pétion
et les opposants du Sénat. — L'opposition sous Boyer. —
Les opposants au pouvoir en 1843. — De cette brouille na-
quit Acaau dit l'Infâme. — Là était la vraie révolution.
Conséquences de 1843. — Le gouvernement de Geffrard. —
Cagnette ou Capoue. — La crise du coton pendant la guerre
de Sécession. — Le marquis de la Gandara. — Neutra-
lisation de l'île d'Haïti. — Digression nécessaire. — La
Constituante et la Législative sous Salnave. — « Tempes-
tueuse » est de Mirabeau. — Une Héraclée parlementaire.
— Le coup de 1808 répété en 1867. — Impérieux devoirs
du député. — Le Sud se soulève. — De 1867 à 1870. —
Résultats médiats du drame. — Nissage Saget; Michel
Domingue. — La Chambre passe dédaigneusement à l'ordre
du jour. — Tâche immense! œuvre de concorde sainte! —
La crise du café. — Coffea arabica et Coffea liberica. —
Ceci tuera cela. — « Essayons de la paix » (S. Auguste).
— « La paix est le premier des intérêts. » (E. de Laveleye.)
— La paix à tout prix. — Ne touchons plus au fusil. —
Egalité, fraternité, liberté de la parole, liberté de la pensée,
liberté individuelle en Haïti... et ailleurs. — Le président
était trop bon ! — L'argent qui circule fait l'argent. — « Rien
ne coûte aussi cher que la guerre civile.» (E. Hervé.) — Un
mot de caractère :
« Sire, vous avez bien fait. »
CHAPITRE IV
DU GÉNIE D'IMITATION DES HAÏTIENS.
« Les Haïtiens n'ont jamais rien inventé! » — Ce que c'est que
la civilisation. — Ecole de Rome, Ecole d'Athènes, Ecole
d'Alexandrie. — Imiter n'est pas facile. — Nombre de noirs
sont inventeurs. — Un puissant cerveau est un héritage. —
Qu'est la routine ? — « Le vain quarante-trois » (Paul Lo-
chard). — Rentrons en lice, seigneur Cochinat. — Etude de
constitution comparée. — Cochinat: animal imitatif. —
Une poignée de perles, dont deux : « Rien n'appartient à
rien, tout appartient à tous », — et « C'est imiter quelqu'un

— 635 —
que de planter des choux. » — Le droit de dissolution en
Haïti. — Le suffrage universel en Haïti. —Voyez Demon-
bynes, Batbie et Laferrière. — Constitution haïtienne. —
Ma parole, il est idiot. — La comparaison est triviale. —
L'impôt ne peut être perçu que s'il a été voté. — Quel
puissant logicien que ce Cochinat ! — Petite leçon de mo-
rale évolutionniste. — Attrape? — Une imposture! —
La presse officielle en tout pays. — Conquistador (?) et
rufien !
509
CHAPITRE V
PORTRAITS DE MINISTRES.
La marine haïtienne est devenue côtière. — De Pétion à nos
jours. — Le cabinet précédent: MM. Laforesterie, Brutus
Saint-Victor, Henri Piquant, E. Laroche, D. Légitime,
Charles Archin. — Le cabinet du 1er Janvier : MM. J.-B. Da-
mier, Innocent Michel-Pierre, Edouard Pinckombe, Ovide
Cameau, François Manigat, Thomas Madiou.— Etre quel-
qu'un, pouvoir faire quelque chose. — Une pensée de Scho-
penhauer. — Toussaint-Louverture, Maitland, Hédouville,
Rigaud,— Ardouin, Saint-Remy, Madiou. — C'est incon-
venant, malséant. — Dissipons les malentendus et les er-
reurs. — Rigaud et Pétion. — La belle avance ! — Un mot
de Lefèbvre. — Chamillard, Mortier, Maison. — Jugement
de Louis Blanc. — Soult, Guizot, Elias Regnault. — Erreur
des gens du monde. — Fourtoul. — MM. Devès, Tirard,
Labuze, de Mahy. — Le ministre, dans un pays parlemen-
taire. — Des idées, des plans, une âme
533
CHAPITRE VI
LES DERNIÈRES DU CARQUOIS.
P. P. C.
C'est pour prendre congé. — Le Pas d'Armes du roi Jean.
— Grafignette. — Grafougnette. — Graphomètre. —
« Graphomètre » est absurde. — Un touriste cul-de-jatte.
— Salomon, Timagène Rameau, D. Denis, L. Éthéart.
Dufresne, Philippeaux, M. Clément, H. Piquant. — A la
hiérarchie, à la carrière, au moule. — Clinquant et pail-
lons! — Quand on court après lui, il fuit. — Opinion de
Francisque Sarcey. — Gustave d'Alaux et la Revue des
Deux Mondes.
— Paul d'Hormoys et le Figaro. — Edgard
Lasselve et le Tour du Monde. — Pyramide de grimau-
dages, prends garde à toi ; ton jour vient! — Un vers du
Misanthrope, de Molière. — M. Cochinat comme styliste
42

-636 —
et comme penseur. — Puérilité sénile et exécrabilité de son
œuvre. — On en fera mention.... pour mémoire. — Amen!.
552
POST-FACE
571
NOTES.
Note A
582
Note B
.
589
Note C
592
Note D
595
Note E
615
FIN
DE
LA
TABLE DES MATIÈRES
Paris — A. PARENT, imp. de la Fac. de médec, rue M.-le-Prince, 31.
A. DAVY. successeur.

ERRATA
Page 219, ligne 14. Au lieu de Comptes fantastiques d’'Hoffmann,
lisez : Comptes fantastiques d'Haussmann.
Page 611, ligne 29. Lisez : des citoyens de là République Etoilée,






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