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H A J 6
ANTHOLOGIE D'UN SIÈCLE
DE POÉSIE HAÏTIENNE
I

DU MÊME AUTEUR
Pages de Jeunesse et de Foi (1 vol. Imprimerie du
Sacré-Cœur. Port-au-Prince, 1919).
Une Œuvre de Pitié sociale (brochure en faveur des
Cantines scolaires. Préface, articles, entrefilets. Imprimerie du
Sacré-Cœur. Port-au-Prince, 1919).
Anthologie haïtienne des Poètes contemporains
(1904-1920). (1 vol. Imprimerie Aug. A. Héraux, Port-au-
Prince, 1920.)

L'Enterrement de la Merlasse, Conte (1 plaquette de
luxe, hors commerce. La Vallée d'Aoste, Paris, 1924).
Pour paraître prochainement :
Au gré de la Fantaisie (1 vol.).
L'Ile Mystérieuse de Haïti (1789-1925). Son histoire
politique. Son histoire littéraire. Le beau voyage à Haïti (1 vol.).
En préparation :
Le Recueil pour Madeleine (Poèmes).
Anthologie haïtienne des Prosateurs (1804-1925)
(a vol.).

Louis MORPEAU
Ancien Sous-Inspecteur des Ecoles de Port-au-Prince
ANTHOLOGIE
D'UN SIÈCLE DE POÉSIE
HAÏTIENNE
1817-1925
Avec une étude sur la Muse haïtienne d'expression française
et une étude sur la Muse haïtienne d'expression créole. Les

morceaux choisis de chaque auteur sont précédés de notices
bibliographiques, critiques et biographique.
PREFACE DE M. FORTUNAT STROWSKI
Professeur à la Sorbonne.
ÉDITIONS BOSSARD
140, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 140
PARIS
1925

Copyright by Éditions Bossard, Paris 1924.
Tous droits de traduction réservés pour tous pays.

A LA MÉMOIRE DE MON ONCLE
FÉNIMORE
FOUGÈRE
dont, trop tôt, la Mort a scellé les lèvres spirituelles et
savantes et qui, parti trop tôt pour « le froid pays des
Ombres », a laissé parmi ceux qui le connurent le sou-
venir d'un lettré et d'un fantaisiste, ce livre, trophée
dressé à la plus grande gloire du pays, est dédié en
témoignage de ma très pieuse, très fidèle et très fervente
amitié posthume
(1) « Il y a cinquante ans, au Quartier Latin, les étudiant»
Paul Pourget, Jean Richepin, Raoul Ponchon et Maurice
Bouchor nouaient entre eux les liens d'une inaltérable
amitié. Auprès d'eux on voyait souvent, pour ne pas dire
toujours, un beau mulâtre haïtien au torse d'Hercule,
Fénimore Fougère lequel, ainsi que son frère Antoine,
s'était enrôlé sous nos drapeaux pendant l'Année terrible.»
Gaston GUILLOT.
(Les Annales Politiques et Littéraires,
28 septembre 1924.)

« Quel beau pays que
« Haïti a connu les plus grandes
le vôtre i Mais c'est la
souffrances. Sous la pression de
France Antiléenne.Vous
la force armée, les Etats-Unis ont
parlez le pur français de
imposé au Gouvernement de l'Ile
l'Ile-de-France. Quel
un traité politique, économique
beau pays ! »
et
financier
(1915) ,
qui
est
L'Amiral
simplement
GROUT, di-

UN
TRAITÉ
D'AN-
recteur de l'Ecole Na-
NEXION...
vale française, Voyage
«Vous n'ignorez pas qu'Haïti est
à Haïti, 1918.
le seul État du Nouveau-Monde
qui ait conservé aussi purement
la langue, la culture et les mœurs
françaises et qui nous soit resté
profondément attaché. Eh bien 1
les Américains ont tout mis en
œuvre pour développer l'esprit
anglo-saxon.
» Ils ont essayé d'imposer leur
langue dans les écoles. Mais sans
beaucoup de succès...»M. Lémery,
ancien Ministre, Sénateur de la
Martinique,cité par Charles MAUR-
RAS, Action Française, 30 mars
1925 [Le Martyre d'Haïti).
« La part qu'Haïti a prise à
« Je me garde d'oublier
l'accroissement de la littérature
l'Anthologie Haïtienne
dépasse celle de plus d'un district
des Poètes contemporains
français de même étendue. Par la
1904-1920 par M. Louis
langue, Haïti est la France : elle
Morpeau, qui est un
a des historiens, des publicistes
témoignage du
culte
et surtout des poètes, et telle de
qu'ont conservé pour
leurs odes ou de leurs élégies est
notre langue nos vieux
un chef-d'œuvre appartenant au
amis d'Haïti. » Georges
trésor du langage, »
LE CARDONNEL, La
Elisée RECLUS. Nouvelle Géo-
Poésie
Moderne.
(Le
graphie Universelle, tome XVII.
Journal, 20 juin 1924.)
(1891.)
«... Il est évident qu'Haïti a sa place dans l'Histoire
générale et une place dans le cœur des Français... » Mgr
Alfred BAUDRILLART, de l'Académie française, Recteur de
l'Institut Catholique de Paris, lettre à M. Louis Morpeau,
27 décembre 1923.


« Le français est resté la langue officielle d'Haïti ; les
poètes — Oswald Durand, Etzer Vilaire, Edmond Laforest —
n'ont jamais cessé d'y faire entendre leurs chants, inspirés
de notre Parnasse : avec un inlassable zèle, un critique,
Louis Morpeau, s'attache à montrer les liens spirituels
qui unissent l'ancienne Colonie à la France. » (Louis MOR-
PEAU, Anthologie d'un siècle de Poésie Haïtienne, avec une
étude sur la Muse haïtienne d'expression française, 1923.)
Joseph BÉDIER, de l'Académie française, et Paul HAZARD,
maître de Conférences à la Sorbonne, Histoire de la Litté-
rature française Illustrée,
tome II.
«... Grâce à l'auteur de l'Anthologie, nous avons la pleine
révélation d'une littérature sœur de la nôtre ■— ou plutôt
fille de la nôtre. Après l'avoir trop longtemps ignorée, nous
savons enfin combien elle est riche de pensée et de talent...
Littérature de belle expression française, elle est essentiel-
lement nationale... Tout en gardant son caractère natio-
nal, la littérature haïtienne est incorporée à la grande littéra-
ture française. » Marcel BATILLIAT, mai 1924.
«... San s manquer de respect aux susceptibilités natio-
nales, on incorporera dans l'histoire de notre littérature
celle des pays de langue française qui ont mêlé leur sang
au sang français, qui ont, du moins, partagé nos angoisses,
nos deuils et nos succès : la Belgique, la Suisse, le Luxem-
bourg, le Canada français, l'île d'Haïti seront nôtres et
nous serons à eux. » Fortunat STROWSKI, professeur à la Sor-
bonne, Histoire des lettres depuis Ronsard jusqu'à nos jours
(1923), tome XIII de l'Histoire de la Nation Française,
publiée sous la direction de M. Gabriel HANOTAUX, de
l'Académie française.

PRÉFACE
Théodore de Banville disait qu'un étranger n'arriverait
jamais à bien écrire le français. J'ai connu des Polonais
qui maniaient l'anglais et l'allemand avec une merveilleuse
aisance. Quand ils se hasardaient à écrire en français, ils
ne trouvaient plus qu'une langue monotone et incolore. De
là vient qu'on peut adopter toute autre langue, comme le

grand romancier Conrad a adopté l'anglais, mais il faut
être né et avoir été élevé dans le « parler » français pour
s'en servir en artiste, surtout en poète.
S'il y a une poésie haïtienne de langue française, c'est
donc que la nation haïtienne, en acquérant son indépen-
dance, a continué à vivre dans l'atmosphère de la culture

française. Par attachement pour son ancienne métropole,
par amour pour une littérature qui avait été son éduca-
trice, elle a préféré en effet le difficile français à l'espagnol
plus voisin et plus répandu, à l'anglais moins compliqué
et plus utile. Après plus de cent ans de cette fidélité iné-
branlable, nous devons les plus grands égards à des amis si

précieux, nous leur devons beaucoup d'amitié ! Puisque
les poètes d'Haïti viennent à nous, présentés par M. Louis
Morpeau, que la poésie haïtienne soit la très bienvenue !

Je n'en ferai pas l'histoire, je ne la jugerai pas en cri-
tique, puisque la voilà ici présente. Mais du moins je

XII
PRÉFACE
veux dire un caractère qui m'a frappé. En général les
littérateurs étrangers de langue française sont étroite-
ment mêlés à notre vie littéraire, si bien que nous et eux,

nous ne mettons, pour ainsi dire, entre eux et nous, aucune
différence, sauf les différences ethniques spirituelles. Ces
écrivains et les nôtres mènent la même carrière autour
des mêmes centres. Les poètes haïtiens regardent moins

vers Paris, suivent de moins près les fluctuations du goût
ou de la mode, ne recherchent pas la réputation pari-
sienne, et gardent plus intacts la fraîcheur et le naturel
de leur inspiration. La poésie haïtienne a gardé absolu-
ment l'air et le parfum du terroir. Elle peut paraître
moins adroite, moins habile, moins artiste, elle a plus de
sincérité. Elle me rappelle ces poètes régionalistes que j'ai
connus à Agen, à Montauban, à Bordeaux, à Nîmes, en
Gascogne, en Limousin ou en Provence ; ils se servaient
du parler local ; ils ne demandaient pas de prix à l'Aca-

démie ; ils ne se faisaient pas éditer à Paris ; les journaux
de Paris ne les louaient pas.
Parfois seulement un d'entre eux entrait dans le cercle
glorieux : un Lamartine écrivait d'un de ces inconnus :
« Je vais vous raconter une bonne nouvelle S un grand
poète épique nous est né. » C'était Mistral /
Oui sait si M. Louis Morpeau ne nous rapporte pas
quelque Mistral d'au delà de l'Océan ?
La poésie, quels que soient son idiome et son origine, est
chose sacrée. Lorsque Dante, conduit par Virgile, rencontre
la troupe des grands poètes et entend le salut fameux :
Onorate l'altissimo poeta, il éprouve au fond du cœur
une fierté indicible d'être lui aussi un poète. Ainsi, j'ima-
gine nos grands poètes venant au devant de cette foule

de poètes haïtiens, qui parlent la même langue que nous.

PRÉFACE
XIII
Ils les accueillent les bras ouverts, non seulement par affec-
tion pour de si fidèles amis, mais par grand amour de
l'art souverain.

M. Louis Morpeau était l'homme le mieux préparé à
nous donner une Anthologie de la poésie haïtienne. Il
aime ardemment son pays, il le comprend ; il en saisit
toutes les nuances de sentiment. Et, d'autre part, s'il n'est

point absolument une exception parmi ses compatriotes,
non (j'en sais d'autres qui lui ressemblent et qui sont in-
formés comme lui), il compte du moins dans cette élite qui
marche au premier rang de la culture française ; il est
mêlé chaque jour à notre vie intellectuelle ; il suit nos
courants littéraires. Il n'y a rien de nouveau et d'original
qui lui échappe dans l'extraordinaire effervescence litté-
raire de nos récentes écoles, de Montmartre à Montpar-
nasse. Puisse-t-il porter bonheur, parmi les jeunes, à son
île, à son pays, à ses poètes. Quant aux vieux, comme moi,
ils sont ravis de tout ce qu'il nous révèle, qui nous rappelle

nos grands-pères ou même nos grand'mères et qui va pres-
que à nos enfants.
Fortunat STROWSKI,
Professeur à la Sorbonne.
Paris, 1923.
(Le Moniteur, journal officiel de la Répu-
blique d'Haïti, n° du 17 mars 1924.)

INTRODUCTION
Il y a une littérature haïtienne parce que des Haïtiens
ont écrit des poèmes splendides, des pages d'histoire
où courent des frissons d'épopée, des romans, des pièces
de théâtre où se reproduisent des tranches de notre vie,
des pages de politique ou de morale que des penseurs
de profession eussent prises sans déplaisir à leur compte
et qu'ils ont su, en dépit des affirmations contraires,
au rythme de leur émotion intérieure, y faire passer
un peu du bleu des ciels d'Haïti, un peu de la mélan-
colie de nos saignantes douleurs, un peu de la douceur
de nos brises, un peu de la pourpre de nos gloires, un
peu de l'or de notre soleil, un peu du sortilège de nos
aurores indécises, un peu du charme magicien des
clairs de lune qui « coulent aux pentes des toits bleus »,
un peu de la grandeur des rêves qui ont secoué nos
âmes au cours de nos cent vingt ans d'indépendance
mais non de liberté, un peu de la grâce brune, un peu
de la morbidesse créole de nos sœurs et de nos cou-
sines. C'est Oswald Durand que François Coppée, qui
venait de dire un poème heureux de « son illustre con-
frère noir », introduit à la Société des Gens de Lettres
de France ; c'est Louis-Joseph Janvier, Anténor Firmin,
membres des plus grandes sociétés savantes de Paris,
y tenant leur rang, et dont un Frédéric Passy, de l'Ins-
titut, vantera « la vraiment extraordinaire érudition » ;

INTRODUCTION
XV
c'est Etzer Vilaire dont l'Académie française couronne
l'œuvre sur une motion de Jean Richepin appuyée par
Jean Aicard ; c'est Demesvar Delorme à qui son ami
Lamartine écrit : « Saint-Point vous devra un de ses
arbres et moi une de mes fibres » ; c'est Thomas Madiou
dont Michelet goûtera les histoires frémissantes au
contact des magnificences ou des horreurs de notre
guerre d'Indépendance, et tant d'autres que mes amis
et moi, au cours de nos CONFÉRENCES DE LITTÉ-
RATURE HAÏTIENNE du Lycée Pétion, avons étudiés
et étudierons en leur appliquant les principes d'une
critique sympathique qui, sans ignorer, sans feindre
même d'ignorer les défauts, mettra en lumière surtout
les qualités, car, selon l'enseignement de Ferdinand
Brunetière : « Il faut évaluer le talent plutôt aux qualités
qu'il possède. » Notre littérature autonome, comme les
patries et comme la paix, est « une création continue ».
L'Académie française ne lui accordait-elle pas « ses
lettres de grande naturalisation littéraire », selon la
parole de Solon Ménos, en couronnant en 1905, sur
le rapport de son secrétaire perpétuel Gaston Boissier,
les Morceaux choisis qu'à l'occasion des fêtes du Cen-
tenaire de notre Indépendance avait édités L'Œuvre des
Écrivains Haïtiens.
Si notre littérature nationale est une création con-
tinue, que cette langue, que nous ont léguée deux siècles
de domination française et que cent ans de commerce
intellectuel intime avec l'ancienne métropole ont permis
à plusieurs de nous de posséder à fond, que cette langue
incomparable parce qu'universelle, précise et claire, et
dont dérive notre dialecte créole, trop peu riche en
œuvres et en tournures pour être encore une langue

XVI
INTRODUCTION
littéraire, que cette langue nous serve à exprimer sans
doute des sentiments humains, généraux, mais surtout
à rendre l'existence haïtienne dans sa vérité, dans ses
splendeurs passées, ses laideurs présentes et, soyons-en
sûrs, ses beautés futures.
« La grandeur des Nations se mesure à la résistance
de leurs souvenirs », à en croire M. Raymond Poincaré.
Les plus grands noms de notre histoire ne sont plus
que des Ombres et les productions de beaucoup de
nos écrivains sont éparses dans des journaux et des
revues dont, peut-être, plus une seule collection com-
plète n'existe, en des archives particulières encore,puisque
nous ne possédons pas, hélas ! une Bibliothèque Nationale.
Qu'il eût été dommage de les laisser se noyer dans le
grand oubli. Cette anthologie, œuvre de critique et d'his-
toire édifiée en quatre ans de laborieuses recherches,aidera
au sauvetage et rendra ainsi service au pays et à la Race.
Elle prouvera,en la vulgarisant, que la poésie haïtienne
existe, tour à tour délicate, profonde, émue, vigoureuse,
pittoresque, qu'elle sait faire vibrer toutes les cordes de la
lyre et avoir des envolées admirables par tous les temps.
Mieux que de mes PAGES DE JEUNESSE ET DE FOI,
ceux qui sont « demeurés fidèles à l'âme haïtienne »
pourront dire d'elle : « Votre ouvrage prouve une fois
de plus combien les lettrés de votre pays sont en liaison
intellectuelle et sentimentale avec la vie littéraire fran-
çaise, et combien Haïti sait conserver une pensée in-
dépendante et nationale malgré les troubles politiques
et les intrusions étrangères. »
Port-au-Prince, le 1er mai 1920.
(Anthologie Haïtienne des Poètes contemporains,
1904-1920).

LA MUSE HAÏTIENNE
D'EXPRESSION FRANÇAISE*"
Pour comprendre comment la littérature haïtienne
n'exprime pas totalement notre société et nos mœurs,
et que la poésie haïtienne, en particulier, n'a pas tou-
jours l'accent spécifique du terroir, il faut bien se rap-
peler les origines et ne pas oublier que l'âme haïtienne
est une mosaïque morale, comme le populaire dialecte
créole, peu riche encore en œuvres et en tournures
littéraires, est une mosaïque linguistique où se retrouve,
en majeure partie, le vieux français du XVIIe siècle mâ-
tiné ou mêlé de locutions et d'onomatopées nègres, de
mots espagnols et anglais, caraïbes ou indiens.
Pour remplacer le premier million d'Ahïtiens ou d'abo-
rigènes que, vers 1528, les compagnons espagnols de
(1) La République d'Haïti (Grandes Antilles, Amérique
Centrale), avec ses 2.500.000 habitants et ses 28.900 kilo-
mètres carrés, est l'ancienne colonie française de Saint-
Domingue, indépendante depuis le 1er janvier 1804, mais
qui sul>it, depuis la nuit du 28 juillet 1915, une « occupation »
militaire américaine fort dure. — 1.000 écoles supérieures,
secondaires, professionnelles et primaires. Près de 100.000
étudiants et écoliers. Le" français y est langue officielle et
littéraire,
ce qu'aucun manuel de géographie, aucun ma-
nuel

d'histoire,
aucun manuel de littérature en usage
dans les écoles françaises ne mentionne. Port-au-Prince,
la capitale, a 150.000 habitants et 7 kilomètres carrés de
superficie. Port de mer actif, à quatre jours de New-York

et du Vénézuéla (Amérique du Sud). La partie orientale
de l'île parle l'espagnol. C'est la République Dominicaine,

(700.000 habitants et 48.350 kmc.)
Anthologie haïtienne.
!

2
LA MUSE HAÏTIENNE
Christophe Colomb achevaient d'exterminer, les né-
griers imaginent de puiser dans le réservoir infini de
l'Afrique mystérieuse et lointaine. Et voilà que, dès
1503, sur les plages américaines de la Grande-Antille
d'Espanola, Saint-Domingue (Haïti) débarquent des na-
tifs de la Côte-d'Ivoire, de la Guinée, du Dahomey,
du Sénégal ou de la Côte-d'Or, non point chair à canon,
mais chair à mines, à plantations, ou chair à moulins :
mort lente, abrutissement certain, sort affreux.
Ils apportaient en Amérique les vieilles croyances, les
vieux rêves millénaires, les habitudes ancestrales et les
primitifs instincts de l'Africa portentosa.
Leur africanisme, au cours des âges, se transformera,
s'atténuera, puisque le climat était moins âpre, que les
nouveaux maîtres appartenaient à une autre race, une
autre religion, une autre civilisation, et que leur des-
tinée avait changé d'orientation.
Aux Espagnols succèdent, vers 1625, les flibustiers qui
naviguaient sous le pavillon fleurdelysé et les bouca-
niers qui relevaient aussi du Roi Très Chrétien. La do-
mination française s'étendra sur les côtes, en surface
d'abord, puis en profondeur, solidement, jusqu'à l'aube
du XIXe siècle, malgré les Anglais et les Espagnols,
jusqu'au 1er janvier 1804 où Dessalines-le-Grand et ses
trente-six compagnons d'armes juraient à la face de
l'Univers de vivre libres ou de mourir et de renoncer
à jamais à la domination française ; à la domination po-
litique, auraient-ils dû spécifier, car le français demeu-
rait tacitement langue officielle et littéraire, puisque c'est
dans ce langage
Si doux qu'à le parler
Les femmes sur la lèvre en gar dent un sourire

D'EXPRESSION FRANÇAISE
3
que se prononçaient ces paroles fameuses de haine et
de vengeance.
Et voilà les nouveaux Haïtiens, — (Saint-Domingue, à
la découverte, en 1492, se dénommait Ahïti, la fleur des
hauts pays,
en langue indienne ou caraïbe), —■ et voilà les
nouveaux libres, noirs venus de l'Afrique ou nés dans
la grande île du Centre-Amérique, mulâtres dans les
veines de qui coulaient les deux sangs, hier encore
adversaires, les voilà se mettant à l'école française pour
tâcher, après une patrie, de créer une littérature et...
des lecteurs, trop peu nombreux encore, hélas ! à l'heure
présente.
Ont-ils réussi à fondre comme un métal de Corinthe
leur africanisme, leur américanisme et leur gallicisme en
un haïtianisme neuf, de bon aloi, de belle venue, de
puissante et originale allure (1) ?
Il s'avère que le succès n'a couronné qu'en partie
leurs efforts, mais que la poésie haïtienne existe, tour
à tour fraîche, profonde, émue, vigoureuse, colorée, sa-
chant faire vibrer toutes les cordes de la lyre avec des
envolées admirables par tous les temps.
Née en 1804 seulement, sans traditions propres et
dans un milieu amorphe, sous le signe du pathos révo-
lutionnaire et de l'académisme napoléonien aggravés
par la splendeur du chaud soleil de mirage des Tro-
piques, isolée à deux mille lieues de la source de
toute vérité et de toute beauté, de Paris ou de la
(1) «... Nous avons la pleine révélation d'une littérature
sœur de la nôtre, — où plutôt fille de la nôtre. — Après l'avoir
trop longtemps ignorée, nous savons enfin combien elle est
riche de pensée et de talent. Littérature de belle expression
française, elle est essentiellement nationale.
» Mattel BATILLIAT,
1924.

4
LA MUSE HAÏTIENNE
France, à deux mille lieues des guides et des maîtres,
la Muse Haïtienne d'expression française débuta par
l'exagération des erreurs et des défauts de sa grande
aînée blanche. La périphase et l'abus des termes abs-
traits, le bric-à-brac mythologique et l'emphase contem-
poraine florissent dans nos premières productions. Quel
délice que de trouver, dès 1817, un Jules-Solime
Milscent (1778-1842) d'une élégance, d'une concision
et d'une mesure toutes classiques, puisées évidemment
dans le commerce d'Horace et de La Fontaine, de Boi-
leau et de Racine.
MADRIGAL
Un jour d'été, proche d'une onde claire,
Dormait Adèle à l'ombre d'un ormeau.
L'Amour la vit ; saisissant un pinceau,
En souriant il peignit la bergère,
Puis s'envolant aussitôt à Cythère,
A mille amants il offrit le tableau.
En l'admirant chacun dit sans mystère :
« Amour, voilà le portrait de ta mère. »
(1817)
Que c'est joli et que c'est xviiie siècle !
Isaac Toussaint-Louverture (1782,
Bordeaux 1854),
par ses romances et son poème épique l'llaïliade (Paris,
1828), gardera un faux air de Casimir Delavigne, puis,
sous l'influence des théories littéraires du Génie du
Christianisme (1802), sous l'ascendant des Méditations
(1820) et des Orientales (1829), vers 1835 ou 36, dix

D'EXPRESSION FRANÇAISE
5
ans après la reconnaissance de notre Indépendance par
Charles X, treize ans après l'unité territoriale de l'Ile,
il ne sera plus question à Port-au-Prince, aux Cayes,
ou au Cap, que de « revenir à la nature », de traiter
des sujets nationaux, de chanter ses amours et ses joies,
de pleurer ses souffrances et son ennui, de célébrer
Haïti, ses fastes et ses gloires militaires, d'évoquer ses
nuits intenses et son ciel profond, ses superstitions et
ses légendes, le charme ardent de ses femmes et la ruse
finaude de ses paysans, le tout en un français le plus
pur possible, pittoresque et coloré, qui n'hésitera pas
à s'enrichir de mots « roturiers », c'est-à-dire créoles,
populaires.
LE SOMMEIL D'ALAÏDA
Sur sa natte de jonc qu'aucun souci ne ronge,
Ses petits bras croisés sur un cœur de cinq ans,
Alaïda sommeille, heureuse ! et pas un songe
Qui tourmente ses jeunes sens.
Ce cœur sans souvenir, cette âme que ne ride
Nulle pensée humaine, et ce tendre souris
Que l'ange eût envié, cet air pur et candide,
Ces douces, ces paisibles nuits,
Sont aux enfants ! L'enfance est l'onde bleue et claire
Qui dort au pied d'un roc dans un bassin d'argent.
Que font à l'humble flot le vent et le tonnerre
Et les soupirs de l'Océan !
(Coriolan ARDOUIN. Reliquiae 1837.)

6
LA MUSE HAÏTIENNE
MARIE A SON ENFANT
(Fragment)
... Te voilà haletant : assieds-toi sur la mousse.
Le soleil lutte encor, mais sa clarté s'émousse ;
La surface du lac à l'approche du soir
Brunit, comme l'azur dont elle est le miroir.
Déjà toutes les fleurs referment leurs pétales ;
Les ciels de l'Orient sont à présent bien pâles...
Pâles comme tes yeux, dont le regard distrait
Cherche en vain quelqu'objet qui bouge en la forêt.
Oh ! regarde là-bas, là-bas sur la montagne !
Vois-tu ce feu qui marche et vient vers la campagne !
C'est un fantôme errant, le feu follet des soirs...
Il passe !... cache, enfant, cache tes grands yeux noirs !...
(Ignace NAU, Le livre de Marie.)
Rien de plus conforme d'ailleurs que les doctrines
nouvelles à notre tempérament et à nos origines pitto-
resques, romanesques ou romantiques. Avec Coriolan
Ardouin et Ignace Nau, le chorège de la Jeune Haïti
de 1836, la Muse Haïtienne aurait pu dire, avec un peu
de fatuité, comme Th. Gautier plus tard :
La pourpre en mes veines abonde.
Pendent opera interrupta... Ce mélancolique hémis-
tiche de Virgile convient bien à l'oeuvre inachevée de

D'EXPRESSION FRANÇAISE
7
Coriolan Ardouin (1812-1835) et d'Ignace Nau (1812-
1845), morts, le premier, de la phtisie et de chagrins
domestiques à vingt-trois ans, le second, à trente-trois,
plein de désillusions et de décevances, ayant d'ailleurs
vu la révolution catastrophique de 1843 dessécher cette
floraison poétique printanière et distinguée.
Après eux, le romantisme coulera à pleins bords dans
la Grande-Antille tropicale de Haïti avec des outrances
à stigmatiser, des incorrections syntaxiques à déplorer
et des formes désuètes à ne point ressusciter. Pierre Fau-
bert, pourtant, en 1856 chantera la négresse et recom-
mandera l'union Aux Haïtiens en des vers d'un « clas-
sicisme » digne du meilleur J.-B. Rousseau.
Vers 1860, à l'aube de notre deuxième République, —
les bateaux à vapeur s'habituaient à sillonner nos eaux,
Fabre Geffrard (1858-1867) présidait brillamment à nos
destinées et les relations intellectuelles, commerciales,
politiques et religieuses avecla France surtout, l'Angle-
terre, l'Espagne, les États-Unis se nouaient ou se re-
nouaient chaque jour plus étroites, — un important et
curieux mouvement de renouveau se dessine dans nos
lettres, qu'enrayeront imparfaitement les troubles révo-
lutionnaires funestes de 1867 et de 1883.
Après le romantique Demesvar-Delorme dans la prose
(roman, essai, éloquence), se signalent, fidèles d'André
Chénier et d'une bonne culture gréco-latine, Abel Élie
(1841-1876) et Charles Séguy-Villevaleix (1835, \\ Paris
1923) dont les Primevères (1866, Paris) au parfum subtil
et composite décèlent l'influence en outre de Vigny,
d'Hugo et du pré-parnassien Théophile Gautier.
La langue de Villevaleix est correcte, surveillée et
sent même légèrement l'huile. Celle d'Alcibiade Fleury-

8
LA MUSE HAÏTIENNE
Battier (1841 -1882) est floue, pleine d'impropriétés de
termes et trop souvent d'un bas romantisme rondouillard.
Mais l'âme haïtienne vibre certainement plus chez
Battier que chez les deux précédents, où la couleur
locale ne prédomine pas.
« Au sein d'une riche nature, sous les rayons d'un
soleil éblouissant, en présence des mornes (1) chevelus,
des flots bleus, des sources vives qui trépignent sur les
cailloux d'argent, à l'ombre des frais manguiers, com-
ment un grand poète ne naîtrait-il pas ? », s'écriait
Villevaleix en 1866.
Ce grand poète était né depuis vingt-six ans : Oswald
Durand (1840-1906). Plusieurs pages de ses Rires et
Pleurs,
où se trouve l'essentiel de sa production de 1867
à 1896, visiblement, ont vieilli, forme et fond, mais les
autres sont pittoresques et fraîches et pimpantes et
souvent neuves. Il nous semble, ce poète du terroir qui a
...Chanté nos oiseaux, nos fertiles campagnes,
Et les grappes de fruits courbant nos bananiers,
Et le campêche en fleur parfumant nos montagnes,
Et les grands éventails de nos verts lataniers,
...Chanté notre plage, où la vague se brise
Sur les pieds tortueux du raisinier des mers,
Nos sveltes cocotiers qui prennent à la brise
Des sons purs qu'elle mêle au bruit des flots amers,
il nous semble avoir, le mieux, fondu en sa personne
les trois éléments de notre âme et représenté le mieux,
(1) Collines, montagnes.

D'EXPRESSION FRANÇAISE
9
dans la grande Ile américaine, la poésie gallo-noire
d'Haïti. Sa spontanéité idiomatique, selon un mot cher
à Emile Faguet, sa sincérité et sa souplesse rythmique,
qui ne sauraient sentir le pastiche, son art, non de décrire
mais de suggérer le paysage, de vivre, d'observer et de
penser en afro-latin, font de lui mieux que de M. Coicou
(1867-1908), d'A.
Pommayrac (1844-1908) ou de
T. Guilbaud (1856), le sommet de la poésie haïtienne
d'hier si M. Etzer Vilaire (1872) est celui de notre
poésie contemporaine.
Fécond et puissant, lévite des autels romantique,
parnassien et symboliste, M. Vilaire est un cérébral,
un intellectuel, pasteur protestant et instituteur comme
Edmond Laforest (1876-1915), la vivante antithèse
enfin de ce bohème volage et sensuel d'Oswald Du-
rand.
Comme Paul Lochard (1835-1919) et plus que M.
Coicou, descendu « dans le fond désolé du gouffre inté-
rieur », ce pessimiste aura étudié de graves problèmes,
remué des idées générales et généreuses certes, mais
pas toujours neuves et précises, posé, chez nous, le
problème de la science et de la poésie, de la philosophie
et de la poésie, le tout en une forme parfois tourmentée
et âpre, oratoire encore, mais ferme, solide, bien fran-
çaise et marquée d'un cachet artistique, ainsi qu'en té-
moignera ce sonnet :

1 o
LA MUSE HAÏTIENNE
LE RÊVE
J'éprouve un lent réveil d'extases anciennes,
De mes impressions si chères de jadis ;
J'entends comme un bourdon d'orgues aériennes,
Un murmure exhalé d'un lointain paradis.
Mon cœur se berce au gré d'ineffables haleines,
Aux soupirs musicaux d'invisibles houris,
En de vagues senteurs de choses surhumaines...
Je ne sais plus ce que je fais, ce que je dis.
Et le Mystère étend ses ailes de nuages
Sur mon âme évoquant de célestes mirages.
L'éternelle douleur qui m'étreignait s'endort.
Comme au sein des rumeurs d'une mouvante grève,
J'entrevois une forme, et j'entends ta voix d'or
Mettre un frisson d'amour dans l'air calme : je rêve.
(Les Années Tendres, 1907.)
La notion d'art, de musicalité et de simplicité, la
sincérité des sentiments et un sens plus aigu de l'haïtia-
nité
nécessaire à l'originalité de notre littérature, une
modernité zélatrice d'une large tradition, me semblent
les traits essentiels à noter à l'actif de la moderne et de
la jeune Muse haïtienne d'expression française qui,
lettrée et cultivée, se préoccupe de langue et de pro-

D'EXPRESSION FRANÇAISE
11
sodie
Elle use assez du vers libéré, du vers libre,
du vers polymorphe.
« La littérature de là-bas entre décidément dans
la littérature française », enregistrait dernièrement le
Figaro à propos de cette Anthologie. On peut même
trouver qu'elle a légèrement tardé à le faire (2) et qu'après
MM. Joseph Bédier et Paul Hazard qui ont bien voulu
s'intéresser à mon œuvre dans leur récente Histoire de
la Littérature Française illustrée, ainsi que M. Gustave
Lanson au supplément au tome IV de son Manuel
Bibliographique de la Littérature Française moderne,
M. Fortunat Strowski a bien raison de nous consacrer
quelques pages sympathiques et pénétrantes dans la
prochaine édition de son beau Tableau de la Littérature
Française au XIXe siècle (3).
(1) Il peut être intéressant de signaler la faveur dont
jouissent là-bas, notamment Henri de Régnier et Verlaine,
Mme de Noailles et Baudelaire, Paul Fort et Albert Sa-
main, Edmond Haraucourt et Stéphane Mallarmé, outre
les Belges, l'intimiste Georges Bodenbach, le paroxyste
Emile Verhaeren et l'altissimo poeta italien Gabriele d'Ail*
nunzio.
(2) J. Van Dooren, professeur à l'Athénée royal d'Arlon
(Belgique). Anthologie des Poètes français de France et de
l'Étranger. (4e édition. Albert Hermann, Verviers.)
(3) Dans l'édition de 1924. du Tableau de la Littérat ure
Française au XIXe et au XXe siècle (un volume de 722 p.),
aucune des littératures étrangères d'expression française
n'a pu être étudiée. M. Strowski compte leur consacrer
dès l'année prochaine tout un cours en Sorbonne qui
commencera par la littérature belge.

LA MUSE HAÏTIENNE
D'EXPRESSION CRÉOLE
« Sûre de sa puissance, l'enchanteresse, négligeant
les attributs extérieurs de la souveraineté, ne portait,
au lieu du diadème royal, qu'une couronne de fleurs ;
pour collier, pour bracelets, pour brodequins, pour
ceinture, elle n'avait que des fleurs. Sur le luisant ébène
de sa chevelure tranchaient de blanches fleurs entre-
mêlées d'églantines incarnat. Un tissu de fleurs cei-
gnait ses reins. Son sceptre se formait d'une tige fleurie.
Il semblait que la fleur des Reines fût aussi la reine des
fleurs. » Ainsi, en ce costume floral, aux dires de Roselly
de Lorgues, Anacaona {la fleur d'or fin, en langue in-
dienne ou caraïbe), alla, en l'an 1500, à la rencontre
de Don Barthélemy Colomb qui pénétrait dans le Xara-
gua, province d'Ahïti (la fleur des hauts pays), (1) dont
elle était le cacique et l'aède, le Samba (2).
Trois ou quatre ans après, très haut, très noble et
(1) A la découverte, en 1492, l'île Antilia des cartes por-
tugaises se dénommait Ahïti, la fleur des hauts pays, Quis-
queya,
la mère des terres, et enfin Bohio, Ja grande terre
montagneuse, en langue caraïbe. Ch. Colomb la surnomma
Española, la Petite Espagne. Puis, jusqu'au 1er janvier
1804, elle fut Saint-Domingue.
(2) Au Pérou, une samba est une jeune fille. En Algérie,
un haïti est une tenture murale. La samba brésilienne est
une danse nègre.

D'EXPRESSION CRÉOLE
13
très puissant Don Nicolas de Ovando, commandeur de
Larres, de l'ordre d'Alcantara, gouverneur pour leurs
Majestés catholiques Ferdinand d'Aragon et Isabelle
de Castille, lui tendait un piège odieux, massacrait ses
sujets et la pendait haut et court.
La poétesse de légende n'égrènerait plus d'areytos
en cette langue ahïtienne ou aborigène, abondante en
images, en musicienne douceur, en symbolique fluidité.
De ses poèmes lyriques, familiers, satiriques, de ses
élégies attendries, de ses chants épiques, de ses ballades,
rien ne surnagera qu'un souvenir imprécis et vague.
Toute la littérature primitive ahïtienne qui, à la décou-
verte, en 1492, pouvait charmer Christophe Colomb
par sa spontanéité, sa naïveté, son naturel et sa grâce,
se perdra sans retour puisque l'écriture était inconnue
des aborigènes et qu'aucun des civilisateurs d'alors ne
pensa à en recueillir même des fragments.
« On ne saurait trop regretter la perte entière de cette
poésie, explique bien Émile Nau, dans son Histoire des
Caciques d'Haïti,
élégante et si sobre. Avec ces poèmes
funèbres où les aborigènes faisaient le récit des événe-
ments accomplis sous le règne des caciques décédés, il
eût été possible de recomposer l'histoire vraie des pre-
miers temps d'Haïti. Personne ne doute qu'il eût été
fort intéressant d'y trouver la solution de bien des ques-
tions que les savants cherchent à résoudre avec une
ardente et inquiète sollicitude. Il y en a, comme celles
de la population et de la civilisation primitives d'une
grande partie du nouveau continent, qui sont condam-
nées à rester éternellement obscures.
» Les autres poésies des Haïtiens qui contiennent les
impressions et les événements de la vie intime et indi-

14
LA MUSE HAÏTIENNE
viduelle nous apprendraient bien plus aujourd'hui sur
leurs mœurs, leurs idées et leurs croyances que ce que
nous en savons par les relations incomplètes des voya-
geurs et des missionnaires. Il est dans nos populations
actuelles une coutume qui remonte probablement au
temps des Indiens, c'est de mettre en chansons tous les
incidents de mœurs et même de politique de la veille
et du jour. Les particularités d'un événement public
ou d'une scène d'intérieur que l'indiscrétion ou le
malheur a divulguée sont pour le Samba des sujets
de louange, de complainte ou de satire. C'est quelquefois
aussi une histoire de jalousie ou de rivalité, un triomphe
ou une défaite en amour qui sont racontés dans ces
chants avec une emphase et une hyperbole qui ne sont,
en aucune autre langue qu'en notre patois, plus naïves
et hardies. Si cette coutume n'est pas un héritage des
naturels d'Haïti, il n'est pas moins vrai qu'elle était
aussi dans leurs mœurs. Que de précieux documents
perdus pour l'investigateur et l'historien !
» J'ai voulu m'enquérir de ce que pouvait être cette
littérature. j'admets et je dois admettre qu'elle était
l'expression fidèle de la société qui l'avait produite, et
qu'à ce titre elle était toute spontanée, sans préceptes,
sans poétique, sans eulture, de la littérature populaire
enfin telle qu'elle se manifeste au commencement des
sociétés ou telle qu'elle éclôt dans certaines régions des
sociétés même polies et civilisées, dans ces régions où
l'étude et les traditions de l'antiquité classique ne pé-
nètrent pas. Les aborigènes d'Haïti étaient par exemple,
comme on dit, voisins de l'état de nature ; eh bien, l'art,
avec ses règles, ses exigences et tout ce qui constitue
son esthétique, n'entrait absolument pour rien dans

D'EXPRESSION CRÉOLE
15
cette littérature, la nature seule en faisait tous les frais.
» Cette poésie était-elle versifiée ou rythmée ? En l'ab-
sence de données pour établir qu'elle était soumise à
une prosodie régulière et en usage, on est autorisé à
croire qu'elle était au moins cadencée et impliquait un
certain rythme, puisqu'elle était encadrée dans le chant. »
Les 60.000 survivants du million d'Haïtiens ou d'In-
diens anéantis entre 1493 et 1528 par les féroces compa-
gnons et lieutenants de Colomb,
fatigués de porter leurs misères hautaines
ou bagnardes, transmettront aux noirs, importés à Es-
pañola dès 1503 des immensités de l'Afrique, 260 à
300 mots que recueilleront pieusement des scholiastes
ingénieux, mots composés et riches d'images, d'une har-
monieuse et symbolique poésie, et qui se retrouveront,
en partie, dans la langue espagnole, la langue française
et notre dialecte créole : ainsi boucan, le foyer souter-
rain où se fumaient les viandes ; ananas (sans changement
orthographique) ; kanoa, le canot ; hamac (lit en toile) ;
calabasa (vase de l'eau et du feu), cruche ou fanal, le
fruit du calebassier, calabaza en espagnol, cal'bass en
créole ; tabaco (calumet, pipe) ; bahiarana (fleur de
l'étoile au grand feu), le bayahonde, de la famille des
acacias, aux branches épineuses, le bayahonne créole,
Barahona (espagnol), ville dominicaine ; zagaie ou sa-
gaie (javelot, pique en bois dur) ; mabouya (grande
fieur des plaines de feu), gros lézard vert, divinité
d'alors, en français margouillat ; Tiburon (le paya des
requins), une de nos communes actuelles (cf. file des
Tiburons mexicaine, et les tiburoni italiens, requins

16
LA MUSE HAÏTIENNE
du golfe de Catane) ; cassava, la cassave, gâteau de
manioc, (la grande fleur qui tue) ; cahinito (ce qui est
grand et petit et qui gît dans la terre), notre juteuse
et violette caïmite, grosse comme une pomme, ou en-
core goyave, hicaco, le fruit de l'icaquier (zicaq en créole),
et dont on fait des confitures exquises, etc. La Guanabo
indienne (l'île du grand lézard) est l'haïtienne La
Gonâve. L' Attibonico et l'Ozama des quisqueyens con-
tinuent d'être l'Artibonite et l'Ozama, fleuves, le pre-
mier, d'Haïti, le second, de l'espagnole Dominicanie, etc.
Tout le premier quart du xviie siècle, l'Espagne
resta encore seule maîtresse de l'Ile de Saint-Domingue.
(Le père de Colomb s'appelait Domingo, Dominique.)
Quelques termes dérivés de l'espagnol persisteront
dans le dialecte créole ou s'incorporeront au français,
par exemple : cucuyo (espagnol), coucouille (créole), lu-
ciole : chico (espagnol), chiq (créole), en français chique,
petit insecte malfaisant ; conbite (espagnol), combite
(créole), réunion où l'on dîne et danse après le travail
des champs ; cobre (espagnol), cob (créole), notre monnaie
de billon, tuob (en indien) cuivre ; machete (espagnol),
manchette (créole), en français machette ou coutelas ;
malucho (espagnol), malouq (eréole), malingre, mau-
piteux ; banda (espagnol), broderie, ruban, banda (créole)
snob, faraud, m'as-tu-vu et aussi la danse africaine du
banda ; raspadura (espagnol), notre rapadou, sucre non
raffiné, le black sugar des marines américains, alforja
(espagnol), halfô (créole), besace en paille, etc...
En 1625, battant pavillon fleurdelysé et relevant
des Bourbons, les flibustiers et les boucaniers mettaient
le pied sur la partie occidentale de la grande île améri-
caine, de concert avec quelques aventuriers anglais,

D'EXPRESSION CRÉOLE
17
Grâce à ces hardis pirates, à ces audacieux chasseurs
de bœufs sauvages, la langue française allait pouvoir y
exercer son sortilège habituel et y fonder un empire
« plus fort que les airains » et qu'en tout cas les événe-
ments politiques n'arriveront pas à détruire.
Flibustiers, boucaniers, « habitants » de 1665, tout
comme leurs prédécesseurs espagnols, leurs adversaires
anglais et leurs clients hollandais, possédaient des es-
claves de plus en plus nombreux et qui, venus de toutes
les zones de l'immense Afrique où ils se partageaient
en foule de tribus ou de clans, ne se comprenaient pas
toujours très bien entre eux.
Parqués dans les habitations isolées les unes des autres
de Saint-Domingue, en contact permanent avec les
maîtres
blancs, si différents d'eux moralement et physio-
logiquement, un langage commun était indispensable
à ces pauvres déracinés pour exprimer leurs sensations,
leurs sentiments, leurs linéaments d'idées. Un idiome
devait naître de ce besoin urgent et très naturel, le
créole.
Comme les maîtres étaient, à l'origine, des marins,
les termes de marine abonderont dans ce nouveau patois,
y voisineront avec des tournures propres aux provinces
natales des nouveaux conquérants ; Normandie, Bre-
tagne, Anjou, Picardie, Guyenne, Poitou, Provence,etc.,
s'y mêleront aux locutions, aux sons nasaux et guttu-
raux, aux interjections, aux onomatopées nègres, à des
vocables anglais, espagnols, caraïbes et peut-être aussi
hollandais.
Sur cette langue en formation, le vieux français du
xviie siècle modifié, altéré par le climat, la race et le
milieu, posera nettement son sceau.
Anthologie haïtienne.
2

18
LA MUSE HAÏTIENNE
L'Afrique fournira des termes religieux : houng'for
ou humfort, vaudou ou voudo, Ogoué, Legba ; des
noms de danse : chica, bamboula, calin'da ; de tribus :
Guinée, Congo, arada, mandingue ; d'instruments de
musique, de tambours : assotor, léguédé, Binhou, (cf.
le biniou breton) ; de fruits : banana, banane, mango,
mangue ; de légumes : gombo ; de pâtisseries: doukou-
nou, akra ; de villes, Cayes, Marigot
etc.
Les Anglais donneront flibustier (de fly-boat, bateau
léger, mabi (de mabby, vin de pommes de terre), igname.
(de yame, dérivé du caraïbe inharne, grande fleur des
plaines), en créole, yanm', coq-gimm (de game-cock,
coq de combat), djob (de job, entreprise, affaire véreuse
par extension, comme au Canada), etc.
Cette mosaïque linguistique, en constante évolution
vers plus d'harmonie, de clarté, de pureté et de finesse
dans l'orthographe purement phonétique et dans la
prononciation, donnera naissance à toute une littérature
extrêmement pittoresque, vivante, imagée mais suv-
tout orale,
où prédomineront la fable, le conte — ô Bou-
gui et Ti Malice
inénarrables ! —■ la chanson amoureuse
ou satirique, les maximes — les fameux proverbes
créoles, — et où passeront tout à tour la malice, la naï-
veté, la bonhomie, l'ironie, les sanglots, le fatalisme,
la rêverie, le réalisme, les révoltes intérieures, la nos-
talgie, la sagesse, le lyrisme ingénu, le don du rythme,
le sens inné de la musique, la profondeur d'observa-
tion des misérables « pièces d'ébène » transplantées en
terre d'Amérique et de leurs descendants. Mélopées
(1) Les mots soulignés sont incorporés au français.

D'EXPRESSION CRÉOLE
19
créoles prenantes comme des cris d'âme, berceuses
créoles mélancoliques et nostalgiques comme si vous
étiez slaves, je vous ai encore dans les oreilles !
Quelques spécimens plutôt rares du créole littéraire
du xviiie sont parvenus jusqu'à nous, grâce à des blancs
« créoles » lettrés qui mirent en des vers à la grâce vieillotte
et charmante, harmonieuse et désuète, les plaintes de
quelque esclave noir amoureux ou les sanglots de quelque
mulâtresse abandonnée. Du vivier de la Mahautière,
sans doute, stylisa la célèbre Lisette quitté la plaine :
Lisette quitté la plaine,
Moin perdi bonheur à moué ;
Zié (1) à moin semblé fontaine
Dépi moin pas miré toué.
Le jour quand moin coupé canne,
Moin songé z'amour à moué ;
La nuit quand moin dans cabane (2)
Dans dormi moin quimbé toué.
Dépi moin perdi Lisette,
Moin pas souchié Kalenda.
Mon quitté bram-bram sonnette (3).
Mon pas battre bamboula.
(1) Yeux.
(2 ) Lit.
(3) Ceinture à sonnettes.

LA MUSE HAÏTIENNE
20
Quand mon contré lôt négresse,
Mon pas gagné zié pour U,
Mon pas souchié travail pièce.
Tout' qui choye à moin mouri.
Moreau de Saint-Méry conservera pour notre délec-
tation ces strophes d'une si poignante et zézayante
émotion, bien supérieures d'ailleurs aux précédentes.
Quand cher z'ami moin va rivé,
Mon va fair'li tout plein caresse.
Ah ! plaisir là nous va gouté !
C'est plaisir qui duré sans cesse !
Mais toujous tard (bis)
Hélas ! hélas !
Cher z'ami moin pas vlé rivé (bis)
Tant pri z'oézeaux n'a pas chanté
Pendant quior (1) à moin dans la peine ;
Mais gnou fois z'ami moin rivé,
Chantez, chantez tant comme sirène,
Mais, mais, ô paix, bouche ! (bis)
Hélas ! Hélas !
Cher z'ami moin pas hélé (2) moin ! (bis)
(1) Cœur.
(2) Appeler.


D'EXPRESSION CRÉOLE
21
Comment vous quitté moin comme ça !
Songé z'ami ! N'a point tant comme moin,
Femme qui jolie !
Si conné (1) moin gagné (2) tout plein talents qui doux,
Si ça vous va, prend li ; palé bon pour vous,
Vous va regretter moin toujous !
*
Tant pri, z'oézeaux, n'a pas chanté
Pendant quior à moin dans la peine !
Lisette quitté la plaine est peut-être de 1757.
Trente-deux ans plus tard, 1789 éclatait !
Les noirs n'avaient été longtemps à Saint-Domingue
que des « multitudes déracinées ». En eux se conservait,
ineffaçable, l'image de la patrie absente. Ils se tuaient
souvent dans la croyance qu'ils étaient d'y retourner
après leur mort. Inlassable, leur nostalgie évoquait les
vastes horizons et les fleuves tumultueux de l'Afrique
perdue. Torturés, suppliciés, vivant à l'état de bêtes
de somme, Sénégalais, Congolais, Dahoméens, natifs
de la Guinée, de la Côte-d'Or, Mandingues, etc., gar-
daient le souvenir des nuits claires ruisselantes d'astres
et des jours où le soleil déroule ses nappes d'or en de
éblouissements. Le mal du pays, ils en auront été la
proie, ceux-là !
(1) Vous savez.
(2) Avoir,

22
LA MUSE HAÏTIENNE
Trois siècles, les négriers, dans la grande Ile, firent
trafic des pauvres Africains. « En langage guinéen » ou
autre, les nouveaux contaient aux anciens de leur tribu
ou de leur clan ce qui, depuis leur départ, s'était passé
au pays lointain. Mais mille liens s'étaient tissés qui
attachaient ces déracinés à cette terre dont les horizons
leur étaient maintenant familiers. Près d'eux et sorti
d'eux aussi, un groupe se formait dont les membres,
affranchis parfois le jour de leur naissance, — les mu-
lâtres, — grossissaient la classe des esclaves que leur
épargne, le libertinage, la vanité ou la bonté de leurs
maîtres avaient libérés.
Trop piétinés, trop humiliés, trop avilis, les mulâtres
s'uniront fraternellement aux noirs, et au grand soleil
du 1er janvier 1804 Saint-Domingue s'évadait du bagne
colonial pour devenir, épiquement, la seconde nation
indépendante du Nouveau Monde, HAÏTI.
L'Indépendance conquise à la pointe de l'épée in-
fluera sur notre créole et nous le verrons, au cours
du xixe siècle, évoluer, s'enrichir de tournures pitto-
resques, de vocables neufs expressifs de sentiments
nouveaux plus subtils, d'états d'âme plus compliqués,
être capable de porter parfois la pensée après l'image,
allier à ses ondulements, à sa douceur, à sa morbidesse,
à sa nonchalance, à ses câlineries, une soudaine âpreté,
une éclatante verdeur, une fougueuse virulence, de
chauds reflets du tropical soleil haïtien, avec, çà et là,
des résonnances infinies, jusqu'à permettre à Oswald
Durand d'écrire cette Choucoune (1884) dont les couplets
chantent sur toutes les lèvres haïtiennes qui se respectent,
dont la grâce humaine d'idylle triste a charmé les étran-
gers, et dont l'intime haïtianité, essentielle et savou-

D'EXPRESSION CRÉOLE
23
reuse, a valuà leur auteur d'être appelé notre Mistral ;
jusqu'à permettre à Massillon Coicou d'écrire ses Re-
proches de Tiyette,
des contes et des monologues heu-
reux, à Georges Sylvain son savoureux Cric-Crac (1901),
fables de La Fontaine racontées par un' montagnard
haïtien et transcrites en vers créoles pleins de couleur
locale, à Henri Chauvet, Vendenesse Ducasse, Oswald
Durand, etc., leurs saynètes, à des recueils de pro-
verbes, à des essais de grammaire, de dictionnaire, etc.,
de voir le jour, jusqu'à prendre forme et rang enfin de
dialecte, inégalable aux autres créoles, martiniquais,
réunionnais etc.
Voici Choucoune :
Dèriè gnou gros touff' pingouin,
L'aut'jou, moin çontré Choucoune ;
Li souri l'heur'li ouè moin.
Moin dit : « Ciel ! à la bell'moune » (bis)
Li dit : « Ou trouvé ça, cher ? »
P'tits z'oézeaux ta pé couté nous lan l'air (bis)...
Derrière une grosse touffe de pingouins (1),
L'autre jour, je rencontrai Choucoune ;
Elle sourit quand elle me vit ;
Je dis : « Ciel ! oh ! la belle personne ! » (bis)
Elle dit : « Vous le trouvez, cher ? »
Les petits oiseaux nous écoutaient dans l'air... (bis)
Quand moin songé ça, moins gangnin la peine,
Car dimpi jou-là, dé pieds moin lan chaîne ! (bis)
(1) Cactus.

24
LA MUSE HAÏTIENNE
Choucoun', cé gnou marabout :
Z'yeux li claire com'chandelle.
Li gangnin tété doubout...
— Ah ! si Choucoun', té fidèle ! —
— Nous rété causer longtemps,
Jusqu'z'oézeaux lan bois té paraîtr' contents !...
Pitôt blié ça, cé trop grand la peine,
Car dimpi jou-là, dé pieds moin lan chaîne ! (bis)
Quand je songe à cela, j'ai de la peine,
Car depuis ce jour-là, mes deux pieds sont dans les chaî-
[nes ! (bis)
Choucoune, c'est une marabout (1) :
Ses yeux brillent comme des chandelles.
Elle a des seins droits...
— Ah ! si Choucoune avait été fidèle !
—■ Nous restâmes à causer longtemps,
Au point que les oiseaux dans les bois en parurent con-
tents !...
Plutôt oublier cela, c'est une trop grande peine,
Car depuis ce jour-là,mes deux pieds sont dans les chaî-
[nes ! (bis)
P'tits dents Choucoun' blanch' com'laitt,
Bouch'li couleur caïmite :
Li pas gros femm', li grassett' :
(1) Haïtienne très brune, à la peau fine, et à la chevelure
lisse. C'est la malabaraise de Baudelaire.

D'EXPRESSION CRÉOLE
25
Femm'com' ça plai moin tout' d'suite...
Temps passé pas temps jôdi !...
Z'oézeaux té tendé tout ça li té dit
Si yo songé ça, yo doué lan la peine,
Car dimpi jou-là, dé pieds moin lan chaîne !
N'allé la caz' manman li ; |
•— Gnou grand'moun' qui bien honnête !
Sitôt li ouè moin, li dit :
« Ah ! moin content, çilà nette 1 »
Les petites dents de Choucoune sont blanches comme
[du lait :
Sa bouche est de la couleur de la caïmite (1) :
Elle n'est pas une grosse femme, elle est grassette :
Les femmes pareilles me plaisent tout de suite...
Le temps passé n'est pas le temps d'aujourd'hui !...
Les oiseaux avaient entendu tout ce qu'elle avait dit !...
S'ils songent à cela, ils doivent être dans la tristesse,
Car depuis ce jour-là, mes deux pieds sont dans les
[chaînes !
Nous allâmes à la case de sa maman :
— Une vieille qui est bien honnête !
Aussitôt qu'elle me vit, elle dit :
« Ah ! je suis contente de celui-là, nettement ! »
(1) Fruit tropical violacé et juteux, gros comme une
pomme,

26
LA MUSE HAÏTIENNE
Nous bouè chocolat aux noix...
Est-c'tout ça fini, p'tits z'oézeaux lan bois ?
— Pitôt blié ça, ce trop grand la peine,
Car dimpi jou-là, dé pieds moin lan chaîne ! (bis)
Meubl' prêt, bell' caban' bateau,
Chais'rotin, tabl' rond, dodine,
Dé matelas, gnou port' manteau,
N'app', serviette, rideau mouss'line...
Quinz'jour sèl'ment té rété...
P'tits z'oézeaux lan bois, couté moin, couté !...
Z'autr' tout' va comprendr' si moin lan la peine,
Si dimpi jou-là, dé pieds moin lan chaîne !...
Nous bûmes du chocolat aux noix,..
Est-ce que tout cela est fini, petits oiseaux qui êtes dans
[les bois ?..
— Plutôt oublier cela, c'est une trop grande peine,
Car depuis ce jour-là, mes deux pieds sont dans les
[chaînes !
Les meubles étaient prêts ; beau lit-bateau,
Chaise de rotin, table ronde, dodine,
Deux matelas, un porte-manteau,
Des nappes, des serviettes, des rideaux de mousseline...
Il ne restait plus que quinze jours...
Petits oiseaux qui êtes dans les bois, écoutez-moi, écou-
liez !...

D'EXPRESSION CRÉOLE
27
Vous aussi vous allez comprendre si je suis dans le
[chagrin,
Si depuis ce jour là, mes deux pieds sont dans les chaînes !
Gnou p'tit blanc vini rivé :
P'tit barb' roug', bell' figur' rose,
Montr' sous côté, bell' chivé...
— Malheur moin, li qui la cause !
Li trouvé Choucoun' joli,
Li parlé francé, Choucoun' aimé-li...
Pitôt blié ça, çé trop grand la peine.
Choucoun' quitté moin, dé pieds moin lan chaîne !
Ça qui pis trist' lan tout ça,
Ça qui va surprendr' tout' moune,
Cé pou ouè malgré temps-là,
Moin aimé toujours Choucoune 1
■— Li va fai' gnou p'tit quatr'on...
P'tits z'oézeaux gadé ! p'tit ventr' li bien rond !...
Pé ! fémin bec z'autr'.,. cé trop grand la peine :
Dé pieds p'tit Pierr', dé pieds li lan chaîne.
Voilà qu'un petit blanc arrive :
Petite barbe rouge, belle figure rose,
Montre au côté, beaux cheveux...
— Mon malheur, c'est lui qui en est la cause !

28
LA MUSE HAÏTIENNE
Il trouve Choucoune jolie,
Il parle français... Choucoune l'aime...
Plutôt oublier cela, c'est une trop grande peine,
Choucoune me quitte, mes deux pieds sont dans les
[chaînes !
Le plus triste de tout cela,
Ce qui va surprendre tout le monde,
C'est de voir que, malgré ce contre-temps là,
J'aime toujours Choucoune !
— Elle va faire un petit quarteron ! (1),
Petits oiseaux, regardez ! Son petit ventre est bien rond !
Taisez-vous ! Fermez vos becs ! C'est une trop grande
[peine :
Les deux pieds de petit Pierre, ses deux pieds sont dans
[les chaînes.
Les différences éclatent entre le créole de 1757 et celui
de 1884, en ce que ce dernier est d'une langue plus libre,
moins imprécise, plus souple, et d'un alliage moins équi-
voque.
Notre dialecte s'affine quotidiennement, s'attribue
heureusement des termes français, se déforme de
vocables yankees depuis que, dans la nuit du 28 juillet
1915, les marines américains « occupent » la République
gallo-noire d'Haïti. Il jouit, à l'heure présente, d'un
renouveau de faveur et de curiosité, grâce à quelques
(1) Le fils d'une mulâtresse et d'un blanc, ou d'une blanche
et d'un mulâtre.

D'EXPRESSION CRÉOLE
29
lettrés et à certain groupe dramatique aux productions
plaisantes et nombreuses, d'une ironique vérité, d'une
observation amère et cocasse, sans psychologie bien sub-
tile ni finesses littéraires bien grandes (1)
Si la Muse Haïtienne d'expression créole n'est point
aussi riche que celle qui parle le français, elle possède
déjà quelques bijoux poétiques d'un métal très pur
et solide et elle n'attend qu'un Mistral pour imposer
au monde une Mireille tropicale capable d'égrener,
en langue créole cette fois, des vers souples et flexueux
sur des rythmes cadencés et musiciens.
Louis MORPEAU.
(1) Vient de paraître : Pour amuser nos tout-petits, fables
de La Fontaine traduites en prose créole par M. Frédéric
Doret (Paris, 1924).
Du même auteur : Les premiers pas dans la Grammaire
(Paris, 1925).


BIBLIOGRAPHIE
Pierre DE VAISSIÈRE : Saint-Domingue. La Société ci la
vie créoles, 1629-1789 (2e édition. Paris, 1909).
Bibliothèque Nationale de Paris : Revues et Journaux
Haïtiens de 1808 à 1891.
Thomas MADIOU : Histoire d'Haïti (3 vol. Port-au-Prince,
1848). Un 4e vol. a paru en 1904.
Gustave D'ALAUX : Les Mœurs et la Littérature nègres
(Revue des Deux Mondes du 15 mai 1852). La Litté-
rature jaune (Revue des Deux Mondes
des 1er sep-
tembre et 15 décembre 1852).
Alexandre BONNEAU : Les Noirs, les Jaunes et la Litté-
rature française en Haïti (Revue Contemporaine du
15 décembre 1856.)
ARDOUIN : Études sur l'histoire d'Haïti (II vol. Paris,
1860).
Edgar LA SELVË : Histoire de la Littérature Haïtienne,
depuis ses origines jusqu'à nos jours, suivie d'une
anthologie haïtienne (Versailles, 1875).
La République d'Haïti, son présent, son avenir écono-
mique, par Paul VIBERT, chargé de missions écono-
miques aux Antilles (Paris et Nancy, 1895).
J. VALMY-BAYSSE : La Poésie française chez les Noirs
d'Haïti (I brochure, Paris, 1903).
Œuvre des écrivains Haïtiens : Morceaux choisis (vers et
prose. 2 vol. Port-au-Prince, 1904).
Jacques-Nicolas LÉGER : Haïti, son histoire et ses dé-
tracteurs (New-York et Washington, 1907).

32
BIBLIOGRAPHIE
Sténio VINCENT : Haïti telle qu'elle est (Bruxelles, 1910).
Louis CARIO et Charles REGISMANSET : L'Exotisme. La
Littérature colonialé (Mercure de France, Paris).
Louis MORPEAU : Anthologie Haïtienne des Poètes con-
temporains (1904-1920), Port-au-Prince (1920) ; La
France Antiléenne de Haïti (1789-1923), (Le Monde
Nouveau des 15 septembre, 15 octobre et 15 no-
vembre 1923 (1) ; Haïti l'Ensoleillée (Floréal du 20 oc-
tobre 1923, avec 9 photographies et vues (l) ; Lettres
Haïtiennes
(Les Nouvelles Littéraires, à partir du
30 août 1924, Mercure de France à partir du 1er juillet
922) ; La Muse Haïtienne d'Expression française (Revue
des Cours et Conférences du 15 mars 1924 (1) ; Rapport
au Comité de la Société des Gens de Lettres de France
sur le Mouvement littéraire à Haïti, 1894-1924 (La
Vie des Peuples de septembre 1924 et Comœdia des 27
et 29 janvier, des 4 et 7 février 1925 ; Un Dominion
intellectuel français : Haïti (L'Amérique Latine du
Ier octobre 1924) ; La Muse Gallo-Noire Haïtienne
(1817-1924), (La Revue Mondiale du 15 juillet 1924).
(1) Démarquées d'une façon vraiment extraordinaire par
M. Dantès Bellegarde, ancien ministre d'Haïti à Paris,
dans une brochure non datée : La République d'Haïti et les
Etats-Unis devant la Justice internationale.
Paris, (septem-
bre 1924 ?)
Au sujet de ce plagiat, un procès-verbal de carence a dû
être dressé, le 3 mars 1925, au Syndicat Professionnel des
gens de Lettres
que préside de droit, comme l'on sait,
M. Georges Lecomte, de l'Académie Française, Président de
la Société des gens de Lettres. Le mandataire muni des pleins
pouvoirs de M. Dantès Bellegarde ne s'étant pas présenté au
jour fixé pour l'arbitrage et ayant, par lettre adressée à son
propre arbitre, récusé d'avance la sentence à intervenir...

JULES-SOLIME MILSCENT
(Grande Rivière du Nord, 1778 — Cap Haïtien,
7 mai 1842.)
Notre première revue littéraire, l'Abeille Haytienne (1),
date du 1er août 1817. Elle dura trois ans et servit à
révéler, outre Colombel (7 1823), et Laprée (2), un petit
classique, Jules-Solime Milscent, né de mère libre quoique
négresse et d'un Angevin dont les aïeux avaient connu
les temps héroïques de la colonie, puisqu'ils y vinrent
sous le bon Bertrand d'Ogeron qui fut gouverneur de
1665
à 1675.
Dès les premiers troubles de 1789, Milscent, le père
(Claude-Michel-Louis), « ami des noirs » et anti escla-
vagiste, avait abandonné Saint-Domingue. Fixé à Paris,

mais sans grandes ressources, dès 1792, il fonda la Revue
du Patriote, puis Le Créole patriote, « où il plaida cons-
tamment la cause de la liberté générale. Il fut arrêté et
(1) La Bibliothèque Nationale de Paris en possède la
collection entière ainsi que des collections de nos journaux
de 1808 à 1891.
(2) Une Anthologie d'un siècle de Poésie Haïtienne ne
peut forcément donner que l'essentiel, que le strict néces-
saire.
Le poète, acteur, auteur, imprésario Dupré, qui avait
rouvert « La Comédie » de Port-au-Prince en 1804, avait
été tué en duel le 13 janvier 1816. Le manuscrit de ses
7 ou 8 pièces de théâtre allait bientôt se perdre.
Anthologie haïtienne.
3

34
LES POÈTES HAÏTIENS
conduit à la Conciergerie. Robespierre l'avait porté sur
la liste fatale avec, près de son nom, un g qui était l'arrêt
de mort. Il lui reprochait cette phrase de son journal
adressée à l'odieux Marat : « La liberté est une femme, elle
veut être traitée avec douceur.
» Des colons témoignèrent
que Milscent était, comme Brissot, l'auteur ou le complice

d'une conspiration tendant à détruire l'unité et l'indivisibilité
de la République. Il fut, sur cette accusation, condamné à la

guillotine par jugement du Tribunal révolutionnaire en
date du 7 prairial an 2 (30 juin 1794) ». Avec satisfac-
tion, Jules-Solime nous apprendra que « le jugement de
cet infâme Tribunal a été annulé après l'époque du
9 Ther-
midor ».

Jules-Solime vécut en France jusqu'en 1806. En 1817,
nous le retrouvons à Port-au-Prince, greffier près le Tri-
bunal de Cassation de la République. En
1832, il présidait
la Chambre des députés. Et même le
27 juin 1832, ayant osé
contredire Hérard- Dumes le, poète lui aussi et le chef de
/'Opposition, il s'entendait ainsi apostropher, Catilina
d'occasion par le Cicéron de Torbeck : « Jusqu'à quand,

législateurs, le préopinant soutiendra-t-il l'erreur par
le sarcasme ? Jusqu'à quand renoncera-t-il à être lui-
même ? » Ce poète aimable, spirituel et mesuré, finit
tragiquement. Le
7 mai 1842, un formidable tremblement
de terre renversait, entre autres, la ville du Cap-Haïtien
et l'ensevelissait sous les ruines du café où il se trouvait.

Jules-Solime avait abordé des genres divers : ode, épître,
fable, chanson, madrigal, poésie fugitive, sans oublier
l'article et la chronique. Le théâtre l'avait attiré. Son
Philosophe physicien, « espèce de vaudeville fantastique »,
date de
1817, mais en 1904 il était jugé encore « une des
plus jolies pièces de notre répertoire. »

JULES-SOLIME MILSCENT
35
LE SERPENT ET L'HOMME
FABLE
Autrefois un serpent, se traînant sur le ventre,
Sur un roc élevé parvint à se loger,
Tandis que, cheminant sur ses pieds, dans un antre
Un homme fut contraint d'emménager.
Le reptile, enflé de la gloire
De se trouver voisin des cieux,
A son compétiteur osait chanter victoire,
Le raillant d'habiter en de si sombres lieux.
L'homme lui répondit d'une voix douce et fière,
Mais sans chagrin ni colère :
« Je serais parvenu sur ce mont escarpé,
Si, comme toi, j'avais
rampé. »
A CÉLESTE
Non, les déesses ne sont pas
Jalouses des jeunes Mortelles ;
En te douant de mille appas,
Elles ont témoigné leurs bontés pour les belles :
Tu reçus de chacune d'elles
Un don qui fait voler les amours sur tes pas.

36
LES POÈTES HAÏTIENS
Tes sourcils, tes cheveux d'ébène
Ne sont-ils pas de la Nuit un présent ?
Pour toi l'Aurore a prodigué sans peine
La perle qui fait l'ornement
Et de tes yeux et de ta bouche.
Lorsque ta pudeur s'effarouche,
Les roses de ton coloris
Décèlent les bienfaits de Flore.
Ton air est de Junon et ces pieds si jolis
De la Nymphe des bois sont des faveurs encore.
La mère des Amours a placé dans tes mains
Ce trait qui charme quand il blesse :
Et, pour te préserver des pièges des humains,
Minerve dans ton cœur fit germer la sagesse.
LE ROSSIGNOL ET L'HIRONDELLE
Philomèle et sa sœur, sur le tronc d'un cyprès,
Se rappelaient un jour leur antique aventure.
Tout à coup un sinistre augure
Suspendit leurs touchants regrets.
Dans les airs un milan, un oiseleur à terre
Présentaient à leurs yeux ou la cage ou la serre.
« Fuyons vers le milan, le sort en est jeté,
Dit tristement Procné, craignant d'être asservie :
Le vorace animal n'en veut qu'à notre vie,
Mais l'oiseleur en veut à notre liberté.»

JULES-SOLIME MILSCENT
37
LE SECRET D'ÊTRE HEUREUX
(Couplets du Philosophe Physicien)
Retenez bien cette leçon :
Jeunes amants, jeunes fillettes,
Heureux par votre illusion,
Restez dans l'erreur où vous êtes ;
Ne cherchez pas à pénétrer
Le secret de votre bien-être.
On peut gagner à l'ignorer,
Souvent on perd à le connaître.
Si Fanchon me disait un jour :
« Mon ami, c'est toi seul que j'aime »
Je lui répondrais à mon tour :
« Mon cœur te chérit tout de même. »
Après cet aveu rassurant,
Que nous faudrait-il davantage ?
Fanchon, heureuse, moi content,
Tout irait bien dans le ménage.

38
LES POÈTES HAÏTIENS
Souvent un curieux désir
Trouble les beaux jours de la vie ;
Prétendre tout approfondir
N'est, suivant moi, qu'une folie.
En cherchant un objet flatteur
On rencontre... tout autre chose.
Sachons profiter du bonheur,
Sans en vouloir trouver la cause.
CONTE
Deux plaisants au piquet jouaient d'égale force,
L'un bossu, l'autre à jambe torse.
Du côté du bossu fut, d'abord, tout le gain :
Mais il eut courte chance. En moins d'un tour de main
Il perdit tout : « Quel bonheur est le vôtre !
S'écria-t-il, dépité, le cœur gros :
La fortune m'a donc en plein tourné le dos ?
A moi la jambe, reprit l'autre.

ISAAC TOUSSAINT-LOUVERTURE
(Ennery, 1782 — Bordeaux, 26 septembre 1854.)
Milscent avait été un classique moyen, c'est-à-dire,
selon la définition de Sainte-Beuve, un poète juste, sensé,
modéré. Isaac Toussaint-Louverture est déjà teinté de
romantisme. Né en novembre 1782 au canton d'Ennery,
de Toussaint-Bréda (Louverture) et d'une négresse arada,
Suzanne Simon, il entrait en 1796 à l'école militaire de
Liancourt, à Paris, puis au collège de La Marche où il
se distingua.

Il appartient à l'histoire par le rôle qu'il joua lors de
l'expédition Leclerc. L'entrevue entre l'ancien esclave
Toussaint-Louverture, général de division de la première
République française et gouverneur de Saint-Domingue, son
fils Isaac et son beau-fils Placide-Séraphin (1802), sera
racontée lyriquement par Lamartine dans son poème dra-
matique ou mélodramatique
Toussaint-Louverture (1850.)
Isaac préférera les drapeaux du premier Consul à celui
de son père. Placide Séraphin, lui, se battit aux côtés du
« Premier des Noirs » et mérita d'être traité par le gou-
vernement consulaire comme un soldat vaincu mais valeu-
reux. Il fut interné à Belle-Isle. Le vrai Louverture, c'était

Séraphin.
Les tracasseries politiques ayant pris fin, la vie d'Isaac
s'écoula, très calme, à Bordeaux où, à partir de 1816, il

40
LES POÈTES HAÏTIENS
s'était retiré et où sa belle prestance et ses manières aimables
lui valurent le surnom de « roi des noirs ». A sa mort, le
département de la Marine et des Colonies reporta sur
sa veuve la moitié de la subvention qu'il lui accordait
depuis longtemps. Les héritiers de Gragnon-Lacoste,
membre correspondant de l'Académie des Sciences, Belles-

Lettres et Arts de Bordeaux, l'auteur d'une élégante his-
toire de Toussaint-Louverture, gardent ses papiers et
conservent tout ce qu'il a laissé en prose (mémoires) et en
vers.
En 1827 ou 1828 paraissait à Paris, sans nom d'auteur
ni d'éditeur, un poème épique, l'Haïtiade (1), qui donne
l'impression d'une œuvre coulée dans le moule classique de

Voltaire ou de Delille et veinée de romantisme. Toutes les
probabilités me permettent d'en attribuer la paternité à
Isaac.
C'est un ouvrage en vers divisé en huit chants et qui a
pour sujet des événements récents, puisqu'en 1828 il
relatait les exploits de la guerre de trois mois de 1802,
et en se permettant encore des erreurs impardonnables.
Il s'agit d'une Henriade imprégnée des préceptes du
Cénacle d'Hugo et de la théorie du merveilleux chrétien
que Chateaubriand avait exposée dans son Génie du
Christianisme. Au lieu du Satan des théologies européennes,
que ne fut-il fait appel aux puissances mystérieuses des
théogonies africaines, aux
Daïmons du Culte Vaudou ou
Voudo dont les va-nu-pieds épiques de 1804 étaient les
adeptes.
L'Haïtiade eût alors été vraiment une épopée
nationale répondant à la définition de Villemain, « le mo-

(1) La 2e édition préparée par Gragnon-Lacoste date de
1878, chez Durand et Pedone-Lauriel, Paris,

ISAAC TOUSSAINT-LOUVERTURE
41
nutrient le plus complet de l'imagination et des croyances
d'un peuple ».

Émile Faguet a exécuté La Henriade d'un mot : « La
Henriade, mais c'est un poème intelligent! » Mon Dieu !
L'Haïtiade aussi.
LE PASSAGER
ROMANCE
Rives de ma terre natale,
Que de pleurs ont versés mes yeux,
Quand des vents l'haleine fatale
Marqua l'heure de nos adieux.
Emporté par ma nef légère,
Loin de l'amour et du bonheur,
A mes yeux fuyait la chaumière
De celle qui plaît à mon cœur.
Ces astres, cette autre nature,
Ces cités, ces peuples nouveaux,
Cet ennui que mon âme endure
Parmi les feux des matelots,
De ces mers l'immense barrière,
Tout me redit dans mon malheur.
Ah ! combien est loin la chaumière
De celle qui plaît à mon cœur !

42
LES POÈTES HAÏTIENS
J'ai connu la guerre et l'orage
Et les mœurs des bords étrangers :
Rien n'a pu ternir ton image,
Gloire, absence, plaisirs, dangers.
Tranquille au port, sur l'onde amère
Je répétais dans mon malheur :
Quand reverrai-je la chaumière
De celle qui plaît à mon cœur ?
L'HAÏTIADE
Muse, à des chants nouveaux j'ai consacré ma lyre ;
Viens embraser mon cœur de ton brûlant délire,
Imprime à mes accents une mâle fierté ;
Viens, Muse, et d'Haïti chantons la liberté !
C'est là que trop longtemps, d'un funeste esclavage
Les enfants de l'Afrique ont ressenti l'outrage ;
C'est là que tout un peuple aux regrets condamné,
A pleuré deux cents ans le malheur d'être né.
Là méprisant ce Dieu dont les lois libérales,
Dotèrent les humains de facultés égales,
Quelques faibles tyrans, séduits par leur orgueil,
Sur la liberté sainte étendirent le deuil.
Ils ne sont plus : le Ciel a puni tant d'audace,
Et d'éclatants effets ont suivi sa menace.
( (,hant I)

ISAAC TOUSSAINT-LOUVERTURE
43
L'HYMNE A LA LIBERTÉ
Salut ! fille du Ciel, salut ! Liberté sainte,
Du malheur sur nos fronts vions effacer l'empreinte
Messagère de paix, défends à nos esprits
L'odieux souvenir d'un funeste mépris ;
Ton aspect glorieux répand sur la nature
L'éclat éblouissant d'une lumière pure ;
Il agrandit notre âme, et sur ces tristes bords,
De la reconnaissance excite les transports.
Telle, aux regards flattés, l'aurore matinale
Sème de pourpre et d'or la rive orientale
Et du vaste horizon nuançant les couleurs,
Prodigue la rosée au calice des fleurs,
Telle une jeune vierge à l'amour asservie,
D'un époux adoré charme l'heureuse vie ;
Sa douce voix l'éveille au bruit de ses concerts,
Et ses regards confus s'échappent en éclairs.
Salut ! etc.
Doux champs de la patrie où dorment nos aïeux ;
Soleil dont les rayons brillaient plus radieux ;
Ténébreuses forêts, dont les retraites sombres,
A la faiblesse en pleurs refusèrent leurs ombres;

44
LES POÈTES HAÏTIENS
Cabane hospitalière où l'ineffable paix
Berça nos premiers ans perdus dans les souhaits ;
Lieux chéris, toit paisible où notre âme entraînée,
Serra du doux hymen la chaîne fortunée ;
Sol brûlant de l'Afrique, accueille nos adieux :
Nos cœurs ont triomphé d'un sort injurieux.
Libres d'un joug cruel, sur la terre où nous sommes,
Le fer nous a placés au rang des autres hommes ;
Nos bras ne servent plus à d'ignobles travaux,
Et, lassés d'obéir, nous marchons leurs égaux.
Salut ! fille du Ciel, salut ! Liberté sainte,
Du malheur sur nos fronts viens effacer l'empreinte.
(Chant I)
HYMNE A LA FRANCE
Ils voguaient, et le ciel, au gré de tous leurs vœux,
Sur l'abîme des eaux semblait veiller pour eux.
Un soir qu'au firmament la lune radieuse
Sur un char de rubis se montrait glorieuse,
Et qu'un vent doux et frais, sur l'aile des zéphirs,
Livrait l'âme affaissée au besoin des plaisirs,
Des prestiges flatteurs incessamment jalouse,
Pauline (1) des héros et la sœur et l'épouse,
(1) Pauline Bonaparte, femme du général Leclerc, chef

ISAAC TOUSSAINT-LOUVERTURE
45
Voulut qu'en ce jour même une touchante voix,
Des Français généreux célébrât les exploits.
Elle dit, et soudain la lyre harmonieuse
Accompagna d'Oscar la voix religieuse ;
Et ses chants cadencés, redits par les échos,
Retentirent au loin sur l'espace des flots.
« Je vais chanter ta gloire, ô France ! ô ma patrie !
Noble asile des arts, berceau de l'industrie,
Je vais chanter ta gloire, et, fixant l'avenir,
Graver dans tous les cœurs un pieux souvenir.
« Vierges au Pinde consacrées,
Filles du ciel, Muses sacrées,
Apollon, soutenez ma voix ;
Puisse ma cythare sonore
Porter du couchant à l'aurore
Des noms fameux par leurs exploits. »
(Chant II)
de l'expédition de 1802 ou guerre de trois mois. Elle de
vint plus tard la Princesse Borghèse.


46
LES POÈTES HAÏTIENS
LES
CHÉRUBINS ET ELOA, PROTECTEUR
DE LA FRANCE
Les élus l'entouraient sur des trônes divers.
A la douce pitié leurs cœurs étaient ouverts.
Au séjour immortel, l'aveugle et basse envie
Des esprits fortunés ne trouble point la vie ;
Ils priaient ; leur ferveur, sur leurs traits embellis,
Mêlait des flots de pourpre à l'ivoire des lys.
(Chant III)
L'ARRESTATION
DE TOUSSAINT-LOUVERTURE
Les ordres sont donnés ; surpris dans son sommeil,
Toussaint se trouve esclave au moment du réveil.
0 fureurs ! ô regrets ! ô nuit trop désastreuse !
Inutiles transports d'une âme généreuse !
Il n'est donc plus de foi, d'honneur chez les humains ?
Quoi ! le sort des Français reposait dans ses mains !
Il avait pardonné, quand il posa les armes !
D'un glorieux repos il savourait les charmes.
Étranger au pouvoir dont il fut enivré.

ISAAC TOUSSAINT-LOUVERTURE 47
Du fardeau des grandeurs pour toujours délivré,
Il coulait doucement les restes de sa vie,
Et laissait sans vengeur sa patrie asservie.
Et c'est lui qu'on accuse et qu'on charge de fers ?
Détestable forfait d'un cœur lâche et pervers !
Le héros malheureux qu'un sort funeste accable,
Oppose à ses rigueurs une âme inébranlable.
Il n'est plus cet asile où mille cris plaintifs
Vont demander un père aux vents inattentifs !
Un vaisseau dans le port le reçoit en silence
Et comme un trait léger, sur les ondes il s'élance.
Adieu, bords adorés ; adieu, séjour de paix,
Fallait-il qu'un héros vous quittât pour jamais !
Quel réveil ! Quels accents de fureur et de rage
D'un guerrier malheureux troublent le toit sauvage
D'une famille en pleurs entendez les sanglots !
Ces bords, muets témoins de longs gémissements.
Rendront-ils la victime à ses embrassements ?
(Chant V)
COMME AUX JOURS DE L'HIVER
Comme aux jours de l'hiver, un vent impétueux
Découronne le front des sapins onctueux ;
Comme du moissonneur la faulx aventurière
Abat au jour naissant la gerbe nourricière ;

48
LES POÈTES HAÏTIENS
Ainsi le temps cruel, redoublant sa fureur,
Fait d'une plage immense un théâtre d'horreur.
Ils meurent, les Français, privés de funérailles,
Eux qu'épargna le glaive au milieu des batailles ;
Ils meurent sans défense, et, trahis par le sort,
Se plaignent de leur vie autant que de leur mort !
(Chant V)

CORIOLAN ARDOUIN
(Petit-Trou de Nippes, n décembre 1812 — Port-au-
Prince, 12 juillet 1835.)
L'Haïtiade est satis doute de 1828 et son succès avait été
nul aussi bien à Paris qu'à Port-au-Prince. Neuf ans après,
les Reliquiae de Coriolan Ardouin révélaient aux lettrés
que venait de disparaître un élégiaque, un poète dont les
pleurs, aujourd'hui même, nous émeuvent parce qu'ils
étaient montés de son cœur à ses yeux,
« Sujet à des convulsions nerveuses », d'un tempérament
fragile ruiné par des d euils domestiques et surtout par la
mort, survenue après cinq mois de mariage, de sa femme
Emma Sterlin
(Amélia en poésie), la courte vie de Coriolan
Ardouin, devenu poitrinaire, ne fut qu'une pleurante élégie.

Ses vers, tous posthumes, parurent dans L'Union d'Ignace
Nau, son condisciple de l'institution J. Granville, puis
dans la
Revue Contemporaine et La Revue des Colonies
de Paris. Ignace Nau en donna l'édition incomplète de
1837 : Reliques d'un poète haïtien ; Ritt Ethéart, l'édition
de 1881 : Poésies de Coriolan Ardouin précédées d'une
notice biographique par B. Ardouin ;
La Revue de
la Ligue de la Jeunesse Haïtienne enfin, l'édition de
1916 : Poésies Complètes de Coriolan Ardouin (Port-
au-Prince).
Les sanglots et les cris du romantisme de Coriolan
Ardouin et de son intime ami Ignace Nau, « enfants du
Anthologie haïtienne.
4

50
LES POÈTES HAÏTIENS
siècle » haïtiens, atteints, eux aussi, du « mal du siècle »,
n'ont rien de commun, tant leur
haïtianité est déià plas-
tique, artistique, avec les platitudes emphatiques, insin-

cères de certains mauvais plaisants.
La musique mélancolique, harmonieuse et triste que nous
joue Coriolan Ardouin, un Millevoye qui aurait eu le
temps de s'enchanter des Elégies d''André Chénier et des
Méditations de Lamartine, s'écoute encore avec plaisir.
Deux ou trois de ses poèmes sont amples et profonds.

A UN AMI
La foule est insensible au vieux toit qui s'écroule,
A l'oiseau qui s'envole, au murmure de l'eau ;
Et pour elle le monde est toujours assez beau ;
Mais nous qui ne brûlons que de la pure flamme,
Mon ami, notre monde est le monde de l'âme ;
Tout n'est que vanités, que misères et douleurs ;
Le cœur de l'homme juste est un vase de pleurs.
A AMËLIA
i e vent frais de la nuit fait palpiter les voiles,
Le marin, sur les mers t'appelle, Amélia !
Vois comme ton esquif est couronné d'étoiles,"
Dieu te ramènera !

CORIOLAN ARDOUIN
51
0 Vague, ne soyez qu'une mouvante lame
A la nef qu'embellit la brune qui s'en va !
La nef t'emporte en vain : âme, sœur de mon âme,
Dieu te ramènera.
Hélas ! Adieu ! Saint-Marc
étonné de ses charmes,
La prendra pour un ange et se prosternera !
Moi, je reste et je pleure. Oh ! pourquoi tant de larmes ?
Dieu la ramènera.
LA BRISE AU TOMBEAU D'EMMA
Pvetirez-vous, aquilon, venez, vent du raidi.
(Cantique des Cantiques, chap. IV.)
Emma, lorsque tous deux assis dans une yole,
Nous voguions sur les mers, mon front sur ton épaule
Et le tien sur mon cœur, oh ! c'étaient de beaux jours !
Tu me disais, voyant courir les blanches lames,
Tandis que s'élevaient et retombaient les rames :
« Écoutons, soupirer la brise des amours. »
Depuis nous avons vu s'écrouler bien des choses ;
Le soir a détaché du rosier bien des roses ;
Et cette brise, Emma, si douce sur les flots,
Je l'entends aujourd'hui, pleurant et solitaire...
Ah ! si l'on peut encore ouïr dessous la terre,
Ecoutez soupirer la brise des tombeaux.
(1) Ville d'Haïti.

52
LES POÈTES HAÏTIENS
A MON ÂME
Elle n'a point cessé de pleurer pen-
dant la nuit et ses joues sont trempées
de ses larmes,
(JÉRÉMIE. Lamentations, Chap. I.)
Toujours des pleurs, mon âme, et jamais un sourire !
Et pourquoi ne peux-tu que gémir sur la lyre
Et chanter des douleurs ?
En ce monde il n'est rien qui t'enivre ou t'enflamme !
Ni l'étoile du ciel, ni l'amour de la femme,
La brise, ni les fleurs !
Saule pleureur penché sur les ondes du fleuve,
Comme on voit sur le marbre une plaintive veuve,
Redresse tes rameaux !
Regarde cheminer le fleuve de la vie ;
Au lieu de se traîner, que ta branche fleurie
Se mire dans les flots !
Après tout c'est la mort, la mort que rien n'étonne !
Ozama, Meschasbé, Sénégal, Amazone,
Meurent dans l'Océan !
Ils ont beau sillonner la surface du monde,
Ils rencontrent toujours la mer sourde et profonde,
Comme nous le néant !

CORIOLAN ARDOUIN
53
FLORANNA LA FIANCÉE
1
Anacaona, la Reine,
Voyant que le ciel est pur,
Qu'un souffle berce la plaine,
Que la lune dans l'azur
Se perd, voyant sur la grève
La vague, qu'un vent frais soulève,
Mourir tranquille et sans voix,
Appelle aussitôt ses compagnes,
Les colombes de ses bois !
Elles viennent sur la mousse,
Formant un cercle de sœurs ;
Chacune est naïve et douce,
Et toutes, brillantes fleurs
Que perle une aurore humide,
Regardent d'un œil timide
La Reine Anacaona ;
Soir voluptueux ! les brises
Des senteurs les plus exquises
Parfument Xaragoa (1) !
(1) La province sur laquelle régnait Ana-Caona.

54
LES POÈTES HAÏTIENS
II
Innocence et beauté ! — Toutes à la peau brune,
Luisante comme l'or à l'éclat de la lune !
Moins fraîche est la rosée et moins pur est le miel,
Moins chaste la clarté des étoiles du ciel !
Floranna, la plus jeune et la plus ingénue,
Laisse voir sur ses traits son âme toute nue ;
Car la vierge rougit d'ivresse et de pudeur,
Car les pulsations de son candide cœur,
Disent que Floranna, d'une douce pensée
Comme l'onde des mers, cette nuit est bercée.
Des roses, des jasmins embaument ses cheveux ;
Et de même qu'on voit sur un lac aux flots bleus
S'incliner mollement les longs rameaux du saule,
Sa chevelure ainsi flotte sur son épaule !
Oh ! chez elle pourquoi cette molle langueur,
Ces craintes, et ce front penché comme une fleur
Que la brise toucha de son aile amoureuse ?
Ah ! c'est que Floranna, la fiancée heureuse,
Demain verra briller le jour de son hymen :
De là, ces battements précipités du sein,
Et ce regard voilé qui se lève et qui tombe,
Et cette rêverie où son âme succombe !
Quand elle dormira, mille songes dorés
Lui montreront la fête, et les guerriers parés,
Et ses joyeuses sœurs, abeilles des allées,
Lui composant un lit de ce que les vallées,

CORIOLAN ARDOUIN
55
Les plaines ou les monts ont de parfums exquis
Pour embaumer l'azur et la brise des nuits.
Oh ! qu'un ange debout la contemple et la veille !
Qu'elle rêve en silence, et qu'elle se réveille
A la voix des oiseaux chantant l'aube du jour,
Heureuse ainsi, vivant de rosée et d'amour !
MARIANI
Il y a un temps de pleurer et un temps
de rire ; un temps de se lamenter et un
temps de sauter de joie.
(Ecclésiaste. Chap. III.)
Les barques sont près du rivage ;
L'air est serein, et le nuage
Suspend ses franges dans l'azur.
Aux rayons mourants des étoiles,
Notre flottille étend ses voiles,
Et sur le golfe vaste et pur
S'élance et glisse, plus rapide
Que le cygne; lorsque le vent
Gonfle à plaisir son aile humide
Et qu'il s'abandonne au courant.
Chaque mât, couronné de roses
Qui la nuit même sont écloses,
Élève son front radieux ;
Et la brise qui le caresse
Court à son tour avec ivresse
Parfumer le flot amoureux ;

56
LES POÈTES HAÏTIENS
Et la rame en cadence tombe ;
Et son bruit en frappant la mer
Est le bruit que fait la colombe
Voguant dans les vagues de l'air.
Mariani ! dit le pilote ;
Et dans notre petite flotte
Ce n'est pas un nom, c'est un cri !
Pour le mieux voir chacun se lève.
On le voit, on croit que l'on rêve,
Et c'est pourtant Mariani !
Aussitôt chaque barque est mise
A l'abri des flots et des vents :
On foule la terre promise,
On la parcourt en bondissant.
Ici, c'est une source vive
Qui coule du flanc des rochers
Et creuse un bassin dont la rive
S'ombrage de verts orangers.
Là, c'est une haute colline
Où s'élève un simple manoir,
Que, la nuit, le ciel illumine,
D'où la brebis descend le soir.
Et c'est au pied de la colline,
Au bord de ces flots enchanteurs
Que le barbaco (l) s'achemine,
Passant sous des touffes de fleurs.
(1) Pique-nique. Le barbacoa mexicain est un mets apprécié.

CORIOLAN ARDOUIN
57
Et la troupe aimable et bruyante
A formé ces cercles joyeux,
Et l'on s'assemble, on danse, on chante,
Et l'on s'égaie en mille jeux !
Et c'est un immense délire !
Et ce sont des voix et des ris !
Et c'est la flûte, et c'est la lyre,
Berçant les oiseaux dans leurs nids !...
Quand le barbaco tourbillonne
Et vous enlève et vous suspend,
Quand il vous fait une couronne
De plaisir et d'enivrement,
Jeunesse, ah ! c'est bien d'être folle !
Le temps est la biche qui court i
Un jour, comme un oiseau s'envole,
C'est bien de t'amuser un jour !
(Reliquiae, 1837.)

IGNACE NAU
(Port-au-Prince, 1812-1845.)
Depuis 1822 (1), sur les 77.250 kilomètres carrés de l'Ile
d'Haïti (Haïti et Dominicanie) ne flottait qu'un drapeau,
le nôtre, bleu de tout le bleu des ciels haïtiens et rouge
de toute la pourpre du sang des va-nu-pieds épiques de
1804. Quelle sensation d'élargissement pour les esprits!
En 1825, après d'affolantes tractations et moyennant
150 millions de francs malheureusement, Charles X re-
connaissait notre Indépendance et la paix extérieure était
acquise. Quelle libération !
La République Haïtienne entrait dans le droit public des
peuples civilisés. Plus de frein aux rêves ambitieux, aux
flatteuses espérances, aux magnifiques illusions! On allait
entreprendre et réaliser la réhabilitation de la race noire,
ne plus habiter des cases comme en 1804, mais de vraies
maisons confortables, etc. On allait pouvoir s'instruire,
cultiver à loisir les belles-lettres, les arts et les sciences !
Le Cénacle d'Ignace Nau (2), la jeune Haïti de
1836 fait retentir les échos du bruit de ses discussions, de
(l) Jean-Pierre Boyer, président de la République (1818-
1843). Toussaint-Louverture avait réalisé l'unité de l'Ile en
1801, mais pour le compte de Bonaparte qui perdit la Do-
minicanie en 1808.
(2) Y fréquentaient Ignace, Emile et Eugène Nau, B.
et Céligny Ardouin, Beauvais, Dumai et Massillon Lespi-
nasse, Ogé Louguefosse, André Germain, Thomas Madiou,
J. Saint-Rémy, etc...

IGNACE NAU
59
ses discours où il était question de progrès, de lumière, de
prospérité publique, de ses poèmes où palpitaient des âmes
généreuses, de ses pages d'histoire évocatrices de la vie
indienne, de la vie coloniale ou des gloires de la guerre
d'Indépendance, de ses préoccupations de créer une litté-
rature haïtienne originale, nationale, de ses contes et nou-
velles, « expression de la société et des mœurs » haïtiennes,
reflet du terroir. « Certes, écrivait Emile Nau en 1836,
nous ne pouvons pas nier que nous ne soyons sous l'influence
de la civilisation européenne ; autrement, il faudrait affir-
mer que nous ne devons qu'à nous-mêmes nos éléments de
sociabilité. Mais il y a dans cette fusion du génie euro-
péen et du génie africain qui constitue le caractère de notre
peuple quelque chose qui nous fait moins Français que
l'Américain n'est Anglais. »
Né à Port-au-Prince en 1812, Ignace Nau y passe
quelques années à l'institution Jonathas Granville, puis
à l'Institut Catholique de New- York. De retour au pays,
il devient artilleur mais démissionne bientôt de son poste
d'officier détaché à l'Arsenal. Révoqué, à la suite d'un
incident de presse, de la petite charge qu'il occupait à la
Secrétairerie d'État (les Finances), il se retirera à la
campagne où il vivra jusqu'à sa mort survenue en 1845,
Quelques années auparavant il avait réalisé son rêve de
connaître la France, où était né son aïeul paternel, le
flibustier Nau l'Olonnais.
En 1833, il avait épousé Marie-Élina Bélisaire qui
fut la muse du « Livre de Marie » et mourut en 1837.
Le Républicain (1836) et L'Union (1837-1840) dont
il était le rédacteur en chef, La Revue des Colonies de
Paris (1837) contiennent la majeure partie de sa pro-
duction en vers et en prose (nouvelles, contes, articles)

60
LES POÈTES HAÏTIENS
Les vers d'Ignace Nau, un fervent d'Hugo, un lecteur
assidu des Odes et Ballades et des Orientales, semblent
plus plastiques, sonores et colorés, mais par contre moins
spontanés que ceux de Coriolan Ardouin.

« En vers comme en prose, dira de lui Gustave d'Alaux,
c'est aux paysages, aux mœurs, aux passions, aux rêves,
aux rugissements, aux silences, aux murmures, aux ombres
crues et aux ruisselants soleils de la zone torride qu'il
demande ses inspirations. Car si sa poésie franchit parfois
la mer des Antilles, c'est pour aller guetter sur les grèves

africaines quelqu'une de ces sombres ou gracieuses silhouettes
qui passent et repassent dans les Orientales. »
S'ILS SAVENT LES OISEAUX
S'ils savent, les oiseaux, ce que c'est que la vie ;
S'ils ont le sentiment de la joie infinie ;
S'ils sont les messagers ou les bardes du ciel
Qui viennent nous chanter le poème éternel ;
Si l'arbre, si la fleur, si l'eau de la prairie,
Si l'haleine des vents leur gardent des douceurs
Et des enivrements inconnus à nos cœurs...
Alors, mais non sans vous, je voudrais être oiseau
Pour suspendre mon nid au rebord du coteau...
Rêvons, rêvons au bruit de ces chants du moulin,
Dont la brise des nuits nous porte le refrain ;
Écoutons soupirer l'écluse des savanes
Et palpiter au vent l'oranger et les cannes.
C'est un bonheur déjà de rêver au bonheur !
(Le Livre de Marie.)

IGNACE NAU
61
A LA BELLE-DE-NUIT
Ô ma belle-de-nuit, ferme, ferme ta robe,
Car la lune est bien pâle à l'horizon du soir ;
Retiens les doux parfums de ton pur encensoir ;
Le matin est éclos sous les regards de l'aube.
Le rayon du soleil est pour toi trop brûlant ;
Humble fleur, cache-toi sous l'épaisse ramée,
Jusqu'à ce que la nuit et sa brise embaumée
Ramènent dans le ciel le timide croissant.
Alors tu reprendras ta pourpre nuancée ;
Tu verras briller entre tous tes amants
La mouche voyageuse aux yeux de diamants.
Quels baisers, quels soupirs, heureuse fiancée !
Lorsqu'en ton lit d'amour, tes charmes disputés
Rassembleront, ce soir, l'essaim des voluptés.
AU ROSSIGNOL
Et d'où vient aujourd'hui que ta voix est si douce ?
D'où vient que ta chanson, importune autrefois,
Me passe sur le cœur comme une eau sur la mousse,
Comme un parfum dans l'air, comme un vent dans les
[bois ?

62
LES POÈTES HAÏTIENS
Je suis maintenant pareil au lac terni
Par l'ouragan d'hiver ; dans mon flot rembruni
A peine ai-je gardé quelque arbre sans feuillage,
Quelque buisson sans fleur, à peine ai-je un sillag
Où viendra folâtrer l'étoile de la nuit,
Et mon flot, lourd de sable, est sans houle ni bruit.
Pourtant, j'ai souvenir de mes fleurs de la veille !
Mon écume argentait l'aubépine vermeille,
Ma vague mollement portait sur ses replis
L'odorant manglier, l'urne blanche du lys,
Le jonc empanaché de soyeuses aigrettes,
Et des troupes d'oiseaux aux douces chansonnett
Et des cieux souriants d'azur et de fraîcheur...
Quel rêve, n'est-ce pas ?... le rêve du bonheur !
Il se fane au toucher comme la sensitive.
C'est comme la vapeur légère et fugitive
Qui se condense, au soir, sur la cime du mont
Et que l'air du matin chasse de l'horizon...
LE TCHITE ET L'ORAGE
I
Voici, voici l'orage
Là-bas dans le nuage !
Voici le vent, le vent
Tourbillonnant au champ !

IGNACE NAU
63
Et disant au feuillage :
« Repliez votre ombrage » ;
Au lac, à ses bambous :
« Roulez, agitez-vous. »
Aux fleurs, pures délices :
« Refermez vos calices ! »
Au palmier haut dans l'air :
« Gardez-vous de l'éclair. »
Et toujours remontant, il dit à l'hirondelle :
« Remontez avec moi ; remontez sur votre aile ! »
II
Voici Dieu qui m'envoie au pauvre oiseau des champs.
Le mont a disparu sous des rideaux de pluie :
Hâte-toi, cher oiseau, viens t'abriter du temps.
I )éjà l'eau du lac eat ternie.
Sylphe gentil de l'air, par l'orage chassé,
Ce soir tu resteras dans mon humble chaumine,
Car ton nid est mouillé, car l'ondée a passé
Sur les hauteurs de la colline.
Pourquoi t'inquiéter, quand mes regards parfois
Errent avec amour sur l'or de ton plumage ?
Et l'homme, qu'a-t-il donc dans le son de sa voix
Pour te rendre à ce point sauvage ?

64
-
LES POÈTES HAÏTIENS
Ils siffleront, les vents, le troupeau mugira,
Des dalles de granit tomberont des cascades ;
Insensible, à ce bruit sourd ta voix mêlera
Ses aériennes ballades.
Quand, à l'aube, demain reluiront les gazons,
Quand les fleurs rouvriront au vent leurs collerettes,
Tu t'en iras encor porter à tes buissons
Le babil de tes chansonnettes.
LE BUISSON
Pauvre petit buisson à la fleur étoilée
Qu'effeuilla l'ouragan !
Triste il pleure, inclinant sa tête échevelée
Sur l'eau sale et roulant.
Quelques nids tapissés de duvet et de plume
Y pendent en lambeau.
Hier, bruyant de vie ! Aujourd'hui, voilà que fume
Au soleil ton rameau !
Si ta parure, hélas ! s'envola feuille à feuille,
Buisson, pourquoi frémir ?
Quand s'en vont nos amours dans le vent qui les cueille
Pouvons-nous refleurir ?
Toi, plus heureux que nous, tes branches si désertes
Reverdiront demain,
Et plus belles encore, plus fraîches et plus vertes
Aux baisers du matin.

IGNACE NAU
65
Puis revenant joyeux sur ta branche fleurie
Chercher son grain du jour,
L'oiseau rebâtira le berceau de sa vie,
Le lit de son amour.
LES VENTS SUR LA MONTAGNE
(Fragment )
Vents qui venez des champs et dont les pas légers
Font à peine là-bas, ployer les orangers...
Hélas ! si vous cachez dans les plis de vos ailes
Quelques soupirs d'amour, ou quelques étincelles
De ce regard profond qui fait tant d'envieux,
Quelques chants de son cœur, ô vents délicieux,
Versez, versez-les moi, comme ces tièdes pluies
Que vous portez souvent aux campagnes fleuries.
J'ai vu les tourbillons qu'ont soulevés vos pas
Pivoter sur les flancs des collines, là-bas...
Je les ai vus courir, danser comme des fées
et souffler leurs bouffées
Sur l'humble toit de chaume... Hélas ! sur l'humble toit
Où peut-être à présent l'on se souvient de moi ;
Où peut-être, à l'écart', la pauvre jeune fille
Regarde tristement la montagne qui brille,
Et dit, en essuyant une larme : — C'est là !
Oh ! l'hiver est moins triste en son pâle climat,
La tombe a moins de deuil, la nuit moins de silence
Que l'amour dans nos cœurs sous le ciel de l'absence.
Anthologie haïtienne.
5

66
LES POÈTES HAÏTIENS
A LA LUNE
Timide voyageuse, ô blanche pèlerine,
Sylphe errant dans les nuits, lune chaste et divine,
Si triste et si songeuse, où vas-tu dans le ciel ?
Quel sort est donc le tien ? Quel voyage éternel ?
Combien tes pas sont lents, combien ton front est pâle,
Lorsque tu viens, la nuit, poser tes pieds d'opale
Au haut de la colline, où tes rayons souvent
Répandent je ne sais quel parfum dans le vent.
Toi qui portes au front tant de mélancolie,
Toi pour laquelle, hélas ! j'ai tant de sympathie,
Dis-nous, es-tu le monde où l'âme après la mort,
Où l'arbuste, où la fleur, où tout revit encor ?
Retrouve-t-on là-haut, astre de l'espérance,
Là-haut dans tes vallons si beaux de transparence,
Sur les bords embaumés de tes ruisseaux d'argent,
Sous l'ombre de tes bois au feuillage changeant,
Ses frères, ses amis, son épouse ou sa mère,
Tous ces êtres chéris disparus de la terre ?
Et les mêmes amours, les mêmes voluptés
Que leurs cœurs épanchaient dans nos cœurs enchantés ?

PIERRE FAUBERT
(Aux Cayes, 1806 — Paris, 1868.)
Avec la Révolution de 1843 provoquée par l'utopique et
pompeux romantisme politique de l'Opposition, la force
d'inertie érigée en système de J.-P. Boyer vieilli, sa routine
administrative et sa caducité politique, s'ouvre une assez

longue période de stérilité poétique mais de production
historique très remarquable (1843-1867), grâce à l'Histoire
d'Haïti (3 vol., 1848) de Thomas Madiou, aux Essais
sur l'Histoire d'Haïti (posthumes, 1865) de Céligny Ar-
douin
(1806-1849), à la Vie de Toussaint-Louverture
(1850), au Pétion et Haïti (2 vol., 1854-1855) de Joseph
Saint-Rémy, à ses éditions
en 1853 des Mémoires de
Boisrond- Tonnerre et des
Mémoires de Toussaint-Lou-
verture, au
Recueil général des Lois et Actes du gouver-
nement d'Haïti de Linstant-Pradines (1851), à /'Histoire
des Caciques d'Haïti (1854) d'Émile Nau, aux Études
sur l'Histoire d'Haïti (II vol., 1860) de Beaubrun Ar-
douin,à
l'Histoire des Affranchis de Saint-Domingue(Ier
vol. posthume, 1882) de Beauvais Lespinasse (1811-1863),
aux Souvenirs historiques du général Bonnet (1 vol. pos-
thume 1864), aux Études politiques, économiques et finan-
cières d'Edmond Paul (à partir de 1862-1863), au Précis
historique de la Révolution haïtienne de 1843 de F.-Élie
Dubois (1 vol.
1866), etc.
Gustave d'Alaux dira justement des platitudes poétiques

68
LES POÈTES HAÏTIENS
commises sous le second empire haïtien : « De toutes les
fraîches fleurs de poésie, roses sauvages ou camélias de
serre que la muse sema dans ce coin des Antilles, rien, plus
rien. Le chou colossal du dithyrambe s'étale seul à la place
sur le champ d'azur de l'Empire. »
Signalons pourtant des Études poétiques (1846)
J. Chenet chante le café, etc.. et appelle Voltaire un génie
poétique.
Dix ans plus tard, pour prouver à Victor Schœlcher
qu'il n'était point « infecté du préjugé de couleur », le mu-
lâtre Pierre Faubert publiait à Paris (
1 vol. librairie
Maillet Schmitz,
1856) son drame, Ogé (1841), suivi d'un
choix de ses Poésies fugitives. Raisonnable, d'une correc-
tion élégante, clair, Pierre Faubert se présente à nos

yeux sous les espèces et apparences d'un tenant du « classi-
cisme », d'un ami de J.-B. Rousseau et de Nicolas, et même
du Boileau de
/'Ode au Roi sur la prise de Namur. Il goû-
tait tant Fénelon que sa femme, la brillante et vibrante
épistolière Fine Laraque, le croira fou à un moment donné.
Né aux Cayes, département du Sud, en 1806, d'un
soldat fameux, sa mère avait réussi à le placer, lui et son
frère Sauveur, dans un collège de France. Aide de camp et
Secrétaire particulier du Président Boyer, il devenait di-
recteur du Lycée National de 1837 à 1843. « Pour sti-
muler le zèle de ses élèves, il composa à leur intention sa
pièce d'Ogé qui fut jouée pour la première fois le 9 février
1841 à la distribution des prix. »
A la chute de J.-P. Boyer (1818-1843) dont il avait
épousé la belle-fille, il se retira à Kingston (Jamaïque),
puis à Paris. En 1857 son fds Fénelon (1841) obtenait
le Prix d'honneur de la classe de Rhétorique au Concours
général des Lycées de Paris et de Versailles, après avoir

PIERRE FAUBERT
69
remporté au Lycée Bonaparte le prix d'Honneur de dis-
cours latin, le premier prix de vers latins, le premier prix
de discours latin, etc.

Son fils aîné, Pétion (1827-
1868), devait être le chef réputé des fameux « Tirailleurs
de Geffrard » qu'admiraient même les experts étrangers.
En 1860, il signait avec le Vatican, au nom du Président
Fabre Geffrard, un Concordat qui est encore la charte
du clergé haïtien (2). Pie IX le créa comte romain. Le

13 juillet 1868, il se laissait mourir de faim à Vanves,
près Paris.
En 1847, à propos de l'instance en divorce introduite
par sa femme, il avait publié un Mémoire où se lisent
des lettres brûlantes et bien tournées de celle-ci.
AUX HAÏTIENS
Frères, nous avons tous brisé le joug infâme
Qui, trop longtemps, courba nos fronts ;
Jaunes et noirs, brûlant d'une héroïque flamme,
Nous avons vengé nos affronts ;
Et le Dieu juste et fort couronnant notre audace,
Noir ou jaune, à l'égal du blanc,
A pu se dire enfin : « J'ai créé pour ma race
Une patrie avec mon sang. »
r) Mort à Port-au-Prince en 1884, Fénelon Faubert élait
la fois chef de division au Département des Relations
xtérieures, Directeur du « Moniteur >, de la République et
édacteur des actes du Gouvernement. Il ne reste rien de lui.
(") La liberté de conscience est absolue à Haïti si le ca-
holicisme y est religion d'État et de la majorité.

70
LES POÈTES HAÏTIENS
Oh ! pour nous tous alors, quel beau jour ! A nos
[braves
La vieille Europe applaudissait :
Et ce peuple, oppresseur de millions d'esclaves,
Au bruit de leurs fers frémissait (1).
« Bravo ! disaient Granville, Wilberforce, Grégoire,
Et tant de généreux amis.
Bravo ! Mais voulez-vous compléter votre gloire ?
Noirs et jaunes, soyez unis.
« Votre tâche est immense. Hélas ! combien de frères
Qu'opprime encor l'iniquité !
Eh bien ! vous sécherez tant de larmes amères
En honorant la liberté.
« Oui, ne l'oubliez pas, amis : votre vaillance
Vous a faits à moitié vainqueurs ;
Désormais, vos vertus et votre intelligence
Combattront mieux vos oppresseurs. »
Pourtant jusqu'à ce jour la discorde implacable
T'agite encore, beau pays ;
Et ton sol enchanté, Pactole inépuisable,
S'abreuve du sang de tes fils.
Que n'ai-je en ce moment, ô mon île chérie,
La sainte éloquence du cœur !
Tous, bientôt désarmés au seul nom de patrie,
Gémiraient d'une telle erreur.
(1) Les États-Unis.

PIERRE FAUBERT
71
Quoi ! divisés, lorsque tout près de votre plage
Mulâtres et noirs sont proscrits !
Quand cette République, appui de l'esclavage,
Rêve, avide, à vos champs fleuris (1) !
Oh ! par tous ces guerriers qui, pères magnanimes,
Ont tant souffert pour leurs enfants :
Par tant de sang versé, tant de nobles victimes,
Haïtiens, serrez vos rangs !
Anathème éternel à la guerre intestine,
Fléau de toute nation !
Des Hongrois désunis l'éclatante ruine
Assez haut crie : Union !
Union ! mot bien vieux, frères, mais mot sublime !
Ah ! qu'il pénètre chaque cœur !
Dieu même nous le dit ; Dieu qui, dans l'homme,
[estime
L'âme seule, et non la couleur.
1850. Paris,
(1) Les États-Unis.

CHARLES SÉGUY-VILLEVALEIX
(Port-au-Prince, 1835 — Paris, 1923.)
A l'aube de la IIe République de Fabre-Nicolas Geffrard
(1858-1867), se dessinait un intéressant, un important
mouvement littéraire, artistique et scientifique.
Vers 1863, nos pères ouvraient une souscription natio-
nale aux œuvres de M. de Lamartine, l'amant et le chantre
de la créole saint-dominguienne Elvire, l'auteur du poème
dramatique ou mélodramatique
Toussaint-Louverture
(1850), le généreux membre de la « Société française de
l'Émancipation de l'esclavage ». Et comme, douze ans
avant
la France, Haïti avait renversé son second Empire, « le
proscrit de Guernesey », « l'homme-devoir », « le républi-
cain farouche », Victor Hugo enfin, dont les œuvres af-
finaient chez nous avec celles d'Alfred de Musset et du
mulâtre Alexandre Dumas père (1), Victor Hugo écrivait
à des journalistes de là-bas :
« J'aime votre noble Ré-
publique. Dites-le lui. »
Mais de toute cette « agitation », des échos, plutôt, sont
parvenus jusqu'à nous, à défaut d'œuvres représentatives.
Que de brillantes intelligences qui ne seront sans doute
jamais autre chose qu'un nom voltigeant quelque temps
sur les lèvres de leurs contemporains, puisqu'aucun livre
n'existe pour attester leur talent. Par son
Ducas-Hip-
(1) Originaire de Saint-Domingue (Haïti).

CHARLES SÉGUY-VILLEVALEIX
73
polyte, son époque, ses œuvres (Le Havre, Imprimerie
du Commerce, 1878), Frédéric Marcelin a sauvé de l'oubli
le poète de ce nom
(1842-1868). Abel Élie (1841-1876)
ne vit plus dans nos souvenirs que par la grâce pittoresque
de sa
Zimblis, naïade haïtienne :
Zimblis, c'est la péri légère
qui dans la nuit, etc.
Un bonheur rarissime était réservé à M. Charles Séguy-
Villevaleix (né à Port-au-Prince en 1835 et qui, fixé à
Paris depuis 1883, y est mort en 1923). Le 16 mai 1870,
Philarète Chasles, professeur au Collège de France, dans
une leçon sur « les aptitudes de la race noire et de la race
créole », louait le parfum subtil et composite de ses
Prime-
vères et en lisait la pièce, Le Bain, que les auditeurs du
spirituel et mordant critique applaudissaient sans réticences.
Les Orientales fantaisistes, pittoresques, très tropicales
d'ailleurs, d'Hugo, les Poèmes antiques et modernes de
Vigny (cf. son Bain d'une Dame romaine), les Émaux
et Camées de Th. Gautier (cf. sa Libellule) ,les Poèmes
antiques du créole Leconte de Lisle déteignent un peu
sur Villevaleix qui était déjà un « parnassien » et dont les
Primevères, diverses de sujets, jolies et coquettes, datent
de
1866 (Imprimerie Jouaust, Paris.)
Ce fervent d'André Chénier, ce lettré habile qui n'était
pas resté sourd à la doctrine de « l'art pour l'art », avait
achevé à Paris de bonnes humanités classiques commencées
à Port-au-Prince.
D'abord professeur à la brillante Ecole
Polymathique de son cousin Louis Séguy-Villevaleix,
puis, sous Nissage-Saget (1870-74), secrétaire de la lé-
gation d'Haïti à Londres. Ministre Résident à Paris et

à Londres, il prit sa retraite à l'occasion des événements
politiques du 22 septembre 1883.

74
LES POÈTES HAÏTIENS
Chroniqueur dramatique et critique littéraire du journal
Le Bien Public, de Port-au-Prince, il y avait publié La
Chasse aux Émotions, comédie à succès représentée en
1865 au Théâtre-Frédéric.
LE BAIN
(Fragment )
Candidior cycnis.
VIRGILE.
C'était l'heure où midi de l'agâme qui rôde
Fait reluire au soleil l'écaille d'émeraude ;
Où le ramier plaintif, fuyant les feux du jour,
Cherche un réduit secret aux bords riants de l'onde
Et dans les bois touffus, où la fraîcheur abonde,
Fait entendre son chant d'amour.
Dora prit le sentier que la liane encombre,
Et, rêveuse, elle vint des manguiers chercher l'ombre.
Le gazon à la vierge offrait son lit de fleurs ;
Sur les cailloux d'argent, avec une voix douce,
La source bouillonnait sous le dôme de mousse,
Sous le dôme où coulent ses pleurs,
La créole enfin peut, sans crainte qu'on la voie,
Laisser pendre au buisson ses longs habits de soie,
Aux reflets chatoyants...moins que ceux du bassin
Où les rayons brisés s'égrènent en étoiles !
La voilà, sous le ciel, qui frissonne sans voiles,
Les doigts ramenés vers son sein.

CHARLES SÉGUY-VILLEVALEIX
75
Craintive, elle a déjà, dans l'onde qui se moire,
Presqu'à demi trempé ses petits pieds d'ivoire.
Mais soudain, reflétée au pur cristal de l'eau,
Elle voit s'allonger sa hanche qui se cambre,
Et,rouge,d'un seul bond,la fille aux cheveux d'ambre
Efface le riant tableau.
Longtemps, sous le rideau qu'a tissé la liane,
La vierge folâtra comme autrefois Diane,
Sans songer qu'Actéon pouvait l'apercevoir...
Elle sortit du bain et chaque gouttelette
Qui constelle, en glissant, sa gorge violette,
Paraît un diamant du soir.
LE DATURA
La rose a des parfums qui font rêver d'amour.
Plus d'un insecte d'or autour d'elle voltige.
Le lis est une étoile où se fixe une tige ;
Il se baigne des pleurs de la fille du jour.
Pour moi, je m'ouvre alors qu'au céleste séjour
La lune, astre muet, qu'invoque le prestige,
Sur quatre papillons liés à son quadrige,
Du zodiaque en feu va franchir le contour,
Le ver luisant se vient abriter en mon urne,
Et des rêves légers la foule taciturne
Épanche mon arome au monde qui s'endort.

76
LES POÈTES HAÏTIENS
Je fais un doux nectar des pleurs de l'âme en peine :
L'homme, désespéré, trouve en ma coupe pleine
L'oubli de tous ses maux, car il y boit la mort.
(1863)
LE FIGUIER MAUDIT
Malade et centenaire au fond de la forêt,
Sans amis, sans parents, le figuier se mourait.
« 0 ciel, si tu pouvais, disait-il, de ta voûte
Pour apaiser ma soif, laisser choir une goutte ! »
Le ciel inexorable, ouvrant son grand œil bleu :
« Point de larmes sur toi, figuier, maudit de Dieu ! »
Le paria se penche à la source prochaine,
Mais l'eau, comme un serpent de glisser sur l'arène.
« Soutenez votre frère, arbres, dit le chétif
Je meurs ». L'acacia montre ses piquants ; l'if
Ne bouge pas. Alors, tendant son bras énorme :
« Autour de moi, vieillard, enroule-toi, dit l'orme. »
Une fois enroulé, notre arbrisseau caduc
Se gonfle et de notre hôte absorbe tout le suc :
« Malheur à moi ! dit l'orme exténué. Du crime,
Je me suis fait l'appui : m'en voici la victime ! »
(1865)

CHARLES SÉGUY-VILLEVALEIX
77
FLEURS ET PLEURS
Manibus date lilia plenis.
VIRGILE.
Père, voici quatre ans que tu dors dans la couche
Que la commune aïeule offre à tous ses enfants,
Et depuis quatre ans,père,en vain j'ouvre ma bouche
Car mon âme toujours, en sa douleur farouche,
Pour te pleurer me refusait des chants.
Comme jadis, avril de sa molle verdure
Encadre les étangs qui dorment sous les bois,
L'azur du ciel sourit, et toute la nature
Aux rayons, aux parfums mêle le doux murmure
Des souvenirs si charmants d'autrefois.
Je me vois, jeune enfant, dans ma gaîté profonde
Courir la joue en feu sous les marronniers verts,
Tandis que tout pensif tu regardais dans l'onde,
Au liquide cristal qui réfléchit leur ronde,
S'entre-croiser les ailes des piverts.
A l'âge où dans les yeux la passion s'allume,
J'allais, t'en souvient-il ? cueillant les fleurs des prés,
Vers le bonheur ravi, comme dans l'air la plume ;
Mon cœur naïf encore ignorait que la brume
Ote au soleil ses reflets empourprés.

78
LES POÈTES HAÏTIENS
Maintenant sur mon front se prolongent les ombres ;
Mes jours, maigre filet, rampent sur les cailloux,
Et l'astre du passé n'a que des lueurs sombres
Qui tombent tristement sur le temple en décombres
Où je pliais jadis les deux genoux.
O confiance, amour, anges du sanctuaire,
Vous êtes remontés près du trône de Dieu !
Jeunes illusions, dans l'affreux ossuaire
Dormez, les bras croisés, sur les plis du suaire :
La cendre est tout ce que laisse le feu !
Vous, mes strophes, de pleurs encor toutes mouillées,
Au rivage français, déployez votre vol !
C'est là que vous verrez, sous les jeunes feuillées,
Une pierre... A genoux et les ailes ployées,
Versez des pleurs et des lis sur le sol !
LES ANGES AU SÉPULCRE
Quand Jésus, expirant au milieu des ténèbres,
Eut, par trois fois, au ciel jeté ces cris funèbres
Dont tressaillit le Golgotha ;
Quand les femmes longtemps de pleurs et d'aromate
Eurent baigné ses pieds, vint Joseph l'Arimathe,
Qui prit le corps et l'emporta.
Alors, dans un sépulcre, — ô spectacle qui navre ! —•
Tout sanglant et meurtri l'on coucha le cadavre

CHARLES SÉGUY-VILLEVALEIX
79
Enveloppé d'un blanc linceul.
Chacun vint à son tour lui baiser la paupière ;
Et puis l'on entendit retomber une pierre ;
Puis il fallut le laisser seul.
Mais le sabbat passé, quand la troisième aurore
Eut paru, désirant de le revoir encore,
Marthe, Marie et Salomé,
D'un flambeau filial guidant leurs pas dans l'ombre,
Toutes trois s'avançaient vers le sépulcre sombre
Où dormait Jésus embaumé.
Or, voici que soudain, détaché de la tombe
Qu'il scellait, le bloc glisse et devant elles tombe
Avec un long gémissement :
Aux froids degrés assis et le front ceint d'étoiles
Deux anges ont brillé, si muets sous leurs voiles
Qu'ils semblent en ravissement.
Les trois femmes tremblaient d'avancer sous le porche,
En voyant dans leurs mains la lueur de la torche
Pâlir devant tant de clarté.
L'un des anges alors, se voilant de ses ailes :
« Ne craignez rien, dit-il, vous, ses filles fidèles :
Sachez qu'il est ressuscité. »
Et son doigt leur montrait l'Orient plein de flammes.
L'autre ange, tout en pleurs, se taisait. Les trois femmes
Songèrent à s'en revenir :
Car leur cœur n'avait plus qu'une douce souffrance,
De ces deux visions l'une était l'Espérance,
Mais l'autre avait nom : Souvenir.

PAUL LOCHARD
(Petit-Goâve, 15 juin 1835—Port-au-Prince, juillet 1919.)
Un autre parnassien, dix ans après les Primevères, à
l'influence de la poésie biblique et de Milton, de Victor
de Laprade et de Hugo, joindra celle du créole Leconte
de Lisle et donnera des poèmes amples, graves, monotones
et lents, d'un spiritualisme évangélique élevé
: Les Chants
du soir en 1876, et en 1900, Les Feuilles de chêne (Paris,
Ateliers Haïtiens). Je veux parler de l'austère pasteur pro-
testant Paul Lochard. Les titres de quelques-unes des
Feuilles de Chêne indiquent bien les sujets qu'il traitait
d'habitude : La Création, L'Homme, Lucifer, La Vie,
Élévation, Nos aïeux, Le chant du Patriote, La Paix,
L'Évangile.
Né à Petit-Goâve le 15 juin 1835, il milita dans
l'enseignement, puis dirigea avec probité la douane de
Port-au-Prince sous la présidence du Général F. Hippolyte
(1889-96). Il est mort directeur du Moniteur, journal
officiel de la République (juillet
1919).
Sa saine et assez abondante production en prose con-
siste en conférences, sermons, discours et articles de jour-
naux, tous marqués au coin d'une morale très haute.

PAUL LOCHARD
8l
LE FOU DE SAINT-MARC
L'ombre est partout au fond des choses.
Qui donc sait le secret de Dieu ?
Ces blonds enfants aux lèvres roses,
Que seront-ils sous le ciel bleu ?
Qui sait ce que le sort à cette heure en ordonne ?
Il fut enfant, maître infini,
Ce fou qui répétait d'une voix monotone :
« Qu'ai-je fait au bon Dieu pour être ainsi puni ? »
Pauvre être ! il courait par la ville,
Vêtu d'affreux et noirs lambeaux ;
On l'eût pris dans sa course agile
Pour un échappé des tombeaux.
Sa voix avait l'accent de la trompe qui sonne.
Farouche et le regard terni,
Il fuyait et lançait ce refrain monotone :
« Qu'ai-je fait au bon Dieu pour être ainsi puni ? »
Les enfants le frappant de pierres
Parfois le blessaient en passant ;
Et ses pieds nus, sur la poussière,
Laissaient un long filet de sang.
Mais sourd, blême, stupide, et ne voyant personne,
Tel qu'un maudit par Dieu banni,
Il fuyait, et disait d'une voix monotone :
« Qu'ai-je fait au bon Dieu pour être ainsi puni ? »
Anthologie haïtienne.
G

82
LES POÈTES HAÏTIENS
Ainsi dans l'immense folie,
Seigneur, où roulaient ses esprits,
A ta loi toujours obéie,
Sa voix jetait de sombres cris.
La Grèce l'aurait dit en proie à Tisiphone.
0 deuil ! ô trouble indéfini !
Oh ! pourquoi lançait-il ce refrain monotone :
« Qu'ai-je fait au bon Dieu pour être ainsi puni ?
Toi seul, ô Dieu, connais son crime,
Puisqu'il porta ton châtiment ;
Je me courbe devant l'abîme
De ton auguste jugement !
Ah ! pour manger le pain que lui jetait l'aumône,
Pas un instant, ô Dieu béni !
Car toujours il fuyait et disait, monotone :
« Qu'ai-je fait au bon Dieu pour être ainsi puni ?
Un jour près d'une humide ornière,
On le trouva sur le gazon,
Les yeux tournés vers la lumière,
Qui souriait à l'horizon.
Les moucherons sur lui tournoyaient en colonne,
Car, hélas ! tout était fini,
Puisqu'il ne lançait plus ce refrain monotone :
« Qu'ai-je fait au bon Dieu pour être ainsi puni ?
(Les Chants du Soir.)

PAUL LOCHARD
83
UN POÈME FANTASTIQUE
MILA
(Fragments )
I
LA SORCIÈRE
La lune roule, sombre, en la voûte d'opale,
Un vent froid et plaintif gémit par intervalle,
Triste comme un dernier soupir,
Et tord d'un vieux figuier la tête colossale,
Tandis que, de partout, des voix semblent gémir.
Que l'heure de minuit est une heure sinistre !
Dieu ! pourquoi les rumeurs qui roulent dans ces bois ?
Gaulimain, de l'enfer implacable ministre,
S'y glisse avec Mila qu'elle tient sous ses lois,
Ainsi quand du damné le ciel éteint la flamme,
De ses crimes surgit un fantôme hideux,
Un monstre qui, hurlant, se jette sur son âme,
L'entraîne et, dans la nuit, ils s'engouffrent tous deux.
Tel entraîne Mila le spectre hasardeux,
La goule, l'Erinny, l'âpre sorcière infâme,
Et Mila s'abandonne à ses funestes nœuds.

84
LES POÈTES HAÏTIENS
La voyez-vous là-bas, l'horrible Canidie ?
Elle s'agite ; folle, elle dresse la main
Contre Dieu qu'elle brave et qui la répudie,
Puis adresse à Mila ce discours inhumain :
« Pourquoi donc craindre encor votre belle rivale ?
j'ai dit, elle n'est plus !
Son astre est éclipsé. Par mon âme infernale,
Ses jours sont révolus !
Jouissez à l'instant, oh ! jouissez, Madame,
D'un triomphe certain.
Mais songez qu'il faudra, quand je voudrai votre âme,
Me la donner soudain. »
La sorcière, à ces mots, disparaît. Alors pâle,
Mila semble frémir.
1
La lune rouie sombre, en la voûte d'opale.
Le vent pousse un soupir.
IV
LE CIMETIÈRE
Tout dort. Le Cimetière ! 0 crainte ! il est minuit.
Pourquoi Pair s'emplit-il de ce sinistre bruit ?
Quel est ce spectre affreux qui fuit dans les ténèbres ?
Revêtu d'on ne sait quels ornements funèbres,
Il marche l'air méchant, implacable, fatal.
Un rayon bleu l'entoure. Arrière, esprit du mal !

PAUL LOCHARD
85
C'est la sorcière ! Dieu ! les cheveux droits, farouche,
La haine au cœur, l'orage et l'éclair dans la bouche.
Elle entre au cimetière, et suit un noir serpent
Qui, gonflé de poison, siffle tout en rampant,
Tandis que dans sa main s'agite une clochette
Dont le lugubre son dans les bois se répète.
Elle s'arrête enfin, elle dresse un autel,
Puis d'un affreux couteau tourne la pointe au ciel.
Sa verte prunelle
S'agite au hasard :
Plus d'une étincelle
Sort de son regard,
Le serpent énorme
Que suivaient ses pas
S'enlace, difforme,
Autour de son bras.
L'immonde harpie
Se tient accroupie
Sur un tronc de bois,
Et, pleine d'audace,
Répand dans l'espace
Le bruit de sa voix.
La terre tremble. On voit plus d'un noir météore
Filer, serpent de feu, filer, filer encore.
Ô prodige ! Quelqu'un ricane dans les airs.
Soudain la foudre gronde, et le feu des éclairs,
Plus livide, plus noir, vole, se multiplie,
Et déchire le ciel qui tremble et se replie.

86
LES POÈTES HAÏTIENS
Les vents sifflent. Sortis de leurs vains monuments,
Les morts poussent partout d'âpres gémissements.
Leur cri se mêle au cri de la chouette sombre.
Des pas mystérieux retentissent dans l'ombre.
La nature, éperdue en ce moment d'horreur,
Semble, ô ciel, se vouloir dissoudre de terreur.
Le tonnerre éclate !
La flamme écarlate
Jaillit de son sein.
La noire sorcière
Baisse la paupière,
Frappe de la main.
De partout accourent
Des nains qui l'entourent
Voltigeant en rond ;
Et l'impie atroce
Au bord d'une fosse
Les entraîne, ils vont.
Sa voix infernale
Puissante, fatale,
S'élève sept fois.
Sept fois une plainte,
Qu'arrache la crainte,
Répond à sa voix.
Autour de la tombe,
Ainsi qu'une trombe,
Tournent ces maudits,

PAUL LOCHARD
87
Et leurs cris funèbres
Sont, dans les ténèbres,
Par l'écho redits.
Tout à coup, comme un bloc s'arrête la sorcière.
Elle tire on ne sait quel philtre de son sein,
Le jette sur la tombe avec de la poussière
Et fait, en se cabrant, un geste souverain,
La tombe craque et s'ouvre : et voici qu'une femme,
0 mystère ! en sort blême et hurle : « Me voilà ! »
Puis se renverse aux pieds de l'Erinnye infâme.
Miséricorde, ô Dieu ! c'est la belle Mila !
« Viens », lui dit ce démon, traînant sa voix stridente.
Et la flamme jaillit de sa prunelle ardente.
Il ricane de joie, il bondit, et, soudain,
Sur sa pauvre victime abat sa lourde main,
L'empoigne, la secoue, en sa rage étonnante,
Lui dit : « Ton âme, enfant ! mon philtre est souverain ! »
« Grâce », répond Mila, que le serpent enlace.
L'air frissonne. Sa voix murmure encore : « Grâce ! »
Et se perd dans le bruit des infernales voix
Dont le rire effrayant fait tressaillir les bois.
La lune roule, sombre, en la voûte d'opale,
Un vent froid et plaintif gémit par intervalle,
Triste comme un dernier soupir,
Et tord d'un vieux figuier la tête colossale
Tandis que, de partout, des voix semblent gémir.
(Les feuilles de chêne, 1900.)

VIRGINIE SAMPEUR
(Port-au-Prince, 28 mars 1839-juin 1919.)
Elle débuta dans l'art des vers à dix-sept ans, et colla-
bora à plusieurs revues littéraires du pays ainsi qu'aux
Morceaux choisis de M. Barutel (ouvrage exclusivement
consacré aux femmes). Un de ses albums de vers s'est
perdu. Son roman semi-autobiographique, Angèle Dufour,
dort encore dans « les limbes de l'inédit ».
Institutrice, Directrice du Pensionnat National de De-
moiselles de Port-au-Prince, pour la troisième fois de
1901 à 1909, époque où elle brûla ses papiers, Mme Vir-
ginie Sampeur ne connut la France qu'en 1876. Épouse
divorcée d'Oswald Durand et mère du musicien Ludovic La-
mot he.

Dans la remarquable notice sur la poésie haïtienne qui
précède les Confidences et Mélancolies (1901), M. Georges
Sylvain dira de ses sanglots qui se brisent.
« Et voici que, s'élevant au-dessus de ces symphonies
lointaines, une plainte d'une mélancolie et d'une douceur
infinies a retenti jus qu' à nous ! C'est la cantilène de Sapho,

l'immortelle « abandonnée » que redit après l'héroïne grecque,
mais avec une bien moindre sûreté d'expression, une des
rares Haïtiennes qu'ait tentées la gloire
d'Ana-Caona ».

VIRGINIE SAMPEUR
89
PUISQUE LE CIEL T'ENVOIE
Puisque le ciel t'envoie
Fortune, amour et joie,
Tu peux bien m'oublier ;
Vis sans inquiétude,
Et dans la solitude,
Pour toi je vais prier !
Si le bonheur te quitte,
Reçois-tu la visite
De la sombre douleur,
Ami, pense à moi ; vole
Vers celle qui console,
Viens pleurer sur mon cœur.
L'ABANDONNÉE
Ah ! si vous étiez mort ! de mon âme meurtrie
Je ferais une tombe, où, retraite chérie,
Mes larmes couleraient lentement, sans remords
Que votre image en moi resterait radieuse ;
Que sous le deuil mon âme aurait été joyeuse !
Ah ! si vous étiez mort !

90
LES POÈTES HAÏTIENS
Je ferais de mon cœur l'urne mélancolique
Abritant du passé la suave relique,
Comme ces coffrets d'or qui gardent les parfums ;
Je ferais de mon âme une ardente chapelle
Où toujours brillerait la dernière étincelle
De mes espoirs défunts.
Ah ! si vous étiez mort ! Votre éternel silence
Moins âpre qu'en ce jour, aurait son éloquence ;
Car ce ne serait plus le cruel abandon ;
Je dirais : « Il est mort, mais il sait bien m'entendre,
Et peut-être, en mourant, n'a-t-il pu se défendre
De murmurer : Pardon ! »
Mais vous n'êtes pas mort ! ô douleur sans mesure !
Regret qui fait jaillir le sang de ma blessure,
Je ne puis m'empêcher, moi, de me souvenir ;
Même quand vous restez devant mes larmes vraies,
Sec et froid, sans donner à mes profondes plaies
L'aumône d'un soupir !
Ingrat ! vous vivez donc, quand tout me dit : vengeance !
Mais je n'écoute pas ! A défaut d'espérance,
Le passé par instants revient, me berce encor ;
Illusion, folie, ou vain rêve de femme !
Je vous aimerais tant, si vous n'étiez qu'une âme.
Ah ! que n'êtes-vous mort !
(1876)

VIRGINIE SAMPEUR
91
AU TEMPS
Médecin de mon cœur naguère si souffrant,
Qu'as-tu fait de mon mal que je regrette tant ?
Rends-le moi, je t'en prie ;
Rends-moi mon autre vie ;
Rends-moi des jours passés le langoureux soupir,
Et l'espoir décevant dont j'ai failli mourir,
Et mes douces chimères,
Et mes larmes amères !
Mon pauvre cœur va-t-il saigner encor, ô Temps
Connaîtra-t-il encor la foi de ses vingt ans ?
J'aurais trop peur d'y croire :
Cours à d'autres victoires !

OSWALD DURAND
(Cap-Haïtien, 17 septembre 1840 —■ Port-au-Prince,
23 avril 1906.)
Depuis 1860 les poèmes d'Oswald Durand rendaient
un son nouveau dans « la suite » de notre poésie et original
même relativement à des littératures étrangères.

Mais je ne connais que nos mornes
Où se penchent les bananiers,
Nos deux, nos horizons sans bornes,
Nos bois, nos zéphyrs printaniers,
dira-t-il lui- même.
Romantique sous l'ascendant de Musset surtout, de
Victor de Laprade et de Lamartine, avec, çà et là, des
vers d'un débraillé redoutable, parnassien sous celui du
créole Leconte de Lisle et de son ami Coppée avec des
poèmes d'une ferme plasticité, Baudelaire et Verlaine ini-
tieront ce poète du terroir, ce régionaliste, à l'alliciante
musique des petites « chansons » symbolistes, et ses
qua-
drilles de quatrains
moroses seront ciselés comme des
Stances de Jean Moréas. S'il a chanté Nos Payses sur
un rythme cher à Ronsard, Hugo et Sainte-Beuve, les
iambes de ce beau mulâtre aux hérédités paternelles lan-
guedociennes eussent plu à André Chénier et à Auguste

Barbier.
Sa vie aura été pittoresque comme ses vers. Il naît au

OSWALD DURAND
93
Cap Haïtien (département du Nord), le 17 septembre
1840. Ferblantier en 1855, une fois ses études primaires
achevées ; professeur au Lycée en 1860 et collaborateur
à
l'Avenir de Demesvar Delorme, le romantique disciple
et fervent ami de Lamartine ; directeur des
Bigailles en
1876 et en 1900 et collaborateur à /'Écho du Nord
(1879), il frôle bientôt la fusillade pour cause... de cons-
piration vraie ou fausse, compose dans son cachot cette
Choucoune (1884) dont les couplets en dialecte créole,
d'une
haïtianité savoureuse, ont valu à leur auteur d'être
appelé notre Mistral
(1) i7 sort de prison pour rentrer
en faveur auprès de ceux qui venaient de Vy mettre, devenir
député du Peuple (1885), six fois réélu et même Président
de la Chambre ; voyage une fois en France, y édite onze
ans après, les
Rires et Pleurs (1896, 2 vol. Corbeil, Im-
primerie Crété) qui sont —• odes, ballades, sonnets, fables,
satires, iambes, contes, etc. — un choix de ses productions
poétiques à partir de 1867 et dont peu sont de longue
haleine. Publie en 1899 une plaquette : Quatre Nouveaux
Poèmes (Cap Haïtien). Rédacteur des actes du Gouver-
nement, il meurt le 23 avril 1906, à Port-au-Prince,
laissant trois volumes inédits :
Dates et Nouveaux Poèmes,
Primes Fleurs et Ballades, Les Mosaïques, après une
vie païenne de faune impénitent, de bohème incorrigible
et de grand enfant à l'âme peu compliquée.

En 1905, le Parlement lui avait voté une pension via-
gère, mensuelle et insaisissable de 225 gourdes (2). Ses
funérailles eurent lieu eux X frais de l'Etat.
O. Durand aura été le plus haïtien, le plus naturelle-
(1) Cf. Choucoune, in « La Muse Haïtienne d'Expression
créole ».
(2) La gourde vaut 0,20 ets de dollar.

LES POÈTES HAÏTIENS
94
ment afro- latin, le plus original de nos poètes pour avoir
su chanter nos fastes et pleurer nos misères, sentir et, sous
une forme souvent heureuse, pittoresque et colorée, exprimer
le charme prenant du pays, son âme.
Sa production en prose consiste en chroniques, discours,
poèmes en prose. Il avait été aussi séduit par le théâtre.
SI !
A Isnardin Vieux.
Si je connaissais l'Italie
Où Raphaël fit ses tableaux ;
Florence, où la douleur s'oublie ;
Venise, où brillent les falots ;
Chantant alors la barcarolle,
Sitôt qu'arriverait le soir,
J'aimerais dire à ma frivole :
« Allons rêver dans ma gondole,
Là-bas, auprès du vieux manoir ! »
Puis, les castagnettes d'ivoire,
Des bois réveilleraient l'écho ;
Les filles au corset de moire
Viendraient chanter le boléro ;
Alors, dans ma crainte jalouse,
Voulant pour moi seul ses grands yeux,
Je dirais à mon Andalouse :
« Allons danser sur la pelouse
Là-bas, où les cœurs sont joyeux ! »

OSWALD DURAND
95
0 Suisse, pays de mes rêves !
Si je connaissais tes villas,
Tes lacs et leurs riantes grèves,
Tes bois parfumés de lilas ;
Je pourrais oublier l'Espagne,
Venise aux somptueux palais,
Et je dirais à ma compagne :
« Allons dormir dans la montagne,
Là-bas, où sont les vieux chalets ! »
Mais, je ne connais que nos mornes
Où se penchent les bananiers ;
Nos cieux, nos horizons sans bornes,
Nos bois, nos zéphirs printaniers.
Le soir, quand le vent se pavane,
Courbant nos joyeux champs de riz,
Je dis alors à Marianne :
« Allons aimer dans la savane,
Là-bas, sous les manguiers fleuris ! »
NOS PAYSES
Si la Muse, un jour, me demande
Des vers, — une ode, un triolet —
D'honneur ! je lui ferai l'offrande
Du plus délicieux couplet.

96
LES POÈTES HAÏTIENS
Je n'irai pas, quittant le Nouveau Monde,
Monter mon luth pour la blanche aux yeux bleus,
Pour la châtaine, ou la rousse, ou la blonde,
Pâles sous leur ciel nébuleux !...
Mais à ma négresse,
Dont la folle caresse
Verse en mon cœur l'ivresse,
Vers aux doux sons,
Chansons !
Je chanterai sa lèvre
Qui jamais ne me sèvre
Et qui donne la fièvre
Et ses charmants
Tourments.
Le feu dans nos veines circule
Sous le ciel de notre pays ;
Les rayons de la canicule
Dorent les fronts et les maïs.
Nous n'avons pas d'amour rempli de crainte,
Chantant, le soir, pour deux brins de cheveux ;
De nos bras noirs la vigoureuse étreinte
Vaut bien les plus tendres aveux.
La brune griffonne (l)
Aime qu'on la chiffonne.
(1) Griffe ou griffonne, l'enfant d'un noir et d'une mu-
lâtre ou d'un mulâtre et d'une noire.

OSWALD DURAND
97
Quand elle s'abandonne
Sur notre cœur
Vainqueur.
D'amour, elle se pâme,
Et jamais nulle femme
N'a fait frissonner l'âme
De si charmants,
Tourments ! .
Rien n'est beau comme nos payses,
Au front bruni par le soleil !
Aux dents blanches qu'on aurait prises
Pour des perles dans du vermeil !
Choune, la noire, a la bouche lascive ;
L'or des doublons, voilà la peau d'Emma :
-Mais rien ne vaut ma griffonne rétive
Qui, pendant huit longs jours, m'aima !
Pour vous, mes maîtresses,
Griffonnes et négresses,
Et jaunes mulâtresses,
Vers aux doux sons,
Chansons !
Payses, je vous donne
Les fleurs de ma couronne,
Et pour vous, je fredonne :
A mes amours,
Toujours !
Anthologie haïtienne
7

98
LES POÈTES HAÏTIENS
IDALINA
Sur le rivage où la brise
Tord et brise
Les rameaux des raisiniers,
Où les merles font bruire
De leur rire ]
L'éventail des lataniers,
Je m'en allais, triste et sombre,
Cherchant l'ombre
Propice aux amants jaloux ;
Écoutant la blanche lame
Qui se pâme
En mourant sur les cailloux.
Je me disais, la pensée
Oppressée :
« Quoi ! devant moi, nulle enfant,
Pour m'accueillir, n'est venue,
Ingénue,
M'offrir son front triomphant ! »
Je regrettais en mon âme
Cette flamme
Qui me brûle vainement,
Et désirais que ma lèvre,
Pour sa fièvre,
Trouvât un doux aliment !

OSWALD DURAND
99
Mais, tout à coup, sur la rive,
Elle arrive,
La gentille Idalina,
La brune fille des grèves
Qu'en mes rêves
Le ciel souvent amena...
Sa légère chevelure
A l'allure
De nos joyeux champs de riz.
Quand ses boucles, sous la brise,
Qui les frise,
Bondissent en petit plis...
Le vent entr'ouvrant sa robe,
Montre un globe
Double — telles l'œil peut voir
Deux sapotes veloutées
Surmontées
De deux grains de raisin noir.
Sa lèvre qu'un dieu décore
Est encore
Bien plus brune que sa peau,
Car de notre caïmite (2)
Elle imite
Le violet pur et beau.
(1) Très savoureuse, la sapote ou sapotille est un fruit
tropical de la forme d'une prune verte qui serait très grosse.
(2) Fruit tropical violacé et juteux.

100
LES POÈTES HAÏTIENS
j'étais caché sous les branches.
Ses dents blanches
Mordaient le raisin des mers.
Elle restait, l'ingénue,
Jambe nue,
Jouant dans les flots amers,
Sur le rivage où la brise
Tord et brise
Les rameaux des raisiniers,
Où les merles font bruire
De leur rire
L'éventail des lataniers.
Lorsque la première étoile
Vint, sans voile,
Briller dans le vaste azur,
Et que la nuit souveraine,
Sur la plaine,
Déploya son crêpe obscur ;
Quand la cloche aux sons funèbres,
Aux ténèbres,
Jeta le triste angélus
Que la brise, sur son aile,
Prend et mêle
Au bruit des bois chevelus ;

OSWALD DURAND
101
Ma nonchalante griffonne
Abandonne
Écume blanche et cailloux,
Et voit, en tournant sa tête
Inquiète,
Mes yeux sur ses yeux si doux...
Alors, avec un sourire,
Sans rien dire,
■— Les amoureux sont des sourds ! —
Cet ange m'embrasa l'âme
De la flamme
De son regard de velours...
Et toujours à la même heure,
Elle effleure
Le sable de son pied nu ;
Regardant, toute pensive,
Vers la rive,
Attendant son inconnu...
Sur le rivage où la brise
Tord et brise
Les rameaux des raisiniers,
Où les merles font bruire
De leur rire
L'éventail des lataniers.
(Saint-Louis du Nord, 1870.)

102
LES POÈTES HAÏTIENS
LE FILS DU NOIR
I
Je ne puis plus aimer ; le souffle d'une femme
Ne fera plus frémir mon cœur maintenant froid,
Car, il a fui, ce temps où deux yeux en mon âme
Allumaient un désir mêlé d'un vague effroi :
Vieillard de trente étés, mon cœur n'a plus de flamme ;
Je m'en vais las, courbé, sans joie et sans émoi :
La colombe roucoule et l'amante se pâme,
Tout s'aime et se caresse en vain autour de moi...
Pourtant mon cœur est plein de sève encor ! Le monde
Ne l'a point desséché de son haleine immonde
Ni flétri des baisers impurs de ses Phrynés.
A vingt ans, j'aimai Lise ; elle était blanche et frêle ;
Moi, l'enfant du soleil, hélas ! trop brun pour elle,
Je n'eus pas un regard de ses yeux étonnés...
II
Pourtant ma mère était aussi blanche que Lise !
Elle avait des yeux bleus où s'endormaient les pleurs ;
Quand elle rougissait de crainte ou de surprise,
On croyait voir soudain une grenade en fleurs !...

OSWALD DURAND
103
Sa chevelure était blonde aussi. Sous la brise,
Elle couvrait son front pâli dans les douleurs.
Mon père était plus noir que moi. Pourtant l'Eglise,
Dans un pieux hymen maria leurs couleurs...
Puis l'on vit — doux contraste
—■ à sa blanche mamelle
Pendre un enfant doré comme nos bruns maïs,
Ardent comme un soleil de notre beau pays.
Orphelin, je vis Lise et je l'aimai comme elle ;
Mais son front pur pâlit à mes aveux troublants :
Le fils du Noir fit peur à la fille des Blancs...
(Rires et Pleurs.)
ORFÈVRERIE
Benvenuto Cellini cisèle avec calme
La coupe d'or bruni que va toucher Diane.
Il marie d'un trait, à l'exotique palme,
Les enlacements suggestifs d'une liane.
Dans le lointain il burine une souple aimée
Érigeant ses bras comme deux anses d'amphore,
Et faisant face, dans son profil de camée,
— La manne au front — une indolente canéphore.
Et pendant qu'il creuse, plein d'amour, la sveltesse
Des cols nus, son regard est baigné de tristesse.
Le Maître souffre.
Ainsi, nous autres, milliardaires

104
LES POÈTES HAÏTIENS
De rimes et de rythmes, nos douleurs voilées,
Nous les rendons en fines gemmes ocellées,
Elucentes, celant, en gouttes myriadaires,
Des larmes d'or — comme l'huile des lampadaires.
(2 mars 1899.)
ABSINTHE
Fée aux yeux verts, ondine frêle, ô pâle absinthe
Qui consolais Musset, comme je t'aime, ô pâle !
Tu parfumes le cœur par ta candeur d'opale,
Liqueur lactée, ô toi, la divine et la sainte !
La morne cantilène exhalée en l'enceinte
Du temple ; le pavot émergeant du sépale
Et le Léthé roulant son large cours d'eau pâle,
Apportent moins d'oubli que la pâle hyacinthe !
Viens ! Une amour déçue a brisé chaque fibre
De ma lyre endormie en qui plus rien ne vibre.
Goutte à goutte, en mon âme, enveloppante ondine,
Verse le froid dédain des femmes et des roses,
Fée aux yeux verts, absinthe pâle, smaragdine,
Qui panses les meurtris et clos les yeux moroses !
(5 mai 1899.)

OSWALD DURAND
105
LES PAPILLONS
Je regardais, par la fenêtre mi-déclose
Sur la campagne, un vol de légers papillons.
Jaune soufre, bleus, blancs, en joyeux tourbillons,
Ils virevoltaient, fous, dans l'atmosphère rose.
Et le soleil couchant en une apothéose
Avivait tous ces ors, ces blancs, ces vermillons,
Qui se fondaient en une gaze de paillons
Entre l'éther fluide et la terre morose.
Alors mes yeux que le dur hiver a voilés,
Revirent des papillons longtemps envolés,
A jamais plus !...
Par les persiennes décloses,
C'était des billets blancs ou bleus, ou verts, ou roses,
Miettes d'amour que j'égrenais au vent du soir,
Qui partaient, emportant la jeunesse et l'espoir !
(2 octobre 1901.)
LA MORT DE NOS COCOTIERS
( Fragment )
Grands palmiers panachés, hôtes des chauds rivages,
Géants des plaines et des monts,
Arbres des voyageurs, fils de nos bois sauvages,
0 cocotiers que nous aimons !

106
LES POÈTES HAÏTIENS
Vos fronts n'accueillent plus la brise aux doux mur-
[mures,
Un mal inconnu vous atteint,
Un vent empoisonné touche vos chevelures,
Et les flétrit et les déteint ;
En vous voyant ainsi mourir sans que personne
Cherche à deviner votre mal,
En voyant vos fleurs d'or, au glas de mort qui sonne,
Perdre ainsi leur souffle anormal,
Et tomber à vos pieds avant que le fruit naisse,
En vous voyant vieillir ainsi,
Vous à qui je croyais l'éternelle jeunesse,
Il me vient un cuisant souci.
Dites-nous, phalange fidèle,
Pourquoi tombez-vous les premiers ?
Votre mort annoncerait-elle
La fin de nos autres palmiers ?
Et si nul de vous ne résiste,
Mourra-t-il aussi, le palmiste,
L'emblème de la liberté,
— Cet arbre dont le temps et l'âge
Embellissent le vert feuillage,
Et qu'ils couronnent de fierté ?
Devras-tu périr, pur symbole
Que nos pères nous ont légué ?
Te verrons-nous, comme un vieux saule,
Courber ton grand front fatigué,

OSWALD DURAND
107
— Toi qui dardes aux cieux ta flèche
Que le soleil caresse et lèche
Sans la faner un seul instant,
■—• Toi qui ne crains que le tonnerre,
Et qui, comme l'aigle en son aire,
Te moques du terrible autan ?
Ces pensers m'assaillent sans trêve...
Faut-il trembler pour l'avenir ?
Voir la liberté comme un rêve ?...
Craindre un réveil qui va venir ?...
Faut-il, ô Toussaint-Louverture,
Devant cette belle nature,
Fière de tes premiers jalons,
Sentir, en moins de quinze lustres,
Sur nos fronts le pied de ces rustres,
Plus lourd que le pied des colons ?
Non, tu ne mourras pas, ô liberté ! — Quand même
Sous le souffle d'un vent mortel
Nous verrions se flétrir le palmier, ton emblème,
Nos cœurs resteraient ton autel !
Non, tu ne mourras pas ! Si des mains assassines
Osent couper ton noble tronc ;
Toussaint te nomme l'arbre aux vivaces racines :
Tes verts rameaux repousseront.
( Rires et Pleurs.)

A. FLEURY-BATTIER
(Port-au-Prince, 8 juillet 1841 -1882.)
En 1882, la petite vérole emportait l'enthousiaste Fleury-
Battier, très admiré alors, et dont le Sous les Bambous
(Imprimerie Kugelmann, Paris) —fables, odes, poésies
légères, poème épique ■—• nous paraît, à l'heure pré-
sente, trop souvent d'un rococo intense. « i7 n'a pas
tenu, en effet, à sa bonne volonté qu'il n'immortalisât en
des poèmes impérissables toutes nos gloires nationales,
depuis les héros de l'Indépendance jusqu'au
Ouanga-
Négresse
cette émeraude ailée ! Il a chanté, selon les
règles classiques de l'épopée, la défense de la Crête-à-
Pierrot. Il a revêtu d'un masque moderne, dans un drame
dont la représentation fit du bruit, la physionomie tou-
chante de la reine
Ana-Caona. Il a fait parler, au milieu
d'un décor de nuages, de palmiers et d'étendards,
Luména,
la déesse de la Liberté. Mais même quand Battier est
soutenu par une grande inspiration ■— ce qui n'est pas
rare chez lui, car il avait l'âme naturellement portée aux
idées élevées — il est trahi par l'expression. Tel est encore
ce poème où, évoquant le génie de la Patrie, il lui fait

donner dans le style vieilli de la littérature du Premier
Empire des conseils que gagneraient à méditer les fauteurs
de nos discordes civiles. Battier, à qui l'insuffisance de nos

(1) Oiseau-mouche, en dialecte créole.

A. FLEURY-BATTIER
109
bibliothèques particulières ne permettait pas de suppléer
à celle de ses premières études, n'est jamais plus à l'aise
que quand, mettant de côté la lyre à dix voix, cruelle à ses

doigts inexpérimentés, il dit, en accompagnant du rustique
tambourin les battements réguliers de son cœur, son amour

pour la terre natale, décrit sa rencontre avec Velléda,
la naïve petite paysanne, déplore la perte de ses morts, ou
fait appel à ses souvenirs d'enfant pour conter un de ces
contes créoles qu'à aucun âge nous ne saurions nous lasser
d'entendre
». G. SYLVAIN.
On est tout aise de pouvoir citer de cet apôtre, la Lé-
gende de la tige d'Amitié et des fragments de Bamboula,
où il y a de la couleur locale, du naturel et du pittoresque.
D'abord instituteur, Fleury-Battier est mort chef de
division au Département de l'Instruction publique.
LA LÉGENDE DE LA TIGE D'AMITIÉ
Colinette et Colin, dès leur tendre jeunesse,
De s'aimer à jamais avaient fait le serment.
Enfants des bois tous deux, gais, pleins de gentillesse,
Ils trouvaient le bonheur en chantant, en s'aimant.
L'amour, sous les bambous, leur versait l'allégresse.
Mais hélas ! le bonheur ne dure qu'un moment !...
Colin vint à mourir. Ô douleur ! ô tristesse !
Colinette ne sut que pleurer son amant.
Fidèle à son amour, elle allait à toute heure
Visiter l'endormi dans la sombre demeure
Et demander à Dieu pour lui grâce et pitié.

110
LES POÈTES HAÏTIENS
Sur la fosse adorée, en signe de détresse,
Un jour, de ses cheveux, elle mit une tresse,
Et de ce don naquit la tige d'amitié.
BAMBOULA
(Fragments )
Poètes, célébrez la vieille Andalousie,
Terre où règne l'amour et vit la poésie.
Prisez au plus haut point les fleurs de l'Orient,
Les perles du Midi, séjour doux et riant,
Où tout jette l'écho d'une vive auréole ;
Moi, je ne veux chanter que la femme créole.
C'était un soir de juin. Le tambour résonnait
Sous les doigts rapides d'un nègre à long bonnet.
La gaîté, douce et franche, animait la tonnelle,
Et la danse donnait à chaque femme une aile.
Roulante Martinique et grouillant « bamboula »
Étaient ce qu'on devait meringuer (1) ce soir-là.
Huit cavaliers en rond dansaient avec leurs dames,
Dont les yeux noirs et vifs brillaient de mille flammes.
Elles faisaient couler la douce volupté
En tous ceux qui voyaient leur grande agilité.
Enfin sur le théâtre apparut Néréide,
Fille belle à ravir et danseuse intrépide.
(1) C'est-à-dire danser sur le rythme de la méringue,
danse nationale haïtienne, très gracieuse. Cf. la danse cu-
baine méringa.

A. FLEURY-BATTIER
111
Un madras de couleur couvrait ses beaux cheveux
Et faisait ressortir l'éclat de ses grands yeux.
La chemise à longs plis sur la poitrine ouverte
Laissait voir à demi ce qui fait notre perte :
Ces globes palpitants tombés le même jour,
Sous le même soleil et pleins du même amour.
Pour la voir, l'admirer, on arrivait en foule,
Comme font les enfants quand le pigeon roucoule.
Et la danseuse, alors, par des bonds continus,
Dans tous les cœurs jetait des charmes inconnus.
Semblable à la couleuvre, elle allongeait sa taille
Ou bien la réduisait pour gagner la bataille ;
D'autres fois on eût dit — c'est fait pour étonner —■
Que, comme une toupie, elle savait tourner.
Néréide, à cette heure, inspirait tant d'ivresse,
Qu'on ne savait comment applaudir la négresse :
Sur des chaises, partout, on montait pour la voir ;
De l'applaudir chacun se faisait un devoir ;
Et depuis ce jour-là, la superbe sirène
Est élevée au rang de princesse et de reine.
Poètes, célébrez la vieille Andalousie,
Terre où chante l'amour, où vit la poésie.
Prisez au plus haut point les fleurs de l'Orient,
Les perles du Midi, séjour doux et riant,
Où tout jette l'éclat d'une vive auréole.
Pour moi, je veux penser à la femme créole.
(1875.)

ALCIBIADE POMMAYRAC
(Santo-Domingo, 22 novembre 1844 — Port-au-Prince,
4 décembre 1908.)
Ses plaquettes : Ode à la mémoire d'Edmond Paul,
Ode à Jacmel, Ode à Victor Hugo (primée au concours
poétique ouvert à Paris, à l'occasion du centenaire de la
naissance d'Hugo, 1902), Les Martyrs du génie, Ode
aux soldats morts pour notre indépendance, Souffrir,
c'est vivre, etc., dignes pour la plus grande gloire des
lettres haïtiennes d'être rééditées en un bon volume, font
d'A. Pommayrac, inégal cependant, et au tour oratoire,
l'un de nos poètes les plus remarquables par la largeur du
souffle et la beauté de la. forme. Ses nombreuses poésies
manuscrites et
Abigail la sunnamite (drame en vers),
méritent l'honneur de la publication en volume. Ses amis,

admirateurs et héritiers, auraient dû déjà les avoir tirées
des « limbes de l'inédit ».
Sa production en prose comporte deux brochures '
Conseils à mon pays, De la nécessité d'abolir en Haïti
les droits d'exportation (1904), des articles de journaux
et des discours,
A. Pommayrac est né à Santo-Domingo (Dominicanie),
le 22 novembre 1844. Sa famille abandonna la partie de
l'Est immédiatement après la Sécession
(1844) et habita
Jacmel qu'il devait chanter en vers éloquents. Fit ses pre~
mières études sous la direction de M. Berbeyer. Avocat

ALCIBIADE POMMAYRAC
113
du barreau et directeur de la douane de Jacmel. Industriel.
Mort à Port-au-Prince le 4 décembre 1908, ses restes
furent transportés le 16 juin 1910 à Jacmel, où eut lieu
une belle manifestation.
LE ROSEAU ET LE CHÊNE
Un jour le Roseau dit au Chêne :
Je ne suis pas jaloux de votre Majesté ;
Car, Seigneur, votre chute est peut-être prochaine,
Bien qu'au vent furieux vous ayez résisté
Jusqu'ici sans fléchir et sans courber la tête ;
Vous dont le front superbe, au Caucase pareil,
Non content d'arrêter les rayons du soleil,
Brave l'effort de la tempête !
Oui, croyez-moi, quoique l'oiseau
Qui, sur moi, pose d'aventure,
Soit pour ma tête un lourd fardeau,
J'ai moins que vous sujet d'accuser la Nature ;
Car moi que courbe un papillon,
A qui tout souffle est aquilon,
Pour me défendre de l'orage,
Pour m'épargner de moins souffrir,
je ne cherche pas l'abri de ce feuillage,
Dont vous, pour qui tout est zéphyr,
Couvrez toujours le voisinage,
Et loin de naître à votre ombrage,
Anthologie haïtienne.
8

114 LES POÈTES HAÏTIENS
Je préfère, moi, le Roseau,
De naître et vivre au bord de l'eau !
Lorsque du Nord souffle la brise,
Qui vous renverse et qui vous brise,
Je n'ai qu'à me pencher bien bas ;
Et tandis qu'il vous déracine,
Vous dont l'Étoile est la voisine,
Je ne ressens aucun fracas :
Mais devant l'ouragan, je n'ai pas la folie
De faire, ô Chêne, ainsi que vous...
De refuser de fléchir les genoux...
Je me courbe humblement et plie !
Pliant ainsi, pliant toujours, moi, le Roseau,
Je vis où périrait le Chêne le plus beau !
Et le Chêne orgueilleux répondit à l'arbuste :
Cette façon de faire et de vivre, fort juste,
Manque à mes yeux de noblesse, ô Roseau,
Et part moins d'un grand cœur que d'un lâche
[cerveau !
Quand nous avons, sous notre écorce,
De la vigueur et de la force
C'est pour en faire un noble emploi !
C'est pour lutter contre l'orage,
Toujours debout, bravant sa rage,
j
Et non pour plier comme toi,
Roseau flexible et sans courage !
Moi, Chêne, j'aime mieux combattre et succomber,
Que de baisser la tête et toujours me courber !

ALCIBIADE POMMAYRAC
115
Et quand un vent cruel sur nos fronts se déchaîne,
Que tout tremble et tout cède à sa puissante haleine,
Qui donc ne trouvera plus beau
De résister ou de tomber, comme moi, Chêne,
Plutôt que de fléchir ainsi que toi, Roseau ?
ODE A NOTRE NOUVELLE CLOCHE
I
Oh ! sois la bienvenue en notre triste ville,
Toi dont la voix d'airain semble venir des cieux ;
Cloche qu'aucune main criminelle ou servile
N'a fait vibrer pour de faux dieux !
Du tocsin alarmant, ton bronze vierge encore,
N'a pas, sur la Cité, répandu les terreurs ;
Et tu n'as pas, non plus, mêlé ton bruit sonore
Aux chants des Te Deum flatteurs !
En des saluts honteux, tu ne t'es point souillée.
Devant aucun tyran tu n'as courbé le front ;
Tu n'as point invité la foule agenouillée
A dévorer aucun affront !
On peut donc, devant toi, parler encore de gloire,
De cet amour sacré qui sauve les pays,
Du respect que l'on doit à la future Histoire,
Comme aux aïeux évanouis !

116
LES POÈTES HAÏTIENS
Et puisque, dans les airs aujourd'hui tu t'élèves
Pour dominer Jacmel de ton haut piédestal,
Nous voulons que s'unisse, aux cris de tous nos rêves,
La voix claire de ton métal !
Nous voulons qu'elle soit l'écho pur de notre âme,
Une fibre vibrante attachée à nos cœurs,
Afin que dans l'azur, en tout temps, elle clame
Et notre joie et nos douleurs !
II
Tu ne dois, aujourd'hui, vibrer qu'avec tristesse
Puisque, dans un abîme immense de détresse,
Nous voici maintenant tombés ;
Ta voix, qu'on destinait à de splendides fêtes,
Doit tinter, aujourd'hui, comme un funèbre glas,
Jusqu'à ce que du ciel, il vienne des prophètes —
Si, parmi nous, il n'en est pas !
Car, nous avons perdu tout, hormis l'espérance —
Nos droits sacrés — les plus suprêmes biens —
Qui depuis les grands jours de notre Indépendance
Faisaient de nous des citoyens !
La pensée est, en nous, maintenant prisonnière,
Et ne peut, désormais, en montant vers les cieux,
Faire, au front de la foule, éclater la lumière,
En rayonnant à tous les veux !

ALCIBIADE POMMAYRAC
117
Et la parole d'or, son auguste interprète,
Étouffe bâillonnée en la même prison —
Et, du peuple outragé, la colère est muette —■
Et tout est sombre à l'horizon !
Et, le vaisseau chargé de tes destins, Patrie,
Erre sans gouvernail, à la merci des flots !
Et, dans ces durs moments, pas une voix qui crie :
Debout ! les meilleurs matelots !
III
Jette donc tristement tes accents dans l'espace,
0 cloche ! Il faut pleurer avec nous aujourd'hui,
Car Jacmel, héroïque au fond de sa disgrâce,
Trouve, en ton cœur, son seul appui !
Mêle à ton son pourtant un souffle de colère
Qui fasse les méchants vers Dieu se retourner.
Un de ces grondements de fureur populaire
Qu'on n'entend pas sans frissonner !
Car nous sommes lassés de souffrir, de nous taire,
Au point de croire, hélas ! que Dieu ne nous voit plus ;
Et que les vœux ardents qui partent de la terre,
Ne sont plus que des vœux superflus !

118
LES POÈTES HAÏTIENS
IV
Fais donc monter à lui nos voix avec la tienne,
Pour qu'à la fin, ô cloche, il ait pitié de nous ;
Et que bientôt, Jacmel, si malheureuse, obtienne
Ce qu'elle implore à deux genoux !
Et, quand ce jour béni, jour de joie et de fête,
Aura lui, dans le ciel, pour la pauvre cité,
0 toi que pour vibrer, aujourd'hui l'on apprête,
Répands dans les airs la gaîté !
Alors, aux quatre vents, sonne à toute volée
Pour que les vieillards même en deviennent joyeux,
Afin que des vautours la fête soit troublée,
Et qu'ils s'éloignent de ces lieux !
V
Si telle ne doit pas être ta destinée,
S'il faut prostituer ta voix dans l'avenir,
Souiller l'âme sonore à ton bronze donnée
Pour applaudir et pour bénir ;
Si tu dois saluer le crime et le parjure,
Ceux-là qui, dans les mains, ont des taches de sang,
Qui, sous les manteaux d'or, vont cachant leur souillure,
Dont les remords rongent le flanc,

ALCIBIADE POMMAYRAC
119
Cloche, ne reste pas en ta tour, prisonnière,
Mais retourne au fondeur, en ta virginité,
Pour qu'il fasse de toi des croix pour la prière,
Des armes pour la liberté !
(Jacmel, 1899.)
ULTIMA VERBA
I
Déjà, déjà, pour nous sonne tristement l'heure
Des suprêmes baisers et des derniers adieux,
Où plus aucun espoir ne nous berce et nous leurre,
Où des biens les plus chers on détourne les yeux !
De nos bonheurs passés, il ne subsiste encore,
Comme un encens brûlant sur des débris sacrés,
Que l'Amour, tel qu'il fut au temps de notre aurore,
Unissant saintement nos cœurs désespérés !
Tout est anéanti de ce que nous aimâmes !..,
Nos trésors de tendresse ont été dispersés !...
Et nous sentons, hélas ! dans le fond de nos âmes,
Saigner bien des liens cruellement brisés !
Durant l'orage affreux qui sur nous se déchaîne,
Nous n'avons pour appui, nous n'avons pour soutien,
Pauvres arbres penchés, dont la chute est prochaine,
Que nos rameaux unis... Toi, mon bras, moi, le tien !

120
LES POÈTES HAÏTIENS
Eh bien ! restons ainsi sous la foudre qui gronde,
Sans proférer d'outrage au ciel, jadis meilleur...
Qui laisse encore briller, en notre nuit profonde,
L'Amour, divin rayon, plus pur dans la douleur !
II
Lorsque des coupes d'or, dans l'ombre ou la lumière,
Pour d'autres que pour nous coule l'ivresse à flots,
N'en soyons pas jaloux !... Regardons en arrière...
Sans mêler à leurs chants le bruit de nos sanglots !
Dans ce passé riant qui flamboie et rayonne
A nos yeux, maintenant de tant de pleurs voilés,
Nous aussi, nous avons eu les biens que Dieu donne
Pour se faire bénir dans les cieux étoilés !...
Hélas ! comme pour nous, s'enfuiront pour les autres,
Les instants où l'on croit à l'éternel bonheur !
Ces coupes, dans leurs mains, sont sans doute les nôtres...
Où la liqueur peut-être a changé de couleur !...
Pourtant jours de jeunesse, inoubliables fêtes,
Qui ne verse une larme à votre souvenir ?
Qui de nous, quand les ans ont neigé sur nos têtes,
Vers vous, printemps enfuis, ne voudrait revenir ?...
Laisse encor sur ton sein reposer mon front pâle ;
Revivons ce passé si doux à nos amours ;
Et plus forts que le temps, trompons la loi fatale
Qui veut que les heureux ne le soient pas toujours !

CARL WOLFF
(Port-au-Prince, 1856.)
A publié dans les principaux journaux et revues du
pays, souvent sous des pseudonymes, notamment celui de
Carolus, des contes, des, nouvelles et des vers émus et dé-
licats , goûtés du public lettré. Son recueil de Fables locales
sur des Proverbes créoles (1918, Port-au-Prince, Impri-
merie de l'Abeille) fut bien accueilli.

Né à Port-au-Prince en 1856, commença ses études à
l'Ecole Polymathique que dirigeait alors Louis Séguy-
Villevaleix, les poursuivit au Lycée du « Prince Impérial »
de Vanves et les acheva à Paris.
CONDOLÉANCE
Son cœur s'est donc fermé ! Ce n'étaient que mensonges,
Alors, tous ces serments d'un éternel amour ?
Et tu n'as que des pleurs, aujourd'hui que tu songes
A ce que fut ta joie en ce rêve si court !
Deux ans ! Oh ! que c'est peu, lorsqu'en visions roses,
S'évoquait l'avenir assurant Je bonheur,
Et qu'on sentait en soi s'épanouir des roses,
A ce divin parfum que l'amour verse au cœur !
Des pleurs, rien que des pleurs ! Quelle détresse affreuse !
Tout fuit avec l'espoir que ton âme conçut,

122
LES POÈTES HAÏTIENS
Et tu portes en toi, profonde et douloureuse,
La blessure qu'au cœur produit l'amour déçu !
Et quand tombe la nuit, sous la nue obscurcie,
Quand l'âme cherche une âme où bercer son émoi,
Pauvre colombe, seule au fond du nid blottie,
Tu refermes ton aile et tressailles d'effroi !
Oh ! que j'ai peine, enfant, à t'entendre te plaindre,
Toi, si rieuse ! Hélas ! j'ai senti ta douleur,
Et je garde, d'avoir vu ta gaîté s'éteindre,
Comme une impression de chant triste qui meurt !
Comment te consoler ? Toute parole est vaine !
J'épanche ma pitié dans ton cœur abîmé ;
Reçois toute mon âme et mets-la dans ta peine ;
Puissions-nous moins souffrir ainsi d'avoir aimé !
RESSOUVENIR
Le parc a refleuri ; j'en viens portant dans l'âme
Tout le ravissement de ces beaux jours, madame,
De nos chers entretiens. Avez-vous oublié
Ce jardin solitaire où de vive amitié
Se lièrent nos cœurs ? Déjà vieille est l'histoire.
Que n'emporte le temps ? Mais, de votre mémoire,
Se peut-il qu'elle ait fui, l'exquise vision
Des heures qui passaient dans la communion
De nos esprits amis ? On s'est perdus, qu'importe ?
Un passé de dix ans est-il donc chose morte !
Moi, j'ai voulu revivre en ce matin si doux
Les instants si charmants de nos chers rendez-vous.

CARL WOLFF
123
A l'ombre du grand pin, tout enlacé de lierre,
Je suis venu m'asseoir sur le vieux banc de pierre,
Sous l'oeil du dieu Sylvain au sourire moqueur.
Quel trouble me saisit i Oh ! qu'il battait, mon cœur !
Il me sembla vous voir en l'extase muette
De vos grands yeux rêveurs. Comme une eau qui reflète
Un coin d'azur du ciel, je revis ce regard,
Fidèle et pur miroir de votre âme sans fard ;
J'ai vu s'illuminer ces lieux de ce sourire
Si clair, si doux, si bon ! Que puis-je encor vous dire ?
Était-ce le passé ? Non. Tout, autour de moi,
Evoquait votre image, augmentant mon émoi.
Je me grisais des fleurs qui faisaient nos délices,
Œillets, roses, lilas, anémones, narcisses,
Fleurs aux parfums troublants, fleurs aux tons éclatants,
Fleurs de beauté, d'amour, sœurs de notre printemps !
Vous souvient-il encor des mûres du quinconce,
Ces mûres que j'allais vous cueillir dans la ronce ?
Des buissons d'aubépines où bouvreuils et pinsons
Mettaient des nids parmi les blanches floraisons
Et nous divertissaient de leurs gais babillages ?
Voici le clair jet d'eau qui baignait nos visages
D'une douche imprévue au caprice du vent,
Et voici le sentier où nous allions, rêvant
Sous la glycine mauve et sous le chèvrefeuille.
En ce doux clair obscur où l'âme se recueille,
Des parfums nous venaient comme d'un encensoir,
Et mon cœur s'enivrait du bonheur de vous voir.
Oui, c'était de l'ivresse, et quel motif avais-je ?

124
LES POÈTES HAÏTIENS
Je vous aimais sans doute, et comment vous aimais-je ?
« Bannissons, disiez-vous, l'amour. Faisons serment,
Entre nous, d'amitié. L'amour n'est qu'un tourment,
Et mieux aime le cœur s'il n'est pas à la chaîne. »
J'eus de vos yeux alors l'impression sereine
D'une prière d'ange, et je me suis soumis :
Vos désirs faisaient loi. Nous restâmes amis !
Et pourtant, dans ce lieu tout plein de votre charme,
A ces chers souvenirs m'est venue une larme.
Si rien dans votre cœur n'est resté, si les ans,
Par ce cruel oubli, me furent incléments,
A cette larme, éveil de secrètes tendresses,
J'ai ressenti l'espoir et toutes les ivresses
Que, d'un mot, d'un regard, vous faisiez naître en moi.
Qu'était-ce donc ? Comment définir mon émoi ?
Oh ! ce trouble béni, que revient-il me dire ?
La vie est fugitive et n'a qu'un seul sourire,
Et je garde mon bien comme un droit au bonheur
Pour avoir tant souffert ! Paix enfin à mon cœur !
Et pardonnez : je viens de refleurir mon âme
Dans un rêve d'amour, en tout aveu, madame !
Fables locales sur des Proverbes créoles
LA REVANCHE DU CORBEAU
A l'esprit du renard si nous rendons hommage,
Faisons cas du corbeau de nous trop méconnu.
Ayant pu chiper un nouveau fromage,
L'oiseau s'en régalait, sur l'arbre revenu.

CARL WOLFF
125
Le renard reparut et lui cria : « Je gage
Que ton chant est devenu bien plus beau ;
Ne l'entendrai-je pas ? — Volontiers, dit l'oiseau. »
Et, déposant avec grand soin, sur une branche
Son fromage, il déclanche
De son gosier un long croassement.
« Ta voix ne me paraît plus si belle vraiment »,
Opina le renard. — Oui, j'en sais la cause.
C'est que sûrement
Mon chant s'accommodait alors de quelque chose
Qui vous manque. A bon entendeur
Salut ! Notre dernière histoire
Vit encore dans ma mémoire.
Et si pour vous, très aimable flatteur,
Cette aventure fut de digestion prompte,
Apprenez qu'il m'en est resté lourd sur le cœur.
Doux sont vos compliments, mon fromage est meilleur. »
Renard de repartir avec sa courte honte !
Jou pou soit ! jou pou l'esprit. Cé malè
Qui fait gê clè (1).
(1) 11 est un jour pour la sottise, un jour pour la clair-
voyance. C'est le malheur qui dessille les yeux (gé clè, yeux
clairs).

TERTULLIEN GUILBAUD
(Port-de-Paix, 22 mai 1856.)
Emmanuel Edouard (1) (1860-1895) venait de publier ses
jolies, correctes et assez froides Rimes Haïtiennes (Paris,
1882) et son Panthéon Haïtien (vers et prose, 1884),
Thalès Manigat (1860), Les Antiléertnes (1882), Solon
Ménos (1859-1918), ses Mnémoniennes (Paris), Luzin-
court Rose ses
Soupirs (Paris), Edmond Héraux (1858-
1920), ses Préludes (Paris, 1883), et Alfred de Musset
était à la mode à Port-au-Prince. Les libéraux vaincus à
Miragoâne
(1883-1884), la paix des rues régnait de nouveau
et il s'agissait de relever toutes les ruines stupides. Le
lyrisme oratoire de Tertullien Guilbaud éclata dans les

pièces éloquentes de Patrie (1885, Paris, L. Cerf), où il
claironnait un beau rêve d'union, de paix et de lumière.
Pour dissiper l'erreur, en nuit noire amassée,
Je ferais en tous lieux rayonner ma pensée ;
Et je vous prêcherais à vous tous, citoyens,
Pour que règne la paix, l'oubli des torts anciens ;
La Justice, apaisant la vengeance farouche,
Aux partis affolés parlerait par ma bouche.
(1) Une Anthologie d'un siècle de Poésie Haïtienne ne
peut forcément donner que l'essentiel, que le strict nécessaire.

TERTULLIEN GUILBAUD
127
Puis, dans mon vaste orgueil, je prendrais ton drapeau,
0 mon pays que j'aime, et monterais bien haut
L'agiter dans l'azur, afin qu'au sein du gouffre
D'où montent ses sanglots, l'esclave noir qui souffre
Le voyant resplendir au-dessus de son front,
Croie aux jours triomphants qui bientôt écloront !
Changeant bientôt de manière, il donnera en 1888, deux
ans après Les Voix du Cœur (Paris) de Charles-D.
Williams, Les Feuilles au vent (Paris, L. Cerf), d'une
technique plus habile, d'une haïtianité délicate, et d'une
finesse légèrement ironique, un peu dans le genre de Charles
Le Goffic ou de Brizeux.
Signalons sa comédie satirique : Mœurs électorales et
sa nouvelle indienne : « Higuenamota (1876).
A fait ses humanités au Lycée Pétion de Port-au-Prince
et son droit à Paris. Avocat au Cap-Haïtien. Inspecteur
des écoles de cet arrondissement (1891-1894). Sénateur de
la République (1900-1902). Ministre de l'Instruction pu-
blique et de la Justice (1911-1915), entama la réforme de
l'enseignement. M. P. et E. E. d'Haïti à Paris (1916-1920)
fut son représentant au Congrès de Versailles (1919), la
République ayant déclaré la guerre aux Empires Centraux
le 12 juillet 1918 (1).
f1) Le drapeau haïtien a été déposé à Verdun avec ceux
des vingt autres nations alliées. L'armée française a compté
2.500 Haïtiens dans ses rangs.

128
LES POÈTES HAÏTIENS
COMME AUX BEAUX JOURS D'ANTAN
0 muse, n'est-ce pas,
Gaie enfant des collines,
Que tes fines bottines
Gênent un peu tes pas ?
Que tu n'es pas à l'aise
Dans ce corset étroit
Qu'impose à ton sein droit
L'élégance française.
Et que tu souffres bien,
Toi qui n'es pas coquette,
De l'excès d'étiquette*
Où le « bon ton » te tient ?
Il fut, ô ma brunette,
Un temps bien regretté
Où, de naïveté
Pleine, et toute jeunette,
Tu t'en venais, sans bas,
Pieds nus, — sous la tonnelle,
Où luit chaude prunelle,
Applaudir nos « sambas » ;

TERTULLIEN GUILBAUD
129
Où, relevant ta cotte,
Vive comme un lutin,
En courant, le matin,
Tu gravissais la côte...
Et ce qu'au fond des bois
Dit l'oiseau qui soupire,
Tu voulus le redire
En notre doux patois...
Conter sans artifice,
Sans pose et sans détours,
Les fantastiques tours
Du bonhomme « Malice » ;
Dire, pour nous charmer,
Comment la paysanne,
Qui n'est pas courtisane,
Vit, parle et sait aimer...
« Silence, péronnelle ! »
Fit un grave mentor,
Et toi-même eus le tort
De replier ton aile.
En des vers bien parlants
Faisant un rude esclandre,
Il te somma de « prendre
Le langage des blancs ».
Anthologie haïtienne.
9

130
LES POÈTES HAÏTIENS
(Vieille histoire connue
De ceux qui, comme toi,
Recevaient, sous sa loi,
Des leçons de tenue.)
Indocile à tout frein,
Au nez de ce grand homme,
Tu devais rire, en somme,
Et chanter ton refrain.
Mais craintive et timide,
Tu t'effrayas, hélas !
Et plus ne t'en allas
Courir dans l'herbe humide.
Revenant au bon ton,
Tu te serras la taille,
Dérobas, sous la faille,
Ton gracieux téton.
Ornas ta chevelure
De rubis éclatants,
Parlas du bout des dents,
Enfin changeas d'allure.
A dire franchement
je te trouve l'air gauche
Sous ta folle débauche
D'or et de diamant.

TERTULLIEN GUILBAUD
131
Tu n'es plus bonne fille,
Et tu t'en vas marchant
Sur ta robe, n'osant
Plus montrer ta cheville...
Ah ! tu me plaisais mieux
Quand, le poing sur la hanche,
Tu passais sous la branche,
Lançant tes cris joyeux.
Dégrafe ton corsage,
Respire à pleins poumons,
Le souffle pur des monts,
L'air griseur de la plage !
Comme aux beaux jours d'antan,
Pieds nus, viens-t'en, ma belle,
Viens-t'en sous la tonnelle,
Où le bonheur t'attend !
BERTHITE
Petits pieds tout mignons, — des petits pieds d'enfant !
Petite bouche fine, au capiteux sourire,
Corolle épanouie où, folle abeille, aspire,
~— Irrésistiblement — le baiser triomphant !

132
LES POÈTES HAÏTIENS
Petite taille souple et frêle, que le vent
Courberait, si le vent, qui près d'elle soupire,
Osait bien fort l'étreindre, en son fiévreux délire !
Petits seins, que soulève un doux désir... souvent !
Petites dents cent fois plus belles que la perle,
Que jette, en se brisant, la vague qui déferle !
Petit nez retroussé, spirituel, railleur !
Sa main ? — Petite, mais divinement petite !
Elle n'eût point, ma svelte et légère Berthite,
En marchant, sous ses pas, fait souffrir une fleur.
ALLEZ-VOUS ME BOUDER
Allez-vous me bouder une semaine encore,
Parce que je me suis mis à penser tout haut,
Que vous êtes bien belle et que je vous adore ?
Mais c'est être sévère un peu plus qu'il ne faut !
L'oiseau chante au buisson et ne se sent pas d'aise,
Lorsqu'au front du matin luit le rayon vermeil :
Pourquoi donc voulez-vous que mon âme se taise
Quand s'ouvre votre œil noir, son splendide soleil ?
Laissez-moi vous aimer tout comme un enfant aime ;
Riez, si bien vous plaît, quand je chante mon thème ;
Et si je m'oubliais, n'en ayant pas le droit,

TERTULLIEN GUILBAUD
133
A prendre votre main pour y poser ma bouche,
Levez votre éventail, ô ma beauté farouche,
Et, sans plus vous fâcher, tapez-moi sur le doigt.
LÉGENDE
Dans la vallée ombreuse, où l'onde,
Parmi les « tchatchas » à fleur blonde,
Déroule en fuyant ses flots bleus,
Maïa, la brune fille, arrive.
Ses cheveux, crêpés, onduleux,
Flottent en parfumant la rive...
Mais la fleur d'or
Tout bas murmure
Dans la ramure :
« Crains l'eau qui dort ! »
Le chaud soleil darde sa flèche ;
Et bien perfide est l'onde fraîche
Qui glisse sur les cailloux blancs,
A cette heure rude, inclémente,
Où, sous les rayons accablants,
Le val embrasé se lamente...
Et la fleur d'or
En vain murmure
Dans la ramure :
« Crains 1' eau qui dort ! )>

134
LES POÈTES HAÏTIENS
Partout dans le bois solitaire,
Elle promène avec mystère,
Ses grands yeux langoureux et doux ;
Et bientôt la gente griffonne,
Libre de tout voile jaloux,
Dans sa beauté pure rayonne...
Mais la fleur d'or
Toujours murmure
Dans la ramure :
« Crains l'eau qui dort ! »
Les bras tendus, au sein de l'onde,
L'onde si bleue et si profonde,
— Tel étend son aile l'oiseau
Qui plonge dans l'azur limpide —•
Elle s'élance... Soudain l'eau
Bouillonne en tourbillon rapide...
Et la fleur d'or
Tout haut murmure
Dans la ramure :
« Crains l'eau qui dort ! »
Depuis, sa mère inconsolée,
Errant le soir dans la vallée,
Au flot la redemande en vain...
Triste, sous le vent qui l'effleure,
— Comme un glas lugubre, sans fin —
Le « tchatcha » dans l'air vibre et pleure

TERTULLIEN GUILISAUD
135
Et la fleur d'or,
Toujours murmure
Dans la ramure :
« Crains l'eau qui dort ! »
Et, tout bas, dans l'heureux village,
On conte que le dieu volage
Qui veille sur ces blancs galets,
La voyant si belle, étant nue,
Au fond des eaux, dans son palais,
Emporta la vierge ingénue...
Mais la fleur d'or
Toujours murmure
Dans la ramure :
« Crains l'eau qui dort ! »
(Feuilles au vent.)
TOUSSAINT-LOUVERTURE
A l'aspect de la flotte française (1802).
« Le Seigneur me tira, comme autrefois Moïse,
De ces bas-fonds impurs où l'esclave croupit.
Et j'ai pour mission, dans son cœur assoupi
D'éveiller ces vertus dont la flamme électrise.

136
LES POÈTES HAÏTIENS
« J'ai déjà vu finir les injustes tourments :
Déjà j'ai vu les miens redresser haut la tête :
Déjà la liberté, leur sublime conquête
Trouble leur sein ravi de longs frémissements...
« Et quel tyran frappé d'une étrange démence,
Pense encor retrouver des êtres tout tremblants
Dans un peuple grandi jusqu'au niveau des blancs,
Rêvant un destin grand comme le ciel immense ?
« Ah ! ce n'est que trop vrai, ces vaisseaux que je vois,
Ces vaisseaux dans leurs flancs ramènent l'esclavage...
Se peut-il qu'en nos champs, du Commandeur sauvage
Vienne encore tonner l'épouvantable voix ?
« Se peut-il que du bruit des chaînes que l'on rive
Résonne encor l'écho de nos vallons en fleurs ?...
Se peut-il que dans un destin gros de pleurs
Mon esprit flotte ainsi qu'un navire en dérive ?
« Oh ! non, je combattrai. Les despotes m'ont dit :
— Sur votre front pleuvront les faveurs de la France...
Mais des Noirs, dans ma main, je tiens la délivrance :
Si je trahis leur droit, je veux être maudit !
« Rangez-vous sous mon bras, nobles fils de l'Afrique !
Dites si vous voyez pâlir notre flambeau :
— Non, ce n'est qu'une éclipse, il renaîtra plus beau !
Oh ! je sais que grande est leur force numérique.

TERTULLIEN GUILEAUD
137
« Grande aussi leur valeur ! Ces farouches guerriers
Qui savent à les suivre obliger la victoire,
Sans doute, en s'éloignant des rives de la Loire,
A leur patrie ont dit : « Tressez-nous des lauriers ! »
« Pourtant je ne crains pas, en leur livrant bataille,
De hâter pour les Noirs l'heure du talion,
D'opposer ma poitrine à ces cœurs de lion,
A ces soldats géants de mesurer ma taille !
« J'ai foi dans mon étoile et je serai vainqueur ;
Quand le péril lui jette un défi gros d'orages,
L'homme dont le cœur passe en hauteur les outrages,
Voit sa taille grandir au niveau de son cœur...
« Malheur à qui s'avance en nos gorges profondes !
Dans mes vastes projets, j'ai pour complice... Dieu !
Et je sens bouillonner dans mes veines en feu,
Ce pouvoir créateur qui fait surgir des mondes. »
{Patrie.)

MACDONALD ALEXANDRE
(Aux Cayes, août 1862.)
Garde en carton un volume de vers émus, Les Chants
intimes, qui évoquent Eugène Manuel et François Coppée
et où il extrait « la poésie des choses quotidiennes. »
Commença ses études au séminaire Saint-Martial (Port-
au-Prince) et les acheva au Lycée Philippe-Guerrier des
Cayes. Licencié en droit. Professeur (1881-1902). Député
(1907-1914).
Fonda en 1891 la Bibliothèque de la Jeunesse et des
Familles, détruite en 1911 par un incendie, la Petite Revue,
organe littéraire (1891-1900) et contribua au développe-
ment de l'art musical dans sa ville natale. La poésie
haïtienne à l'école et dans la famille, recueil de morceaux
choisis à l'usage des écoles primaires et secondaires (en
collaboration avec Arsène Chevry), est encore manuscrite.
LE CHANT DU DRAPEAU
C'est une âme que le drapeau,
Immortelle comme notre âme.
Il guide au combat, il enflamme
Et clans la lutte, il est plus beau :
C'est une âme que le drapeau.

MACDONALD ALEXANDRE
139
C'est une âme que le drapeau.
A ses pieds, vient mourir, en fête,
Le régiment, tambours en tête,
Sans une plainte, et le front haut ;
C'est une âme que le drapeau.
C'est une âme que le drapeau.
Oui, le drapeau, c'est la Patrie
Que nous aimons, même meurtrie !
Pour nous, qu'est-ce alors le tombeau ?...
C'est une âme que le drapeau.
LE RETOUR DES CHAMPS
« Longue vie au bon laboureur. »
G. LAFENESTRE.
C'est le soir. Les chemins sont bruyants de chansons ;
Le soleil a fermé tout net ses grands yeux rouges ;
L'insecte s'est blotti dans les profonds sillons ;
En la plaine, plus rien ne bouge.
Les paysans au pas lourdement cadencé,
Par groupes regagnent leur demeure rustique,
Jetant à l'unisson, au ciel violacé
Leur couplet grivois et rythmique.
Déjà la nappe est mise. Au seuil la femme attend.
Des enfants sont venus portant des panerées
Débordantes de fruits d'un jaune d'or tentant :
Blonds ananas, figues dorées.

140
LES POÈTES HAÏTIENS
L'homme est rentré, content de l'effort accompli.
Et, puissance du rêve ! Sublime merveille !
Il aura vu, la nuit, tout de gerbes rempli,
Le champ ensemencé la veille !
VIEILLE FILLE
« Oh !
ne
l'interrogez
pas,
En levant les yeux sur elle ! »
Eug. MANUEL.
Elle n'en parle plus, son âme en est guérie ;
Avec l'âge est venu le grand apaisement ;
De l'amour la source en elle n'est point tarie,
Mais plutôt refoulée, et courageusement.
Toute jeune, elle avait, un jour de rêverie,
Choisi le mari qu'elle eût aimé follement ;
Ce qu'elle caressa son rêve — ô l'ironie !
Bouton d'or resté sans épanouissement !
C'est fini. Maintenant, son âme en est guérie.
Broyé son idéal ! elle en a pris le deuil
Et marche désormais sans trouble dans la vie.
Paix à la vieille fille ! honneur et bon accueil !
Aimons-la, plaignons-la, cette fleur de tendresse
Qui pâle, lentement, se meurt de sécheresse !

MACDONALD ALEXANDRE
141
JEUNES FILLES
Au foyer familial, elles sont sept, je crois,
Toutes aidant du mieux les bons vieux père et mère ;
Car rudes sont les temps, et pour porter la croix,
Il faut que plus d'une âme unisse sa misère.
Et chacune s'active en sa petite sphère,
Combine, s'ingénie à faire ce que dois.
L'une est cuisinière, une autre ménagère ;
Ainsi l'on vit, l'on va sans plainte dans la voix.
Quand la tâche est remplie on passe à la toilette ;
Corsages, boléros, mainte jupe coquette
Sont tirés des rayons parfumés de muguet.
La romance jaillit de leur voix de sirène...
Mais la mère est songeuse et le père inquiet ;
Car, déjà, pour plus d'une a sonné la trentaine !
RONDE D'ENFANTS
Regarde. Sur un pied la bande
Sautille, clamant un refrain ;
Ces bambins, pour leur sarabande,
Se tiennent en rond par la main.

142
LES POÈTES HAÏTIENS
Une idéale clarté dore
De ses reflets leurs fronts, leurs yeux
Frais comme les fleurs de l'aurore ;
Ces angelets, qu'ils sont heureux !...
C'est aux enfants qu'échet la joie,
Le rire sonnant, tel un cor :
Qu'importe la douleur qui ploie !
Leur rire perle en gerbes d'or.
C'est pour eux que l'oiseau bleu chante,
Que la fleur s'irise là-bas ;
Même si la vie est méchante,
L'enfance rit et ne sait pas...
Regarde. Sur un pied la bande
Sautille, clamant un refrain ;
Ces bambins, pour leur sarabande,
Se tiennent en rond par la main.

LOUIS BORNO
(Port-au-Prince, 20 septembre 1865.)
L'actuel Président de la République, qui se distingue
par la plénitude de ses vers d'amour et la sonorité de ses
poèmes de
chrétien social, n'a pas réuni ses poésies en
volume.
Code civil annoté (1892) ; Code de commerce annoté
(1910) ; Études juridiques dans la Revue de la Société
de Législation. Une brochure: La Crise morale ; direction
du journal politique Patrie, sous la présidence du Général
F. Hippolyte ; collaboration à La Fraternité, etc., à des
revues, La Jeune Haïti, La Ronde, etc. Conférences au
Cercle catholique de Port-au-Prince.

Né le 20 septembre 1865 à Port-au-Prince, M. Borno
y fit ses études à l'École Polymathique et au Petit- Sémi-
naire des Pères français du Saint-Esprit. Licencié en droit
de la Faculté de Paris, avocat à Port-au-Prince et pro-

fesseur à l'École de Droit ; chargé d'affaires (1899-1903),
puis ministre plénipotentiaire (1903-1908) près le gouver-
nement dominicain ; membre du Tribunal arbitral de La
Haye ; juge au Tribunal de cassation (1912-1914), ministre
des Relations extérieures
(1908, 1914-15-16) ; ministre
des Finances et du Commerce
(1918) ; directeur de l'École
nationale de Droit
(1919-1922) ; président du Comité haï-
tien de l'Alliance française
(1919-1922) et enfin le 10 avril
1922, élu par le Conseil d'État, vu l'absence des Chambres
législatives, Président de la République pour quatre ans.

144
LES POÈTES HAÏTIENS
MARBRE ET VERS
I
Sur le marbre orgueilleux que son poing violente,
Farouche, le sculpteur s'est acharné sans trêve.
Il est vainqueur, enfin ! L'Idéal qui le hante
Est là, vivant, captif ! Oui, le voilà, son rêve !
Son rêve qui se dresse et palpite et rayonne !...
Mais hélas ! l'heure fuit, le temps passe et moissonne.
Et le marbre déchu n'est plus qu'un bloc de pierre.
II
Plus puissante, ô Poète, est ton œuvre idéale !
Car le dur métal où tu sculptes ta chimère,
L'amour, l'espoir, le bien, la gloire triomphale,
C'est l'immortel métal, c'est l'or incorruptible,
L'or des Mots, le Verbe fulgurant et sonore.
Vainement l'heure fuit. Sur son socle infrangible,
Ton rythme souverain trône, nimbé d'aurore !
(Santo-Domingo, 25 octobre 1900).

LOUIS BORNO
145
CLAIR DE LUNE
Calme divinité, trônant sur son pilastre,
Sur mon cœur asservi règne sa beauté brune.
Elle a de grands yeux doux, noirs comme un ciel sans
(astre.
Elle a de grands yeux noirs,doux comme un clair de lune,
Toujours sombres, toujours doux. Et c'est comme un
(clair
De lune qui serait noir.
LES BAGNES
Dans un lieu quelconque des ténèbres !
V. HUGO.
I
Rêve
Le cachot surgissait, énorme. Où ? Je l'ignore.
Oscillant lourdement sous les houles de l'air,
Dans le vague du Rêve où je le vois encore,
Fauve, il dresse l'orgueil de ses membres de fer.
Là s'exaspère un peuple illustre que dévore
L'implacable désir du soleil, du ciel clair,
La nostalgie immense et folle de l'aurore...
Ils sont là, dans ce piège infâme, en cet enfer,
Anthologie haïtienne
10

146
LES POÈTES HAÏTIENS
Tordant leurs bras, hagards, éperdus, plus trag'
Que tous les torturés des géhennes antiques.
Et tandis que du front ils frappent les barreaux,
Qu'ils brisent sur le fer leurs poignets intrépides,
Lui, le ténébreux Monstre où pleurent ces héros,
Triomphe, en le dédain de ses muscles solides.
II
Réalité
Il est de hauts Esprits que l'orgueil aveugla.
Ils ont voulu saisir, dévoilée, asservie,
La toute Vérité, cachée en l'au-delà.
Ils sont les tourmentés du bagne de la Vie.
Oh ! qui délivrera ces grands et fiers damnés ?
Quel Christ mystérieux sera donc leur Messie ?
Car il ne se peut pas qu'ils soient abandonnés,
() clarté, ces esprits que ton mal supplicie ;
Car s'ils sont, Vérité, captifs de la douleur,
C'est que ton fol amour leur flagelle le cœur...
III
Et ces esprits sont là, dans l'antre du problème
Ils scrutent l'invisible ! Ils ont le mal de Dieu !
Les yeux obstinément ouverts, la face blême,
Ils dardent sur la nuit leurs prunelles de feu.

LOUIS BORNO
147
« Au secours, Spinoza, Kant ! Par quel stratagème,
Par quel signe, forcer le Mystère à l'aveu !
A nous, Socrate, Hegel, Leibnitz, groupe suprême !
Déchirez ce rideau d'Isis, le grand ciel bleu. »
Et tandis que leur âme, en proie à la torture,
Assaille éperdument de ses cris l'infini,
Pas un frisson n'émeut l'impassible Nature,
Rien ne trouble l'oiseau qui chante au bord du nid !
Oh ! toi qui dois sauver ces damnés de la vie,
Oh ! quand donc viendras-tu, Mystérieux Messie.
(Novembre 1889.)
QUESTION SOCIALE
« Ils m'ont haï sans cause. »
(Saint JEAN, XV, 25).
I
0 Christ, les faux savants, parmi leurs vains éclats,
Aveugles, t'ont jeté, comme un défi, leurs haines.
La Sainte Vérité que tu nous révélas,
L'Évangile épandu de tes lèvres sereines,
Tes exemples divins déroulés sous leurs yeux,
0 Maître, tes leçons graves et fraternelles,
Ton cœur si secourable et doux aux malheureux,
Urne de paix tendue à nos soifs éternelles,

148
LES POÈTES HAÏTIENS
Le sanglant diadème où ton front se meurtrit.
Ton martyre, la croix, les clous, ton dernier cri,
Rien, hélas, n'a touché leur stupide colère.
Ils ont prêché les champs, harangué les cités,
Et fous d'orgueil, chassant de partout tes clartés,
Amassé leur venin dans l'âme populaire.
II
Mais voici que soudain l'arbre a donné son fruit;
Ils ont dit à l'enfant, ils ont dit à la femme,
A l'ouvrier, au riche, au pauvre, à tous que l'âme
Est un vain mot, que Dieu n'est qu'un mythe qui fuit
Devant le regard calme et profond de l'Idée,
Une chimère, un songe éclos dans nos frayeurs.
Eh bien ! la foule a cru. La voilà fécondée
Par vos doctrines, fiers savants, nobles penseurs !
Et l'Europe aujourd'hui chancelle, épouvantée
De voir — hurlant, terrible ainsi qu'une montée
De lave — le courroux du peuple des Souffrants !
Ce peuple avait son Christ, Pain de Concorde, Eau Vive.
Il n'a plus rien ! Or, vous êtes vainqueurs, très grands,
Tout puissants ! Parlez. Il veut vivre, il faut qu'il vive !

GEORGES SYLVAIN
(Puerto-Plata, Dominicaine, 2 avril 1866.)
Féconde collaboration à nombre de revues et de journaux
haïtiens, entre autres : La Revue de Législation, La
Ronde, La Vérité, Le Bulletin de l'Instruction Pu-
blique, Le Nouvelliste, Haïti littéraire et scientifique,
La République (1917), Le Courrier Haïtien (1920),
quotidien anti-américain de M. Jolibois fils. Direction de
Patrie (1915). A publié l'Œuvre morale (conférence) ;
Confidences et Mélancolies (1901 Paris ), volume de
vers précédé d'une remarquable notice
sur la poésie
haïtienne ; Cric ? Crac ? (1901, Paris), fables de La Fon-
taine racontées par un montagnard haïtien et mises en
vers créoles savoureux ; Morceaux choisis des Auteurs
haïtiens (prose et vers, 2 vol., 1904, Port-au-Prince), en
collaboration, ouvrage couronné par l'Académie française
(1905) ; Un recueil de Causeries sur la lecture (1908,
Port-au-Prince). Sa production critique est intéressante.
Ses conférences et ses discours prononcés à Paris et dans
le pays n'ont pas été réunis en volume. M. Sylvain a

contribué à faire paraître Les Années Tendres et les
Poèmes de la Mort d'Etzer Vilaire et les Sonnets-Mé-
daillons d'Edmond Laforest dans la Collection des poètes
français de l'Étranger, publiée sous la direction littéraire
de M. Georges Barrai. Son style se distingue par sa


150
LES POÈTES HAÏTIENS
correction, son élégance, sa clarté. M. Sylvain est un des
apôtres d'une littérature haïtienne utilisant « la langue

créole ».
Né le 2 avril 1866, en Dominicanie, d'une famille ori-
ginaire de Port-de-Paix, Département du Nord-Ouest,
il acheva au Collège Stanislas (Paris) ses études secondaires,
commencées à Port-au-Prince, au collège Saint-Martial.
Attestation d'études supérieures à la Faculté des lettres et

licencié en droit de la Faculté de Paris. Avocat. Professeur
à l'École de Droit de Port-au-Prince. Chef de division
au département de l'Instruction publique
(1894-1896). Juge
au Tribunal de cassation (1900-1909). M. P. et E. E. d'Haïti
à Paris et au Vatican
(1909-1911). Officier de l'Instruc-
tion publique. Officier de la Légion d'Honneur et membre
de la Société de Sociologie de Paris, élu en remplace-
ment d'Anténor Firmin. Bâtonnier de l'Ordre des Avocats

de Port-au-Prince (1923.)
Depuis 1920, administrateur-délégué de /'Union Patrio-
tique d'Haïti, association nationaliste anti-américaine, forte
de plusieurs milliers d'adhérents et fondée dans le but de

« travailler dans une étroite union, par tous les moyens
pacifiques, à hâter le moment où le peuple haïtien recou-
vrera sans équivoque la direction de ses destinées, et re-
prendra, sous sa responsabilité propre, la faculté inté-
grale de gérer lui-même ses affaires en pleine souverai-
neté, en pleine indépendance. » M. Sylvain a contribué
à la fondation de la Société de Législation, de la Société

des Amis du Théâtre, de l'Œuvre des Écrivains haïtiens.
Ancien délégué général de l'Alliance française à Haïti.


GEORGES SYLVAIN
151
LES VAGABONDS
Les pauvres chiens errants, les chiens qu'on abandonne,
Et qui vont mendiant un regard d'amitié
Dans tous les yeux, hélas ! sans attendrir personne,
Ont toujours eu le don d'émouvoir ma pitié ;
Et pour en avoir vu quelquefois sur la route
Passer, j'ai le cœur triste encore en ce moment.
Comme un soldat blessé, qu'une armée en déroute
Roule dans le torrent de son effarement,
Ils courent, allongeant leur patte endolorie.
Leur toison, qu'une douce et caressante main
Jadis peignait peut-être avec coquetterie,
Flotte lugubrement aux ronces du chemin.
Avec leur col pendant et leur échine basse,
On les dirait honteux de leur abjection,
Pour franchir une cour, traverser une place,
Quels regards de côté, quelle hésitation !
Ils se glissent, furtifs, et, frôlant les murailles,
Disparaissent, tandis que s'exhale en brouillard
Le parfum capiteux des chaudes victuailles...
Pas de nom, pas de gîte ; ils mangent au hasard,

152
LES POÈTES HAÏTIENS
Ranimant leur vigueur pour un plus long supplice.
Vainement la forêt, où s'égarent leurs pas,
Offre à ces bohémiens son ombre protectrice :
Le repos les attire et ne les retient pas...
Partout la même angoisse humecte leurs paupières,
S'ils s'attardent au seuil d'une ferme, contre eux
Chacun s'arme à l'envi de bâtons et de pierres ;
S'ils tentent d'aborder leurs frères plus heureux,
La meute les pourchasse avec des cris de haine
Et s'acharne en hurlant sur ces tristes vaincus
Jusqu'à l'heure où, les reins brisés, à bout d'haleine,
Ils tombent, et du coup ne se relèvent plus !
Or l'homme, qui de loin voit s'accomplir ce crime,
S'en va du même pas, disant : « Ce n'est qu'un chien ! »
— O pèlerin du rêve, ô vagabond sublime,
Poète, sois-leur doux : Car leur sort est le tien !
PERSPECTIVE
Dans la molle langueur des tièdes soirs d'été,
— Tandis qu'à l'horizon tremble encor la clarté
Du soleil fugitif ■—■ souvent, d'un pas tranquille,
Je reprends, par les bois, le chemin de la ville.
Comme l'onde qui dort au milieu des roseaux,
L'heure coule sans bruit. Sur la nappe des eaux
Où l'ombre des grands bois vaguement se reflète,
Le crépuscule étend sa brume violette.

GEORGES SYLVAIN
153
Un frisson court dans l'air, furtif comme un adieu.
Les palmistes debout, dressant vers le ciel bleu
Leur fier profil, l'aboi lointain d'un chien de garde,
Un passant attardé, qui s'arrête, et regarde
La fuite d'une chèvre au fond des noirs halliers,
Ces spectacles, ces bruits qui me sont familiers,
Il semble que soudain leur charme se révèle
Dans cette paix du soir presque surnaturelle !
Et le jour sans rayons à mon rêve apparaît
Sous les traits d'un vieillard au sourire distrait,
A l'œil trouble, au front las, qui, penché sur la terre,
Comme au bord de la route un arbre centenaire,
Y voit l'ombre s'épandre en flots calmes et lourds,
Et songe que demain, et plus tard et toujours,
Tenant un doigt posé sur ses lèvres mi-closes,
La Nuit lui voilera le mystère des choses...
(Port-de-Paix, 1895.)
CRÉPUSCULE
Le jour baisse. A loisir, de l'air frais je m'enivre.
Comme un duvet d'oiseau ballotté par le vent,
Sous le souffle du cœur mon esprit va rêvant,
Prisonnier du réel que le rêve délivre.
Sur la place, où tantôt on voyait fourmiller,
Alerte et bourdonnant, l'essaim des paysannes,
Voici le défilé pacifique des ânes,
Qui reprennent, chargés du fardeau familier,

154
LES POÈTES HAÏTIENS
L'âpre chemin des monts, dont la cime se dresse
A l'horizon lointain, là-bas, vers le ciel gris.
Bien que dans leurs regards vaguement attendris
Vacillent par instants des lueurs de détresse ;
Que la faim et la soif frissonnent dans leurs flancs ;
Que sous le poids des coups, dont retentit peut-être
Leur pensée en travail qui s'efforce de naître,
Le sol semble manquer à leurs pas chancelants,
Ils vont, insoucieux de l'ignorance humaine,
Semant par les sentiers où s'égoutte leur sang,
Aux funèbres clartés du soleil pâlissant,
Leur dévouement candide et leur bonté sereine !
Or, martyrs et bourreaux, ânes et paysans,
— Frères par la douleur — se lèguent d'âge en âge
Et des pères aux fils, un semblable héritage
De misère et d'effroi. Depuis quatre-vingts ans,
C'est aux mêmes chemins la même multitude,
■—■ Qui de la main du Maître a pareillement peur, —
Pêle-mêle roulant vers le même labeur,
Que doit payer demain la même ingratitude !...
— Oh ! qui donc nous dira si le voile des cieux
Ne cache pas un jour plus chargé d'épouvante ;
Ou si, perçant la nue épaisse et décevante,
L'arc-en-ciel du matin va surgir à nos yeux ?...

GEORGES SYLVAIN
155
Mais la ville assourdit ses murmures sans nombre.
La dernière lueur du jour s'évanouit.
Au fond des airs muets, comme un voleur, la nuit
Se glisse à pas furtifs, couvrant tout de son ombre.
L'immense horizon fume, ainsi qu'un encensoir.
Un doux calme s'épand sur la terre assombrie,
Tandis que, l'œil distrait, je suis ma rêverie,
Qui se perd lentement dans la brume du soir.
(Confidences et Mélancolies, Port-au-Prince, 1895.)
RANMIÉ AC TI ZOUËZEAUX
Longtemps, longtemps,
Té gangnin gnou vié ranmié,
Vié, vié !
Tett li té vini tout blanc,
A foç'li té voïagé.
Sou la-tê, nan point gnou viç',
Gnou doub, gnou feintt, gnou coup-d'-ba,
Qui té prend sou grand-moun'là.
Connin tropp, pas bon. Con ça
L'esprit li té toujou triss...
Gnou jou, étant li nan lè,
Li ouè nan gnou champ coton
Gnou tonton,

156
LES POÈTES HAÏTIENS
Qui, caché pou tett chalè
En bas gnou grand chapeau-paill,
T'apé simain gnou bagay'
Fin, fin... Con pou t'a dit
Piti-mi.
Ranmié fait gnou tou pa déyé,
Proché, posé... vancé nett ;
Louvri gé, souqué tett :
« Mauvé Zaffé ! »
Sans pèdi temps, li volé
Sou gnou pié bois-cheinn, rhélé
Côté-là toutt ti zouézeau,
Et pi, lo yo toutt semblé,
Dit con ça : « Ti moun' moin yo
Moin si rainmain,
Ti moun' ! Zott ouè ça qui nan main
Nhomm qu'apr' allé là-bas lâ ?
Cé gnou grainn zhèb moin connin.
Blancs, avec ça,
Lo ça poussé, vini bel,
Fait gnou qualité ficel
Pi fo passé latangnin,
Passé pitt, passé zorin.
Yo tressé li bien tressé,
Jouq'temps li bail gnou privié
Longg ! laj ! — sans boutt ! — blancs yo tann
Pou prend zouézeau.
Mé zenfant,

GEORGES SYLVAIN
157
Couè moin, pin'ga tann
Lô zhèb va fini grand,
Pou empêché li levé !
Becqué grainn yo : pas misé !
A lhè qui lé, yo ra tè,
Con di ri sou gnou laïo,
Ce va plaisi mangé yo !
Si zott vlé paré malhè,
Profité quand yo con ça ! »
Atô, bon matin ça-là,
Té fait gnou ti temps clè,
Sans nuaj', ni gros soleil.
Doussment, com'si li tè pè
Lévé branch'yo nan sonmeil,
La briz' t'apé soufflé.
Lô ranmié fini palé
Ti zouézeau yo prend chanté :
« Cui ! cui ! cui ! Ça l'apé dit ?
Cui ! Cui ! Coté li soti ?
Laissé bon mangé nous rainmain,
Pou valé grainn nous pas connin ?
Alà t'a bobass !
Grand moun', pas prend nous fait faç
Cui ! Cui ! Côté li soti ?
Cui ! Cui ! Cui ! En-nous ri li ! »

158
LES POÈTES HAITIENS
Jou passé.
Tout pa'tout, zhèb commencé
Crévé nan tè. Ranmié
Tounain sou pié bois-cheinn-là :
« Mé Zenfant ! li p'encô trô ta.
Çé pou bien zott m'apé palé.
N'impott qui bagay' qui rivé,
Ça ça fait moin ?
Moin vié dija ; et pi,
Moin vallé viv'gnou lott pays !
Main pou zott qui tout piti,
Qui pas capab' volé bien loin,
Zhèb ça yo qu'apé fait tett,
Si zott pas pressé raché yo,
Sans tambou ni trompett',
Anvant fléch'yo monté pi rhaut,
Çé lan-mô ! ». Toutt ti zouézeau
Nan bois-là mété cuippé :
« Alà grand moun' qui rainmain
Palé pou pas dit angnin !
Tonton, pouqui ou pas pé ?
Nous çé gnou bann bef pêt-ett,
Pou fait nous mangé zhèb vett ! »
Ça qui té doué rivé, rivé.
Gnou bon coup, zhèb lévé.
Ranmié-là, sans posé,
Dit yo : « M'apr'allé, rné z'enfant.
Ça qui v'lé viv' suiv' moin pi bas. »
Fois cila-là, yo toutt prend

GEORGES SYLVAIN
159
Rhélé nan tett grand moun'là :
« Ou vini encô, tonton ?
Allé chimin ou ! zaffè
Cabritt pas zaffè mouton :
Nous va fait ça nous doué fait.
Ou nui moun' trop' à la fin ! »
Ça yo fait ? Nan privié,
Nan carabann, nan pèlin,
Douvant gé ranmié,
Yo tombé gnoun'apré lott.
Ti moun', malhè yo, pou zott
Cé gnou leçon.
Quand vié moun' apé palé,
Louvri z'oreill pou couté !
Couté, çé remèd co ! Pouesson
Soti nan d'leau, li dit :
« Caïman malad ! » Couè li !
(Cric ? Crac ? )
LE RAMIER ET LES PETITS OISEAUX
Au temps jadis,
Il y avait un vieux ramier,
Très vieux.
Sa tête était devenue toute blanche,
Tellement il avait voyagé.

160
LES POÈTES HAÏTIENS
Ici-bas il n'est pas un mauvais tour,
Une carotte, un piège, une fourberie
Qui pût atteindre le vieillard.
Il n'est pas bon d'en savoir trop long : aussi
Son esprit était-il toujours triste...
— Un jour, des airs où il était,
Il vit dans un champ de coton
Un bonhomme
Qui, abrité à cause de la chaleur
Sous un large chapeau de paille,
Etait occupé à semer quelque chose
De bien menu, comme qui dirait
Du millet.
Le ramier fit un tour en arrière,
S'approcha, se posa, avança tout à fait,
Ouvrit les yeux, secoua la tête :
« Mauvaise affaire ! »
Sans retard il s'envola
Sur un chêne, appela
De ce côté tous les petits oiseaux,
Et quand ils furent tous réunis,
Dit ceci : « Mes enfants,
Mes bien-aimés,
Voyez-vous ce qui est dans la main
De l'homme qui s'en va par là-bas ?
Ce sont les graines d'une herbe que je connais.
Les blancs avec cela,

GEORGES SYLVAIN
161
Quand cela a poussé, que c'est devenu beau,
Font une espèce de ficelle
Plus forte que le latanier,
Que le pite, que le zorain.
Ils la tressent comme il faut,
Jusqu'à ce qu'elle donne un épervier
Long ! large ! sans fin, — que ces blancs tendent
Pour attraper les oiseaux.
Mes enfants
Croyez-moi, gardez-vous d'attendre
Que l'herbe ait fini de grandir.
Pour l'empêcher de germer,
Becquetez ces graines sans retard !
Maintenant qu'elles sont au ras du sol,
Comme du riz sur un law,
Ce sera plaisir que de les manger.
Si vous voulez éviter une catastrophe,
Profitez du temps où elles sont ainsi ! »
— Et donc, ce matin-là,
Il faisait un petit temps clair,
Sans nuages, ni frais soleil.
Doucement, comme si elle craignait
D'éveiller les branches en sommeil,
La brise soufflait.
Quand le ramier eut fini de parler,
Les petits oiseaux se prirent à chanter :
« Cui ! Cui ! Cui ! Que vient-il dire ?
Cui ! Cui ! Non ! Mais d'où sort-il ?
Anthologie haïtienne.
11

1 62
LES POÈTES HAÏTIENS
Laisser ia bonne nourriture que nous aimons,
Pour avaler des graines que nous ne connaissons pas,
Quels nigauds serions-nous !
Vieillard, ne te moque pas du monde !
Cui ! Cui ! Non ! mais d'où sort-il ?
Cui ! Cui ! Cui ! Gaussons-nous de lui ! »
Le temps passa.
Partout les herbes commençaient
A crever la terre. Le ramier
Retourna sur le chêne :
« Mes enfants, il n'est pas trop tard !
C'est pour votre bien ce que j'en dis.
Quoi qu'il arrive,
Que voulez-vous que cela me fasse ?
Je suis déjà vieux ; au surplus,
J'irai vivre dans un autre pays.
Mais pour vous, qui êtes tout jeunets,
Qui ne pouvez voler bien loin,
Ces herbes dont la tige point,
Si vous ne vous hâtez de les arracher,
Sans tambour ni trompette,
Avant que cette tige s'élève davantage,
C'est la mort ! » Tous les petits oiseaux
Qui étaient dans le bois se mirent à cuipper :
« En voilà un vieux qui aime
A parler pour ne rien dire !
Bonhomme, pourquoi ne pas vous taire ?
Nous sommes apparemment un troupeau de bœufs

GEORGES SYLVAIN
163
Pour nous faire manger de l'herbe verte ! »
Ce qui devait arriver arriva.
Un beau jour l'herbe leva.
Le ramier, sans se poser,
Leur dit : « Je m'en vais, enfants,
Que ceux qui veulent vivre me suivent plus bas !
Cette fois, tous se prirent
A interpeller à grands cris le vieillard :
« C'est encore toi, vieux bonhomme !
Va-t'en ! Les affaires
Du cabri ne sont pas celles du mouton.
Nous ferons ce que nous avons à faire.
C'est trop ennuyer les gens, à la fin ! »
Que firent-ils ? Dans les éperviers,
Dans les carabanes, dans les lacets,
Sous les yeux du ramier,
Ils tombèrent l'un après l'autre.
Enfants, que leur malheur vous soit
Une leçon !
Quand les vieux parlent,
Ouvrez l'oreille pour écouter !
Écouter, c'est le salut du corps ! Si un poisson
Sorti de l'eau, vous dit
Que « le caïman est malade », croyez-le !
(Traduction de l'auteur.)

ARSÈNE CHEVR-Y
(Port-au-Prince, 14 juillet 1867 — 16 février 1915-)
Les Areytos (1892) poèmes indiens. Les voix perdues
(1896). Les voix du centenaire (1905), poèmes héroïques
où palpite, sans déclamation, une âme pleine de l'amour
du sol natal. Inédits : Causeries sur la Littérature haï-

tienne ; saynètes créoles ; La poésie haïtienne à l'école
et dans la famille, en collaboration avec Macdonald
Alexandre ; plusieurs cahiers de beaux vers évocateurs et
même profonds qu'il retouchait sans cesse.
Né à Port-au-Prince le 14 juillet 1867, y fit ses études
en partie à Saint-Martial. Soldat. Employé au dépar-
tement de l'Instruction publique ; professeur de 4e (1912),
puis de rhétorique au Lycée Pétion (1914-1915) ; Directeur
du Devoir en 1902 et du Bulletin du Commerce en 1904.
« On ne verra plus passer ce frêle et doux poète, mince,
court, comme effacé, qui portait cependant une âme d'acier
qui ne plia jamais. Il laisse des vers délicats et travaillés,

toujours issus de la plus pure inspiration », écrivait Clément
Magloire au lendemain de sa mort.

LE PORTE-DRAPEAU
I
N'entends-tu pas sur la colline
Le tambour ?... Oui le tambour bat ;

ARSÈNE CHEVRY
165
Écoute, Mère... Ah ! Dessaîine
Appelle les Noirs au combat !
Mon fusil !
■— Non, reste ici, Pierre !
Songe que tes jours sont à moi !
Les Blancs m'ont déjà pris ton père,
Mon unique espoir est donc toi !
— Mon père, du fond de sa tombe,
M'a parlé ; je dois le venger !
■—■ Mais que peux-tu, pauvre colombe,
Contre les vautours, l'Étranger ?
■— Que fait la digue aux avalanches,
La force aux virils désespoirs ?
Non, le tombeau des hordes blanches
Sera le sol brûlant des Noirs !
Lorsque le courage et la haine
Sont enracinés dans un cœur
De nègre, il peut avec sa chaîne,
Terrasser, broyer l'oppresseur !
— Seul fils ! et mes pleurs, ma prière,
Mon vieil âge sont superflus !
Il est parti quand même... et Pierre
Peut-être ne reviendra plus !

166
LES POÈTES HAÏTIENS
II
L'aube éclose sur les sommets des Gonaïves
Dore le front bronzé d'un des nouveaux convives
De la civilisation.
C'est la fière Haïti dont le cri d'aigle vibre,
C'est le troupeau d'hier qui, sur sa terre libre,
Se transfigure en nation !
Couverts de cicatrices et blancs de poussière,
Tous rayonnent là, ces beaux géants de Vertière,
De Charrier, des Trois-Pavillons !
Pierre, saintement, porte comme des reliques
Les loques du drapeau criblé de trous épiques
D'où semblent sortir des rayons !
Parmi les baïonnettes qui brillent sans nombre,
Une femme à cheveux blancs s'en va, telle une ombre.
Elle fouille les rangs des yeux,
Palpitante d'émoi, d'inquiète espérance :
Puis, voyant soudain Pierre, elle saute, s'élance
Au cou du soldat radieux.
« Ah ! voilà mon Pierre s'écrie
La Négresse folle d'amour,
— Tu me donnes une patrie !
— C'est toi qui m'as donné le jour,
Et j'ai de mes aïeux toute l'âme aguerrie ! »
Et le drapeau versait la gloire de ses plis
Sur le groupe enlacé de la mère et du fils.

ARSÈNE CHEVRY
167
LES AIGLES
Les aigles assemblés sur la plus haute cime
Entre eux parlaient ainsi, hautains, gonflés d'orgueil :
« Nous sommes de la terre et, cependant, sublime,
Notre envergure atteint de l'Infini le seuil.
« Le Mont natal qui vit croître nos ailes,
N'a pu nous retenir sur son faîte vermeil ;
Tous nous allons plonger le feu de nos prunelles
Dans l'étincellement de ton orbe, Soleil !
« Nous allons aux confins des horizons voir l'Aube
Sortir des cachots noirs de la Nuit, notre essor
Frôle légèrement la bleue et vieille robe
Du ciel qui flotte avec ses déchirures d'or.
« Que l'Orient pâlisse ou que l'Occident saigne,
Notre extase voyage au sein du gouffre clair ;
Hourra ! plus haut toujours l'on monte et l'on dédaigne
Les éclats de la foudre et les dards de l'éclair.
« En violant des Cieux étonnés le mystère,
Nous écrasons d'un coup les nuages hargneux ;
Nous voyons faiblement que s'agite la Terre,
Petite fourmi sombre au fond des lointains bleus.

168
LES POÈTES HAÏTIENS
« Et lui, l'Homme, enchaîné sur ce globe, se traîne
Dans la fange, parmi d'horribles visions ;
Ses yeux noyés de nuit qu'emplit la boue humaine
Se lèvent en vain vers nos hautes régions.
L'ombre l'enveloppe et nul effort, nulle audace
Ne peut l'emporter hors de l'ombre qui grandit..,
A lui l'abîme noir, l'azur à notre race ? »
L'Homme qui, pensif, les écoutait, leur dit
« Je ne suis pas le ver qui dans l'horreur se vautre !
La chair n'est pas tout l'Homme, aigles, vous oubliez
L'âme dont l'essor va haut, plus haut que le vôtre,
Plus haut que ces soleils errants que vous voyez.
« Votre fierté s'arrête au sommet des étoiles ;
Vous ne pénétrez point au sein du Temple bleu !
Moi, lorsque du Réel je déchire les voiles,
J'erre de ciel en ciel, je monte jusqu'à Dieu !
« J'ai contemplé des sept Cieux l'éternelle gloire,
J'ai savouré leurs chants, leurs parfums impollus ;
Moi Dante, moi Milton, je vous dirai l'histoire
Des tragiques damnés, des anges, des élus !
« Que valent vos altiers essors baignés de flammes,
Lorsque vous ne pouvez franchir le divin seuil,
Quand jamais vous n'aurez les saints transports de l'âme,
L'âme qui laisse en bas votre impuissant orgueil ?

ARSÈNE CHEVRY
169
< Sur le globe, la chair croule et l'esprit monte !
Qu'êtes-vous donc auprès de moi ? » Dans l'éther bleu
Les aigles, d'un coup d'aile, et frémissant de honte,
S'enfuirent, laissant l'Homme incliné devant Dieu.
PROMENADE
(Coin de Nature.)
Et souvent nous faisions des courses éperdues,
Tels deux enfants, au fond des vertes étendues
Dont le luxe éternel émerveille les yeux.
Parfois nous gravissions, agiles et joyeux,
Le Mont couvert d'arbres et d'ombre solennelle,
Où d'un silence mort plane la majesté.
Les oiseaux devant nous s'envolaient à pleine aile,
Leur fuite froufroutait sous le dôme agité.
Toujours plus haut nous ascendions, le cœur en fête,
Comme si nous allions au ciel voisin du faîte.
De longs cris jaillissaient de nos ravissements,
Lorsqu'au bout d'un sentier, à nos yeux, brusquement
Se montrait, là-bas, sous la céleste coupole,
Port-au-Prince qui dort comme une nécropole,
Entre l'onde sonore et les massifs profonds :
L'azur orne ses pieds, l'émeraude son front !
Nous admirions, assis sur le velours des mousses,
La ville où la pensée arde et l'âme s'émousse,
Où le rire insensé, parmi de sourds sanglots
Et des pleurs douloureux, agite ses grelots ;

170
LES POETES HAÏTIENS
La ville qui bruit, marche, lutte, acharnée,
Et nous paraît ici, froide, morte, abandonnée,
Couchée en la blancheur d'un immense linceul.
Pas un bruit, le soir tombe, et toujours là-haut, seuls,
Nous laissions voyager, tels des oiseaux avides,
Nos pensées parmi l'or dont s'empourpre le vide ;
Sur l'oncle et les vallons, gouffres larges ouverts
Dont roulent jusqu'au ciel les frissons bleus et verts,
Les palmistes secouent leurs cimes échevelées
S'élançant des fouillis des riches frondaisons
Qui courent ça et là, grimpent entremêlées,
nt des tapis de laine aux fols frisons.
ieflet lutte encore sur la cime ;
te du fond de ces vastes abîmes,
argit de moment en moment.
r est frais, harmonieux, charmant !
lons enfin avec, en nos prunelles,
e vision des beautés éternelles
Que déroule sans fin l'espace illimité :
Comme on se sent petit devant l'Immensité !..
LA PRIÈRE
Le voile bleu du soir s'étend sur la colline,
Et tu poses déjà ton front sur l'oreiller.
Déjà ton œil se clôt ! Réveille-toi, Francine,
Avant de s'endormir, il faut toujours prier !

ARSÈNE CHEVRY
171
Les enfants qui ne prient pas ont l'âme sevrée
De l'amour du petit Jésus et du bon Dieu.
Le démon cornu clame en leur nuit effarée,
Darde sur eux l'éclat de ses yeux pleins de feu.
Pour que tes songes soient des mondes de merveilles,
Oh ! pour qu'à ton chevet descendent par essaims,
De beaux anges avec des fleurs dans leurs corbeilles,
Viens prier ! A genoux, joins tes petites mains !
Ta lèvre, mon enfant, ta lèvre si candide
,
Est un encensoir d'or qui parfume les cieuxl;'-'-'
Ta voix monte vers Dieu plus sûre, plus rapide
Que la voix de nos cœurs trop souillés, trop fangeux.
Lorsque de la blancheur de ton âme s'élance
La prière, le ciel rayonne, le courroux
De Dieu s'apaise au doux hymne de l'Innocence,
Un peu de sa pitié s'éparpille sur nous.
Quand le voile du soir s'étend sur la colline
Et que tu veux poser ton front sur l'oreiller,
Agenouille-toi, dis ton oraison, Francine,
Avant de s'endormir, il faut toujours prier !

MASSILLON COICOU
(Port-au-Prince, 7 octobre 1867 — 15 mars 1908.)
Le plus connu des poètes qui naquirent vingt ou vingt-
cinq ans après Oswald Durand devait être Massillon
Coicou (1). Les Poésies Nationales (Paris, 1892,) Pas-
sions (Paris, 1903), Impressions (Paris, 1903) aux vers
sonores ■—■ quelques-uns teintés de symbolisme — où il
chante ses amours et ses tristesses, exalte les gloires haïtiennes
et la beauté diverse de la nature tropicale, nous confie ses
idées esthétiques ou sociales, de régénération nationale ou

raciale, sont des livres d'une tenue inégale, pas toujours
évocateurs et suggestifs, et parfois d'une rhétorique mo-
notone, mais pleins de l'obsession du pays. Massillon

Coicou eût mérité de trouver et de s'appliquer le vers magni-
fique de Mme Lucie Delarue-Mardrus :
Ah ! je ne guérirai jamais de mon pays.
« Après Oswald Durand, Massillon Coicou adapte le
mieux son talent poétique à son origine », a très bien vu
J. Valmy-Baysse.

(1) Les quelques poèmes qu'ont laissés Amédée Brun
(1868-1896) et Arnold Laroche (Les Bluettes) font vrai-
ment regretter leur mort prématurée...
M. Henri Chauvet (1863) est surtout le fondateur du Nou-
velliste et l'auteur de La Fille du Kacik, drame indien en
cinq actes et en vers, et M. Isnardin Vicux( 1865), l'auteur
de deux drames historiques de valeur : La fille de Geffrar d
(vers) et Mac Kandal (prose) (1917).

MASSILLON COICOU
173
D'une ampleur oratoire, d'un lyrisme sonore à la Riche-
pin, à l'instar de Vigny il aura le bonheur de faire vivre
une ou deux « idées poétiques », et quelques-unes de ses
dernières productions, Sagesse du « poor Lélian », Verlaine,
les impressionnera heureusement.

Ce doux missionnaire de l'Art périt à la façon d'un héros
romantique. Pour cause politique, il tomba, un soir de mars,
sous les balles d'un peloton d'exécution. Ancien élève de
l'École des Sciences morales et politiques, membre de la

Société de Sociologie de Paris, il avait été, de 1900 à
1903, secrétaire de la légation et chargé des affaires d'Haïti
en France. Il avait commencé ses études chez les Frères

de l'Instruction chrétienne et les avait achevées au Lycée
Pétion où il fut professeur de
1891 à 1897 et de 1904 à
1908 (philosophie).
Le dramaturge a donné : L'Oracle (1893), beau poème
symbolique aux vers sonores, resté au répertoire ; Liberté,
drame en quatre actes et en vers joué au Théâtre Cluny
(Paris, 1904) ; Les Fils de Toussaint, drame en deux
actes en vers ; L'Empereur Dessalines, drame en 2 actes
en vers (1906) ; L'Alphabet, drame en cinq actes en prose
(1905) ; Vincent de Paul, drame en quatre actes en prose
(1907). Féfé candidat, Féfé ministre, l'École Mutuelle,
L'art triomphe, heureuses comédies satiriques, ont eu aussi
l'honneur très rare chez nous de plusieurs représentations.

Le prosateur a publié : Le génie français et l'âme haï-
tienne, conférence faite à Paris, sous la présidence du
bon poète de la Jeunesse Pensive, Auguste Dorchain ; un
roman,
La Noire (paru dans Le Soir) ; des conférences, etc.
Collaboration à La Ronde, au Nouvelliste, etc. Direc-
tion de l'Œuvre (1904) : a publié des articles dans la
Presse, La Revue de Sociologie, La Nouvelle Revue

174
LES POÈTES HAÏTIENS
Moderne de Paris. Président de l'Association du Cente-
naire de l'Indépendance (1896) et fondateur à Port-au-
Prince de la
Bibliothèque Arnica et du Théâtre Haïtien,
Massillon Coicou, qui a écrit des Poésies créoles charmantes,
a été l'un des protagonistes du créole, « langue littéraire ».

COLOMB
Où le conduira donc la hantise d'un songe ?
Au fond de la science a sombré sa raison !
Perdu dans le mystère où son espoir le plonge,
Il croit d'un nouveau monde entrevoir l'horizon !
Mais nous, faut-il nous perdre au gré de son délire ?
« Vous errez » ! crions-nous ; lui, de cet œil subtil
Où dort je ne sais quoi qu'on ne peut vraiment lire,
Perçant l'horizon bleu : « Ce monde est là ! » dit-il.
«Soit ! partons ! Mais,quand Dieu pour punir le rebelle,
Déchaînera les vents et les flots contre nous,
Ô mon roi Ferdinand ! Ô ma reine Isabelle !
Pour vous maudire, alors, nous mourrons à genoux ! »
Ainsi, chacun, poussé par un instinct rapace,
Trouvait ton rêve obscur, — trouvait le chemin long,
Mais toi, toujours debout, toujours sondant l'espace,
Calme, impassible et fort, tu t'en allais, Colomb !
En vain l'on te raillait de ta sainte folie.
L'outrage, amer levain, faisait monter la foi ;
Car l'ivresse qui naît d'avoir bu trop de lie,
Fait que le regard tend plus loin que nul ne voit !

MASSILLON COICOU
175
Par moments, tu voulais, quand ces soupçons tenaces
Arrivaient jusqu'à toi, braver leur cri hurleur,
Tu voulais par la mort, étouffer ces menaces,
Mais ton génie, en toi, disait : « Pardonne-leur ! »
Et c'est ce doux parfum qui rendit indécise
La volonté du mal jusqu'à l'heure où brilla,
Là-bas, la trinité dans les flots bleus assise ;
La Gouanahani, Cuba, puis Quisquéya !
« La terre ! » Oh ! quelle ivresse a coulé en ton âme,
Ce cri du cœur, que tous ont fait jaillir soudain !
Quel orgueil, en tes yeux, illumine sa flamme,
Pour te faire encore mieux voir ton nouvel Éden !
Quelle extase devant ce ciel, ces monts, ces rives !
Tous croyant maintenant, toi, seul, ne croirais pas,
Si l'Indien remis de ses terreurs naïves
N'accourait pour baiser les traces de tes pas !
Alors, te voilà beau d'une splendeur d'archange !
L'étendard du croyant ondule dans ta main,
Et dans un rêve immense, aussi divin qu'étrange
Un immense avenir passe, -— sans lendemain !
Mais la réalité va dissiper le rêve,
Et tandis que, là-bas, s'étale la primeur
De ta conquête, ici, la Croix fait place au glaive :
C'est l'Espagnol qui frappe, et l'Indien qui meurt !

176
LES POÈTES HAÏTIENS
0 le réveil cruel et le sanglant baptême !
En entendant monter le long cri des martyrs,
Tu te sens accablé du poids de l'anathème
Que jette le sauvage en ses derniers soupirs.
Tu parles, mais en vain ! nul n'entend plus l'apôtre
Dont la voix maintenant se perd sous les clameurs !
L'on te charge de fers, et, sur ton œuvre, un autre
Vient imprimer son nom, tandis que toi, tu meurs !...
Mais l'injure est passée, et la gloire est venue.
L'honneur est grand, autant que le malheur fut long ;
Et beau de ta beauté si longtemps méconnue,
L'idéal des chercheurs, tu l'incarnes, Colomb !
Et ce rêve animé, cette œuvre grandiose,
Qu'étouffa si longtemps l'ombre des sombres jours,
Dans l'ensoleillement de ton apothéose,
Sur les temps éblouis va resplendir toujours !
(Impressions.)
OUBLI
J'aime d'un grand amour les tombes délaissées,
Je ne sais pas pourquoi, mais il me serait doux
D'avoir, pour endormir mes dernières pensées,
Un de ces coins perdus, bien oubliés de tous.

MASSILLON COICOU
177
Là je me sentirais plus vraiment mort ; la vie
Semblerait plus éteinte au foyer de mes sens ;
Car je n'entendrais pas ces paroles d'envie
Que sur les grands tombeaux font tomber les passants.
Là ce ne serait plus la banale prière
Qui fait souffrir les morts, quand on la dit pour eux ;
Ce serait le néant dans sa paix plénière,
L'oubli, ce grand linceul où l'on doit être heureux !
TANTALE
Qu'as-tu donc fait aux dieux pour tant souffrir,Tantale,
Et quand donc finira leur cruel châtiment !
La vie, autour de toi, se prodigue et s'étale,
La nature se livre, en son enivrement,
Et du tout, tu n'as rien ! Seule, ton âme est veuve
Des prodigues amours qui font battre les cœurs ;
Seule, une angoisse amère et profonde t'abreuve !...
Que leur as-tu donc fait, Tantale, aux dieux moqueurs!
En ton ardente soif, pas une heure assouvie
Oh ! tu sens qu'une goutte, une seule, en tombant
Sur tes lèvres, viendrait te redonner la vie ;
Mais les dieux restent sourds à ton rêve absorbant !
Et lorsque sous les coups d'aile du vent qui passe,
Les flots,en leurs bonds fous,montent jusqu'au ciel noir,
Lorsque les gouttes d'or, brillantes dans l'espace,
Retombant lentement, te redonnent l'espoir,
Anthologie haïtienne.
12

178
LES POÈTES HAÏTIENS
Toi, tu bénis, disant : « Il en est un qui m'aime,
De tous les dieux méchants, jaloux de ma vertu ;
Puisque, malgré tout, tu me sauves quand même,
Viens donc, qui que tu sois ! viens et béni sois-tu ! »
La goutte brille. Alors, tendant tes lèvres blêmes,
Et tes grands yeux ternis et tes beaux bras lassés :
« Je meurs,dis-tu, je meurs ! Qui que tu sois qui m'aimes,
Une goutte ! une goutte ! une seule, et c'est assez ! »
Alors, pour que ton être étreigne mieux l'espace,
Tous les cris de ta voix vers le ciel sont tendus,
Cependant que toujours le grand fleuve qui passe,
Roule en ses flots railleurs les échos éperdus.
Alors, l'on voit s'enfler tes veines en leurs fièvres,
Pour tomber jusqu'à toi, la goutte prend un temps;
N'importe ! Vers l'espoir tu tends toujours tes lèvres
Et tes regards éteints, et tes bras, tu les tends !
Et la goutte qui brille, et qui te vient si belle,
Descend, descend toujours, descend et tombe... ailleurs,
Ailleurs, mais près de toi, dans le fleuve rebelle,
Le fleuve qui, plus sourd, roule ses bruits railleurs...
Ne reviendra-t-il pas, ce dieu vu dans tes songes,
Le sauveur qui, d'un coup, rompant le carcan vil,
Saura te retirer du supplice où tu plonges ?...
S'il existe vraiment, pourquoi donc ne vient-il ?
(Impressions.)

MASSILLON COICOU
179
REPROCHES DE TI YETTE
(Dialecte créole)
Cété gnou jou ossouè, ciel là té plein zétoèles.
Mou té sel sou lan mè,
Et pi, deyè, pi loin, gnou quantité p'tit voèles
Tapé dansé nan le.
Jou là, — moin songé ça ! — ou té nan you tristesse,
Moin même sel té témoin !
Et pi jôdi ou riche, ou rélé moin guiablesse :
Bon Dié ca vengé moin !
Lô moin té gan l'argent, ou té trouvé moin belle
Tancou gnou ti bijou ;
Mais l'argent moin fini : moin cé gnou azizouelle
Jouqu'à temps ou dit m'chou !
Eh ben bon ! Ma pralé ! Bon Dié prend, bon Dieu baille.
Ma joinn gnou l'autt' gnou jou !
Gnou l'autt' qui pap' connin ni jouré ni bataille ;
Min ca connin rinmin !

180
LES POÈTES HAITIENS
LES REPROCHES DE LA PETITE HENRIETTE
C'était un jour, vers le soir — le ciel était plein d'étoiles.
J'étais seule sur la mer.
Et puis, derrière, plus loin, une foule de petites voiles
Qui dansaient dans l'air.
Ce jour-là — je m'en souviens bien — vous étiez dans
une tristesse
Dont j'étais, moi-même, seule, le témoin.
Et puis aujourd'hui que vous voilà riche, vous me traitez
[de diablesse.
C'est le bon Dieu qui me vengera !
Lorsque j'avais de l'argent, vous me trouviez belle
Tout comme un petit bijou ;
Mais mon argent est fini. — Je suis une pas— grand-chose
Au point que vous me dites de m'en aller !
Eh bien ! c'est bon ! Le bon Dieu reprend, le bon Dieu
donne.
J'en trouverai un autre un jour,
Un autre qui ne saura ni injurier ni battre,
Mais qui saura aimer !

LEON LOUHIS
(Lascahobas, 4 décembre 1867.)
Prix d'honneur du Lycée de Port-au-Prince, où il devait
professer plus tard quelque temps ; Inspecteur des Écoles des
Gonaïves ; Directeur de la douane d' Aquin (1905) ; Député
de Mirebalais (1902-1905 et 1914-1916), Léon Louhis
a collaboré notamment à Haïti littéraire et sociale de
F. Marcelin (1904), où ses vers et ses deux nouvelles,
dont Voix de femme, furent remarqués. Collaboration au
Courrier Haïtien (1920.)
Outre Fleurs des Tropiques, poèmes à l'harmonieuse
et pittoresque fraîcheur, il garde en portefeuille Rivalité,
pièce locale en cinq actes et en vers, précédée d'un prologue
également en vers.
DÉSOLATION
11 est des jours d'angoisse et de tristesse amère,
Où l'on se coucherait volontiers pour mourir ;
Où l'esprit, atterré de l'humaine misère,
Voudrait dans le néant pour toujours s'endormir.
A quoi bon s'épuiser en l'ardente carrière,
A poursuivre toujours désir après désir,
Puisque tout dans nos mains doit tomber en poussière,
Et que nul, ici-bas, ne peut rien retenir.

182
LES POÈTES HAÏTIENS
Dans la fuite incessante où tout passe et s'écroule,
Les générations et les siècles en foule
A l'horizon du monde entassent leurs débris
Après un long labeur illusoire et servile
Et l'on se sent tout plein d'un immense mépris
Pour l'existence vaine et l'effort inutile.
(Gonaïves, 29 août 1902.)
RÉSIGNATION
Eh bien ! non, cependant, il faut vivre, alors même
Que le courage est mort et l'espérance à bout,
Vivre et s'évertuer, vivre en dépit de tout,
Et porter l'endurance à la limite extrême.
Qui donc a jamais su ce que sa droite sème
Dans les champs infinis du possible, où, partout,
La sève du mystère éternellement bout,
Et la moisson promise avant l'heure suprême.
Le spectacle du monde, incessamment divers,
Est le même en tous lieux, dans notre humble univers ;
L'aspect change, le fond est toujours identique.
Le printemps clair et doux suit l'âpre et sombre hiver,
Les vainqueurs d'aujourd'hui sont les vaincus d'hier,
Et la vie est, alors, sublime et magnifique.
(Port-au-Prince, 14 janvier 1915.)

LÉON LOUHIS
183
UN SOUVENIR
(Les « Icaques » ) (1)
A l'ombre, au fond du bois, dans le sentier étroit,
En jupe bleue et corsage blanc, devant moi,
Tu t'en allais pieds nus, leste et silencieuse ;
Ah ! que j'avais l'âme joyeuse !
Parfois, un long rayon de soleil, à travers
Les rameaux, sur ton cou tombait en baisers clairs
Et rapides ; parfois, quand la branche était basse,
Tu courbais la taille avec grâce.
Nos compagnons causaient allègrement entre eux ;
Moi, je ne parlais point : Tout mon être en mes yeux
Se fixait attentif sur toi, calme et muette,
Marchant sans détourner la tête.
La nuque couleur d'or et le torse élégant,
Les doigts fins soutenant la robe, chastement,
Et le pied délicat touchant sans bruit la terre,
Enchaînaient ma pensée entière.
Ah ! comme c'était bon de s'en aller ainsi,
De tout autour de soi n'ayant plus nul souci,
De ne point se parler et pourtant de s'entendre
Au milieu d'un silence tendre.
(1) Tout près do la ville des Cayes ; les icaquiers y abon-
dent, d'où son nom.

1 84
LES POÈTES HAÏTIENS
Mais nous fûmes bientôt hors du bois, et, baignés
De soleil, nous marchions parmi les raisiniers,
Dans du sable où, parfois, l'on foulait des épines,
En grappes blondes et très fines.
Déception ! les icaquiers étaient sans fruits,
Et tandis que la mer se brisait, à grand bruit,
Sur le sable fin, humide et doré du rivage,
On mit les raisins au pillage.
Des crabes tout menus avec d'énormes dents
Se glissaient tout peureux au fond des trous béants ;
Et les flots balançaient là-bas, dans un tangage,
Des « grands-gosiers » au gris plumage.
j'entrai dans l'eau jusqu'aux genoux, me promettant
D'accomplir cet exploit inutile et méchant
De tuer un de ces grands oiseaux ; mais ma poudre
Se perdit en vains coups de foudre.
Seule, à distance, tu m'avais suivi, pourtant.
Comme je revenais bredouille et mécontent,
Tu te mis à courir dans l'eau, soudain moqueuse,
Venant à moi, folle et rieuse ;
Puis tu te détournas, vive et riant toujours,
En me jetant un clair et doux regard d'amour.
Mais on partait déjà ; nous reprîmes la voie,
Le cœur plein d'une immense joie.

LÉON LOUHIS
l85
PSYCHOLOGIE
Les négresses de la Plaine au « caraco » bleu,
Qui viennent, chaque jour, conduisant devant elles,
Des ânes chargés d'herbe ou de chardon et telles
Que dans sa toute-puissance il plut au bon Dieu,
Dans leur sein d'ébène aux généreuses mamelles,
Sous leur crâne de bronze au court et dur cheveu,
Où circule un sang jeune, ardent comme le feu,
Parmi l'obscurité des ténèbres charnelles,
Ont des désirs confus, des rêves indistincts
De choses dépassant la sphère des instincts,
Comme au-dessus de nous scintillent les étoiles.
Et leur âme, à travers leur corps aux grossiers voiles,
A des frémissements d'appel voluptueux
Vers un bonheur très haut, dans les infinis bleus.
PAYSAGE
Comme un regard d'amour, comme un tendre sourire,
Le couchant, doucement, bleuit dans le lointain,
D oré d'invisible et clair soleil au déclin.
La mer gémit, le vent, de temps en temps, vient bruire.

186
LES POÈTES HAÏTIENS
Des rameaux balancés tombent des perles d'eau ;
Dominant de leur front superbe la verdure,
Les palmiers ont de grands frissons de chevelure.
En volutes de neige aux flancs bleus des coteaux,
Des nuages légers avec lenteur cheminent...
Mais, tout à coup, du large accourt l'invasion,
Folle, tumultueuse et noyant l'horizon,
D'une averse battant à grand bruit l'eau saline.
Les gouttes, maintenant, crépitent sur les toits,
Et c'est, de toutes parts, bientôt, tombant des nues,
Un fouillis blanc d'acier de longues lames nues.
Puis tout se fond en un déluge aux torrents froids.
Cependant, lentement, d'un bandeau de nuage
Dégageant son front pur, un soleil triomphal
Paillette d'or luisant l'averse de cristal ;
En même temps, le clair soleil de ton visage,
A ta fenêtre, apparaît doux et radieux :
Au regard attendri que ton amour m'envoie
Ai-je assez de mon cœur pour contenir ma joie,
0 Clairette ! lumière et charme de mes yeux !

ETZER VILAIRE
(Jérémie, 7 avril 1872.)
Entre les années 1894 et 1900, une génération intéres-
sante était venue au monde littéraire, à laquelle on peut
adresser l'hommage d'avoir ramené, en partie, dans la

« suite » de notre littérature et notamment de notre poésie,
la
notion d'art et même des préoccupations d'analyse
psychologique. Touchée de la grâce symboliste, imprécise,
suggestive et musicienne de Verlaine, etc., elle essayera
aussi de ciseler des sonnets sur le modèle parnassien des
Trophées (1893) du créole cubain Heredia.
Liés par une solide amitié, mettant en commun leurs
rêves et leurs aspirations, « les jeunes » de la Jeune Haïti
(1894-1896) (1) et de La Ronde (1898-1902) (2), deux
petites revues intéressantes, subirent des influences identiques.
La première aura été celle du pessimisme littéraire de
Vigny, Byron, Baudelaire, Sully-Prudhomme, Leconte
de Lisle, etc. ; du pessimisme philosophique de Renan,
Taine, Schopenhauer, sans oublier « le psychologisme » de
M. Paul Bourget, à qui Etzer Vilaire d'ailleurs devait
dédier ses
Nouveaux Poèmes (1912).
Une mission universitaire française, les Pères du Saint-
(1) Dirigée par le poète et amusant nouvelliste Justin
Lhérisson (1873-1907), Directeur-fondateur du quotidien Le
Soir (1898-1907).
(') Dirigée par Pétion Gérôme (1876),
mort si jeune
en 1902.

188
LES POÈTES HAÏTIENS
Esprit, et deux ou trois excellents professeurs haïtiens (1)
leur avaient appris le goût de la correction et de la
mesure, les beautés de la discipline et la soumission fruc-

tueuse à la règle.
Et comme des circonstances économiques et politiques
malheureuses assombrissaient l'horizon haïtien, ils en pro-
fitèrent pour se donner un air fatal, se réfugier en des
tours d'ivoire, arborer les bannières changeantes du di-
lettantisme, affirmer que « l'action n'est pas la sœur du

rêve », quittes à se détourner bientôt des lettres pures pour
devenir qui ministres, qui députés, qui diplomates, etc., et
se révéler sans idées bien nettes, bien fortes, ni bien suivies.

Deux ou trois seulement d'entre eux laisseront « dans les
barques humaines » quelques livres précieux et trop rares if).
Je ne peux forcément considérer que ceux-là, et d'abord
M. Etzer Vilaire (1872), le sommet de notre parnasse
contemporain et dont la caractéristique est d'être un phi-
losophe, un penseur, un directeur de conscience.

Né de parents protestants, familiarisé très tôt avec le
sombre lyrisme biblique, pasteur lui-même et, partant, se
fermant des fenêtres sur le monde extérieur, avocat et
professeur en province, à Jérémie (département du Sud),
M. Etzer Vilaire est un cérébral, un intellectuel qui s'est
donné une culture livresque étendue et diverse, et qui vit
en solitaire. Il ne connut Paris qu'à
38 ans. Il avait revisé
son œuvre vers
1907 et publié (Collection des poètes
(1) Notamment M. Aug. Bonamy.
(2) L'étude inachevée de M.Seymour Pradel (10 juillet 1875),
Les Deux Tendances (1890-1910), parue dans Haïti Littéraire
et Scientifique du 5 mars au 20 septembre 1912, nettement
emphatique e1 vieillie, est maintenant inutilisable.
En vers, M, Pradel a publié quelques sonnets plus ou
moins à la manière de Heredia.

ETZER VILAIRE
189
français de l'Étranger, sous la direction de M. Georges
Barrai),
Les Années Tendres, volume qui contient, en
outre,
Page d'Amour, le Flibustier et Miscellanées ;
Poèmes de la Mort qui comprennent Les Dix Hommes
Noirs, Les Tristesses Ultimes, Amour, Les Étoiles,
Poème à mon âme, Homo, le tout à la Librairie Fischba-
cher. En 1912, ses Nouveaux Poèmes, couronnés par
l'Académie française, lui obtenaient des Chambres légis-

latives haïtiennes une récompense de deux mille dollars
qu'accompagnait un message de félicitations. En
1920 enfin,
Messein et Vanier (Paris) livraient au public une édi-
tion définitive et complète de ses poésies en trois volumes.

Son poème dramatique, Éveline, date de 1918.
Un poète aime une jeune fille qui lui avoue en aimer
un autre. Il connaît les affres de l'amour non partagé,
pleure, a des velléités de se tuer, mais se console parce que
la musique lui est un refuge. C'est Page d'Amour.
Quelques hommes noirs galopent sur des chevaux blancs,
par une nuit sombre, vers un vieux manoir situé dans
l'espace et le temps. Dans la salle où, farouches, ils ont
pris place, pénètre le vent froid de la nuit. Ils vont d'abord
souper fastueusement, puis mourir. Car ce sont les vaincus
de la vie, les méconnus, les byroniens désenchantés. L'un
après l'autre, en tirades d'une romantique sonorité, d'une

fougue colorée et lyrique à la Richepin, ils s'analysent,
disent leurs espoirs et leurs révoltes, leurs mélancolies,
leurs rêves, leurs décevances, flagellent nos Homais gro-
tesques, flétrissent les politiciens infâmes,

Vils faucheurs de têtes et de lois.
Ils décident de se suicider. L'un plutôt tuera l'autre.
Le dixième pour tan I aime encore la vie. Soit, qu'il vive !

190
LES POÈTES HAÏTIENS
mais fou, car sa raison sombrera dans l'inconscient, devant
les cadavres accumulés de ses frères d'âme. Voilà le poème
des Dix Hommes Noirs (1901), examen de conscience
d'une génération.
Si le Flibustier (roman en vers) est relevé et purifié
par l'amour, l'amour d'une femme, Homo le sera aussi,
mais par celui de Dieu. Au cours de cette apocalyptique
« Vision de l'Enfer » où se décèle l'influence du lyrisme
biblique, du Victor Hugo de La Légende des Siècles, et
de Baudelaire, l'impie va paraître devant le Seigneur.
0 l'ogre dégoûtant, ô le satyre immonde
Qui se tapit en nous, que nous cachons au Monde.
Mais Dieu est amour, bonté infinie, miséricorde. Pour
Homo, l'homme, l'humanité, le rachat est possible.
Mais la douleur n'est rien qu'un feu qui purifie.
L'Éternel est amour, et vous pouvez, maudits,
Entrevoir, à travers l'Enfer, des Paradis !
Le poète recherche, sinon un paradis, du moins un temple
serein où reposer son âme.
La voilà sur un lit d'hôpital.
Sur chaque fibre en elle une souffrance crie.
Les Tristesses ultimes, — très caractéristiques, ■— le
poète les a ressenties. Le siècle a troublé son âme en proie à
l'angoisse. Il lui faut le calme, la sérénité. C'est le long
monologue, l'introspection profonde parfois de
Poème à mon
âme.
Au doute doit succéder une certitude. La nature est
« tutélaire ». Elle cesse d'être

ETZER VILAIRE
191
Un jeu cruel et vain des forces et des causes.
« Nul effort n'est perdu ». Le monde n'est pas « une
hallucination vraie », ainsi que l'enseigna Taine.
... Esprits, semeurs des lendemains,
Nous avons confié tour à tour aux chemins
L'espoir de nos hivers dans la graine féconde.
Non, cette œuvre de l'homme au sein de la nature
N'a pas pour seuls témoins le vide et le néant !
Tout n'est pas englouti dans l'abîme effrayant.
Non, ce n'est pas le souffle éperdu de la mort,
C'est la poussée ardente et l'invincible essor
De la vie éphémère en l'immuable vie !
Les cieux ne sont donc plus mornes et vides. Resurrectio
et vita. Un arbre symbolique s'épanouit magnifiquement ;
Sa cime monte en fleurs et se perd dans l'azur.
C'est l'Humanité.
Perdons-nous dans l'azur, dans
l'idéalisme le plus transcendant. La parole de vie est de
se dévouer, de pratiquer la grande religion de la pitié, de
dire comme Vigny :
J'aime la majesté des souffrances humaines,
de descendre de sa tour d'ivoire, et, sous le chaud soleil,
parmi les lazzis, les sourires, les rires imbéciles du vulgum
pecus, de se conduire en homme, c'est-à-dire en combattant
ou en apôtre.

192
LES POÈTES HAÏTIENS
Ô mon âme ! va donc en paix, crois, aime, marche.
Ce qui est d'un spiritualisme élevé sans doute, noble, bien
pensant, avec des traces de panthéisme, mais d'un spiri-
tualisme bien imprécis et monocorde et pas trop neuf rela-
tivement à des littératures étrangères.
Le poète marche dans la lumière. Il croit. Et puisqu'il
croit, le passé peut essayer de le reprendre, les faux dieux
auxquels il avait sacrifié, tenter sur lui le prestige de
leurs sortilèges. Vainement ! La Vérité, la Bonté, la Pitié
règnent, souveraines maîtresses, en son cœur apaisé qui se

plonge dans le sein de Dieu.
Et vers Dieu monteront les musiques humaines
En hosannas reconnaissants !
Décidément c'est la « Voix » qui prêche l'amour et l' union
que le poète écoutera et non point celles du Doute, du Re-
mords, de la Désespérance, et c'est bien la philosophie de
Terre et Ciel, le long poème dont, avec les Voix, Au delà,
Les Fantaisies poétiques, se compose le troisième et dernier
recueil de M. Vilaire qui, dirait Rachilde,
« à des diamants
déjà taillés aura voulu ajouter des facettes nouvelles ».

Admirons l'ampleur du souffle, l'étendue de l'œuvre, la
hauteur et la variété de l'inspiration, regrettons que le
lyrisme de ce protestant libéral soit parfois oratoire, âpre,
clair-obscur et tourmenté, et déplorons que, nouveau Sully-
Prudhomme, il n'ait point su éviter tout prosaïsme et toute
monotonie dans ses poèmes philosophiques.

Comme « le monde visible existe» aussi pour ce prophète,
sous le romantisme duquel sait courir, en une éclatante
forme parnassienne, un symbolisme morbide, visionnaire ou
grandiose, louons ce subiectif de laisser parfois planer sa


ETZER VILAIRE
193
pensée sur nos mornes incendiés de soleil ou baignés d'une
jeune lumière heureuse, d'écouter le ressac de notre mer des
Caraïbes si souvent échevelée, et d'avoir parfois dans les
yeux, non point comme Victor de Laprade, des chênes
centenaires, énormes et magnifiques, mais la silhouette
trapue des manguiers vert et or, svelte des palmiers plumu-
leux, grêle des cocotiers élancés, foudroyés quand ils dé-
passent trop les autres arbres, la silhouette rugueuse
des grands flamboyants aux larges fleurs pourprées, rouges
comme des cœurs trop ardents et qui saignent.

La production du prosateur, qui n'est pas l' égal du poète,
consiste en études philosophiques, sermons, discours, nou-
velles, préfaces, un roman,
Thanatophobe, paru en partie
dans
Haïti littéraire et scientifique, In Memoriam,
étude sur Ed. Laforest parue dans la Revue de Jérémie, etc.
Etzer Vilaire est aussi musicien.

Né le 7 avril 1872 à Jérémie (département du Sud),
il y commença, sous la direction de son père, des études
achevées au Collège Saint-Martial
(1890-1892). Avocat.
Instituteur. Commissaire du gouvernement près le tribunal
civil de Jérémie (1904) et enfin directeur du Lycée Nord-
Alexis depuis sa fondation en
1905. Juge au tribunal dé
cassation de la République (1922). En 1910, en compagnie
d' Edmond Laforest, Etzer Vilaire fit un unique voyage
à Paris où les deux poètes reçurent un sympathique accueil.
L'ÉTANG DORMAIT
L'étang dormait dans l'ombre. Une mousse argentée
S'épanchait sur les bords de sa coupe bleutée.
La brise, errant dans la rosée et le gazon,
Anthologie haïtienne.
i '1

LES POÈTES HAÏTIENS
194
Chantait pour l'âme éparse et muette des choses.
L'aurore allait sourire et de célestes roses,
D'un or pâle et léger, décoraient l'horizon.
La berge sommeillait. Les ondes somnolentes
Fredonnaient un refrain semblable aux notes lentes
Qu'une nounou soupire à l'enfant au berceau.
Dévoilant la pâleur de son front qu'elle incline,
Phébé, dans la lueur qui blanchit la colline,
Éteignait chaque étoile et cachait son flambeau.
SOIR TRISTE
Les choses, les maisons, tout est silencieux ;
Il pleut. On ne voit nulle part, sur la route,
Ame qui vive. Il pleut, il fait triste. J'écoute
La chanson qui descend, monotone, des cieux.
La nuit tombe.
C'est un de ces soirs froids et sombres,
Comme une ombre expirant sous de plus grandes ombres.
PAYSAGE
Une onde, un pâle éclair sur un sombre gazon
Où le vent joue... Au loin, le nocturne horizon
Sur la sérénité sublime des montagnes,
Dans l'ombre veloutée où dorment les campagnes,

ETZER VILAIRE
195
Arrondit ses lambris d'argent et d'or brunis.
A travers la feuillée, on voit, tels de grands nids,
Des huttes. Sur cela, la brume se diffuse,
Et tout semble trembler en image confuse.
La terre, sous les plis d'un voile nuptial
Dort, le sein agité d'un frisson musical,
Et pressent le réveil. La lune plane et rêve,
Et caresse le flot qui caresse la grève.
Sur la mer en sommeil vient danser un rayon.
L'aube promène au ciel son lumineux crayon.
CRÉPUSCULE
La vallon fume au loin comme un vaste encensoir.
Le soleil meurt et lègue au couchant sa parure.
Dans la lueur flottante et dans la paix du soir,
Mon âme aspire en soi l'âme de la nature.
La lune d'étain fruste et morte auparavant,
Se redore et revit. Le soir fonce ses voiles.
Vénus sort du lointain, sentinelle rêvant
Dans le champ vague où vont bivouaquer les étoiles.
(Les Années Tendres.)

196
LES POÈTES HAÏTIENS
MON AME
I
Tristesse
Sur un parvis désert, antique, où le gazon
Croît autour de tombeaux poudreux, mon âme râle,
Dans l'ombre d'une froide et vaste cathédrale
Presque infinie, et triste ainsi qu'une prison.
La nef s'étend si loin, si loin, qu'à l'horizon
Se perd sa colonnade immense et sculpturale.
Un vieil orgue soupire une hymne sépulcrale ;
Puis tout se tait, nul ne murmure une oraison.
Et le dôme est si haut que dans l'espace il nage
Et se perd sous les plis d'un funèbre nuage.
Sur chaque autel désert, je verse un pleur de sang.
Nul croyant, dans ce temple ; et sous les sombres arches,
Je marche solitaire ; ô mon âme, tu marches
Sans jamais rencontrer le Dieu toujours absent !
II
Ennui
Mon âme est un désert. Une lueur nocturne
Éclaire à l'infini sa face taciturne.
Pas un son, pas un bruit, pas une haleine, pas
Un bruit dans le chemin vague où s'usent mes pas.

ETZER VILAIRE
197
Goutte à goutte, le ciel a tari sa vieille urne
Pour la terre altérée et marâtre, Saturne
Dévorant ses enfants mort-nés. Tout seul, hélas !
Je vis pour contempler l'universel trépas.
Je vais, ayant le cœur usé d'un centenaire.
Ma vie en ces lieux morts plus qu'un site lunaire,
C'est l'insomnie au sein d'une éternelle nuit.
0 monde aride et terne, où l'avare atmosphère
S'étend comme un désert sur un désert !... Que faire
En cette immensité de glacial ennui ?
III
Douleur
Mon âme est maladive, infirme, endolorie,
Car dans sa fleur céleste un ennemi fatal
A mordu. La voilà sur un lit d'hôpital.
Sur chaque fibre en elle une souffrance crie.
Elle semble une amante abandonnée, aigrie,
Hâve et les yeux rougis comme un brûlant métal.
Rayon perdu, chassé de son astre natal,
Mon âme est nostalgique en ma chair amaigrie.
A son lit de douleur, venez ! marchez sans bruit,
Sur la pointe des pieds ; venez ; elle agonise
Et la mort, dans ses yeux a déjà fait la nuit !

198
LES POÈTES HAÏTIENS
Silence ! Un mot serait le réveil de la crise,
Et des frissons nouveaux pour l'être qui se brise,
Attendez, pour pleurer, que tout le souffle ait fui i
A...
L'effluve de ton être a passé dans le mien.
Je dors dans une odeur de chairs fraîches et mates
Comme un mort étendu dans un bain d'aromates...
Ton sein, telle une fleur, palpitait sur mon sein ;
Tes lèvres sur mon front brûlaient, folles d'ivresse ;
D'une chaîne d'amour tes bras pressaient mon cou,
Et tu m'as embaumé de ta longue caresse...
Il m'en reste un parfum, un parfum... et c'est tout !
Ah ! quand, hier, tu t'es penchée, ô pauvre femme !
Sur mon cœur en ruine où la mort a passé.,
Sais-tu dans quel néant, sur quel marbre glacé,
Dans quel abîme noir tombait ta tête en flamme ?
J'avais pensé pleurer de pitié ; mais ces pleurs !
Que feraient ces pleurs froids à ton âme affolée ?
Pauvre veuve ! Mon corps n'est plus qu'un mausolée
Où ton amour suspend des guirlandes de fleurs !

ETZER VILAIRE
199
NAUFRAGE
A MON FRÈRE
Combien vite s'engouffre un peuple
au grand naufrage.
Fernand GREGH.
0 mon frère ! souvent j'ai cette vision :
Un vaisseau follement battu par l'Atlantique,
Dans la bourrasque, au large est en perdition.
La tempête en plein jour fait une nuit tragique
Et met, dans l'air troublé, de si pleurantes voix
Qu'on croit entendre, avec des hurlements funèbres,
Des esprits poursuivis par les pâles effrois
Passer comme la foudre, en un vol de ténèbres.
Ses mâts, où les agrès rompus tourmentent l'air,
Semblent deux bras levés au ciel dans la détresse ;
La coque vibre toute aux sursauts de l'éclair
Et du flot ennemi qui l'enlace et la presse.
L'eau montagneuse monte et s'écroule à l'entour,
Ruisselle et tourbillonne, affolée, écumante.
Le navire en péril craque comme une tour
Que le bélier arrache à sa base fumante.
Et bientôt il n'est plus qu'un grand corps foudroyé,
Roulant sans gouvernail, sans hunes et sans voiles...
L'équipage est surpris de n'être pas noyé.
Sous le soleil de feu, sous les froides étoiles,

200
LES POÈTES HAÏTIENS
Il vogue à la dérive et s'efface. Plus d'eau,
Plus de pain ; et l'épave, avec son peuple d'ombres,
Vers la mort lente flotte ; on dirait un radeau
Nu dans la solitude immense des eaux sombres.
Sur ses flancs attristés les flots clapotent, sourds ;
Un souffle d'ironie, après l'âpre colère,
Traverse l'océan, où recule toujours
L'horizon sans pitié que chaque aurore éclaire,
Pour en montrer, plus vide aux regards éperdus,
Le vaste et morne cercle. Et les signaux s'élèvent
Sans réponse, au hasard... Pauvres marins perdus!....
Ivres et souriants, quelques-uns pourtant rêvent.
Le mirage des eaux forme un pays pour eux,
Un sol de délivrance et d'ivresses prochaines,
Des éblouissements d'oasis, des coins bleus
Où claironnent des flots vifs et clairs de fontaines.
Le mobile désert miroite et s'est paré
Pour l'angoisse et la faim, d'enchantements suprêmes ;
Et la mort caressant leur esprit égaré,
D'un linceul merveilleux couvre les ondes blêmes.
Comme un vin qui gargouille en fuyant les goulots,
Dans le vide affolant et le trouble des têtes,
Le vertige chantonne ; et de brusques sanglots
Crispent ces réchappés sinistres des tempêtes.
L'un pleure, moribond ouvrant un œil hagard ;
Un autre rit et, fou, comme un fauve se glisse,
Horrible, brandissant sur son frère un poignard
Pour un festin affreux dont l'abîme est complice.

ETZER VILAIRE
201
Solitude agitée et profonde ! océan,
Que tu fais quelquefois de longues agonies !...
Et toi, dans ta mouvante image du néant,
Quel spectacle offres-tu de douleurs infinies,
Tumultueuse histoire ! Autour de tes écueils,
Quels drames ! Comme on voit des cortèges d'épaves
Sur tes flots noirs rouler, pareils à des cercueils
Qui flottent découverts, emplis de spectres hâves !
Regarde, les voilà parmi tes naufragés,
Ceux qui sont méprisés et qui furent esclaves !
Quel destin fut le leur, dans les affres plongés
Dès qu'ils eurent brisé leurs honteuses entraves !
Leur frêle esquif essuie, en détresse toujours,
Ou l'orage hurleur, ou la morte accalmie.
Manquant de tout, en vain, pour implorer secours,
fî chercherait au loin une puissance amie.
Depuis les premiers jours, le vide autour de lui
S'était fait... Que de noms, de vertus inconnues,
Que d'esprits, si sur elle une étoile avait lui,
La nef enflant sa voile eût portés jusqu'aux nues !
Que d'espoirs pour le beau, la justice et le droit,
Au bord où maintenant notre force succombe,
Naguère florissaient !... Qui le sait ? Qui le croit ?...
Tout se perd, ballotté sur la mouvante tombe !
Après l'assaut de l'onde et la haine des vents,
Un sinistre repos où l'espérance s'use,
Et qui suit comme un sourd les souffles émouvants,
Répand l'horreur sur toi, Radeau de la Méduse.

202
LES POÈTES HAÏTIENS
Cette fin lente et sombre est ton suprême affront.
Le flot passe jetant comme un éclat de rire
A travers l'agonie où, se frappant le front,
Sur l'infâme plancher l'équipage délire.
DERNIER VŒU
je voudrais, loin du monde, en un froid monastère,
Échappant aux regards outrageux des humains,
Ecouler dans l'oubli mes derniers lendemains,
Choir dans l'ombre et, vivant, habiter le mystère.
Comme une ville morte au pied d'un vieux cratère,
•— Avec ses mille aspects, ses tortueux chemins,
Les spectres apeurés tordant leurs roides mains —-
Mon âme dormirait dans un silence austère.
Entre les murs noyés d'une éternelle nuit,
Empreints des fleurs du temps et de la moisissure,
Mon cœur glacé verrait se figer sa blessure.
Sous la cendre stagnante et le deuil de l'ennui,
J'aurais ■— en ce désert de ma vaste demeure —
La douceur de mourir lentement à chaque heure.
(Les Poèmes de la Mort.)

ETZER VILAIRE
203
CONVERSATION D'OISEAUX
Sur la cime éployée en fines tiges grêles.
Qui semble, au front de l'arbre, un éventail ouvert,
Un groupe matinal d'oiseaux aux noires ailes,
Grappe de fruits vivants dans le branchage vert,
Se reposent du vol ; une troupe tranquille
D'amis tendres et sûrs, de l'aile se touchant.
Ils ont, d'un même accord, pour leur sublime asile
Elu la branche extrême ; oiseaux de même chant
Qui vivent, en plein ciel, d'amour et d'harmonie,
C'est l'heure du réveil heureux dans les buissons
Où tout salue en chœur la lumière bénie,
Ceux-ci par des soupirs et ceux-là des chansons,
Dans la vive gaîté des êtres pacifiques
Et libres, respirant l'air suave, l'essaim
Jouit de l'heure exquise, achève ses cantiques
Et le culte instinctif au Père, au Dieu très saint ;
Puis, bercé d'une molle et lente rêverie,
Regarde la cité qui dans l'aurore étend
Tout près ses toits épars. Et cette causerie
Entre eux commence au bois qui se tait, écoutant
Ses hôtes expansifs et doux.
« Quels avantages
A vivre ainsi, dit l'un, en cet isolement
Au-dessus des humains dans leurs vilaines cages !
Qu'on est à l'aise ici ! Les cieux, que c'est charmant !

204
LES POÈTES HAÏTIENS
Les hommes, que c'est laid ! Et quand on les compare
A ceux qui naissent purs, bons et mélodieux,
Ce peuple infortuné, comme on sent qu'il s'égare !
Comme on serait tenté de se croire des dieux,
Si voisins de l'azur !... C'est qu'ils sont bien moroses ;
Ils ne demeurent pas, comme nous rapprochés.
Nous ne voyons ici de joyeux que les choses
Et nous. Mais eux ?■—Ils ont, les pauvres, leurs péchés.
Ils semblent haleter sous des fardeaux énormes.
Enivrés de parfums sous ce vert parasol,
Tandis que dans les airs nous rêvons, eux, difformes,
Êtres lourds, les voilà quasi cloués au sol...
Combien dans les hauteurs la brise est fraîche et bonne !
Qu'il fait doux près du ciel ! Les hommes savent-ils
Le prix de cette vie ailée où l'on moissonne
A la course, égayes, se moquant des exils
Et des chaînes ?.. 0 joie ! on vient, on va, l'on vibre
Comme on veut, quand on veut ; on est toujours au
[frais.
Oh ! la légèreté sainte de ce qui vit libre !
On n'a pas de cité, mais l'on a les forêts,
Le mobilier des monts, l'urne des lacs, le monde !
On est logé, nourri, l'on vit aux frais du ciel.
Mais l'homme, esclave, a mille horreurs ; la soif im-
[monde
De l'or, et le besoin de l'artificiel.
Je ne les comprends pas, aucun de vous, mes frères,
Non plus ; et c'est pourquoi, leur ressemblant si peu,
Et chez nous regardant de si haut leurs misères,

ETZER VILAIRE
205
J'éprouve tant de joie en face de l'air bleu,
Sur cet arbre voisin de cette affreuse ville. »
A cette voix, avec une exquise douceur,
Un autre ainsi répond :
« L'oiseau n'est ni servile
Ni tyrannique. Il a le secret du bonheur,
Secret délicieux : la tendresse suave !
Nous avons plus de cœur, si l'homme a plus d'esprit.
On ne trouve chez nous nul maître et point d'esclaves.
Toute notre pensée est mise dans un cri ;
Pur comme une lumière et vrai quand il palpite,
Avec l'amour en lui, notre être a l'infini.
Quelque part où l'oiseau pose l'aile ou l'agite,
Dans le feuillage en fleurs, sur le duvet du nid,
A force de veiller aux lueurs des étoiles,
Il garde quelque chose en lui de constellé.
Le ciel remplit son cœur quand l'ombre étend ses voiles
Et que tout au mystère éternel l'être ailé
Se blottit dans la paix nocturne et le silence ;
Quand, à l'horizon de splendeur revêtu
Comme un grand aigle d'or l'astre royal s'élance...
Mais l'homme, c'est l'oiseau sans ailes, qui s'est tu,
Le mutilé qui cloche et qu'un serpent fascine.
Il s'est pris au lacet d'un farouche oiseleur,
Au lieu d'avoir l'amour, nourriture divine,
La haine le possède, et l'éternel malheur. »
« De la tendresse, certes ! et l'extase sacrée,
Nous avons tout, ajoute un oiseau maternel ;
La patience aussi qui veille, et lutte et crée !...

206
LES POÈTES HAÏTIENS
Dans le secret du nid, sous le ciel solennel,
Lorsqu'un couple d'oiseaux muets, d'une aile émue
Protège une couvée endormie et rêvant,
Gardiens qu'une ombre, un bruit, une haleine remue,
Que n'enseignent-ils pas à l'homme, ce savant ?
Amour, espoir et foi, ce que peut l'être tendre,
La force d'âme immense épanouie en lui !
Mais l'homme en vain regarde, en vain il croit entendre
Quand le nid a parlé, quand le soleil a lui.
Tous aveugles et sourds, les humains sont à plaindre ! »
« Comprendre l'être humain, c'est chose malaisée »,
Module gravement un orateur ailé,
Qui souvent s'interrompt pour boire la rosée.
« Son maître est, comme on sait, un désir déréglé ;
Et son cœur se disperse en la vile poussière.
Sait-il vraiment que croire et faire et, dans la nuit,
A quoi se prendre ? On dit qu'il cherche la lumière.
Je crois qu'il la pressent, mais aussitôt la fuit.
L'homme, c'est, voyez-vous, quelque chose qui tombe
Et se torture. Ayant le mal il perd l'essor.
Le seul bonheur pour lui peut-être est dans la tombe ;
Mais trompé par la vie, il a peur de la mort...
C'est un sot personnage, et fort énigmatique.
Le lourd pingouin vaut mieux sous un ciel sans rayons.
Et même ne sachant rien que notre musique
Avec l'art de planer, ma foi, nous lui serions,
Sur bien des points encor obscurs, de fort bons maîtres,

ETZER VILAIRE
207
Si l'homme, comme nous, voulait vivre en chantant.
Mais ce prince du monde est le premier des êtres
Qui ne sache jouir, vivre et mourir content. »
Ce ton de philosophe, où perçait l'ironie,
Sans trop la refroidir, distrait la compagnie.
Chacun jase, en railleur bavard, et les taillis
Retentissent du bruit des sonores lazzis.
Puis l'essaim, par pitié d'oiseau, s'émeut encore
Des laideurs de nos maux, qu'il commente et déplore.
Le premier dit: « Comment peuvent-ils être heureux,
Les hommes, en ce monde ? Ils n'y sont pas chez eux. »
—«Vont-ils, demande un autre,aux sphères éternelles ?»
L'un d'eux pense : « Il faudrait à ces êtres des ailes. »
— « Heureux ? chante une voix. Non pas ! Ils sont trop
[fous,
Et jamais ces messieurs ne seront comme nous. »
•—■ « Ils ont, dit un dernier, l'ambition sublime ;
Quelques-uns fuient la fange et rêvent une cime.
Le Dieu bon recevra ces douloureux passants...
Peut-être seront-ils un jour oiseaux pensants ! »
(Nouveaux Poèmes.)

CHARLES MORAVIA
(Jacmel, 17 juin 1875.)
Roses et Camélias, vers (Port-au-Prince, 1903), La
Crête-à-Pierrot, drame historique en vers (Port-au-
Prince, 1907). Collaboration au Matin (1), où, à son re-
tour de France, il donna des poèmes animés de lyrisme et
chaque semaine, sous le pseudonyme de René Darlouze,
Une lettre à mon cousin (1912-1913). Direction de La
Plume (1re série, 1914) ; (2e série, 1915) ; Au Clair de la
Lune, féerie en un acte en vers (1915) ; Le fils du Tapis-
sier, un acte en vers (1922) à l'occasion du tricentenaire
de Molière ;
L'Amiral Killick, pièce héroïque locale en
4 actes en prose (en collaboration, avec M. André Chevalier,
1923-)
La poésie de M. Charles Moravia rend un son de fan-
taisie émue, empanachée et spirituelle qui manquait un
peu chez nous, Sa facilité et sa souplesse lui ont permis
de traiter les sujets les plus divers en une langue coulante
et courante. L'adaptateur en vers français de L'Intermezzo
et des Autres Poèmes d'Henri Heine d'après la traduction
en prose de Gérard de Nerval
(2 vol. New-York, Librairie
haïtienne, 1918) est l'auteur de certain poème réaliste,
La Femme en Bleu, où « la peinture des odeurs devient
(1) Le Matin de M. Clément Magloire fondé en 1907, par-
ticulièrement brillant en 1908, 1910, 1912, a exercé une
influence littéraire et politique.

CHARLES MORAVIA
209
odorante à force d'être vécue et où, comme certain nez
fameux, M. Charles Moravia exagère » (1).
Envoûté par Edmond Rostand, M. Charles Moravia
décèle aussi l'influence de Lamartine, de Coppée et de
Théodore de Banville.
Sa production en prose comporte des contes, des articles
politiques et des discours.
Etudes classiques à Saint-Martial. Instituteur. Employé
au cabinet du Président Nord Alexis. Délégué des Fi-
nances aux Cayes
(1907-1908). Secrétaire du Conseil des
Secrétaires d'État (1913-1914). Député (1914). Consul
général à New-York (1915-1919). M. P. et E. E. à
Washington (1919-1920). Officier d'Académie (1919).
Co-directeur du journal Le Temps (1922),
LA FEMME EN BLEU
Pour John Antoine Nau
Il faisait doux, c'était l'heure du crépuscule ;
H faisait beau, le ciel était limpide et bleu,
Et dans la fin du jour, tout le couchant en feu
Paraissait une ville aérienne qui brûle.
Soir merveilleux ! 11 faisait doux, il faisait beau,
Et les souffles de l'air étaient lourds des aromes
Envolés des jardins, où tant de fleurs embaument,
Qù on longe en descendant des hauteurs de Turgeau (2).
(1) Louis Dantin : Étude sur l'Anthologie Haïtienne des
poètes contemporains in Revue Moderne de Montréal, 15 dé-
cembre 1920.
(") Faubourg de Port-au-Prince.
Anthologie haïtienne.
14

210
LES POÈTES HAÏTIENS
Elle était dans la rue et j'allais après elle,
Je la suivais... Sur ce début, ne croyez pas
Qu'il s'agit d'une dame ou d'une demoiselle
Et que c'est par amour que j'emboîtais le pas !
C'était bien une femme, oui-dà ! mais plutôt laide !
Et si je la suivais, c'était tout simplement,
Comme en marchant, on suit tout ce qui nous précède,
Comme elle m'eût suivi si, moi, j'étais devant.
J'allais le front baissé comme lorsqu'on médite,
Quand une odeur, soudain, me fit lever le nez...
Non pas un parfum, mais une odeur composite
De bouquin, de pétrole et d'huile combinés !
Car c'était — cette femme — une de ces marchandes
De pétrole qui vont, empuantissant l'air,
Dont le corps imprégné de l'huile qu'elles vendent,
Mêlent l'odeur du « gaz » au relent de leur chair i
Elle puait beaucoup d'odeurs de maintes sortes,
Le rance, le moisi ; mais de même qu'un son
Domine en un accord, l'odeur du bouc, plus forte,
Se distinguait surtout dans son exhalaison !
La lubrifaction d'une épaisse tignasse
Faisait plus sale encore un sordide chiffon
Dont elle était coiffée ; et de sa manche grasse,
A défaut de mouchoir, elle essuyait son front...

CHARLES MORAVIA
211
Un quadruple collier de grains multicolores
Entourait son cou plein et graisseux ; on eût dit,
Tant sa peau reluisait, humide, que ses pores
Exsudaient du pétrole et du palma-christi...
Pour vêtement unique, elle avait une robe
Grossière, retroussée à la ceinture et qui,
Rapiécée aux endroits où pointe un double globe,
Disait quels mamelons la crevèrent ainsi !
Des pieds larges et plats, aux vivantes semelles,
Soutenaient des mollets qui paraissaient d'airain,
Et sa croupe, évoquant des croupes de femelles,
Roulait au rythme souple et puissant de ses reins !
La garce fleurissait — jeune, vingt ans à peine —
Comme en son élément, dans la malpropreté...
Quelle négation des lois de l'hygiène
Que sa belle vigueur et sa bonne santé !
D'un pas égal et ferme, elle s'en allait, droite,
Les bras ballants, cambrée et pointant les tétons,
Tandis que les flacons « clinquaient » dans une boite
En équilibre, à plat sur l'ignoble « tignon ».
De l'accent nasillard et caractéristique,
Elle criait : « Main guèz ! » Je souffrais de sa voix...
Cette femme blessait mon sens de l'esthétique
Par l'odorat, la vue et l'ouïe à la fois !

212
LES POÈTES HAÏTIENS
Malgré moi respirant l'odeur qui dans l'air nage,
Faite de sueurs, d'huile et d'effluves épars,
Je suivais la marchande, allant dans son sillage,
La suivant plus du nez encor que du regard...
Quel suave parfum dont une âme s'inonde,
Évoquais-tu, Coppée, en ce beau vers subtil :
« Quelque chose comme une odeur qui serait blonde. »
Et pourquoi, maintenant, ce vers me revient-il ?
C'est que l'étrange odeur que cette femme exhale
M'envahit : je la sens, je l'entends, je la vois ;
Elle est dans cette robe, elle est dans cette voix...
Quelque chose comme une odeur qui serait sale !
(Turgeau, 3 avril 1914.)
MARINE
Dolce farniente ! La pensée indolente,
Mollement étendu sur le sable mouvant,
Le visage au soleil et les cheveux au vent,
J'écoute la rumeur de la vague chantante.
Des barques, au lointain, coupant l'horizon clair,
Des barques de pêcheurs demeurent immobiles,
Si bien qu'elles ont l'air de minuscules îles
Dont les flancs escarpés se dressent sur la mer.

CHARLES MORAVIA
213
Auprès d'elle, un brick étend sa triple voile,
Grise sur le fond blanc du ciel et l'on dirait,
Érigeant trois clochers, que soudain apparaît
La façade sur l'eau de quelque cathédrale.
Là-haut tachant l'azur, planent deux goëlands
Qui paraissent dans l'air aller à la dérive,
Et moi, comme eux, au fil de l'heure fugitive,
Je laisse errer mon âme à coups d'aile indolents.
Ma songerie est imprécise, ma pensée
Ne se dirige pas vers un but défini ;
Elle se laisse aller, plane dans l'infini,
Par le vent des hauteurs et du large bercée...
Et ces barques, là-bas, me parlent du retour
Vers mon île lointaine où règne la lumière ;
Le brick aux trois clochers m'invite à la prière,
Et le couple d'oiseaux me fait rêver d'amour...
Mon âme émue, en eux, contemple le symbole
De l'hymen de deux cœurs, car leur amour unit
Deux êtres dans le ciel, sur l'onde, au bord du nid :
Avec quatre ailes, c'est un seul oiseau qui vole !
Ensemble ils ont pêché sur la mer tout le jour,
Ils se sont reposés en nageant côte à côte,
Et maintenant, lassés, ils planent sur la côte,
Vers l'aire où des petits sont nés de leur amour..,

214
LES POÈTES HAÏTIENS
Je reste là, songeur, jusqu'à l'heure où sur l'onde,
Le soleil, fatigué de sa course, descend,
Où colorant le ciel, le disque incandescent
Met des reflets changeants sur la nappe profonde.
Oh ! le soir, quand palpite à peine un souffle d'air,
Comme un lazzarone s'étendre sur la grève,
Et sans bouger, pendant des heures, comme en rêve,
Regarder se moirer la robe de la mer !
(Ault, 9 septembre 1913.)
RHAMPS NIT
A Fcrnand HIBBERT.
Quand le roi Rhampsénit entra dans les salons,
Dans les salons dorés de sa fille très belle,
La très belle riait, ses femmes avec elle,
Le palais résonnait d'éclats de rire longs.
Les eunuques aussi riaient ; les noirs esclaves,
Au rire féminin, au rire insexué
Mêlaient leur rire mâle et le corps secoué,
Les sphinx mêmes riaient, d'ordinaire si graves...
La princesse disait : « Oui, j'ai cru, cette nuit,
Que j'avais arrêté notre voleur ; mais, Sire,
Ce que j'avais saisi n'était qu'un bras de cire,
Et cette fois encor, notre homme s'est enfui.

CHARLES MORAVIA
215
je comprends maintenant, ô mon père, ô mon maître,
Comment, malgré crochets, serrures et verroux,
Ce voleur aisément dans le palais pénètre,
Dérobant à son gré nos plus riches bijoux :
Il possède une clef telle que toute porte
Doit s'ouvrir devant lui, si sûre qu'elle soit...
Comment aurais-je pu résister, si peu forte ?
Je n'ai rien d'une porte en fer, on le conçoit !.
« Tandis que je gardais tes trésors dans la salle,
Père cher, ce voleur pour qui rien n'est sacré,
M'a ravi, dans l'écrin merveilleux et secret,
Tous les joyaux de ma couronne virginale ! »
Marquant des pas de danse et les cheveux au vent,
Ainsi parle en riant la princesse très belle 1
Femmes, eunuques, noirs, éclatent de plus belle
Et le roi rit aussi dans sa barbe, en rêvant...
Tout Memphis sut l'histoire et rit ; les crocodiles
Rirent, montrant sur l'eau leurs têtes amusées ;
Les rires s'égrenaient ou partaient en fusées ;
Le rire, de Memphis, gagna les autres villes.
Et dans l'Ëgypte entière on s'égayait encor,
Lorsque la foule, un jour, entendit ahurie,
Par la voix du crieur de la chancellerie,
Publier un rescrit royal au son du cor ;

2l6
LES POÈTES HAÏTIENS
Et ce rescrit disait : « Rhampsénit, par la grâce
Des dieux, roi de l'Ëgypte et des Égyptiens,
Fait savoir aux vassaux ainsi qu'aux sujets siens
Ce qui suit : Un voleur, d'une incroyable audace,
Pénétra plusieurs fois dans le palais royal,
Enlevant nos bijoux en dépit de la garde.
Nous, que la sûreté de l'Ëgypte regarde,
Espérant arrêter cet escroc génial,
Nous avons fait coucher dans la pièce secrète
Notre fille elle-même ; or, le madré filou,
S'introduisant, la nuit, d'une façon discrète,
A la princesse a pris son intime bijou...
Dans le but d'enrayer un pareil brigandage,
Afin de l'honorer, cet artiste accompli,
Pour lui montrer le cas que nous faisons de lui,
Nous décidons qu'il peut avoir en mariage
Notre fille et voulons que ce maître voleur
Soit fait noble, qu'il vive auprès de notre trône,
Et qu'il ceigne après nous la royale couronne,
Oui, qu'il soit notre gendre et notre successeur !
Dans quels lieux inconnus, au fond de quelle crypte,
Est-il caché ? Quel gîte abrite sa valeur ?
La police l'ignore... Eh ! bien, nous, roi d'Égypte,
En face du pays, et jurant sur l'honneur,

CHARLES MORAVIA
217
Nous déclarons, s'il veut en nos mains se remettre,
Que nous tiendrons fidèlement à son endroit,
Ce que dans ce rescrit nous venons de promettre !
Fait par nous, en notre palais, Rhampsénit, Roi ! »
L'homme, après cet appel, ne se fit pas attendre ;
Pour qu'on le reconnût, il rendit des objets ;
Aux acclamations de ses féaux sujets,
Rhampsénit le fit prince et le choisit pour gendre.
Le roi mort, du voleur on vit l'avènement.
L'histoire, où la justice envers les grands s'exerce,
Montre qu'il protégea les arts et le commerce,
Et qu'on vola très peu sous son gouvernement.
(Autres poèmes, de Henri Heine,
mis en vers français.)

EDMOND LAFOREST
(Jérémie, 20 juin 1876 —• Port-au-Prince,
17 octobre 1915.)
Le cœur d'Edmond Laforesf aura saigné dans des vers
travaillés, imprégnés d'une mélancolie distinguée, d'un
profond pessimisme, et aussi dans la vie, s'il est vrai que
deux ou trois mois après l'occupation de la République
Haïtienne par les
marines américains, M. Laforest qui,
en vers et en prose, avait défendu le sol natal, mettait

fin à ses jours (1).
(1) L'année 1915 aura été notre Année Terrible. On dira
sans doute la génération haïtienne de 1915, comme on dit
la génération française de 70. En fait, deux mentalités
étrangères l'une à l'autre se trouvaient brusquement et
violemment en contact. Notre idéal sme se heurtait au prag-
matisme yankee et notre conception de la vie, latine en
somme, à un néo-saxonnisme très peu épris de finesse et
de nuances.
Cf. de M. Moravia Morpeau, l'Inconstitutionnalilê de la
Convention américano-haïtienne (Port-au-Prince, 1915), et la
Résolution Morpeau (1916), brochures d'une intuition quasi
prophétique et qui résument sa courageuse campagne patrio-
tique de 1915 au Sénat de la République ; de M. Georges
Lechartier, L'Impérialisme américain, d'une documentation
précise et sûre et où il montre bien qu'à Haïti, « c'est le
plus terrible régime d'autocratie militaire qui a jamais été
mis en œuvre au nom de la grande démocratie américaine »,
in Le Correspondant du 25 février 1923 ; de M. Franck
L. Schœll, La question des noirs aux États-Unis, chap. ix
(1923, chez Payot, Paris) ; de MM. Johnson et Seligman,
1 ous articles de The Nation, The Crisis, The Negro World

EDMOND LAFOREST
219
« Quoique souffrant toujours d' une noire mélancolie
dont les racines sont dans ma nature et les causes dans le
milieu où je vis, je goûtai néanmoins quelques moments de

consolation et de foi... La religion acheva l'œuvre de la
bonté », écrivait-il très justement au Directeur des Annales
Politiques et Littéraires, M. Adolphe. Brisson. On peut
d'ailleurs suivre cette évolution à travers son œuvre.
Du symbolisme clair-obscur et harmonieux des Poèmes
mélancoliques (Port-au-Prince, 1894-1900), il atteint
dans les
Sonnets-Médaillons du xixe siècle (Paris, Fisch-
bacher, 1909), consacrés aux gloires de ce siècle et dont
« les appréciations en quatorze vers condensent des volumes
de critique », à une précision de pensée et à une plasti-

cité parnassienne qui font de lui un excellent tenant du
maître Heredia, quitte dans
Cendres et Flammes (Messein,
Paris,
1913), à adorer une dernière fois, musicalement,
les anciennes idoles.

Comme son intime ami, collègue et coreligionnaire
Etzer Vilaire, il aboutit à un spiritualisme évangélique
élevé.
La production du prosateur n'est pas à dédaigner :
L'Œuvre poétique d'Etzer Vilaire (conférence, 1907) ;
L'Œuvre des Poètes (conférence, 1908) ; Alibée Féry,
sa vie et ses ouvrages (conférence, 1909) ; A propos de
culture allemande (brochure, 1914).
Collaboration à La Ronde, au Nouvelliste, à la Petite
Revue, à Haïti littéraire et sociale de Frédéric Marcelin
et de son frère Antoine ; direction d'Haïti littéraire et
(New-York, à partir do 1920) ; do M. Louis Morpeau, La
France Antiléenne de Haiti, 3e partie (Le Monde Nouveau,
du 15 novembre 1923) ; de M. Charles Maurras, Le Martyre
d'Haïti (L'Action Française
dos 30 mars, 5 et 10 avril 1925).

220
LES POÈTES HAÏTIENS
scientifique (1912-1914), suite de la précédente ; collabo-
ration à
La Plume (1914) où il publia une série d'articles
francophiles de premier ordre : Le grand conflit, qu'une
main pieuse, espérons-le, recueillera un jour en volume.
Collaboration à
La Patrie (1915), où parurent ses articles
contre la
Convention Américano-Haïtienne et qui sont
d'une belle valeur.

Ses inédits comportent de nombreux poèmes manus-
crits, Mon vieux cahier (dont les extraits ont paru dans
Haïti littéraire et scientifique, sous la signature de E),
Les Sonnets haïtiens et une correspondance littéraire
intéressante. Edmond Laforest a laissé de jolies composi-
tions musicales.
Professeur. Chef de bureau à l'Administration des
Finances de Jérémie. Chef de division au Ministère de
l'Intérieur (1911-1914). Inspecteur général de l'Instruction
publique (1915).
HORA LACRYMARUM
Dans les bois recueillis où les arbres sont vieux
Et dont les troncs noueux se dressent sous les cieux,
Le pas lent des rêveurs froisse les feuilles jaunes
Qui tombent tristement des chênes et des aunes.
Ils aiment l'ombre douce où l'on rêve toujours,
Où le cœur se nourrit de profondes amours
Et verse quelquefois le sang de ses blessures.
C'est là que dans les yeux ils ont des larmes pures,
En effeuillant les fleurs mortes du souvenir
Sous les blêmes clartés du jour qui va finir.

EDMOND LAFOREST
221
Car les plus vifs rayons s'adoucissent dans l'ombre
Dont le rideau bleui se déroule plus sombre ;
Le regard du soleil mourant est si discret !
Seul, tourmenté, l'Amour, passant dans la forêt,
Peut chanter les douleurs tragiques de son âme
Qui dans les passions enlaçantes se pâme.
Il peut répandre ses plaintes dans les sentiers
Dont les sauvages fleurs ont parfumé ses pieds ;
Le silence l'entoure et l'oiseau sur la branche,
Ne se réveillera qu'à l'heure douce et blanche
Où l'aube ouvre le ciel au matin qui sourit,
Dans l'azur joyeux où la lumière fleurit...
A la grise clairière, une silhouette fine
De lente jeune fille apparaît, se dessine,
Légère comme sur sa tige un frêle épi
Sur le fond clair-obscur du grand bois assoupi.
C'est une forme pâle, onduleuse, rêveuse,
Comme une ombre de femme errante et vaporeuse,
Ses contours font penser aux tristes visions
Peuplant la sphère des hallucinations,
Aux fantômes vitreux, impalpables du songe,
A tout être spectral qui dans le vague plonge.
Rien n'est vivant en elle et rien n'est limité,
Sinon de ses grands yeux les foyers de clarté ;
On dirait —■ dans la mort, le mystère des voiles,
Le silence des nuits — deux naissances d'étoiles !
On sent que la souffrance, hélas ! souffle des feux
Consumants dans le cœur dont s'éclairent ces yeux.
Elle passe, elle va, d'un pas lent et tranquille

222
LES POÈTES HAÏTIENS
Recherchant pour pleurer la paix d'un sûr asile.
Oh ! qui pourra sonder ses muettes douleurs
Et dire quelle main d'homme arracha les fleurs
De cette âme de femme avide de silence !
Au fil du souvenir son amour se balance ;
Il tremble, il se lamente et saigne à chaque heurt.
C'est de ne pas pouvoir oublier qu'elle meurt 1
Son cœur est une grotte aux froides stalactites
Que la douleur forma par d'invisibles fuites
De larmes s'écoulant très longuement, sans choir !
Il est creusé, profond, éternellement noir...
Ah ! pauvre, pauvre enfant, que d'odieux mensonges
Jadis ont dû bercer ton âme dans les songes.
Le fantôme est passé. Dans le lointain bleui
Il s'éloigne, imprécis ; il s'est évanoui...
Ô grands bois, confidents des peines amoureuses,
Combien vous ont parlé d'amantes malheureuses ?
(Poèmes Mélancoliques.)
GŒTHE ET SCHILLER
I
A Weimar, lieu sacré, le grand sculpteur Rietschel,
Voulant symboliser l'art et la poésie,
Et le reflet d'une âme en une âme choisie,
Dans un paros vivant fit un groupe immortel.

EDMOND LAFOREST
223
Ce sont deux dieux amis nés pour le même autel,
Pour le même nectar et la même ambroisie.
Ils ont ensemble un mot profond de fantaisie
Sur la bouche, et l'un dit : Faust,quand l'autre dit : Tell !
Car, ainsi que la foule imposante des arbres,
Le soir, s'anime aux yeux du poète rêvant,
Il est dans l'ombre une heure où se parlent les marbres,
Où le moindre soupir mélodieux du vent
Transmet avec des sons de voix inattendues
Les graves entretiens des sublimes statues.
II
« 0 Schiller —■ dit le marbre de Goethe — ô Schiller !
Voix formidable, vent qui soulève les ondes,
Souffle de liberté, tu chantes et tu grondes,
Tu berces les sommets et tu déchires l'air 1 »
« A toi l'immensité des cieux et de la mer !
Gloire à toi, Gœthe ! dit Schiller. Tu meus des
[mondes ;
Du haut des astres d'or, par des chutes profondes,
Tu descends d'un vol sûr jusqu'au sein de l'Enfer.
Tu goûtas le meilleur et tu connus le pire.
Roi des penseurs, ton nom domina l'univers,
Et le grand Empereur salua ton Empire. »

224
LES POÈTES HAÏTIENS
0 Schiller ! donne-moi la flamme de tes vers.
0 Gœthe ! donne-moi l'ampleur de ton génie !
Nous avons l'amitié, c'est toute l'harmonie !
FRANÇOIS MILLET
Dans la pénombre douce et la clarté du soir,
L'Angélus fait monter sa limpide harmonie ;
Le lointain clocher dont l'âme au ciel est unie,
Souffle un son parfumé, comme un frêle encensoir.
Les paysans, que l'ombre invitait à s'asseoir,
Implorant le pardon, parmi l'heure bénie,
Sont debout, inclinés, dans la paix infinie,
Sur le sillon où traîne un léger voile noir.
La femme joint les mains,l'homme est plein du mystère ;
Croc, brouette et panier reposent sur le sol ;
Tout se tait, écoutant l'oraison de la terre.
Et là-bas, la clarté qui s'éloigne d'un vol
Crépusculaire et lent baigne de molles ondes
Le mystique repos des campagnes profondes.
(Sonnets-Médaillons du XIXe.)

EDMOND LAFOREST
225
LE SOIR
A. N. CHASSAGNE.
Voici la nuit et la brise de terre !
L'ombre a mis sur mon front un baiser vague et noir.
Le bois mystique entonne un chant crépusculaire,
Comme une basilique où fond l'encens du soir,
Où je m'arrête solitaire
Sur le mou tapis des feuilles mortes du seuil ;
Oh ! j'aime infiniment ce deuil
Ephémère de la Nature.
Les fleurs qui ne sont plus ont un riant cercueil
De mousse tendre, rousse et mûre.
Le soir porte le deuil des beaux soleils couchants
Où la clarté décline en des adieux touchants
Et, mourante, s'affine en nuances d'opale.
Qu'il est doux, le soir au teint pâle
Qui s'en vient si discrètement.
Le cœur battant si lentement,
Dans la minute brève et le furtif moment,
Dans le temps fort et grave, où sa mélancolie
S'effeuille avec les fleurs dans l'air muet,
Avec la rose et le bleuet !
Une tombe où s'endort quelque humaine folie,
Un suaire de pierre — Oh ! livide, parlant, —
Entouré d'ombres végétales,
De palmiers verts penchés sur les funèbres dalles,
Anthologie haïtienne,
15

226
LES POÈTES HAÏTIENS
Un caveau frôle l'ombre avec son marbre blanc.
Il semble que de l'air des cendres inconnues
Pleuvent dru sur mon cœur tremblant,
Et qu'il est tout poudré de poussières émues.
Oh ! ces villages morts pleins de restes humains,
Où les pas sont plus sourds et plus froides les mains !
La lune a dans la nuit des reflets bien étranges
Sur les tombeaux silencieux !
Elle a de ces rayons où la bonté des cieux
Mêle à l'or d'un jet gracieux
Le pénétrant parfum du charme pur des anges...
Un bruit siffle, strident : c'est un lutin qui rit,
Un murmure y répond : c'est la sainte prière
Que, triste, exhale un doux esprit.
Dans le morne mystère, au fond des cimetières
Où le plus humble nom s'écrit,
Il pleut de ces rayons d'une lune si pâle,
Rayons lents et moelleux,
Rayons délicieux
Du ciel d'opale...
Le soir est imprégné de l'adieu du soleil
Et rêveur, se souvient de son baiser vermeil,
Il s'attendrit à ce rappel crépusculaire ;
Car l'ombre a la lueur intime d'un œil noir.
Un lumignon flottait dans l'abside du soir.

EDMOND LAFOREST
227
Il s'est éteint. Les fleurs font un obscur rosaire
Sur le tapis feuillu du seuil.
On ne sent que l'odeur de l'ombre et que le deuil.
Ne restons pas là, solitaire,
Comme un triste fantôme exilé d'un cercueil.
Vers la lampe, fuyons le sommeil de la terre.
RÊVE JAUNE
Je vis son cœur : c'était un chrysanthème
Doré de rayons d'un jaune bruni.
Je chantai : « Ton cœur est un chrysanthème »,
Elle chanta : « Les larmes l'ont jauni. »
J'y lus ce rêve en traits de feu : je t'aime !
Mots immortels que les cieux ont bénis !
Elle soupira : « Tu sais que je t'aime ! »
Je soupirai : « Notre amour soit béni ! »
Depuis, aux clartés de la lune molle,
Son bras sous le mien, nous errons le soir.
Je lui dis : « Allons sous la lune molle. »
Elle me dit : « Allons-y chaque soir. »
Sur la dune jaune où la lame folle
Brille en paillons d'or, seuls on va s'asseoir.
L'Amour danse sur l'eau comme une folle ;
Et l'on s'oublie à très longtemps s'asseoir...
(Cendres et Flammes.)

DAMOCLÈS VIEUX
(Port-au-Prince, 14 novembre 1876.)
Ce poète subtil de la « vie intérieure », de la lignée
d'Auguste Dor chain ou d'André Rivoire, aura entendu,
lui, le précepte de Verlaine :
Prends l'éloquence et tords-lui son cou.
Il n'y a rien d'oratoire dans son Aile captive {Paris,
1913, Messein), recueil
Humble à la vue et léger à la main,
distingué par la discrétion du sentiment, la pureté de la
forme et aussi une translucide couleur locale, mais que
déparent quelques légères taches de préciosité ou de miè-
vrerie.
Prix d'honneur de philosophie du Lycée Pétion. Répé-
titeur, puis professeur de latin et de grec au même établis-
sement. De 1911 à 1922, chef de division au département
des Travaux Publics, puis à celui de l'Instruction publique
et enfin au Ministère de l'Agriculture. Directeur du Lycée

de Port-au-Prince {juillet 1922).

DAMOCLÈS VIEUX
229
L'ATTENTE
J'ai cru que tu viendrais dans le matin léger,
En robe blanche, avec ton chapeau de dentelle,
J'ai cru que tu viendrais tendrement m'apporter
L'Amour, comme une fleur éclose en ta prunelle.
J'ai souhaité te voir, belle sur mon chemin :
Je t'ai, dans le jour clair, fervemment attendue
Pour te donner mon âme en te donnant la main.
L'or du couchant pâlit, et tu n'es point venue.
Avril étend déjà son ombre à l'horizon.
Le soir, furtivement, se hâte dans la nue,
La solitude en deuil entre dans ma maison,
Je me sens froid au cœur, car tu n'es pas venue.
CORRESPONDANCES
A Amilcar DUVAL.
Il pleut, le ciel est blanc ; la plaine est sans soleil ;
Les mornes longs voilés sont au ciel blanc pareils ;
Les cocotiers ont froid et les palmiers tressaillent ;
L'heure, dans le jour gris, se lamente et défaille.

230
LES POÈTES HAÏTIENS
La pluie, âpre, inondant les prés et les vallons,
Crible de ses grains lourds l'ombre des frondaisons,
L'eau nombreuse ternit l'éclat des cannes lisses ;
Les parfums sont mouillés dans l'urne des calices.
Les bois ne vibrent point de chansons et de cris ;
Les rigueurs de l'averse ont désolé les nids ;
Un colibri, fuyant l'orage, dans l'air passe
Et fend, en chancelant, les ondes de l'espace.
La tristesse s'enroule aux pentes des coteaux,
Fléchit l'herbe des champs, plane sur les rameaux
Et s'étend sur mon cœur sans rayons et sans flamme ;
Le ciel blanc est en pleurs et pèse sur mon âme.
Ah ! quand l'orbe vermeil éclatant dans l'azur,
Illuminant soudain l'air balsamique et pur,
Ramènera le vol léger des hirondelles
Et fera resplendir et chatoyer les ailes ;
Quand, au miroir du jour prismatique et changeant,
Les heures passeront, d'or, de pourpre ou d'argent,
Quand s'éparpillera dans les hautes ramures
L'allégresse du vent, des chants et des murmures.
Quand flotteront mêlés l'odeur du vétiver,
Les aromes des pins et des orangers verts,
Les senteurs de la terre ardente et maternelle,
Du kénépier en fleurs et de la citronnelle,

DAMOCLÈS VIEUX
231
Je tendrai vers l'azur limpide et chaque fleur,
Vers la plaine en éveil, comme un vase, mon cœur,
Pour qu'il soit dans le jour qui bleuit et se dore,
Un centre lumineux, odorant et sonore.
AMOUR
Tu m'aimes beaucoup ? Dis. C'est vrai que tu m'a-
[dores ?
Tu me l'as dit cent fois, dis-le cent fois encore.
Tant de tendresse, alors, te monte dans la voix,
Que mon âme défaille, exquisement, d'émoi.
Tu m'aimes ? ■— Dis encor :« Je t'adore » — 0 délice !
Le vocable enchanteur en un murmure glisse
De ta lèvre à mon cœur insatiable et vain :
Je me sens caressé de tout l'amour humain !
L'HEURE PROFONDE
Sur les cannes s'épand l'or fluide des rayons ;
Et leur verdure pâle a de si clairs frissons
Qu'on ne sait plus vraiment à cette heure profonde
Si le soleil est vert, si les cannes sont blondes ;
La brise a des accords si doux dans les palmiers,
Si purs dans les rameaux luisants des lataniers
Qu'on croit dans l'air léger entendre qui s'accorde
Une lyre divine aux verdoyantes cordes,

232
LES POÈTES HAÏTIENS
Un parfum si troublant tombe des orangers
Et des dômes fleuris et lourds des quénépiers
Que le cœur se demande, ému, pour quelle fête,
Dans les prés odorants fument des cassolettes.
0 soleil qui, montant les degrés de l'azur,
Illuminez aux champs la tige et le fruit mûr,
Rayons qui baignez d'or le front altier des cimes,
Brises qui, franchissant les mornes, les abîmes,
Mettez votre harmonie aux arbres murmurants,
Effluves embaumés, aromes enivrants,
Chœurs d'esprits répandus dans le ciel tutélaire,
Le chantre émerveillé vous aime et vous vénère,
Car vous entretenez la candeur et l'espoir,
Le goût de l'effort âpre au cœur des enfants noirs
Qui, fièrement courbés sur la glèbe natale,
Creusent les flancs féconds des forêts tropicales.
COTT-PLAGE
Un coin de mer, un pan d'azur, un vol d'oiseaux ;
Une ombre violette aux flancs de verts coteaux ;
Des teintes d'or léger au couchant oubliées ;
Des coralins étroits aux voiles déployées
Comme des papillons sur les vagues posés ;
Des toits sombres ou clairs, au loin superposés ;
Et sur la plage brune où le flot lourd se brise,
Auprès d'un chêne en fleurs où tressaille la brise,

DAMOCLÈS VIEUX
233
Loin des brusques remous et de l'embrun amer,
Des rocs et des écueils sans nombre de la mer,
Dans le suprême éclat d'un jour d'été qui passe,
Ivre d'âcres senteurs, d'air salin et d'espace,
Toi-même retenant ta chevelure au vent,
En amazone rouge, avec un béret blanc.
TAIS-TOI
Ne me dis rien. Tais-toi. Toute parole est vaine.
Je connais tous les mots de tendresse et de foi
Qu'ont murmurés des voix chères comme la tienne.
Les mots sont vains et les serments sont faux. Tais-toi.
Je ne veux rien du cœur peu sûr. Offre tes lèvres.
Ta bouche brune est vraie et bonne comme un fruit,
Qu'elle soit, dans l'accord passager de nos fièvres
La fleur mystérieuse éclose dans la nuit.
Tais-toi, pour que demain, après nos heures folles,
D'un éphémère lien il ne subsiste en moi
Que le cher souvenir de lèvres sans paroles
Et d'une âme enivrée et muette. Tais-toi.
FURCY
Un sentier s'étendant rouge sur un plateau ;
Des pins dressant leur faîte altier sur un coteau ;
Des mamelons baignés de vapeurs opalines ;
De fins bégonias fleurissant des collines ;

234
LES POÈTES HAÏTIENS
Des vallons, des ravins veloutés de gazon ;
Un pan de nue, en blanche écume, à l'horizon.
Un jeu lent de lumière et d'ombres alternées
Sur des mornes changeants aux cimes inclinées,
Et sous l'azur serein d'un ciel illimité
Dans le rayonnement d'un matin enchanté,
Comme la voix des flots d'une mer sans rivage,
Prolongeant ses échos dans un site sauvage,
Mettant des frissons verts au front des monts lointains,
L'ample clameur du vent déferlant dans les pins.
L'OMBRE
L'ombre calme du soir entre dans ton salon :
N'allume pas encor ta lampe familière.
Dans tes yeux imprégnés de ton amour profond,
L'adieu divin du jour laisse un peu de lumière ■—■
N'allume pas encore la lampe, — pour mon cœur,
L'ombre illusoire augmente et doux est son mystère
Qui s'étend sur ton âme et sur notre bonheur.
N'allume pas encor la lampe. Oh ! non. J'espère.
Dans le soir recueilli, tendrement enlacés,
Goûtons éperdument l'enchantement extrême
Qui nous vient de nos cœurs, l'un par l'autre bercés.
Je ne vois plus tes yeux. Embrasse-moi. Je t'aime.
(L'Aile Captive.)

ADRIEN CARRÉNARD
(Bainet, 10 janvier 1879.)
Les journaux port-au-princiens ont assez souvent publié
de ses articles et des chroniques vivantes de Roger Bon-
temps mais, plus rarement, de ses vers dont une jolie 'pla-
quette, Les Pervenches (1917), fut bien accueillie.
Instituteur. Percepteur des finances à Bainet, puis Subs-
titut du Commissaire du Gouvernement à Jacmel. Ancien
conseiller municipal de sa ville natale. Collaboration au
Matin, à La Poste, journal antiaméricain de M. Louis-
Edouard Pouget.
A VOUS QUI FITES 1804
Quand vous fîtes couler votre sang, à longs flots,
Pour de nous faire un peuple, à la fois libre et sage,
Vous ne vous doutiez pas, ô valeureux Héros !
Que l'instinct du mal dût nous rester en partage.
Votre plus cher vœu fut que par la liberté,
La jeune Nation pût se sentir bien forte,
Que nous eussions à cœur de voir avec fierté
Nos âmes aspirer au bien qui réconforte.

236
LES POÈTES HAÏTIENS
Nous devions honorer, pour ne jamais déchoir,
Le travail, grâce auquel un pays est prospère.
Dans nos actes toujours le souci du devoir
Devait nous guider comme il vous guida naguère.
Mais nous crûmes, trop fiers d'un passé glorieux,
Ne devoir rien tenter, par nous-mêmes rien faire.
Pour nous, c'était assez de descendre des Preux,
D'avoir à notre actif, et la « Crète » et « Vertières ».
Nous blessâmes le Droit, dès qu'il fut né chez nous,
Pour donner libre cours à nos passions viles.
Le siècle nous surprit, déplorant à genoux,
Les néfastes effets de nos luttes civiles.
Un jour, attiré par notre profond mépris
De l'Ordre dont partout ailleurs on se soucie,
De loin, On est venu, comme de pitié pris,
Nous contraindre à changer notre pénible vie.
Et nous nous sommes vus ■— nous si prompts d'ordi-
[naire
A répondre aux défis à notre orgueil jetés —
Forcés, pour ne pas voir accroître nos misères,
De laisser amoindrir vos droits, ô Liberté !
Notre pays se voit toujours près de l'abîme,
Tant tarde à s'accomplir le vœu des temps présents.

ADRIEN CARRÉNARD
237
Mais si demain vos fils que le malheur terrasse
Se voient octroyer enfin leur liberté,
Pourront-ils encor se réclamer de la Race
Dont vous êtes toujours l'Orgueil et la fierté ?...
A LOUIS MORPEAU
Dans ce Paris où la Pensée, en reine, trône,
On vous voit poursuivre le rêve ici conçu :
Lancer notre Haïti, — qui sans cesse tâtonne, —
Loin des sentiers obscurs, tout un siècle, battus.
Vous voulez ardemment que le soleil rayonne
Sur ce petit pays dans l'espace perdu,
Qu'en son sein vraiment pauvre, avant longtemps foison-
[nent
Des porteurs d'idéal marchant vers leur but.
Vous voulez nous ouvrir des horizons nouveaux,
Nous initier tous à ce culte du Beau
Dont vous êtes là-bas l'infatigable apôtre !
Dans ce grand Paris où la gloire vous sourit,
Où vous nous honorez par vos brillants écrits,
Travaillez sans relâche et restez toujours nôtre !
(Novembre 1922.)

DURACINÉ VAVAL
(Aux Cayes, juin 1879.)
L'art dans la vie {causerie, 1900) ; Conférences histo-
riques (1907) ; Coup d'œil sur l'état financier de la Ré-
publique (brochure, 1907) ; La littérature Haïtienne,
essais critiques (E. Sansot et Cie, Paris, 1911), dont les
défauts de proportions et de composition sont évidents,
mais livre de courage et de documentation où il soutient
que « la littérature de notre pays doit être nôtre et non la

simple copie de la littérature française » ; Les Stances
Haïtiennes (Paris, Messein, 1912), où pour la première
fois, et avec bonheur, dans « la suite » de notre poésie,
s'employait le vers libéré ; Le Préjugé des Races et
Jean Finot (conférence, Port-au-Prince, 1913) ; Toussaint-
Louverture (conférence, 1922). Il faut regretter que son
Histoire de la Littérature Haïtienne, annoncée depuis
déjà longtemps, n'ait pu encore paraître et souhaiter qu'il
puisse bientôt la livrer au public.
Sa pièce à idées et en prose, Mlle Michot, une Blanchette
noire, a été représentée à Parisiana-Théâtre (Port-au-
Prince ), le
4 juillet 1916.
Bachelier ès lettres (Paris). Avocat. Professeur au lycée
et Juge au Tribunal civil des Cayes. Chef de la légation
d'Haïti à Londres et à la Havane (1909-1911). Professeur
d'Histoire et de Géographie d'Haïti au Lycée de Port-au-
Prince
(1915-1918). Juge au Tribunal d' Appel de l'Ouest
(1918-1925).

DURACINÉ VAVAL
239
LA PRIÈRE DU SOIR
Le soleil se couchait au vermeil horizon
Et la brise apportait les rumeurs des savanes,
Le murmure attendri des vastes champs de cannes
Avec la bonne senteur de la fenaison.
En face d'un moulin recouvert de feuillages,
Se dressait, dans la plaine, au détour passager,
Une tombe dormant sous la mousse sauvage
Et les neigeuses fleurs d'un inculte oranger.
L'Angélus, tout là-bas retentit en cadence.
Alors, devant la tombe, à genoux, l'air contrit,
Une fillette dit sa prière, — sans bruit.
Et l'horizon plongé dans une brume dense
Semblait à ce moment un temple au dôme noir
Et nu, d'où montait l'humble prière du soir.
LE BOUQUET IDÉAL
Sous le dais élégant des lataniers
Qui s'inclinent au vent léger des mornes,
Par delà les prés clairs et les champs mornes
Où l'oiseau niche dans les bananiers,

240
LES POÈTES HAÏTIENS
Je m'en irai cherchant dans les allées,
Les couleurs, les parfums et les chansons,
Les bruits qui montent en franches fusées
De l'ombre matinale des buissons.
Et je prendrai de tout, fleurs ou murmures,
Ombre des palmistes, refrain discret
Des colibris, odeur des mangues mûres
Pour t'arranger un idéal bouquet ;
Et comme récompense douce et bonne,
Un seul baiser de ta bouche, ô mignonne
MIDI TROPICAL
Midi sonne. Reposons-nous sous ce manguier.
Le gazon brûle. C'est à peine si les palmes
Bougent. Les grands bœufs roux au pâturage calme
Dorment en poursuivant leur rêve familier.
Regarde ces chevaux alezans qui se penchent
Sur l'humble filet d'eau : leurs yeux sont assoupis !
Il fait si chaud que l'on n'entend guère de bruits.
Des tacos gris de fer s'enfoncent sous les branches,
Cette journée est très accablante. 0 mon cœur,
Élargis-toi jusqu'à l'horizon de silence,
Contemple ce ciel vaste où s'étend l'indolence,

DURACINÉ VAVAL
241
Et qu'embrase un soleil opulent et vainqueur
Qui verse sur le morne et sur la plaine entière
La morne majesté de ses flots de lumière !
NOCE DE CAMPAGNE
Les cloches sonnent. Par les sentiers
Que parfument les tamariniers,
Voici venir, en habits de fête,
Des campagnards au regard honnête.
Et dans l'ombre des tonnelles faites
De vertes feuilles de cocotier,
Chacun cause à la bonne franquette,
Avec les voisines de son quartier.
Ah ! la noce revient de l'église.
Vite, on sert quelque boisson qui grise
Et qui met de la joie dans les cœurs.
Mais quelle gaieté, quelle démence,
Quand les violons aux sons vainqueurs
Entonnent l'aimable contredanse !
Anthologie haïtienne.
16

242
LES POÈTES HAÏTIENS
A LA CAMPAGNE
Par les jours de chaleur et d'accablant soleil
La ville, avec ses bruits étranges me repousse.
Allons, si tu le veux, à la campagne douce
En prenant la route blanche comme du sel.
A la campagne, au bord des larges sources claires
Où les nuages filent comme des bateaux,
Tu resteras songeuse et calme. Les oiseaux
Qui volent chanteront ton rêve et tes chimères
Tu couperas au bois, laurier-rose et jasmin ;
Tu mettras dans ta robe, avec des gestes graves,
Le mombin, la sapote et la jaune goyave.
Moi, tout le long des noirs ombrages du chemin,
Je cueillerai sur tes lèvres puissamment brunes
Des moissons de baisers frais comme un clair de lune.
PAYSAGE
Le soleil ferme son œil flamboyant. La brisé
Pousse vers l'horizon les nuages changeants,
Les sveltes cocotiers qui se penchent songeant,
Et les mornes bleus se noient dans l'ombre indécise.

DURACINÉ VAVAL
243
Dans la jaune savane où chante l'eau d'argent
Un paysan allègre, à longue barbe grise,
Dételle du moulin les grands bœufs diligents,
Puis sur sa flûte en bois soupire un air qui grise.
Les colibris discrets rentrent à tire d'aile.
Leur gai refrain se mêle aux senteurs sensuelles
Des quénépiers en fleurs et des orangers verts.
On dirait que parfums et murmures de rêve
Sont un adieu joyeux au beau jour qui s'achève,
Et un salut au soir adorable et pervers.
(Stances Haïtiennes.)

EDGARD NUMA
(Aux Cayes, 12 mai 1881.)
Comme ses articles, ses poèmes — dont certains, élégants
et amples, avec un fin arome de terroir, avaient particu-
lièrement plu aux lettrés et aux connaisseurs — sont encore
épars dans divers journaux et revues, entre autres, La Lan-
terne, L'Estafette et Le Réveil des Cayes.
Professeur au Lycée Philippe-Guerrier des Cayes (1900-
1910). Secrétaire de la Légation d'Haïti à Washington,puis
à Paris
(1910-1912). Député (1914-1916). Professeur à
l'École libre de Droit des Cayes
(1919).
FIAT LUX !
Dans le silence énorme et solennel des eaux,
Des plaines et des bois, éclate la fanfare
Altière des coqs. L'ombre fuit et s'effare
Comme un sombre coursier qui fume des naseaux.
Vois tous les bleus sommets surgir dans la lumière,
La Nature amoureuse, à la pure clarté
Du jour naissant, étalant sa beauté
Comme aux jours fortunés de sa grâce première.

EDGARD NUMA
245
Dans le rose matin qui monte d'un pas sûr,
Se refait le miracle inouï, la Genèse,
Tandis qu'à l'horizon s'allume la fournaise
De l'ardent forgeron qui travaille en l'azur.
Toute chose sourit, toute chose s'allège ;
La lumière triomphe ! Et le monde enivré
S'épanouit, heureux de vivre, délivré
Du cauchemar pesant de l'Ombre sacrilège.
Un hymne d'allégresse exalte, sous le ciel,
L'Astre, source de vie éternelle et sacrée,
Le géant bienfaisant qui féconde et qui crée,
Le Dieu blond, le Feu, pur et providentiel.
Sur l'arbre harmonieux, tout l'Orient ruisselle :
Le marais qui croupit, miroite plein d'éclairs ;
Et dans le flamboiement des grands espaces clairs,
Va 1' insecte joyeux, bourdonnante étincelle.
Là-bas mugit, robuste et blond, un jeune bœuf
Dont le vaste flanc rose et la robe éclatante
Fument dans une houle immense, débordante
De hauts ajoncs luisants comme du cuivre neuf.
Paupières, ouvrez-vous ! ouvrez-vous, ô prunelles !
Que toute la clarté pénètre dans notre œil,
Que toute la lumière envahisse le seuil
De l'âme encor captive en l'ombre originelle !

246
LES POÈTES HAÏTIENS
Que tous les cœurs soient légers et les regards rieurs,
Que toute lèvre dise un cantique de joie,
Et qu'à notre orient votre aurore rougeoie,
0 Devoir, ô Bonté, soleils intérieurs !
DANS LA ROUGE SPLENDEUR
Dans la rouge splendeur du crépuscule ardent
Où s'embrase le jour qui meurt à l'Occident,
Nettement dessinés, immobiles, pleins d'ombre,
Les grands palmiers ont l'air d'être de bronze sombre,
Le silence du soir rend plus vastes les cieux,
Et dans l'espace clair, le vol capricieux
De petits oiseaux noirs trace des arabesques...
Mon âme, quitte-moi tes soucis pédantesques,
Ce gros livre savant, et viens-t'en dans le soir
Triste et silencieux, loin du monde t'asseoir.
Laisse-moi ce labeur qui dessèche ta veine ;
Tout effort est stérile et la science est vaine.
Qui donc l'a jamais vue, hélas ! la Vérité ?
Qui donc n'a pas menti, dont l'orgueil s'est vanté
De terrasser un jour l'Ignorance éternelle ?
Qui donc, dans cette nuit où notre pas chancelle,
A marché devant nous, prestigieux et beau,
La main haute, portant un merveilleux flambeau ?
Quel voyageur hardi, s'élançant vers les nues,
Revint jamais d'un monde aux plages inconnues,
Ayant encor les yeux pleins d'éblouissement,
Le front pâle, la lèvre enflammée et clamant

EDGARD NUMA
247
A l'homme pitoyable un nouvel évangile,
Exorcisant d'un mot sa misérable argile
De son hôte éternel, l'implacable douleur ?
Laisse-moi là ton livre, impertinent parleur,
Et viens-t'en avec moi, ma chère Désolée,
Sous les souples bambous et dont la blonde allée
S'illumine au couchant comme un grand corridor.
Un angélus égrène au loin ses notes d'or,
Ouvre-toi tout entière à toute la tendresse
Qui tombe de la nuit divine, qui se dresse
Au bord de l'horizon dans son sombre manteau.
De la Nuit accueillante et douce et qui bientôt
Va dans les amples plis de l'azur de ses voiles,
Agrafer ses joyaux, les tremblantes étoiles.
Rien ici-bas n'est vrai sauf l'obscur sentiment
Qui te fait t'arrêter et rêver longuement
Devant la simple fleur qui sur sa molle tige
S'abandonne au beau soir, à son tendre prestige.
Rien ici-bas n'est vrai, rien n'est sûr et certain
Dans ce monde obscur où fatalement s'éteint
Toute flamme, un instant, qui s'allume et rougeoie
Rien n'est certain hormis ta douleur et ta joie,
Ton désespoir farouche et ton rêve enchanteur,
Ton extase divine ou ta sombre stupeur
Devant le grand silence et le secret des choses.
Tu poursuis vainement les essences, les causes,
Feux-follets s'embrasant dans l'insondable nuit
Des Êtres, grands sphinx pleins de mutisme et d'ennui
Couchés dans l'effarant inconnu des Substances.

248
LES POÈTES HAÏTIENS
Tout ment, tout ment, hormis toi qui rêves, qui penses,
Mon âme, fleuve clair, cristal pur et vivant
Où tout laisse trembler son reflet décevant.
Ne songe plus à rien, chère Mélancolique,
Et viens-t'en dans la Nuit au regard pacifique,
Dans la chanson émue et grave des roseaux
Qui livrent leurs cheveux à la fraîcheur des eaux ;
Viens dans l'errante odeur des vertes citronnelles,
Et regardons monter aux voûtes éternelles,
Sereins, mystérieux, dédaigneux, immortels,
Ayant vu s'écrouler, empires et babels,
Tels que les contempla la prunelle enchantée
Des pères du savoir, les mages de Chaldée,
Par-dessus l'horizon, la savane et les bois
Qu'emplissent les grillons de leur stridente voix,
Par-dessus les palmiers, sombres et hauts pilastres,
Légion taciturne et splendide, les astres.
DIMANCHE
A Victor BOYLE.
La terre dort dans la lumière et le silence,
Et les champs sont déserts où, pleins de diligence.
Hier encor travaillaient les paysans joyeux,
Et que les cabrouets aux forts et lents moyeux
Égayaient du tintement clair de leurs rondelles.
Au moulin, l'eau, criblant la durée éternelle,
Dégoutte, lente, avec un son pur de cristal,
Car le recueillement du jour dominical
Règne du mont lointain à la plaine apaisée.

EDGARD NUMA
249
Et l'espace est profond, la lumière irisée,
Qui constelle les pointes des cannes. Parfois,
Dans le silence tombe un long soupir des bois.
Or mon âme, que gagne aussi tout ce grand calme,
Sent, tandis qu'elle admire en sa grâce une palme
Qui frémit au soleil et sur l'éclat du ciel,
En elle s'éveiller l'espoir essentiel.
Car les soucis d'un jour, les rêves éphémères,
Les fébriles désirs, les craintes, les chimères,
Tout sombre en ce moment jusqu'au fond de l'oubli,
Comme vont aux bas-fonds que le varech emplit,
Coquilles et graviers, que la vague brutale
Roule dans sa clameur, lorsque la mer s'étale,
Miroir immense où se contemple l'infini.
— Vais-je en moi retrouver quelque verbe béni
Comme une ancre longtemps perdue au sein des sables ?
Quelle voix va parler ? Quels mots impérissables ?...
•— Ah ! quand la plaine dort, que les champs se sont tus,
0 mon âme anxieuse, hélas ! qu'écoutes-tu ?
ET PUISQU'IL PLEUT...
A Ernest DOUYON.
Et puisqu'il pleut sans fin sur l'immense savane
Où seul, grelotte, queue entre jambes, un âne
Qui subit, les yeux clos, le déluge inclément,
Puisqu'il fait gris dans l'âme aussi décidément,
Que là-bas, sous le ciel, le plus sombre des dômes,
Les cocotiers ont l'air d'évanescents fantômes
Perdus dans les brouillards, fermons tous nos volets.

250
LES POÈTES HAÏTIENS
La pluie, en ses cruels et multiples filets,
Fait indéfiniment agoniser les choses,
Dans le jardin, pétale à pétale, les roses
S'effeuillent dans le froid, dans la boue et l'ennui.
Fermons, puisqu'aussi bien voici déjà la nuit.
J'adore la clarté d'or fauve de la lampe
Et le songe qu'on suit une main à la tempe,
Tandis que, délicat, l'arome du café
Se mêle avec celui du cigare coiffé
Comme d'un fez, de cendre impondérable et grise.
Mets-toi dans le fauteuil. Veux-tu que je te lise
Des vers délicieux, douloureux ou pervers ?
Te lirai-je Verlaine ou le sonnet d'Arvers ?
T'en lirai-je d'abscons, musiques enrichies
Par le mythe enchanteur de toutes les magies ?
Lirai-je Régnier ou Maeterlinck ? Choisis.
— Mais non ! Nos cœurs silencieux sont tout saisis
De l'angoisse qui naît d'on ne sait quel mystère.
Dans la pluie et la nuit on se sent solitaire.
Le monde est loin de nous. Nous croyons par instants
Presqu'entendre les pas précipités du temps.
Des terrestres liens notre âme se dégage.
Qu'elle entende un plus pur et plus puissant langage :
La matière s'évoque encor trop sous les mots.
Oublions tous les vers, oh ! même les plus beaux !
Laissons là Rodenbach, Baudelaire et Divoire,
Mais écoutons, penchés sur le clavier d'ivoire,
Quelque air où se brisa, dans un sanglot divin,
L'âme de Beethoven ou celle de Chopin.

JEAN-JOSEPH VILAI RE
(Jérémie, 22 août 1881.)
Aube et Sonnets indiens (Paris, 1916, Le Progrès
vulgarisateur), Les Sonnets au Palmier (1921), décèlent
les influences heureuses de Lamartine et de Heredia et
permettent de goûter une grâce qui sait s'allier parfois à
une harmonieuse haïtianité.
Commerçant. Instituteur. Professeur au Lycée de Jérémie.
Comptable au Bureau de la recette de la même ville. Y est
actuellement notaire.
Ses nouvelles et articles ont paru dans des revues et des
journaux port-au-princiens et jérémiens.
L'ARAIGNÉE
Après avoir tissé longtemps, avec amour,
Sans un repos la nuit et sans trêve, le jour,
Travaillant au compas de l'instinct, l'habitude
Étant sa règle, elle a fini sa tâche rude.
Pleine de ruse avide elle a fait fil à fil,
Un piège sympathique, élégant et subtil.
L'Araignée enfin voit étinceler sa toile
Qu'un léger souffle gonfle et qu'un rayon étoile.

252
LES POÈTES HAÏTIENS
Les insectes au vol, trompés par tant d'attraits,
Vont s'y fixer ainsi qu'à la cible les traits.
En apportant toujours leur sang à la cruelle,
Ils auront un linceul dans sa fine dentelle.
Au choc qui la réveille — elle dort bien souvent —■
Répond, rapide, un bond qu'elle fait en avant,
Et d'un pas clopinant elle sautille, agile,
Vers la proie et revient, assouvie et tranquille.
Et cela continue. Un jour arrive enfin
Où l'on voit tout souillé, flotter le tissu fin,
Défait et n'offrant plus qu'un spectacle sordide :
L'araignée y suspend son corps inerte et vide.
Sans jamais nous lasser, ainsi tous nous tissons
Une trame du fil de nos illusions.
Tout ce que nous avons de raison, de science,
Ce qui vient de l'instinct et de l'intelligence,
Nous les employons tous à l'œuvre du désir.
Notre âme en fait un piège. Aujourd'hui le Plaisir,
Demain l'Amour ou bien la Gloire, la Richesse,
Dans leur vol, en fuyant, vont y donner sans cesse,
L'on rit et l'on triomphe, et puis le dernier pris
Au vieux réseau, c'est nous, dont on voit les débris.
( Aube.)
TABLEAU
Ici, le Morne ondule et dévale en coteau,
Et forme pour le fleuve un vallon d'émeraude.
L'onde où le courant file au milieu, vient et rôde
Vers la rive, parmi les longues herbes d'eau.

JEAN-JOSEPH VILAIRE
253
Des nuages dorés, par un jour calme et beau,
Vont, en légers flocons, sous le vent qui les brode.
Heureux de saluer encor la saison chaude,
Un vieillard portant l'arc, monté sur un radeau,
S'approche pour chasser près les joncs de la berge.
Or, un jeune Indien de qui la tête émerge
D'un cocotier touffu, l'appelle et lui fait voir
La grappe trop rebelle au désir du vieil âge,
Et dont la masse haute et lourde va pleuvoir ;
C'est qu'il veut l'échanger contre un canard sauvage.
LA CLOCHE D'ISABELLE (1)
Au Cacique CAONABO.
Sauvage, quel attrait avait pour toi le son
Que jetait vers le ciel la cloche d'Isabelle ?
Et pourquoi voulais-tu, dans la ville rebelle,
Pénétrer, pour l'avoir comme unique rançon ?
Quelle fête en l'azur, quel éclatant sillon
Par les nuages clairs, sous le vent, faisait-elle ?
Tu pensais que sa voix n'allait pas sans une aile
Qui promenait partout ce joyeux carillon.
(1) Ville fondée par Christophe Colomb en l'honneur d'Is
belle de Castille en 1493.

254
LES POÈTES HAÏTIENS
Emotion que donne au cœur l'airain qui vibre
Et monte, emplissant l'air dans son vol doux et libre
D'un bruit sonore, immense, au rythme solennel !..
Note toujours la même et suave harmonie !
Il a goûté ton charme au pouvoir éternel,
Lui, le sauvage en qui sommeillait le génie !
LA MORT DE L'INDIEN
Aux approches de la mort, l'Indien
se faisait porter dans le désert, et là,
étendu dans un hamac suspendu aux
branches des arbres et, laissé seul, il
exhalait son dernier soupir dans le
calme de la solitude...
Emile NAU.
Il s'est fait apporter dans l'immense forêt,
Pour mêler sans retour son âme à la nature,
Avec ses vains espoirs et les maux qu'il endure,
Il laisse aussi la terre et n'a point de regret.
Le soleil couchant donne à la mort son apprêt,
Et les bois leur parfum ; le zéphir, son murmure.
Autour de lui la paix est solennelle et pure.
Qui meurt ? est-ce le monde ou son être ? Il ne sait...
Mais il cherche des yeux l'adieu de la lumière ;
Aucun rayon ne vient lui baiser la paupière :
L'ombre sur le hamac lui fait un linceul noir.

JEAN-JOSEPH VILAIRE
255
Alors au firmament, souriante et ravie,
Une étoile paraît, la première du soir ;
Et c'est à sa clarté qu'il a quitté la vie.
LE SOMMEIL
Au bord du clair ruisseau, sur sa natte de jonc,
Le corps humide encor, l'Indienne sommeille.
Formant au-dessus d'elle une immense corbeille,
Les arbres font pleuvoir des fleurs et des rayons.
Elle arrête en leur vol les brillants papillons,
Qui baisent tour à tour sa poitrine vermeille
Et sa. lèvre aux couleurs des grappes de la treille.
Parfois elle s'agite en de légers frissons,
Cependant que le vent soulève la tunique
La vêtant à demi. La posture impudique
Sur les ailes d'un rêve amène le désir.
Elle est superbe à voir dans l'ardeur virginale
Qui la fait palpiter, l'étreignant à plaisir,
Aux baisers que lui donne une forme idéale.
(Sonnets Indiens.)

256
LES POÈTES HAÏTIENS
L'ÉTANG DE SPÉBACK
Couvert d'un bois profond, ignoré, l'étang dort.
La route qui menait à ses bords, dont nul n'ose
Réveiller l'écho sourd, est depuis longtemps close
Par l'invincible effroi que fait naître la mort.
Plus d'un siècle est passé ; l'horreur nous trouble encor
Quand nous voyons ces lieux, champ lugubre où repose
Le cimetière ancien des noyés, quelque chose
Que de son doigt fatal aurait marqué le sort.
Là furent engloutis tout vivants des esclaves
Qui sommeillent chargés toujours de leurs entraves.
Un colon, obsédé d'un éternel ennui,
Avait, pour se distraire un peu, commis ces crimes.
Quelle voix doit avoir le vent berçant les cimes,
Sur les eaux de l'étang, à l'heure de minuit ?
(l) Saint-Domingue.

FERNAND AMBROISE
(Jacmel, 9 décembre 1881.)
Sa production poétique n'a pas encore été recueillie en
volume, au regret des lettrés qu'avaient intéressés des vers
bien venus, fins, harmonieux, signés Félix de Saint-Laurent.

Etudes primaires chez les frères de l'Instruction chré-
tienne ; études secondaires au Collège Saint-Marti al. Profes-
seur de sciences physiques et naturelles au Lycée de Jacmel.
PLUIE
Il pleut depuis hier ;
Quand il pleut, j'aime lire
Théophile Gautier.
Elle est sourde, sa lyre :
Rarement hors du mur,
Vont résonner ses notes ;
Un souffle toujours pur,
Une âme qui sanglote
Le regret étouffé
D'une pâle existence,
Quelque rêve effacé
Suffisent à sa stance.
Anthologie haïtienne.
17

258
LES POÈTES HAÏTIENS
C'est pourquoi, lorsqu'il pleut,
Le jour, à grosses gouttes ;
Quand la bise s'émeut
Aux boutons d'or des routes ;
Quand il fait froid dehors,
Dans les nids, dans les feuilles,
Sous les saules, alors
Chez moi je me recueille
Penché sur mon Gautier,
Pour entendre sa lyre ;
Il pleut depuis hier,
Je m'en vais le relire.
LA CHANSON DES PINS
Dans le frémissement sonore des grands pins,
J'écoute bourdonner l'essaim doux de mes rêves,
De mes rêves d'amour éclos dès le matin,
Et qui, le soir, pareils aux mouettes des grèves,
S'en vont échevelés, vers des cieux plus lointains,
Emportés comme un chant que le zéphir achève
Dans le frémissement sonore des grands pins.
La Nuit d'été ceignant sa couronne de perles,
Pensive et frémissante, écoute les grands pins
Répéter la chanson ironique des merles ;
Et dans les replis de son voile de satin,

FERNAND AMBROISE
259
Le vent repasse ainsi que l'océan déferle,
Caressant de son chant éternel et divin,
La nuit d'été ceignant sa couronne de perles.
Et dans les cieux bleus piqués de blêmes jasmins,
Refrains délicieux de tous les pins sonores,
Cantiques décevants des rêves orphelins,
S'harmonisent, là-haut, tout frissonnants encore,
Des soupirs langoureux qu'exhalait le matin,
Attendant pour revenir, passer l'autre aurore
Dans le frémissement sonore des grands pins.
LE PASSÉ
Tu dis qu'entre nous deux doit s'étendre l'espace,
Et tu n'as pas compris ce que peut cet adieu
Sur une âme où ton souffle a creusé tant de traces
Qu'on ne peut plus y voir l'image de mon Dieu !
Et tu n'as pas compris, toi qui me sacrifies,
Combien vrais sont les pleurs que tu me vois verser
Combien de ce seul coup s'écrouleraient de vies,
Si chacun à ce prix dût payer un baiser !
Et tu n'as pas compris, que tout vivant encore,
Ton souvenir jaloux régnera sur mon cœur,
Et que ce cœur meurtri que le chagrin dévore,
Ose encor te bénir, ange de ma douleur !

260
LES POÈTES HAÏTIENS
Ici-bas, cependant plus rien ne s'éternise,
Il n'est rien d'immortel excepté les tombeaux :
Tombeaux des rêves d'or et de nos espérances,
Tombeaux des jours heureux pour d'autres et pour nous,
Tombeaux des vains attraits, des vaines jouissances,
C'est là que pour toujours s'écorchent nos genoux !
Ma douleur, tu le sais, devait être immortelle,
Mes lèvres te l'ont dit, hélas ! plus d'une fois,
Et voilà que le Temps, en étirant son aile,
Ne l'a point emportée aux profondeurs des bois !
Qu'importe, en vérité, ma blessure éternelle,
Qu'importent mes chagrins, mes larmes, mes sanglots,
Car tu m'es chère encore, ô fauvette infidèle,
Je sais que dans ton cœur résonnent les échos.
Tu t'es enfuie, hélas ! mais tu n'es point rebelle !
Si le sort te conduit vers quelques cieux nouveaux,
Tu laisses sur mon front le duvet de ton aile,
0 toi que je sentis passer dans mes rameaux.
Je crois que mon âme est un peu sœur de la tienne,
Les étoiles, jadis, m'en ont dit le secret ;
Quelque grande puisse être ou ta joie ou ta peine,
Mon cœur est pour ton cœur l'immuable relais.

FERNAND AMBROISE
261
Mon amour est resté, mais veuf de l'espérance,
Amour libre et profond, profond comme le ciel,
Amour qui refleurit, chaque nuit, en silence,
Comme une fleur d'été qu'abreuverait le fiel.
Près de moi, chaque soir, je sens flotter ton ombre
Qui vient prendre un baiser à ma pensée en deuil ;
Mais un baiser donné par une âme si sombre,
Que peut-il rappeler si ce n'est le cercueil ?
Je ne peux plus t'offrir que le sel de mes larmes,
J'ai tant de fois senti saigner mon cœur blessé,
Ce cœur si longuement asservi par tes charmes,
Que j'en appelle au ciel pour juger le passé.
(Mars 1905.)

CHRISTIAN RÉGULUS
(Port-au-Prince, 4 mai 1882-1922.)
Articles à Haïti littéraire et sociale, au Nouvelliste,
au Matin, aux Nouvelles. Direction du Trait-d'Union
(1907), du Quotidien (1916), etc. Eux non plus, ses vers
d'un symbolisme harmonieux n'ont pas encore connu la

publicité du livre.
Répétiteur, puis professeur de deuxième ordre au Lycée
de Port-au-Prince. Chef de bureau au Département de la
Justice (1910). Chancelier, chargé du Consulat général
d'Haïti à la Jamaïque (1914). Avocat. Substitut du Com-
missaire du Gouvernement à Ouanaminthe
(1920).
MON ÂME EST UN JARDIN
Pour Arsène CHEVRY
Mon âme est un jardin dépouillé par l'automne.
Elle a l'âcre parfum des jours tièdes, amers.
Près des vasques, où meurt un crépuscule vert,
Une source redit sa plainte monotone...

CHRISTIAN RÉGULUS
263
Dolemment, les lilas dans les treillis déserts
Épanchent leur tristesse au cœur des anémones ;
Et, dans les parcs bien clos d'ombre toujours couverts,
On ne voit plus errer les blondes Desdémones...
Clairs oiseaux qui venez sur l'aile du soir bleu
Rythmer vos trilles lents, doux comme des aveux,
Dans le chœur automnal des floraisons mort-nées,
Fuyez vers les vergers riants, ensoleillés
Au pays des clartés, des mauves avrillés.
Mon âme est un jardin d'illusions fanées.
TOUJOURS JEUNE
Pour Eugène POULLE DES ISLES.
Malgré l'âge et le temps, vous allez parmi nous,
Svelte comme un berger de l'antique Arcadie ;
L'aube sur votre front de rêves s'irradie,
Et vous baisez encor les Vierges, à genoux.
Comme vous, je voudrais, sous l'affront des orages,
Conserver la verdeur du rutilant été ;
Où trouverai-je, ami, quelque nouveau Léthé
Pour y plonger mon corps lassé des longs voyages ?
Et vous avez vraiment quelque chose d'antique,
La démarche, le port, les gestes athéniens,
Le langage flûté des chantres de l'Attique,

264
LES POÈTES HAÏTIENS
Et quand vous modulez de beaux alexandrins,
Vous faites se pâmer les brunes jeunes filles
Qui, de fleurs et de baisers, vous couvrent, DES ISLES.
POÈMES D'OUTRE-MER
NOSTALGIE
Pour PERCEVAL THOBY.
Ce soir, je me souviens de paysages vagues,
Très lointains... par delà les vastes océans.
C'est tout autour : bosquets, clairs îlots que les vagues
Caressent de leurs flux rythmiques, somnolents...
Ce soir, je me souviens de paysages vagues...
Tous les frissons d'avril que nous avons connus :
Baisers tièdes, subtils, muets appels des lèvres,
A l'ombre des palmiers et des pins chevelus,
Chauds enlacements des corps languides et mièvres,
Font battre en moi soudain les désirs d'autrefois.
Et je les vois passer, moqueuses sous leurs voiles,
Les luxures de chair aux captivantes voix,
Fauves, semant l'amour sous les yeux des étoiles.
Ce soir, je me souviens de paysages vagues...
Je vous revois, Furcy, Bizoton, Cott-Plage :
Furcy, ton climat froid et tes riants cottages,
Bizoton où j'appris les obscènes chansons
Des griffonnes aux seins palpitants de frissons,

CHRISTIAN RÉGULUS
265
Cotte-Plage, oasis de douces remembrances
Où l'amour m'a conté ses premières romances.
Ah ! c'est vous tous, ce soir, qui revivez en moi,
Comme au temps où mon cœur épris battait d'émoi.
Je revois vos forêts, vos rêveuses cascades,
() Fantômes lointains, ô frissons disparus !
Pourquoi, ce soir, hélas ! m'êtes-vous apparus !
Vous réveillez en moi les roses de la vie
Et de ce passé mort, je sens la nostalgie.
(Kingston, 4 avril 1916.)

CONSTANTIN MAYARI)
(Port-au-Prince, 27 novembre 1882.)
Un tempérament que la politique a englué et pour qui,
originalement, Oswald Durand « demeure l'exemple ».
Poèmes épars dans La Ronde, La Revue du Cercle
Catholique, Haïti littéraire et Sociale, Le Matin,
L'Essor.
A publié dans Le Matin une série d'articles intitulés
« Essai sur la réforme du code rural » (1912) et sous le
pseudonyme de Julius, une série de chroniques : « Au jour
le jour » (1919). Sa brochure De la Solidarité, conférence
faite à la loge La V érité, parut en juin 1918.
Etudes au collège Saint-Martial. Employé rédacteur au
cabinet du Président Nord-Alexis (1902-1908). Député
(1912-1915) et Président de la Chambre. Secrétaire
d'État de l'Intérieur
(1915-1916). Sénateur de la Répu-
blique
(1917). Conseiller d'État (1919-1922).
Son opéra lyrique et symbolique en trois tableaux,
Guacanagaric, encore inédit et dont l'action se passe au
XVe siècle, ne manque pas de passages aux vers parti-
culièrement ardents, vigoureux, très couleur locale.

CONSTANTIN MAYARD
267
CRÉOLES AU CLAIR DE LUNE
Sous le rêve du clair de lune, j'aime voir
S'en aller lentement les femmes corpulentes.
Exquises fleurs de chair écloses dans le soir,
Elles grisent les vents de leurs odeurs troublantes.
Les corsets sont émus au frôlement des seins,
Et craquent, en rythmant ces promenades lentes.
Ainsi que les jets d'eau pleuvant dans les bassins,
Elles causent ; leurs voix sont douces, tremblantes.
Leur chevelure brune, en un divin halo
Crêpelle, sur leur front, ses nattes opulentes.
... Alors la lune vient, vient se mirer dans l'eau...
Ses rayons flâneurs vont boire l'âme des plantes !
Et j'ai le souvenir constant de ce tableau :
Du clair de lune et des créoles indolentes.
LES ROSES DE DËCAYETTE
A Charles BARDINAL.
« Chez Décayette, M'sieur, tout près », dit la Mornaise
A qui j'ai demandé d'où ces fleurs sortaient ;

268
LES POÈTES HAÏTIENS
De mars vénuste au lourd septembre de fournaise
J'ai vu, par quantités, ces fleurs qui « descendaient ».
Donc, ce matin frais, clair et frissonnant d'aise,
J'ai gravi la montagne où sont les champs fleuris.
Moscato, mon cheval dont jamais ne s'apaise
La vigoureuse ardeur, grimpe comme un cabri...
Mais buttant aux cailloux et glissant dans la glaise,
Nulle part je ne vois les odorants pourpris.
Las, anxieux, je m'enquiers ; la réponse niaise,
Que tous font est : «Plus haut, les roses, c'est plus haut ! »
Plus haut ! je vais toujours dans le midi qui pèse...
Trouverai-je jamais les roses qu'il me faut ?
MARS
L'hivernage a chauvi le front bleu des collines
L'urrucane a mis bas l'orgueil des hauts mapous
Et mars est tout en pleurs : ses promesses divines
Sont mortes, feuille à feuille, en proie au vent jaloux...
Quand donc viendra juillet avec son chaud soleil
Inspirateur des nids et rédempteur des ruines ?
(1) L'urrucane, l'ouragan, en langue indienne. Le Mapou,
le fromager, en dialecte créole.

CONSTANTIN MAYARD
269
L'allègre pipirit (1) n'a pas sonné l'éveil
Et, triste, Mars « fait nord » et, triste, Mars pleuvine...
La pluie a, jusqu'au sol, courbé les vétivers,
Des limons ont terni les sources opalines...
Toi, blottie en mes bras, bercée au bruit des vers,
Toute l'adustion de mon cœur t'illumine.
Ma lèvre s'abandonne à tes dents hyalines
Et nous rions parmi le deuil des Univers...
CRIS D'ORGUEIL
I
J'avais, jadis, pensé que par-dessus les foules,
Mon rêve, inaccessible et hautain, planerait ;
Et que j'aurais trouvé mon Paradis abstrait
Dans moi-même exilé des humanités saoules.
Les besoins sociaux, la vile hérédité
M'ont pris et m'ont réduit au cadre de leur moule.
Du plus lointain éther, mes rêves bleus s'écroulent
Et sont dans le marais humain, précipités.
Sans moi, les Astres d'or, par cohortes, roulent !
Je ne voyage plus aux somptueuses nuits...
(1) Lo tyranneau, en dialecte créole.

270
LES POÈTES HAÏTIENS
Mais le front encor nimbé de lueurs, je fouis
Et retourne la glèbe ingrate qui s'éboule.
Tant pis ! Mon rêve me dévore encor : je suis
Comme un cadavre sur qui s'acharne une goule !
11
Je t'avais dit, un jour, qu'en ta paume gracile
Je déposais mes temps et mes vœux pour jamais.
Nous sommes parvenus jusqu'aux plus hauts sommets
Des hautes voluptés que le baiser distille.
Et, bien des fois rompant tout notre ardent amour,
Nos doigts se sont déliés... pour des raisons futiles ;
Mais, surtout, pour goûter les bonheurs des retours...
Tous les raffinements des caresses subtiles,
Nous les eûmes ! J'avais perdu l'art des chansons
Où dans un vers d'orgueil la rime d'or rutile ;
Car je t'avais voué mes rêves infertiles,
Mon jeune rire, mes larmes et même ma raison.
Mais je n'ai trouvé rien au fond des pâmoisons...
Ah ! triste cœur, l'Amour n'est pas encor l'Asile !...

CONSTANTIN MAYARD
271
III
Non pas ! je veux dresser contre la vie hostile
La tour inexpugnable de ma volonté.
Je sais la course longue et la lutte inutile,
Je sais combien de fois, infirme, j'ai buté.
Empli de triomphale impassibilité,
J'irai toujours, saignant des doutes, des mensonges.
Je serai pris encore à la glu des beaux songes,
N'importe ! je veux voir jusqu'où je peux monter.
Je boirai le vinaigre et le fiel de l'éponge
Jusqu'à croire moi-même à ma divinité ;
Mais je ne mourrai pas ! Le grand ciel qui nous juge
Me versera peut-être un peu de sa clarté.
Non ! que je ne sois pas dans la mort emporté,
Car, hélas ! la Mort, non plus, n'est pas le Refuge !...
A OSWALD DURAND
I
0 toi qui, sur la Lyre as su trouver le mode
Musical conforme à notre sens propre d'Art ;
Toi dont le chant parut se modeler sur l'ode
De nos mers, de nos vents ; toi dont le cœur épars

272
LES POÈTES HAÏTIENS
Se répandit sur tous et dont l'esprit prodigue
Se profusa malgré la vie et ses hasards.
Tu fus l'enthousiasme et la bonté sans digue,
L'adolescence fraîche en un corps de vieillard.
Quand nous te suivions l'instant de ton départ
Pour le Royaume de l'Ombre et du Repos ample,
J'ai vu les hommes muets, découverts, regards
Baissés, pénétrés de ferveur, comme en un temple.
Maître dont l'empire moral fut d'un César,
Je te salue, ô toi qui resteras l'exemple !
II
Ce printemps va s'émouvoir d'allégresse ardente
Et frémir d'aise dans ses germes enchantés.
Les êtres s'empliront de force qui fermente,
Le végétal aura tous ses sucs augmentés.
Aux veines de la Terre, coulera, rapide,
Le flot des éléments de géniturité.
Car un engendreur de Rêves va susciter
La vie aux flancs de la Vénus génetyllide.
Aujourd'hui s'inscrit ton idéal de Beauté,
Oswald, et maintenant ta grande œuvre commence.

CONSTANTIN MAYARD
273
ô toi qui dispensas d'éternelles semences
De patriotisme, d'amour, de liberté !
Voilà que tu deviens, au mois d'Aphrodité,
Une part du Dieu Pan, âme du monde immense.
1906.
Anthologie haïtienne.
18

GEORGES LESCOUFLAIR
(jérémie, ii décembre 1882.)
A en portefeuille Petit Album, poésies au tour délicat
et fin, on dirait impalpables et qui évoquent le Sully-
Prudhomme des
Vaines Tendresses.
Collaboration à des journaux et revues du pays. Pro-
fesseur au Lycée de Jérémie (1905), puis à celui de Port-
au-Prince (1916). Avocat (1913), et, depuis 1918, Juge
au Tribunal de Première Instance de Port-au-Prince.
En
1916, membre de la commission communale de cette
ville.

VIVRE
Je ne sais plus ce que je suis,
Je vis au gré des contingences,
Et tristes sont les confidences
Qu'une voix murmure en mes nuits.
Qu'importe, pourtant, si je puis
Entendre encor les résonnances
De cristal que les espérances
En moi font, au jour, plein de bruits !

GEORGES LESCOUFEAIR
275
L'espoir et le regret sont frères ;
Et l'on voit luire des clairières
Dans les profondeurs des forêts.
Or, pour bercer mon mal de vivre,
Le rêve me verse, à longs traits,
Un philtre divin qui m'enivre.
, L'OMBRE SUR LA MONTAGNE
Sur l'océan du ciel, par les matins d'été,
Tout pleins de vif soleil, blanches nefs, les nuages
Appareillent, parfois, ruisselants de clarté,
Et partent, on ne sait pour quels lointains rivages.
Sur terre la montagne étend la majesté
De sa puissante masse, étages par étages,
Énorme comme une troisième immensité,
Vibrante de lumière et féconde en mirages.
Mais traversant l'azur, les blancs nuages passent,
Et sur son tapis vert où luit de l'or, par places,
Promènent longuement des pans d'obscurité.
0 montagne ! en mon âme aussi cette ombre vag
Quand passe la douleur comme une folle vague ;
Nous avons entre nous ce point d'affinité.

276
LES POÈTES HAÏTIENS
SOIR DE PRINTEMPS
Ce soir, je lis des vers très doux,
Des vers d'amour et de tendresse,
C'est de vous qu'ils me parlent tous,
Tant leur rythme est une caresse.
Je songe que si vous étiez
Là, près de moi, bonne et rêveuse,
Confondant nos deux amitiés,
La paix me serait plus heureuse,
La paix qui pénètre mon cœur,
En cette tiède solitude,
Que baigne la rose lueur
De ma vieille lampe d'étude.
Je vois votre beau front penché
Sur quelque délicat ouvrage,
Dentelle fine, ou blanc sachet,
Que je frôle en tournant la page ;
Voici la rose qui pâlit,
Que votre main aurait posée,
Le matin dans le grès poli,
Tout humide de la rosée.

GEORGES LESCOUFL AIR
277
Mais, comme son parfum ténu,
Mon rêve traîne une agonie,
Car loin de moi, pauvre inconnu,
Passe toujours votre harmonie.
Ce soir, je lis des vers très doux,
Leur rythme est plein d'une caresse,
Pourquoi me parlent-ils de vous ?
Je n'aurai pas votre tendresse...
PASSANTE
Elle venait, légère, en jupe de vieux rose,
A petits pas pressés. Le printemps triomphait
Au cœur des frondaisons ; une âme dans les choses
S'éveillait lentement, qu'avril leur insufflait.
Elle passa : je vis un poème de grâce.
On me dit qu'elle était la sœur des rossignols,
Qui, le soir, par les clairs de lune, dans l'espace,
Lui versaient l'harmonie en arrêtant leur vol !
Sa voix aurait des sons de harpe éolienne,
Des accents, des soupirs de prière et d'amour,
Des frissons aussi doux que l'odorante haleine
Des fleurs qui se pâmaient en cette fin de jour.
C'était au Bois-Verna (1), séjour de l'élégance,
Le vent du soir prochain passait chargé d'aveux,
(1) Faubourg do Port-au-Prince.

278
LES POÈTES HAÏTIENS
Et quand, au bout de l'avenue, — encor j'y pense,—
Elle disparut, je sentis qu'au fond des yeux,
J'aurais toujours, hanté d'une divine chose,
Ses petits pas pressés, sa jupe de vieux rose...
MON CŒUR D'AVRIL
Parfois, depuis bien des années
Dormant au fond d'un vieil écrin,
Un reste de parfum ancien
Monte soudain des fleurs fanées.
Doux rappel d'heures fortunées
Dont, jadis, on eut l'être plein,
Mais hélas ! que la faulx d'airain
Du temps avait tôt moissonnées.
Mon cœur est un écrin semblable,
Où dorment d'anciennes amours,
Qui n'ont vécu que peu de jours ;
Mais leur souvenir ineffable,
Comme un parfum, s'éveille en moi,
Quand vient avril, semeur d'effroi.

FRÉDÉRIC BURR-REYNAUD
(Port-au-Prince, 9 juillet 1884,)
Par indolence créole ou peut-être secrète pudeur d'amou-
reux, ses Horizons voilés qu'irradiaient pourtant des re-
flets du lumineux soleil des Antilles n'ont pu révéler au
grand public leurs lignes élégantes et colorées. Plongé dans
le commerce des abeilles — il est apiculteur à Léogâne —
Burr-Reynaud les a gardés dans les brumes de l'inédit.
Mais
Ascensions (1924) d'un néo-parnassisme pittoresque
et souple, avant les
Poèmes Haïtiens, ont trouvé leur
éditeur,
La Revue Mondiale. Études au Lycée National
où il devait plus tard professer trois ans. Licencié en
droit. Avocat. Ses Petits Propos du Pacificateur et du
Nouvelliste, goûtés du public, mais peu des maîtres de
l'heure
(1909), valurent au chroniqueur des compliments
et... des ennuis. Quelques-uns de ses vers ont paru clans
les
Annales politiques et littéraires, La Muse Française,
La Pensée Latine. Collaboration à plusieurs journaux et
revues de là-bas.


BONHEUR
Ainsi, j'ai le bonheur, pour la première fois,
De presser dans ma main ta main timide et blanche,
Et, sur le mode ailé de sa musique franche,
D'entendre résonner le timbre de ta voix !

280
LES POÈTES HAÏTIENS
Ainsi, je vois tes yeux profonds et doux, je vois
Ton corps souple de vierge où la beauté s'épanche,
Comme à l'ostensoir d'or la gloire des dimanches,
S'épanouir près de mon cœur gonflé d'émois !
0 toi, la grâce même et l'exquise jeunesse,
Toi dont le rire sonne ainsi qu'un grelot d'or,
Permets que près de toi mon pauvre cœur renaisse
Et que, sentant venir, suave, sans effort,
La minute adorable à laquelle j'aspire,
Je baigne mon espoir au flot clair de ton rire !
SOUS LES ARBRES
Ami, quittons la ville, errons par la campagne.
Le matin a vêtu sa chape de safran ;
Un pan de soleil flotte au front de la montagne :
Les arbres sont si doux quand le cœur est souffrant !
Déjà la brise tiède effleure nos visages,
Sur son aile elle a pris l'odeur des romarins ;
L'abeille vient rôder dans les jasmins sauvages
Qui grimpent en tremblant sur le tronc des sucrins.
Sous les arbres allons chercher la source fraîche
Qui met des grains de perle aux tiges des roseaux ;
Dans le « tchatcha » qui vibre et l'odorant campêche
Écoutons gazouiller la chanson des oiseaux !

FRÉDÉRIC BURR-REYNAUD
28l
Les arbres ont des voix pour qui sait les comprendre,
Les arbres ont une âme ; et des pins aux buissons
Ne t'est-il pas donné de sentir et d'entendre
Circuler d'arbre en arbre un réseau de frissons ?
Ils sont nos vrais amis, car ils savent se taire,
Ils savent respecter la pudeur de nos maux :
S'ils se penchent parfois sur un front solitaire,
C'est pour verser la paix de leurs tremblants rameaux.
Regarde ce palmier qui domine l'allée :
Son tronc est abîmé par le bec du pivert,
Tandis qu'il livre au vent soufflant de la vallée
Les frissons éblouis de son panache vert.
Le flexible bambou semble un voleur qui rôde.
Ne vois-tu pas trembler sur le caïmitier
Des reflets de rubis, des reflets d'émeraude ?
Le regret du grimpeur hante le cocotier.
Vois-tu le flamboyant dont les fleurs éclatantes
Mettent un bandeau pourpre au front du mois de mai ?
Il évoque les jours de processions lentes
Qui passent en chantant sous le ciel embaumé !
Que te dit le mombin aux branches tortueuses ?
Que te dit le manguier aux savoureux fruits d'or ?
Le sablier touffu qui, dans les nuits fiévreuses,
Lance sa fusillade au gros mapou qui dort ?

282
LES POÈTES HAÏTIENS
Ils te disent d'aimer, ils te disent de croire !
Cet amandier fleuri, que la foudre a brisé,
Te dit de conserver dans ta souffrance noire
Ton âme pour l'espoir, ton front pour le baiser !
Amoureux des oiseaux, de l'azur, des haleines
Du sol qui les vit naître, et contents de leur sort,
Sans crier de grands mots qui trahissent leurs peines,
Ils gardent leur douceur jusqu'au seuil de la mort.
Quand la douleur t'étreint, vas alors à leur ombre,
Vas chercher le sommeil sous le sapotillier ;
Et voilà, si tu veux bercer ton âme sombre,
Dans un rêve éternel, le froid mancenillier :
Il a versé l'oubli des souffsances humaines
A nos lointains aïeux ; pour leur dernier repos
Les sambas y couchaient les doux aborigènes
Dont l'âme s'envolait au chant des areytos.
Ami, quittons la ville, errons par la campagne !
Le matin a vêtu sa chape de safran,
Un pan de soleil flotte au front de la montagne :
Les arbres sont si doux quand le cœur est souffrant !
(Léogâne, 1921.)

FRÉDÉRIC BURR-REYNAUD
283
ANACAONA
I
LA REINE
Sur la natte de jonc dont la paille glissante
Craque de volupté de caresser ses reins,
Anacaona, belle en ses atours divins
S'étend avec délice, eurythmique et décente.
Agitant l'éventail de palme bruissante,
Sa suivante la berce avec de doux refrains ;
Et le souffle léger, fleurant les romarins,
Dilate sa narine à l'aile frémissante.
Ses jambes et ses bras sont cerclés d'anneaux d'or,
Son sein est teint du sang de raquette vermeille ;
Et, pendant qu'elle rêve et qu'elle sommeille
A l'ombre du mapou, dans l'ancestral décor,
Un rayon de soleil sur ses bijoux scintille
Et marbre de clartés sa chair de sapotille.

284
LES POÈTES HAÏTIENS
II
LA PRÊTRESSE
De ses deux bras tendus ainsi qu'une envergure,
La prêtresse préside aux rites des anciens ;
Elle invoque l'esprit des dieux haïtiens
Dont la présence ardente en son corps s'inaugure.
Ses noirs cheveux luisants inondent sa figure.
Hagarde, elle s'exalte, et les Xaragueyens
Tremblent comme la feuille aux vents antiléens,
D'entendre sa voix rauque articuler l'augure.
Elle en dit la ferveur. Les Butios, alors,
— Le jeûne ayant purgé leurs âmes et leurs corps —■
Avec des mots profonds vont commenter l'oracle.
La Fleur d'Or, souriante, ayant repris ses sens,
Ressuscite, plus belle, ainsi qu'en un miracle,
Et donne le signal de jeux effervescents.

FRÉDÉRIC BURR-REYNAUD
285
III
LE BAIN DE LA REINE
La rivière clapote au choc des pierres blanches
Et suit, en frétillant, un sinueux dessin,
Pour ralentir sa course en un calme bassin
Que protège un rideau d'ombre tombant des branches.
C'est ici que la Reine, en ses ivresses franches,
Quand l'heure chaude fait s'alanguir le ricin,
Aime à sentir glisser l'eau fraîche sur son sein,
Flotter dans son cristal la courbe de ses hanches.
Quand, frileuse, elle sort, la caresse du vent
Fait pleuvoir, des cheveux aussi noirs que les merles,
Sur sa croupe cambrée, un ruisselet de perles.
Elle regarde, ainsi qu'en un miroir mouvant
Son image danser dans le flot qui rutile,
Onduleux et lustré comme un flanc de reptile.

286
LES POÈTES HAÏTIENS
MATIN QUISQUEYEN (1)
Un souffle frais frissonne au fond des bois touffus ;
L'air est suave et pur, le ciel bleu, la mer blanche ;
Les oiseaux amoureux volètent dans les branches ;
La sève bat dans l'arbre ainsi qu'un pouls confus.
Tout l'éblouissement des beaux soleils sans tache
Éclate en gerbes d'or dans l'espace vibrant ;
Au bas de l'horizon limpide et transparent
Les mornes tourmentés disposent leur soutache.
Des gouttes de rosée au velours du gazon
Attisent leur cristal en perles de topaze ;
Des papillons émus, de leurs ailes de gaze,
Ventilent les fleurs d'or. Partout, comme à foison,
La lumière palpite en nappe sur les lignes ;
Et parmi des flocons de nuages soyeux,
Le ciel semble une mer aux flots harmonieux
Où paresseusement glisse un vol de cygnes.
( Ascensions.)
(1) Quisqueya, la mère des terres, ou Ahïti en langue
indienne.

IDA FAUBERT
« Légers et parfumés comme un printemps », ses vers
savent être souples, ardents et nuancés.
Fille du Général L. Salomon, qui fut M. P. et E.E.
d'Haïti à Paris et à Londres, à la fin du Second Empire
français (1868-1870), et Président de la République de
1879 à 1888, Mme Ida Faubert est née à Port-au-Prince,
mais a fait ses études à Paris où elle a fixé sa résidence
depuis 1914, après quelques années passées à Port-au-
Prince.

Haïti littéraire et scientifique (1912), Les Annales
politiques et littéraires, La Gazette de Paris, Le Journal
du Peuple ont publié quelques-uns des poèmes qui doivent
figurer dans son Ame éparse.
SOIR
Il fait doux au jardin où s'effeuillent les roses.
Dans le soir embaumé, laissons nos cœurs s'unir,
Et ne nous parlons plus. Quand la nuit va venir,
Il ne faut pas troubler le silence des choses.
V

2 88
LES POÈTES HAÏTIENS
Mais que mon front repose encor sur tes genoux,
Pour que s'apaise un peu la peine de mon âme,
Pour que mon triste cœur se ranime à ta flamme,
Et se mêle au parfum qui flotte autour de nous.
Garde mes doigts frileux blottis dans ta main tendre,
Le vent fait frissonner les branches des lilas,
L'heure est douce, et mon cœur me semble bien moins las ;
Serre-moi contre toi comme pour me défendre,
Car j'ai laissé ma force au fond de ton regard,
Qui, malgré moi, me prend et me retient captive ;
Me voici devant toi comme une enfant craintive,
Et pour ne pas t'aimer, je sais qu'il est trop tard.
MON AMOUR, ATTENDEZ
Lorsque vous oublierez que vous m'avez tenue
Captive entre vos mains, comme une chose à vous,
Lorsque vous serez las de mon amour très doux,
Pour le dire, attendez que la nuit soit venue.
Vous ne pourrez pas voir mon visage défait,
Ni mes yeux désolés, ni ma bouche tremblante,
Car l'ombre voilera ma douleur accablante ;
Attendez que le soir soit venu tout à fait.
Attendez que le vent fasse gémir les arbres,
Et pleurer dans leurs nids tous les oiseaux des bois.
Et vous n'entendrez pas les sanglots de ma voix,
Ni le cri de mon cœur plus glacé que les marbres.

IDA FAUBERT
289
Attendez que l'orage ait assombri les deux,
Et qu'il pleuve très fort, près de nous, sur la route,
Et dans la nuit, vous confondrez sans doute,
Avec les pleurs du ciel, les larmes de mes yeux.
Un jour vous oublierez que vous m'avez tenue
Captive entre vos mains, comme une chose à vous,
Alors pour me le dire, ayez des mots très doux ;
Attendez, mon amour, que la nuit soit venue.
POUR JACQUELINE
Qu'on parle tout bas : la petite est morte.
Les jolis yeux clairs sont clos à jamais ;
Et voici déjà des fleurs qu'on apporte...
Je ne verrai plus l'enfant que j'aimais.
Je rêve sans doute et l'enfant sommeille :
Pourquoi, près de moi, dit-on qu'il est mort ?
Pas de bruit surtout ! Que rien ne l'éveille !
Ne voyez-vous pas que ma fille dort ?
Mais elle a gardé la bouche entr'ouverte ;
Sa joue est bien pâle et son front glacé ;
Son petit corps semble une chose inerte...
Agenouillez-vous, la mort a passé !...
Anthologie haïtienne.
19

290
LES POÈTES HAÏTIENS
Alors, c'est fini ! tes prunelles closes
Jamais ne verront le ciel rayonnant !
Tu dors pour toujours au milieu des roses,
Toi, mon sang, ma chair, ô toi, mon enfant !
Je ne verrai plus ton joli sourire ;
Jamais tes regards ne me chercheront ;
Tes petites mains qu'on croirait de cire,
Jamais, plus jamais ne me toucheront !
Adieu, mon amour, adieu, ma jolie !
Je n'entendrai plus ton rire joyeux !
Ah ! comment guérir ma triste folie ?
Comment vivre encore ; je n'ai plus tes yeux !
Et voici soudain qu'on ouvre la porte !
On t'arrache à moi, mon ange adoré !
Mais dans le cercueil, afin qu'on l'emporte,
Près du tien, j'ai mis mon cœur déchiré.
Oh ! ne parlez plus : la petite est morte...
RONDEL DES RELIQUES
Dans le coffret en bois de rose,
Doublé de satin argenté,
Voici ton médaillon sculpté,
Avec ta chaîne d'or, bien close.

IDA FATJBERT
291
Voici, noués d'un ruban rose,
Tes cheveux blonds comme l'été,
Dans le coffret en bois de rose,
Doublé de satin argenté.
Vois, mon cœur las, mon cœur moroses,
Après avoir tant sangloté,
Rêve toujours à ta beauté ;
Et mon âme demeure enclose
Dans le coffret en bois de rose.
MATIN DE PRINTEMPS
Au profond de l'allée,
Les quénépiers en fleurs
Répandent une odeur
Légère et vanillée.
Un essaim bourdonnant
D'abeilles matinales
S'en vient dans le jour pâle,
Joyeux et frissonnant,
Chercher dans les corolles
Un précieux butin,
Et dans le clair matin
Les papillons s'envolent.

LES POÈTES HAÏTIENS
292
Un rayon de soleil
Baise au front une rose
Qui se trouble et qui n'ose
Regretter son sommeil.
Un parfum se respire
Sous les grands lataniers,
Un parfum printanier
De choses en délire.
Et je m'emplis les bras
De fleurs à peine écloses,
De jasmins et de roses,
De lis et de lilas ;
Et j'écoute, charmée,
Le murmure des eaux
Et tous les chants d'oiseaux
Épars dans la ramée.
Les cieux sont éclatants,
Car le soleil s'enflamme,
Et je sens dans mon âme
Chanter tout ce printemps.

LUC GRIMARD
(Cap-Haïtien, 30 janvier 1886.)
A publié des vers et des chroniques sous le pseudonyme
de Lin Dège et prononcé nombre de discours en prose et
d''à-propos en vers. Ni ses contes et nouvelles, ni ses poèmes
à la langue sûre, aux chevilles rares, et où l'émotion légè-
rement mièvre ou précieuse sait se retenir, n'ont été encore
réunis en volume. La Revue Nationale, Le Flambeau, Les
Loups et des journaux haïtiens ont publié des fragments
de Sur ma Flûte de Bambou, où il chante des gloires
nationales, évoque le pays magnifique et lointain, et laisse
s'épancher une âme amoureuse et catholique, pour laquelle
« le monde extérieur existe », tous poèmes qui lui permettront
sans doute de prétendre, chez nous, au premier rang.
Sur ma Flûte de Bambou est annoncé pour paraître
prochainement.
Etudes commencées chez les Sœurs françaises du Cap-
Haïtien, continuées à l'École Moderne dirigée par le
Français Théodule Saindoux et achevées au Lycée de la
même ville où il devait devenir répétiteur, puis professeur
de lettres ainsi qu'au Petit-Séminaire Collège Notre-Dame.
Consul général d'Haïti au Havre (1922). Ancien prési-
dent de l'Alliance Française de sa ville natale.

294
LES POÈTES HAÏTIENS
NOCTURNE A MIGNONNE
Je veille pour penser à toi, petite amie...
Une malade est là qui gémit dans la nuit,
Comme mon cœur souffrant qu'un grand amour poursuit,
Elle et moi, nous veillons dans la chambre endormie,
Et voici que je rêve à toi, petite amie !...
Dehors, c'est clair de lune et la nuit est tranquille,
Lentement, dans le ciel azuré, doucement
La lune monte sur la mer et sur la ville...
Je pense à toi, j'ai là ton souvenir charmant
Ainsi qu'un clair de lune en mon âme tranquille...
Il tremble un peu d'azur dans les flaques des rues ;
Il passe un vol d'espoir dans mon cœur attristé.
Le vent se lève et les étoiles apparues,
Toutes les fleurs de feu du jardin de clarté
Tremblent parmi l'azur dans les flaques des rues.
Je pense à toi. Ce sont des heures solennelles :
Tous les coqs ont chanté vers la lune d'argent ;
Et, plus calme, me vient le cri des sentinelles.
La malade repose ; et je suis là songeant
A tes yeux clos durant ces heures solennelles.

LUC GRIMARD
295
0 mon amie, ô toi qui dois rêver peut-être
Qu'il est tout près de toi, sa main pressant ta main,
Dors dans ton lit d'enfant qui louche à la fenêtre,
Dors pour rêver encor : trop tôt viendra demain,
C'est-à-dire la Vie... ou bien l'Amour peut-être !...
(Sur ma flûte de bambou.)
VESPÉRALE
Le soir, sur Léogâne, est d'une ample beauté...
Les palmiers ont senti descendre le mystère
Sur leur feuillage triste. Un silence enchanté :
La fleur du songe éclôt dans le cœur solitaire.
Bonheur de voir venir l'étape et le repos,
L'oubli du jour d'été plein de vaines attentes,
Et d'écouter gémir d'invisibles pipeaux,
Là-bas, dans les sous-bois, près des sources chantantes !...
La cendre des beaux soirs glisse sur chaque toit ;
La nuit attend : le ciel est clair, l'angélus pleure...
Ville mystérieuse et calme, paix sur toi,
Paix sur les cœurs troublés qui chérissent cette heure.
Sur les cocotiers d'or qui rêvent gravement
Ou frémissent parfois, le ciel est vert et rose
Et se dégrade et meurt de moment en moment
D'une lente, adorable et suave chlorose...

296
LES POÈTES HAÏTIENS
Quelle douceur dans l'air et la fraîcheur d'été
Après tant de soleil en cette canicule !
Et comme s'il fallait que quelqu'un ait chanté,
Un pauvre fifre, aigu, blesse le crépuscule...
Le jour est clair là-haut : la nuit attend ;
Les clochetons légers ont l'air d'être en prière ;
Et, comme un cœur gonflé d'un amour éclatant,
Un brasier rouge monte au ciel crépusculaire.
La couronne du jour aux pétales fanés,
Sous l'incantation d'un sublime cantique,
S'effeuille en bouquets d'ombre, aux rubans profanés,
S'effeuille en songes gris, du haut du ciel mystique...
0 nuit, tu peux venir dans ce calme à présent,
Toi, la plus tendre et la meilleure des Amantes,
Tu peux venir avec ton sourire apaisant,
Fleur du Silence, fleur du Songe aux eaux dormantes...
AMITIÉ AMOUREUSE
Regarde ! le jour meurt et le soir va venir !
Encore un soir qui nous surprend à cette place ;
L'après-midi pâlit, défaille, déjà lasse,
Laissant flotter comme un parfum, le Souvenir...

LUC GRIMARD
297
Encore un soir qui nous surprend à cette place,
Devant la mer, auprès du mur, sur le vieux tronc ;
Bientôt les horizons moins clairs disparaîtront,
— On dirait qu'une chose en nous se désenlace...
L'après-midi pâlit, défaille, déjà lasse,
Et met une pénombre au-dessous de vos yeux,
Où vient luire un regard triste et mystérieux,
Pareil à cette voile, au loin, qui se déplace.
Laissant comme un parfum flotter le souvenir,
Le jour s'en va, dans les menaces de l'averse,
Le jour s'en va... Le crépuscule en pleurs nous verse
Un adieux langoureux qui ne veut pas finir.
Regarde ! Le jour meurt et le soir va venir,
Pour remplacer le soleil morne et sa lumière
Une tremblante étoile apparaît, — la première ! ■—
Comprends-tu ? L'amour naît, l'amitié va mourir.
Le dernier vent d'été frissonne dans ces palmes,
Dont une branche basse achève de jaunir.
Que ces jours de la fin de Septembre sont calmes !
Regarde ! le jour meurt et le soir va venir.
Un pan du ciel est bleu ; le mont se violace
Et la mer s'alanguit... Vous songez à l'absent,
Et je ne peux vous consoler... Le soir descend —
Encore un soir qui nous surprend à cette place...

298
LES POÈTES HAÏTIENS
Il nous surprend rêvant tous deux, devant la mer,
De l'éternel sujet. L'amour qui nous enlace
Vous rend toute songeuse et, sur mon cœur amer,
L'après-midi pâlit, défaille, déjà lasse.
L'amour qui nous enlace et qui voudrait venir
Rôder autour de moi, comme une amitié tendre,
Qu'il meure avec ce jour, ■— car le soir va s'étendre
Laissant flotter comme un parfum, le Souvenir.
(La Belle Aventure, 0 gué!)
A VALLIÈRE-LA-JOLIE
Pourquoi revenez-vous en mon cœur si souvent,
Beau coin de mon Pays, où vit l'âme du vent
Avec l'esprit de l'eau : craignez-vous que j'oublie
Et qu'un jour votre image en moi soit affaiblie ?
Je me rappelle bien ton cirque forestier
Où se dressait si haut dans l'air, un cocotier,
Jauni déjà, peut-être mort, noble visage
Si représentatif du calme paysage !
Votre marché peu fréquenté du paysan
Doit se tenir le vendredi, jusqu'à présent :
Je le revois encor, bourgade hospitalière,
Pittoresque, attachante et déserte Vallière !...

LUC GRIMARD
299
Ah ! je vous connais bien ! Et par les clairs matins,
Je voyais défiler sur vos mornes lointains
Vos sapins frissonnants, aux rameaux minuscules,
Sur qui, le soir, traînait l'adieu des crépuscules !...
C'était en août. Souvent, dans ces petits Balkans,
Après des jours pleins de soleil, vos froids piquants
Me réveillaient la nuit. Et longue était l'attente
Du bon café fumant dans ma main grelottante.
Sur la crête du morne où l'espace était court,
Des chevaux excellents piaffaient dans la cour ;
Et jusqu'au bord de la rivière aux eaux rampantes
Les bananiers puissants descendaient sur les pentes...
Car là, chaque maison a juste ce qu'il faut :
C'est un étroit platon sur un sol de tuffeau,
Et, dans son jardinet, chacune est solitaire :
Sauf l'Église, je crois, qui touche au presbytère.
Aussi quand le village est vu, de loin, tout vert,
C'est un joujou de Nuremberg qu'on voit ouvert,
Posé dans les sapins et parmi la verdure,
Que ses mornes à pic défendent — et qui dure !
Le pommier-rose en fleurs qu'on respire à plein nez
Conte que vous avez des soirs passionnés, —
Et vos sapins brûlés mais dressés, là, stoïques,
Attestent que vos fils, toujours, :.ont héroïques !

300
LES POÈTES HAÏTIENS
Que rudes au combat, aux champs, à l'établi,
Devant un « commandeur », ils n'ont jamais faibli,
Et que tous seront là, pour la lutte obstinée,
A l'appel de leur sol et de la destinée !.,.
Oh ! garde ton secret, moi je sais et je crois !
C'est un Vendredi-Saint que, sous ta grande Croix,
Comme si Dieu touché pleurait ton sort sévère,
J'ai vu les astres d'or tomber sur ton Calvaire !...
Et mêlant du profane à l'élan de ferveur,
Le sensitif ardent qui double tout rêveur
Me rappelle aussitôt pour compléter la fresque,
Tout ce que vous aviez de vraiment pittoresque :
Parfums des lys du cimetière — trop grisants ! ■—■
Ou durs combats de coqs chéris des paysans ;
Puis j'évoque un profil de colline penchante
Et, sous un pommier-rose un filet d'eau qui chante...
Tous vos bruits familiers sont comme éternisés :
C'est un long cri de coq des Monts-Organisés...
Du vent dans les palmiers... Une cloche fêlée."..
Ou l'écho des battoirs montant de la vallée...
Et tout cela vous fait un visage effacé,
Un peu triste et pareil aux pastels du Passé ;
Et j'y vois le grand air, la mine cavalière,
Le sourire accueillant d'un Comte de Vallière...

LUC GRIMARD
301
Mais sur le fond de ce portrait à la Vinci,
Corot parfois, se plaît à dessiner aussi,
Quand, au front des boucans de bûches parfumées,
Se noue un fin ruban d'indolentes fumées...
MON CHANT DE CYGNE
Je rêve d'un poème ardent et douloureux,
Aux vers si simples, si sincères, que sur eux
On sentira couler vraiment le fond d'une âme !
— Que dira-t-il dans sa fraîcheur d'épithalame ;
Dans sa pâleur de thrêne en deuil, que dira-t-il ?
— J'y chanterai le plus léger, le plus subtil,
Le plus désespéré des frissons et des rêves !...
Et le grand cri des flots, qui traîne sur les grèves,
Et la voix de l'amour mêlée aux voix du vent,
Et l'ombre de la mort le rendront émouvant...
Naîtra-t-il ? L'écrirai-je un beau soir, mon Poème ?
Comment sera le ciel à ce moment suprême,
Où j'entendrai courir un grand frémissement
Dans le palais désert de mon âme dormant ?
A quel clocher sonnerez-vous, heure future ?
Connaîtrai-je jamais la divine aventure :
Je rêve d'un poème auguste et merveilleux, —
Beau, comme le destin des Forts, comme nos cieux,
Comme l'été qui rit parmi les mangues mûres,
Comme la Mer, et sa colère, et ses murmures...
Mais j'ai bien peur, devant la vieillesse qui point :
Mon cher poème, hélas ! je ne t'écrirai point !...

302
LES POÈTES HAÏTIENS
Et c'est bien moins que rien pourtant ce que je rêve.
Si le destin jamais m'accordait quelque trêve,
J'aurais écrit ces vers que j'ai là, dans mon cœur.
J'épuiserais d'un coup la terrible liqueur
Dont les soirs trop cruels lentement je me grise.
Pouvoir goûter aussi cette volupté grise
De labourer son être, et tous ses nerfs ouverts,
Jeter un chant parfait, définitif !... Des vers
Où tu ferais pleurer, poète sans génie !
Ah ! solitaire amant que l'Idéal renie,
Quand donc fleuriront-ils, ces vers miraculeux
Pareils aux lys de songe éclos aux Jardins bleus ?,..
Ne serait-ce qu'un vers où ta douleur muette
Eût l'immortel sanglot qui consacre un poète,
Et l'écho répondrait, j'en suis sûr ! Ce serait
Un vague appel, un cri, même un soupir secret
Éveillé par ma plainte : une correspondance
M'avertirait, et me sentant l'âme plus dense, —
Le vrai sens de la vie ayant relui pour moi, —
Je comprendrais d'où me serait venu l'émoi ;
C'est qu'ayant lu ce vers profond comme la vie,
Une enfant inconnue, attendrie et ravie,
Quelque fine créole aux beaux yeux de douceur,
Au nom de poésie, au geste guérisseur,
D'un merveilleux amour qu'elle avouerait à peine,
Voudrait m'aimer, sans me connaître, pour ma peine...
Vite, éclos, vite ô vers qui me rendras vivant !...
— Dire que je mourrai peut-être, en l'écrivant,..

LUC GRIMARD
303
SÉRÉNADE
Les cigales des nuits d'été
Avec leur chant précipité
Nous blessent l'âme, en vérité.
Dans le silence des vallées
Quand leurs voix montent, désolées
Parmi les fleurs étiolées,
Leur chant s'émeut, leur chant s'étend
Dans le gazon, près d'un étang,
Comme un sanglot intermittent.
Et l'on se met à la croisée :
Le soir fraîchit sous la rosée
Qui mouille la terre embrasée ;
Et, triste comme un cœur humain
Pour qui ne luira pas demain
S'exhale un parfum de jasmin.
Le vent caresse les ramées
Comme ces mains de bien-aimées
Hélas ! à tout jamais calmées...
Et c'est, par cette nuit d'été
Pleine de grise volupté
Un long cri d'amour exalté !

304
LES POÈTES HAÏTIENS
Ame en peine et voix de démente,
On dirait l'adieu d'une amante
Qui va mourir et s'en lamente.
Car la strideur s'enfle en clameur
Qui s'exaspère, et puis qui meurt,
Soudain, dans un calme endormeur,
Pour renaître à nouveau, s'entendre
Tout bas, comme un reproche tendre
Qui sans pitié se fait attendre...
Quelle tristesse dans ces chants
Monotones, mais si touchants,
Qui se désolent par les champs.
Avec des arrêts, avec des reprises,
Grâce auxquels, âmes incomprises,
Vous contez votre mal aux brises !...
—■ Ah ! oui, mes frères malheureux,
Qui, pour chanter, cherchez les creux,
Comme vous, je suis douloureux,
Et je vous chante à la folie,
0 les Poètes qu'on oublie,
Mes frères de mélancolie !...
(Sur ma flûte de bambou.)

TIMOTHÉE PARET
(Jérémie, 21 avril 1887.)
Lueurs sereines et Jeanine, nouvelles en vers (1907) ;
Ëden Tropical
(causerie,
1910) ; Tels qu'ils sont,
saynète locale (1911) ; L'Ame vibrante {Paris, 1913,
Messein), où les pièces émues, pittoresques, d'un impres-
sionnisme délicat, ne sont pas rares et où il déclare faire
siennes les licences et libertés prosodiques admises par
l'Art des Vers d'Auguste Dorchain ; Fleurs détachées
(Port-au-Prince, 1917) ; Discours et articles politiques.
Instituteur. Sous-inspecteur des Ecoles de la Grand'-
Anse (1908-1911). Avocat. Député (1917). Commissaire
du Gouvernement près le Tribunal civil de Jérémie en
1915 et en 1922. Chef de Division au Département de
l'Intérieur
(1923). Commissaire du Gouvernement près le
Tribunal de Première Instance de Port-au-Prince (1924).
Conseiller d'Etat (1925).
RÊVERIE
J'aime des nuits d'été le calme harmonieux
Que rythme le sanglot des vagues sur la grève ;
Tandis que resplendit Hécate dans les cieux
Je contemple la mer et doucement je rêve.
Anthologie haïtienne.
20

306
LES POÈTES HAÏTIENS
Le rêve, toujours, flotte entre ces deux azurs :
Le ciel et l'océan. C'est pourquoi le poète
Laisse errer son esprit vers les espaces purs
Dont lui seul peut tenter l'impossible conquête.
Oh ! je me sens grandir devant l'immensité.
Quand l'extase me berce et me fait fuir la terre,
Tout spectacle qui porte en soi la majesté
Me ravit, car j'y vois l'empreinte du mystère.
L'AMI
C'est, de nos amis, le plus sûr, le meilleur ;
Il apaise, console et réjouit le cœur ;
On peut mettre en lui seul toute sa confiance,
L'esprit goûte par lui d'exquises jouissances.
Cet ami, c'est lui qu'on doit aimer le plus ;
Car, croyez-moi, jamais il n'a fait de déçus !..,
Lorsqu'un jour, je compris des humains l'inconstance,
Je fus vraiment troublé de mon expérience ;
Alors, j'appréciai davantage l'ami
Qui m'est resté fidèle et qui m'a raffermi ;
Avec lui d'idéal l'âme toujours s'enivre ;
Oui, je bénis ce doux consolateur : le livre !
(L'Âme Vibrante.)

TIMOTHÉE PARET
307
IMPRESSIONS DE BORDES
A Félix MAGLOIRE.
I
Le soir vient. Je suis seul. Les nuages sont roses,
Les arbres et les fleurs font un charmant décor
A la maison. J'aspire, ému, l'âme des roses,
Sur qui les pleurs de l'arrosoir brillent encor.
Oh ! ce parfum troublant qui monte des parterres,
Cependant qu'au couchant le crépuscule meurt,
Comme il est bienfaisant aux âmes solitaires
Qui délaissent la ville et ses vaines rumeurs !
Tulipes et jasmins, roses et tubéreuses,
Libertines, lilas, frangipanes, pensers,
Lis, caps, sont comme autant de lèvres amoureuses
Attendant de la Nuit les mystiques baisers.
II
Le palmiste a frémi. Sa verte chevelure
Ondoie avec douceur aux caresses du vent.
Cet amoureux volage a toujours preste allure.
Déjà, furtif, il fuit, court et revient souvent.
En ce moment, il fait chanter, d'un ton plus grave,
Les larges éventails du svelte cocotier ;
Mais de ce chant en mon esprit rien ne se grave ;
Je suis des yeux l'oiseau qui rase le sentier.

308
LES POÈTES HAÏTIENS
Sept heures moins le quart. L'ombre devient plus dense.
Des cigales les cris aigus déchirent l'air :
Pour les chauves-souris c'est l'aube et c'est la danse ;
Leurs vols vifs font un bruit de fouet cinglant la chair
III
C'est le soir, le doux soir. Mystérieux silence !
La Nature cessant ses mille bruits confus
Semble se recueillir... Et je vois qui s'élance,
Une clarté dans le réseau des bois touffus.
Les arbres vainement interposent leur masse :
Mes yeux ne quittent pas ce point de l'horizon
Où soudain a surgi la reine de l'espace,
Dont l'éclat vient frapper vérandah et gazon.
L'heure est vraiment exquise. Au ciel serein, la lune
Glisse sur un tapis d'azur piqué de fleurs.
— Rares fleurs pâlissant, hélas ! l'une après l'autre, ■—■
Cependant que la cour resplendit de couleurs.
IV
Au balcon accoudé, j'admire le spectacle ;
Je vois, en bas, dans les parterres parfumés,
Le contraste qui fait un ravissant miracle
De petits îlots verts d'étoiles parsemés.

TIMOTHÉE PARET
309
Jaunes et blanches fleurs constellant la verdure,
Bananiers ruisselant de lunaire blancheur ;
Jet d'eau lançant sa gerbe avec un doux murmure,
Brise pure versant, comme un miel, sa fraîcheur ;
Glissement de fruits mûrs détachés des grands arbres
Et venant lourdement se meurtrir sur le sol ;
Piliers blanchis de chaux, qui paraissent des marbres ;
Cretonnes dont chacune a l'air d'un parasol :
Chanson du filet d'eau du bassin presque vide ;
Coassements inattendus de deux crapauds ;
Cri subit et strident de la chouette avide ;
Bruissement du vent parmi les hauts rameaux ;
Toutes ces choses, tous ces bruits sont une fête
Que la campagne donne à nos cœurs, à nos yeux :
Qui peut ne se sentir une âme de poète
Rien qu'en considérant la nature et les cieux !...
(Nouvelle Floraison.)
■ LES PAPILLONS
Un vol de papillons emplit la rue :
Ils passent, pareils à des fleurs
Aux riantes couleurs ;
Et la bande est toujours de plus en plus accrue.

310
LES POÈTES HAÏTIENS
Ils sont gais dans leur course au milieu des rayons ;
Sur le sol, leurs ailes sans nombre
Jettent des taches d'ombre.
Ils sont jaunes ou blancs, et petits et mignons,
Les uns d'ocre foncé et les autres plus pâles.
Éclos sous les caresses d'août,
Venant je ne sais d'où,
Je me demande où vont ces milliers de pétales ?
Cet essaim qui s'enfuit avec rapidité
Sent peut-être sa lin prochaine ;
De l'automne l'haleine
Les chasse en dissipant la chaleur de l'été !...
En regardant passer ces insectes si frêles
Dont s'émerveillent tous les yeux,
Je songe aux jours joyeux,
Où les choses, pour nous, paraissent toutes belles...
Mais partant sans retour, comme ces papillons,
Nos heures de gaieté, si brèves,
Comme tous les beaux rêves,
S'enfuient, sonnant le glas de nos illusions.
(L' Âme Vibrante.)

LOUIS-HENRY DURAND
(Cap-Haïtien, 20 juin 1887.)
Roses Rouges {Ligue de la Jeunesse Haïtienne, 1916),
une plaquette de vers émus et faciles, harmonieux et ar-
dents.
Collaboration au Matin, à /'Essor (1), à la Revue de
la Ligue de la Jeunesse Haïtienne (2). A publié Cléo-
pâtre, poème en quatre tableaux et en vers avec adapta-
tion musicale, représenté avec succès à Parisiana-Théâtré,
le 23 juin 1919, et ensuite au Cap-Haïtien.
Etudes commencées à l'École Sainte-Marie, que diri-
geait M. Edmond Etienne au Cap et poursuivies à Janson-
de-Sailly et à Chaptal (France). Commerçant. Apiculteur.
Interprète à la douane de Port-au-Prince (1914). Employé
au Département de l'Intérieur (1922.)
(1) Fondée par M. Héncc Dorsinville (avril 1912), la revue
est devenue en 1917 le quotidien, L'Essor.
(2) Aussi intéressante que L'Essor, la Revue de la Ligue,
fondée en février 1916, dura près de deux ans. Cet organe
de notre génération se recommandait à l'attention par
l' élégance de sa forme et le sérieux de ses idées.


312
LES POÈTES HAÏTIENS
IDOLÂTRIE
Je t'ai construit là-haut une blanche chapelle,
Dans un ciel bleu des anges mêmes inconnu :
Et par mon chant sublime, ardent et continu,
< ) Vierge, je t'ai faite à jamais immortelle !
Par mon superbe espoir son dôme est soutenu ;
Pour voile je t'ai mis mon rêve étrange et frêle,
Et j'ai mis mon amour dans la lampe éternelle,
Et mon cœur pour coussin sous tes pieds blancs et nus !
Sans regrets arrachant mes antiques croyances,
Mes chers pensers et mon aveugle confiance,
J'ai consumé mon âme aux flammes de tes yeux.
Et n'osant plus fouler le divin sanctuaire,
Sur les marches courbé, j'adore en la lumière
L'Idole qui sourit d'avoir détrôné Dieu !
NUAGES GRIS
Quelque chose sanglote en mon âme, ce soir,
Ce soir triste, ce soir douloureux de novembre,
Où les grands cieux pensifs, sous leurs longs voiles noirs,
Seuls, jettent leur éclat sombre en la vaste chambre.

LOUIS-HENRY DURAND
313
Autour de moi s'élève un parfum lent et doux
De chers désirs éteints et de défuntes roses,
Et dans mon cœur où gît un rêve étrange et fou,
J'entends pleurer tout bas l'âme même des choses.
Les souvenirs discrets, beaux et grands papillons,
Mystérieusement glissent dans la pénombre ;
En vain je veux chasser l'énervant tourbillon,
Ils tournent, et leurs cris sont des râles dans l'ombre.
0 toi qui maintenant tiens mon cœur asservi,
Petite Idole aux yeux si doux, aux mains si blanches,
Que n'es-tu là ce soir, pour que mon front meurtri,
Mon front las, doucement, sur ton sein blanc se penche ?
Que n'es-tu là ce soir, ce soir mystérieux,
Où mon âme a besoin d'un souffle de tendresse,
Ce soir où tout se meurt en mon cœur déjà vieux
Où languit mon amour et sourit ma tristesse.
QUIÉTUDE
Tu viendras, je le sais, quand l'heure aura sonné,
Sans m'avoir, par avance, annoncé ta venue ;
Et je te recevrai sans en être étonné,
Car il me semblera t'avoir longtemps connue !
J sais que tu viendras, car chaque heure qui fuit,
Mystérieusement l'un à l'autre nous lie ;
Et je sais que tes yeux sont couleur de la Nuit,
Et que ta voix est tendre et ta lèvre jolie !

314
LES POÈTES HAÏTIENS
Nous nous rencontrerons sans crainte et sans émoi,
Sans serments mensongers, sans paroles troublantes ;
Tu diras simplement, en souriant : « C'est moi ! »
Et je prendrai ta main dans mes deux mains tremblantes.
Sans nous être rien dit, nous nous serons compris ;
Le grand silence en nous sera plein de tendresse ;
Sur tes genoux je poserai mon front meurtri
Pour calmer le désir inconnu qui m'oppresse !
Je t'attends à toute heure, à la nuit, au matin ;
J'ai purifié mon cœur des anciennes souillures,
Pour que rien, désormais, du passé fol et vain
N'effarouche en ton cœur la tendresse future.
Tu viendras, je le sais, sans hâte, je t'attends.
En moi le vieux passé tristement agonise,
Et pour toi j'enfouis dans mon cœur palpitant
Tout un trésor d'amour et de douceur exquise !
SÉDUCTION
Elle me disait : « Viens, car cette heure est à nous ;
L'un à l'autre enlacés, nous irons dans l'allée,
Parmi les roses, les lilas, les azalées,
Dans l'étincellement de nos rêves si doux !
« J'ai mis la robe que tu aimes, la corolle
Où vibre, toute blanche et tremblante, ma chair,
Et sur mon cœur qui t'appartient, ô mon très cher,
Brille de notre amour la rose rouge et folle !

LOUIS-HENRY DURAND
315
« Dans le soir bleu, j'ai dénoué mes longs cheveux ;
Je t'apporte ma lèvre vierge, fleur ardente,
Le rubis de mon cœur, mon âme frissonnante,
Et ces bijoux divins et purs que sont mes yeux !
« Et tu boiras mon âme toute et mes pensées,
Toute mon âme éparse et vibrante dans l'air ,
Dans les parfums mourants et dans les astres clairs,
Dans le silence et dans la brise cadencée !
« Je suis l'Amour ! Je suis le Rêve et la Beauté !
Je viens des profondeurs de ta lointaine enfance,
Rose et frêle comme elle et qui chante et qui danse !
Je suis la Vie et l'Éternelle Volupté !
« Toi qui m'aimes avec ton cœur, avec ton âme,
Viens, je suis la dernière et la première aussi,
Moi que tu poursuivis sans trêve et sans merci,
Dans les baisers et dans les yeux des autres femmes !
Et le grand soir voluptueux et parfumé
Tombait, comme une femme en des bras bien-aimés
VOIX DANS LA NUIT...
Une ivresse palpite et frissonne dans l'air,
Qui trouble le regard et fait trembler la feuille :
Et c'est toute la vie et le rêve qu'on cueille
Aux branches des rosiers et dans les arbres verts.

316
LES POÈTES HAÏTIENS
0 toi toute ma vie et toute ma pensée,
Par qui toute douleur et tout plaisir m'est cher,
Toi qui versas mon sang, toi qui broyas ma chair,
0 Rayon éternel de mon âme insensée !
0 toi mon rêve, ô mon amour, ô ma beauté,
Pour qui j'ai renié Dieu, l'honneur, la patrie,
De ton baiser ma lèvre est encore meurtrie,
Ô toi la Sainte, ô toi l'Unique Déité !
Vois : le ciel est en fête et la nuit fraîche et calme ;
Les roses, au jardin, frissonnent de bonheur ;
Le grand soleil étend son linceul sur les cœurs,
Et les baisers du vent font tressaillir les palmes.
Et je suis là tout seul, auprès de ma douleur,
Qui veille en moi comme une flamme et qui rne brûle ;
Car l'aurore est pour moi pareille au crépuscule,
Puisque tu as gardé tous mes rêves en fleurs.
Oh ! Viens, toi qui m'es tout, toi ma raison de vivre,
Toi mon amante, ma compagne, mon enfant !
Tout mon désir en moi claironne l'oliphant,
Mon cher désir qui te caresse et m'enivre !...
Est-ce toi qui, ce soir, me tente, ô souvenir ?
Pourquoi prends-tu sa voix, dis, sa voix qui me brise,
Et son regard si doux et ses lèvres exquises,
Et ses mains faites pour bercer et pour bénir ?

LOUIS-HENRY DURAND
317
Ou bien, ô ma lointaine, est-ce toi qui, souffrante
Comme moi d'un désir mal éteint et qui mord,
Descends vers moi, contre la loi, contre le sort,
Me livrer le secret de ta chair haletante ?
Toi que j'attends depuis longtemps, depuis toujours,
Tu sais que je suis tien, tu sais que je t'adore :
Je te l'ai dit cent fois et le redis encore,
A genoux, à la Nuit plus sainte que le jour.
Oh ! Viens, je calmerai tes secrètes alarmes ;
Viens reposer ton front douloureux sur mon sein.
Mes baisers, sur ton corps se posant par essaims,
Vaincront de volupté ton orgueil qui désarme !
Du frisson de ta chair mon être est altéré,
Car ta lèvre à ma lèvre est à jamais unie !
Viens, abandonnons-nous à l'ivresse infinie
Qui tombe avec la nuit en nos cœurs ulcérés !
Viens, donne-moi tes yeux et donne-moi ta bouche,
Donne-toi toute, ô mon aimée, et que le ciel
Déjà paré, ce soir, pour l'hymen éternel
Soit l'auguste linceul de l'étreinte farouche.
(Roses Rouges.)

JUSTINIEN RICOT
(Port-au-Prince, 15 mars 1889.)
A publié dam Le Matin, l'Essor, le Nouvelliste, trop
rarement, des vers marqués d'un cachet artistique et où
l'émotion sait s'allier à la fantaisie. Co-directeur de
La
Montée (hebdomadaire, 1922.)
Études au Lycée Pétion. Employé-Rédacteur (1919),
puis chef de bureau au département de l'Instruction pu-
blique (1922). Avocat (1922.)
A LA FUMÉE DE MA PIPE
Pour Louis MORPEAU.
Comme un serpent blessé qui se tord et s'allonge,
De ma pipe d'écume, en minces filets blancs,
Tu t'envoles, fumée, et tout en bleuissant,
Tu calmes ma douleur, les longs soirs où je songe.
Tu prends pour m'amuser cent formes différentes
D'objets et d'animaux, mais ce que j'aime à voir,
C'est lorsque tu décris, en un beau nonchaloir,
Le galbe harmonieux du corps de mon amante.

JUSTINIEN RICOT
319
Cette image au ciel monte, et devant qu'elle arrive,
S'évanouit, se perd comme la brume au vent,
Dans une valse lente, amoureuse et lascive
Tu chasses mes chagrins, ô sylphe que j'adore,
Quand languide et léger, et tout en serpentant,
Tu berces mes espoirs que l'illusion dore !
AU CIMETIÈRE
Viens, montre-moi la tombe où repose ta mère,
Celle qui fut pour toi la tendre et bien-aimée.
Je veux que désormais, chaque aurore allumée
M'y surprenne disant ma fervente prière.
Dépouillant mon jardin de ses roses de gloire,
La tombe flamboiera de floraisons trémières.
Je veux que la plus belle éclose en mon parterre
Soit une offrande ardente à la noble mémoire.
Et de me voir ainsi la chérir dans sa tombe,
L'Ombre me sourira d'un si divin sourire
Que naîtra dans mon cœur amoureux qui soupire,
Tout un essaim d'espoirs en vol bleu de palombes.
Ne sois pas étonnée, enfant, si dans la brise,
Un matin de printemps, à l'heure où l'oiseau prie,
Pour décider enfin ta blanche âme indécise,
La voix qui te fut chère à m'aimer te convie...
1919.

320
LES POÈTES HAÏTIENS
J'ADORE LA MUSIQUE
Pour PRICE MARS.
J'adore la musique à l'inculte harmonie,
Qui s'égrène sans frein, qui se moque de l'art,
Je n'aime pas Chopin, je n'aime pas Mozart,
Les chants du rossignol ont plus de symphonie.
J'aime le chant de l'eau dans la mousse jaunie,
Celui que fait le vent sans l'aide de Savart,
Celui d'un plat d'argent qui tombe par hasard,
L'hymne que dit l'abeille aux fleurs en agonie.
Et mon âme s'émeut quand j'entends la chanson
Que fait la rude averse aux faîtes des maisons.
J'exulte, je me pâme, et je me crois en rêve,
Quand ma porte que j'ouvre ou que je ferme, fait
Un solo trémolent à dépiter Dufay.
Ah ! les concerts sans art des flots battant les grèves !

INIQUE HIPPOLYTE
(Port-au-Prince, 4 août 1889.)
Régionaliste, poète du terroir, Pierre Bréville, de plus
en plus et sans banalités, accuse la note locale en des poèmes
pittoresques où la langue se fait chaque jour plus sûre.
Quand elle aime (1918, lever de rideau en vers) ; Le
Baiser de l'Aïeul (1921), drame local en trois actes et
en prose où il a porté à la scène de façon particulière la
question de l'hérédité (1). Articles critiques, chroniques et

contes.
Instituteur. Employé au département des Finances et
à la Présidence. Chef du service de la Recette à l'administra-
tion des Finances (1915). Avocat (1922). Membre de la
commission cadastrale haïtienne (1923-1924).
LÆTITIA, LA NOIRE
Avril est dans les champs. Mets ta robe d'indienne,
Ton collier de corail, ton « tignon » de madras
Et prends, ô Laetitia, la route quotidienne,
Car il me faut encor l'étreinte de tes bras.
(1) Vient de paraître aux Éditions de la Revue Mondiale
qui publieront, entre autres, les Poèmes d'Haïti et de France
d'Émile Roumer et des proses de Pierre-Moravia Morpeau (né
en 1900), le benjamin fécond et vigoureux de nos lettres.
Anthologie haïtienne.
21

322
LES POÈTES HAÏTIENS
Tu me rencontreras, vêtu de ma vareuse,
Un foulard à mon cou noué, la pipe aux dents,
Tu me rencontreras sur la route poudreuse,
Au bord de mon jardin que fleurit le printemps.
Je verrai de très loin l'éclat de tes dents blanches
Dans ta face camuse et couleur de la nuit ;
Sous les avocatiers aux verdoyante; branches,
Nous irons savourer l'amour comme un beau fruit.
Dans l'ivresse où, ce soir, je veux que tu me plonges,
— 0 négresse dont l'âme est pleine de douceur —
Longtemps tu me feras oublier les mensonges
Dont savent me bercer, moins naïves, tes sœurs.
VIEUX MOULIN
A Félix MASSAC.
Dans le soir bleu, comme un martyr le.moulin crie,
Mû par deux bœufs liés à ses ailes de bois ;
Durant toute la nuit l'on entendra sa voix
Gémir désolément dans la plaine endormie.
Les hautes cannes d'or longtemps accumulées,
Celles dont le feuillage ondulait dans les champs,
Après avoir rendu tout leur suc, sous ses dents,
Ne seront plus qu'un tas de bagasses brûlées.

DOMINIQUE HIPPOLYTE
323
Dans la chaudière coule à jet le vin de cannes,
Le vin mousseux, le vin sucré, le vin grisant,
Le vin qui rend hardi le naïf paysan
Et met la joie au cœur des belles paysannes
Dans l'entrelac des pins paraît la poussinière ;
Un coq a claironné sur le morne lointain...
Las d'avoir besogné du soir jusqu'au matin,
Rendus, les paysans regagnent leur chaumière.
Sous le ciel safrané par l'aurore vermeille,
Le vieux moulin s'est tu qui criait dans la nuit.
Dans la ferme déserte, on n'entend qu'un seul bruit :
Le ronflement rythmé du gérant qui sommeille.
CAZEAU
A Charles MORAVIA,

Je vous ai vu jadis : vos arbres étaient verts ;
Vous étiez pittoresque avec vos toits de chaume ;
Vos effluves, le soir, étaient chargés de baumes
Et vos mapous géants m'inspiraient que de vers !
J'aimais voir, à pas lourds,—s'en aller dans vos plaines
Les vaches dont j'ai bu le délectable lait ;
En quête de leurs veaux, — graves, — elles meuglaient
Et l'on voyait dans l'air fumer leur blanche haleine.

324
LES POÈTES HAÏTIENS
Près du moulin rustique aux deux ailes de bois,
Que de soirs j'ai passés buvant du jus de cannes,
Flirtant et caquetant avec vos paysannes
Qui ne connaissent plus leur ami d'autrefois.
Que de fois j'ai rêvé sous vos frais bayahondes,
Un Bourget à la main ou parfois un Hugo !
Que de fois j'ai crié devant l'immense écho
Tout mon bonheur de vivre et mon amour du monde !
C'est sous vos quénépiers que j'ai connu l'amour,
La douceur contenue en une main de femme ;
C'est dans vos verts sentiers que j'ai senti mon âme
S'ouvrir à la beauté comme les yeux au jour.
J'avais gravé deux noms en quatre initiales
Sur le tronc d'un manguier que l'orage a détruit ;
Vos agrestes vergers étaient semés de fruits
Et vos bois conviaient aux choses nuptiales.
Àh ! c'était en avril et j'avais dix-sept ans ;
Votre soleil faisait bouillonner dans mes veines
Le sang pur et vermeil de ma race africaine ;
Mon être fleurissait ainsi que le printemps.
Mais aujourd'hui ma vie est triste, désolée ;
Les souffrances m'ont fait un cœur désabusé,
Ce n'est plus sur mon front de sonores baisers
Comme au temps où j'errais dans vos longues allées...

DOMINIQUE HIPPOLYTE
325
Et c'est pourquoi, Cazeau, mes yeux voient autrement
Vos sites dont mon cœur fut souvent nostalgique ;
J'espérais y trouver le calme léthargique,
Mais vous avez accru mon désenchantement.
LE FOYER
A Mlle C. B.
Il pleut, ce soir d'avril. J'ai fermé la fenêtre
Pour que, dans mon logis, le vent froid ne pénètre,
Le vent qui fait craquer le bois des quénépiers.
Mon chat vient doucement se frotter à mes pieds :
Sa féline caresse est tiède et bienfaisante ;
Le sommeil, sur mes yeux, met sa main apaisante,
Et voilà que je vois, dans un rêve, passer
Ta svelte silhouette — ô Sœur de mes pensers,
0 toi pour qui je veux quitter la solitude
Où je suis attaché par la longue habitude !
C'est dans notre foyer, ce soir, que je te vois ;
Tu m'appartiens ; mon anneau d'or brille à ton doigt ;
La maison est coquette et bien loin de la ville ;
Nous n'y percevons point l'écho des voix serviles ;
La Douceur et l'Amour en gardent tous les seuils
Contre le Doute affreux, dispensateur des deuils.
Sous les palmiers, dans notre cour, un jet d'eau pleure ;
Au mur, quelques portraits ; un cartel chante l'heure :
Des vases pleins de fleurs, des livres, des journaux,
Et des fauteuils moelleux, et notre piano

326
LES POÈTES HAÏTIENS
Où tu sais dévoiler ton cœur fol et mystique
En faisant de la douce et troublante musique ;
Un berceau vide encore ; un grand lit, un divan,
Et des rideaux légers où s'engouffre le vent.
C'est là notre logis... Dans ce charmant asile,
Nous menons une vie agréable et tranquille.
Calme, mystérieux, voici venir le Soir...
Tu passes dans mon rêve avec un frais peignoir
De mousseline blanche à collerette mauve.
Couché sur le divan placé dans ton alcôve,
Rêveur, je te regarde aller et revenir,
Infiniment heureux de nous appartenir,
Afin que le lien soit fort qui nous attache,
L'Amour s'est assigné, pour incessante tâche,
De me rendre plus doux, d'attendrir ta beauté.
H pleuvine au dehors ; tu prépares le thé,
Le thé de citronnelle et d'odorant gingembre
Qui va nous réchauffer du vent froid de décembre ;
Nous le buvons, et puis, près de moi, tu t'asseois ;
Je défais tes cheveux, je joue avec tes doigts ;
Ton rire est clair, et dans la nuit enchanteresse,
Voluptueusement, dans mes bras, je te presse.
L'ombre est partout ; frémissante, tu t'alanguis,
En murmurant des mots divinement exquis.
Une cloche a sonné... L'enchantement s'achève.
Dieu ! pourquoi faut-il donc que finisse un beau rêve !...
(Les Chansons du Cœur.)

LÉON VIEUX
(Port-au-Prince, 18 août 1889.)
Sa caractéristique est de vouloir transposer en poésie,
avec sonorité, les scènes de la vie paysanne, les gloires et
les paysages de chez nous.

Études commencées chez les Frères de l'Instruction chré-
tienne et poursuivies au Lycée Pétion. Soldat, a pu voyager
dans l'intérieur du pays, d'où il a rapporté des « choses
vues ». Greffier en chef au Tribunal d'appel de l'Ouest
depuis
1918.
SAINT-MICHEL DE L'ATALAYE
Aux portes d'un village, aux barrières d'un bourg,
S'étend une savane immense et toute nue ;
Et dans les profondeurs, descendant de la nue,
Le vent, en murmurant, fait un bruit de tambour.
Nul arbre. Nul abri : la terre est sans labours :
Ce désert d'herbe fine et de flamme exténue ;
On y voit une bande éparse et continue
De chevaux et de bœufs cheminant à rebours.
Dans l'air resplendissant d'étincelles qui brûlent,
De larges oiseaux noirs, au bec roide circulent,
Dont les cris alternés énervent de strideur.

328
LES POÈTES HAÏTIENS
Et parfois il en est, dans la vaste savane,
Qui s'en vont se poser, sans aucune frayeur,
Becquetant une plaie, au dos saignant d'un âne.
TOUSSAINT LOUVERTURE
Or, libre, tu souffrais encor de l'esclavage !
Dans ton grand cœur tout plein du sang de Varada,
Et d'un orgueil barbare, ô vieux Toussaint Bréda,
Ton amour du pays se révoltait de rage.
Saint-Domingue songeait, furieuse et sauvage !
La Métropole, ô Chef, en vain te commanda !
Sans jamais craindre, un jour qu'on ne t'appréhendât,
Tu bravas Bonaparte et l'accablas d'outrage.
Rejeton de Guinou, roi de la Côte-d'Or,
Jeté de l'Ile serve en France, dans un Fort
On étouffa l'éclat de ta gloire éternelle.
Héros, tu fais grandir notre énergique espoir !
Car l'Histoire a dressé pour la race nouvelle,
Le formidable aspect de ton visage noir.
AU PRINTEMPS
Les bourgeons ont crevé l'écorce maternelle ;
Les arbres pleins de sève ont l'air d'être tremblants ;
Les monts ont des vapeurs s'enroulant à leurs flancs ;
La Nature est en joie, et la vie est une aile.

LÉON VIEUX
329
De troublantes senteurs s'exhalent d'arbres verts,
Des manguiers aux rameaux lourds de grappes de man-
[gues,
Des forêts où les bœufs lissent avec leur langue,
Leurs dos velus et noirs et de bave couverts.
Et des vents, et de l'eau des sources en murmure,
Se dégagent, profonds, le charme et la fraîcheur ;
Et l'on voudrait s'étendre, ayant le calme au cœur,
Dans l'éclat verdoyant des touffes de verdure.
Un resplendissement de lumière de feu,
Court sur la vastitude immense de la plaine —
D'innombrables oiseaux, chantant d'une voix pleine,
S'envolent en essaims vers le firmament bleu.
Dans l'air monte en flocons une épaisse fumée
Qui met une ombre noire à l'or clair du soleil,
Partout, c'est la beauté, c'est l'écho du réveil,
C'est l'ardeur du printemps dans les champs ranimée.
On voit les paysans de vareuse vêtus,
Soucieux des efforts de la lutte sans trêve ;
Ils se disent entre eux des paroles de rêve ;
Leurs yeux ont des regards de plaisirs inconnus.
Coiffés de grands chapeaux de paille des Tropiques,
Les uns se sont courbés sur le sol enchanté,
Ils impriment aux houes, avec agilité,
Des gestes drus d'ensemble et comme automatiques.

330
LES POÈTES HAÏTIENS
D'autres, frappant des mains et par moments dansant,
Murmurent des chansons dans le lambi sonore.
Ils sont heureux de voir tous les germes éclore,
Les vertes frondaisons d'avril efflorescent.
Esclaves résignés de la glèbe natale,
Ils ont la jouissance intime du bonheur.
Quand ils font la combite (1), inlassables lutteurs,
Ils se sentent l'élan de l'âme végétale.
Ils n'ont point, ces héros d'un utile travail,
La vaine illusion d'une inutile gloire.
Ce sont des possesseurs de foi qui réconforte.
Rien ne peut ébranler leurs solides espoirs,
Aux minutes de deuil qui les font se douloir,
Aux heures de tourments que l'infortune apporte.
C'est avec plus d'ardeur et plus de volonté,
Que, parfois, quand les frappe une rude tempête,
Doux, ils recommencent « la culture ft défaite,
Pour accomplir les vœux du Dieu d'éternité.
(1) Réunion où l'on dîne et danse après le travail des
champs.

VOLVICK RICOURT
(Cap-Haïtien, 4 octobre 1893.)
A publié dans L'Essor, Le Matin, etc., des vers d'une
grâce imprécise et nuancée, « d'une mélancolie rêveuse et
berçante » qui l'apparenteraient, au dire de Louis Dantin,
au poète franco-canadien Nelligan.

Études au Cap-Haïtien. Chef de bureau au département
de l'Intérieur (1915). Violoniste.
PLUIE D'AUTOMNE
A M11e N...
Mon amour est comme un enfant agenouillé
Qui pleure... Je suis seul... Il pleut... les lys mouillés
S'égrènent sous la pluie... et les fleurs sont des nonnes
Dans le jardin silencieux du bel automne...
Mon âme est loin ! Je sens qu'un peu de moi s'en va,
S'en va vers celle qui loin de moi s'exila !...
Il pleut... Je suis tout seul et voici que je pleure
Car son amour s'en est allé comme un vain leurre !...

332
LES POÈTES HAÏTIENS
Si je pouvais mourir, car je n'ai plus ses yeux !...
... Nul passant dans la rue... il fait si triste... il pleut;
On entend sur les toits tambouriner la pluie...
Il pleut dans le jardin... Les fleurs sont endormies.
Un violon sanglote un doux nocturne en la,
Poncivement pleureur, si flou qu'il me troubla...
Est-ce un dieu blessé qui soupire à ma porte ?
Il pleut... et le jardin, demain, aura des mortes !...
AU CLAIR DE LA LUNE
A Pierre BRÉVILLE.
Le souvenir de mon enfance,
Ce soir, au clair de lune, danse,
Au rythme poncif des chansons,
Des farandoles où, garçons
Et fillettes en robes blanches...
S'en vont follement sous les branches...
— Dans le soir, on dirait des dieux,
Faisant des jeux mystérieux ;
Les uns voulant cueillir les lunes
Éparses sous les branches brunes,
Les autres, effeuillant des fleurs
Sur l'eau pour faire des odeurs...
Je vois, ce soir, ma chère enfance
Dans le clair de lune, qui danse,
Et j'entends sous les ajoupas

VOLVICK RICOURT
333
La ritournelle des sambas,
Sous les arbres des devinettes
Et les naïves chansonnettes...
Des enfants aux gestes frileux,
Attentifs aux beaux contes bleus.
Dans le vent léger, les vareuses
Sont comme un jeu d'ailes peureuses...
Les grands se moquent plaisamment
D'un vieux, dupe ou d'un fol amant...
Ô les voix troublantes et grêles
De ces paysannes si belles
Cadençant leurs jolis refrains
Par de clairs battements de mains !
0 la caresse de la lune
Sur leurs seins nus, couleur de prune !
Je te vois, mon enfance, au fond
Du bois fleuri, clair et profond,
Rêvant de grandes épopées,
Faire pour les gars des épées,
Des lances en bois, des chevaux
Et des longs fifres en roseaux.
Ô soirs éclos dans les romances,
Je pense à vous dans mes souffrances.
Je pense encore à vous, ce soir,
Où j'ai vu mourir mon espoir,
Où, dans le clair de lune danse
La ronde blanche de l'enfance.

334
LES POÈTES HAÏTIENS
PAYSAGE MÉLANCOLIQUE
A Mlle N...
11 fait triste. Il fait triste au grand jardin d'or vert,
Et la plaine au lointain comme une mer ondule.
La sonate du soir passe au vitrail ouvert...
L'heure est très douce... Il pleut des fleurs au crépuscule.
Le soir est la fournaise ardente des baisers...
Voici l'heure troublante où l'on sent pleurer l'âme,
Où les rêves au cœur ne sont plus apaisés,
Car l'oiseau de l'Amour y brode un chant de flamme,
C'est l'heure sainte... Extase..On prie... On rêve...Il pleut
Des chants d'amour mystique aux fontaines songeuses :
C'est l'Angélus au ciel, au bois... Comme il fait bleu...
La brise emporte au loin de pâles voyageuses...
Les étoiles, au ciel, sont des roses de feu...
Les violes de nuit sanglotent leur romance...
Fermons nos yeux... Dormons, car notre âme s'émeut...
Le chant du Rêve traîne au jardin du Silence...
LA PROMENADE MÉLANCOLIQUE
Écoute la brise
Qui brode une exquise
Chanson

VOLVICK RICOURT
335
Avec mignardise...
Mais sa voix se brise,
Lison,
Et dans la nuit grise
Le vent passe et grise :
Passons !...
Ce soir, les roseaux
Tremblent, près des eaux :
C'est l'heure !
Viens ! Le vent falot
En un long sanglot
Effleure
Les rêves trop beaux
Et fait, sans nuls maux
Qu'on pleure !...
DUO
Mi gnonne, Tintoret t'eût prise pour modèle !
Pour ta grâce onduleuse et lente, Praxitèle
Te croirait une sœur de ses tendres Vénus.
Dis ? Ton Prince Charmant n'est-il donc pas venu ?
Il t'appelle ?... C'est moi !... Chère, veux-tu le ciel
Et des étoiles ? Prends mes yeux !... Tu veux du miel ?...
Oh ! prends ma bouche ! Et puis tu sais combien je
[t'aime !
Chère, écoute ! A la fleur le vent dit un vieux thème !

33
LES POETES HAÏTIENS
6
Si tu veux, nous pourrons en bons musiciens
Faire un air varié, sur le thème ancien
De l'amour, en bémol... Je jouerai de la flûte...
Elles s'écouleront doucement, les minutes !
Je mettrai des points d'orgue au milieu du solo.
Près du sommeil des fleurs, nous aurons le halo
Du Rêve sur nos fronts... Je t'aime ! Mais... je n'ose !
Faisons, pour exercer nos lèvres virtuoses,
Un délirant finale en gai pizzicato
Avec nos baisers fous... Nous irons en bateau
Vers la terre lointaine où s'exilent les fées !
Je te vois jolie et de fleurs blanches coiffée !...
Ah ! que ce soir est beau !... Chère, parle-moi bas...
Parle !... L'Amour me grise et je sens mon cœur las !
(Bouquets de Printemps.)

LOUIS MORPEAU
(Aux Cayes, 28 janvier 1895.)
Collaboration à la presseport-au-princienne (1913-1921).
Un des rédacteurs-fondateurs d'Haïti Intégrale (1915),
journal patriotique supprimé par la Cour martiale pré-
vôtale américaine et condamné à mille (1.000) gourdes
d'amende (1).

Pages de Jeunesse et de Foi (1 vol. 1919), Une Œuvre
de pitié Sociale (brochure en faveur des cantines scolaires,
1919), Anthologie Haïtienne des Poètes contemporains
(1904-1920), (Port-au-Prince, 1920, 1 vol.), L'ENTERRE-
MENT DE LA MERLASSE, Conte (1 plaquette de luxe, hors
commerce, Paris,
1924).
Humanités au Collège Saint-Martial et an Lycée
National (1913). Avocat du barreau de Port-au-Prince
(1916). Employé au département de l'Instruction publique
(1914-1915). Professeur de grammaire (1914-1918), puis de
lettres (1919-1921) au Lycée National Pétion oh il intro-
nisa le drapeau national dans ses classes et créa la nou-
velle bibliothèque de l'Établissement. Président de la Section

de la Bibliothèque de l'Écolier Haïtien de l'A. M. C.
E. (2), reconstitua la bibliothèque de la Société
(1919).
Président de la section de Littérature et d'Arts haïtiens
(1) La gourde vaut près de quatre francs. Le directeur,
M. Élie Guéris, et l'administrateur du journal, M. Félix
\\ iard, condamnés à cent trente (130) jours de travaux
forcés, furent libérés après le paiement de l'amende.
(2) Association des Membres du Corps Enseignant.
Anthologie haïtienne.
22

LES POÈTES HAÏTIENS
338
de VA. L. P. (1) (1920), organisa avec le concours des
membres de la section, un Cours de Littérature haïtienne,
à l'adresse des classes supérieures du Lycée, conférences
gratuites et ouvertes au public, d'ailleurs.
Sous-inspecteur des écoles de l'arrondissement de Port-
au-Prince (1921 -1922). Séjourne à Paris depuis septembre
1921. Conférences et discours à Paris et dans les départe-
ments sur Haïti, Les Questions Noires, Pierre Loti,
Renan, etc.
Études, articles, chroniques sur Haïti, son histoire lit-
téraire, son histoire politique, sa situation économique, etc.,
au Mercure de France, aux Nouvelles Littéraires, à
Floréal, La Muse Française, La Revue Historique,
La Revue Mondiale, La Revue de l'Amérique latine,
Choses de Théâtre, La Revue Contemporaine. Le Monde
Nouveau, La Revue des Cours et Conférences, La Revue
Nationale, La Vie des Peuples, L'Intransigeant, Le
Courrier des États-Unis (New-York), L'Amérique latine,
Le Nouvelliste de la Pointe-à-Pitre (Guadeloupe), L'Infor-
mation Universitaire, Comœdia, La Meuse (Liège).
Membre adhérent de la Société des Gens de Lettres de

France et de la Société des Poètes français (août 1922),
Membre de la Société de Sociologie de Paris (avril 1924),
Membre du Comité Fondateur international de la Maison
de l'Amérique Latine (décembre 1923), Vice-Président
de la Ligue universelle pour la défense de la Race
Noire (juillet 1924.)
Poèmes au Bon Plaisir (Toulouse), L'Ermitage (nou-
velle série), etc.
(1) Amicale du Lycée Pétion, société reconnue d'utilité
publique.

LOUIS MORPEAU
339
POÈMES A L'AIMÉE
I
Si j'étais poète, ô regrets !
Dans des sonnets
Comme un vase myrrhin ouvrés,
J'aurais vanté
Ses grâces flexueuses et
Souples et fragiles.
Et comme ces camées
Sertis de perles, d'opales et
De diamants,
J'y aurais enchâssé
Des vocables incomparables,
Et plus tard, après des ans
Très nombreux, un scholiaste commentant
Mes vers, l'aurait comparée
A Cassandre, dame de pré,
Que Ronsard a chantée.
Mais je ne suis pas poète.
Et pour elle dont
Les yeux sont profonds
Comme ceux des Madones,
Je ne puis brûler
Le pur encens de mon hommage
Que dans l'impure cassolette
De la vile prose.

LES POÈTES HAÏTIENS
340
II
Si j'étais poète !
Insufflant dans
Des mots nuancés
Mon très fervent
Amour, j'aurais redonné
La vie à celle
Dont elle
Est le double,
La Marquise jouant
De l'éventail
Avec l'aisance
Souveraine
Dont elle a,
Seule, hérité,
La Marquise poudrée,
Des assassines au coin
De la bouche,
A la pointe des seins
Des mouches,
La Marquise aux doigts fuselés,
Laissant voltiger
Sur ses lèvres fardées
Un sourire d'ennui,
Et dans ses yeux passer

LOUIS MORPEAU
341
Des rêves très
Lointains et qui,
A son « bien bon » pâmé
A ses pieds, lancerait
Quelques traits exquis,
Acérés.
Je ne suis
Pas poète... Mais je puis
Très humblement
Vous offrir mon cœur,
Marquise qui,
A la Cour
Du grand Roi,
Aux sons grêles et doux
De Gluck ou
De Rameau,
Dansâtes
Le pavane et
Le menuet
III
Mon âme était une chapelle fleurie de roses,
Toutes les sortes de roses,
Roses rouges, roses roses,
Roses blanches, roses trémières,
Toutes les sortes de roses, te dis-je,
Et dédiée à une sainte très aimée.

LES POÈTES HAÏTIENS
342
Et je m'en étais élu le gardien dévotieux.
La brise faisait vaciller
La petite flamme dorée
Des cierges qui y brûlaient
Et des étrangères y voulaient
Pénétrer.
De mes mains pieuses j'ai redressé
Les cierges et écarté
Les étrangères et j'ai
Longtemps en vain espéré
Ta venue.
Quand tu es enfin venue,
Le sanctuaire s'était
Pourtant paré
De ses bijoux,
De ses dentelles,
D'un air de fête aussi,
Et tu te conduisis
Comme une hérétique.
A UNE DAME BLANCHE
Mon âme est une basilique
Que hantent les souvenirs,
Où, parmi les reliques,
Me sourit l'avenir.
Vitraux et verrières,
Clairs,

LOUIS MORPEAU
343
Étincellent ;
Y sommeillent
Les oraisons d'autrefois
Dites
Au pied d'idoles mortelles,
Souples et belles,
Il semblerait créoles.
Ne les réveillez point !
Et que des lys les floraisons
Ne pâlissent de la cueillaison
Des tropicales roses rouges.
En mon âme plus rien ne bouge
Des hiers abolis,
Car tes mains sont des lys
Pâlis.
Mon âme est une basilique
Pleine de chants nostalgiques
Chantés par des voix angéliques
De femmes que sans doute j'aimai.
Mais tu as passé
Et malgré les souvenances
Plus n'existe en ce monde d'apparences
Que ton sourire.
Tu as purifié mon cœur
Des charnelles ardeurs.
Patriciennes et calmes,
Autant que des palmes
Dirait-on,

344
LES POÈTES HAÏTIENS
Sur mon front
Tes mains glissent.
Mon âme est une basilique
Imprégnée de parfums,
Où les reliques
Sont les souvenirs défunts,
Où s'érigent des candélabres d'or
Qu'arabesques et ciselures adornent,
Basilique qu'en ta splendeur printanière et fine
Tu illumines
De ton sourire et de ton regard,
0 femme que j'ai rêvée madone !
(Le Recueil pour Madeleine.)
NOSTALGIE
A Madame la Duchesse de Baufïremont.
I
Votre parc est une cathédrale gothique ;
Vos marronniers ont l'air de colonnes antiques ;
Deux petites filles en robe blanche et rose
Se promènent dans l'allée, portant des roses,
— Violettes et lilas plein les bras, en trophée, —
Vos deux petites filles, on dirait des fées !

LOUIS MORPEAU
345
Et mes yeux s'enchantent des couleurs apâlies
D'un ciel d'opale. Oh ! sanglotante nostalgie.
Le crépuscule est sanglant ; du vent dans les orges
Tout mon pays de soleil me monte à la gorge.
Marronniers de Brienne fleuris et anciens
0 manguiers vert et or du pays haïtien !
II
Du parc le sable fin des allées ratissées
Craque. Une robe blanche. Des cheveux très noirs.
On voudrait bien, en tournant la tête, savoir
Quelle est la femme qui, ce matin, est passée.
Opulente, sa chevelure est caressée
D'un rayon de soleil. On peut encore voir
Au loin sa démarche eurythmique et s'émouvoir
De ses grands airs désenchantés de délaissée.
On ne la voit plus. Mais en moi des souvenances
S'éveillent malgré les trompeuses apparences,
Car une créole, là-bas, aussi passait...
Frangipaniers et flamboyants magnifiques
Lui faisaient un décor de splendeur nostalgique...
En moi saigne la blessure qui s'effaçait...

346
LES POÈTES HAÏTIENS
m
Dans l'île lointaine, je rêvais de Versailles ;
Sous le dôme ombreux et feuillu des manguiers
J'évoquais le fin feuillage des peupliers
Qui, le long des bruyantes avenues, saillent.
Je ne sais quelle âme, parfois, en moi tressaille
De marquis à talons rouges réincarné
Là-bas, dans le soleil, en un fils basané
Des Tropiques. En moi des violons défaillent.
Aux sons frêles des clavecins, j'ai dû danser
La pavane et le menuet, j'ai dû me glisser
Dans des parcs anglais, aux soirs de fêtes galantes,
Et faire à la Pompadour, sous les marronniers,
Des aveux émouvants et d'une voix troublante...
... Plus ne m'enchanteront les sveltes palmiers !
(Château de Brienne, août 1922,)
SONNET EN BLANC MINEUR
A une première communiante.
I
Le chant monte : « Le ciel a visité la terre ».
Mon âme, laisse les mots divins remuer
De filiales remembrances et rallumer
Ta foi d'hier, ardente, en la chrétienne chimère.

LOUIS MORPEAU
347
Ne te semble-t-il pas ouïr, comme en sourdine,
L'aérienne symphonie de radieux
Séraphins faisant comme un bruit d'ailes soyeux.
La première hostie est dans sa blanche poitrine.
Une candeur s'évapore tel un parfum.
Figure de missel digne des temps défunts,
Enfant si pure, à l'âme de neige mystique,
Qui psalmodiez des cantiques dévotement
En cette sonore et discrète basilique,
Vous êtes le tabernacle du Dieu vivant !
DOUZAIN EN BLANC MINEUR
II
Candeur, pieuse gravité, fraîcheur liliale,...
Tout est innocence et semble de neige pâle,
Cierge blanc, voile moins blanc que votre cœur...
Vous êtes une symphonie en blanc mineur.
Chère enfant aux beaux yeux, quelle vision heureu
Donc vous immobilise, extatique et songeuse ?
Roses, rubis, diamants aux mains, tout souriant
De vernale clarté, l'Avenir vous attend.

348
LES POÈTES HAÏTIENS
Petite fille au profil fin de Damoyselle,
Toute rose, si frêle en vos claires dentelles,
Requérez, mystique enfant, qu'aujourd'hui, sans fin,
L'on vous offre et donne des lys à pleines mains !
AUTRE SONNET EN BLANC MINEUR
III
Les roses veloureuses et les lys candides
Sont éphémères encore plus qu'odorants.
Leurs aromes légers, endormeurs ou grisants
Ne nous sont jamais que des délices rapides.
Aussi j'ai prié Celui qui est la bonté,
La beauté, la clarté, de m'être secourable
Et d'aider le poète à faire, en vérité,
Avec des fleurs verbales un bouquet durable.
Hosanna ! Hosanna ! Dans le vaste parterre
Des mots Il m'a guidé. Ses doigts de lumière
M'ont désigné, — des colombes battaient des ailes, —
Toute une floraison de roses et de lys.
Et j'ai cueilli les mots les plus frais, assortis,
Pour vous qui fûtes neige et fraîcheur sans pareille. •—■
(Basilique Ste-Clotilde, 22 mai 1924.)

LOUIS MORPEAU
349
IL EST DES MOTS...
Il est des mots rares ou nuancés, caresseurs comme
des mains patriciennes vous effleurant les cheveux,
doux autant que ces voix au timbre d'argent dont parfois
on se languit, mots frôleurs ainsi que de furtifs baisers :
amour, volupté, bonheur...
Mélopées créoles... chansons slaves... Chopin...
Noms de femmes aux grâces fragiles et souples et
flexueuses: Lucienne,Suzanne,Isabelle ; ardentes et fris-
sonnantes : Gisèle, Alice, Carmen, Jeanne, Madeleine...
Noms de fleurs épanouies, éphémères et odorantes :
jasmins, roses, narcisses, anémones, tubéreuses...
Noms de couleurs, opalines comme tes yeux pers
au ton assourdi, tes yeux glauques, tes yeux vert-chan-
geant telles des sources au tapis caché d'herbes marines,
ou bien éclatantes, on dirait de rouges bérets posés sur
des cheveux d'un or bruni.
Mais un seul mot résume le charme et la nuance, la
grâce et la beauté : ton nom.
BALLADE EN PROSE
Le froid hiver avec ses brouillards et ses brumes règne.
Vois. Les jardins et les parcs n'ont plus la grâce
qui s'effeuille de l'automne.
Les statues sont blanches de givre, et elles frissonnent,

350
LES POÈTES HAÏTIENS
les femmes de marbre ou de bronze qui profilent leurs
lignes dans la perspective défleurie des allées.
Dans les rues passent, frileuses, des formes divines
certes, que telles on devine, car l'hiver glacé les a emmi-
touflées de fourrures qui, aux doigts, ont le moelleux
de chaudes, soyeuses et souples chevelures d'or bruni,
ou pâle comme la tienne.
Le dur hiver est maître !
Et voici que tu m'apparais, petite amie en floraison !
Et parce que tes joues ont gardé leur roseur, que ta
voix est chantante, chaude, douce à entendre, qu'en
toi vit tout un charme nostalgique et que mon jeune
cœur s'illumine des feux du soleil de là-bas, l'hiver a
disparu !...
A mes yeux qui s'émerveillent s'évoquent les temps
où l'air s'embaume d'une senteur de rose, de muguet
et de jasmin.
Petite amie, une heure, par toi lé printemps a refleuri!
ENVOI
Princesse, c'est en vers que j'aurais dû te dire ces
choses, en vers ciselés ainsi que des coupes d'or fin
ou musiciens autant que des sonates.
Mais une créole avait ravi mon âme. Depuis que je
l'ai laissée là-bas, dans l'Ile lointaine de soleil et d'éter-
nelle verdure, Princesse, même aux princesses je n'écris
qu'en prose.

CHRISTIAN WERLEIGH
(Cap Haïtien, 4 septembre 1895.)
Notre Drapeau (1 plaquette, conférence, 1920) ; Tout
pour le Roy, pièce de théâtre dans laquelle est mis en
scène le roi Henri Christophe (1807-1820). Poèmes à
L'Informateur Haïtien, au Nouvelliste, etc., aux qualités
de simplicité, de couleur locale et de musicalité délicate.
Études chez les Frères de l'Instruction chrétienne et
au Lycée du Cap. Répétiteur, puis professeur à cet éta-
blissement depuis
1916. Étudiant en droit.
Ni Contre la balustrade (poésies) ni La Rampe fleurie
(théâtre en vers) n'ont encore trouvé leur éditeur.
SOIR
Les cieux étaient si beaux dans leur décor rosé,
L'azur était si pâle avec ses teintes roses
Qu'on eût dit un jardin de bleuets et de roses
Confondus dans l'espoir d'un immortel baiser.
Mais peu à peu, dans le ciel rose et diaphane,
Voici qu'un souffle défleurit les pâles lys ;
Et défaillant, comme une rose qui se fane,
Le crépuscule a peur d'ouvrir ses yeux pâlis,

352
LES POÈTES HAÏTIENS
Pour ne pas voir sourire, accoudé sur le morne,
Demi-voilé comme l'Archange de l'Espoir,
Pensif comme l'Amour en deuil, le Soir, le Soir
Qui doucement, ouvrant ses ailes d'un air morne,
Met à son front divin un beau croissant d'or fin,
Et pour laisser flotter dans l'azur mat, ses voiles,
Déploie avec une lenteur de séraphin,
Son large manteau noir tout parsemé d'étoiles.
SOLEIL COUCHANT
L'ostensoir du soleil descend très lentement
Avec une beauté qui veut qu'on la contemple,
Puisque pour disparaître en dédorant son temple
Dont le morne est l'autel, il s'arrête un moment...
Et les oiseaux du ciel osent chanter à peine,
Et les arbres muets dans leur espoir secret,
Devant leur dieu qui les bénit comme à regret,
Se courbent, dirait-on, sous le poids d'une peine...
Un silence où l'on sent passer un long soupir,
Plane comme un adieu lassé sur la campagne,
Et l'astre disparu, le regard l'accompagne
Dans ce dernier rayon que l'on voit s'assoupir.
Et tandis que la terre est gravement morose,
Il s'épand sur le ciel rosé, par endroits blanc,
Divinement fleurie en un azur troublant,
La suave beauté d'un crépuscule rose.

CHRISTIAN WERLEIGH
353
POÈTE DES DÉPARTS
Partir, c'est mourir un peu.
Edmond HABAUCOURT.
Vous avez lu mes vers de rêve et de tendresse,
Vous avez lu mes chants qui vont vieillir, épars,
Comme un palmier coupé dont le tronc noir se dresse,
Et vous m'avez nommé poète des départs.
Poète des départs !... c'est vrai, je me rappelle
Que j'ai toujours chanté les départs, les adieux,
Et que mon pauvre cœur fut toujours la chapelle
Où la Douleur venait essuyer ses beaux yeux...
J'ai si souvent senti dans la minute brève
Ce qui se brise au cœur quand la voix dit : ad'eu,
Et j'ai vu si souvent l'éternité d'un rêve
Tenir dans un sanglot qui s'élance vers Dieu !
J'ai vu des pleurs couler sur tant de mains jolies
Et dans ces maux, j'avais, moi, de si belles parts
Que j'ajoutais gaiement : et des mélancolies
Lorsque vous m'appeliez : poète des départs...
C'est vrai, le moindre adieu m'a toujours laissé triste.
C'est vrai... c'est vrai... mon cœur en était attristé
Quand un bateau soufflait et mon âme persiste
A bénir sa douleur après que j'ai chanté...
Anthologie haïtienne.
23

354
LES POÈTES HAÏTIENS
De ces instants amers, j'ai plus d'une relique
Et la douleur m'a pris si bien pour son enfant
Que même mon bonheur sera mélancolique
Et mon hymne d'amour, rarement triomphant...
A d'autres, les beaux vers où le bonheur s'allie
Aux charmes captivants du Rêve et du Baiser !
Pour moi la vie est fleur de la mélancolie
Et je l'ai respirée avec mon cœur brisé.
Je suis le prêtre triste et pourtant qu'on diffame,
Mais je crois à l'amour, mais je crois au beau ciel,
Mais je crois au bonheur, à l'Enfant, à la Femme,
Et je dis que chanter, c'est là l'essentiel...
Je porte fièrement le deuil d'un cœur morose,
Et lorsque je mourrai de mes maux, de mes fers,
Je veux, moi qui respirais rarement les roses,
Je veux que mes restes, longtemps, en soient couverts.

EMILE ROUMER
(Jérémie, 5 février 1903.)
Le benjamin de nos poètes si Pierre Morpeau l'est de
nos journalistes. Études à l'Institution St-Louis-de-Gon-
zague de Port-au-Prince. Séjours à Paris et à Manchester
où il s'initie à la littérature anglaise et à la poésie française

moderne.
Poèmes d'Haïti et de France « triviaux et mystiques »,
ironiques et fantaisistes, avec des notes d'un pittoresque
parfois un peu capricant. Y use de quelques récentes
conquêtes prosodiques.
AREYTOS (')
A Louis Morpeau.
Ta chair brune fleurit dans l'ombre du hamac,
ta chair brune, sans pagne, Higuamota la douce (2)
<—■ L'Esprit des Eaux rugit à travers le ressac...
ta chair brune, sans pagne, Higuamota la douce,
la lune est un arc d'or dans le clair firmament,
regarde ! ses rayons bleuissent sur la mousse.
(1) Chanson en langue indienne.
(2) Cacique ou reine à'Ahïti (xvie siècle). De son vrai
nom, Higuenamota.

356
LES POÈTES HAÏTIENS
La lune est un arc d'or dans le clair firmament,
tes yeux sont un étang profond baigné de lune
et j'y plonge mes yeux d'amour profondément.
Tes yeux sont un étang profond baigné de lune,
je tiens entre mes bras ton beau corps parfumé
des fleurs où ce matin tu roulas ta chair brune.
Je tiens entre mes bras ton beau corps parfumé
des lianes en fleurs dont tu tresses ta couche,
la pulpe de ta lèvre a le goût du mamey (1).
Des lianes en fleurs dont tu tresses ta couche
un arome subtil se dégage troublant ;
j'en recueille l'essence au baiser de ta bouche.
Un arome subtil se dégage troublant,
et grisé de cactus l'Esprit des eaux divague.
Écoute, l'écho vibre à son rire insolent.
Et grisé de cactus l'Esprit des Eaux divague,
ta chair au grain soyeux, délicieuse au tact,
— Je donne à ton beau corps le rythme de la vague...
Ta chair brune fleurit dans l'ombre du hamac.
(1) Abricot en langue caraïbe.

ÉMILE ROUMËR
357
ÉLÉGIE
Musique près des flots dans la fraîcheur des nuits !...
Ces vers, je les écris pour toi comme un nocturne
où des femmes viendraient, nonchalantes, au puits
des songes pour emplir, hiératiques, leur urne
où semblent s'effeuiller les roses des baisers.
D'étranges nénuphars émergent des eaux calmes,
le nocturne sanglote aux cœurs inapaisés,
il s'éplore troublant au bercement des palmes.
Grave, ferme tes yeux de rêve, exquisement,
pour que de longs baisers en glissant sur tes tresses
t'alanguissent, dolente, au frais chuchotement
de vers tristes et doux ainsi que des caresses.
SOIR D'HAÏTI
DIZAIN
Sur la mer se projette une blanche terrasse
dans un écroulement de fleurs. — On s'embarrasse
aux branches. La secousse où neigent les rosiers
fait courir un frisson d'amour... Extasiés,
— La nocturne douceur est féminine presque...
Nous humons on dirait une senteur moresque

358
LES POÈTES HAÏTIENS
des pétales froissés dans l'ombre s'élevant :
paix des voiliers au port, brumes, chanson du vent,
écume lumineuse à la crête des vagues,
le velours de la lune au bleu des lointains vagues.
DIZAIN
Tu m'es infiniment lointaine ; l'inconnu
Étrange des pays dont je viens, s'insinue
Peut-être dans ton âme et lui fait évoquer
De frais palmiers sur la blancheur d'une mosquée.
Tu ne sais rien de moi, suis-je un émir, un ras ?
Tu m'es infiniment lointaine par ta race
Et je songe que si la Belle au cheveux d'or
S'éveillait au frisson léger de la mandore,
Elle refuserait sa bouche à mon baiser,
L'amour d'un Prince noir la couvrant de risée.

CLÉMENT A. COICOU
(Port-au-Prince, 23 novembre 1895)
Rédacteur au Nouvelliste (1919-1921). Rédacteur en
chef des Nouvelles (quotidien, 1922-1923), sa production
en prose comporte des contes, des chroniques et des articles

politiques dont certains furent remarqués. Ses vers sont
d'un classicisme distingué et sonore. Avocat du barreau de
Port-au-Prince
(1919). Professeur à l'École de Droit (1922).
A LA FRANCE IMMORTELLE
Il brille donc enfin, le jour tant attendu,
Le jour de la Revanche ! Et l'élan éperdu
Du vaillant Coq gaulois, sonnant, sonnant la charge,
Harcelant le vautour teuton qui prend le large,
Fait tressaillir les cavaliers de Reichshoffen
Qui, tous, ranimés par ce glorieux hymen
De la force et du Droit, bondissent de leurs tombes ;
Et, se rappelant qu'hier ils s'élançaient en trombe
Contre les rangs allemands effarés, brisés,
Sautent sur leurs chevaux, leurs braves chevaux aimés.
Et, fiers, renouvellent la charge interrompue
Jadis. Non point, cette fois, celle qui se rue

360
LES POÈTES HAÏTIENS
Pour couvrir la retraite, oh ! non ; mais la fureur
De la charge triomphale ! Et dans la terreur
S'écroule pour toujours, la cynique arrogance,
De l'aigle prussien.
Tous les grands morts de France,
Tous, ceux de Frœschwiller, Gravelotte, Borny,
Les Héros de Verdun, de qui l'âme honnit
Tous les gestes cruels, ceux d'Yser, de la Somme,
D'Arras et de Champagne, oui, tous, se dressant comme
Un seul homme, animant la fierté des vivants,
Confondus dans l'ardeur des bataillons mouvants,
Talonnent vers le Rhin où la Garde agonise,
Les efforts effarés et l'avide hantise
De l'Aigle. Les Teutons, minés par le remords,
Sous la lourde poussée implacable des morts,
Tombent vaincus.
>
« Victoire ! » Et les vivats, des mères
Calmant le lourd désespoir des larmes amères,
Les vivats des orphelins et des mutilés,
De ceux que les Junkers ont piétinés, volés,
Éclatent en fanfare émue et palpitante.
A ce concert de gloire, Haïti, frémissante,
Se dresse ; et, l'âme en fête, Elle qui n'a jamais
Douté de ta grandeur que tes deuils oppressaient,
Dans la noble clarté qui sur tes pas ruisselle,
Acclame ton Drapeau, grande France Immortelle !
(Port-au-Prince, 11 novembre 1918,
Fin, Paris, novembre 1921-juin 1925.)

ÉPILOGUE
LA PRIÈRE SUR LA BASILIQUE
Au Duc DE BAUFFREMONT.
« Je ne parlerai pas pour tous, mais
pour vous, mais pour moi. Nous sommes
de ceux, peu nombreux, à qui ces
choses rares conviennent. »
PÉTRARQUE.
Basilique ! qui te détaches sur la Princesse des Antilles,
Port-au Prince aux lèvres fardées, et qui, de tes tours,
montres l'azur où le jour, souvent, s'allongent des nuées,
velums de pourpre multiformes, et où, le soir, ruissellent
les astres, des regrets sont en moi de ne pas savoir
comme tant de mes frères m'astreindre aux règles for-
melles de l'art des vers, étreindre le verbe et rythmer
classiquement les vocables au gré de mes caprices pas-
sagers, car je t'aurais déjà chantée en vers sonores et
que j'eusse voulus plus forts que les airains.
Mais je m'efforce de saisir les nuances et de comprendre
les choses prestigieuses : sonnets ciselés comme des
marbres, poèmes musiciens autant que quelque andante
ou modelés ainsi que des bronzes, églises, chapelles, sym-
phonies de pierres ou de ciment, musiques analogues à
des proses mellifluentes et flexueuses, parcs, jardins
embaumés...
;

362
LES POÈTES HAÏTIENS
Le soleil s'éteint. Sur les plaines lentement se déroulent
de fines nappes d'ombre. Les grands bœufs doivent,
revenus las et plus songeurs des champs où tout le jour
ils ont peiné, mollement s'allonger sur des tapis de gazon
et de leurs yeux langoureux regarder dans le ciel mourir
le crépuscule. La lumière entre en toi, Basilique. Au-
dessus des multitudes qui courbent le front dans tes
nefs jusqu'au pied de tes cinq autels, dansent les impon-
dérables. Tes candélabres, les broderies, les damas-
quinures de tes évêques, tes orfèvreries, se dressent en
gerbes de magnificences. Tes statues saillent, blanches,
sur les ténèbres en marche. La très pure, l'immarces-
cible, celle qu'adoratrice, la foule porta sur ses épaules
par les rues de la Capitale, a les yeux tournés vers là-
haut, sans doute pour ne pas être trop écœurée de nos
laideurs. Maternelle, elle joint les mains et prie pour
les foules aux regards fervescents dont bruissent les
supplications dans des murmures d'ailes. Deux lys
sont à ses côtés comme deux cierges et vers elle ondulent,
parfumées et bleues, les volutes de l'encens. Ardescentes,
tes verrières rutilent. Flavescents, tes vitraux flambent
et leurs arcs-en-ciel brisés avant de toucher terre illu-
minent tes mosaïques. Les archevêques d'autrefois,
qui d'une main serrent la crosse et de l'autre sèment
les bénédictions pieuses, les saintes femmes qui prient,
hiératiques parmi les roses érigées sous leurs pas, re-
prennent vie avant de s'évanouir dans la nuit. Contemple
tes colonnes. Elles sont majestueuses, imposantes et
solides. Tu as pourtant un défaut. Tu es trop neuve.
Tes murs rosés ne sont pas encore mouchetés dè plaques
vert-de-grisées. Le temps ne leur a pas encore mis sa
patine. Ta sœur délaissée, comme elle jouait bien son

LA PRIÈRE SUR LA BASILIQUE
363
rôle de maison de prières ! Des oraisons y semblent som-
meiller. Si on la visite, il faut se garder de parler haut
et de marcher pesamment, de peur de les troubler, de
peur de les réveiller. Comme on sent que des âmes s'y
sont exhalées ! Ames d'ancêtres, d'aïeules simplistes et
nobles ; âmes de jeunes filles attirées par le luxe et
frôlées des mollesses créoles ; âmes de jeunes hommes
nostalgiques et frémissants. Quand les pluies t'auront
causé des frissons dans ta robe rose de ciment, mon admi-
ration pour toi sera sans limites. J'ai péché contre toi,
je t'ai blasphémée. Les vraies coupables, comprends-le,
ce sont les manœuvres béotiennes de ceux qui avaient
reçu mission de t'édifier. Mais j'ai retourné ma toge et
suis redevenu ce que, pas un instant, je n'aurais dû
cesser d'être, ton inébranlable adorateur, ton fervent
croyant.
Parfois, à l'heure où la lumière agonise dans des ciels
de brumes et que les ténèbres montant des vals mettent
leur manteau noir sur les mornes violets ; à l'heure où
s'apaisent les voix de ce peuple qui s'agite à tes pieds
et répète, chaque jour, le crime impardonnable de trou-
bler ton silence et que passe, purificatrice, la brise qui
s'élève de la mer « blonde et pleine d'amour », dont la
chanson est si douce, et dont les vagues déferlent dans
un clapotis cadencé sur le rivage, à cette heure, quelques-
uns de nous te font visite, sûrs d'emporter de la paix,
ô vase de calme, urne, coupe débordante de sérénité !
Il se fait tard. Déjà les cloches sonnent l'Angélus.
Sur la ville qui s'endormira bientôt dans un recueille-
ment tombal passe l'appel des oraisons saintes. L'autre,
■— les aiguilles de la tienne une fois de plus sont immo-
biles, — de son horloge vieille autant qu'elle, emplit

364
LES POÈTES HAÏTIENS
l'air de sa sonnerie d'argent et de la vibration très pure
des heures.
Sept heures ! Tous les fidèles sont partis. Il est temps
que je suive leur exemple.
Le clair de lune coule aux pentes des toits bleus.
Mais entends-moi encore une minute. Je veux voir en
toi un symbole. Tous, nous écoutions les voix empoi-
sonnées qui clamaient que tu resterais une preuve de
plus de notre incapacité à creuser jusqu'au bout le
sillon ouvert.
Et voilà qu'au moment où nous ne pensions plus à
toi, on te pare de tes bijoux, et que tes verrières, tes
rosaces, tes statues, tes formes magnifiques te dressent,
Reine, au-dessus des autres Cathédrales, tes sœurs.
Qui sait, si, un jour, une Ile chère à nos cœurs à cause
des misères innommables dont l'accablent politiciens et
grands barbares blancs (1), une terre de soleil et d'éter-
nelle verdure, à laquelle nous sommes attachés « par
notre passé et notre avenir, par nos souvenirs et nos
espérances, par nos morts et par nos enfants, par
l'immobilité des tombes et le tremblement des ber-
ceaux », qui sait, si, un jour, elle ne sera pas comme toi,
une Reine !
(Pages de Jeunesse et de Foi, 1919.)
Louis MORPEAU.
(1) Les Yankees.

INDEX ALPHABÉTIQUE
A
Bauffremont (Duchesse de)
344.
Abeille Haytienne, 33.
Bauffremont (Duc de) 36!.
Aicard (J ) XV.
Bédier (J) IX, 11.
Alaux (G.D'), 31, 60, 67.
Bélisaire (M.E.) 59,
Alexandre (M) 138, 164.
Bellegarde (D.), 32.
Alexis (le Gl N.) 209, 266,
Berbeyer (112).
Ambroise (F), 257.
Bibliothèque NationaIe, 31,33.
Anacaona, 12, 88, 283.
Boileau, 4, 68.
Amérique Latine (L') 32, 338.
Boissier (G), XV.
Annales politiques
et Lit-
Bonamy, (Aug.), 188.
téraires
(Les)
VII, 219,
Bonaparte (N.), 39, 58.
279, 287.
Bonaparte (P.), 44.
Annunzio (G. d') 11.
Bonneau (Al.), 31.
Ardouin (B.), 3', 49, 58, 67.
Bonnet, 67.
Ardouin (Cél.) 58, 67.
B. (G), 325.
Ardouin (Cor) 5, 6, 7, 49, 60.
Borno (L ), 143.
Aragon (Ferdinand d') 13,
Bouchor (M.) VII.
174.
Bourbons, 16.
Arvers, 250
Bourget (P.), VII, 187.
Boyer (J. P.) 58, 67, 68.
B
Brisson (Ad.), 219.
Brissot, 34.
Banville (Th. de) XI, 209.
Brizeux, 127.
Barbier (Aug.) 92.
Brun (Am.), 172.
Barrai (G.) 149, 189.
Brunetière, XV.
Barutel i 8.
Byron, 187.
Battier (A-F). 108, 109.
Bon Plaisir (Le), 338.
Batilliat (M.) IX, X, 3.
Bossard (Editions), X.
Baudelaire, 11, 24, 92, 187.
C
190, 250.
Baudrillart (Mgr) VIII.
Cario (L.), 32.

366
INDEX ALPHABÉTIQUE
Caonabo, 253.
Carrénard (Ad.), 235.
Castillo
(Isabelle
de)
13,
175, 253
Dumas (Alex. père) 72.
Dupré, 83.
Cerf (L.) 126, 127.
L. H. Durand, 311.
Charles X, 5, 5«.
O. Durand, 8, 23, 88, 92,
Chasles (Ph.), 73.
172, 266.
Chateaubriand, 4, 40.
Chauvet, 23, 172.
E
Chenet (J.), 68.
Chénier (A.) 7, 50, 73, 92.
Ecclésiaste (L') 55,
Chevry (A.), 138, 164.
Edouard (Em.), 126,
Chopin, 250, 820, 349.
Élie (A.), 7, 73.
Choses de Théâtre, 338.
Cicéron, 34.
Elvire (Mme J. Charles) 72.
Essor (L') 311, 266, 381.
Coicou (Cl. A.) 359,
Ethéart (B.), 49.
Coicou (M.), 9, 23, 172, 174,
Etienne (Edm.), 31!.
Colomb (B.), 12.
Ermitage (L.), 338,
Colomb (Ch ) 2, 12, 13, 15,
16, 174, 176, 253.
Colombel, 33.
F
Conrad (J.), XI,
Faguet (E.), 9, 41.
Coppée (F.), XIV, 92, 138.
Faubert (Pierre), 7, 67, 68.
Correspondant (Le) 218.
Crété (Imp.) 93.
Faubert (Mme L), 287.
Fénelon, 68.
Crisis (The), 218.
Féry (Al.), 219.
Figaro littéraire. 11.
D
Finot (J.), 238.
Dante, XII.
Fischbacher, 189, 219.
Firmin (A.) XIV, 150.
Dantin (L.), 209, 331.
Flambeau (Le), 293.
Floréal, 338.
Delarue Mardrus (L.) 172,
Casimir-Delavigne, 4.
Fort (Paul), 11.
Delille, 40.
Fougère (F.) VIL
Delorme (D),XV, 7, 93.
Dessalines-le-Grand, 2, 165.
Divoire, 250,
G
Dorchain (Aug.), 173, 228,
305.
Gautier (Théo.), 6, 7, 73,
257, 258.
Doret (F.), 29.
Gazette de Paris, 287.
Dorsainville (H.), 311,
Dubois (E.) 67.
Geffrard (le Gl F. N.) 7,
72, 69.
Ducas-Hippolyte, 72.
Germain (A.) 58.
Du fay, 320,
Gérôme (P.), 187.
Gaston Guillot, VII.
Granville (J.), 49, 59.

INDEX ALPHABÉTIQUE
Granville (l'aboli 1 ionnis Le)
70.
Gregh (F.) 199.
367
Grégoire (Abbé), 70.
Grimard (L.),293 .
L
Groult (Amiral), VIII.
Lémery, VIII.
Guérin (E.), 337,
Lacoste (Gragnon), 40.
Guilbaud (T.), 9, 126.
La Fontaine, 4, 23, 29, 149.
Laforest (Ant.) 219.
H
Laforest (Edm.), 9, 149,193,
218, 219.
Haïti littéraire et Politique
Lamartine, XII, XV, 4, 39,
219, 287.
50, 72, 92, 93, 209, 25 .
Haïti littéraire et sociale, 181.
Lamothe (L.), 88.
Lanson (G.), 11.
Haïti
littéraire
et
scienti-
fique, 149, 219.
Laprade (V. de), 80, 92,193.
Laprée, 33.
Hanotaux (G.) IX.
Laraque (M
Haraucourt (Edm.), 11, 353.
me F.), 68.
Hazard (P.), IX, 11.
Laroche (Arn.), 172.
Hegel, 147.
Le Cardonnel (G.), VIII.
Heine, 208.
La Selve (Edg.), 31.
Hérard (Dumesle), 34.
Lechartier (G.) 218,
Héraux (Edm.), 126.
Leclerc (Le Gl.), 39, 44.
Heredia (J. M. de), 187, 188,
Leconte de Lisle, 73, 80,
219 251.
92, 187.
Hibbert, (F.), 214.
Lecomte (G,), 32.
Hippolyte (D.), 321.
Léger (J. N.) 31.
Horace, 4.
Le Goffic (Charles), 127.
Lescouflair (G.), 274,
Hugo, 4, 7, 60,72,80,112,190.
Lespinasse (B.), 58, 67.
Hippolyte' (le Gl.) 80, 143.
Lévy (J.), X.
Lhérisson (J.), 187.
J
Lin Dège, 293.
Janvier (L. J.) XIV,
Lochard (Paul) 9, 80.
Longuefosse (O.), 58.
Jeune-Haïti (La), 143, 187.
Lorgues (R. de) 12.
Jérémie(le* prophète), 52.
Louhis (L.), 181.
Johnson, 218.
Jouaust, /3.
Les Loups, 293.
Loti (P.), 338.
Louverture, (I.T.), 4, 39.
K
Louverture (Toussaint), 39.
Kant, 147.
40, 46, 58, 67, 107, 238,328,
M
Madiou (Th.) XV, 31, 58, 67.

368
INDEX ALPHABÉTIQUE
Maeterlinck (M.), 250.
Nau (J. A.) 209.
Magloire (C.), 164, 208.
Negro World The, 218.
Mahautière (D. de la), 19.
Nelligan, 331.
Mallarmé (S.), 11.
Nerval (G. de) 208.
Manigat (Th.), 126.
Nissage-Saget, 73.
Manuel (Eug.), 138,
Noailles (ctesse de), 11.
Marat, 34.
Nouvelles Littéraires (Les),
Marcelin (F.), 73, 180, 219.
32, 338.
Massac (F.), 322.
Numa (Edg.), 244.
Maurras (Ch.) VIII, 219.
Mayard (C), 266.
Ménos (S.), XV, 126.
O
Mercure de France (Le), 32,
338.
Ogeron (B. d'), 33.
Messein et Vanier, 189, 219,
Ovando (N. de) 13.
228, 305.
La Meuse littéraire, 338.
P
Michelet (J.), XV.
Millevoye, 50.
Paret (T.), 305.
Milscent (J. S.), 4, 33.
Passy (F.) XIV.
Milton, 80.
Paul (Edm.), 67. 112.
Mistral, XII, 23, 29, 93.
Payot, 218.
Molière 208,
Pedone-Lauriel, 40.
Monde Nouveau (Le), 32,
Pensée Latine (La), 279.
219, 338.
Petite Revue (La), 133.
Moniteur (Le), XIII.
Pétrarque, 361.
Moravia (Ch.), 208, 323.
Placide-Séraphin,39.
Moréas (J.), 92.
Poincaré (R.), XVI.
Morpeau (L.), VIII, IX, XI,
Pommayrae (Alc.), 9, 112.
XIII, 29,32,219, 237,318,
Ponchon (R.), VIL
337, 355, 364.
Praxitèle, 335.
Morpeau (M.), 218.
Price-Mars, 320.
Morpeau (P-M.), 321, 355.
Pradel (S.), 188.
Mozart, 320.
Muse Française (La), 279,
R
338
Musset
(Alf. de), 72, 92,
Rachilde (Mme), 192.
104, 126,
Racine (J.), 4.
Raphaël, 94.
N
Reclus (E.), VIII.
Régnier (H. de), 11,250.
Nation (the) 218.
Régulus (Ch.) 262.
Nau (E.), 13, 58, 67, 254.
Renan (E.), 187, 338.
Nau (I.), 6, 7, 49, 58, 60.
Régismanset (Ch.), 32.

INDEX ALPHABÉTIQUE
369
Républicain (Le) 59.
Schopenhauer, 187.
Revue de l'Amérique Latine,
Seligman, 218.
(La) 338.
Simon (Suzanne), 39.
Revue des Colonies, 49, 59.
Socrate, 147.
Revue Contemporaine, 49,338
Spinoza, 147.
Revue des Cours et Confé-
Sterlin (Emma), 49.
rences, 32, 338.
Strowski, (F.), V, IX, XIII,
Revue Moderne, 209.
11.
Revue Mondiale, 32, 279,
Sully-Prudhomme, 187, 192,
321, 338.
274.
Revue Nationale, 293, 338.
Sylvain (G.), 23, 88, 109,
Revue de la Ligue de la
149, 150,
Jeunesse
Haïtienne,
49,
311.
T
Nouvelle Revue Moderne (La),
173.
Taine, 187, 191.
Revue de Sociologie (La), 173.
Tintoret, 335.
Société de Législation, 149.
Revue Historique (La), 338,
U
Reynaud (F. Burr), 279.
Richepin (Jean), VII, XV,
Union (L') 49, 59.
173, 189.
Ricot (J.), 318.
V
Ricourt (V.), 831.
Rivoire (A.), 228.
Vaissière (P. de) 31.
Robespierre, 34.
Valmy-Baysse (J.), 31, 172.
Rodenbach, 11, 250.
Van Dooren (J ), 11.
Ronde (La), 187, 266.
Vaval (D.), 238.
Ronsard, IX, 92, 339.
Vendenesse Ducasse, 23.
Rose (L.), 126.
Verhaeren, (E.), 11.
Rostand (Edm.), 209.
Verlaine (P.), 11, 92, 173,
Roumer (E.), 321, 355.
187, 250.
Rousseau (J. B.), 7, 68.
Viard, (F.), 337.
Vibert (P.), 31,
1 ie des Peuples (La), 32,
338.
Samain (A.), 1!.
Vigny (Alf. de) 7, 73, 173,
Sampeur (V.), 88.
187, 191.
Savart, 320.
Vilaire (Etz.), 9, 149, 187,
Ste-Beuve, 39, 92.
188, 219.
St Méry (M. de) 20.
Vilaire (J. J.), 251.
St Rémy (J.), 58, 67.
Villemain, (F. A.), 40.
Schœlcher (V.), 68.
Villevaleix (Ch. S.), 8, 72.
Schœll (F. L.), 218.
Villevaleix (L. S.), 72, 120.
Anthologie haïtienne.
24

370
INDEX ALPHABÉTIQUE
Vieux" (D.), 228.
Vieux (Is.), 94, 172.
W
Vieux (L.), 327.
Vincent de Paul, 173.
I Werleigh (Ch.), 351.
Vincent' (S.), : 2. '
! Wilbcrforce, 70.
Virgile XII, 74, 77.
I Wolff, (C.) 121.
Voltaire, 40, 68.

TABLE DES MATIÈRES
par ordre alphabétique
Dédicace
VII
Avertissement
X
Préface
XI
Introduction
XIV
La Muse Haïtienne d'expression française
1
La Muse Haïtienne d'expression créole
12
Bibliographie
31
Macdonal ALEXANDRE
138
Fernand AMBROISE
257
Coriolan ARDOUIN
49
Alcibiade FLEURY-BATTIER
108
Louis BORNO
143
Adrien CARRÉNARD
235
Arsène CHEVRY
Clément-A. Coicou
359
Massillon Coicou
172
Louis-Henry DURAND
311
Oswald DURAND
92
Ida FAUBERT
287
Pierre FAUBERT
67
Luc GRIMARD
293

372
TABLE
Tertullien
DES
GUILBAUD
MATIERES
126
Dominique HIPPOLYTE
321
Edmond LAFOREST
218
Georges LESCOUFLAIR
274
Paul LOCHARD
80
Léon LOUHIS
181
Isaac-Toussaint LOUVERTURE
39
Constantin MAYARD
266
Jules-Solime MILSCENT
33
Charles MORAVIA
208
Louis MORPEAU
337
Ignace NAU
58
Edgard NUMA
244
Timothée PARET
305
Alcibiade POMMAYRAC
112
Christian RÉGULES
262
Frédéric BURR-REYNAUD
279
Justinien RICOT
318
Volvick RICOURT
331
Emile ROUMER
355
Virginie SAMPEUR
88
Georges SYLVAIN
149
Duraciné VAVAL
238
Damoclès VIEUX
228
Léon VIEUX
327
Elzer VILAIRE
187
Jean-Joseph VII AIRE
251
Charles- SÉGUY-VILLE VALEIX
72

TABLE DES MATIÈRES
373
Christian WERLEICH
351
Carl WOLFF
121
Epilogue
3G1
Index alphabétique
365
Table des Matières
371


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parties et un Epilogue. Traduit par Henri MONGAULT et Marc
LAVAL. — 3 vol. in-12 Bossard, 1200 pages. Prix ....
25
»
GOGOL. — Les Aventures de Tchitchikov ou les Ames
Mortes. Poème, traduit, préfacé et annoté par Henri MON-
GAULT. Deux vol., avec un portrait et quelques illustrations
documentaires. Prix
18
»
N.-B — M. MONGAULT assurera la traduction des œuvres com-
plètes de GOGOL, qui paraîtront dans le courant des années
1925 et 1926
GEORGES GRÉBENSTGHIKOV.
Les Tchouraïev, Roman
traduit avec une Préface par Henri MONGAULT. Traduction
autorisée par l'auteur, ornée d'un portrait de Grébenstchikov,
— Un vol. in-12 Bossard. Prix
7 50
ZÉNAÏDE HIPPIUS (Mme Mérejkowsky) — Le Pantin du Diable.
Roman traduit, avec l'autorisation de l'auteur, par Paul de
CHÉVREMONT. Accompagné d'une Préface et orné d'un portrait
de l'auteur. — Un vol in-12 Bossard Prix
7.50
ALEXANDRE KOUPRINE. — Le Duel. Roman
traduit, avec
l'autorisation de l'auteur, par Henri MONGAULT. Avec une
Postface de l'auteur, écrite spécialement pour cette édition
et une Préface du traducteur Ornée d'un portrait de Kou-
prine. — Un vol. in-12 Bossard Prix
5 50
ALEXANDRE KOUPRINE. — Le Bracelet de Grenats. (Nou-
velles). Traduit, avec l'autorisation de l'auteur, par Henri
MONGAULT. Un vol. in-12 Bossard. Prix
5 50
ALEXANDRE KOUPRINE. — La Fosse aux Filles. (Iama) Ro-
man traduit, avec l'autorisation de l'auteur, par Henri MON-
GAULT et L. DESORMONTS. Un vol. in-12 Bossard. Prix
7.50
ALEXANDRE KOUPRINE. — Le
Caniche blanc et autres
Contes pour Adolescents. Traduit, avec l'autorisation de
l'auteur, par Henri MONGAULT. Orné d'un portrait de l'auteur
par DON et d'ornements typographiques par S. LEWITZKA. —
Un vol. in-12 Bossard. Prix
6 50
DMITRI MÉREJKOWSKY — Le Règne de l'Antéchrist. —
Z. HIPPIUS. — Mon Journ il sous la Terreur. — D. PHILOSO-
PHOFF. — Notre Evasion. Traduits du russe, par Dumesnil de
GSAMONT, H. MONGAULT, MAURICE, J. GHUZEVILLE. Traductions
autorisées. — Un vol. in-12 Bossard. Prix
4.50

DMITRI MÉREJKOWSKY — Théâtre Tragique. — La Mort de,
Paul 1er, traduite par Paul de CHÈVREMONT. — Le Tsarévitch
Alexis,
traduit par D. de GRAMONT. —Michel Bakounine, tra-
duit par D. DE GRAMONT. — La Joie sera, traduit par D DE GRA-
MONT. Traductions autorisées. — Orné d'un portrait de l'auteur,
gravé sur bois, par OUVRÉ. Un vol. in-12 Bossard. Prix.
8 50
DMITRI MÉREJKOWSKY. — Quatorze Décembre. Roman
historique traduit, avec l'autorisation de l'auteur, par Du-
mesnil DE GRAMONT. Orné d'un portrait gravé par OUVRÉ. —
Un vol. in-12 Bossard Prix
6 50
DMITRI
MÉREJKOWSKY. — Compagnons Éternels. —
L'Acropole — La Tragédie de la Chasteté et de la Volupté —
Marc-Aurèle — Pline le Jeune — Calderon — Cervantes —
Liyron — Napoléon (Saint-Hélène) — Gœthe — Isben —

Tourguéniev — Flaubert. Traduit, avec l'autorisation de
l'auteur, par MAURICE. Un vol. in-12 Bossard. Prix. 7.50
DMITRI MEREJKOWSKY. — Le Mufle-Roi. (L'AVÈNEMENT DU
CHAM). — Positivistes à face jaune — Tchékhov et Gorki —
Léonide Andréiev — Jaurès et Anatole France — Maeter-

linck — Le Tueur de Cygnes — Un nouveau pas vers le
Cham.
Traduit, avec l'autorisation de l'auteur, par Denis
ROCHE. Un vol. in 12 Bossard. Prix
5 50
DMITRI MÉREJKOWSKY. — L'Ame de Dostoïevski. (LE PRO-
PHÈTE DE LA RÉVOLUTION RUSSE). Traduit, avec l'autorisation
de l'auteur, par Jean CHUZEVILLE. Un vol. in-12 Bossard.
Prix
5.50
DMITRI
MÉREJKOWSKY. — Sur le chemin d'Emmaüs.
Traduit, avec l'autorisation de l'auteur, par Dumesnil de
GRAMONT. Un vol. in-12 Bossard Prix
6
»
DMITRI MÉREJKOWSKY.
— Le Roman de Léonard de
Vinci. {La Renaissance des Dieux). Traduction autorisée et
approuvée par l'auteur, de M. Dumesnil DE GRAMONT. —
Trois vol in-12 Bossard. Prix
24 »
FÉDOR SOLOGOUB. — Le Démon mesquin. Traduit, avec
l'autorisation de l'auteur, par H. PERNOT et S. STAHL. Pré-
face de M. Jean CHUZEVILLE. Avec un portrait de l'auteur. —
Un vol. in-12 Bossard Prix
7.50
TOLSTOÏ — Le Sonate à Kreutzer. Traduit par 0. SIDERSKY.
— Un vol in-12 Bossard Prix
3
»
TOLSTOÏ. Le Mystère de Fédor Kouzmitch (ŒUVRES
INÉDITES). — Traduit par Georges D'OSIOYA et Gustave
\\

MA SSON. Un vol, in-12 Bossard. (Paraîtra en
Octobre).
Prix
,
750
IVAN TOURGUENIEV. — Théâtre. TOMB I. Le Déjeuner
chez le Maréchal de la Noblesse. — Un mois à la Campagne.
Traduit, avec une introduction, par Denis ROCHE. Orné d'un
portrait de l'auteur, gravé sur bois par OUVRÉ et 4 planches
de mise en scène. — Un vol. in 12 Bossard, Prix
7
»
TOME II. — Pas d'Argent. — Trop tirée la Corde casse. — Au
Foyer d'Autrui,
La Provinciale. — Un Soir à Sorrente.
Traduit, avec une introduction, par Denis ROCHE. Orné d'un
portrait de Mme Savina, par BRAZ. Un vol. in-12 Bossard,
Prix
7.50
POUR PARAITRE :
DOSTOÏEVSKI. — Le Journal d'un Écrivain. Traduit par
Jean CHUZKVILLE — 3 vol, in-12 Bossard.
Paraîtront successivement : DOSTOÏEVSKI, L'Idiot. Traduit
par ALBERT MOUSSET, 2 vol. — OSTHOVSKY, Théâtre. Tra-
duit par Denis ROCHE (illustré). — POUCHKINE, Le Nègre
de Pierre-le-Grand. — TOURGUENIEV, Les Récits d'un
Chasseur. — AKSAKOV, Chronique de Famille. —
GONTCHAROV, Oblomov.
Jean CHUZEVILLE. — MÉREJKOWSKY. L'âme slave et
nous. Un vol. in-16 double couronne ; avec un portrait.
Prix
3
»
LITTÉRATURE HONGROISE. — EUGÈNE HELTAÏ. Mon-
sieur Selfridge, escamoteur. —Roman traduit par André
RÉVÉSZ et Marius BOISSON. Prix
7.50
Avec le roman d'Eugène Heltaï, une Collection de Littérature
Hongroise est commencée.
LITTÉRATURE POLONAISE.
Adam MICKIEWCZ. —
Chefs-d'Œuvre. Traduits et préfacés par Ladislas MICKIE-
WICZ. — Un fort vol. in-16, 450 pages. Prix
15
<>
II
COLLECTION
DES CHEFS-D'ŒUVRE MÉCONNUS
Format in-16 Grand-Aigle, 13,5cm X 19,59,5"°
Littérairement : La " Collection des Chefs-d'œuvre Mé-
connus " répare d'incompréhensibles lacunes et de graves
injustices ; elle témoigne, en outre, d'un goût sûr et repose
sur un choix judicieux,

Typo graphiquement : elle est à tirage limité et numéroté, im-
primée d'une manière impeccable sur papier pur chiffon et de
la plus grande solidité, ornée d'un portrait gravé sur bois
par l'artiste qui se place au premier rang des graveurs contem-
porains, Achille OUVRÉ. agrémentée d'un signet de soie.
La " Collection des Chefs-d'œuvre Méconnus " est
donc une collection qui réalise le paradoxe d'être à la fois de
luxe et bon marché.
Prix de chacun des volumes : 12 francs.
1. MARGUERITE DE VALOIS. — Mémoires. Introduction et Notes
de Paul BONNEFON, conservateur de la Bibliothèque de
l'Arsenal. Orné d'un portrait d'après François CLOUET.
2. REGNARI). — La Provençale, suivie de la Satire contre
les Maris, Introduction et Notes de Edmond PILON. Orné
d'un portrait d'après RIGAUD.
3. BOUHOURS. — Entretiens d'Ariste et d'Eugène. Introduc-
tion et Notes de René RADOUANT. Orné d'un portrait
d'après JOUVENET.
4. HONORÉ D'URFÉ. — Les Amours d'Alcidon. Introduction
et Notes de Gustave CHARMER. Orné d'un portrait anonyme
de l'époque.
5. TALLEMANT DES RÉAUX. — Richelieu sa Famille —
son favori Bois-Robert. Introduction et Notes de Emile
MAGNE. Orné d'un portrait d'après Philippe de CHAMPAIGNE.
6. CHATEAUBRIAND. — Vie de Rancé. Introduction et Notes
de Julien BENDA. Orné d'un portrait d'après DEVÉRIA.
7. DELÉCLUZE — Mademoiselle Justine de Liron, Intro-
duction et Notes de Marcelle TINAYRE. Orné d'un portrait
d'après INGRES
8. BOSSUET. — Lettres sur l'éduca tion du Dauphin suivies
de Lettres au Maréchal de Rellefonds et au Loi. Intro-
duction et Notes de E. LEVESQUE. Orné d'un portrait
d'après RIGAUD.
9. FENELON. — Écrits et Lettres Politiques. Introduction et
Notes de Charles URBAIN Orné d'un portrait d'après VIVIEN.
10. DUFRESNY — Amusements sérieux et comiques. Texte
nouveau. Introduction et Notes de Jean Vic. Orné d'un
portrait d'après COYPEL.
11. MME DE MAINTENON. — Lettres à d'Aubigné et à MME des
Ursins. Introduction et Notes de Gonsague TRUC. Orné
d'un portrait d'après MIGNARD.
12. GÉRARD DE NERVAL. — De Paris à Cythère. Indroduction
et Notes de Henri CLOUARD. Orné d'un portrait d'après
une photographie de NADAR.

13. CALVIN. — Traité des Reliques suivi de l' Excuse à Mes-
sieurs les Nicodémites. Introduction et Notes de Albert
!
AUTIN
Orné d'un portrait d'après l'original de la Biblio-
j
thèque de Genève.
14. GUI PATIN. — Lettres du Temps de la Fronde. Intro-
j
duction et Notes d'André THÉRIVE. Orné d'un portrait
d'après MASSON.
15. PROUDHON. — Du Principe fédératif et de la Nécessité de
reconstituer le parti de la Révolution. Introduction et
Notes de CHARLES-BRUN. Orné d'un portrait d'après COURBET.
16. LA METTRIE. — L'Homme machine, suivi de l' Art de
jouir. Introduction et Notes de Maurice SOLOVINE. Orné
d'un portrait d'après SCHMIDT.
17. MARIVAUX — Le Spectateur français. Introduction et
Notes de Paul BONNEFON. Orné d'un portrait d'après un
document conservé à la Bibliothèque Nationale.
18. NOÊL DU FAIL. — Propos rustiques. Introduction et Notes
de Jacques BOULENGER. Orné d'un frontispice d'après une
estampe du temps.
19. BOURDALOUE. — Sermons sur l'Impureté, sur la Conver-
j
sion de Madeleine et sur le Retardement de la Pénitence.
Introduction et Notes
de Gonzague
TRUC.
Orné d'un
portrait d'après une estampe du temps.
20. RONSARD. — Sonnets pour Hélène. Introduction et Notes
de Roger SORG. Orné d'un portrait d'après un crayon fran-
||
çais du XVIe siècle (Musée de l'Ermitage, Pétrograd).
21. DIDEROT. — Entretien entre D' Alembert et Diderot. Rêve
de D' Alembert suivi de l' Entretien avec Mlle de Lespi-
nasse.
Introduction et Notes de Gilbert MAIRE. Orné d'un
j
porlrait d'aprè-: le tableau de FRAGONARD.
22. SAINT-ÉVREMOND. — 'Critique littéraire. Introduction et
jj
Notes de Maurice WILMOTTE. Orné d'un portrait d'après
j
un original du temps, gravé par EDELINCK.
23. DU GUAY-TROUIN. — Vie de Monsieur Du Guay-Trouin
I
écrite de sa Main. Nouvelle édition contenant les passages
inédits des manuscrits de la Bibliothèque et des Archives
communales de Saint-Malo, et colligé sur le texte du
manuscrit de la Bibliothèque de Chaumont, avec une in-
j|
troductiun
et des notes par
Henri
MALO.
Orné d'un
portrait d'après GRAINCOURT.
24. LE PRINCE DE LIGNE. — Coup d'œil sur Belœil et sur une
grande partie des Jardins de VEurope. Edition nouvelle
publiée avec una Introduction et des Notes par le Comte
Ernest DE GANAY. Orné d'un portrait d'après ISABEY.
25. MÉRY. — Quatre Nouvelles humoristiques (La Chasse au
Chastre. —■ Les Explorations de Victor Hummer. — Un

Chinois à Paris. —■ Un Chat, une Perruche, un Nuage
d'hirondelles). Introduction et Notes de Ernest JAUBERT.
Orné d'un portrait d'après une lithographie d'ALOPHE.
26. RACINE. — Lettres à son Fils, suivies de Lettres de J.-B.
RACINE à Louis Racine. Introduction et Notes de Gon-
zague TRUC. Orné d'un portrait d'après J.-D. SANTERRE.
27. LA
MOTHE LE VAYER. — Deux Dialogues faits à
l'imitation des Anciens sur l'Opiniâtreté et la Divinité.
Introduction et Notes d'Ernest TISSERAND. Orné d'un
portrait d'après NANTEUIL.
28. BALZAC. — Traité de la Vie élégante suivi de la Théorie
de la Démarche. Introduction et Notes de Claude VARÉZE.
Orné d'un portrait d'après le daguerréotype connu.
29. CASANOVA. — Histoire de ma fuite des prisons de la Répu-
blique de Venise qu'on appelle « les Plombs ». Introduc-
tion et Notes de Charles SAMARAN. Orné d'un portrait de
l'auteur d'après le dessin de son frère FRANÇOIS.
30. LA BOETIE. — Discours de la Servitude volontaire, suivi
du Mémoire (Inédit) sur l'Edit de Janvier 1562. Intro-
duction et Notes de Paul BONNEFON, conservateur à la
Bibliothèque de l'Arsenal. Orné d'une vue de la maison de
La Boétie, à Sarlat,
31. Mme DU DEFFAND. — Lettres à Voltaire. Introduction et
Notes de Joseph TRABUCCO. Orné d'un portrait d'après
CARMON TEL
32. SAINT-RÉAL. — La Conjuration des Espagnols contre la
République de Venise. Introduction et Notes d'Alfred
LOMBARD. Orné d'un portrait d'après un dessin de VERAN
(Chambéry).
33. MALEBRANCHE. — Traité de l' Amour de Dieu, — en
quel sens il doit être désintéressé, suivi des trois Lettres
au P. Lamy.
Introduction et Notes de Désiré ROUSTAN.
Orné d'un portrait de SANTERRE.
34. CHARLES SOREL, — La Jeunesse de Francion. Introduction
et Notes d'André THÉRIVE. Orné d'un portrait d'après une
gravure anonyme de l'époque.
35. FILLEAU DE LA CHAISE, — Discours sur les Pensées de
M Pascal. Introduction et Notes de Victor GIRAUD. Orné
d'un portrait de Pascal d'après L.-V. QUESNEL.
3D. FLORIAN. — Mémoires d'un Jeune Espagnol, suivi des
Lettres à Madame de La Briche et à Boissy d'Anglas.
Introduction et Notes d'André Bouis. Orné d'un portrait
d'après J.-M. FLOUEST.
37. LOUIS XIV. — Mémoires pour les Années 1661 et 1666,
suivis de Réflexions et de Morceaux divers. Texte établi
sur les manuscrits originaux de la Bibliothèque Nationale.

Introduction et Notes par Jean Le NGNON. Orné d'un
portrait d'après le pastel de NANTEUIL, aux Offices.
38. VAUBAN. — Lettres intimes (inédites), adressées au Mar-
quis de
PUYZIEULX
1699-1705). introductions et
Notes
D'HYRVOIX DE LANDOSLE. Orné d'un portrait d'après un
dessin d'inconnu d'après nature (Section technique du
Génie) et de deux reproductions d'autographes.
39. LES POÈTES LYONNAIS, PRÉCURSEURS DE LA PLÉIADE.
— MAURICE SCÈVE. LOUISE LABÉ. PERNETTE DU GUILLET. .
Introduction et Notes de Joseph AYNARD. Orné de gravures
du temps et du portrait de Louise Labé par WOEIRIOT (re-
production de l'épreuve unique du Cabinet des Estampes)-
40. RESTIF DE LA BRETONNE. — La Vie de mon Père. Intro.
duction et Notes de Marius BOISSON. Portrait d'après BINET.
41. LE
PAYS. — Œuvres Nouvelles de Monsieur
Pays
suivies du Dialogue de l' Amour et de la Raison. Intro-
duction et Notes d'Albert DE BERSAUCOURT. Orné d'un
portrait d'après une peinture anonyme de l'époque (se
trouvant à Fougères) et de la reproduction du frontispice
de la première édition.
42. UN SCANDALE LITTÉRAIRE.

JULES
LECOMTE
(Prince des Chroniqueurs!. — L'introuvable Pamphlet. —
Les Lettres de VAN ENGELGOM. Introduction et Notes
d'Henri D' ALMERAS. Orné d'un portrait, d'après un cliché
de NADAR.
43. VALINCQUR. — Conversations sur La Princesse de Clèves.
Lettres adressées à la Marquise de ***. Introduction et
Notes d'Albert CAZES. Orné d'un portrait d'après la pein-
ture anonyme du Musée de Versailles.
A Paraître :
44. LA ROCHEFOUCAULD. — Mémoires. — Introduction et
notes par le Comte Gabriel DE LA ROCHEFOUCAULD. Orné
d'un portrait tiré de la Suite de Moneornet.
Prix de chacun de ces volumes : 12 frs.
La collection sera complète au 44e Volume. Elle ne sera
pas réimprimée.
Demandez le Catalogue (gratuit) des Éditions Bossard


f.

IL
A
ÉTÉ
TIRÉ
DE
CET
OUVRAGE
75 EXEMPLAIRES SUR VELIN PUR LIN
DES
PAPETERIES
OUTHENIN -CHALANDRE
DE SAVOYEUX ET SEVEUX (HAUTE-SAONE)
NUMÉROTÉS DE 1 A 75.
LE PRÉSENT EXEMPLAIRE PORTE LE NUMÉRO




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