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PIERRE DE VAISSIERE
SAINT-DOMINGUE
(1629-1789)
LA SOCIÉTÉ ET LÀ VIE CRÉOLES
SOUS L'ANCIEN RÉGIME
DEUXIÈME ÉDITION.
Librairie académique PERRIN et Cie.


Published twenty October nineteen hundred and eight.
Privilege of copyright in the United States reserved under the Act,
approved march third nineteen hundred and live by Perrin and Go.


SAINT-DOMINGUE

DU MÊME AUTEUR
Gentilshommes campagnards de l'ancienne France.
Ouvrage couronné par l'Académie française (second prix
Gobert). 3e édition. 1 volume in-8°
7 fr. 50
Lettres d'Aristocrates. La Révolution racontée par dcs
correspondances privées (1789-1794). 2e édition. 1 volume
in-8° carré orné de gravures
7 fr. 50


CHARLES-HENRY-THÉODAT, COMTE D'ESTAING (1729-1794),
Gouverneur de Saint-Domingue de 1763 à 1766.
D'après une gravure de P. Freislhien.
(Bibliothèque nationale, Cabinet des estampes).

PIERRE DE VAISSIÈRE
SAINT-DOMINGUE
LA SOCIÉTÉ ET LA VIE CRÉOLES
SOUS L'ANCIEN RÉGIME
(1629-1789)
PARIS
LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
PERRIN ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 35
1909
THUS droits de reproduction et da traduction réservés pour tous pays.


A MON FRÈRE
En témoignage, si vraiment il en est besoin,
de la profonde et tendre affection qui nous
unit.
P. V.


INTRODUCTION
I
Le livre que je publie aujourd'hui avait été primi-
tivement annoncé sous le titre de Noblesse des Iles,
étude sur la société créole de l'ancien régime. Il devait,
dans ma pensée, faire suite à mes précédents travaux
sur la noblesse de France, et montrer quel rôle a joué
cette noblesse dans l'histoire coloniale de notre pays.
Si en effet Ton a très souvent exalté l'esprit aventu
reux de notre ancienne aristocratie, le goût des expé-
ditions lointaines qui la distingua, l'on n'a jamais
qu'assez sommairement recherché les causes et
exposé les résultats de son expansion au dehors.
Je le dis tout de suite, l'idée de suivre par delà les
mers la classe sociale qui fait l'objet de mes études,
cette idée reste bien l'idée maîtresse du présent
ouvrage. J'ai été amené seulement, et pour des rai-
sons un peu différentes, à restreindre d'un côté, à
élargir de l'autre le cadre que je m'étais assigné. Ce
a

II
INTRODUCTION
sont ces raisons que je veux d'abord indiquer, pour
justifier un titre nouveau.
En premier lieu, j'ai bientôt reconnu que préten-
dre tracer un tableau d'ensemble de l'émigration de
la noblesse française aux colonies était un travail
qui perdrait en profondeur ce qu'il pourrait gagner
en ampleur et en intérêt général. Travail qui en
effet m'apparut immense, dès que j'eus commencé le
dépouillement des énormes collections des archives
du ministère des Colonies et que j'eus la claire notion
de la bibliographie presque infinie d'un pareil sujet.
Ne valait-il pas mieux, — et je ne tardai pas à me
le persuader, — prendre comme type l'une de nos
colonies, en pénétrer davantage l'histoire, bien mar-
quer la place éminente que s'y fit notre vieille aris-
tocratie, que de poursuivre des généralisations ren-
dues difficiles et hasardeuses par la diversité des
sources où puiser, la multiplicité des matériaux à
mettre en œuvre, l'insuffisance des moyens d'inves-
tigations et de recherches offerts encore aux érudits
dans le domaine de l'histoire coloniale.
Voilà pourquoi j'ai borné mon étude à Saint-
Domingue. En dehors des précieux souvenirs de
famille qui me déterminaient à ce choix, — c'est là
chose d'ailleurs, je le sens bien, dont mes lecteurs
n'ont que faire, — il m'a paru que je trouverai dans
les annales de cette colonie, mieux qu'en celles

INTRODUCTION
III
d'aucune autre, de quoi illustrer la thèse qui était la
mienne. Nulle part en effet les raisons, le dévelop-
pement et les résultats du mouvement, qui poussa
autrefois hors de France tant de nos cadets d'an-
cienne race, n'apparaissent plus clairement et plus
lumineusement qu'à Saint-Domingue. La curiosité
d'une vie nouvelle, et que l'on dit enchanteresse, en
ces pays presque fabuleux des Iles, des perspectives de
fortune rapide qui tentent les descendants de nobles
maisons appauvries ou ruinées, l'espoir de retrouver
au delà des mers un peu de cette indépendance dont
le pouvoir royal dépouille de plus en plus la noblesse
française, toutes ces causes de la migration de mil-
liers de gentilshommes se peignent d'abord à mer-
veille dans l'histoire de « la reine des Antilles ». Mais
ce qui en ressort plus fortement encore, c'est le rôle
politique et social qu'ils yjouèrent, l'influence civilisa-
trice et bienfaisante qu'ils y exercèrent. Dans le
monde si étrangement mêlé de Saint-Domingue, dans
cet amalgame, plus bizarre en cette colonie qu'en
toute autre, d'aventuriers, de déclassés, de réfrac-
taires, de condamnés, la noblesse française apparut
de bonne heure comme un merveilleux élément
d'ordre, d'organisation, de moralisation, de santé
sociale. Il y eut là comme une prolongation exotique
de ce qui avait été sa mission historique dans le pays,
et nul doute que les documents que j'ai réunis à ce

IV
INTRODUCTION
sujet sur Saint-Domingue ne permettent de mieux
juger qu'on ne l'avait fait jusqu'ici comment fut
remplie cette mission.
Pour qu'on pût toutefois apprécier exactement par
quels moyens elle le fut, et de quelle manière s'exerça
l'action d'une classe sociale privilégiée sur le singu-
lier milieu auquel elle se trouvait mêlée, il était
nécessaire, je le reconnus bien vite, d'étudier plus
profondément, que je ne l'avais cru tout d'abord
utile, comment s'était constitué ce milieu et de quels
éléments il s'était formé. Après avoir été amené à
restreindre mon sujet, j'étais ainsi conduit à l'élargir,
à remonter jusqu'aux temps héroïques et aux origines
de la colonisation de Saint-Domingue, à rechercher
quels furent ses premiers colons, comment ils se mul-
tiplièrent, comment se constituèrent les immenses
troupeaux d'esclaves auxquels ils se trouvèrent bien-
tôt commander, enfin à peindre les mœurs et à esquis-
ser la physionomie de cette curieuse population.
C'est de la sorte une étude sur la société de Saint-
Domingue que je fus bientôt amené à écrire et que j'ai
en réalité écrite. L'on s'en plaindra d'autant moins,
je l'espère, que d'une part l'on pourra parla plus exac-
tement apprécier le rôle colonial très glorieux de
notre noblesse française, et que, d'autre part, il eût
été regrettable de laisser inutilisés les documents si

INTRODUCTION
V
vivants qui m'ont permis de donner une idée de la
colonie au premier âge de sa colonisation.
II
A défaut d'autres mérites d'ailleurs, la présente
étude aura au moins pour elle celui de la nouveauté.
Si depuis quelques années les travaux d'histoire colo-
niale se multiplient en France, ils ont trait en effet
presque tous à l'histoire politique, militaire ou com-
merciale, et l'histoire sociale des colonies n'a été
encore que bien peu explorée.
Que cela tienne surtout au considérable et minu-
tieux labeur de documentation qu'exige cette his-
toire, il m'est bien permis de l'affirmer, puisque je
viens d'en faire l'expérience. Rien de plus varié que
les sources où il faut puiser en pareille matière, et
rien de plus ingrat ensuite que les recherches à y
poursuivre. Que désire-t-on découvrir ? Le trait de
mœurs caractéristique, le fait piquant, le tableau
coloré, l'anecdote révélatrice. Or où trouver tout
cela?
Dans les documents officiels, correspondances,
rapports, mémoires ? Sans doute, là doivent se porter
les premières investigations. Mais que de déceptions
sont réservées au chercheur! J'ai ainsi dépouillé aux
archives du ministère des Colonies, page à page, pièce

VI
INTRODUCTION
à pièce, plus de 400 registres ou cartons, et assurément
je n'eus pas à certaines heures à regretter ma peine.
De ces cartons, de ces registres, combien pourtant
en ai-je fermés, où je n'avais rien trouvé à recueillir,
combien ne m'ont fourni qu'une citation, une phrase,
un mot !
A ces mêmes archives du ministère des Colonies,
en revanche, une source s'est offerte à moi plus
abondante, la précieuse Collection Moreau de Saint-
Méry, considérable amas de notes, de copies de pièces,
d'originaux aussi, réunis avec infiniment d'intelli-
gence par le célèbre auteur de la Description de la
partie française de Saint-Domingue, et où sont relevés
et conservés mille détails curieux et intéressants sur
la société, les mœurs, la vie dans notre ancienne
colonie.
Les Archives nationales et la Bibliothèque natio-
nale m'ont naturellement fourni une moins ample
moisson ; et malgré un désir souvent exprimé, je n'ai
eu, d'autre part, que de très rares communications
de papiers de famille. Ce m'est d'ailleurs une raison
de plus de remercier M. le marquis de Persan, M. le
baron de Collart,M. de Pellerin de la Touche, M. le
vicomte de Beaucorps, M. de la Martinière et
M. Pierre Cottreau des documents qu'ils ont bien
voulu mettre gracieusement à ma disposition et de
l'intérêt qu'ils n'ont cessé de porter à mon travail.

INTRODUCTION
VII
Si les sources inédites de l'histoire sociale de Saint-
Domingue sont en général peu abondantes, celles
qui sont aujourd'hui publiées, mémoires, récits de
voyages, correspondances, ont un autre défaut, le
défaut d'être presque toujours en opposition les unes
avec les autres. Je ne crois pas en effet que l'on
puisse apprécier, plus différemment que ne l'ont fait
souvent les auteurs de ces divers écrits, les mœurs,
l'existence et le caractère des habitants de Saint-
Domingue. En sorte qu'il est parfois bien embarras-
sant de démêler la vérité à travers des impressions
aussi contradictoires. J'ai essayé de le faire, sans me
flatter certes d'avoir toujours triomphé de cette nou-
velle difficulté. Les uns me trouveront peut-être trop
indulgent dans mes jugements sur la population de
notre ancienne colonie, d'autres, plus nombreux,
trop sévère, sans doute. Je n'ai voulu qu'une chose,
je le déclare, être impartial.
Une observation en terminant sur le sens dans
lequel j'entends prendre le mot « créole », si souvent
détourné de son acception véritable.
Aujourd'hui,bien desgens s'imaginent que le mot
« créole » désigne aux colonies les hommes de cou-
leur issus du mélange des blancs et des noirs.
D'autres croient au contraire qu'il s'applique exclu-
sivement aux blancs de sang pur.

VIII
INTRODUCTION
En réalité, le mot « créole » ne devrait s'employer
que comme déterminatif de blanc ou de noir.
Créole veut dire exactement « individu né aux
colonies », et il y a des nègres créoles, comme il y
a des blancs créoles. Sons l'ancien régime, on distin-
guait ainsi parfaitement les blancs créoles des
« Européens », et les nègres créoles, des « Africains ».
Cette distinction a, il est vrai, un peu perdu de sa
rigueur, et il est peut-être permis aujourd'hui de don-
ner au mot « créole » plus d'extension et de l 'appli-
quer en général à la population de nos colonies. C'est
du moins dans ce sens que je l'ai employé dans le
litre et au cours de ce livre. Je tenais à en prévenir
mes lecteurs 1.
1. Pour l'illustration du présent ouvrage, je dois tout ou presque
tout à l'aimable concours et aux précieuses indications de mon distin-
gué confrère, M. François Bruel, du Cabinet des Estampes, à la Biblio-
thèque nationale. Qu'il me permette de lui en exprimer, une fois de
plus, ici, ma très vive reconnaissance.

SAINT-DOMINGUE
CHAPITRE PREMIER
LES ORIGINES DE LA COLONISATION
ET LES PREMIERS COLONS DE SAINT-DOMINGUE
Jusqu'en 1789, l'histoire de notre colonie française de
Saint-Domingue, au contraire de celle de la Martinique
ou de la Grenade, ne présente que peu de faits saillants
au point de vue politique et militaire. Mais elle offre en
revanche un intérêt tout particulier en ce qui touche
une autre question : celle de la colonisation et, plus
spécialement, celle de la formation de la société colo-
niale sous l'ancien régime. Comment s'est créée cette
société? Quelle a été, clans sa naissance et son dévelop-
pement, la part respective de l'initiative individuelle et
de l'action gouvernementale? Ce problème, si intéres-
sant qu'il puisse être, n'a cependant été résolu jusqu'à
présent que de façon très superficielle. Les uns, exaltant
outre mesure l'esprit d'aventures, les qualités d'expan-
sion des Français d'autrefois, amoindrissent et réduisent
à trop peu l'œuvre colonisatrice propre de l'ancienne
monarchie ; les autres, par contre, glorifiant inconsidé-
rément cette œuvre, diminuent volontiers le mérite qui
doit revenir à la nation elle-même.
I

2
SAINT-DOMINGUE
Ces exagérations ou ces erreurs proviennent généra-
lement de ce fait que leurs auteurs ne tiennent pas un
compte suffisant des détails de notre histoire coloniale
et se préoccupent peu de faire la différence des temps.
Or là plus qu'ailleurs, les généralisations sont dange-
reuses. A telle époque, la France a pu, par suite des
circonstances, avoir un esprit colonisateur très vif et
spontané, et le rôle de l'État n'être que secondaire ; à
une autre, cet esprit a pu s'affaiblir et l'expansion fran-
çaise ne se soutenir que grâce à d'habiles procédés gou-
vernementaux ; à une autre enfin, un courant d'émigra-
tion a pu renaître en dehors de toute action officielle. Et
c'est précisément l'intérêt de l'histoire de Saint-Domingue
de nous présenter l'illustration de ces divers âges de
notre développement colonial avec une netteté peu com-
mune : l'âge héroïque et brutal des flibustiers, qui répond
au plus célèbre mouvement d'extériorisation de la France,
au XVIIe siècle; — l'âge que j'appellerai celui de la colo-
nisation gouvernementale, c'est-à-dire le temps où l'in-
tervention de l'État doit suppléer à la défaillance dans
le pays de l'esprit d'émigration ; — l'âge enfin de la nou-
velle poussée colonisatrice, peu étudiée et mal connue
jusqu'ici, qui, vers le milieu du XVIIIe siècle, entraîne
régulièrement vers les pays d'outre-mer une partie de
la noblesse de France.
I
Sur les origines de la colonisation française, deux
théories sont en présence. Les uns, faisant remonter au

ORIGINES DE LA COLONISATION ET PREMIERS COLONS
3
commencement même du XVIe siècle la date de notre pre-
mier mouvement d'expansion, prétendent que ce mou-
vement, brillamment inauguré par les Cartier et les
Roberval, vit son essor brisé par les guerres de religion
et qu'aussitôt après, il le reprit ; les autres, restant
sceptiques sur la réelle portée colonisatrice des voyages
de circumnavigation ou de commerce des marins du
XVIe siècle 1, croient au contraire que les guerres civiles,
loin de nuire au développement colonial, font accéléré
et presque créé, soit en renforçant les causes primitives
des entreprises des navigateurs du XVIe siècle, soit en
donnant naissance à de nouveaux et très puissants
motifs d'émigration, si bien que, d'après eux, du com-
mencement du XVIIe siècle seulement datent les premières
tentatives de colonisation dignes de ce nom. Je dis tout
de suite que cette seconde opinion me paraît la plus
conforme aux faits.
Que d'abord le mobile capital qui, dès le XVIe siècle,
1. « Il y a longtemps, écrivait, au commencement du XVIIE siècle,
Marc Lescarbot, il y a longtemps que nos roys.... ont esté invités à
estendre leurs bornes et former à peu de frais des empires nouveaux
à eux obéissans par des voies justes et légitimes. Ils y ont fait quelques
emploites en divers lieux et saisons. Mais après avoir découvert le pays,
on s'est contenté de cela . » (Histoire de la Nouvelle-France, par Marc
Lescarbot, nouv. éd., 1866, publiée par Edwin Tross, t. I, p. III-IV).
« Ce que Jacques Cartier, aussi bien que François Ier, remarque un
écrivain de nos jours, rêvaient comme tous les chercheurs de terres nou-
velles au XVIe siècle, ce n'était pas un sol vierge à défricher et à con-
quérir..., c'était le chemin du pays des épices, c'étaient au moins les
mines d'or et d'argent qui commençaient à faire la fortune de l'Espa-
gne. » (Pigeonneau, Histoire du commerce de la France, 1888-1891,2 vol.,
t. II, p. 146). Et ailleurs : « Nos premières tentatives de colonisation
officielle, dit le môme auteur, remontaient au temps de François Ier.
Mais elles avaient eu pour but beaucoup moins l'occupation de terres
nouvelles et l'exploitation de leurs richesses que la découverte d'une
route plus directe vers les Indes, ce rêve de tous les navigateurs du
xvi» siècle. » (Pigeonneau, La politique coloniale de Colbert, dans les
Annales de l'Ecole des Sciences politiques, 1886, p. 487-488).

4
SAINT-DOMINGUE
poussa tant de hardis « compagnons » au dehors de
France se soit trouvé singulièrement fortifié à la suite
des guerres religieuses, la chose est indéniable. Ce
mobile, on le connaît : c'était le désir de disputer à l'Es-
pagne les richesses du nouveau monde qu'elle était
seule à exploiter. Mais est-il besoin de dire quelle popu-
larité avait dû donner à ces entreprises le spectacle d'une
nation qui, pendant près d'un quart de siècle, avait jeté
sans compter, en France et aux Pays-Bas, les revenus
immenses de ses colonies ? D'autre part, et surtout, tan-
dis que, pendant la première moitié du XVIe siècle, l'état
de prospérité et de richesse de la France n'avait point
été pour encourager beaucoup les desseins aventureux,
la ruine totale de la fortune publique et privée du
royaume au sortir des luttes religieuses devait éveiller
bien des initiatives et allumer bien des convoitises.
Mais en dehors des raisons économiques, les guerres
civiles fournirent à l'émigration d'autres raisons qui lui
avaient jusque-là manqué et sans lesquelles, à vrai dire,
il n'y a point de mouvement de colonisation véritable :
des raisons sociales. On s'attendrait plutôt à ce que je
dise : des raisons religieuses. A la fin du XVIe siècle et au
commencement du XVIIe, un parti se trouvait, en effet,
qui aurait pu tenter avec quelques chances de succès,
semble-t-il, la fortune des lointaines émigrations. C'est
le parti protestant. Ce parti sortait, en somme, vaincu
d'une lutte de quarante années, et n'ayant obtenu pen-
dant cette lutte que des succès passagers, après, qu'une
tolérance provisoire, il paraissait devoir posséder ce
qu'il fallait pour réussir à créer des établissements com-
parables à ceux des dissidents anglais. Pourtant, et c'est

ORIGINES DE LA COLONISATION ET PREMIERS COLONS
5
là une preuve de l'inconsistance du protestantisme fran-
çais, il ne devait rien sortir des tentatives de colonisa-
tion protestante, alors même que leur promoteur se
nomma Coligny
Restent donc les raisons sociales dont je parlais. Ces
raisons doivent être cherchées dans le bouleversement
général qui suivit les troubles religieux, quand tout un
monde de capitaines, d'aventuriers, d'étrangers, qui,
pendant près d'un demi-siècle, avaient vécu sur le pays
et de ses guerres, se trouvèrent tout à coup inoccupés
et sans emploi, placés en face d'une autorité qui renais-
sait forte et absorbante, et furent amenés à envisager
l'émigration comme le seul moyen de continuer la vie
d'alertes, de liberté, de licence même, qu'ils avaient
menée précédemment, à la considérer, par là même,
comme une véritable expatriation. Car, si assurément
l'esprit de lucre et de gain peut bien donner naissance
à l'esprit d'aventure, des sentiments plus profonds, tels
1. Je sais bien que l'on rejette généralement sur Villegaignon et sa
trahison l'échec de ces tentatives, au moins celui de l'expédition du
Brésil. Mais, comme l'a très bien démontré M. Heulhard, dans son beau
livre sur Villegaignon, « c'est la minorité calviniste qui, divisée en elle-
même, image de la confusion et de la discorde, coupa immédiatement
en deux une colonie déjà faible par la disparate de ses éléments primi-
tifs et qui ne pouvait vivre que de discipline et d'autorité ». Et si l'on
prétend que « les calvinistes auraient peut-être abouti si Villegaignon
eût laissé faire Coligny, que dire alors des expéditions de Jean Ribault
et de Laudonnière en Floride, expéditions bien protestantes celles-là,
dont l'initiative et la responsabilité appartiennent bien à l'amiral ? Les
expéditions de 1562 et 1564 ne sont-elles pas également funestes ? Ne
sont-ce pas mêmes disputes entre chefs, mêmes intrigues, mêmes tra-
hisons?... Pourtant, voilà des entreprises bien conformes au dogme
protestant, avec de bons ministres, de bons psaumes unanimement
chantés, de beaux sermons, auxquels nul ne contredisait. Et la troi-
sième expédition de 1567 avec le capitaine Gourgues a-t-elle mieux
réussi? » (A. Heulhard, Nicolas de Villegaignon, 1897, p. 208-209). Sur
les divisions des protestants en Floride, cf. Gaffarel, Histoire de la Flo-
ride française,
p. 36, 89, etc..

6
SAINT-DOMINGUE
que ceux que je viens d'indiquer, sont seuls capables de
susciter des départs sans esprit de retour.
Quoi qu'il en soit, la colonisation des Antilles et en
particulier celle de Saint-Domingue, au XVIIe siècle, nous
offre une singulière confirmation des idées que je viens
d'exposer. Nulle part, en effet, les divers mobiles qui
pouvaient pousser alors nos nationaux hors de France
ne se peignent mieux que dans l'histoire des flibustiers
et des boucaniers, nulle part n'apparaissent d'une façon
plus violente et plus heurtée les causes profondes du
mouvement colonial du XVIIe siècle.
Il est difficile de bien préciser les origines de nos pre-
miers établissements dans cette île de Saint-Domingue
occupée par les Espagnols depuis 1492 et dont la popu-
lation primitive avait été rapidement détruite et absor-
bée par eux. On s'accorde en général à reconnaître que
des colons français et anglais, chassés de Saint-Chris-
tophe par l'amiral espagnol Federico de Tolède, en
septembre 16291, furent les premiers Européens qui dis-
putèrent aux Espagnols la possession de la petite île de
1. C'est au moins la version des PP. Le Pers et Charlevoix, qui est
aussi adoptée par H. Lorin, De praedonibus insulam sancti Dominici
celebrantibus saeculo septimo decimo, p. 6. — M. Guet, Origines de la
Martinique ; le colonel François de Collart et la Martinique de son

temps, p. 18, prétend qu'un certain Levasseur, le môme dont il sera
question plus loin, ayant cédé à M. d'Esnambuc ses droits sur Saint-
Christophe, moyennant 3.000 livres, lui demanda, en 1627, de le faire
transporter avec ses compagnons à la Tortue, qui aurait été dès lors
occupée par lui. Qu'il y ait eu un accord entre Levasseur et d'Esnam-
buc au sujet de Saint-Christophe, la chose est indéniable (cf. l'extrait
du registre de la Compagnie des Iles d'Amérique, donné par Guet, Op.

cit., p. 40-41). Mais je ne sais sur quels textes le même auteur s'appuie
pour affirmer la venue de Levasseur à la Tortue en 1627. Il est peut-

être permis de dire qu'il y avait déjà en 1629 à la Tortue d'autres Euro-
péens que les Espagnols ; du moins ces derniers en étaient-ils alors les

maîtres officiels.



ORIGINES DE LA COLONISATION ET PREMIERS COLONS
7
la Tortue, située au nord de la grande île et qui est
considérée d'ordinaire comme le berceau le plus ancien
de notre domination à Saint-Domingue. Mais des docu-
ments d'origine britannique qui nous sont parvenus 1,
il semble bien résulter que les Anglais évincèrent de
bonne heure les nôtres du gouvernement de la nouvelle
colonie, et que bien vite ils y exercèrent à peu près
seuls l'autorité. Dès 1631, la Compagnie réorganisée
l'année précédente en Angleterre, sous le nom de Com-
pagnie de la Providence et de l'île de l'Association 2
s'occupe des colons de la Tortue, des moyens d'en grossir
le nombre3, commissionne le capitaine Hilton comme
gouverneur et, en cas de mort ou d'absence de celui-ci, le
sieur Christophe Wormeley4. C'est sur ce dernier qu'à la
1. Les quelques pages qui suivent ont été rédigées à l'aide des histoires
classiques des PP. du Tertre, Le Pers, Charlevoix, Labat, mais aussi
et surtout, comme on le verra, à l'aide des documents anglais analysés
dans les Calendars of State papers, colonial series. Ces documents con-
temporains, dont la valeur ne peut être contestée, n'avaient point été,
il semble, utilisés jusqu'ici pour l'histoire des origines de Saint-Domin-
gue. On verra la remarquable confirmation que ces documents appor-
tent au récit du P. du Tertre, trop dédaigné par Charlevoix.
2. « Patent to Robert, Earl of Warwick, Henry. Earl of Holland, Wil-
liam, Lord Say and Sele, Robert Lord Brooke, John Roberts, sir Ben.
Rudyerd, etc., and others hereafter to be joined with them, of incor-
poration by the name of the Governor and Compagny of Adventurers
for the plantation of the Islands of Providence, Henrietta, and the
adjacent islands. » (Calendar of State papers, colonial series, 1574-1660,
edited by W. Noël Sainsbury, Londres, 1860, p. 123). Dans les registres
de délibérations de la Compagnie, l'île de la Tortue est appelée dès
lors île de l'Association. — Sur les origines de la Tortue, Du Tertre n'af-
firme rien. Il commence seulement son récit en 1640, disant : « Il y
avoit déjà quelques années que les Anglais s'étoient établis dans l'île
de la Tortue. » (Du Tertre, Histoire générale des Antilles, 1667-1671,
t. I, p. 169). Cela ne contredit pas ma supposition.
3. Minutes of a general court for Providence island, 19 mai 1631 (Ca-
lendar...., 1574-1660, p. 130) ; Minutes of a court for the isle of Tortuga,
16, 23, 27 juin,.1er, 4, 6, 21 juillet {Ibid., p. 131-133).
4. Minutes of a court for the isle of Tortuga,6 juillet 1631 {Ibid., p. 132).

8
SAINT-DOMINGUE
fin de 1634 ou au commencement de 1635, les Espagnols
reprennent l'île 1. D'après les PP. Le Pers et Charlevoix,
un certain Willis l'aurait, un peu plus tard, reconquise
sur les Espagnols. Ce Willis est peut-être un person-
nage que les documents anglais appellent Samuel
Filby, et qui joua certainement un rôle en ces parages
et en ces années, sans qu'on puisse le bien préciser 2.
Dans tous les cas, l'occupation espagnole ne dura pas
très longtemps, puisque la Compagnie anglaise ayant,
en avril 1635, envoyé un nouveau gouverneur, Nicolas
Riskinner 3, « dans le cas où l'île ne serait pas désertée
par les Anglais 4 », elle apprenait, au mois de mars 1636,
que Riskinner avait bien pris possession de son poste,
mais qu'il était mort à la Tortue trois mois après son
arrivée 5. Le mois suivant, était nommé à sa place un
certain William Rudyerd 6, auquel succéda le capitaine
Fload 7.
Que faisaient cependant les Français? Ils paraissent
1. Dans le registre des délibérations do la Compagnie de la Providence
et île de l'Association, à la séance du 19 mars 1635, un certain Perry,
nouvellement arrivé de la Tortue, informe la Compagnie que l'île a été
reprise par les Espagnols [Ibid., p. 200). A la séance du 10 avril, les
nouvelles données par une dame Filby confirment ce dire (Ibid., p. 201).
Là-dessus, la Compagnie destitue Christophe Wormeley de sa fonction
de gouverneur « pour la couardise et négligence qui lui a fait perdre
l'île. » (Ibid.).
2. Cf. Calendar...., 1574-1660, p. 145. 146, 201.
3. Minutes of a Committee for Association Island, 17 avril 1635 (Ibid.,
p. 202).
4. La Compagnie au capitaine Bell, gouverneur de la Providence, 20 avril
1635 (Ibid., p. 203).
5. Minutes of a Committee for Providence Island, 26 mars 1636 (Ibid.,
p. 226-227).
6. Minutes of a court for Providence Island, 14 mai 1636 (Ibid., p. 233)
et Minutes...., 3 juin 1636 (lbid., p. 236).
7. Minutes...., 25 juin 1640 (Ibid., p. 314).

ORIGINES DE LA COLONISATION ET PREMIERS COLONS
9
avoir vécu d'abord assez paisiblement avec les Anglais.
Peut-être même réoccupèrent-ils les premiers la Tortue
après l'éviction opérée par les Espagnols en 1635, et
permirent-ils à leurs anciens compagnons de revenir
s'y établir librement 1. Mais mal récompensés de leur
générosité, persécutés bientôt par ceux dont ils avaient
favorisé le retour, rejetés même sur la côte de Saint-
Domingue, sans qu'on sache bien comment et à quelle
occasion 2, ils se retournent en 1640 seulement contre
les maîtres de la Tortue. Un certain Levasseur, appuyé
par le commandeur de Poincy, gouverneur des îles
d'Amérique 3, s'empare de la petite île et en reste
le chef pendant près de dix ans4. En 1654, MM. de Fon-
tenay 5 et de Tréval, qui l'y ont remplacé, en sont
chassés, il est vrai, par les Espagnols6, que remplacent,
1. C'est ce qui paraît ressortir du « Mémoire envoyé par M. de Poincy
aux seigneurs de la Compagnie des îles de l'Amérique », daté de Saint -
Christophe, du 15 novembre 1640, et que je publie en Appendice. Cf.
Appendice I.
2. Il est fait du moins très clairement allusion à ces événements, qui
durent se passer en 1638, dans le Mémoire cité à la note précédente et
dans une lettre de M. de Poincy à Richelieu du 2 décembre 1640 (Bibl.
nat. Ve Colbert, vol. 45, fol. 479). Dès 1636, d'ailleurs, une rivalité assez
vive devait exister entre Français et Anglais : un document anglais,
du 26 mars 1636, fait allusion à « une protestation des habitants de la
Tortue contre le commerce qu'y font les Français » (Calendar... 1574-
1660, p. 227), et dans une autre pièce datée du 5 mai 1636, la crainte
est exprimée « que les Hollandais ou les Français viennent à saisir
l'île, si elle est abandonnée par la Compagnie de la Providence et de
l'île de l'Association. » (Ibid.,
p. 233).
3. Philippe de Longvilliers de Poincy, commandeur puis bailli de
l'ordre de Malte, reçu chevalier en 1605 (Archives nationales, MM 42,
fol. H).
4. Cf. Appendice I, et A relation concerning Tortugas
by Abraham
Langford, 1664, dans Calendar of State papers, colonial series, America
and West Indies, 1661-1668, édité par Noël Sainsbury, n° 818.
5. Peut-être Louis d'Aché de Fontenay, reçu chevalier de Malte en 1647.
6. Qui l'occupaient en 1655. Tous les auteurs sont d'accord là-dessus :

10
SAINT-DOMINGUE
en 1656, un Anglais, Elias Watt — appelé par le P. du
Tertre Eliazoüard 1 —• et son gendre, le capitaine
James
Mais la même année, un gentilhomme fran-
çais, Jérémie Deschamps, seigneur du Rausset, se fait
donner (novembre 1656) une commission de gouverneur
par la cour de France 3, passe en Amérique, dissimulant
sa qualité, obtient du colonel d'Oyley, gouverneur de la
Jamaïque, une commission au nom de l'Angleterre,
prend la place de Watt et de James, et ne tarde pas à
proclamer la Tortue acquise au roi de France 4. De 1661
à 1663, plusieurs tentatives sont faites par les Anglais
Du Tertre, Le Pers, Charlevoix. Cf. encore A brief account of the
Island Tortudos....,
dans Calendar...., 1661-1668, n° 817.
1. C'est à propos de cette occupation de la Tortue par Elias Watt que
Charlevoix critique le plus vivement l'exactitude du récit de Du Tertre.
M. Lorin avait déjà (Op. cit., p. 18) admis la version de ce dernier qui,
comme il le dit, a ici une autorité particulière, ayant connu la plupart
des personnages de cette histoire. Les documents anglais, qui restituent
son véritable nom à Eliazoüard, confirment entièrement le récit de Du
Tertre (A brief account of the island Tortudos, 1664, dans Calendar....,
1661-1668, n° 817, et A relation concerning Tortugas...., by Abraham
Langford. 1664 ? Ibid., n° 818).
2. Simple nom de guerre évidemment. « C'était, dit un document
anglais que j'ai déjà cité, un pauvre gentilhomme en détresse, colonel
dans l'armée du Roi, banni d'Angleterre et qui avait épousé la fille de
Watt. » (A brief account...., Ibid.. n° 817).
3. La Commission du premier commandant pour le Roy de l'île de la
Tortue, M. Jérémie Deschamps, sieur de Moussac et du Rausset, 26 no-
vembre 1656, est publiée dans Moreau de Saint-Méry, Lois et constitu-
tions des colonies des îles de l'Amérique sous le vent, t. I, p. 81-82.
4. Ces faits rapportés par Du Tertre, Hist, des Antilles, t. III, p. 135
et suiv., sont exactement confirmés par les documents anglais. Un
« ordre » du roi d'Angleterre, du 19 février 1662, déclare que, « suivant
le mémoire présenté par Thomas, lord Windsor, gouverneur de la
Jamaïque, un Français (du Rausset), qui est maintenant gouverneur de la
Tortue et qui a eu commission du colonel Edward d'Oyley, à cette époque
gouverneur de la Jamaïque, sur la recommandation du Conseil d'Etat
d'alors, refusant aujourd'hui d'obéir aux ordres du gouverneur de la
Jamaïque, lord Windsor, est autorisé à user de rigueur pour le réduire. »
(Calendar...., 1661-1668, n» 233).

ORIGINES DE LA COLONISATION ET PREMIERS COLONS
11
pour la ressaisir 1. En dépit de tout, la Tortue et la
côte de Saint-Domingue, sur laquelle débordent désor-
mais les colons, restent décidément terres françaises
et le resteront, grâce aux successeurs de Du Rausset,
les Ogeron et les Du Casse 2. Bon gré, mal gré, les
1. La première fut faite, à la lin de 1661 vraisemblablement, par le
colonel Arundell, sur l'ordre de lord Windsor. C'est même à la suite de
l'échec et de l'emprisonnement d'Arundell à la Tortue que lord Wind-
sor envoya à sa cour le mémoire auquel il est fait allusion dans la pièce
citée à la note précédente. Après la réception de l'ordre du Roi du
19 février, une nouvelle attaque contre la Tortue fut combinée entre le
colonel Samuel Barry (celui que Du Tertre appelle Bari), le capitaine
Abraham Langford et le capitaine Robert Munden. Cette attaque échoua.
Langford réussit seulement à prendre pied sur la côte Saint-Domingue,
et à se faire proclamer gouverneur du Petit-Goave, « développant le
premier l'étendard royal à Hispaniola ». Ce succès, d'ailleurs, ne paraît
pas avoir eu de lendemain (Proclamation du gouverneur de la Jamaïque,
du 16 décembre 1662, dans Calendar...., 1661-1668, n° 390 ; lettres d'Abra-
ham Langford à Clément de Plenneville, du Petit-Goave, 16 mai 1663, —
où il dit qu'il attend de pied ferme les habitants de la Tortue, les « Tor-
tudions », s'ils osent venir l'attaquer, — et de Clément de Plenneville
à William Morrice, secrétaire d'Etat, du 8 juin, dans Calendar....,
n°s 474 et 474-I).
Du reste, comme le remarque avec beaucoup de sagacité Du Tertre,
ces entreprises diverses contre la Tortue ne furent jamais sérieusement
et officiellement appuyées par le gouvernement anglais, qui, effective-
ment, d'après une lettre publiée dans le Calendar déjà cité, paraît
s'être soucié assez peu d'« engager son honneur et de risquer une rup-
ture avec la France » pour une proie aussi « peu importante » que la
Tortue (Lettre du Dr Henry Stubbs à William Godolphin du 3 octobre 1664,
dans Calendar...., n° 819). Il est intéressant de comparer ce qu'a deviné
Du Tertre de la politique anglaise (Hist, des Antilles, t. III, p. 138)
avec ce que nous en révèle cette lettre.
2. Par acte du 15 novembre 1664 (Moreau de Saint-Méry, Lois et consti-
tutions..., t. I, p. 128-130), la Compagnie des Indes occidentales acheta,
on le sait, la Tortue à Du Rausset pour en donner le gouvernement à
d'Ogeron. Du Rausset était alors à la Bastille. Pour expliquer cet em-
prisonnement, Du Tertre avait supposé que, ne trouvant pas assez avan-
tageuses les offres de la France, il avait proposé au gouvernement
anglais de lui vendre la Tortue. Cette hypothèse est confirmée par
deux lettres de lord Ilollis à sir Henry Bennet, secrétaire d'Etat, des
26 mars et 9 avril 1664, où Du Rausset est dit expressément avoir offert
de remettre la Tortue entre les mains du gouvernement anglais, à la
condition qu'on lui remboursât 6.000 livres sterling. Ces lettres sont
publiées dans F. Ravaisson, Les Archives de la Bastille, 1868, t. III,

12
SAINT-DOMINGUE
Espagnols doivent nous accepter pour voisins. Près de
la moitié de l'ancienne Hispaniola devient notre Saint-
Domingue français, aujourd'hui Haïti ; l'autre moitié
demeure à ses anciens maîtres, mais leur échappera
finalement comme à nous : c'est actuellement la Répu-
blique dominicaine.
Une foule de questions se posent sur les premiers
colonisateurs de Saint-Domingue français 1. Leurs occu-
pations, on les connaît. Ils étaient flibustiers ou bouca-
niers : les boucaniers s'adonnant à la chasse des bœufs
p. 436 et suiv. Mais dans le même ouvrage, est donné (p. 437) une
lettre de Du Rausset à Colbert, qui prouve que le séjour de la Bastille
l'avait ramené à de meilleures résolutions. Il céda ses droits à la
France pour 15.000 livres et sortit de prison le 15 novembre (Funck-
Brentano, Les lettres de cachet à Paris, étude suivie d'une liste des pri-
sonniers de la Bastille, 1903, in-fol., p. 26, n° 265.) L'acte de « prise de
possession de la Tortue et de la côte Saint-Domingue par M. d'Ogeron,
gouverneur pour la Compagnie des Indes occidentales, » est du
6 juin 1665 (Moreau de Saint-Méry, Lois et constitutions..., t. I, p. 146-
147).
1. Il ne peut être question de donner ici une bibliographie complète
de l'histoire des flibustiers et des boucaniers. En dehors des ouvrages
de Du Tertre, Histoire générale des Antilles, déjà citée, de Le Fers,
Histoire manuscrite de Saint-Domingue (Bibl. nat., fr. 8992), de Charle-
voix. Histoire de l'Ile espagnole ou de Saint-Domingue, Amsterdam.
4 vol. in-12, 1733(t. III), de Labat, Nouveau voyage aux Isles de l'Amé-
rique,
1742 , 8 vol. in-12 (le manuscrit sur lequel a été faite l'impression
est aux Archives nationales, K 1212), on peut consulter sur cette ques-
tion : Alexandre-Olivier OExmelin, Des aventuriers qui se sont distin-
gués dans les Indes,
traduit du néerlandais, Trévoux, 1774, 2 vol. in-12
(la première édition en hollandais date de 1674 ; le livre fut traduit
en espagnol en 1681, puis en anglais sur ce texte ; une réédition de
cette dernière traduction anglaise a paru à Londres en 1893, in-8°) ;
Raveneau de Lussan, Journal du voyage fait à la mer du Sud avec les
flibustiers de l'Amérique en 1684 et années suivantes,
Paris, 1689, in-12 ;
J. W. Archenholtz, Histoire des flibustiers, traduit de l'allemand, Paris,
1804, in-8 ; James Burney, History of the buccaneers of America, Lon-
dres, 1902, in-12 (cette histoire fut publiée pour la première fois à
Londres en 1816) ; Léon Vignols, La piraterie sur l'Atlantique au
XVIIIe siècle,
Rennes, 1890, in-8° ; Lorin, Op. cit. ; Gabriel Marcel, Les
corsaires français au XVIe siècle dans les Antilles,
Paris, 1902, in-8° ;
Funck-Brentano, Les brigands, Paris. s. d., in-4°, p. 117-180.


BOUCANIERS ET SCÈNES DE LA VIE DES BOUCANIERS,
D'après une gravure anonyme.
(Bibliothèque nationale, Cabinet des estampes).

ORIGINES DE LA COLONISATION ET PREMIERS COLONS
13
sauvages, dont ils préparaient les cuirs, ou à celle des
cochons sauvages, dont ils boucanaient et fumaient la
chair ; les flibustiers poursuivant sans trêve dans la mer
des Antilles les vaisseaux espagnols qui revenaient vers
l'Europe chargés des dépouilles du nouveau monde.
Mais les boucaniers précédèrent-ils les flibustiers, ou
ceux-ci furent-ils antérieurs à ceux-là? Flibustiers et
boucaniers se divisèrent-ils dès l'origine en deux socié-
tés distinctes, ou bien les uns et les autres exercèrent-
ils concurremment les mêmes métiers? Tous problèmes
insolubles et offrant en vérité assez peu d'intérêt. Ce
qu'il importerait plutôt de connaître, c'est la vie même
que menaient ces hommes pendant les années d'indé-
pendance absolue qui précédèrent la reconnaissance de
l'autorité du roi de France, vie primitive et à demi sau-
vage, mais aussi pittoresque, — au moins d'après le peu
qu'on en sait, — qu'il s'agisse des flibustiers ou des
boucaniers : les uns habitant au milieu des bois ou des
savanes, dans des cases faites de branchages à la
manière des sauvages, vêtus de haillons sordides, imbus
et poisseux du sang des animaux, les cheveux hérissés
ou noués sur la tête, la barbe inculte et longue, coiffés
d'un sorte de « cul de chapeau » à visière, chaussés de
souliers de peau de porc, toujours armés de quatre ou
cinq coutelas et de longs fusils, — dits boucaniers, —
au canon de quatre pieds et demi de long, « à l'aide
desquels, à 120 pas, ils ne manquent jamais de donner
dans une piastre1 », et, ainsi accoutrés, passant leur
temps à la poursuite de leur gibier, à de longues buve-
1. Beauval-Ségur, Histoire de Saint-Domingue, en manuscrit à la
Bibliothèque nationale, Nouv. acq. fr., vol. 9326, fol. 8.

14
SAINT-DOMINGUE
ries et ripailles, ou encore en de sanglantes escar-
mouches contre les Espagnols, vivant généralement
unis, mais prompts à de terribles colères, qui se ter-
minent par des duels au fusil sans merci1; — les
autres, les flibustiers, partant un beau matin à quinze
ou vingt sur un chétif canot fabriqué par eux, s'em-
parant bientôt d'une barque de pêche, puis l'aban-
donnant à son tour pour se ruer en un de ces forcenés
assauts dont ils ont le secret sur l'objet final de leurs
convoitises, quelque gros navire lourdement chargé
dont ils se partagent la dépouille, menant aujourd'hui
une vie dont ne voudrait pas le dernier des matelots,
le lendemain dissipant follement leur part de butin en
de somptueuses orgies, bientôt de pirates se transfor-
mant en conquérants, pilleurs de villes, dévastateurs de
provinces, héroïques bandits « d'une bravoure féroce et
1. Le P. Labat qui vécut plusieurs jours avec eux nous en a tracé un
pittoresque portrait : « C'étoit quelque chose de plaisant de voir l'habil-
lement de ces chasseurs. Ils n'avoient qu'un caleçon et une chemise ;
le caleçon étoit étroit et la chemise n'entroit pas dedans, elle étoit
par-dessus comme les roupilles de nos rouliers et un peu moins large.
Ces deux pièces étoient si noires et si imbibées de sang et de graisse
qu'elles sembloient être de toile goudronnée. Une ceinture de peau de
bœuf avec le poil serroit la chemise et soutenoit d'un côté une gaîne
qui renfermoit 3 ou 4 couteaux comme des bayonnettes et de l'autre un
gargoussier à l'ordinaire. Ils avoient sur la tête un cul de chapeau, dont
il restoit environ quatre doigts de bord coupés en pointe au-dessus des
yeux. Leurs souliers étoient sans couture et tout d'une pièce. On les fait
de peau de bœuf ou de cochon. Voici comment. Dès qu'on écorche un
bœuf ou un cochon on enfonce le pied dans le morceau de peau qui
lui couvroit la jambe ; le gros orteil se place dans le lieu qu'occupoit
le genou ; on serre le tout avec un nerf et on le coupe. On fait monter
le reste 3 ou 4 doigts au-dessus de la cheville du pied et l'on l'y attache
avec un nerf jusqu'à ce qu'il soit sec et alors il se tient de lui-même.
C'est une chaussure très commode, bientôt faite, à bon marché, qui ne
blesse jamais, qui empêche qu'on ne sente les pierres et les épines sur
lesquelles on marche. » (Labat, Nouveau voyage aux Iles, éd. de 1742,
t. VII, p. 235-236).



ORIGINES DE LA COLONISATION ET PREMIERS COLONS
15
capricieuse », auxquels il ne manqua peut-être qu'un
chef pour accomplir de grandes choses !
Tel nous apparaît ce monde des flibustiers et des bou-
caniers de Saint-Domingue, dans sa physionomie géné-
rale au moins, car nous ne pouvons naturellement
qu'être bien imparfaitement instruits des idées, des sen-
timents, de l'état d'esprit de ces extraordinaires aven-
turiers.
Du peu que nous savons d'eux ressort bien cependant
ce que je disais tout à l'heure des causes de l'émigration
française au cours du XVIIe siècle. La haine héréditaire
et désintéressée de l'Espagne dont on fait souvent hon-
neur aux flibustiers, en particulier à ce Montbars qui,
dès sa jeunesse, avait puisé dans les récits de Las-Casas
de quoi alimenter la férocité dont il devait faire preuve
un jour, cette haine, est-il besoin de le dire, est insuffi-
sante à expliquer l'existence et la carrière qu'ont embras-
sées ces hommes. En revanche, comme je le remarquais,
l'espoir d'enlever à l'Espagne l'exclusive et fructueuse
exploitation des trésors du nouveau monde semble avoir
été l'une des causes déterminantes de la fondation de
nos colonies antiliennes, en particulier de Saint-Domin-
gue. Gomme le dit excellemment M. de Dampierre,
« cette fondation eut pour cause la mésaventure de cor-
saires malheureux qui, rejetés par les Espagnols dans
les Iles du Vent, eurent l'idée de s'établir définitivement
dans ces dernières. Les documents relatifs à la guerre
sans merci que les Espagnols faisaient aux navires de
toutes nations qui osaient trafiquer aux Indes occiden-
tales sont ainsi d'un grand intérêt pour l'histoire de
l'origine des établissements européens dans ces quartiers.

16
SAINT-DOMINGUE
Ils expliquent en effet comment les marchands, traqués
de toutes parts, ont été amenés à s'établir fortement en
quelques endroits et, d'autre part, ils mettent en lumière
les principes barbares et toujours repoussés par les
autres nations, en vertu desquels les Espagnols préten-
daient avoir le droit de traiter en pirates tous les Euro-
péens trouvés au delà des tropiques, non moins que la
manière dont ils appliquèrent parfois ces principes aux
colonies européennes naissant en ces parages1. » Cela
est tellement vrai qu'en 1699 encore : « Je ne regarde
pas, écrivait Du Casse, je ne regarde pas cette colonie
de Saint-Domingue par la culture du sucre, indigo et
tabacs, ny autres denrées qui se font dans l'Amérique,
mais comme une place d'armes pour unir à la monar-
chie française les importantes clefs du Mexique, du
Pérou et du royaume de Santa-Fé 2 », les clefs des
royaumes de l'or, entendait-il dire ainsi sans aucun
doute.
Mais ce qui se révèle le mieux peut-être dans le
retour volontaire à la vie de nature de tant d'aventuriers,
c'est bien cette impatience de la règle et de l'autorité,
cette inquiétude du joug, ce désir de liberté absolue et
illimitée, nés de l'ordre même qui renaissait sur le conti-
nent. Liberté de tout genre : liberté politique, car ces
hommes déclaraient volontiers « qu'ils ne devoient
d'obéissance qu'à Dieu, après qui la terre où ils étoient
n'avoit d'autres maistres qu'eux-mesmes pour l'avoir
1. Essai sur les sources de l'histoire des Antilles françaises (1492-
1664), par Jacques de Dampierre, Paris, 1904, in-8°, p. 62-63.
2. Lettre de Du Casse au ministre, du 13 janvier 1699 (Archives du
ministère des Colonies, Correspondance générale, Saint-Domingue, C°.
vol. IV).

ORIGINES DE LA COLONISATION
ET PREMIERS COLONS
17
conquise au péril de leur vie sur une nation qui l'avoit
usurpée elle-même sur les Indiens 1 » ; liberté sociale,
car entre eux tous les rangs sont confondus, à ce point
que des gentilshommes comme Du Rausset et Ogeron
ont mené la vie de boucaniers2; liberté religieuse, car
si, en général, ils se disaient catholiques, « la religion
conservoit sur eux fort peu de ses droits et ils croyoient
faire beaucoup que de n'avoir pas entièrement oublié le
Dieu de leurs pères3 » ; liberté légale, car « de lois ils
n'en reconnaissoient point d'autres qu'un assez bizarre
assemblage de conventions qu'ils avoient faites entre
eux et dont ils avoient formé une coutume qu'ils regar-
doient comme la règle souveraine 4 » ; liberté morale,
enfin, complète et sans frein : à ce dernier point de vue
ils présentent, exagérés et grossis, les traits distinctifs
des hommes de ce XVIe siècle qui venait de finir, une
jovialité grossière, une brutale loyauté, un mépris
cynique de la femme, caractéristique de l'esprit d'un
autre âge. Et tout cela indique bien encore une fois les
causes morales profondes qui éloignaient ces hommes
d'un pays où l'ordre renaissait et les précipitaient vers
celui où ils étaient assurés de trouver plus que l'indé-
pendance, la plus entière licence.
Toutefois, si nous devons considérer les flibustiers et
les boucaniers de Saint-Domingue comme les fondateurs
1. Le P. Le Pers, Histoire de Saint-Domingue, Bibl. nat.,fr. 8992, fol.
252 y.
2. Le P. du Tertre le dit expressément pour Du Rausset (Hist, des
Antilles, t. III, p, 135), pour Ogeron (Ibid., p. 140-141).
3. Charlevoix, Histoire de l'Ile espagnole ou de Saint-Domingue, t. III,
p. 36.
4. Ibid.
2

18
SAINT-DOMINGUE
de la plus belle de nos colonies d'Amérique et les en
nommer « les pères », suivant un mot qui revient sou-
vent sous la plume des premiers gouverneurs, il faut
reconnaître aussi que pareil titre, ces premiers gouver-
neurs aidèrent bien à le mériter à leurs administrés. A
des hommes que poussait et qu'inspirait un désir, et
comme une soif d'absolue liberté, ou que guidaient des
instincts de pillage, des chefs tels qu'Ogeron, Du Casse
et tant d'autres surent inspirer les qualités qui font les
véritables colonisateurs, et avant tout l'attachement au
sol. Par une adroite politique, en effet, ils arrivèrent
d'abord à grossir ce noyau trop petit de vrais colons
qui s'était formé sous le nom d' « habitants », et qui,
délaissant les entreprises de la flibuste ou de la chasse,
furent les premiers cultivateurs du sol de Saint-Domin-
gue. Dès 1665, faisant très nettement la différence de
ces derniers et de ceux qui se soustrayaient encore à
toute autorité : « Sept ou huit cents François, écrivait
Ogeron à Colbert, le 20 juillet 1665, sont encore habitués
le long des costes de cette Isle espagnole, dans des lieux
inaccessibles, entournés de montagnes, ou de grands
rochers et de mer, et vont partout avec de petits canots.
Ils sont trois ou quatre, ou six, ou dix ensemble, plus
ou moins écartés les uns des autres de deux ou trois,
ou six, ou huit ou quinze lieues, selon qu'ils trouvent
les endroits plus commodes, et vivent comme des sau-
vages, sans reconnoitre personne, ni sans aucun chef
entre eux et font mille brigandages. Ils ont volé plu-
sieurs bastimens hollandois et anglois, qui nous a causé
beaucoup de désordres ; ils vivent de viande de san-
gliers et de bœufs sauvages, et font quelque peu de tabac

ORIGINES DE LA COLONISATION ET PREMIERS COLONS
19
qu'ils troquent pour des armes, des munitions et des
hardes. Ainsi il seroit très nécessaire que Sa Majesté
donnât un ordre pour faire sortir ces gens de ladite Isle
espagnole, par lequel il leur fust enjoint sur peine de la
vie de se retirer dans deux mois dans celle de la Tortue,
ce qu'ils feroient sans doute si elle estoit fortifiée, et ce
qui porteroit un grand revenu au Roy, et qu'il fust permis
par ledit ordre de défendre à tous capitaines de navires
marchands et autres de rien troquer, ni vendre auxdits
François, que l'on appelle boucaniers estans le long des
costes de l'Isle espagnole, sur peine de confiscation de
leurs navires et marchandises, mesme permettre de faire
signifier ledit ordre aux fermiers et receveurs ou com-
mis des bureaux des villes maritimes de France de con-
fisquer au profit du Roy toutes les marchandises faites
par lesdits boucaniers venans de ladite Isle espagnole 1 ».
Mais six ans après qu'Ogeron écrivait ces lignes (1671),
beaucoup de boucaniers avaient dû sinon émigrer à la
Tortue, comme il le souhaitait, au moins se fondre dans
la population, puisqu'un mémoire de M. de Gabaret
constate que « dans le cul-de-sac de Saint-Domingue
on compte 1200 habitants contre 100 boucaniers seule-
ment2; et une correspondance d'Ogeron estime à la
même date qu'il y a bien « 2 000 hommes habitués »
dans l'Ile 3.
1. Mémoire sur l'île de la Tortue envoyé à Colbert par d'Ogeron, le
-0 juillet 1665, « de la coste Saint-Domingue » (A. M. G., Gorr. gén.,
2e série, G", carton I).
1 Mémoire de M. de Gabaret, chef d'escadre du Roi, du 4 juin 1671
A. M. G., Corr. gén., C9, vol. 1).
3. Mémoire d'Ogeron, de septembre 1671, envoyé à la Cour par
Renou, major du gouvernement de la Tortue (Ibid.).

20
SAINT-DOMINGUE
Les flibustiers furent moins vite absorbés. « Il y a
encore ici, écrit M. de Pouancey en 1677, plus d'un
millier de ces hommes qu'on appelle flibustiers, qui sont
ceux qui vont ordinairement en courses et aux descentes
sur les Espagnols et qui sont de braves gens très bien
armés. 11 est impossible d'en dire précisément le nombre,
mais par l'expérience que j'ay, je crois qu'il y a ce
nombre, estant à ma connoissance qu'il en est parti une
flotte, dont le général est le marquis de Maintenon, de
600, et il y avoit outre cela deux à trois corsaires sépa-
rés, sans ceux qui ne se sont point embarqués. Leur
manière de vivre est toute particulière. Ils ne vont en
descentes sur les Espagnols et en courses que pour avoir
de quoy venir boire et manger au Petit-Goave et à la
Tortue, et n'en partent jamais tant qu'il y a du vin ou
qu'ils ont de l'argent ou des marchandises ou crédit pour
en avoir. Après quoy ils font choix du capitaine ou bas-
timent qui leur convient le mieux, sans en épouser
aucun, car ils n'embarquent que pour huit jours de
vivres ordinairement. Ils quittent partout où il leur plaît;
ils obéissent très mal en ce qui concerne le service du
vaisseau, s'estimans tous chefs, mais très bien dans une
entreprise et exécution contre l'ennemy. Chacun a ses
armes, sa poudre et ses balles. Leurs vaisseaux sont ordi-
nairement de peu de force et mal équipés et ils n'ont pro-
prement que ceux qu'ils prennent sur les Espagnols 1. »
Un document de 1681 fixe au même chiffre (de 1 000
à 1 200) le nombre des flibustiers 2. Il est bien certain
t. Mémoire de Jacques Nepveu, sgr de Pouancey, du 4 mai 1677 (A.
M. G., Gorr. gén., 2e série, Saint-Domingue, G', carton I).
2. Ce document est un mémoire où « les officiers du Conseil joints

ORIGINES DE LA COLONISATION ET PREMIERS COLONS
21
toutefois que ce nombre, comme celui des boucaniers
alla toujours en diminuant. En 1684, une lettre de
M. de Cussy, gouverneur, nous apprend que déjà plus
de la moitié d'entre eux se sont faits habitants 1.
Tous les auteurs sont d'accord sur l'un des moyens
employés avec le plus de succès par les gouverneurs
pour en arriver à leurs fins. Mais tous n'en rendent pas
compte dans les mêmes termes. Il est amusant d'en-
tendre Moreau de Saint-Méry nous exposer gravement
que, « pour transformer les intrépides conquérants de
Saint-Domingue, Ogeron invoqua le secours d'un sexe
puissant qui sait partout adoucir l'homme et augmenter
avec les principaux habitants, représentent à M. Colbert » que la popu-
lation totale de la colonie est de 7.848 âmes, dont 4.000 Français. Cette
pièce est une preuve de plus à l'appui de l'opinion de Moreau de
Saint-Méry, qui affirme qu'il y eut un « Conseil » à Saint-Domingue
antérieurement à 1685, date de la reconnaissance officielle par la Cour
d'une assemblée de la colonie. Il cite, pour confirmer son dire, un
arrêt au civil « d'un conseil de Léogane, composé d'officiers de milices
et d'habitans », du 1er février 1682 (Moreau de Saint-Méry, Lois et cons-
titutions des colonies françaises de l'Amérique sous le vent,
t. I, p. 363-
364) ; un arrêt criminel du « Conseil de Saint-Domingue
», du
26 août 1684 (Ibid., p. 397-398) ; enfin un arrêt de police du même Con-
seil, du 31 octobre 1684 (Ibid., p. 403). Comme on le voit, les « repré-
sentations » du Conseil que nous citons sont quelque peu antérieures
au premier acte du Conseil de Léogane publié par Moreau de Saint-
Méry.
Quoi qu'il en soit de cette question, il doit y avoir un lapsus calami
dans ce chiffre de 7.848, ou bien il faut considérer les recensements de
cette époque comme très approximatifs, car un « dénombrement » de
mai 1681 constate qu'il y a à Saint-Domingue 6.658 personnes se répar-
tissant ainsi : 1.421 maîtres de cases ; 435 femmes ; 438 enfants ; 477
serviteurs et gens libres ; 1565 engagés et gens libres ; 1.063 nègres;
725 négresses; 314 négrillons ; 210 mulâtres. Dans cette population
les Français capables de porter les armes sont dits être au nombre de
2.970. En plus sont mis à part 8 prêtres desservant 13 chapelles (A. M.
C, Corr. gén., Saint-Domingue, C9, vol. I).
1. Mémoire de M. Pierre-Paul Tarin de Cussy, du 24 août 1684
(Ibid.). Ce même mémoire évalue les forces des flibustiers à « 17 vaisseaux
armés de 328 canons et montés par 1,875 hommes ».

22
SAINT-DOMINGUE
son penchant pour la sociabilité », et nous raconter
comment « il fit venir de France des êtres intéressants,
de timides orphelines, pour soumettre ces êtres orgueil-
leux accoutumés à la révolte et pour les changer en
époux sensibles, en pères de famille vertueux1 ». Ce
n'est là pourtant qu'une vérité que le même Ogeron
exprimait sous une forme plus brutale lorsqu'il s'écriait :
« Corbleu ! je ferai venir à tous ces coquins des chaînes
de France! » « Chose, ajoute le P. Le Pers, qui nous
rapporte ce propos, que l'on ne comprit pas alors, mais
dont le mystère ne tarda pas à se développer par l'arri-
vée d'un navire chargé de cinquante filles. » La colonie
reçut ainsi, dit-il galamment, « l'unique et dernier orne-
ment qui lui manquoit ». « 11 n'y avoit encore en effet,
prétend le même auteur, aucune femme à la côte de
Saint-Domingue, et il n'y en avoit que quatre ou cinq
à la Tortue, bien que le nombre des aventuriers qui
avoient établi leur demeure en ces lieux fût de 4.000 2. »
Mais la politique des premiers gouverneurs ne se
borna pas à des manœuvres de cette nature. On les vit,
comme Ogeron encore, s'occuper activement d'attirer
des émigrants en nos nouvelles possessions ; dévoués
intermédiaires entre la colonie et la Cour, s'employer
à obtenir de celle-ci des facilités commerciales desti-
1. Moreau de Saint-Méry, Description de la partie française de Saint-
Domingue, in-8, t. I, p. 8. — Wimpffen, dans son Voyage à Saint-
Domingue,
est, je crois, plus près de la vérité, lorsqu'il écrit : « On
envoya aux premiers habitans de Saint-Domingue des catins de la Sal-
pêtrière, des salopes ramassées dans la boue, des gaupes effrontées

dont il est étonnant que les mœurs, aussi dissolues que le langage, ne
se soient pas plus perpétuées qu'elles n'ont fait chez leur postérité. »
(Wimpffen, Voyage à Saint-Domingue, 1797, t. I, p. 108).
2. Le Pers, Op. cit., Bibl. nat., fr. 8992, fol. 252 v.

ORIGINES DE LA COLONISATION ET PREMIERS COLONS
23
nées à encourager les habitants ; consentir des avances
personnelles d'argent à ces derniers pour leur permettre
de commencer des exploitations ; aller même jusqu'à
assurer sur leur fortune propre une partie des charges
de la colonie 1; par-dessus tout, ils surent joindre à une
1. Chacun de ces détails est extrait de la correspondance d'Ogeron
avec la Cour, correspondance dont je prépare actuellement une édition
et qui forme, je ne crains pas de le dire, une des plus belles pages de
notre histoire coloniale. Cet homme avait vraiment le génie colonisateur,
et son désintéressement égalait sa merveilleuse activité. « Ne croyez
pas, écrit-il un jour, que mon dessein soit d'amasser des trésors et que,
s'il me vient du bien, je l'emploie [à autre chose qu']à envoyer en
Guinée chercher des nègres, à faire bâtir des vaisseaux et à rechercher
toute sorte de bétail. C'est là où consiste ma plus grande passion. »
(Lettre du 15 juillet 1664.) « Depuis six ans que je suis gouverneur,
mande-t-il un peu plus tard, je n'ai pas touché la valeur d'un teston
d'aucune prise. » (Lettre du 4 mars 1671).
Recruter des colons, tel est avant tout son objectif. Il fait plusieurs
fois, dans ce seul but, le voyage de France, et il expose très finement
comment les habitants doivent être encouragés « à aller en France
chercher les marchandises et les engagés et serviteurs qui leur sont
nécessaires, non seulement pour eux, mais encore pour leurs voisins
et pour leurs amis qui peuvent contribuer à la dépense de ceux qui
font le voyage ; ce sont en effet de tels voyages qui les fortifient dans
l'obéissance qu'ils doivent au Roy et qui sont cause de la bonne répu-
tation où est ceste coste, un chacun se forçant d'en dire du bien et d'en
parler avantageusement, estant en France, d'où il arrive que nous trou-
vons plus facilement des gens pour venir ici ». (Mémoire du 20 sep-
tembre 1666.)
Ne négligeant au surplus aucune occasion de plaider auprès de la
Cour la cause de ses administrés, le zélé gouverneur demande « qu'il
plaise au Roy, en faveur de la nouvelle colonie, de faire remise en
France de la moitié des droits de toutes les marchandises chargées
dans les vaisseaux qui viendroient de la Tortue », il sollicite la faveur
de « pouvoir seul équiper en France des vaisseaux pour porter des
marchandises au pays, soit pour son compte, ou à fret pour les habi-
tans », et s'offre à indemniser la Compagnie des Indes occidentales, si,
pendant quatre ans, elle n'envoie pas de vaisseaux à la Tortue ; il sub-
viendra, en échange de cette faveur, à toutes les charges de la colonie,
et se fait fort d'accomplir pour 10.000 livres ce que la Compagnie ne
ferait pas pour 20.000, ni même pour 30.000, car il a de grandes habi-
tations bien fournies de vivres et de gens propres à les faire valoir, « ce
qui l'exempte de rien faire faire à la journée, d'où il arriveroit une
entière ruine, les journées étant prodigieusement chères, quoique le
monde ne travaille pas beaucoup ici ».
A son œuvre il accepte en effet de consacrer toute sa fortune et une

24
SAINT-DOMINGUE
autorité très ferme un sens et comme un art tout par-
ticulier de manier les singuliers sujets qui étaient les
leurs. « Lorsque quelque flibustier, raconte Le Pers,
alloit trouver Du Casse pour lui demander de l'argent
qu'il prétendoit lui être dû : « Je sais bien, coquin,
« lui disoit-il, que, quand tu es en arrière de moi,
« tu me traites de chien, de rouge et de voleur. Mais
« je m'en moque. Si tu n'es pas content, prends mon
« épée et enfonce-la-moi dans le corps ! Pour de l'ar-
« gent, je n'en ai point et tu n'en auras point1. »
Ce mot peint mieux que de longs développements le
système de gouvernement à la fois brutal et paternel
adopté par les chefs primitifs de la colonie 2.
partie de celle de sa famille, de sa sœur en particulier, mariée à Jacques
Du Tertre-Pringuet, conseiller au présidial de Rennes, « qui jamais ne
lui refusa son aide ».
Cette œuvre, il la résume d'ailleurs admirablement, et non sans une
légitime fierté, dans les Mémoires qu'il adresse à la Cour lors d'un de
ses derniers voyages en France, en 1669. « Dans ces mémoires que je
vous envoie, écrit-il à Colbert, en une lettre jointe, je n'affecte pas,
Monseigneur, de faire connoître la conduite que j'ai gardée pour aug-
menter la colonie de la Tortue. Mais vous jugerez sans doute qu'il
etoit difficile d'en garder une meilleure, puisque, sans avoir jamais
rien pris, ni rien reçu de personne, je n'ai pas laissé d'assister tout le
monde. J'ai presté aux capitaines, aux gens de guerre et aux habitans.
J'ai esté au devant de tous les besoins qui pouvoient les réduire à passer
dans la Jamaïque, dont l'habitation est plus avantageuse. J'ai même
fait en sorte que plusieurs de nos François sont venus de la Jamaïque
à la Tortue. Enfin j'ai eu à gouverner des gens farouches qui ne con-
naissoient point le joug et je les ai gouvernés avec tant de bonheur
qu'ils n'ont tenté que deux petites séditions que j'ai étouffées dans
leur commencement ». « Mais aussi, ajoute-t-il, j'ai employé cette année
en la colonie plus de 80.000 livres au delà de ce que j'en ai retiré. J'ai
encore mis plus de 2.000 escus en voyages de barques nécessaires, en
gages et nourriture de prêtres, religieux, si bien que je suis dans une
impuissance si grande que sans le secours de mes amis je n'aurois pas
de quoi retourner en Amérique. — De Paris, ce samedi de Pasques, 1669. »
1. Le Pers, fol. 273.
2. Rude est d'ailleurs la tâche de ces premiers gouverneurs mal
secondés, ou mieux pas secondés du tout. En 1681, M. de Pouancey,

ORIGINES DE LA COLONISATION ET PREMIERS COLONS
25
II
Si habile cependant que nous apparaisse la conduite
des Ogeron et des Du Casse, leur action devait néces-
sairement avoir un terme. D'une part, ils ne pouvaient
se flatter d'inspirer des goûts champêtres à tous les
flibustiers, de tous les transformer en habitants, — et
cela est tellement vrai que beaucoup parmi ceux-ci
reprennent à l'occasion sans répugnance leur ancien
métier, un instant abandonné ; — d'autre part, eussent-
ils pu réussir à anéantir la flibuste, ils ne l'auraient pas
voulu. Après la paix de Nimègue, le pouvoir les presse de
porter le coup de grâce à la course, et eux de répondre :
les corsaires détruits, qui défendra la colonie ? Ce qui
neveu d'Ogeron, demande à la Cour l'établissement de deux petites gar-
nisons de 25 hommes, « car, dit-il, c'est ravaler la qualité du gouver-
neur que d'estre contraint d'aller lui-mesme se saisir d'un voleur, d'un
séditieux, d'un ivrogne... De plus, il n'y a pas de prison... et le gou-
verneur se voit forcé de servir de prévost, de geôlier et de sentinelle. »
(Lettre de M. de Pouancey, du 30 janvier 1681, aux Arch. du min.
des Col.. Corr. gén., Saint-Domingue, C9, vol. I.) M. de Pouancey
lut nommé « gouverneur de l'île de la Tortue et de la coste 'de Saint-
Domingue, » le 16 mars 1676, après la mort de son oncle (Moreau de
Saint-Méry, Lois et constitutions...,. t. I, p. 296-297).
Veut-on savoir les noms de quelques-uns des premiers colons de
Saint-Domingue ? Je les trouve dans une enquête faite en 1713 au sujet
des droits de la France sur Samana. Ce sont : Nicolas Le Normand
venu dans la colonie en 1653; François Bigot, en 1655 ; Jacques Lamy,
né dans la colonie en 1666; Guillaume du Breuil venu à Saint-Do-
mingue en 1671 ; Jacques Aujour, en 1672; Bernardin Brunelot, ancien
capitaine de milices, venu vers 1673 ; Jacques Ledoux, seigneur de
Longchamp, capitaine de cavalerie, en 1674 ; Jacques Bizet en 1675 ;
Jacques Duquerrier, en 1675 de même ; Louis Besnard, en 1675 encore ;
Jean Bizet, en 1678 ; Pierre Guérineau, la même année ; Pierre Chico-
teau, en 1679 ; Pierre Vieulle, en 1683 ; Claude Carron, en 1684 (A. M.
C-, Corr. gén., Saint-Domingue, 2e série, carton II, et F3 168, Historique
de Saint-Domingue,
par Moreau de Saint-Méry).

26
SAINT-DOMINGUE
reste de flibustiers est en effet la plus sûre garantie de
l'île contre les incursions toujours à craindre des aven-
turiers d'autre nation 1.
En réalité, à l'époque où nous sommes arrivés, c'est-
à-dire à la fin du XVIIe siècle, les gouverneurs de Saint-
Domingue comprennent que le possible a été fait, que
les éléments assimilables de la population conquérante
ont été fixés, et ils se tournent vers la métropole pour
tenter d'y faire de nouvelles recrues 2. Malheureusement,
1. Constatant, un peu prématurément sans doute, dès 1689, la déca-
dence de la flibuste à Saint-Domingue, M. de Cussy écrivait à un de
ses correspondants, le sieur April : « J'ai détruit la flibuste parce que
la Cour l'a voulu, et je n'en suis venu à bout qu'avec bien de la peine.
Je voudrois à présent n'y avoir pas réussi, car il y auroit à ceste coste
dix ou douze bons navires et quantité de braves gens dessus. » (Lettre
de M. de Cussy, sans date, mais vraisemblablement de 1689, aux Arch .
du min. des Col., Corr. gen., G9, vol. II).— Un rapport de Du Casse de
1691 déplore de même « la perte des flibustiers. » (Mémoire de Du
Casse , du 23 novembre 1691. Ibid.).
Bien après, en 1756, MM. de Vaudreuil et Lalanne, gouverneur et
intendant, entretiendront encore le ministre du projet de reconstituer
un corps de corsaires très propre à la défense de la colonie (Lettre de
MM. de Vaudreuil et Lalanne, du Port-au-Prince, du 9 septembre 1756,
aux A. M. C, Corr. gén., Saint-Domingue, C9, vol. XCIX). Mais il était
alors bien tard pour faire refleurir la flibuste. MM. Bart et Lalanne le
constataient en 1758. « Les flibustiers, écrivent-ils, qui nous seroient
dans l'occasion d'une grande ressource, ne trouvant plus à gagner leur
vie depuis le commencement de la guerre par le défaut de navigation
le long des côtes, disparaissent insensiblement. Les uns meurent de
misère et les autres s'étant embarqués sur des corsaires ont été pris et
peu d'entre eux sont revenus dans la colonie. » (Lettre de MM. Bart et
Lalanne, du 1er novembre 1758, aux A. M. C., Corr. gén., Saint-Do-
mingue, C9, vol. CI.)
2. Si quelques-uns des premiers gouverneurs regrettent que l'impor-
tation des nègres ne soit pas plus considérable, la plupart se plaignent
plus justement des trop rares arrivées d'Européens. « La Compagnie
du Sénégal, écrit notamment M. de Cussy en 1685, envoie 150 nègres
par an, ce qui sera le moyen de diminuer cette colonie, car les Fran-
çois négligeront de faire venir des engagés qui leur coûtent plus. »
(Lettre de M. de Cussy à M. de Seignelay, du 18 octobre 1685 (A. M. C,
Corr. gén., Saint-Domingue, C9, vol. I). Cf. les mémoires de Du Casse
des 15 et 23 novembre 1691 (Ibid., vol. II) ; la lettre de M. de Brach,
lieutenant de roi, de Léogane, du 25 novembre 1701 (Ibid., vol. V) ; la

ORIGINES DE LA COLONISATION ET PREMIERS COLONS
27
alors, un arrêt semble se produire dans l'expansion
française. L'initiative individuelle qui, pendant près
d'un siècle, avait entraîné tant de hardis compagnons
vers les Indes occidentales paraît défaillir. Les temps
héroïques sont passés où une colonie comme Saint-
Domingue avait pu se former seule, passé aussi le temps
où d'Ogeron pouvait, sur la seule confiance qu'inspirait
son nom, décider chaque année deux cents ou trois cents
Français à passer à Saint-Domingue 1. Beaucoup que
tentaient jadis l'espoir d'une fortune rapide, l'appât
d'audacieux coups de main, la perspective de fructueuses
rapines, ne sont plus guère séduits par la vie de travail
lettre de M. de Charritte, lieutenant de roi au Cap, du 22 décembre 1711
[Ibid., vol. IX).
1. Dans un mémoire remis à Colbert par Ogeron en 1669, pendant un
de ses séjours en France, mémoire cité par Charlevoix (Op. cit., t. III,
p. 109) : « J'ai, dit ce gouverneur, fait passer chaque année à mes
dépens à la Tortue et coste Saint-Domingue 300 personnes. » De fait,
lorsqu'en cette année môme 1669, il revint à la Tortue, où il débarqua
en septembre, il emmenait avec lui 225 hommes, « dont il n'est mort
personne », disait-il dans une lettre au ministre, du 23 septembre (A. M.
C, Corr. générale, Saint-Domingue, C9, vol. I). Il faut lire, d'ailleurs,
le mémoire remis par lui en 1668 au capitaine commandant son navire
la Nativité, pour apprécier les qualités de cet administrateur de pre-
mier ordre. Ledit mémoire est curieux par les détails qu'il nous fournit
sur un transport d'émigrants à cette époque. « Les passagers, y est-il
dit, devront être traités avec toute la douceur possible, sans permettre
que les matelots les frappent sous prétexte de les châtier.... Ils auront
la liberté de s'aller divertir à terre.... Ils auront des nattes et pourront
se faire faire des matelas.... II y aura des bailles suffisamment pour faire
tremper les chemises et les caleçons.... Avant le départ, on payera au
capitaine ou au commis la quantité d'eau-de-vie que chacun voudra
dépenser pendant la traversée. Elle leur sera ensuite fournie tous les
jours.... Il sera acheté quantité d'oignons et d'herbes fortes pour faire
taire de grands potages, parce qu'il n'y a rien qui rafraîchisse davan-
tage... Le jour du départ, on tuera du bétail... On aura du gru au
matin, à midi des pois avec potages, et au soir du lard... L'on fera
mettre dans le navire quantité d'ceufs, de beurre, de moutons et
volailles pour faire des bouillons aux malades, qui seront couchés dans
la. chaloupe. Elle sera sur le pont, couverte d'une bonne toile goudron-
née.... Les malades auront des couvertures et des matelas » (Ibid.).

28
SAINT-DOMINGUE
régulier qu'on leur propose ; si rémunérateurs qu'on les
leur fasse espérer, les résultats des nouvelles cultures
sont encore lointains et douteux. Il faut bien le dire,
la date de la décadence de la flibuste répond à celle d'un
ralentissement indéniable dans nos entreprises colo-
niales.
On fait généralement dater et dépendre de la mort de
Colbert cette interruption de notre développement exté-
rieur. Mais si elle se produisit à peu près vers l'époque
de la disparition du grand ministre, il n'y a là, je crois,
qu'une simple coïncidence. Le mérite de Colbert est
d'avoir protégé et encouragé le magnifique mouvement
colonisateur du XVIIe siècle ; mais ce mouvement, il ne
l'avait pas créé, il s'en était fait simplement l'auxiliaire 1.
Après lui, au contraire, c'est au gouvernement, au gou-
vernement seul, que revient désormais la lourde tâche
de soutenir l'œuvre considérable qu'avaient entamée et
comme mise en train des volontés individuelles, et c'est
après lui seulement que commence véritablement l'âge
de la colonisation d'État.
Quelques historiens ont beaucoup vanté la politique
coloniale de l'ancien régime, beaucoup trop à mon avis
et très souvent à des points de vue auxquels elle ne
i. « Si on veut comprendre Colbert, dit M. Pigeonneau, il faut se sou-
venir tout d'abord qu'il n'a été ni le fondateur ni le maître de notre
empire colonial. Il a eu à compter avec deux puissances qui ne lui ont

laissé qu'une liberté d'action incomplète : la tradition et la volonté de
Louis XIV. » (Pigeonneau, La politique coloniale de Colbert, dans les
Annales de l'École des sciences politiques, 1886, p. 487). Bien que grand
admirateur de Colbert, M. Pigeonneau reconnaît que le célèbre ministre
de Louis XIV sut surtout admirablement mettre à profit l'incom-
parable mouvement d'expansion dont, comme tous les hommes d'Etat
de sa génération, il avait pu apprécier la force (Ibid., p. 487-509,

passim).

ORIGINES DE LA COLONISATION ET PREMIERS COLONS
29
mérite aucun éloge. Les traits caractéristiques de cette
politique sont, on le sait :
<l°Un système commercial particulier, dit exclusif ;
2° Une protection très large donnée par l'État aux
Compagnies de commerce ;
3° Une méthode de peuplement spécial.
Je n'ai point la prétention de faire ici l'exposé d'une
aussi vaste question. Prenant comme exemple Saint-
Domingue, je voudrais seulement montrer auxquelles
de ces diverses conceptions coloniales de la monarchie
doivent aller nos blâmes, et auxquelles revenir nos
éloges.
On ne peut, il me semble, se faire une idée plus juste
du système commercial mis en pratique par l'ancien
régime vis-à-vis de ses colonies qu'en le comparant à
celui que la France d'aujourd'hui adopterait à l'égard
d'un pays nouvellement découvert. Que faisons-nous, —
que ferions-nous, dirais-je peut-être plus justement,
étant donné l'encombrement de la planète, — lorsque
les premiers nous entrons en relations commerciales
avec une contrée jusque-là inexplorée et fermée?
1° Nous nous efforçons d'écarter les acheteurs étran-
gers, pour avoir les produits de la région à meilleur
marché, et d'éloigner les vendeurs, pour placer plus
avantageusement nos produits ;
2° Nous cherchons surtout à réaliser un commerce
d' échange pour éviter la sortie de notre argent ;
3° Enfin, nous tendons à réserver à notre industrie
nationale le produit exclusif de la « manufacture » de
nos importations.
Sans se rendre compte que les colonies ne sont qu'un

30
SAINT-DOMINGUE
prolongement de la mère patrie, que leur enrichissement
est celui de la métropole, c'est exactement sur les mêmes
principes que l'ancien régime règle son commerce colo-
nial.
1° En vertu de défenses multipliées, tout négoce des
colonies avec les étrangers est formellement interdit,
parce qu'un tel négoce ferait hausser le prix des denrées
de la colonie, soit en vertu de la loi de l'offre et de la
demande, soit parce que, proposant de payer ces den-
rées en argent, les concurrents exotiques pourraient
obtenir la préférence sur les nationaux
2° C'est en effet contre ses seuls produits et ses pro-
duits en nature que l'Etat veut obtenir les fruits de ses
colonies. Les colons livrent ces fruits aux commerçants
de France, qui leur donnent en échange tout ce dont ils
1. Il m'est impossible, cela va sans dire, d'énumérer tous les actes
par lesquels le Roi interdit le commerce étranger dans ses colonies, et
en particulier à Saint-Domingue. L'édit général d'octobre 1727 résuma
pourtant assez complètement la législation antérieure et fut assez peu
modifié dans la suite, pour qu'en 1771 encore Petit {Droit public et
gouvernement des colonies, 1771, t. II, p. 385 et suiv.) le considère
comme formant la base du droit en ces matières.
Voici les trois premiers articles de cet édit :
« Article Ier. Défendons à tous nos sujets dans notre royaume et
dans les colonies soumises à notre obéissance de faire venir des pays
étrangers et colonies étrangères aucuns nègres, effets, denrées et mar-
chandises pour être introduits dans nosdites colonies, à l'exception,
néanmoins, des chairs salées d'Irlande.
« Article II. Défendons.... à nosdits sujets de faire sortir de nos-
dites isles et colonies aucuns nègres, effets, denrées et marchandises,
pour être envoyés dans les pays étrangers ou colonies étrangères. Per-
mettons néanmoins aux négocians français de porter en droiture de nos
isles d'Amérique dans les ports d'Espagne les sucres de toute espèce,
à l'exception des sucres bruts, ensemble toutes les marchandises du cru
des colonies.
« Article III. Les étrangers ne pourront aborder avec leurs vais-
seaux ou autres bâtimens dans les ports, anses et rades de nos
isles... » (Moreau de Saint-Méry, Lois et constitutions..., t. III, p. 224-
236).

ORIGINES DE LA COLONISATION ET PREMIERS COLONS
31
ont besoin : nécessaire et superflu. Les choses sont sur
ce point poussées de bonne heure si loin que, dès 1699,
une ordonnance du 4 mars « défend, sous quelque pré-
texte que ce soit, l'importation des espèces d'or ou d'ar-
gent dans les Iles au lieu de marchandises, et d'embar-
quer d'autres monnoies que celles qui sont absolument
nécessaires pour les dépenses imprévues des bâtimens,
à peine de confiscation des espèces excédentes, de
3.000 livres d'amende contre les propriétaires des
espèces et de six mois de prison contre les capitaines 1 ».
3° Enfin, sous le prétexte qu'il est contraire au com-
merce que les matières premières aillent alimenter les
fabriques étrangères, on voit l'État interdire la sortie
du royaume du principal produit des colonies, des
sucres, avant qu'ils aient été raffinés par les raffmeurs
métropolitains ; et dans le but de réserver à la seule
industrie du royaume le bénéfice de cette transforma-
tion, on le voit peu après imposer aux sucres raffinés
dans ses colonies des droits d'entrée considérables -.
1. Ordonnance du Roi du4 mars 1699 (Moreau de Saint-Méry, Lois...,
t. I, p. 625), citée par Petit, Op. cit., t. II, p. 361-362. — « La France,
dit cet auteur, manqueroit son principal objet dans l'établissement
de ses colonies, c'est-à-dire le débouché de ses marchandises, dont les
retours en denrées de ces pays fournissent à la balance de son com-
merce avec l'étranger en Europe, si l'armateur pouvoit n'emporter que
de l'argent et ne se procurer son chargement qu'avec de l'argent, ou
si, d'un autre côté, l'habitant pouvoit déboucher ailleurs ses denrées
et se procurer les marchandises de France avec de l'argent. Le com-
merce de la France avec les colonies doit donc être et ne sauroit être
qu'un commerce d'échange, c'est-à-dire un troc des marchandises à
importer de France avec les denrées à exporter de chaque île, et
non un commerce en espèces monnoyées. » (Ibid., p. 360-361.)
2. Histoire législative des Antilles, ou Annales du Conseil souverain de
a Martinique, par Pierre-Régis Dessalles, avec des annotations d'Adrien
Dessalles, t. I (seul paru), 1847, p. 265-266. — Cf. Arrêt du Conseil
d'Etat du Roi, du 18 avril 1682, portant que les sucres raffinés venant

32
SAINT-DOMINGUE
Je le répète, vis-à-vis d'un pays neuf à exploiter com-
mercialement, on n'agit pas aujourd'hui autrement que
n'agit notre ancien gouvernement vis-à-vis de ses colo-
nies. Les déplorables résultats de ces théories ont été
trop souvent exposés pour que j'y revienne. Je me con-
tenterai d'en signaler pour Saint-Domingue quelques-
unes des conséquences les plus typiques.
La première est la perte fréquente d'importantes
masses de denrées dont le commerce national, pour
une raison ou pour une autre, refuse de se charger et
que les étrangers acquerraient volontiers si l'autorisa-
tion leur était donnée de commercer avec la colonie. Dès
1715, ainsi, les habitants de Saint-Domingue deman-
dent la permission de vendre aux Anglais et aux Hollan-
dais, « qui en font un grand trafic 1 », les sirops ou
mélasses retirés de leurs sucreries, « produits avec
lesquels ils ne font que de la guildive et qu'ils jettent en
grande partie, ce commerce devant leur rapporter plus
de 600.000 livres 2 ». Ce n'est pourtant qu'en 1763 que
des lettres du Roi autorisent l'échange avec l'étranger,
— et encore dans un port spécialement désigné, le môle
d'Amérique paieront pendant deux années huit livres d'entrée par cent
pesant (Moreau de Saint-Méry, Lois..., t. I, p. 368-369); et arrêt du
Conseil du 21 janvier 1684, qui « défend à tous les sujets de Sa Majesté,
habitans des isles et colonies françoises de l'Amérique, d'établir à
l'avenir aucune raffinerie esdites isles et colonies. » (Ibid., t. I, p. 395-
396).
1. Lettre de M. de Blénac, premier « gouverneur des Isles-sous-le-
Vent, » et de M. Jean-Jacques Mithon, premier « intendant de justice,
police et finances » à Saint-Domingue, de Léogane, 20 juillet 1715 (A.
M. G., Corr. gén., Saint-Domingue, C9, vol. XI).
2. Mémoire anonyme et sans date (Ibid., vol. XII). Ce mémoire est
confirmé par une lettre du marquis de Châteaumorand, déjà nommé
alors gouverneur en remplacement de Blénac, datée de la Rochelle, du
8 septembre 1716 (Ibid.).

ORIGINES DE LA COLONISATION ET PREMIERS COLONS
33
Saint-Nicolas, — des sirops et mélasses contre un cer-
tain nombre de produits strictement énumérés 1.
Mais sur le commerce même des produits recherchés
par les armateurs de France, est-il besoin de dire quelle
répercussion ont les principes étroits exposés plus haut?
La plus sensible est l'avilissement désastreux pour les
colons du prix de ces produits. Tout y concourt. En pre-
mier lieu, et sans qu'il soit besoin d'insister, la position
privilégiée des nationaux qui restent maîtres de l'offre,
et en abusent à tel point qu'en 1689, pour ne citer qu'un
exemple entre mille, des navires vendent à Saint-Do-
mingue une aune de toile 60 livres de tabac, « en sorte
qu'un pauvre habitant est contraint de donner tout le
travail de son année pour 17 ou 18 aunes de toile 2 ».
« Si les habitans, déclarent du reste nettement MM. de
Blénac, gouverneur, et Mithon, intendant, en 1716, si
les habitans avoient la liberté de vendre aux Anglais
leurs indigos et leurs sucres, comme ils le disent, cette
isle regorgeroit d'argent, puisqu'ils font valoir 6 à 7
piastres le cent de sucre qui ne vaut ici que 9 livres, et
4 livres l'indigo qui n'y vaut que 50 à 52 sols, et les habi-
tans n'auroient pas leurs sucreries pleines de sucres et
de sirops qui s'y perdent 3. » Mais, — détail moins appa-
rent à première vue, — à l'abaissement des prix con-
tribue aussi la défense dont je parlais tout à l'heure,
1. Les lettres du Roi, du 18 avril 1763, autorisent l'échange des sirops
et mélasses contre les produits suivants
: bœufs vivants, cochons
vivants, moutons, cabris, volailles, chevaux, mulets, riz, pois, légumes
et fruits verts, blé d'Inde ou d'Espagne, avoine, son, planches et soli-
veaux, merrain, briques, calèches et cabriolets (Ibid., vol. CXV).
2. Lettre de M. de Cussy, du 25 avril 1689 (Ibid., vol. II).
3. Lettre de MM. de Blénac et Million, de Léogane, 1« juillet 1716
(Ibid., vol. XII).
3

34
SAINT-DOMINGUE
portée en faveur de l'industrie métropolitaine, de laisser
ressortir les sucres bruts hors du royaume. « Ce n'est pas
tant, en effet, écrivent encore MM. de Blénac et Mithon, ce
n'est pas tant la contrebande angloise qui ruine notre colo-
nie. Evidemment le sucre est surabondant en. France. Les
négocians ont acheté des sucres bruts à 17 et 18 livres le
cent, qui, de 36 livres qu'ils valoient en France, sont
tombés à 20 et 22 par la quantité qu'il en est entré dans
le royaume, plus forte de beaucoup que n'en peut être la
consommation. Il faudrait admettre la liberté de sortir
les sucres bruts hors du royaume; c'est le seul moyen de
rétablir un commerce avantageux. Nous ne perdons point
de vue la conduite des Anglois, nos voisins, pour sou-
tenir leur commerce et faire fleurir leurs colonies. Celles-
ci leur produisent plus de sucre brut que nos colonies, et
l'Angleterre en fait une moindre consommation que la
France. Cependant le débouchement qu'ils donnent à
ces sucres dans les pays étrangers en soutient le prix ;
il a valu, dans le cours de cette année, à la Jamaïque,
32 livres le cent, et est à 48 livres en Angleterre, au lieu
qu'il ne vaut dans nos colonies que il livres, et en
France 20 à 22 livres 1. » Et lorsque, devant ces faits,
les réclamations des colons deviennent trop vives et
pressantes, sait-on quel remède apporte l'Etat à une
aussi grave situation, et quelle satisfaction il donne à ces
réclamations ? Il leur répond par l'ordre transmis aux
gouverneurs de restreindre la production, d'enjoindre
aux habitants « de ne faire que 700 milliers de tabac2 »,
1. Lettres des mêmes, du 6 novembre 1716 (Ibid.).
2. « Le défaut de consommation et la non-valeur des tabacs de Saint-
Domingue estant provenus de l'excès des plantations et de la fabrique... »

ORIGINES DE LA COLONISATION ET PREMIERS COLONS
35
dé limiter le nombre des sucreries, pour celte raison « que
les autres colonies suffisent aux besoins du royaume1 » !
Toutefois, plus extraordinaire encore est la position
prise par le gouvernement, mis en face d'une autre
question, celle des monnaies. 11 est entendu que les
colons, aussi bien que les négociants de France, doivent
opérer par échange le troc de leurs produits respectifs.
Mais si la chose est presque toujours possible aux uns,
on ne réfléchit pas qu'elle est souvent impraticable aux
autres. Comme l'observe très bien le gouverneur mar-
quis de Sorel, en 1722, « un marchand de nègres ne
peut vendre aux gros habitans tous ses nègres en sucre,
parce que, quelque prix que les nègres puissent valoir,
il auroit des produits de la vente des effets trois fois plus
qu'il n'en pourroit rapporter et qu'il ferait un très mau-
vais retour. Il faut donc qu'il compose avec le sucrier,
et fasse son marché deux tiers en argent et le tiers en
(Arrêt du Conseil du 20 juin 1698, Archives nationales, E, 1904). « Pour
établir, expose le même arrêt, la quotité de ce que chacun des habi-
tans pourra planter de tabac pour composer ladite quantité de 700 mil-
liers, il sera l'ait annuellement par chacun des cultivans, dans le temps
qui sera prescrit, une déclaration de la portion de tabac que chacun
entend planter. » (Ibid.)
1. « J'ai vu, écrit le minisire à Du Casse, le 26 lévrier 1698, j'ai vu, en
examinant l'état de la cargaison qui m'a été renvoyé du bâtiment Le
Dauphin,
arrivé dans la rade de la Rochelle, qu'il a rapporté une quan-
tité considérable de sucres; et il paraît, par ce qu'on écrit à M. Bégon,
qu'on se propose de s'appliquer beaucoup à cette culture dans Saint-
Domingue. Comme elle ne peut être que très préjudiciable aux colonies
de l'Amérique, s'en fabriquant assez considérablement dans les Isles du
Vent pour juger qu'il y en aura bientôt plus qu'il ne peut s'en con-
sommer dans le royaume, et qu'ainsi ce sera un nouvel excédent, l'in-
tention du Roy est que vous détourniés les habitans de cette vue, qui
ne peut jamais leur être aussi avantageuse que la culture de l'indigo,
du coton... » (Lettre du ministre à Du Casse, du 26 février 1698, dans
Moreau de Saint-Méry, Op. cit., t. I, p. 582-583). Cf. la lettre de Du
Casse au ministre, du 22 septembre 1698 (A. M. C, Corr. gén., Saint-
Domingue. C°, vol. IV).

36
SAINT-DOMINGUE
sucre 1 ». Ce qui se produit là pour les nègres se réalise
de même lorsqu'il s'agit de frets d'objets manufacturés
dont la valeur en produits naturels équilibre mal très
souvent un chargement de retour 2. D'où il résulte que,
s'il peut bien en principe ne point entrer d'argent dans
la colonie, il en sort continuellement, et que de bonne
heure l'État est obligé d'intervenir. Que fait-il alors? Il
s'en tient parfois à des mesures timides, comme lorsqu'il
fait frapper et exporter aux îles une monnaie spéciale 3,
à moins qu'entrevoyant enfin le seul moyen d'attirer le
numéraire, il n'autorise provisoirement, à Saint-Domin-
gue, le commerce avec l'Espagne, pays réputé d'ar-
gent*.
Si cependant le protectionnisme aveugle de l'ancien
régime ne peut lui valoir et ne lui vaut plus en effet aujour-
1. Lettre de M. de Sorel, de Léogane, du 22 novembre 1722 (Ibid.,
vol. XX).
2. L'ordonnance du 6 octobre 1720 expose dans ses considérants qu'il
n'y a plus de numéraire dans l'île, et que les négociants de France ne
veulent en échange de leurs marchandises que de l'argent (Moreau de
Saint-Méry, Lois et constitutions..., t. II, p. 701 et suiv.). — En 1721,
M. de Sorel, gouverneur, ayant ordonné que, à rencontre de ce que vou-
laient les capitaines marchands, les paiements des colons se fissent en
nature, pour empêcher l'argent de sortir de la colonie, les capitaines
refusent de vendre leurs marchandises, sauf aux habitants qui s'enga-
gent à payer en argent (Lettre de l'intendant Duclos, de Léogane,
22 février 1721. A. M. G., Corr. gén., Saint-Domingue, C°, vol. XIX).
3. Voir dans Moreau de Saint-Méry, Lois et constitutions..., t. I,
p. 188-189, la déclaration du 19 février 1670.
4. Voir un arrêt du Conseil du 27 janvier 1726 (Ibid., t. Ill, p. 155),
et un mémoire du Roi, du 28 octobre 1727, dans lequel il autorise le
commerce avec l'Espagne, « commerce d'autant plus utile, y est-il dit,
qu'il n'y a point d'autre expédient pour introduire de l'or et de l'argent
dans les colonies. » (Ibid., t. III, p. 237.) — « Nous ne connaissons que
le commerce avec l'Espagne qui puisse remédier à cet inconvénient [le
manque de monnaie] », écrivent encore, le 4 avril 1786, MM. de la
Luzerne et Barbé de Marbois (A. M. G., Gorr. gén., Saint-Domingue,
C9, vol. GLV1I).

ORIGINES DE LA COLONISATION ET PREMIERS COLONS
37
d'hui que dos blâmes 1, il n'en, est pas de même des encou-
ragements et des privilèges accordés par lui aux célèbres
entreprises connues sous le nom de Compagnies de colo-
nisation, qui trouvent encore d'ardents apologistes leur
attribuant volontiers toute la gloire de nos succès colo-
niaux d'antan 2. Je ne voudrais pas m'inscrire en faux
d'une manière générale contre cette opinion, ni con-
damner péremptoirement le deuxième des principes sur
lesquels a reposé notre ancien système de colonisation ;
mais il me sera bien permis de dire qu'à Saint-Domingue
1. Je dis : aujourd'hui ; et pourtant, après la notion générale que j'ai
donnée de la politique de notre ancien gouvernement en ce qui touche
son commerce avec les colonies, on appréciera la critique lumineuse
qu'en fait, dès 1772, un gouverneur de Saint-Domingue, M. de Vallière :
« Le commerce de France, écrit à cette date M. de Vallière, le com-
merce de France croit, et on a fait tout ce qu'il falloit pour le lui per-
suader jusqu'à présent, que les colonies ne sont faites et créées que
pour enrichir la métropole, sans que, de son côté, elle eût la peine de
contribuer aux moyens de faire naître ces richesses, dont elle veut
jouir exclusivement. Si le commerce de France vouloit être de bonne
foi, il conviendrait qu'il craint moins l'importation étrangère que l'ex-
portation à l'étranger. Il voudroit que, sans peine et sans y contribuer
qu'autant que son avantage s'y trouveroit, tous les sucres et autres
productions de ce pays passassent à la métropole. Ils ont certainement
raison, si on pouvoit cultiver et recueillir sans moyens. Encore que le
commerce de France fût en droit d'exiger pareille chose, au moins
faudroit-il qu'il procurât les moyens d'extraire tout ce que cette colo-
nie immense est en état de produire de richesses, et l'on m'assure qu'il
ne vient pas dans une année, dans cette colonie, à beaucoup près, la
quantité de navires qu'il faudroit pour enlever les deux tiers des pro-
ductions qu'on y recueille. » (Lettre de M. de Vallière, du 17 mai 1772,
vol. CXLII).
2. M. Pauliat, dans un livre (La politique coloniale de l'ancien régime,
1887), dont la documentation insuffisante peut être dangereuse, car elle
lui donne une apparence scientifique, alors qu'il est surtout un livre à
thèse et de circonstance, M. Pauliat s'est fait le défenseur enthousiaste
des Compagnies de colonisation. J'aurai l'occasion, d'ailleurs, de reve-
nir sur ce travail. Sur les Compagnies, l'ouvrage général le plus
consciencieux, le plus impartial, et dont je ne crois pas que les conclu-
sions puissent être détruites par la masse des documents qui restent
inédits, me paraît être celui de M. Chailley-Bert. Les Compagnies de
colonisation sous l'ancien régime, 1899, in-12.

38
SAINT-DOMING U E
au moins, et à l'époque où nous sommes arrivés, ces
Compagnies me paraissent n'avoir joué qu'un rôle sinon
néfaste, du moins fort peu glorieux.
Remarquons d'abord que le régime des Compagnies
n'a été appliqué pour la première fois à Saint-Domingue
qu'en 1664. Or, si auparavant, sous Henri IV, sous
Richelieu et pendant même la minorité de Louis XIV,
le monopole commercial concédé à ces grandes entre-
prises peut se justifier par ce fait qu'elles étaient alors
un moyen d'encourager la découverte, d'activer l'occu-
pation et la mise en valeur de terres nouvelles, de favo-
riser même, si l'on veut, l'émigration de capitaux tou-
jours timides, à la fin du XVIIe siècle, il faut bien le
reconnaître, « presque aucune de ces raisons ne tient
plus debout1 ». Comme le dit très bien M. Chailley-Bert,
« les premières Compagnies privilégiées (sous Henri IV
et Louis XIII) ont découvert des terrains à coloniser ;
les secondes (sous Louis XIII et la Régence) les ont peu-
plés ; les troisièmes, depuis Louis XIV, ont fait surtout
du commerce 2 ». Rien n'est plus vrai : les Compagnies
dites de colonisation ne sont plus, dès les dernières
années du XVIIe siècle, que des Compagnies de com-
merce, et c'est bien sous ce dernier nom, qu'on le note,
qu'elles sont en quelque sorte venues jusqu'à nous, et
qu'on les désigne aujourd'hui le plus couramment. Or,
sous ce dernier aspect, que sont-elles ? Pas autre chose,
il me semble, qu'un procédé volontiers employé par
l'État pour exagérer encore le régime commercial qui
1. Chailley-Bert, Op. cit., p. 179.
2. Ibid., p. 172.

ORIGINES DE LA COLONISATION ET PREMIERS COLONS
39
devait lui permettre de tirer le meilleur profit, à son
point de vue, s'entend, de ses colonies. Interdire là,
comme il le fait, le négoce libre aux nationaux eux-
mêmes, au profit d'une Compagnie privilégiée qui reste
seule maîtresse du commerce, et accorder telles per-
missions qu'il lui plaît, à qui il lui plaît, n'est-ce pas, en
effet, pour le pouvoir, un moyen de restreindre et de
circonscrire encore une concurrence dans la demande
qu'il estime toujours susceptible de faire hausser les
prix des denrées importées dans la métropole? Et avoir
dans ses colonies des agents que le propre intérêt de la
Compagnie qu'ils représentent encourage à se montrer
impitoyables à l'égard des fraudeurs, n'est-ce pas, d'autre
part, une réelle sécurité pour un gouvernement dont la
méfiance est sans cesse en éveil, — les textes le prou-
vent, — vis-à-vis de ses gouverneurs, lesquels, selon
lui, ne prohibent jamais assez sévèrement le commerce
des interlopes? Eu égard à ces avantages, on consent
donc à fermer les yeux sur la véritable exploitation des
colons qui résulte d'une telle politique, exploitation que
l'on considère comme le dernier mot de l'habileté dans
l'application d'un système dont, dès lors, les Compa-
gnies ne font plus que surveiller la bonne et rigoureuse
exécution et qui enferme le commerce de nos colonies
dans le cercle le plus étroit qu'il soit possible d'imaginer.
L'on prétend bien, il est vrai, qu'il est exagéré de dire
qu'à dater de l'époque que j'indique, les Compagnies ne
rendirent plus que des services de ce genre, car alors
encore, assure-t-on, elles contribuèrent puissamment
au peuplement et à la mise en valeur des colonies.
Cette opinion ne vient-elle pas, toutefois, de ce qu'on

40
SAINT-DOMINGUE
juge trop souvent les Compagnies, non d'après les résul-
tats obtenus par elles, mais d'après leur programme, je
veux dire leur charte ? Sur le vu de son acte de consti-
tution, l'on fait ainsi volontiers à la Compagnie, dite
Compagnie de Saint-Domingue, fondée en 1698, l'hon-
neur de la regarder comme l'une des plus heureuses
tentatives de l'Etat pour achever d'asseoir son influence
à Saint-Domingue 1. De fait, le projet d'établissement de
la Compagnie est plein de promesses. Il s'agit, y est-il
dit, « de transporter une nouvelle et forte colonie dans la
partie sud de l'île, qui n'est occupée par personne, et de
rendre ladite colonie assez considérable pour être supé-
rieure aux établissements des Espagnols 2 ». Beau pro-
gramme en vérité, mais à l'égard duquel le gouverneur
de Saint-Domingue lui-même, l'illustre Du Casse, reste
dès l'abord assez sceptique. « L'établissement que l'on
va commencer, écrit-il, en effet, est très vaste et je puis
dire que c'est la plus belle portion des François en l'île
espagnole. Les Anglois l'avoient reconnue telle il y a
longtemps et ils ont toujours eu la pensée de s'en empa-
rer. Ils en auraient fait une colonie considérable, au lieu
que les François n'y feront que languir3. » C'était pré-
voir juste 4. Et il faut lire la lettre écrite au ministre par
1. En donnant le texte de la charte de cette Compagnie, M. Pauliat
s'extasie ainsi devant la haute sagesse qui inspira les différents articles
de ce document : « Il est probable, dit-il, que cette charte sera jugée
comme encore plus curieuse que les précédentes, en raison de ses dis-
positions relativement aux cultures et à l'élevage des bestiaux ! » (Pau-
liat, Op. cit., p. 238).
2. « Projet pour l'établissement de la Compagnie de Saint-Louis »,
sans date (A. M. C, Corr. gén., Saint-Domingue, C9, vol. IV).
3. Lettre de Du Casse, du 27 juin 1698 (Ibid.).
4. Dès 1701, le P. Labat, en même temps qu'il nous expose très claire-

ORIGINES DE LA COLONISATION ET PREMIERS COLONS
41
M. de Paly, commandant la partie de l'ouest et du sud
de l'Ile, pour apprécier enfin justement ce que valurent
trop souvent en fait ces fameuses Compagnies coloniales
de l'ancien régime dont on nous vante si pompeusement
l'action bienfaisante. Critiquant « la Compagnie de Saint-
Louis » et « les ordres ridicules des directeurs qui sont
à Paris, qui ne servent qu'à faire rire le public, voulant
enseigner aux peuples de l'Amérique la manière de défri-
cher leurs terres, la plantation de leurs vivres, la manière
d'élever des chèvres et des cochons 1 », « si cette Compa-
ment le fonctionnement de la Compagnie, nous donne les raisons du
peu do faveur obtenue par elle parmi les colons. « Les conditions,
oit-il
que la Compagnie faisoit à ceux qui vouloient s'établir sur les
terres de sa concession étoient si avantageuses qu'elles auroient dû y
attirer une infinité de gens s'ils avoient été tant soit peu raisonnables.
Mais ils ne pouvoient souffrir qu'on les obligeât de vendre leurs mar-
chandises et leurs denrées à la Compagnie privativement à tout autre,
et d'acheter d'elle ce dont ils auroient besoin. En cela, comme en beau-
coup d'autres choses, j'ai remarqué que la prévention a ordinairement
plus de lieu que la raison. Car la Compagnie leur donnoit des terres
de la même manière que le Roi les donne aux autres lieux de son
domaine en Amérique, c'est-à-dire gratis, sans redevances, droits
seigneuriaux, lods et ventes, ni aucunes charges. Elle leur donnoit des
esclaves selon leurs besoins, et les talons de ceux qui les demandoient à
raison de 200 écus pour les hommes et de 150 écus pour les femmes,
payables dans trois ans sans qu'ils pussent être contraints à avancer
aucune partie du payement avant le terme expiré. Elle leur donnoit
encore le même terme pour les marchandises qu'elle leur fournissoit et
qu'elle leur laissoit au prix courant qu'étoient ces mêmes marchan-
dises à l'Esterre ou au Petit-Goave ; et si la Compagnie en manquoit,
elle leur permettoit, sans aucun délai, d'en acheter où bon leur sembloit
et do vendre leurs marchandises et denrées au prorata de ce qu'ils
devoient payer pour ce qu'ils avoient acheté. Elle s'engageoit encore à
prendre généralement tout ce qui se fabriqueroit sur leurs habitations
au même prix que ces mêmes choses auroient été vendues dans les
autres quartiers. L'interdiction du commerce avec d'autres qu'avec
elle, excepté dans les cas que je viens de dire, étoit la pierre d'achop-
pement. Voilà à peu près le système de cette Compagnie, dont il me
semble que toute personne de bon sens se devoit contenter. » (Labat,
Nouveau Voyage aux Iles, 1742, t. VII, p. 246-248.)
1. Lettre de M. de Paty, de l'Artibonite, du 28 avril 1719 (A. M. C,
Corr. gén., Saint-Domingue, C9, vol. XVI).

42
SAINT-DOMINGUE
gnie, écrit M. de Paly, avoit été gouvernée par des gens
de commerce, au lieu d'être régie par des gens d'affaires,
elle seroit une des plus florissantes de l'Amérique ; au
lieu que, ayant été régie par des gens d'affaires, ils y
ont donné peu d'attention, outre que ces messieurs sont
dans l'usage que, quand ils mettent un écu dehors, ils
le voient revenir au bout de l'an avec trois autres en
croupe. Il n'en est pas de même des colonies que l'on
établit. Il faut semer pendant dix ans pour faire une
ample récolte. Ils ont un faiseur de mémoires à Paris,
qui s'est imaginé qu'il suffit d'envoyer des mémoires
pour entretenir une colonie... Il faut que ce faiseur de
mémoires soit d'une ignorance crasse sur les affaires de
l'Amérique. De trois cents et tant de mémoires, il n'y en
a pas un seul qui se puisse mettre en pratique. Il propose
de raffiner les sucres en pains carrés comme des briques
de savon. Il faut demander à. tous les raffîneurs de France
si cette méthode est praticable. Il veut enseigner aux
habitants le défrichement de leurs terres, et pour mettre
cette méthode en pratique, trente nègres ne feroient pas
l'ouvrage de deux. Il veut enseigner la méthode de
planter des patates. Si on la pratiquoit, on n'en recueil-
leroit jamais de fruits. Il veut que l'on sache combien
un nègre doit manger de patates par jour. Il y a des
patates qui sont grosses comme les deux poings et il y
en a d'autres qui ne sont pas plus grosses que le pouce1. »
i. Lettre de M. de Paty, du fort Saint-Louis, 21 juin 1719 (lbid.). —
Le P. Labat nous révèle, dès 1701, d'autres causes de l'échec de la
Compagnie. « Jamais, écrit-il, je n'avois vu un si grand nombre de
commis et d'officiers pour un si petit lieu et un si petit commerce. Ils
avoient tous des appointemens considérables et bouche à cour à la
table du directeur, qui étoit bien servie et fort abondamment. On
entretenoit pour cela des chasseurs avec une grande meute de chiens.

ORIGINES DE
LA COLONISATION ET PREMIERS COLONS
43
Veut-on savoir d'ailleurs le résultat final des opérations
de la Compagnie en ce qui touche la question qui nous
intéresse en particulier, la question du peuplement? La
Compagnie s'était engagée à transporter quinze cents
blancs et trois mille nègres dans l'espace de cinq ans et,
après les cinq ans, cent blancs et deux cents nègres tous
les ans. Or, un mémoire de 1717 des habitants du quar-
tier du fonds de l'Ile-à-Vache constate qu'à cette date
la Compagnie n'a introduit à Saint-Domingue que quatre
cents blancs au lieu de deux mille neuf cents et que, des
cinq mille trois cents nègres qu'elle devait fournir, elle
n'a pas importé la moitié 1. Il faut avouer qu'il serait
difficile, après cela, de voir dans l'établissement de la
Compagnie de 1698 le plus brillant effort colonisateur
de la monarchie à Saint-Domingue 2. Et y a-t-il lieu de
Il y avoit aussi des pêcheurs, et on élevoit quantité de volailles et de
moutons dans l'habitation particulière de la Compagnie. Un malouin
nommé M. de Bricourt étoit directeur de la Compagnie... Il étoit
brouillé avec le gouverneur M. de Bouloc, gentilhomme des environs de
Toulouse. La Compagnie avoit entretenu une compagnie d'infanterie
pour servir de garnison. Elle étoit sous les ordres du gouverneur, qui
étoit par cet endroit en état de se faire obéir. Le directeur venoit de
casser cette compagnie afin que le gouverneur n'eût plus à qui com-
mander et que cela le rendît plus accommodant... Je voulus travailler
à leur réconciliation, mais je vis bientôt qu'il n'y avoit rien à faire. »
(Labat, Op. cit., t. VII, p. 243-245.)
1. P. Bonnassieux, Les grandes Compagnies de commerce. Étude pour
servir à l'histoire de la colonisation, 1892, in-8°, p. 419.
2. On doit reconnaître que les difficultés rencontrées par les Compa-
gnies en général et par celle dont je parle en particulier étaient sou-
vent très grandes. Un mémoire d'un certain M. d'Armigny, joint à une
ettre du 9 février 1714, en fait preuve : « Ceux, dit ce mémoire, qui
se présentent ou qu'on envoie à Saint-Domingue pour s'y habituer sont
d'ordinaire gens sans aveu et dénués de tout bien. On leur donne
gratis un terrain comme de 700 à 800 pas en carré pour y faire leur
ahitation ; on leur avance depuis deux jusqu'à douze nègres. Ce n'est
pas un petit travail que de défricher un terrain inculte depuis au moins
eux cents ans, si ce n'est depuis la création du monde. On ne tire
presque aucune utilité de ces nègres nouveaux et maladroits la pre-

44
SAINT-DOMINGUE
s'étonner de la joie qui salua l'écroulement de celte
compagnie en 1720 et le retrait définitif de son privi-
lège fait par l'État en 1724 à la Compagnie des Indes,
qui lui avait succédé dans l'île1 ?
Mais si ses pratiques commerciales, aussi bien que la
protection accordée par elle aux Compagnies, ne doivent
valoir décidément que des critiques à la monarchie, par
quoi donc, au point de vue qui nous occupe, méritera-
t-elle nos éloges? Très franchement, je répondrai que
ces éloges ne me semblent pouvoir mieux s'adresser
qu'au dernier des trois principes dont s'inspira notre
ancienne politique coloniale, je veux dire à sa méthode
de peuplement, ou plus explicitement à la très réelle et
mière année; ils n'entendent, pas la langue et il leur faut un temps
pour se faire au climat et pour apprendre à manier la cognée ; ils tom-
bent malades, il s'en estropie et il en meurt. 11 faut de plus nourrir
l'habitant pauvre comme eux : on lui donne de la farine, du vin,
des outils pour travailler, bas, souliers, etc.. pour lui et pour sa
famille, s'il est marié, de la toile pour ses nègres, des remèdes en cas
de maladie et généralement tout ce qui est utile pour le soutien de la
vie et le défrichement de son habitation. 11 se passe quatre ans avant que
ce pauvre habitant puisse entrer en payement sur ce qu'il doit, et au
bout de ce temps, en remettant d'une main au magasin de la Compa-
gnie les iruits qu'il a recueillis, il y prend de l'autre ses nouveaux be-
soins, et enfin il se passe douze à quinze ans avant que cet habitant se
voie une sucrerie roulante avec 30 nègres, franc et quitte envers la
Compagnie. Ce récit est à la lettre. Je parle ici d'un habitant sage,
attentif et bon économe ; si, au contraire (comme il n'arrive que trop),
c'est un ivrogne, un joueur et un négligent, que croit-on que devien-
nent les avances de la Compagnie ? » (A. M. C, Corr. gén., Saint-
Domingue, 2e série, carton II.)
t. La concession retirés le 2 avril 1720 à la Compagnie de 1698 fut
attribuée le 10 septembre suivant à la Compagnie des Indes (Voir
l'arrêt du Conseil, du 10 septembre 1720, dans Moreau de Saint-Méry,
Lois et constitutions...., t. Il, p. 692-696). Mais les troubles que cette
nouvelle cession occasionna entraînèrent sa révocation en 1724, et depuis
lors il ne fut plus question de compagnie à Saint-Domingue (Petit,
Droit public des colonies françaises, 1771, t. I, p. 91 et suiv.). Beaucoup
d'auteurs voient dans ce fait, avec raison, me semble-t-il, l'une des
causes de la prospérité inouïe do Saint-Domingue.

ORIGINES DE LÀ COLONISATION ET PREMIERS COLONS
45
féconde activité qu'au temps où nous sommes arrivés,
elle sut déployer en faveur de l'émigration humaine
opposée à cette émigration des capitaux que si excessi-
vement on veut souvent qu'elle ait réalisée par le moyen
des Compagnies. Sans même parler — ce n'est point
ici le lieu — de son constant souci de multiplier aux
îles « l'espèce des nègres esclaves », c'est-à-dire, en
somme, d'y multiplier la main-d'œuvre nécessaire au
développement de la culture en des colonies de planta-
tions — politique qui, nous le verrons, quelque para-
doxal que cela puisse paraître, ne fut pas, comme on
le prétend trop souvent, la cause première de la ruine
de Saint-Domingue — mais à envisager seulement
la ferme impulsion qu'il donna à l'émigration de ses
nationaux, il faut ici, en effet, reconnaître bien haut
le mérite de l'ancien régime. Au moment où, comme
je le remarquais, semblait tari le flot d'émigration du
XVIIe siècle, l'objectif du gouvernement devait être de
parer quand môme au peuplement de ses nouvelles colo-
nies, d'empêcher, coûte que coûte, qu'elles fussent déser-
tées. A cela le gouvernement ne manqua pas, et de cela
Saint-Domingue nous offre un très vivant et très saisis-
sant exemple.
Autant on a exalté la protection bienfaisante, dit-on,
accordée par notre ancienne monarchie aux Compagnies
coloniales, autant on a injustement rabaissé son sys-
tème de peuplement. Ce système consista, on le sait,
en une sorte d'enrôlement obligatoire des colons, de
racolement forcé des emigrants opéré parmi les éléments
Jugés inassimilables de la population métropolitaine :
gens sans moyens d'existence ou sous le coup de pour-

46
SAINT-DOMINGUE
suites, débiteurs insolvables, aventuriers, individus
véreux et tarés qu'on dirige de force sur les colonies, ou
à qui l'on montre le chemin de l'émigration comme La
seule route qui leur reste ouverte ; application, en
somme, de cette idée, dont il est difficile de contester
la justesse, que ce qui importe à un moment donné,
c'est moins la qualité que la quantité des nationaux qui
doivent aller au loin représenter le pays. L'on n'ignore
pas, d'ailleurs, quelles virulentes apostrophes a soule-
vées ce procédé de l'ancien régime, et les belles phrases
faites sur les rafles ordonnées par Law et Choiseul pour
peupler la Louisiane et la Guyane, erreurs qui, affirme-
t-on, ont plus fait pour ruiner l'avenir colonial de la
France que le traité de 1763 1 ! Mais peut-être, en par-
lant ainsi, n'a-t-on pas assez réfléchi qu'il n'y eut, dans
ces deux cas toujours cités, que la mise en pratique
hâtive et exagérée d'un principe qui, poursuivi d'une
façon plus raisonnée et plus régulière, put donner
ailleurs, comme par exemple à Saint-Domingue, des
résultats tout autres 2.
1. Léon Deschamps, Histoire de la question coloniale en France, 1891,
p. 241.
2. Je sais bien que je soutiens là une opinion très hétérodoxe et
condamnée par nombre d'auteurs. « Il est une mesure, écrit notam-
ment M. Chailley-Bert, qu'on a louée ici et là critiquée, qui me semble
à moi détestable : c'est celle qui a consisté à envoyer même par force
aux colonies les vagabonds et les criminels de droit commun. » (Chail-
ley-Bert, Op. cit., p. 70.) Cependant ces mêmes auteurs vantent volontiers
à l'occasion le « système des engagés », et approuvent les encourage-
ments donnés par l'État à l'émigration de ces individus qui acceptaient
par avance de se mettre pendant trois ans, ou trente-six mois (d'où
leur sobriquet de Trente-six-mois), au service d'un colon, moyennant
les frais de leur passage et le versement d'une somme fixe à leur libé-
ration. Or, il faudrait une bonne fois s'entendre sur ces engagés et le
monde où ils se recrutaient d'ordinaire. Sous le prétexte que des gens
comme le cbirurgien Esquemeling ou comme Raveneau de Lussan ont

ORIGINES DE LA COLONISATION ET PREMIERS COLONS
47
Manquant du recul nécessaire pour juger de la poli-
tique de leur gouvernement, les représentants de la
France à Saint-Domingue,
au commencement du
XVIIIe siècle, ne le cèdent guère généralement, en leurs
doléances, aux plus farouches détracteurs de Law et de
Choiseul. Leur correspondance en fait foi. Elle s'exhale
en continuelles lamentations sur les envois qui leur
été des engagés, on se représente volontiers ces gens-là comme des
« nationaux » très honorables, auxquels il ne manquait que la fortune
pour réaliser leurs rêves de colonisation. En réalité, Esquemeling et
Raveneau de Lussan ne paraissent avoir été, l'un qu'un « amateur »,
l'autre qu'un fils de famille en quête d'aventures ; ce qu'il dit de lui-
même le prouve assez (Raveneau de Lussan, Op. cit., p. 1 et suiv.).
La plupart des engagés étaient en effet au-dessous, très au-dessous de
ces deux types. (Cf., ci-après, l'appréciation qu'en donne un gouver-
neur de Saint-Domingue.) Au vrai, beaucoup n'étaient pas autres que
ces vagabonds sur le sort desquels on s'apitoie et dont on condamne
d'ordinaire sur un ton si indigné la relégation, et beaucoup ne devaient
pas appartenir à une catégorie sociale très différente des hommes
racolés pour l'armée, puisqu'une ordonnance du Roi, du 17 novembre
1706, constate que « la levée des engagés est devenue difficile par les
recrues qui se font en ce moment pour les armées. » (Moreau de Saint-
Méry, Lois et constitutions..., t. II, p. 83-84.) Cf. dans Moreau de Saint-
Méry, Op. cit., t. I, p. 220-221, un arrêt du Conseil de la Martinique,
du 16 février 1671, qui condamne des vagabonds à servir comme enga-
gés. Dès lors, tous les éloges que l'on accorde au système des engagés
peuvent aller au système de peuplement qui fut celui de l'ancien
régime et qui serait, même de nos jours, j'ose le dire, le meilleur à
adopter au point de vue des intérêts de nos colonies.... et de la métro-
pole, si nous prétendions encore créer des colonies de peuplement, ce à
quoi nous avons renoncé, fort sagement du reste, disent quelques-uns.
A condamner le système de la transportation de force, il ne faudrait
pas exagérer d'ailleurs, comme le fait M. Pauliat. Cet auteur se déclare
— à contre-cœur, évidemment — hostile à ce système favori de la
monarchie. « Il n'est pas besoin de dire, remarque-t-il, quels déplorables
colons ces malheureux [les récidivistes] devaient faire, lorsqu'on les
avait envoyés aux colonies et qu'ils étaient remis en liberté après cinq
ans de galères. » Pourtant, ajoute-t-il, « il est probable qu'ils durent
être la pépinière où se recrutèrent ces hommes de sac et de corde
aux quels on donna à cette époque [vers 1661, si j'entends bien] le nom
J e boucaniers et de flibustiers et qui, pendant près de soixante ans,
véçurent en véritables forbans dans les Antilles. » (Pauliat, Op. cit.,
P. 282.) C'est donner là aux boucaniers et aux flibustiers de Saint-
omingue une bien peu glorieuse et bien récente origine.

48
SAINT-DOMINGUE
sont faits de France. « Il ne vient du royaume, écrit
l'un d'eux, que des misérables sans chemise que la con-
tagion tue ou accable », ou bien « des gens impropres :
les uns usés de vieillesse et de débauche, les autres
prisonniers, les autres enfants à charge aux familles
par la crainte que leurs méchantes inclinations ne les
exposent au supplice 1 ». « Ces peuples, mande un
autre, sont un ramas de garnements de toutes les pro-
vinces, sans éducation et sans connaissance de leurs
devoirs2. » « Certes, renchérit un troisième, les colo-
nies n'ont pas coutume de se peupler par gens de mœurs
bien épurées », mais « ici il ne se trouve que gens
ramassés de toutes parts que le libertinage et quelque-
fois de mauvaises actions contraignent d'y reléguer 3 ».
Et tous de conclure : il nous faudrait des artisans, de
bons paysans de France, et on ne nous envoie que le
rebut de la population, « la Cour regardant ce pays
comme une décharge des libertins du royaume... 11
vaudroit mieux y faire passer des gens d'honneur, afin
de pouvoir corriger, par leurs exemples et leurs bonnes
actions, les malheureuses dispositions de la plus grande
partie de notre jeunesse, portée naturellement au liber-
tinage plus qu'en tout autre pays du monde, tenant en
cela, tant du côté paternel que du maternel, de leurs
premiers parents fondateurs de la colonie 4 ». Mais si
1. Lettres de Du Casse du 1« septembre 1003 et du 13 janvier 1699
(A. M. C., Co-rr. gén., Saint-Domingue, C", vol. IV).
2. Lettre de M. Joseph Donon de Galliffet, lieutenant de roi au Cap.
du 22 juillet 1609 (Ibid.).
3. Mémoire de J.-J. Mithon, premier intendant de Saint-Domingue,
du 6 janvier 1712 {Ibid., vol. IX).
4. Lettre de MM. de Sorel, gouverneur, et François de Montholon,



ORIGINES DE LA COLONISATION ET PREMIERS COLONS
49
certes il était louable de souhaiter des éléments de colo-
nisation plus honorables, il eût été juste aussi de recon-
naître que paysans et ouvriers, « gens d'honneur et de
vertu », restant indifférents aux avantages de l'émigra-
tion — les documents sont là pour le prouver1 — la
politique du gouvernement était ce qu'elle pouvait être,
et, avant de condamner sur ce point les procédés de
l'ancien régime, nous devons, nous, modernes, ne pas
oublier que c'est à des procédés analogues que les An-
glais doivent aujourd'hui l'Australie 2.
Un seul, peut-être, parmi les premiers gouverneurs
de Saint-Domingue, semble avoir entrevu les résultats
que devait produire à la longue un système trop décrié.
Ce gouverneur était, il est vrai, Du Casse. Sans doute,
pas plus que les autres, il no s'abstient, à ses heures,
de plaintes et de protestations. « C'est un hasard, écrit-il
en 1699, quand un engagé projette un établissement.
Les gens qu'on nous envoie sont si rebutés du travail
de la terre et de la misère qu'ils ont soufferte, qu'ils
prennent volontiers tout autre parti par préférence. »
Il demande pourtant « qu'on fouille les prisons et les
hôpitaux, pour en extraire et lui envoyer les vagabonds
et les pauvres gens qui s'y trouvent » ; il propose de
faire passer des Irlandais à Saint-Domingue, d'autoriser
« les Juifs de Curaçao et de la Jamaïque » à venir s'y
intendant, de Léoganc, 13 juillet 1722 (A. M
C, Corr. gén., Saint-
Domingue, C9, vol. XX).
1. Cf. notamment la lettre de Du Casse du 10 mars 1700 (Ibid., vol. V),
— Un mémoire du même, du 12 juillet 1692, constate qu'un ouvrier
gagne à Saint-Domingue un écu par jour (Ibid., vol. II). En 1724, un
charpentier se paie 10 livres par jour.
2. Paul Leroy-Beaulieu, De la colonisation chez les peuples modernes,
P.256.
4

50
SAINT-DOMINGUE
établir. Car, ajoute-t-il, « les îles se formeront de cette
manière, par une suite de temps considérable : la suc-
cession de vingt hommes en établira un, et insensible-
ment elles deviendront florissantes1 ». C'est bien, en
effet, ce qui se réalisa, et assez vite. Mais il faut avouer
que, comme je le disais, la quantité des colons est très
disproportionnée à leur qualité, et que c'est vraiment un
singulier monde que celui qui, pendant la première moi-
tié du XVIIIe siècle, se superpose peu à peu au monde
déjà si étrange des flibustiers et des boucaniers. Un
coup d'œil jeté sur cette société nous en convaincra, et
ce coup d'œil, il serait dommage assurément de nous
en priver.
« De tous les besoins de la colonie, écrit un gouver-
neur, il n'y en a point de plus pressant que d'établir des
prisons et des geôliers », car, ajoute-t-il, « il faut ici
tenir aux gens le cordeau roide 2 ». Ne voyons là aucune
exagération. Les mêmes choses nous sont confirmées
par d'autres. « Tout le monde à Saint-Domingue, dit
M. de Galliffet, en 1701, court à ses propres affaires ou
à ses plaisirs, préférablement au service, et l'habitude
de ce procédé-là estant establie en règle estimée si juste
qu'on passeroit pour tyran si on entreprenoit de la
changer en religion, en discipline, en justice et en
police, on ne peut imaginer un pays plus licencieux 3. »
L'on se doute d'abord que, même transformés en habi-
1. Lettres de Du Casse, des la novembre 1691, 30 mars 1694, 1er mars
1699 (A. M. C., Corr. gén., Saint-Domingue, C9, vol. II, III, IV).
2. Lettre de Du Casse, du 27 juin 1698 (Ibid., vol. IV).
3. Lettre de M. Joseph de GallilTet, gouverneur intérimaire de la
colonie, du 15 mai 1701 (Ibid., vol. V). Galliffet mourut en 1706 (Char-
levoix, Op. cit., t. IV, p. 208).

ORIGINES DE LA COLONISATION ET PREMIERS COLONS
51
tants, beaucoup de flibustiers n'ont répudié complète-
ment ni l'esprit ni les mœurs de leur ancienne profes-
sion. Je le notais tout à l'heure, certains ne répugnent
nullement à reprendre, à l'occasion, leur première
manière de vivre, et cela forme une population amphi-
bie 1, c'est bien le cas de le dire, de mœurs extrêmement
libres. Il n'est pas un habitant qui refuse une avance à
un flibustier ou qui, du moins, ne lui accorde toute sa
sympathie. « On ne sauroit croire en effet, écrit un gou-
verneur, l'indulgence qu'on a ici pour les forbans. On
les y regarde comme on regarde en France la jeunesse
qui s'enrôle pour faire une campagne. Une partie des
anciens habitants a fait ce métier. Tout le monde leur
donne retraite et protection 2. » Quant aux boucaniers,
s'ils ont diminué dans de plus notables proportions que
les flibustiers, ils subsistent encore en groupes isolés,
vivant par bandes dans les bois sous le nom de « gens
des bois », « garçons chasseurs et volontaires », « gens
fort libertins, accoutumés à la débauche et à vivre indé-
pendants 3 ».
A ce fond de la population primitive viennent donc,
comme je le disais, s'adjoindre peu à peu les arrivants
d'Europe. Or, à voir quels ils sont, on ne trouve pas
forcée l'indignation des gouverneurs à leur endroit. Ce
1. Le mot est de Burney, History of the buccaneers of America, p. 40.
-•Lettre de M. de Galliffet, du 15 mai 1701 (A. M. G., Corr. gén..
Saint-Domingue, C9, vol. V).
3. Mémoire do M. de Gabaret, chef d'escadre du Roi, du 4 juin 1671
(Ibid, vol. I). Cf. : Lettre de M. de Cussy, du 3 mai 1688 (Ibid.) ;
lettre de M. de Charritte, lieutenant de roi au Cap, du 22 décembre
711 (Ibid., vol. IX). En 1736, il se trouve encore de ces « gens des bois
ou chasseurs » dans le quartier du Cap (Lettre du marquis de Fayet,
du 12 juin 1736. Ibid., vol. XLI1I).

52
SAINT-DOMINGUE
sont d'abord les « engagés », c'est-à-dire ces misérables
dont chaque navire en partance se charge et qui, n'ayant
pas les moyens de payer leur passage, acceptent par
avance d'être, à leur arrivée, vendus en quelque sorte
pour trois ans à des habitants qui les traitent aussi
durement que leurs esclaves et ne leur remettent,
leur temps fini, qu'une indemnité dérisoire, « gens
qu'on prend sous les halles, fainéans qui s'abandonnent
au moindre mal1 » et que le métier de « régaleur »,
c'est-à-dire de vagabond, tente beaucoup plus que le
travail de la terre 2. On pourrait espérer mieux d'une
autre catégorie d'émigrants : les protestants. Mais il
paraît n'en être venu que bien peu à Saint-Domingue.
En 1687 seulement, j'en vois débarquer 58 3. Et sait-on
en quelle compagnie ils arrivent ? En compagnie de
18 forçats condamnés à vie, de 12 qui n'ont pas fini
leur temps et de 20 faux-sauniers. Ce sont là, du reste,
ordinaires envois. En 1686, M. de Gussy, prenant livrai-
son de 150 galériens : « J'en aurois eu 300, écrit-il,
que je les aurois placés; ce sont des gens industrieux et
les habitans sont fort contents d'eux4. » Ce qui, soit
dit en passant, jette un jour assez singulier sur une
population susceptible de se contenter d'un tel cadeau !
1. Lettre de Du Casse, du 10 novembre 1693 (Ibid., vol. II).
2. « Entre la baie de Saint-Marc et les montagnes, écrit M. de Cussy,
vivent 160 chasseurs, qui font subsister la plus grande partie des habi-
tants du Cul-de-Sac... Mais, parmi eux, il y a des jeunes gens sortis
d'engagement appelés régalleurs ou fénians, lesquels, aussitôt qu'ils
ont gagné une arme, se mettent parmi les chasseurs, sur la chasse des-
quels ils s'attendent pour vivre, sans s'ingérer d'en aller chercher eux-
mêmes. » Lettre de M. de Cussy, du 3 mai 1688 (Ibid., vol. I).
3. Ibid.
4. Lettre de M. de Cussy, du 13 août 1686 (Ibid., vol. I). Cf. la lettre
du même, du 13 août 1689 (Ibid., vol. II).

ORIGINES DE LA COLONISATION ET PREMIERS COLONS
53
Un honnête homme est d'ailleurs exposé, à Saint-
Domingue, à bien des promiscuités de ce genre, sans
même s'en douter quelquefois. Voici, par exemple,
un galérien évadé, dont on ne découvre la véritable
qualité que longtemps après son établissement, et qui
est devenu d'ailleurs un citoyen si honorable et si riche
qu'il peut acheter sa grâce 10,000 livres, « lesquelles
10,000 livres, mande le gouverneur, seront employées à
bastir des prisons au Cul-de-sac1 ». On ne pouvait
donner à ces fonds une meilleure affectation. Un autre,
condamné à mort par contumace et exécuté par effigie,
acquiert dans l'Ile, où il s'est réfugié, un joli bien, et
meurt possesseur de vingt-deux nègres, sans avoir
jamais été inquiété 2. Le gouvernement ferme d'ailleurs
les yeux aussi bien que les habitants, et, pour éviter
des poursuites, il suffît à un autre criminel de changer
de nom ; « bien qu'il soit connu de tout le monde dans
son quartier », il est suffisamment protégé par cette
Simple modification d'état civil3. Qu'on joigne à ces
étranges colons les jeunes gens que leurs familles expé-
dient à Saint-Domingue, n'en sachant plus que faire,
1. « Le sieur Louis Ladvocat avoit été condamné, il y a plus de
vingt ans, aux galères par arrêt du Conseil supérieur de Saint-Chris-
tophe, du 23 janvier 1699. 11 trouva le secret de s'échapper des prisons
et se rendit à Saint-Domingue, où il est bien établi ; il y a femme et
enfans et y vit assez paisiblement au quartier de Jacmel. Comme peu
de personnes étoient informées de cette condamnation, on l'a laissé tran-
quille ; aujourd'hui on pourroit lui donner sa grâce à la condition qu'il
donne 10 000 livres pour bâtir des prisons au Cul-de-Sac. » (A. M. C,
Corr. gén., Saint-Domingue, 2e série, carton
V, lettre de MM. de
Châteaumorand et Mithon du 1er août 1719.)
— Lettre de M. Gaspard-Charles de Goussé, chevalier de la Rochalar,
gouverneur, du 25 août 1730 (Ibid., vol. XXXII).
3. Lettre de M. Maillard, intendant, du Petit-Goave, août 1744 (Ibid..
vol
LXV).

54
SAINT-DOMINGUE
comme ce M. de Bragelonne envoyé par ses parents,
« qui ne devroient jamais le rappeler, n'y ayant pas un
pays au monde de si méchant exemple 1 », ou comme
ce M. Le Roy de Valleroy qui, venu à Saint-Domingue
en 1710, est successivement maçon, charpentier, pré-
cepteur, économe, titulaire d'une « bandollière » de
maréchaussée, se fait voiturier et colporteur, tient les
comptes d'un cabaretier et finit par s'engager, pour
déserter en 1728 2; — qu'on rapproche de ces mauvais
sujets quelques maris indignes ou malheureux : tel cet
Alexandre Charles, « valet de charrue, condamné aux
Iles » et dirigé sur Saint-Domingue, pour avoir épousé
à Bruxelles Marie-Adrienne-Françoise d'Authies, noble
fille, mais « peu favorisée de la nature et de la fortune,
n'ayant que 250 livres de revenu, et qui, âgée alors de
trente ans et sans aucun goût pour le célibat, avoit
engagé le dit Charles à certaines familiarités qui furent
suivies d'une fécondité3 » ; ou tel encore ce Pierre Cottin,
de Dugny, que « son épouse, sa famille et les habitans,
de sa paroisse » supplient M. de Sartine d'expédier sur
les colonies, de Bicêtre, « où ses débauches et ses vio-
lences l'ont fait enfermer 4 » ; — qu'on y ajoute les sol-
dats libérés ou déserteurs qui presque tous se font
« chasseurs » et qui sont nombreux, à en juger au moins
par les continuels envois faits par les gouverneurs à la
Cour de procédures de désertion ; — qu'on mette en
ligne de compte, enfin, les nègres libres et les mulâtres,
1. Lettre de Du Casse, du 12 juillet 1692 {Ibid., vol. II).
2. Lettre de M. Duclos, intendant, avril 1728 (Ibid., vol. XXVIII).
3. A. M. C, Personnel, série E, doss. CHARI.ES, C 16.
4. Ibid., doss. COTTIN, C37.

ORIGINES DE LA COLONISATION ET PREMIERS COLONS
55
« qui sont encore, écrit un gouverneur découragé, ce
que nous avons ici de meilleur 1 », et l'on ne taxera pas
d'exagération, je pense, les constatations de M. de
Brach, lieutenant de roi à Léogane, qui écrivait en 1700 :
« Il n'y a aucun homme dans cette colonie qui ne se
croie plus que nous officiers du Roy, quoiqu'ils ne soient
pour la plupart que des engagés, banqueroutiers ou
gens de sac et de corde, galériens qui se sont sauvés
ici ou y ont esté envoyés, gens sans honneur et sans
vertu2. »
En fait, l'esprit et les mœurs de cette population sont
ce qu'on peut supposer, exécrables.
L'esprit, d'abord, et il faut tout le sang-froid des
gouverneurs pour prévenir de continuels soulèvements.
« Cette colonie, mande Du Casse, n'ayant esté formée
que selon le caprice de chaque particulier, elle a sub-
sisté dans le désordre3. » Les habitants de Léogane sont
complètement indisciplinés, ceux du Cap « sont des
brigands qui ne reconnoissent ni l'autorité ni la rai-
son1 ». En un mot, l'insolence et la mutinerie sont
partout. La liberté du commerce et la suppression des
Compagnies sont bien les prétextes invoqués lors des
révoltes de 1670 et de 1723, mais là-dessous couve autre
chose. En 1670 déjà, d' « étranges discours » circulent
dans l'île sur l'oppression où sont réduits les habitants 5.
1. Lettre de M. de Fayet. gouverneur du 13 décembre 1736 (Ibid.,
vol. XL1II).
2. Lettre de M. de Brach. lieutenant de roi à Léogane, août 1700 (Ibid.,
vol. V).
3. Rapport de Du Casse, de 1692 (Ibid., vol. II).
4. Rapport de Du Casse, du 15 mai 1691 (Ibid.).
5. L'esprit des nouveaux colons est, du reste, aussi mauvais que celui

56
SAINT-DOMINGUE
« Ce n'est plus seulement contre la Compagnie qu'en ont
ces peuples, écrit, d'autre part, M. de Sorel, en 1723,
c'est contre l'autorité du ROY ; ils demandent l'exemp-
tion de tous droits, le commerce ouvert avec toutes les
nations, et une liberté républicaine 1. » En 1693, année
de la plus grande cherté du pain à Paris, un certain
Le Febvre « disoit dans une auberge de la capitale que,
s'il avoit seulement cinquante hommes capables de révo-
lution comme lui, il feroit bien donner du pain au
peuple ». Ce Le Febvre, maintenant citoyen de Saint-
Domingue, est l'un des principaux meneurs du désordre,
et l'on peut juger des autres par celui-là2.
Avec de telles dispositions, on le comprend, tout est
prétexte à insurrection. En premier lieu, donc, les règle-
ments commerciaux. Et s'il faut avouer que sur ce point
le protectionnisme étroit du gouvernement donne quelque
légitimité au mécontentement des colons, il faut recon-
naître aussi l'incroyable mépris de toute autorité avec
lequel ceux-ci prétendent imposer leurs revendications,
ne reculant ni devant le meurtre ni devant l'incendie
pour les faire triompher 3.
Autre sujet constant de révolte : l'établissement et le
des anciens. Dans son mémoire de septembre 1671 : « Les derniers
arrivés, rapporte Ogeron, ont dit que la révolte n'auroit pas été vain-
cue, s'ils avoient été là. » (Mémoire d'Ogeron, de septembre 1671,
envoyé à Colbert par Renou, major du gouvernement de la Tortue,
Ibid., vol. I.)
4. Lettre de MM. de Sorel, gouverneur, et de Montholon, intendant, du
20 mai 1723 (Ibid., vol. XXI).
2. Lettre des mêmes, du 20 mars (Ibid.).
3. Voir l'histoire des révoltes de 1670 et de 1723, dans Charlevoix,
Op. cit., t. III, P-112 et suiv. ; t. IV, p. 221 et suiv. ; et un curieux récit
de celle de 1723 dans [P.-J.-B. Nougaret], Voyages intéressans dans
différentes colonies,
1788, in-8°. p. 185-200.

ORIGINES DE LA COLONISATION ET PREMIERS COLONS
57
paiement des impôts. Les deux conseils supérieurs de
Léogane et du Cap prétendent avoir la liberté de con-
sentir l'impôt comme représentants des habitants « aux-
quels ce privilege a été donné en considération de la
conquête que leurs pères ont faite de l'île par leurs pro-
pres armes 1 ». Cet impôt n'étant qu'une sorte de don-
gratuit, chacune des séances des conseils où il s'agit de
Je fixer est marquée par des scènes tumultueuses, et
s'achève généralement dans un concert d'injures atroces
à l'adresse du gouverneur et de l'intendant. Et le pou-
voir doit bien souvent s'incliner, car à la moindre vel-
léité de résistance, la canaille, dont est abondamment
pourvu le pays, fait cause commune avec les conseils,
organise de bruyantes protestations, affiche partout des
placards, ameute les habitants le dimanche. Que gou-
verneurs et intendants tiennent bon, il est d'ailleurs un
autre genre de protestation, c'est de ne pas payer, et la
chose est si courante qu'à peine songe-t-on à s'en
étonner. « L'usage est qu'on fasse publication, à la tête
des milices, lors des revues, à tous les habitants d'avoir
à payer, dans trois mois du jour de cette publication,
leurs droits aux receveurs 2. » Mais c'est là avertissement
dont les naïfs seuls tiennent compte, chacun payant
quand il veut et payant si mal, qu'en 1733, il est dû
ainsi 1.700.000 livres d'arriéré aux caisses publiques 3.
Avec aussi peu d'empressement la population s'ac-
1. Lettre de MM. do Sorel, gouverneur, et Mithon, intendant, du,
3 janvier 1720 (A.M. C., Corr. gén., Saint-Domingue, C9, vol. XVII).
• Lettre de Charles Brunier, seigneur de Larnage, capitaine des vais-
du Roi, gouverneur, et de Simon-Pierre Maillart, intendant, du
15 mars 1742(Ibid., vol. LXl).
3. Lettre de M. de Fayet, du 24 novembre 1733 (Ibid., vol. XXXVII).

58
SAINT-DOMINGUE
quitte d'un autre devoir : le devoir militaire. Cela répond
à un trait caractéristique de cette population, son
manque d'esprit guerrier et patriotique. Sur ce point,
gouverneurs et intendants ne tarissent pas. Tous cons-
tatent « le peu de goût que l'on a pour la guerre dans la
colonie », et combien Saint-Domingue diffère, à ce point
de vue, des îles du Vent1 ; cela de très bonne heure.
« La garde ordinaire de la milice, écrit, dès 1702,
M. de Galliffet, est insupportable aux habitans qui, pour
s'y soustraire, émigrent dans les quartiers écartés 2. »
Ces sentiments se traduisent dans l'attitude des mili-
ciens. « De tous les peuples qui sont au monde, mande
Du Casse à son gouvernement, ceux qui composent
cette colonie sont les plus mal disciplinés. Je les ai vus
sous les armes comme dans une foire, n'ayant pas le
moindre principe de discipline, tous nuds pieds, sans
espées et des fusils mal en ordre... Je ne me flatte pas
de leur inspirer de la vertu ni de l'honneur ; il en est
peu qui le cognoissent3 ». Cinquante ans après, les
choses n'ont pas beaucoup changé, ni la discipline fait
de grands progrès, puisqu'à la revue des milices du
quartier des Vases, M. Binau, aide-major de Léogane,
« faisant l'instruction », un milicien, nommé Milon, ne
craint pas de sortir des rangs, en criant : « A bas Binau !
À moi les garçons ! Faisons M. Nodet notre capitaine4 ! »
1. Voir notamment les lettres de M. de Larnage, des 8 août. 30 juin,
31 octobre 1744 [Ibid., vol. LXIV) et 15 mars 1746 (Ibid., vol. LXIX).
2. Lettre de M. de Galliffet, de Léogane, 22 novembre 1702 (Ibid.,
vol. VI).
3. Rapport de Du Casse, du 15 novembre 1691 (Ibid., vol. II).
4. Lettre de MM. de Larnage et Maillart, du 12 juin 1741 (Ibid., vol.
LIV).

ORIGINES DE
LÀ COLONISATION
ET PREMIERS
COLONS
59
Qu'attendre du reste de gens qui, à chaque instant,
« comparent le sort et la fortune des colonies angloises,
auxquelles la guerre n'apporte pas la moindre altération,
par le moyen des nombreuses escadres qui y sont per-
manentes, avec l'anéantissement total des leurs, et la
destruction presque entière de notre commerce 1 » ; qui,
« à l'approche des plus petits canots, amis ou ennemis,
ne cherchent qu'à sauver leurs nègres et leur bagage
dans les bois, sans s'embarrasser de la garde du pays,
qu'ils abandonnent à la discrétion de la plus faible
troupe qui se présente2 » ; « qui laisseroient faire les
Anglois, si ceux-ci leur promettoient de ne pas troubler
leurs propriétés 3 ». ■— Les flibustiers eux-mêmes, qu'on
estimerait avoir dû être animés, à l'origine au moins, de
sentiments plus nobles, ne semblent pas se distinguer
beaucoup des autres. « Si même ils avoient connois-
sance, écrit Du Casse, que la colonie deust estre atta-
quée, ils ne rentreroient pas pour cela... et sans le mal
qu' ils font aux ennemis, il seroit très avantageux qu'il
n'y en ait aucun dans ceste colonie 4. » Car, il ne faut
pas s'y tromper, c'est « leur seul libertinage qui les
1. Lettre de M. de Larnage, du Petit-Goave, du 28 octobre 1744 (Ibid.,
vol. LXIV).
Lettre de M. Louis-Marin Buttet, major à Saint-Louis, du 13 avril
1747 (Ibid., VOL. LXXI).
3. Lettre de M. Maillart, intendant, du Fort-Royal, 13 mai 1748 (Ibid.,
,
• LXXIII). « La milice bourgeoise, écrit vers la même date M. Du-
. Ourg juge à Léogane, ne doit point estre mise en ligne de compte bien
importante pour la défense des forts et batteries, pas même pour celle
d' un autre cartier que le leur. Ancor, je ne sçay, Monseigneur, comme

ils s' en tireroient si l'attaque estoit opiniastre. Il y a quelques braves
gens parmi eux, mais le nombre en est si petit qu'il ne vaut pas la
peyne d'en parler. » (Lettre de M. Dubourg à M. de Conflans, gouver-

neur, 28 mai 1748. Ibid., vol LXXIII.)
4. Lettre de Du Casse, du 10 novembre 1693 (Ibid., vol. II).

60
SAINT-DOMINGUE
guide et les attire partout où ils trouvent du vin et des
femmes1 ». « Les flibustiers ne sont plus flibustiers,
mais pirates écumeurs de mer 2. » En sorte que, pour
obtenir d'eux un service quelconque, on doit bientôt les
payer. Une ordonnance de MM. de Choiseul et Mithon,
du 9 septembre 1709, promet 600 piastres, une fois don-
nées, ou 150 livres de rente viagère aux « boucaniers
ou flibustiers » qui combattront pour la France3, et
cette perspective de pouvoir se dire un jour flibustier
en retraite ou boucanier pensionné ayant paru proba-
blement trop lointaine et aléatoire à nos hommes,
l'intendant Maillart, en 1747, le temps ayant marché,
propose de leur accorder des avantages plus immédiats.
On n'obtiendra rien d'eux, écrit-il, si l'on ne consent « à
payer tous les six jours G livres, faisant une piastre à
chaque flibustier, frère de la coste et autres gens de
mer, par forme de prêt et avance pour leur solde; à
leur faire distribuer la ration en pain frais ou biscuit,
viande fraîche ou viande salée, poisson ou légumes; à
donner même ration aux capitaines de flibustiers, et en
outre 3 escalins, faisant 45 sols, par jour de solde 4 ».
Quand on voit la triste décadence à laquelle sont réduits
ceux dont les glorieux prédécesseurs avaient fondé la
colonie, on peut aisément se figurer quelle est la valeur
guerrière du reste de la population !
A l'esprit public — civique ou militaire — de cette
1. Du même, du 2 février 1697 (Ibid., vol. III).
2. Du même, du 19 mars 1700 (Ibid., vol. V).
3. Ordonnance du comte de Choiseul-Beaupré et de M. Mithon, du
9 septembre 1709 (Moreau de Saint-Méry, Lois..., t. II, p. 166-167).
4. Mémoire de M. Maillart, intendant, 1747 (A. M. G., Gorr. gén.,
Saint-Domingue, C, vol. LXX).

ORIGINES DE LA COLONISATION ET PREMIERS COLONS
61
population répondent des sentiments et des mœurs tout
à fait à l'unisson. Ces gens-là n'ont qu'une idée : faire
fortune, et faire fortune au plus vite. « La plupart des
habitants, écrit l'intendant Saint-Aubin, en 1731, ne
songent qu'à travailler à acquérir du revenu pour se
retirer ensuite en France 1. » «. Les privilèges et les dis-
tinctions, écrit de même un peu plus tard le gouver-
neur, M. de Larnage, ne sont point l'attrait de nos
colons; ils n'en sont point susceptibles, n'estant réveillés
que par leur intérêt... Chacun ne pense qu'à gagner,
fût-ce et surtout au détriment du voisin 2. » En fait, l'on
est étonné des fortunes qui s'édifient en moins de deux
générations. En 1701, « il y a dans l'île trente-cinq
sucreries roulantes, vingt autres prêtes à rouler dans
trois mois, et quatre-vingt-dix de commencées'' ». En
1752, on compte trois cent six sucreries dans le ressort
du conseil supérieur du Cap et deux cent trente-trois
dans celui du conseil du Port-au-Prince 4. Or, en 1G99,
une sucrerie moyenne rapporte déjà plus de 10.000 écus
par an 5, et de ce fait la valeur de la propriété augmente
dans de telles proportions que, comme l'écrit M. de Gal-
1. Lettre de M. Jacques-Pierre Tesson de Saint-Aubin, commissaire
de la Marine, ordonnateur en chef, intendant intérimaire, du Petit-
Goave, 27 juin 1731 (Ibid., vol. XXXIII).
2. Lettre de M. de Larnage, de Léogane, G novembre 1740 (Ibid.,
vol. LU). « Ici l'on ne rougit de rien excepté de ne pas gagner de
l'argent, n'importe à quel prix », écrit bien plus tard, le 26 décembre
1764, M. d'Estaing (A. M. G., Gorr. gén., Saint-Domingue, 2e série,
cart. XVI).
3. Lettre de M. de Galliffet, du 24 septembre 1701 (Ibid., vol. V).
Mémoire de MM. Dubois de La Motte, gouverneur, et J.-B. La-
porte de Lalanne, intendant, du Port-au-Prince, 2 novembre 1752 (Ibid.,
vol. XC).
Lettre de M. de Galliffet, du 27 décembre 1699 (Ibid., vol. IV).

62
SAINT-DOMINGUE
liffet, en octobre 1700, « on refuse présentement
2.000 écus d'une habitation qui a été achetée, il y a dix-
huit mois, 70 écus, et bien qu'on n'y ait fait aucun tra-
vail1. » 10.000 écus, c'est d'ailleurs ce que dépensent
annuellement nombre d'habitants 2. Aussi les gouver-
neurs ne tarissent-ils pas sur la richesse et l'opulence
des colons. Dès 1730, ils nous dépeignent la large exis-
tence que mènent sur leurs habitations les propriétaires,
« qui vivent si aisément qu'ils peuvent nourrir du
superflu de leur table et du reste du bouillon de leur pot »
des parasites sans nombre, dont le toit abrite sans dis-
tinction tous ceux qui viennent y demander l'hospitalité 3,
dont les femmes, habillées de taffetas et d'étoffes de prix,
excitent l'envie et la cupidité de ceux qui arrivent 4.
1. Du même, 10 octobre 1700 (Ibid., vol. V).
2.
« Il y a des subalternes et des habitans
à Léogane qui ne
dépensent pas moins de 10.000 écus par an. » (Lettre de M. de Château-
morand, gouverneur du Cap, 15 janvier 1717. Ibid., vol. XIII.)
3. Critiquant l'établissement projeté d'une maison de charité à Léo-
gane, « cela ne feroit. écrit l'intendant Saint-Aubin, qu'augmenter le
nombre des paresseux et ne pourroit que diminuer la charité des habi-
tans. L'expérience prouve qu'il n'y a pas un pauvre dans cette colonie,
qui ne trouve une retraite dans le besoin, et surtout lorsqu'il se pré-
sente malade chez un habitant. Nous en avons même plusieurs qui ont
assez de charité pour rechercher les malades, et qui en retirent plu-
sieurs dans leurs habitations. Ces endroits sont connus des pauvres
gens. Et enfin il n'y a point d'habitant, même ceux qui envisagent
l'embarras que causent les malades, qui n'en prenne un chez lui lorsque
l'occasion se présente, et cela avec d'autant plus de plaisir que ce
n'est pas une dépense pour lui, et particulièrement ceux de la plaine
de Léogane qui vivent si largement.... » (Lettre de Saint-Aubin, du
Petit-Goave, 27 juin1731. Ibid., vol. XXXIII.) J'ai voulu citer cette lettre,
parce qu'elle confirme le fait que j'avance, et parce que, aussi, elle fait
ressortir un trait honorable de cette population si singulière par
d'autres côtés.
4. Un des grands griefs des habitants contre les directeurs de la
Compagnie des Indes fut ce propos qu'on rapporta d'eux, que « l'on
voyoit à Saint-Domingue bien des femmes vêtues de soie et de taffetas
qui, dans peu, seroient fort heureuses d'avoir de la toile de halle pour

ORIGINES DE LA COLONISATION ET PREMIERS COLONS
63
« Dans leur première origine, expose un mémoire daté
de 1718 sur l'état présent du quartier du Cap, les habi-
tants de ce quartier estoient des aventuriers endurcis à
toutes sortes de travail; ils ne savoient ce que c'étoit
de marcher chaussés, et ils alloient sans peine affronter
le soleil dans sa plus grande ardeur et sans se soucier
des suites fâcheuses qu'on en éprouve en ces climats,
parce qu'ils y étoient faits et toujours exposés. Mais
présentement que la paix, par la sûreté de la navigation,
a attiré le commerce à Saint-Domingue plus que jamais,
a fait monter les denrées à un prix exorbitant et a fait
autant de fortunes dans le pays qu'il y a d'habitants,
leurs mœurs et leur manière de vivre ont bien changé.
Au lieu d'un morceau de cochon marron et de bananes
dont ils se régaloient, après avoir eu la peine de les
aller chercher dans le bois, on ne voit sur leurs tables
que des reliefs de gibier et des symétries observées, les
meilleurs vins de Bourgogne et de Champagne ne sont
point trop chers pour eux, et quelque prix qu'ils vaillent,
il leur en faut; ils n'oseroient sortir de chez eux que
sur le déclin du jour pour éviter la chaleur, et encore
dans une chaise ou bons carrosses à ressorts bien
liants 1. »
Ces carrosses surtout deviennent de très bonne heure
un signe éclatant de fortune. « Je pourrois faire ici,
é ' rit le P. Labat, un long dénombrement de ceux qui
étant venus engagés ou valets de boucaniers sont à pré-
se couvrir. » (Lettre de MM. d'Arquyan et Duclos, du Cap, 24 no-
vembre 1722. Ibid., vol. XX.)
1. Mémoire sur l'état présent du Cap, 1718 (Arch, du min. des Col.,
orr. gén., Saint-Domingue, 2e série, cart. IV).

64
SAINT-DOMINGUE
sent de si gros seigneurs qu'à peine peuvent-ils se
résoudre de faire un pas sans être dans un carrosse à
six chevaux. Mais peut-être que cela leur feroit de la
peine et je n'aime pas d'en faire à personne. D'ailleurs
ils sont louables d'avoir su se tirer de la misère et d'avoir
amassé du bien, et ce qu'on leur doit souhaiter, c'est qu'ils
en fassent un bon usage pour l'autre vie... Quoi qu'il en
soit, il y avoit dès le temps que j'étois à Léogane (1701)
un nombre considérable de carrosses et de chaises, et
je ne doute pas que le nombre n'en soit fort augmenté
depuis mon départ. Il n'y avoit presque plus que de
petits habitants qui allassent à cheval ; pour peu
qu'on fût à son aise, on alloit en chaise..., et je ne
pouvois m'empêcher de rire quand je voyois le mar-
guillier de la paroisse de l'Ester dans son carrosse, qui
sembloit ne pouvoir se servir de ses pieds depuis qu'il
avoit épousé une veuve riche, lui qui, trois ans aupa-
ravant, étoit tonnelier dans un vaisseau marchand de
Nantes1 ».
Comment se créent si rapides fortunes? Là-dessus
gouverneurs et intendants gardent à bon droit un entier
scepticisme. « On ne connaît guère, écrivent-ils, la
source d'un bon nombre 2. » La plupart sont sans doute
des fortunes agricoles et beaucoup sont dues au travail
acharné des premiers colons. Mais combien d'autres
dont il ne faudrait pas trop approfondir l'origine ! Cela
achève de peindre le singulier état d'esprit de la colonie.
Tel ou tel gros habitant n'est pas moins considéré, bien
1. Labat, Nouveau voyage aux Iles, 1742, t. VII, p. 195-196, 205.
2. Lettre de M. Maillart, intendant, du Petit-Goave, 16 mai 1744 (Ibid.,
vol. LXV).

ORIGINES DE LA COLONISATION ET PREMIERS COLONS
65
qu'il soit à peu près de notoriété publique que le point
de départ de son rapide enrichissement est la fraude de
quelque arpenteur qui a volontairement fermé les yeux
sur la validité d'un titre de concession 1. D'autres doi-
vent leur aisance à pire : comme ce Saint-Martin
l'Arada, l'un des plus gros habitants du quartier de l'Ar-
tibonite, possédant plus de deux cents nègres, auquel
son mariage avec une négresse, propriétaire d'une tren-
taine d'esclaves, a seul permis de parvenir à la situa-
tion qu'il occupe2; ou comme ce Gascard-Dumesny,
qui, épousant une négresse de soixante-douze ans,
« veuve d'un certain Baptiste Amat, lequel avoit laissé à
sa négresse un bien de 1 million », devient, de garçon
chirurgien qu'il était, un notable colon 3. Mais ceux dont
l'élévation apparaît la plus impudente et dont l'espèce
se multiplie dans l'île sont les procureurs aux vacances
successorales, exécuteurs testamentaires et fondés de
procuration des héritiers de France. Sans que ses agis-
sements semblent soulever aucune protestation parmi
les habitants, le sieur Mignot, procureur aux vacances
» Saint-Marc depuis 1723 jusqu'en 1738, n'a encore
rendu en 1742 aucun compte 4. « Quant aux exécuteurs
testamentaires, écrit l'intendant Maillart, à cette môme
1. « Les concessions, écrit M. d'Arquyan, gouverneur, ont de tout
emps été mal données, mal expliquées, mal délimitées.... C'est ce qui
cause les troubles et les procès. » (Lettre de M. d'Arquyan, du 22 mai
1711. Ibid., vol. IX).
- Lettre de MM. de Larnage et Maillart, de Léogane, 28 mars 1741
(Ibid., vol. LIV).
3. Lettre de M. Le Normand de Mézv, ordonnateur au Cap et subdé-
égué de l'intendant, 16 janvier 1742 (Ibid., vol. LX).
4. Lettre de M. Maillart, intendant, Petit-Goave, 26 avril 1742 (Ibid.,
5

66
SAINT-DOMINGUE
date de 1742, ils jouissent tranquillement du bien des
défunts qui leur avoient donné leur confiance, pour la
disposition du bien qu'ils laissoient, la plupart n'ayant
même pas écrit aux héritiers de France ni satisfait aux
legs portés par les testaments, se contentant de payer
les créanciers sur les lieux; et à l'égard des héritiers qui
ont été instruits de leurs successions, ils n'ont pu tirer
encore aucun compte de ces exécuteurs sur différents
mauvais prétextes 1. Il en est de même de ceux qui sont
chargés des procurations des héritiers de France et qui,
après avoir touché tout ou partie des sommes..., n'en
sont pas plus fidèles à en remettre le produit... Une
succession de plus de 500.000 livres, dont avoient été
chargés deux porteurs de procurations, a été ainsi entiè-
rement dissipée par eux, et si bien qu'ils sont morts
tous les deux insolvables. Dans un article du compte
qu'on les avoit enfin forcés à rendre, ils disoient avoir
employé pour 22.000 livres d'herbes pour leurs che-
vaux dans les voyages qu'ils prétextoient avoir fait à
Léogane 2. » Il est courant, d'ailleurs, de voir des « fer-
miers et des débiteurs de successions » achetant cyni-
quement des habitations avec les revenus de ces succes-
sions3. Et rapportant ce trait d'un « économe » qui, son
maître et sa maîtresse étant morts, passe en France et
achète 20.000 livres aux héritiers une succession qui
1. Un nommé Perisse, institué légataire universel d'un certain Cocard,
dans le quartier Saint-Marc, au bout de six ans n'a encore ni prévenu
la famille du défunt ni payé aucune charge de la succession. (Lettre de
M. Maillart, du Petit-Goave, 16 mai 1744. Ibid., vol. LXV.)
2. Lettre de M. Maillart, intendant, du 26 avril 1742 (Ibid., vol. LVI)-
3. Lettre de J.-B. Laporte de Lalanne, intendant, du 25 mai l751
(Ibid., vol. LXXXV).

ORIGINES DE LA COLONISATION ET PREMIERS COLONS
67
en vaut 200.000, « ces choses, ajoute l'intendant Lalanne,
se renouvellent ici fréquemment 1 ».
Sur la « bonne gestion » des fortunes, les idées, on
le conçoit, sont aussi larges que sur leur acquisition.
La contrebande est, entre autres, la moindre des pecca-
dilles que se permettent les plus notables habitants, con-
trebande de leurs produits ou contrebande des nègres.
Ils s'en excuseraient, s'il en était besoin, sur les mille
entraves mises au commerce par le régime de protec-
tion et de privilège du gouvernement ; mais combien
daignent le faire! Et lorsqu'il s'agit non plus simple-
ment de contrebande, mais de fraudes sur les ventes,
les colons se justifient volontiers en accusant les négo-
ciants de leur en donner les premiers l'exemple. Toute
source de prolits paraît bonne à presque tous. On voit,
écrit M. de Fayet, gouverneur en 1735, on voit de gros
habitants acheter en fraude des nègres aux Anglais, les
revendre à terme avec 100 p. 100 de bénéfice aux petits
habitants. Si le nègre périt, ils poursuivent ces petits
habitants qui, ne pouvant payer, abandonnent leur terre2.
Un autre abus, contre lequel luttent vainement gouver-
neurs et intendants, est la vente à maison ouverte, par
les propriétaires, d'eau-de-vie de canne, guildive ou tafia,
habitude qui est la source de continuels désordres 3.
L'extraordinaire absence de tout scrupule et de toute
gêne envers qui que ce soit, trait caractéristique de
Lettre du même, du 28 juillet 1752 (Ibid., vol. XCI).
2. Lettre de M. de Fayet, du Petit-Goave, 2i avril 1735 [Ibid., vol
3. Voir notamment la lettre de M. de Paty, lieutenant de roi, de Léo
gane, 11 septembre 1700 (Ibid., vol. V), et celle de M. de Galliffet, du
Cap, 20 mars 1701 (Ibid.).

68
SAINT-DOMINGUE
cette population, laisse facilement supposer les mille
différends qui surgissent journellement entre ses mem-
bres. En fait, il est peu de pays d un plus mauvais
esprit et plus processif. Neuf fois sur dix, ce sont des
questions d'argent qui divisent les habitants : car, chose
curieuse, en ce pays où l'existence nous apparaît si
facile, la question d'argent semble plus irritante que
partout ailleurs. C'est que, tout en vivant largement,
ces colons souffrent d'un mal cruel et singulier : le
manque d'argent. « La plupart des habitans, écrit M. de
Sorel, sont toujours sans argent, quoiqu'ils fassent des
revenus considérables 1. » Nous savons déjà la cause de
cette apparente contradiction. Il faut la faire remonter à
la politique commerciale du gouvernement et au prin-
cipe maintenu par lui qu'aux Iles tout négoce doit
s'opérer par échange. « Dès l'établissement des colonies,
marquent MM. de Larnage et Maillart, en 1745, le
commerce de l'Amérique n'a été qu'un troc respectif
des denrées du pays contre les marchandises d'Europe,
dans lequel il n'a jamais dû être question d'argent, puis-
qu'il ne s'en fait pas dans le pays et que celui d'Espagne,
qui est le seul qui y paroisse, n'y vient que par acci-
dent2. » Cette lettre de Larnage fait allusion aux récla-
mations des négociants exigeant leur paiement en
numéraire et aux fins de non-recevoir des habitants.
Fins de non-recevoir que ceux-ci opposent d'ailleurs à
leurs créanciers, négociants ou autres, avec le plus beau
1. Lettre de MM. de Sorel et Mithon, Léogane, 28 mars 1720 (Ibid.,
vol. XVII).
2. Lettre de MM. de Larnage et Maillart, du Petit-Goave, 21 avril 1745
(Ibid., vol. LXVI).

ORIGINES DE LA COLONISATION ET PREMIERS COLONS
69
sang-froid et la plus entière liberté du monde. « Tous les
colons, écrit M. de Fayet, doivent deux fois plus qu'ils
n'ont... Il est d'usage ici, en effet, que, quand on a
preste, on ne rend point, que, quand on achète un ter-
rain ou une habitation, on ne la paye jamais 1... » Les
gens s'embarrassent peu de même de remettre les fonds
avec lesquels ils ont créé leurs établissements et bien
qu'ils y vivent grandement 2. Cela d'une façon si géné-
rale qu'une certaine dame Forcade qui, depuis 1739, a
fait plus de 360.000 livres de revenu, se trouve, en 1742,
n'avoir pas payé un seul de ses créanciers, nombreux
pourtant 3. On devine, dès lors, les contestations et les
débats quotidiens qu'engendre pareille situation. « Je ne
vois, écrit encore M. de Fayet, je no vois que gens qui
demandent après avoir obtenu des sentences et des arrêts
du Conseil. Mais si on se présente pour les mettre à
exécution, les nègres domestiques travaillent au jardin,
et il est défendu de les saisir; on ne garde point de
meubles... Les huissiers sont d'ailleurs des fripons qui
prennent des deux mains... De plus, l'usage des lettres
de change et billets à ordre ne porte point les juges à
ordonner le par-corps, grand inconvénient pour la
colonie, car l'habitant se porte à faire tous les billets
qu'on veut, sachant qu'il évitera toujours de payer 4. »
1, Lettre de M. de Fayet, du Petit-Goave, 27 avril 1733 (Ibid., vol.
XXXVII).
2. Lettre du même. 4 février 1733 (Ibid.).
3. Lettre de M. Maillait, intendant, de Léogane, 7 mars 1742 (Ibid.,
vol. LIX).
Lettre de M. de Fayet, du Petit-Goave, 4 février 1733 (Ibid., vol.
XX
XVII). — Les choses ne changèrent pas beaucoup, à en croire des
textes postérieurs. « L'article des dettes, écrit M . de Bellecombe en 1783,
est toujours un article difficile. C'est ici le pays de la mauvaise foi et les

70
SAINT-DOMINGUE
Beaucoup de querelles se vident, du reste, ailleurs qu'en
justice, et l'on ne compte pas les scènes violentes qui
éclatent à tout instant entre créanciers et débiteurs.
Pour une question d'intérêt assez minime en vérité,
Mme de Graff, veuve du célèbre corsaire 1, accoste ainsi
débiteurs trouvent dans le dédale de la chicane introduite dans cette
colonie pour sa ruine des moyens infaillibles de se soustraire à la loi.
11 n'y a que ceux contre qui les créanciers ont obtenu des condamna-
tions par corps, que le gouvernement a des moyens de contraindre à
payer, en les faisant mettre en prison, quand ils ne payent pas. Il faut
autrement des procédures éternelles pour condamner les débiteurs et,
l'arrêt rendu, il n'y a encore rien de fait puisque la saisie réelle n'a pas
lieu. Ceux qui devroient donner l'exemple sont ceux qu'il est le plus
difficile de faire payer. MM. Saint-Martin, doyen du Conseil, Ruotte et
Léger, conseillers, doivent à M. de Laborde et ne payent point; leur
état de magistrats devient la sauvegarde de leur mauvaise foi. » (A. M.
C., Corr. gén., Saint-Domingue, vol. CL1II, lettre de M. Bellecombe,
du Cap, 8 juin 1783). — « Les dettes, écrit un peu plus tard M. de la
Luzerne, les dettes sont garanties généralement par les biens immobi-
liers de l'emprunteur, ses meubles, sa personne. Nulle ressource pour
le créancier à Saint-Domingue sur l'immeuble dénommé habitation. La
saisie réelle paraît permise par les lois ; on n'en use cependant jamais,
ou elle est au moins infiniment rare, d'où on peut conclure qu'il est
très difficile de la provoquer. La location est une manière de jouir peu
usitée dans cette partie du monde ; il n'est donc pas fréquent qu'on
puisse saisir les revenus d'une habitation entre les mains du fermier.
Qu'importe, m'objectera-t-on, n'est-il pas loisible de même de faire
tomber la saisie sur le mobilier du bien exploité par le propriétaire ou
son fondé de procuration? Les informations que j'ai prises me prou-
vent que ce moyen simple en apparence devient illusoire dans la colo-
nie : tout est soustrait ou classé parmi les immeubles, le créancier
poursuivant en est pour ses frais. Il ne peut non plus contraindre dans
l'île la personne de son débiteur pour aucune dette civile do quelque
nature qu'elle soit. Les lettres de change, les billets à ordre ne lui
donnent pas même ce privilège. Une seule exception a été faite pour
le prix des denrées vendues parles armateurs. » (« Réflexions sur la mul-
titude des demandes qui m'ont été faites par les créanciers à l'effet
d'être payés par leurs débiteurs, propriétaires d'habitations à Saint-
Domingue », par M. de la Luzerne, 1785, aux A. M. C, Corr. gén., 2» série,
carton XXXV).
1. « Laurens-Cornille Baldran, sieur de Graff, escuyer, lieutenant de
roy en l'isle de Saint-Domingue, capitaine de frégate légère, chevalier
de Saint-Louis » (ainsi est-il qualifié dans les pièces ofiicielles), est
resté illustre dans les annales de la flibuste. Originaire, dit-on, des
Pays-Bas, il avait épousé en premières noces, à Ténériffe, en 1674, une

ORIGINES DE LA COLONISATION ET PREMIERS COLONS
71
dans la rue le chevalier de Galliffet, le traite « de
chien, de rouge », et prenant un balai des mains d'une
servante, se précipite sur lui. L'autre tombe sur
son adversaire à coups de canne et la lutte reste indé-
cise l.
« il y a ici, constate un gouverneur, il y a ici beau-
coup de cervelles épuisées par la boisson et par la fumée
du tabac2, » et il semble voir là une excuse à d'aussi
étranges mœurs. C'en est bien une en effet, la boisson
certaine Françoise-Pétronille. Mais par sentences successives du juge
ecclésiastique de Ténériffe (23 mai 1689), du vicaire général de l'évêché
des Canaries (10 février 1690), du vicaire général de l'archevêché de
Seville (23 février 1691), il avait obtenu la nullité de cette première union
et s'était marié en secondes noces, le 28 mars 1693, avec Marie-Anne
Dieuleveult, originaire de Normandie et veuve d'un certain Pierre Lelong
qui aurait été l'un des premiers habitants de la Tortue et de la côte de
Saint-Domingue (Charlevoix. Op. cit., t. IV. p. 56; Moreau de Saint-Méry,
Notes historiques sur Saint-Domingue, aux A.M. C, F3 132, p. 227).
D'Anne Dieuleveult, Graff eut trois enfants : un fils mort en bas âge et
deux filles : l'une Marie-Catherine, âgée de onze à douze ans en 1705, et
une autre qui avait quatorze ans en 1710. Il mourut le 24 mai 1704 (Arrêt
du Conseil d'Etat, qui rend à la dame de Graff et à ses lilies les biens du
feu sieur de Graff, 9 décembre 1705. Cet arrêt, qui se trouve aux Archives
nationales, série E, vol. 1933, a été publié avec quelques erreurs et sous
ladate du 2 décembre, par Moreau de Saint-Méry, Lois
t. II, p. 42-45).
La fille aînée de Graff épousa un M. do Songé ; en 1709, je trouve ce
gentilhomme tirant sur sa belle-mère, Mme de Graff, pour 38.000 livres
de lettres de change (A. M. C, Corr. gén., Saint-Domingue, vol. VIII).
Après 1710, Mme de Songé expose au ministre que sa mère étant morte
en cette année avait confié sa seconde fille à Mme de Gharritte, femme
du commandant du quartier du Cap. Mais la jeune fille « n'a point voulu
aller avec sa protectrice, et a pris une maison dans le bourg du Cap
ou elle l'ait une dépense considérable avec gens de mauvais commerce. »
Mme de Songé termine en demandant une lettre de cachet pour faire
Passer sa sœur en France (A. M. C, Corr. gén., Saint-Domingue, 2e série,
carton I).
1. Lettre de M. Choiseul-Beaupré, de Léogane. 29 août 1708 (Ibid.,
vol. VIII). L'épithète de « rouge, » injure très courante aux îles, doit
et re une allusion.... désobligeante à l'adresse des premiers habi-
tants.
-• Lettre de M. Choiseul-Beaupré à M. de Charritte, du 22 mai 1710
vol. IX).

72
SAINT-DOMINGUE
au moins. Le vin coûte cher : il vaut à certains mo-
ments jusqu'à 120 écus la barrique Aussi se rattrape-
t-on sur d'autres liquides, sur l'eau-de-vie surtout. Bien-
heureux temps que celui d'Ogeron ! L'on importait
encore la précieuse liqueur ! Dès lors pourtant, le pre-
mier gouverneur de l'île se félicitait de l'interdiction du
commerce étranger, « ne seroit-ce, dit-il, que pour
empescher l'introduction de l'eau-de-vie, à l'aide de
quoi les colons augmentent leurs désordres2 ». Cela
n'est rien cependant comparé à la consommation d'alcool
qui se fait lorsque, les sucreries étant organisées, la
colonie se suffit désormais à elle-même avec l'eau-
de-vie de canne. « Il est ordinaire, écrit un intendant,
de voir des gens boire cette eau-de-vie, qu'ils appel-
lent guildive, et qui est d'une force et d'une âcreté
peu communes, avec autant de facilité et aussi abon-
damment que l'on boit du vin dans le royaume3. » J'ai
dit plus haut que tous les habitants sucriers débitent
sans vergogne leurs tafias. Pourtant le nombre des
cabarets est déjà respectable. En 1709, les droits payés
par eux sont considérés comme un des bons revenus
de la colonie, 10.000 livres, alors que le budget en
recettes se monte à peine à 60.000 livres 4. Quarante
ans après, ces droits, mis en ferme, rapportent plus
1. Lettre de M. Maillart, intendant, du Petit-Goave, 10 août 1744 (Ibid.,
vol. LXV).
2. Lettre d'Ogeron, du 23 septembre 1669 (Ibid., vol. I).
3. Lettre de Duclos, intendant, du 30 juin 1721 (Ibid., vol. XX).
4. A cette date, les droits sur l'indigo sont de 38.136 livres, les droits
de la boucherie de 6.425, les droits des cabarets de 9.938, les produits des
ventes d'agrès et munitions de magasins de 4.038, en tout 58.537 livres
(Ibid., vol. VIII, in fine).

ORIGINES DE LA COLONISATION ET PREMIERS COLONS
73
de 70.000 livres 1. Et il ne s'agit là que des établis-
sements autorisés. Une foule d'autres leur font concur-
rence, en particulier « les académies où l'on joue des
jeux deffendus et où Ton vend du café et des liqueurs 2 ».
Rien qu'au Cap, il y a dix maisons de cette espèce en
1745, et le nombre s'en multiplie tellement que, dix ans
après, il y en a plus du double. Vainement l'autorité
s'émeut, fait fermer ces tripots. Contre la fureur du jeu
qui emporte les habitants, elle ne peut pas plus lutter
que contre leur intempérance. « Les trois-dés, le tape-
tingue, le passe-dix, les deux-dés. le quinquenove, le
mormonique, le hoca, la bassette, le pharaon, le lans-
quenet, la duppe, le biribi, la roulette, le pair ou non, le
quinze, les petits paquets 3, » sont les jeux qui passion-
nent ces aventuriers venus aux Iles dans l'espoir d'une
fortune facile, et que tente, dès leur arrivée, ce moyen
sinon toujours de s'enrichir, au moins quelquefois de
subsister.
De la démoralisation qui accompagne ces habitudes
d' ivrognerie et de désordres est-il besoin de parler ?
Cette démoralisation est à peu près générale. Sur la foi
de quelques naïfs auteurs, on pourrait s'imaginer nos
Lettre de M. de Laporte-Lalanne, du Port-au-Prince, 31 janvier 1751
(Ibid, vol. LXXXV1I).
2. Lettre de M. de Montholon, intendant, du Petit-Goave, 10 jan-
vier 1752 (Ibid., vol. XXV).
3. Lettre de M. de Vaudreuil. 1er mars 1755 (Ibid., vol. XCVI). —11 n'est
pas. du reste, jusqu'aux dettes de jeu qui ne se règlent en nature.
En 1706, le Conseil du Cap condamne le sieur Gachet, poursuivi pour
de te de jeu par je gieur Saleran) « à payer à ce dernier mille livres
sucre, et en l'amende de mille autres livres de sucre, applicable aux
réparations du palais du Cap, et, ce, attendu que la dette de 90 bar-
ques est causée par le jeu. » (Arrêt du Conseil du Cap, du 4 mai 1706,
ans Moreau de Saint-Méry, Lois
t. II, p. 71).

74
SAINT-DOMINGUE
colons comme des modèles d'austérité et de continence.
On nous dépeint d'ordinaire les boucaniers comme
se passant habituellement de femmes, et le P. Le Pers
les félicite bonnement « de ne point s'embarrasser ainsi
d'un meuble inutile, devant être encore plus des soldats
que des habitants 1 ». Ce paraît être de même, pour les
gouverneurs, un sujet toujours nouveau d'étonnement
que cette rareté de l'élément féminin dans l'île. Adres-
sant à la cour, en 1681, le dénombrement de la colonie,
Cussy constate que, contre un nombre de 2.970 Fran-
çais capables de porter les armes et de 1.000 à 1.200 fli-
bustiers, il n'y a que 435 femmes 2. — « Nous avons
trouvé dans ce quartier du Cap, écrivent, d'autre part,
en 1684, MM. de Saint-Laurent et Bégon, que les habitans
n'ont presque point de femmes3. » Plus de cinquante ans
après, en 1742, Larnage note encore qu'au fond de l'Ile-
à-Vache, « sur 120 habitans qu'il a vus placés là, on ne
compte que 4 femmes et 3 filles à marier 4. » Mais sans
parler des mœurs spéciales que peut nous laisser soup-
çonner cette disette, ne nous faisons pas illusion sur
elle. C'est une disette de femmes blanches dont il s'agit,
et l'île semble assez bien pourvue d'espèces d'autres cou-
leurs : d'Indiennes d'abord, « que l'on prend dans les
courses et qui deviennent les plus grandes louves du
monde, infectant tous les jeunes gens, flibustiers ou
autres, en sorte qu'ils sont tous perdus quand ils demeu-
1. Le Pers. Op. cit., fol. 253.
2. Lettre de M. de Gussy, du 29 mai 1681 (Ibid., vol. I).
3. Mémoire de MM. de Saint-Laurent et Bégon, du 26 août 1684
(Ibid.).
4. Lettre de M. de Larnage, du fonds de l'Ile-à-Vache, 2 juillet 1"**
(Ibid., vol. LVI1I).

ORIGINES DE LA COLONISATION ET PREMIERS COLONS
75
rent un mois avec elles 1. » Nos colons sont même gens
à se contenter de moins. « Nous ne voyons dans ce
pays-ci, écrit M. d'Arquyan en 1713, que négresses et
mulles à qui leurs maistres ont troqué la liberté en
échange de leur pucelage 2 ; » et l'intendant Montholon
déclare, en 1724, que, si l'on n'y prend garde, les Fran-
çais deviendront rapidement comme les Espagnols leurs
voisins, dont les trois quarts sont de sang mêlé 3. De
fait, en 1734, M. de la Rochalar observe qu'au quartier
de Jacmel, à la revue qu'il a passée, il a remarqué que
« presque tous les habitants sont mulâtres ou en des-
cendent 4 ». Gela nous prouve que les pénalités édictées,
dès les premières années de la colonie, contre « les
maistres faisant des enfans à leurs négresses3 », ne
turent point très rigoureusement appliquées. Le pou-
voir d'ailleurs ne se montre pas toujours impitoyable, à
en juger au moins par ce gouverneur qui plaisante
agréablement sur les mœurs d'un certain Depas, de
1. Mémoire de M. de Gussy, du 18 octobre 1685 (Ibid., vol. I).
2. Lettre de M. d'Arquyan, du Gap. 20 février 1713 (Ibid., vol. X). A en
croire, d'ailleurs, la chronique scandaleuse, M. d'Arquyan n'aurait pas
eté plus que les autres à l'abri de toute faiblesse de ce côté ([P.-J.-B. Nou-
garet], Voyages intéressons dans différentes colonies, p. 206). En 1687,
de Gussy proposait d'envoyer vendre au dehors les mulâtresses
espagnoles, qui causaient le plus de démoralisation dans la colonie
(A. M. C.,
Corr. gén., Saint-Domingue, C9, vol. 1). Et en 1713, MM. de
Blénac et Mithon écrivent : « Le nombre des garçons est plus considè-
rable que celui des filles, ce qui jette les garçons dans le désordre par
des concubinages presque publies avec des négresses et des mulâ-
teresses. » (Lettre du 10 août 1713 Ibid
vol
X)
vol"xxnî de M. de Montholon, de Léogane, 4 octobre 1724 (Ibid.,
vol Lettre de M.
de la Rochalar, gouverneur, du 5 juillet 1734 (Ibid.,
5. Cette décision fut prise Par MM. de Saint-Laurent et Bégon en
(Ibid., vol. I).

76
SAINT-DOMINGUE
Saint-Louis. « qui s'est amusé à faire quelques mâleset
femelles à une négresse pour laquelle il a des bontés 1».
L'exemple vient même quelquefois de haut, et à un
moment M. de Galliffet, lieutenant de roi au Cap, est
menacé d'être inquiété pour s'être violemment emparé
d'une négresse, « la plus belle de quatre ou cinq qui le
gardent autour de son lit 2 ». L'amour noir, au surplus,
n'inspire pas que des passions illégitimes. La cupidité
aidant, j'en ai donné plus haut des exemples, il trouve
parfois sa consécration dans le mariage. « Dans quatre
mois, écrit M. de Gussy, en 1688, il s'est fait vingt ma-
riages d'habitans avec des mulâtresses ou des négresses3.»
« Le désir des biens que l'espèce noire acquiert plus
aisément par économie, constate longtemps après un
autre gouverneur, déterminera en effet insensiblement
tous les blancs qui, sans fortune, passent en ce séjour
à en avoir par ces mariages avec des négresses, ma-
riages que les religieux desservant les cures ne font pas
difficulté, par principe de religion et souvent par interest,
de célébrer. Je me figure que devant Dieu ceste espèce
est reçue égale à la nostre et on ne peut par des ordres
supérieurs empescher ces unions. Mais je pense que si
le Roy déclaroit tous ceux qui feroient ces sortes de
mariages et les suittés qui en viendroient inhabiles à
posséder aucune charge, et qu'il fust en même temps
ordonné de faire servir dans la milice parmi les noirs
ceux des blancs qui seroient unis à des négresses ou
1. Lettre de M. de Larnage, de Léogane, du 17 juillet 1743 (Ibid.,
vol. LXI).
2. Lettre do M. Auger, gouverneur, 22 mars 1704 {Ibid., vol. VII)-
3. Lettre de M. de Gussy, du 3 mai 1688 (Ibid., vol. I).

ORIGINES DE LA COLONISATION ET PREMIERS COLONS
77
mulâtresses, ce serait un frein qui empescheroit ces
sortes d'alliances 1. »
En général, toutefois, les choses ne vont pas si loin,
je veux dire jusqu'au sacrement, car « la commodité
du libertinage éloigne nombre d'habitans du mariage 2 »,
même avec des femmes blanches. Il faut dire à leur
décharge que celles qu'on en voie pour peupler la colonie
ne semblent pas faites pour les tenter beaucoup ni sur-
tout pour devenir des mères de famillebien exemplaires.
Les gouverneurs le constatent trop souvent. « S'il vous
plaît, écrit M. de Galliffet au ministre, s'il vous plaît,
d'envoyer ici cent tilles, elles s'y plairont fort, pourvu
qu'on n'envoie pas les plus laides de l'Hôpital, comme
ou a accoutumé 3. » « 11 seroit à propos, observe plus
gravement M. de Pouancey, gouverneur de l'île de la
tortue et de la côte de Saint-Domingue, en 1681, il
Seroit à propos qu'il vinst icy des femmes, afin d'y atta-
cher des habitans et d'y attacher des ménages; mais il
1. Lettre de M. de la Rochalar, gouverneur, du 5 juillet 1734 (Ibid.,
vol. XXXIII). A rencontre d'une opinion assez courante, les mariages
blancs et noires libres ne furent jamais défendus à Saint-Do-
mingue. On vient de lire et on a vu plus haut (p. 05) des textes qui
e prouvent. En voici un autre. En 1718, le sieur Cahouet ayant épousé
une quarteronne et ce mariage ayant été attaqué, MM. de Châteaumo-
rand
et Million déclarent expressément que « la loi ne défend pas le
mariage des blancs avec les négresses, pourvu qu'elles soient libres »,
qu' il faut chercher ailleurs une raison d'invalidité au mariage de
Cahouet (Lettre du 11 avril 1718. aux A. M. G., Corr. gén., Saint-Do-
mingue, G9, vol. XV). L'édit de mars 1724 (art. G) défendit, il est
vrai, «aux blancs de l'un et l'autre sexe de contracter mariage avec
des noirs à peine de punition et d'amende arbitraire » : mais cet édit ne
fut jamais appliqué qu'à la Louisiane pour laquelle il fut promulgué.
(M oreau de Saint-Méry, Lois..., t. III, p. 88-95).
Vo1.
de MM. de Larnage et Maillart, du 15 mai 1742 (Ibid.,
.Lettre de M. de Galliffet, du 27 décembre 1699 (Ibid., vol.IV).

78
SAINT-DOMINGUE
vaut mieux n'en point envoyer que d'en faire passer de
débordées, comme l'on fait. Elles ruinent la santé des
hommes et leur causent tant de chagrin que souvent ils
en meurent, outre qu'ellesfont cent autres désordres 1. »
Recevant, en août 1689, 63 filles, M. de Gussy essaie
bien de faire croire aux habitants « qu'elles ont été par-
faitement élevées, encore que quelques-unes, ajoute-t-il,
ne paraissent se ressentir nullement de cette éducation "».
« Il nous faudroit au moins 150 filles, mandent de même
un peu plus tard MM. de Blénac et Mithon, mais nous
vous supplions de n'en faire prendre aucune comme
d'ordinaire des mauvais lieux de Paris ; elles apportent
un corps aussi corrompu que leurs mœurs, elles ne ser-
vent qu'à infecter la colonie et ne sont nullement propres
à la génération. On en a fait l'expérience à la Marti-
nique et ici 3. » Et en 1743 encore, Larnage, se plai-
gnant qu'on lui expédie des filles « dont l'aptitude à la
génération est pour la pluspart détruite par un trop
grand usage », constate les effets déplorables de cette
pratique. «Les vrais colons, dit-il, ne se font que dans
le lit. » Or, beaucoup des nouvelles arrivées se livrent
à la débauche et ne peuplent point, encombrant ainsi
la colonie sans profit 4. Il y a bien, il est vrai, un autre
groupe dont on pourrait espérer mieux. Ce sont les
filles créoles. Mais elles non plus ne semblent pas très
portées vers le mariage. « Tout d'abord, écrit M. de
1. Lettre de M. de Pouancey, du 30 janvier 1681 (Ibid., vol. I).
2. Lettre de M. de Gussy, du 13 août 1689 (Ibid., vol. II).
3. Lettre de MM. de Blénac et Mithon, de Léogane, 10 août 1713 (Ibid.,
vol. X).
4. Lettre de M. de Larnage, du 22 avril 1743 (Ibid., vol. LXI).

ORIGINES DE LA COLONISATION ET PREMIERS COLONS
79
Charritte, gouverneur du Cap en 1711, ces filles sont
pleines d'un si grand mépris pour les garçons qui ont
même origine qu'elles, qu'elles préfèrent un homme
d'Europe qui n'aura rien à un du pays qui feroit leur
fortune, et celui-cy en fait de mesme à l'esgard des filles,
J'ajouteray qu'elles ont tant d'ambition et de vanité
qu'elles ne veulent des maris s'ils ne leur donnent la qua-
lité de Madame. Voilà, à ce que je croy, assez d'obsta-
cles pour faire connoître qu'il ne tient à moy s'il y a
tant de garçons et de filles créoles à marier dans ce
quartier ; et je pourray en ajouter encore d'autres du
côté de celles-cy, si je n'appréhendois de dire que la
pluspart sont persuadées que la chasteté n'est point une
vertu; et s'il y en a quelqu'unes que nos missionnaires
ayent mises dans une autre croyance, elles s'y relâchent
facilement à l'exemple de leurs mères, qui ont plus tra-
vaillé à l'augmentation de la colonie qu'à son édifica-
tion 1. » En somme, conclut M. de Charritte, ce qui
vaudrait le mieux peut-être serait de créer des institu-
tions de jeunes filles où celles-ci seraient « sévèrement
élevées et contenues » par des religieuses et où s'adres-
saraient tous ceux qui voudraient épouser d'honnêtes
femmes. Projet auquel, quelques années plus tard,
revient M. de Sorel. Toutefois, ajoute-t-il, il faudrait
que pareilles institutions fussent bien closes et entou-
rées de murailles, car grande est ici la malice des gens 2.
Et pour achever de peindre le monde féminin de Saint-
1. Lettre de M. de Charritte, lieutenant de roi au Cap, du 23 juin 1711
2. Lettre de MM. de Sorel et Duclos, de Léogane, 26 novembre 1721
vol. XIX).

80
SAINT-DOMINGUE
Domingue, je dirais bien qu'en 1737 l'intendant La
Chapelle écrivait à la Cour que sa femme repassait en
France, « parce que, dit-il, il n'y a pas au Petit-Goave
une seule compagnie en femmes qu'elle puisse voir 1»,
si, hélas ! il n'apparaissait bien des documents que la
société des officiers, en particulier celle de M. de Rance,
déplaisait beaucoup moins à cette dame, et si le pauvre
intendant n'était par là même suspect d'un triste et
ordinaire aveuglement2.
Comment s'étonner, d'ailleurs, de l'état moral du
pays, lorsqu'on songe que cette population n'est rete-
nu»; par rien, ni par la loi religieuse, ni par la crainte
salutaire de la justice.
11 est incroyable d'abord « quelle indifférence ont les
peuples de ces contrées pour le spirituel3 ». Les rapports
des religieux sont là pour nous le prouver. Les habi-
tants répugnent ainsi tellement à s'approcher des sacre-
ments qu'il est souvent difficile de trouver pour parrains
des individus ayant gagné leurs pâques, beaucoup se
vantant, de n'en rien faire 4. Aussi nombre d'enfants se
passent-ils de baptême, ou bien « sont ondoyés par déri-
sion dans des repas de débauche5 ». Encore n'est-ce
1. Lettre de M. Daniel-Henry de Besset, seigneur de la Chapelle-
Milon, intendant, du Petit-Goave, 28 juillet 1737 (Ibid., vol. XLVI).
2. Lettre de M. de Larnage, du Petit-Goave, 22 décembre 1737
3. Lettre du même, de Léogane, 25 juin 1743 (Ibid., vol. LXl).
4. Lettre de Barthélémy Gaucher, curé de la Grande-Anse, à M. de la
Chapelle. 1er juin 1736 (À. M. C., Corr. gén., Saint-Domingue, 2e série
carton XI).
5. Lettre de MM. de la Rochalar et Duclos, du 14 avril 1728
Corr., gén., vol. XXVIII). — En 1743, M. de Larnage est obligé de rap
peler sur ce point les habitants à leur devoir (Ordonnance de M. de
nage sur les baptêmes, du 11 octobre 1743. dans Moreau de Saint-Méry,
Lois et constitutions...., t. III, p. 768).

ORIGINES DE LA COLONISATION ET PREMIERS COLONS
81
rien là comparé à d'autres traits d'impiété plus « atroces ».
Quel horrible forfait par exemple que celui commis, en
1708, par Jacques Gagnès, habitant du Petit-Goave, qui,
avant eu un enfant tué par la foudre, va de rage tirer
un coup de feu sur le crucifix dressé au centre du
bourg 1! Une preuve matérielle des dispositions reli-
gieuses des colons est, du reste, l'état de délabrement
de leurs églises, « qui ne sont pour la plupart que de
fourches en terre et couvertes de paille, et qu'on pren-
drait plus tost pour des granges que pour des églises 2 ».
De l'une d'elles, celle du Cap, en 1701, nous avons con-
servé, au surplus, une bien curieuse description du
P. Labat. « Cette église, écrit-il, étoit dans une rue à
côté gauche de la place, bâtie, comme les maisons ordi-
naires, de fourches en terre ; elle étoit couverte d'es-
sentes. Le derrière du sanctuaire et environ 10 pieds
de chaque côté étoient garnis de planches. Tout le reste
étoit ouvert et palissadé de palmistes refendus seule-
ment jusqu'à hauteur d'appui, afin qu'on pût entendre
la messe de dehors comme de dedans. L'autel étoit un
des plus simples, des plus mal ornés et des plus mal-
propres qu'on pût voir. Il y avoit un fauteuil, un prie-
Dieu et un carreau de velours rouge du côté de l'Evan-
gile. Cet appareil étoit pour le gouverneur. Le reste
l'église étoit rempli de bancs de différentes figures, et
l'espace qui étoit au milieu de l'église entre les bancs
étoit aussi propre que les rues qui ne sont ni pavées, ni
1. Moreau de Saint-Méry, Notes historiques sur Saint-Domingue (A.
C., F3 182, p. 203).
2. Lettre de MM. de Paty, gouverneur particulier de Léogane, et
vol IX intendant, 3 juillet 1711 (A. M. C., Corr. gén., Saint-Domingue,
6

82
SAINT-DOMINGUE
balayées, c'est-à-dire qu'il y avoit un demi-pied de pous-
sière quand le temps étoit sec et autant de boue quand
il pleuvoit... Les habitans étoient du reste dans l'église
comme à quelque assemblée, ou spectacle profane ; ils
s'entretenoient ensemble, rioient et badinoient, surtout
ceux qui étoient appuyés sur la balustrade qui régnoit
autour de l'église, parloient plus haut que moi et mê-
loient le nom de Dieu dans leurs discours d'une façon
que je ne pus souffrir 1. »
Les ministres du culte, il est vrai, ne sont pas toujours
d'un zèle aussi apostolique que le P. Labat. En 1681,
« la plupart des prêtres actuellement dans l'Ile sont aussi
débauchés que les autres, le plus grand nombre estant
des apostats sortis de leur couvent par libertinage2 ».
1. Labat, Nouveau voyage aux Iles, éd. de 1742, t. VII, p. 125, 130. —
« L'église de la Petite-Rivière, écrit encore le P. Labat, étoit de même
de fourches en terre couvertes de têtes de canne, palissadée jusqu'aux
deux tiers de sa longueur de palmistes refendus. Le reste étoit tout
ouvert et par conséquent sans portes, ni fenêtres. Une clôture de pal-
mistes faisoit une séparation qui appuyoit l'autel, derrière lequel étoit
une espèce de petite chambre sans portes, ni fenêtres qui tenoit lieu
de sacristie. Nous y entrâmes et ne trouvâmes autre chose qu'une
méchante table et un mauvais coffre de bord, c'est-à-dire un de
coffres que les matelots portent dans les vaisseaux, plus large au fond
qu'au-dessus et qui étoit couvert d'un morceau de toile goudronnée. La
clef de ce coffre étoit attachée avec une aiguillette d'écorce à un
poteau. Nous l'ouvrîmes et nous y trouvâmes les ornements de l'église
qui pouvoient disputer le pas à tous les plus sales, les plus déchirés,
les plus indignement traités qui fussent au monde. La parure de l'autel
consistoit en trois ou quatre couvertures, ci-devant de toile peinte,
moitié arrachées, moitié pendantes qui ne servoient à empêcher le vent
que lorsqu'il n'étoit guère fort. Une image de papier étoit attachée au
milieu à peu près de cette tenture et quatre chandeliers d'étain, petits,
sales, et dépareillés, étoient des deux côtés d'une petite armoire qui
occupoit le milieu de l'autel et qui servoit de tabernacle, au-dessus
duquel il y avoit un petit crucifix de laiton tout disloqué. » (Labat,
Op. cit., t. VII, p. 158-159).
2. « Mémoire des officiers du Conseil joints avec les principaux
habitants », 1681 (A. M. C, Corr. gén., Saint-Domingue, vol. I).

ORIGINES DE LA COLONISATION ET PREMIERS COLONS
83
Bientôt après arrivent heureusement des capucins,
des jacobins, des jésuites, qui ont meilleure tenue, en
général. Ce sont pourtant mœurs spéciales que celle
de ce religieux qui vole ses bestiaux à un confrère et le
roue de coups, chante une grand messe « en l'honneur
des forbans flibustiers1 », et manœuvres bien peu édi-
fiantes que celles de cet autre qui baptise jusqu'à sept
ou huit fois les mêmes nègres, « au moyen d'une
légère rétribution qu'il en retire et que ces esclaves
payent volontiers parce qu'ils font de ce sacrement un
amusement 2. »
Mais si l'attitude des représentants de l'Église.n'est
pas faite pour en imposer beaucoup aux colons, que
dire de celle des juges ? Le Conseil supérieur du
Petit-Goave, créé en 16853, et le Conseil supérieur du
Cap, constitué en 1701 4, sont les tribunaux d'appel
desquels relèvent les justices royales des principaux
quartiers 5. Il y a donc assez tôt à Saint-Domingue une
hiérarchie judiciaire tout à fait imposante en principe,
i. Lettre de M. de Galliffet, du 21 août 1701 (Ibid., vol. V).
2. Lettre de M. de Laporte-Lalanne, intendant, de Léogane, 19 avril
1751 [Ibid., vol. LXXXVII).
3. Ce conseil, créé en août 1685 au Petit-Goave (Moreau de Saint-
Méry, Lois et constitutions..., t. I, p. 428-430), fut transféré en août 1697
à Léogane (Ibid., p. 571), puis rétabli au Petit-Goave, de nouveau trans-
féré à Léogane en 1713 (Ibid., t. II, p. 401-402), réinstallé au Petit-Goave
en 1723 (Ibid., t. III, p. 45), fixé enfin à Léogane, le 12 janvier 1738
(Ibid., t. III, p. 491-492) ; il devint, en 1749, conseil du Port-au-Prince
(Moreau de Saint-Méry, Op. cit., t. III, p. 891).
4. Edit de création d'un Conseil supérieur au Cap, juin 1701 (Moreau
e Saint-Méry, Op. cit., t. I, p. 666-668).
5. L édit de 1685, portant établissement d'un Conseil souverain, avait
le d en même temps quatre sièges royaux : le premier au Petit-Goave,
deuxième à Léogane, le troisième au Port-de-Paix, le quatrième au
Cap (Moreau de Saint-Méry, Op. cit., t. I, p. 428-430). Le nombre de ces
siéges augmenta naturellement dans la suite.

84
SAINT-DOMINGUE
mais combien pou, hélas ! en réalité. C'est que conseil-
lers et juges pris clans la population, ne s'en distin-
guent à peu près en rien. « On est obligé, écrit Galliffet,
en 1699, d'établir des gens sans aucune éducation, ou
d'assez mauvais sujets dans les judicatures 1. » On
appréciera sans peine le bien fondé du premier de ces
griefs en apprenant que, trois sièges s'étant trouvés
vacants au Conseil du Petit-Goave, dont celui du sieur
Boisseau, président, c'est un gros embarras pour
Du Casse que d'y pourvoir. « A peine, dit-il, trouvons-
nous des gens qui sachent lire et écrire et, à dire vrai,
ledit Boisseau ne savoit ni l'un ni l'autre2. » Mieux
vaut encore cette ignorance que l'immoralité du sieur
La Joupière, aussi conseiller au Petit-Goave, convaincu
de viol dans des circonstances particulièrement répu-
gnantes 3, que l'inconduite du sieur Perret, autre con-
seiller, qui se soûle dans les tripots du Cap avec les
flibustiers 4, ou que le déshonneur avéré du sieur Héron,
juge de la juridiction du Cap, publiquement convaincu
de faux serment5. « La plupart des officiers de justice
des Conseils et des juridictions, écrit du reste d'une
façon générale M. de Châteaumorand, sont d'une igno-
1. Lettre de M. de Galliffet, du 27 décembre 1699 (A. M. G., Corr.
gén., Saint-Domingue, C9, vol. IV).
2. Lettres de Du Casse, du 12 juillet 1692 et du 23 février 1693 (Ibid.,
vol. II).
3. Rapport de M. de Cussy, du 19 novembre 1689 (Ibid., vol. II);
lettre du même du 29 août 1690 (Moreau de Saint-Méry, Historique de
Saint-Domingue,
A. M. C., F3 165).
4. Lettre de MM. de Paty et Mithon, du 3 juillet 1711 (A. M. G., Coït
gén., Saint-Domingue, C9, vol. IX).
5. Séance du conseil du 8 avril 1719 (A. M. C, Corr. gén., Saint-
Domingue, 2e série, carton V).

ORIGINES DE LA COLONISATION ET PREMIERS COLONS
85
rance crasse. Ces corps sont, de plus, mal composés,
les membres en estant pris de la lie du peuple, quel-
ques-uns d'entre les flibustiers, d'autres d'entre les
gens de métier sans étude et sans éducation, qui n'ont
aucun principe d'honneur et d'équité. Ils s'autorisent
de leur dignité pour ne pas payer leurs dettes. L'un,
juge du Roy au Cap, n'a pas hésité à affirmer une fausse
propriété sous la foi du serment, et s'attribue des biens
dans des adjudications ou baux à ferme judiciaires; un
autre, procureur au Cap, s'est fait adjuger sous le nom
d'un valet une ferme de mineur. Il va du reste en un
carrosse qui lui coûte 4.000 livres 1. » « Nous n'eus-
sions pas manqué à notre départ de Léogane, écrit,
en 1701, le P. Labat, de rendre nos devoirs au commis
greffier du Conseil souverain, mais il ne logeoit point chez
lui depuis quelque temps. Faute de prison, il étoit aux fers
dans le corps de garde, accusé d'avoir voulu forcer une
jeune mariée; il s'étoit sauvé de Nantes, où il étoit pro-
cureur, pour le même crime 2. » Et à peu près vers la même
époque, il faut lire le tableau suggestit que nous trace
d' une chambre de justice M. d'Arquyan : « C'est une vision
burlesque qu'une pareille chambre, écrit-il; l'un rend
une sentence la pipe à la bouche ; le procureur du Roy,
re vêtu toujours d'une veste et d'une culotte de toile,
équipage indécent, accompagné d'un gros
baston,
monstre un sang-froid admirable à souffrir que les par-
ties l'appellent fripon, voleur, scélérat3. »
1. Lettre du marquis de Châteaumorand, du 19 mars 1717 (Ibid.,
Labat, Nouveau Voyage aux Iles, t. VII, p. 173.
3. Lettre du comte d'Arquyan, du 1" août 1711 (Ibid., vol. IX).

86
SAINT-DOMINGUE
On s'imagine volontiers, après cela, que ces juges
sont mal placés pour se montrer impitoyables à
l'égard de leurs justiciables. Aussi bien font-ils preuve
de la plus extraordinaire mansuétude. Le Conseil sou-
verain du Petit-Goave abandonne ainsi [lés poursuites
engagées contre une femme qui avait empoisonné, puis
étranglé son mari; absout un homme coupable de viol
sur une fille de neuf ans l. A Léogane, un individu,
ayant blessé mortellement un nègre d'un coup de pis-
tolet, est condamné, « après huit mois de longueur
affectée par le juge et le procureur du Roy », à 100 livres
d'amende, et un autre, « avant percé tout le corps
d'une jeune esclave de onze ans à coups d'éperon », s'en
tire avec 600 livres d'amende 2.
Il serait injuste de nier qu'avec le temps la situation
ne soit pas allée s'améliorant. Pourtant nous trouvons
par la suite d'assez amusants exemples du recrutement
et de l'esprit de la magistrature de la colonie. En 1746,
le procureur du Roi au Petit-Goave est un ancien geô-
lier de prison, et les membres du Conseil supérieur
s'en étant pudiquement plaints à M. de Larnage, celui-
ci leur conseille de ne pas toucher cette corde, de peur
de trouver quelque doyen de leur corps dans le même
cas ou dans un pire 3. Un autre, nommé la même année
conseiller assesseur au Conseil du Cap, est un contu-
mace, retour de la Louisiane *. Un troisième, greffier
de la juridiction du Fort-Dauphin, vers 1750, est un
1. Lettre de M. de Galliffet, du 27 décembre 1699 (Ibid., vol. IV).
2. Lettre du même, du Petit-Goave, 24 janvier 1703 (Ibid., vol. VI).
3. Lettre de M. de Larnage, du 1« mars 1746 (Ibid., vol. LXIX).
4. Lettre du même, du 7 mars 1746 (Ibid.).

ORIGINES DE LA COLONISATION ET PREMIERS COLONS
87
ancien tenancier de maison de jeu, qui, revenant à ses
premières amours, « donne à manger, à boire et à jouer
au pharaon sur le tapis de l'audience même 1 ». Le
lieutenant de l'amirauté du Cap touche 80.000 livres par
an. « De quelle manière exerce-t-il cette place, écrit un
colon? D'aucune et pour mieux dire d'une manière
scandaleuse aux yeux des gens de bien. La maison de
ce juge est un réceptacle de joueurs de toutes condi-
tions, la maison des mulâtresses et négresses de mau-
vaise vie, avec lesquelles il s'affiche et s'est affiché au
temps de M. de Bellecombe, au point de se battre avec
une au milieu de la rue. Ces créatures et son ami Mai-
rand, commis-greffier, jugent les procès 2. » Pour ache-
ver, le sieur Michel-Paulin Lacombe, sénéchal de Jac-
mel, et ses greffiers, véritables concussionnaires, ne
craignent point enfin de se faire allouer 19.455 livres de
frais de voyage, d'apposition de scellés et d'inventaire
à l'occasion de l'ouverture aux Ances-à-Pitre d'une
modeste succession n'excédant pas 30.000 livres 3. Et
1. A. M. G., Corr. gén., Saint-Domingue, vol. LXXXV.
2. Lettre de M. Darius, habitant, du Cap, le 21 septembre 1788, à
M. Barbé de Marbois, intendant (Bibliothèque nationale, Nouvelles acqui-
sitions françaises, 20.277 ; les lettres sont classées par ordre alphabé-

tique).
« 3. On croirait que j'exagère, si je ne citais des textes. Les voici. Un
ce Extrait des minutes du Conseil supérieur du Port-au-Prince, du 6 dé-
cembre

1784, » constate que le sieur de Saint-Lary, habitant aux Ances-
a- it re, étant mort, le curateur a requis le transport du sénéchal de
mel sur les lieux pour apposer les scellés et procéder à l'inventaire,
et que ce sénéchal a compté, pour lui et « autres gens de justice »,
10.371 1.

• Pour apposition des scellés, et 8.458 1. pour confection d'inven-
faires, ce qui avec les accessoires, a fait monter les frais à 19.455 I.
Dans le même acte, sont reproduits les « extraits des procès-verbaux
d'apposition des scellés et d'inventaire » rédigés par Lacombe, et où
sont tarifés ses seuls honoraires. Je donne ces extraits textuellement :
Au juge
pour deux jours et deux nuits employés au transport aux

88
SAINT-DOMINGUE
le pouvoir reste justement si peu sûr de l'indépendance
et de l'intégrité d'une telle magistrature que ce Saint-
Martin l'Arada, dont je parlais plus haut, ayant, en
1741, commis d'atroces sévices sur ses nègres1, gouver-
neur et intendant n'osent insister pour le faire citer en
justice. « Comme, disent-ils, nous aurions trouvé dans
ses juges une opposition constante à lui infliger d'autres
peines qu'une amende, nous avons préféré fixer nous-
mêmes le taux de cotte amende et la proportionner aux
besoins d'argent de la colonie. » Ils font donc payer
150.000 livres à ce Saint-Martin, sans même, du reste,
oser lui infliger la honte de rendre publique sa puni-
tion. On convient que l'amende sera censée être un don
spontané. En fait, dans un acte en bonne et due forme,
le sieur Saint-Martin, « considérant la fortune immense
Ances-à-Pitre, par mer et par terre, retour au Boucan-Brique {habita-
tion de Lacombe) pendant une nuit entière et une partie de la journée
et neuf heures de vacation
2.730 1.
« Au juge, pour transport de Boucan-Brique au quartier des Ances-à-
Pitre (voyage imaginaire, soit dit en passant, puisqu'il est constaté que
le juge a, durant un seul et même séjour aux Ances, procédé à l'appo-
sition des scellés et à l'inventaire). pendant une grande partie du jour
et une nuit entière, retour dudit lieu pendant deux jours et deux nuits,
à cause du mauvais temps, et vacations
3.625 l. »
Or, sait-on à combien le Conseil du Port-au-Prince réduit la note? A
322 1. pour l'apposition des scellés et 403 1. pour l'inventaire. Le séné-
chal de Jacmel est d'ailleurs, de ce l'ait, simplement interdit pour trois
mois et condamné à rembourser un trop perçu de 5.630 livres (Extrait
des minutes du Conseil supérieur du Port-au-Prince, du 6 décembre 1784,
et lettre de M. de Bellecombe, gouverneur, du 25 décembre 1784. Ibid.,
vol. CLVI).
1. « Il a exercé contre cinq de ses nègres, écrivent MM. de Larnage
et Maillai t, un genre de supplice dont il n'est point malheureusement
l'inventeur et qui étoit déjà connu et pratiqué dans le quartier; ce sup-
plice étoit une mutilation complète. On ne pourrait réellement punir
plus sévèrement des noirs. Et les chirurgiens lui ont donné des certifi-
cats disant que cette mutilation n'étoit qu'une opération nécessaire. »
(Lettre de MM. de Larnage et Maillart, de Léogane, 28 mars 1741.
vol. LIV).

ORIGINES DE LA COLONISATION ET PREMIERS COLONS
89
qu'il a amassée en son quartier de l'Artibonite et ne
croyant pouvoir en faire un meilleur usage et plus con-
venable que d'en employer une partie à la deffense de
ce quartier », déclare que « de son bon gré, propre
mouvement, pure et franche volonté, il fait don et
donation à la caisse de la colonie de la somme de
130.000 livres, laquelle a été comptée réellement1 ». 11
n'est pas exagéré de dire qu'un pareil acte est bien le
plus significatif indice qu'on puisse imaginer de l'état
moral de toute une société.
Mais il est à Saint-Domingue un monde aussi fantai-
siste au moins que le monde judiciaire : c'est celui des
comptables. Là nous touchons aux dernières limites de
l'imprévu. « On ne peut donner une idée, écrit en 1733
M. de Fayet, de la mauvaise foi, — et je n'en excepte
presque personne, — de tous ceux qui ont manié jus-
qu'à ce jour les deniers du Roy 2. » Le sieur Lescar-
mottier doit ainsi à la caisse de la colonie environ
300.000 li vres, le sieur Gabet à peu près autant, et le
sieur de Cuvray, receveur général des droits d'octroi,
exactement 321.400 livres. M. de Saint-Aubin était aussi
un gros débiteur du roi3 ; il vient malheureusement de
mourir, et il ne faut pas compter sur ses héritiers pour
désintéresser l'État, car « sa veuve a renoncé à la succes-
sion, suivant l'usage ordinaire de la colonie en pareil
cas». En général, du reste, « les receveurs se contentent
Il n' est pas jusqu'à cette dernière affirmation qui ne soit fausse,
car on accorde à notre homme trois ternies pour se libérer (Ibid., vol.LIV).

2. Lettre de M de Fayet, du Petit-Goave, 17 avril 1733 (lbid , vol.XXXVII).
3. Voir plus haut. p. 61, n. 1.

90
SAINT-DOMINGUE
de dire qu'ils doivent, qu'on leur doit, et sans épurer leurs
comptes, ils vivent tranquilles chez eux 1 ». Certains
font même preuve d'un cynisme plus révoltant. M. du
Coudray, receveur de l'octroi du Petit-Goave, ayant été
convaincu d'un détournement de 320.000 livres au moins,
« nous lui demandâmes, M. le gouverneur et moi, écrit
l'intendant Duclos, ce qu'il avoit fait de sommes si con-
sidérables ; il nous répondit qu'il ne croyoit pas devoir
plus de 280.000 livres, qu'il avoit employées à l'achat de
son habitation, de laquelle somme il pouvoit peut-être se
trouver redevable, mais que le surplus devoit être dû
par ses commis 2 ». Le peut-être est admirable ! Celui
qui, toutefois, fait preuve du plus beau sang-froid est un
certain Fleury, ordonnateur au Cap. Estimant ses
appointements insuffisants, il décide de s'accorder, sans
en rendre compte à personne, un supplément de traite-
ment. 11 expédie et signe donc une ordonnance sur la-
quelle il est porté pour 27.000 livres, somme dont ensuite
il se donne imperturbablement quittance à lui-même 3.
Que faire devant pareille inconscience? En 1746, le
sieur Dubourg, receveur, convaincu de vol, est bien
condamné à être pendu, « premier exemple, écrit M. de
Larnage, que le Conseil ayt donné de sévérité contre
les vols et divertissemens de deniers publics 4 ». Mais
de telles punitions sont rares et les Conseils manifes-
4. Lettre de M. de Fayet, du Petit-Goave, 17 avril 1733 (Ibid., vol.
XXXVII).
2. « Procès-verbal dressé par M. Duclos, le 10 avril 1734 » (lbid.,
vol. XL).
3. Lettre de M. Jacques-Alexandre de Bongars, président au parle-
ment de Metz, intendant, août 1766 (Ibid., vol. CXXIX).
4. Lettre do M. de Larnage, du 8 mars 1746 (Ibid., vol. LXIX).

ORIGINES DE LA COLONISATION ET PREMIERS COLONS
91
tent, en général, la plus grande répugnance à sévir 1.
Aussi préfere-t-on encore exiger simplement des cou-
pables restitution partielle ou totale de leurs rapines.
Le sieur Desportes, receveur de l'octroi du Cap, qui a
détourné près de 200.000 livres, est ainsi condamné à
amortir chaque année, au moyen des revenus de son
habitation, la dette qu'il a contractée vis-à-vis du Tré-
1. Une lettre de l'intendant Barbé de Marbois nous explique sans
détours pourquoi. Le receveur général des droits municipaux du ressort
du Port-au-Prince ayant, en 1785, rendu ses comptes de 1782, avec
trois ans de retard, « cela m'a donné, écrit Barbé-Marbois, quelques
inquiétudes. J'ai donc, continue-t-il, proposé au doyen du Conseil, qui
est l'inspecteur de cette caisse, d'en faire l'inspection. Ce magistrat...
m'a observé que cette inspection, quoique de droit, n'avoit jamais eu
lieu, qu'elle auroit quelque chose d'odieux s'il s'y portoit de son propre
mouvement; il a lui-même demandé qu'il lui fût enjoint par un arrêté
de la Cour d'y procéder. L'affaire mise en délibération, j'ai été surpris
de ne trouver que le commandant général et un seul conseiller de
mon avis sur une question aussi simple. Tous étoient d'avis que l'ins-
pection étoit de droit et seroit très utile, mais l'on proposa d'en fixer le
jour, ce qui équivaudrait, selon moi, à un avertissement au receveur
de se tenir en règle pour ce jour-là. La plupart des autres conseillers
observèrent que l'injonction d'inspecter étoit superflue, puisque l'ins-
pecteur en avoit le droit. Quelques-uns prétendoient que ce seroit lui
faire une injure et que ce seroit môme offenser le comptable par un
soupçon peut-être injuste. C'est ainsi que, par des motifs qui ne sont
même pas spécieux, le Conseil se refuse à enjoindre au doyen de faire
son inspection, taudis que celui-ci refuse de la faire si on ne le lui
enjoint. De la sorte, l'inspection n'aura pas lieu... Et la chaleur avec
laquelle cette affaire a été débattue par quelques membres du Conseil
m' a, je l'avouerai, donné quelques soupçons qu'ils sont débiteurs de la
caisse municipale et qu'ils craignent qu'à l'inspection on n'y trouve
leurs bons pour partie d'environ 400.000 livres que le receveur doit
avoir, d'après les aperçus que je me suis procurés... » (Lettre de
M. Barbé de Marbois, intendant, du Port-au-Prince, le 27 novembre
1785. Ibid., vol. CLVI.)
On lit de même dans l'Etal des finances de Saint-Domingue, publié en
790 : « Un comptable, qui, portant une main coupable dans sa caisse,
a osé y puiser à son profit, se considère bientôt comme le possesseur
légitime de son larcin ; il oublie qu'il n'a rien à prétendre sur les fonds
qu'il a ainsi détournés, il se défend, il combat pour les garder comme
sil' administration n'avoit pas le droit le plus absolu de les retirer de
ses mains. Il a profité de ses détournements pour acheter des maisons,
les esclaves, des habitations ; il s'est tellement identifié avec ce qu'il a

92
SAINT-DOMINGUE
sor l. Tolérance qui achève de donner une idée des
mœurs publiques de la colonie, de ces mœurs publiques
qui, répondant aux mœurs privées que j'ai dites, fai-
saient demander au chevalier de Madaillan, sous-ingé-
nieur au Cap, à repasser sans délai en France, « dans
l'impossibilité où il est, exposait sa requête, de faire
son devoir de chrétien à Saint-Domingue, et dans la
crainte où il se trouve de succomber aux mauvais
exemples qu'il voit régner dans la colonie 2 ».
dérobé, que ses concitoyens eux-mêmes, oubliant l'origine de cette
fortune usurpée, lui accordent sur sa parole la considération qui accom-
pagne d'ordinaire une fortune légitimement acquise. Si l'administrateur
le presse, il se prévaut d'un premier délai pour en solliciter un nou-
veau ; il convient, s'il le faut, qu'il a diverti les fonds publics, mais il
allègue qu'il est à la veille de faire un grand revenu, qu'il est ruiné si
on use de rigueur avec lui, que le Roy perdra tout par trop de rigueur... »
(État des finances de Saint-Domingue, contenant le résumé des recettes
et dépenses de toutes les caisses publiques depuis le 10 novembre 1785
jusqu'au -1er janvier 1788, M. Barbé de Marbois, intendant, par M. le
chevalier de Proisy. Paris, 1790, in-4°, p. 14-15).
1. Lettre de M. de Laporte-Lalanne, intendant, de Léogane, 10 jan-
vier 1751 (Ibid., vol. LXXXVII).
2. Lettre de M. de Conflans, gouverneur, de Léogane, 21 mars 1749
(Ibid., vol. LXXXI).

CHAPITRE II
LA NOBLESSE FRANÇAISE A SAINT-DOMINGUE
I
C'est vers 1750 que M. de Madaillan écrivait la lettre
édifiante et découragée dont je viens de citer un pas-
sage. Et certes, après avoir regardé vivre, comme nous
l'avons fait, d'après les documents, le monde hétéro-
gène que j'ai décrit, après avoir considéré le disparate
assemblage qu'il offre, tenter d'atténuer le témoignage
du bon chevalier semblerait presque un paradoxe. Dirai-
je pourtant qu'à cette date de 1750, les constatations
attristées de cet homme vertueux me paraissent déjà d'un
pessimisme un peu trop amer? Non que je veuille assu-
rément m'inscrire en faux contre la mauvaise réputa-
tion que garda toujours le peuple de Saint-Domingue,
ni prétendre que cette colonie devint jamais l'asile de la
Moralité et de l'honnêteté. Mais, malgré tout, un fait
reste indéniable : c'est qu'à l'époque où nous sommes arri-
vés, s'affirme et grandit dans l'île l'influence d'un nou-
vel élément qui peu à peu s'y était infiltré et qui, s'il
ne put; par suite des circonstances, transformer, comme
il en eût été capable et comme la chose eût été néces-

94
SAINT-DOMINGUE
saire, la société de Saint-Domingue, devait du moins
agir très fortement sur elle. Ce nouvel élément, c'est
la noblesse émigrée de France, qui, d'abord perdue
et comme noyée dans le flot si mêlé des arrivants
d'Europe, réussit enfin à se faire une place à part dans
la colonie et à se distinguer de cette tourbe sans hon-
neur, sans consistance et sans passé, qu'est la société
que j'ai jusqu'à présent seule dépeinte.
S'il est une loi qui ressort de l'étude attentive des
questions de colonisation, c'est bien celle-ci, qu'un
mouvement colonisateur a d'autant plus grande chance
de se développer normalement et d'arriver à son plein
épanouissement qu'il est tenté par des individus unis
entre eux par des liens plus étroits, liens sociaux ou
religieux ; en d'autres termes, que le succès d'une émi-
gration dépend surtout de la cohésion morale, de la par-
faite communauté d'idées et de sentiments de ceux qui
l'entreprennent 1. Or, ce qui frappe, à considérer le
monde que j'ai précédemment mis en scène, c'est préci-
sément le manque à peu près complet d'unité qu'il pré-
sente. Que sont tous ces aventuriers que, suivant l'ex-
pression d'un gouverneur, « les vaisseaux vomissent
1. « Les mobiles qui poussent à une expatriation définitive, écrit
M. A. Girault, sont plus rares et moins variés que les autres. Il n'y en a,
pour ainsi dire, qu'un : une situation intolérable faite dans la mère
patrie à une partie des habitants, soit par un excès de population, soit
par des persécutions politiques et religieuses, soit par une crise éco-
nomique intense... Ce mobile, il faut le remarquer, agit d'ordinaire non
sur des individus isolés, mais sur un groupe d'individus qui se trou-
vent dans des conditions identiques : la classe sociale, victime de la
crise, de la persécution, se sépare alors du reste de la nation..•• »
(Arthur Girault, Principes de colonisation et de législation coloniale,
2e éd., t. I, p. 14). Par les pages qui suivent, on se rendra compte que
plusieurs des traits de cette analyse peuvent s'appliquer à l'émigration
de la noblesse de France.

LA NOBLESSE FRANÇAISE A SAINT-DOMINGUE
95,
chaque jour dans la colonie 1? » Des hommes très divers
d'origine et d'aspirations, dont les motifs d'expatriation
nous apparaissent purement forcés ou accidentels, ou
tout au moins très personnels. Et s'il faut bien reconnaître
que le singulier état social que j'ai retracé n'a guère ses
causes ailleurs que dans la violation de la loi que j'in-
dique, il faut avouer aussi que les choses devaient
changer, le jour où une classe unie et forte de traditions
communes, comme l'était la noblesse de France, devait
s'habituer à prendre les routes de l'émigration. J'ai
volontiers reconnu le mérite réel qu'avait eu la monar-
chie à entretenir toujours, à alimenter sans défaillance
le courant d'émigration qui semblait tari au commence-
ment du XVIIIe siècle. Je peux dire, dès à présent, que
sa plus grande erreur et sa faute capitale en matière de
colonisation fut précisément de ne pas comprendre quel
précieux auxiliaire aurait pu être pour elle à un moment
donné la noblesse, quels services celle-ci eût été
capable de rendre à l'œuvre colonisatrice de la France.
On a déjà noté bien souvent que notre ancienne aris-
tocratie ne répugna point à s'expatrier. Mais l'on croit
avoir tout dit, lorsque, avec un mot sur le droit d'aînesse
et ses conséquences pour les cadets et un autre sur
l'esprit d'aventure des gentilshommes, on a rendu
compte de ces tendances 2. Je crois, pour ma part, que
cette émigration a eu des causes beaucoup plus pro-
1. Lettre de M. Charles-Théodat, comte d'Estaing, gouverneur, du
2 mars 1766 (A. M. G., Corr. gén., Saint-Domingue, G9, vol. GXXVIII).
2. Il faut bien d'ailleurs que le droit d'aînesse ait été pour quelque
chose dans l'émigration de la noblesse, puisque, on doit le remarquer,
cette règle de notre ancien droit coutumier n'a jamais été en vigueur à

Saint-Domingue.

96
SAINT-DOMINGUE
fondes, causes économiques, sociales, politiques, et qui
m'apparaissent à Saint-Domingue d'une façon si saisis-
sante qu'il me tarde enfin d'y arriver.
Que devint la noblesse de France au XVIIIe siècle, je
l'ai dit ailleurs et montré comment cette noblesse se
trouva alors ruinée par le plus désastreux concours de
circonstances qui se puisse imaginer, privée par le pou-
voir central de toute, autorité politique et administra-
tive dans les provinces, détournée par là même de sa
vie et de ses habitudes traditionnelles, asservie enfin à
des obligations militaires qui achevèrent de lui ravir
son indépendance 1. Eh bien! je vois dans cet ensemble
de faits des raisons autrement fortes pour expliquer
l'émigration de la noblesse que celles que l'on allègue
d'ordinaire pour en rendre compte, et, à vrai dire, l'his-
toire de cette émigration ne m'apparaît pas autre que
l'histoire des efforts instinctifs tentés par l'aristocratie
française pour reconquérir, loin de la mère patrie, la
situation matérielle, sociale et politique qu'elle y avait
perdue.
Richelieu, de qui date l'abaissement de la noblesse de
France, s'il ne pouvait de son temps même embrasser
toutes les phases de sa prochaine décadence, avait pu
entrevoir du moins, de son vivant, le plus immédiat
danger qui la menaçait, et il avait songé à remédier à la
ruine matérielle des gentilshommes en les tournant vers
les entreprises lointaines '2. Il avait été peu entendu.
Pourtant la pauvreté devait bien être la raison primor-
1. P. de Vaissière, Gentilshommes campagnards de l'ancienne France,
2e édit., 1904, p. 213-260.
2. Vicomte d'Avenel, Richelieu et la monarchie absolue, t. III, p. 221.

LA NOBLESSE FRANÇAISE A SAINT-DOMINGUE
97
diale de l'émigration de la noblesse. Du moins est-ce la
première que notent à Saint-Domingue les gens bien pla-
cés pour en juger. « Les officiers qui passent en cette
colonie, écrit M. Auger, en 1705, n'y viennent que
parce qu'ils ne peuvent plus subsister dans le royaume 1. »
Un de ces officiers, M. Joseph de Paty, fait la même
remarque en 1720. « Tous les officiers qui viennent
servir dans l'Amérique, dit-il, ne prennent ce party que
parce qu'ils sont nés sans bien et qu'ils espèrent y trou-
ver des secours qui les mettront en état de servir digne-
ment le Roy2. » Remarquez le terme dont se servent les
auteurs des deux lettres dont je viens de citer quelques
lignes : les officiers. Ce n'est guère, en effet, à un autre
titre qu'au titre militaire que les gentilshommes s'expa-
trient d'abord
et nous ne les voyons qu'exceptionnel-
lement au début « passer aux îles » pour s'y livrer au
commerce ou à l'agriculture même.
Aussi leur émigration marque-t-elle peu à l'origine et
ne trouvent-ils que d'assez insuffisantes compensations
à leur expatriation. Ils sont partis pour fuir la misère,
et c'est la misère qui les attend trop souvent aux colo-
nies. La correspondance des gouverneurs de Saint-
Domingue nous édifie sur ce point. Étant donnée la cherté
de la vie, écrivent-ils, les appointements du Roi ne
peuvent nourrir un officier plus de trois mois ou même
1. Lettre de M. Auger, gouverneur, de Léogane, 13 juillet 1705
(A. M. G., Corr. gén., Saint-Domingue, G9, vol. VII).
2. Lettre de M. de Paty, lieutenant de roi à Léogane, 8 juillet 1720
(Ibid., vol. XVIII).
3. L'Ordre du Roi pour l'embarquement des premières troupes réglées
par lui envoyées aux îles est du 24 mars 1666 (Moreau de Saint-Méry,
Lois et constitutions...., t. I, p. 151-152).
7

98
SAINT-DOMINGUE
de deux, ces appointements suffisant à peine quelquefois
à payer un loyer 1. Quant à la nourriture, « les enseignes
mêmes ne peuvent vivre avec un morceau de bouilly,
qu'il ne leur en couste 4 livres par jour 2. » Or, comme
les lieutenants de roi touchent une solde de 1,100 livres3,
que les majors en reçoivent une de 800, et que ce sont
là des privilégiés puisqu'ils font partie de l'état-major,
on peut se figurer aisément que les simples officiers des
troupes réglées en sont à l'aumône et « tombent par
là même dans le mépris parmi des habitants aisés,
qui ont des équipages et vivent bien chez eux 4 ». Les
choses sont poussées à ce point qu'il n'est pas rare de
voir des gentilshommes désespérés se faire casser ou
abandonner sans congé leur poste pour retourner en
France 5.
D'assez bonne heure, toutefois, la vie large et facile
de ces colons qui les accablent de leurs dédains paraît
avoir ouvert les yeux de nos hommes. En considérant
ce que pouvaient en ce pays insolent de fertilité l'initia-
tive et le travail, beaucoup devaient se demander pour-
quoi ils ne suivraient pas l'exemple qui leur était offert,
1. Lettres de Du Casse, du 2 octobre 1692 (Ibid., vol. II), et du 15 oc-
tobre 1698 (Ibid., vol. IV).
2. Lettre de M. de Galliffet, du Petit-Goave, 24 janvier 1703 (Ibid.,
vol. VI). A ce moment, un baril de farine vaut 30 écus à Saint-Domin-
gue ; une barrique de vin, 40 écus ; une poule, 32 sols ; un chapon,
48 sols ; un coq d'Inde, 3 écus (Ibid.).
3. C'est la solde de M. de Paty, au Petit-Goave, et il paie 800 livres
pour le loyer de sa maison (Lettre de M. de Paty, 30 juin 1711. Ibid.,
vol. IX).
4. Lettre de MM. de Blénac et Mithon, de Léogane, 10 août 1713
(Ibid., vol. X).
5. Mémoire de M. de Paty, du 25 mai 1707 (Ibid., vol. VIII); et
mémoire de M. Deslandes, faisant fonction d'intendant, du 20 février
1707 (Ibid.).

LA NOBLESSE FRANÇAISE A SAINT-DOMINGUE
99
et beaucoup le suivirent en effet. Peu à peu, donc, on
voit ces parias reprendre courage. Certains se décident
à aller réaliser au pays ce qui peut leur revenir de leur
petit avoir pour l'appliquer à Saint-Domingue à quelque
heureuse entreprise et, passant en France, en reviennent
avec un capital qui leur permet de créer une modeste
exploitation; d'autres, obtenant un secours du ministre,
achètent une pacotille dont ils se défont à l'arrivée et
dont le produit leur fournit la première mise de fonds
nécessaire à leurs projets ; d'autres sollicitent une con-
cession toute nue et, par une admirable industrie, arri-
vent petit à petit à la mettre en valeur: il en est même
parmi eux de peu scrupuleux qui vont jusqu'à employer
leurs soldats au défrichement du terrain qu'ils ont reçu1 ;
d'autres enfin, ne regardant pas de trop près à la famille
l. Lettre de M. de Gallifet, du 26 décembre 1700 {Ibid., vol. V). —
Cela se prolongea pendant tout le XVIIIe siècle. Dans ses Mémoires,
M. de Villèle constate qu'en 1789 « parmi les colons qui affluaient de
toutes parts à Saint-Domingue, on rencontrait souvent des jeunes gens
de famille qui avaient eu le malheur d'être trop tôt maîtres de leur
patrimoine et qui en avaient dissipé la majeure partie dans les plaisirs
de la capitale ou des autres grandes villes de France. Mais ils s'étaient
ravisés assez à temps pour sauver quelques débris de fortune ; ils
avaient acheté une petite pacotille avec laquelle ils s'étaient embarqués
Pour Saint-Domingue et qu'ils y avaient revendue avec bénéfice. Le
Prix leur avait servi à se procurer quelques noirs, ils avaient obtenu
uue concession de terrain, et, à peine sortis de la vie oisive et effémi-
née du dissipateur, ils se trouvaient tout à coup transformés en chefs
d'ouvriers. On les voyait, à la tête de leurs noirs, prendre en main la
hache et le sarcloir, abattre les grands bois qui couvraient leurs con-
cessions, y mettre ensuite le feu, et au milieu des troncs d'arbres, dont
Ils n'avaient pu encore entièrement débarrasser le sol, semer et planter
les grains et les racines qui devaient fournir à leur subsistance et à
celle de leurs noirs. Au moyen do défrichements successifs et de nou-
veaux travaux de culture, ils rendaient leurs terres susceptibles de pro-
duire du café, de l'indigo et plus tard encore des cannes ; enfin les
revenus d'un établissement sucrier les faisaient souvent parvenir au
rang des plus riches habitants de la colonie.g » n (Mémoires
a
r
et Correspon-
dance du comte de Villèle, Paris, 1888, 3 vol. in-8°, t. I, p. 26-27.)

100
SAINT-DOMINGUE
et aux ancêtres, deviennent possesseurs d'importantes
plantations par d'avantageux mariages ; « les mariages,
seul moyen qu'un officier ait de faire fortune à l'Amé-
rique1 », écrit naïvement l'un d'eux. De fait, l'on voit
un comte de Maillé qui, venu à Saint-Domingue, veut
d'une demoiselle de Furstemberg, comtesse d'Hénin,
est fort heureux d'y épouser en secondes noces la fille
d'un voyer de la colonie, Mlle Brossard, qui lui apporte
un bien de 200.000 livres et doit en avoir autant après la
mort de son père2.
Remarquons-le, ce mouvement d'implantation de la
noblesse dans la colonie s'accentue d'assez bonne heure.
« Les officiers, dont beaucoup sont habitants.... »,
écrit dès 1700 M. de Galliffet 3. « Les lieutenants de roi
et les officiers majors du quartier du Cap, écritM. Mithon
un peu plus tard, ne viennent que très rarement au bourg
qui est le centre de leur commandement, et ne s'occu-
pent que du soin de leurs habitations où ils font leur
demeure habituelle 4. » En 1713, le gouverneur de Blé-
nac constate de même que les officiers ne pouvant
vivre avec leur solde, « la plupart ont des habitations
et font même de la dépense pour soutenir la dignité
de leur caractère5 ». Dix ans après, l'intendant Mon-
tholon déclare que « le moindre capitaine d'infanterie
1. Lettre de M. de Jarriay, major au Cap, du 12 août 1732 (Ibid.,
vol. XXXVI).
2. Lettre de MM. de Vaudreuil et de Lalanne, du Port-au-Prince, 1*
mars 1754 (Ibid., vol. XCIV).
3. Lettre de M. de Galliffet, du 26 décembre 1700 (Ibid., vol. V).
4. Lettre de M. Mithon. du 15 juin 1712 (A. M. C, Corr. gén., Saint-
Domingue, 2e série, carton II).
5. Lettre de M. de Blénac, de Léogane, 10 août 1713 (Ibid., vol. X).

LA NOBLESSE FRANÇAISE A SAINT-DOMINGUE
101
a six chevaux et une chaise roulante 1 », et crierait pour
peu au scandale.
On s'aperçoit bien, d'ailleurs, des liens nouveaux qui
les attachent au sol à ce détail que les pétitions se mul-
tiplient d'officiers demandant à « servir dans les quar-
tiers où sont situées leurs plantations ». Cela, dès lors,
entre en ligne de compte dans les propositions des gou-
verneurs. M. de Sorel ne présente pas le sieur de Cay-
rols, major du Port-de-Paix, pour la place de lieutenant
de roi au Petit-Goave, parce qu'il a tout son bien dans
le quartier du Port-de-Paix2. M. Pierre de Rance, lieu-
tenant de roi au fonds de l'Ile-à-Vache, ne demande
rien autre chose que d'être maintenu dans son poste,
car il demeure à quatre lieues du bourg, sur son habi-
tation qu'il s'occupe de faire valoir3. M. de Champ-
fleury, major à Saint-Marc, est « retenu de même
dans son quartier par son goût, son attachement à
sa famille et par la modicité de sa fortune », qui ne
lui permettrait pas de vivre, s'il abandonnait à d'autres
la surveillance de ses intérêts 4. M. Lambert, qui
commande l'artillerie de la colonie avec rang de lieu-
tenant de roi, et habite à l'Artibonite sur son bien,
ne voudrait sous aucun prétexte s'en éloigner, tout
absorbé qu'il est par son exploitation 5. M. Charles-
1. Lettre de M. de Montholon, du Petit-Goave, 12 septembre 1723
(Ibid., vol. XXII).
2. Lettre de M. de Sorel, de 1721 (A. M. C., Corr. gén., 2e série,
carton VII).
3. Lettre de MM. Dubois de Lamotte et Lalanne, du Port-au-Prince,
14 mai1753 (Ibid., vol. XCIII).
Lettre de M. Joseph-Hyacinthe de Rigaud, marquis de Vaudreuil,
du Port-au-Prince, 7 novembre 1754 (Ibid., vol. XCII),
5. Du même, septembre 1753 (Ibid., vol. XCIII).

102
SAINT-DOMINGUE
Gabriel Bizoton de la Motte, lieutenant de roi à Saint-
Marc, pourrait enfin être nommé au même titre au Cap,
s'il ne préférait demeurer dans un quartier où il a sa
plantation 1. En revanche, M. Buttet, major au Fort-
Dauphin, se plaint continuellement d'être si loin du
quartier de la Grande-Terre où il a la sienne, qu'à peine
peut-il y passer en tout un mois par an 2; et M. de
Sédières souhaiterait vivement être nommé major au
Port-au-Prince, car « il s'est marié dans ce quartier et
y a son bien, sa fortune... qui le mettroit à portée de
remplir cette majorité avec la dignité qui convient à un
homme dont la naissance et les sentiments sont égale-
mentdistingués3 ».
Les réclamations de ce genre se multiplient même
à un tel point qu'on finit par faire un mérite à un offi-
cier d'accepter sans objection les garnisons succes-
sives qu'on lui assigne. Il arrive d'ailleurs un moment
où, leur fonction militaire nuisant à leurs occupations
de propriétaires, beaucoup préfèrent la résigner dès
avant la retraite pour accepter seulement un grade dans
la milice de leur quartier 4. Le sieur Le Doux, troisième
lieutenant, demande à se retirer du service « pour vaquer
aux affaires de son habitation ; il désireroit qu'on lui
1. Du même, 8 octobre 1753 (vol. XCIV).
S. Lettre de M. Marin Buttet, lieutenant de roi au Fort-Dauphin, du
30 juillet 1732. Dans cette lettre, M. Buttet signale « des officiers qui
vivent sur leurs habitations, quoique éloignés de sept ou huit lieues
de leurs postes » (Ibid., vol. XXXVI).
3. Lettre du marquis de Vaudreuil et de M. de Lalanne, du Port-au-
Prince, 14 mars 1754 (Ibid., vol. XCIV).
4. Une ordonnance du Roi, du 22 novembre 1702, porte « qu'aucuns
habitans des isles ne pourront être nommés pour officiers do milices
que dans les quartiers où ils feront leur résidence actuelle » (Moreau
de Saint-Méry, Lois
t. I, p. 6%).

LA NOBLESSE FBANÇAISE A SAINT-DOMINGUE
103
accordât son congé sur le pied de capitaine, afin que, dans
les occasions de guerre, il puisse encore être utile au
roy et à la colonie 1» . M. de Santo-Domingo, lieutenant
de roi au Petit-Goave, « sollicite son congé, la situation
de ses affaires ne lui permettant point de continuer ses
services 2 ». M. Joseph-Gabriel de Marmé, capitaine
d'infanterie, ambitionne de la sorte un commande-
ment de milices dans le quartier de Nippes, où est sise
son habitation3. M. de Lantagnac, aide-major du Port-au-
Prince, abandonne le service pour aller vivre sur la
terre que sa femme lui a apportée en dot et devenir
capitaine de milices de sa paroisse 4. Le sieur Pillat,
capitaine des troupes réglées, demande sa retraite, la
croix de Saint-Louis et le commandement du quartier
où ses biens sont situés, soit comme major honoraire,
soit comme commandant de milices5. M. de Fontenelle
réclame une faveur analogue « pour éviter les diffé-
rentes garnisons qui le retiennent loin de sa planta-
tion 6 ». Si bien môme que le commandement est obligé
de rappeler à beaucoup d'officiers que leur premier
devoir n'est point de songer à leurs intérêts territo-
riaux, mais à leurs obligations militaires. S'autorisant
de la conduite de M. Louis Devaux de la Martinière,
lieutenant de roi au gouvernement de Saint-Louis,
1. Lettre de M. de Châteaumorand,
4 septembre 1718 (A. M. C,
Corr. gén., 2e série, carton IV).
2. Lettre de M. de Sorel, de 1721 (Ibid., carton VII).
3. Lettre de MM. de Larnage et Maillard, du 22 février 1740 (Ibid.,
vol. LXXXIX).
4. Lettre de M. de Vaudreuil, du Port-au-Prince, 31 août 1753 (Ibid.,
vol. XCIII).
5. Du même, 9 octobre 1753 (Ibid.).
6. Ibid., vol. CXIX.

104
SAINT-DOMINGUE
qui depuis deux ans n'a pas quitté son habitation,
M. d'Argout, commandant en chef la partie sud de Saint-
Domingue, croit devoir enjoindre à ses subordonnés de
faire au moins de fréquentes apparitions, sinon de longs
séjours, dans les villes et les bourgs, centres de leur
autorité 1..
Je disais tout à l'heure que l'émigration de la noblesse
française aux colonies pouvait s'expliquer par la possi-
bilité qu'elle offrit à cette noblesse de rester fidèle à la
vie des ancêtres et pour ainsi dire de se survivre à elle-
même par delà les mers. Ne voit-on pas déjà dans le
fait de ces officiers, s'absorbant dans l'exploitation de
leurs plantations, se rattachant instinctivement à la terre,
comme un prolongement de l'existence traditionnelle
des gentilshommes de France, que les circonstances ont
désormais rendue impossible dans la mère patrie? Vivre
du sol et sur le sol, telle avait été la coutume qui, pen-
dant de longs siècles, avait fait la force de l'aristocratie
et qu'avait interrompue le mouvement social, politique,
économique, que j'ai retracé ailleurs. Transplantés en
un monde où ne s'est point encore fait sentir la réper-
cussion de ce mouvement, on voit les gentilshommes
revenir spontanément aux habitudes primitives des
ancêtres ; comme eux, ils redeviennent terriens et
ruraux, et comme eux, — la chose est à noter par
contre-partie, — ils se laissent peu séduire par le séjour
des villes. Assez vite, en effet, on voit naître, à Saint-
Domingue, entre la population des cités et des bourgs
et les planteurs vivant sur leurs « places », la même
1. Lettre de M. Robert d'Argout, major des troupes de la partie du
sud, de Saint-Louis. 14 décembre 1767 (Ibid., vol. CVIII).

LA NOBLESSE FRANÇAISE A SAINT-DOMINGUE
105
scission, la môme sourde rivalité qui, jadis, avaient
séparé dans le royaume les gentilshommes de campagne
des citadins. La ville est, à Saint-Domingue, le séjour
de tous ceux qui subsistent du commerce, de l'industrie
ou de la chicane. Les gentilshommes n'y fréquentent
guère, préférant une existence isolée et fière sur leurs
exploitations aux promiscuités de ces agglomérations
nouvelles. « Il y a, constate un texte daté de 1763, il y
a 200 gentilshommes dans la dépendance du Cap et à
proportion dans le reste de l'Ile... Ils vivent dans leurs
terres qu'ils font cultiver... Les villes et les bourgs sont
Habités par de gros négociants, les officiers des sièges
royaux, les avocats, procureurs et marchands 1. » « Les
villes, écrit encore Malouet, dans son Essai sur l'ad-
ministration de Saint-Domingue, les villes ne sont éta-
blies dans cette île que pour le service des habitans,
dont elles sont les magasins et l'entrepôt. Là se trouvent
les marchands, les artisans, les juges, greffiers, procu-
reurs, notaires, huissiers, médecins. Il n'y a ni nobles,
M rentiers, ni beaux esprits 2. » Dans ces goûts et ces
1. Mémoire historique et politique sur la colonie de Saint-Domingue,
1763 (Moreau de Saint-Méry, Historique de Saint-Domingue, A. M. C,
F3, 164).
2.P. V. Malouet, Collection de Mémoires sur les colonies, 5 vol.
paris, 1802; Saint-Domingue, t. IV, p. 125. — Dès 1700, M. de Galliffet
signale l'insolence des officiers vis-à-vis des « bourgeois » (Lettre de
Galliffet, du Cap, 10 octobre 1700. A. M. G.,Corr. gén., Saint-Domingue,

vol. V). Et voici une anecdote qui nous prouve que soixante ans
après les choses n'avaient guère changé. Elle est tirée d'une lettre de
M. Fournier de la Chapelle, membre de la Chambre d'agriculture, à
M. de Gabriac son confrére, et datée du 13 novembre 1762.« Le
sieur..... écrit M. Fournier tient boutique de marchandises au Cap.
Un officier fut pour y lever des étoffes. L'étoffe choisie, l'officier voulut
la faire emporter par son tailleur qui étoit présent. Le marchand
demanda le paiement. L'officier s'emporta sur ce qu'on faisoit crédit à
un tas de manans, disoit-il, et sur ce qu'on le refusoit à des officiers.

106
SAINT-DOMINGUE
répugnances de la noblesse coloniale, tout un passé ne
se révèle-t-il pas vraiment, et n'est-ce pas, en somme,
l'exacte restitution de la vie sociale des gentilshommes
d'autrefois que nous avons sous les yeux1?
Enfin, il paya. Le marchand prend l'argent et lui dit : « Monsieur, ce
« n'est pas tout. Vous me devez encore un premier habit, et ma mar-
« chandise ne sortira pas que je ne sois soldé. » Nouvel emportement
de l'officier, qui paie encore cependant cette première dette et emporte
son habit en insultant le marchand. Ce dernier va porter ses plaintes
à M. de Béon, lieutenant-colonel du régiment de Boulonnais. L'officier
soutient, au contraire, avoir été l'insulté. Cela n'est guère croyable.
M. de Béon prend le témoignage de deux officiers présens, entre autres,
M. de Lautray. Il se trouve, par ces informations, que le marchand
est un insolent. M. de Béon le fait venir et lui ordonne la prison. Le
marchand, au lieu do s'y rendre, va trouver M. de Belzunce au Trou.
Celui-ci lui dit que, cette affaire étant civile, il auroit dû s'adresser à
M. l'intendant. Mais, puisque cette affaire a été par-devant M. de Béon,
il faut qu'il suive les ordres donnés et se rende en prison. On a eu
beaucoup de peine à l'en faire sortir au bout de cinq à six jours. »
(Ibid., vol. CXIV.)
1. Quelques auteurs, entre lesquels M. Pauliat, ont soutenu que la
noblesse de France n'a que fort peu émigré aux colonies. Cet auteur ne
laisse pas cependant que d'être embarrassé du grand nombre de noms
de l'ancienne aristocratie que l'on retrouve aux îles. Mais voici com-
ment il explique le fait. Je ne donne, du reste, ces considérations fan-
taisistes qu'à titre de curiosité. « Sans doute, écrit M. Pauliat, sans
doute, dans une certaine mesure, il serait permis de nous opposer un
chiffre comparativement élevé de noms d'anciennes familles que l'on a
retrouvées là-bas. Mais, si l'on y veut bien réfléchir, on comprend tout
de suite que l'existence de ces noms n'a pas dû avoir d'autre cause que
celle même qui a fait donner des noms de localités de France à tant
d'endroits de nos colonies, c'est-à-dire que ce fut le désir chez les colons
venant en bande de conserver le souvenir du pays natal et d'en avoir
avec eux un semblant de réduction. 11 est donc presumable que, dans le
principe, ces noms furent donnés par leurs camarades à quelques
colons, et que ces noms, qui n'étaient alors que des surnoms ou sobri-
quets, finirent à la longue par rester à leurs descendants, lesquels, bien
entendu, par la suite, durent les porter de très bonne foi, sans croire à
une usurpation. » (Pauliat, La politique coloniale de l'ancien régime,
p. 127-128). — M. Chailley-Bert a reconnu avec autrement de sens his-
rique et de sagacité le rôle qu'a joué la noblesse de France dans la for-
mation de la société à Saint-Domingue. « Habitants et négociants,
écrit-il, étaient deuxclasses, on pourrait dire doux ordres de la popu-
lation de Saint-Domingue. Les habitants se composaient de simple»
colons ou d'anciens fonctionnaires, ou d'anciens officiers retirés du ser-
vice de la colonie et ayant une habitation, c'est-à-dire une exploitation

LA NOBLESSE FRANÇAISE A SAINT-DOMINGUE
107
Chose qui n'est pas pour surprendre, ce retour nor-
mal à la tradition vaut à nos exilés de retrouver par
delà l'Océan les avantages et les privilèges que leur
avait assurés jadis dans la métropole leur étroit attache-
ment au sol et dont ils avaient été là si radicalement
dépouillés. Je veux parler de la part très large qui leur
est faite encore à Saint-Domingue dans la conduite des
affaires du pays. A l'origine, le commandement des dif-
férents quartiers de l'île avait été donné de préférence
aux anciens conquérants : le gouvernement du Cap, à
M. de Graff, le célèbre flibustier; celui du Port-de-Paix,
à M. Bernanos, ancien corsaire ; celui de la Côte du
Sud, à l'illustre aventurier Grammont. Insensiblement,
agricole. A l'heure actuelle, où la plupart de nos fonctionnaires colo-
niaux reviennent en France vivre de leur retraite, on ne se fait pas
l'idée du nombre et de la qualité des fonctionnaires et des militaires
retirés qui se fixaient alors dans la colonie. Nous en trouvons une
indication dans le procès-verbal d'une assemblée coloniale qui se tint
en juin 17C4. Parmi les habitants, nous relevons les noms suivants :
M. le marquis de Chastenoye, ancien lieutenant au gouvernement géné-
ral, habitant au quartier Morin ; M. [Joseph] de la Case, ancien gou-
verneur honoraire, habitant au même quartier ; M. le comte de Choi-
seul, chevalier de Saint-Louis, ancien lieutenant de roi au Fort-Dau-
Phin, aussi habitant du quartier Morin ; M. de Glapion. chevalier de
Saint-Louis, ancien lieutenant de roi, habitant à Jacquezy; M. le comte
d'Héricourt, chevalier de Saint-Louis, ancien capitaine d'infanterie,
habitant au Morne Rouge ; M. de la Vit, chevalier de Saint-Louis,
ancien commandant des Quatre-Quartiers, habitant au quartier Morin ;
M. le comte d'Osmond, habitant à Maribaroux ; M. de Saint-Michel,
ancien officier des troupes, habitant à la Petite-Anse ; M. de Raunay,
ancien capitaine des, troupes de la colonie, habitant au Cap ; M. de la
Taste, chevalier de Saint-Louis, ancien commandant de milice, habitant
au quartier de Maribaroux ; M. Millot, ancien commandant de milice,
habitant au quartier de la Petite-Anse ; M. de Minière, ancien commandant
de milice, habitant au quartier de la Grande Rivière... » (Chailley-Bert,
Administration d'une colonie française sous l'ancien régime. Saint-Do-
mingue, dans l'Économiste français du 12 novembre 1892. Cf. le Procès-
verbal de l'Assemblée du Conseil supérieur du Cap et des divers ordres
de ton ressort composant l'Assemblée coloniale tenue au Cap,
du 11 au
14juin 1764, dans Moreau de Saint-Méry. Lois...., t. IV, p. 740 et suiv.).

108
SAINT-DOMINGUE
à ces gens furent substitués des officiers du Roi. Ces
officiers jouent d'abord un rôle assez effacé. N'étant pas
« habitans », ils encourent, comme je le disais, les
dédains de la population. Mais lorsque, à leur tour, de
sérieux intérêts les rattachent au pays, leur situation
s'affermit, et leur influence va grandissant. Assez tôt on
voit poindre l'autorité qu'ils sont destinés à prendre dans
le monde si mêlé que j'ai dépeint, autorité militaire,
administrative et judiciaire même, très comparable —
toutes proportions gardées — à celle exercée aux
siècles passés en France par les gentilshommes de pro-
vince.
Autorité militaire d'abord. Tandis, en effet, que, dans
le royaume, leur qualité de soldats ne vaut plus aux
nobles aucune influence politique et sociale, maintenant
qu'un officier n'est plus qu'une unité armée, que les
titres de gouverneurs de province, de capitaines de
places, ne sont plus qu'honorifiques, aux colonies sub-
siste encore l'ancienne conception qui, au XVIe siècle,
faisait du gentilhomme l'auxiliaire de la royauté en
temps de guerre et en temps de paix. Lieutenants de
roi, commandants-majors, capitaines de quartier, sont
des soldats, mais aussi des représentants permanents
de l'autorité.
Ce sont eux qui défendent le pays contre l'ennemi
et maintiennent la discipline des troupes, et ce sont
eux en même temps qui ont charge d'entretenir le bon
ordre dans leurs circonscriptions, qui y exercent la
police, y dissipent les attroupements, y arrêtent les
désordres, y répriment la contrebande, ont l'œil sur les
agissements des gens de couleur, et peuvent seuls

LA NOBLESSE FRANÇAISE A SAINT-DOMINGUE
109
notamment les autoriser à se réunir pour leurs danses 1,
organisent les chasses aux nègres marrons. Lorsqu'une
maréchaussée est créée dans l'île, sans contestation jus-
que vers 1750 2, eux seuls ont le droit de réquisitionner
cette troupe, et bien après, ils conservent en fait ce pri-
vilège, « l'espèce de gens qui composent la maréchaus-
sée estant des coureurs de bois, des chasseurs qu'il seroit
dangereux de laisser commander par les officiers de juri-
diction3 ». Les capitaines de milice dispersés dans l'île
remplissent chacun en leur paroisse une mission iden-
tique. A les voir opérer en particulier, ceux-là, il est
impossible de ne pas songer aux seigneurs de village
du vieux temps. Même vie, même rôle. Que les Anglais
fassent une descente dans l'île, comme en 1748 au fort
Saint-Louis4, on les voit abandonner leurs plantations,
se mettre à la tête de la milice de la paroisse, aller
servir le temps nécessaire, puis, la campagne termi-
née, retourner chez eux où les réclament le soin de
1. Ce droit très important leur est reconnu par une ordonnance du
Roi du 1« août 1704, « attribuant aux commandants ot officiers des
états-majors la police des danses des gens de couleur et celle des spec-
tacles ». (Moreau de Saint-Méry, Lois..., t. II, p. 12-13).
2. « Le règlement du 31 juillet 1743, exposent, en 1751, MM. Dubois de
Lamotte, gouverneur, et de Lalanne, intendant, porte que les officiers
de justice demanderont au commandement de faire marcher la maré-
chaussée. Il y a deux ans, ajoutent-ils, MM. de Conflans et Maillart
prirent sur eux, pour simplifier les choses, d'accorder aux officiers de
justice chargés de la police de réquisitionner la maréchaussée sans en
demander l'autorisation au commandement. » (Lettre de MM. Dubois de
Lamotte et de Lalanne, du Port-au-Prince, 1751. Ibid., vol. LXIX. Ce
volume est mal numéroté dans la collection de la Corr. gén. et inter-
rompt dans la série le cours de l'année 1746).
3. Lettre de M. de Vaudreuil, du Port-au-Prince, 12 septembre 1753
(Ibid., vol. XCIII).
4. Sur la prise du fort Saint-Louis par les Anglais en 1748, voir les
volumes LXXIV à LXXIX de la Corr. gén. de Saint-Domingue.

110
SAINT-DOMINGUE
leurs cultures et les autres devoirs de leur charge1.
En effet, ces officiers, les plus hauts placés comme
les plus bas, n'ont pas qu'un rôle militaire; ils détien-
nent aussi des pouvoirs administratifs fort étendus.
Jusque vers 1703, personne ne les leur dispute réelle-
ment, et si, à partir de cette date, un intendant s'efforce
d'attirer à lui l'administration tout entière -, ils restent
en revanche pour longtemps les seuls intermédiaires
1. Ce que je dis là des gentilshommes de Saint-Domingue, on peut le
dire plus justement encore de ceux de la Martinique, où l'esprit mili-
taire fut toujours plus vif qu'aux Iles sous le Vent, comme en témoigne
le dicton populaire : « Noblesse de Saint-Chris tophe, soldats de la Mar-
tinique, bourgeois de la Guadeloupe, flibustiers de Saint-Domingue,
paysans de la Grenade. » (Cf. lettre de M. de Larnage, du 15 mars 1746.
Ibid., vol. LXIX.) Le meilleur exemple que l'on en puisse donner est
bien ce François de Collart qui, « recherchant avec ardeur, disent ses
états de services, toutes les occasions de se signaler », se distingue
comme volontaire à la prise de Saint-Eustache en 1689, comme capi-
taine de milices à la reprise de Saint-Christophe sur les Anglais, la
même année, à la défense de fa Martinique en 1693, à celle de la Gua-
deloupe en 1703, à Saint-Christophe encore en 1706, comme colonel
enfin dans la campagne des Antilles sous Cassard, en particulier à la
prise de Curaçao (1713). Au retour de chacune de ces campagnes, le
bon gentilhomme regagne en hâte ses plantations, s'occupant sans
relâche de les faire valoir, prêtant, sans compter, dans son quartier,
son concours au gouvernement, notamment lors de la révolte de 1717,
« pendant laquelle il court plusieurs fois risque de la vie en voulant
faire rentrer le peuple dans son devoir » ; colon aussi actif et méri-
tant que vaillant soldat, et perpétuant mieux que personne les vieilles
traditions de la noblesse française. 11 a d'ailleurs à la Martinique d'ho-
norables imitateurs
dans les divers représentants des anciennes
familles : les Baillardel de Lareinty, les du Buq et tant d'autres (J. Guët,
Les origines de la Martinique, le colonel François de Collart et la Marti-
nique de son temps,
1893, in-8°, passim).
2. Jusqu'à cette date de 1703, il n'y eut pas d'intendant spécial à
Saint-Domingue, mais seulement un intendant des îles françaises de
l'Amérique. En 1703, le Roi nomma le sieur Deslandes commissaire-
ordonnateur faisant fonction d'intendant à Saint-Domingue (Moreau de
Saint-Méry. Lois...., t. I, p. 711 et 718). Ce dernier mourut en 1707
(Ibid., t. II, p. 110-111). Le sieur Jean-Jacques Mithon, nommé lui
aussi commissaire ordonnateur, faisant fonction d'intendant, le 6 juil-
let 1708 (Ibid., t. II, p. 119-121), ne reçut une commission d'intendant
que le 9 août 1718 (Ibid., t. Il, p. 621-623).

LA NOBLESSE FRANÇAISE A SAINT-DOMINGUE
111
entre l'intendant et la population. Alors donc qu'en
France un gentilhomme, fût-il un gros seigneur, tremble
devant l'intendant de sa province, à Saint-Domingue
les moindres commandants-majors, capitaines de quar-
tier ou de milices, sont ses collaborateurs, et ses colla-
borateurs fort indépendants, je dois le dire, d'autant
plus indépendants qu'ils se sentent indispensables. Qui,
en effet, sinon eux, président les assemblées d'habi-
tants ; ont la « police ecclésiastique », la « police exté-
rieure du culte » et une sorte d'autorité en tout ce qui
concerne l'accomplissement régulier du service religieux
dans le quartier ou la paroisse ; ordonnent des corvées,
veillent au bon entretien des chemins et à ce que les
prestations de nègres y soient portées en temps utile et
sans fraude ; sont consultés sur l'octroi des concessions ;
édictent les règlements d'irrigation ; fixent la date et la
tenue des marchés ; ont la surveillance des « hattes »
ou parcs à bestiaux; délivrent les permis de cabotage;
font les dénombrements ou recensements ; dressent les
statistiques industrielles, commerciales, ou agricoles
demandées par les gouverneurs et les intendants ; éta-
blissent les listes d'imposés? L'administration financière
est en effet tellement rudimentaire, pénètre si peu dans
le pays, que c'est uniquement sur les officiers-majors ou
de milices que l'on doit compter pour la confection des
rôles de la capitation des nègres, pour la fixation des
droits des cabarets, et la levée des divers octrois en
général 1.
1. Il n'est pas une de ces attributions dont l'existence ne nous soit révélée
par les ordonnances et règlements ou par la correspondance des gou-
verneurs et des intendants.

112
SAINT-DOMINGUE
Ce que je dis de l'administration financière à ce sujet,
je pourrais le dire avec plus de vérité encore de l'ad-
ministration judiciaire, où les officiers jouissent, en
plein XVIIIe siècle, à Saint-Domingue, de prérogatives
qu'à peine à la même époque, dans la métropole, pour-
rait-on imaginer avoir jamais été prérogatives de gen-
tilshommes. Jusqu'en 1685, date de l'établissement du
Conseil supérieur du Petit-Goave, il n'y eut dans l'île
qu'une juridiction, la militaire1. Mais si, après cette
date, il se crée, comme je l'ai dit, une hiérarchie judi-
ciaire, en dépit des efforts de leurs rivaux, les officiers
conservent une autorité de principe et de fait vraiment
remarquable : de principe, car le gouverneur général,
les gouverneurs particuliers, deux lieutenants de roi et
deux majors gardent, dans la circonscription de chacun
des deux Conseils, droit de séance et voix délibérative
aux assemblées de ces Conseils2; de fait, car, sous pré-
texte de flagrants délits, au criminel, d'arbitrages, de
tentatives de conciliation ou de cas spéciaux3, au civil,
1. « Les juges jusqu'en 1685 étaient les gouverneurs et les capitaines
de milices, commandants de quartier. C'est en 1685 que MM. Bégon et
Saint-Laurent établirent des juges royaux et un Conseil souverain. »
(Lettre de MM. de Charritte et Mithon, de Léogane, du 15 juin 1712. A-
M. C., Corr., vol. IX.)
2. Lettre de M. de Montholon, intendant, du 31 mai 1725 (A. M. C.,
Corr. gén., Saint-Domingue, G*, vol. XXV).
3. Tels que les différends entre habitants et engagés, telles encore
que les questions d'État, celles-ci fort graves en des colonies où le
moindre soupçon de mélange do sang suffit à faire perdre à un indi-
vidu ses droits civiques et politiques, et aussi ses droits militaires, puis-
qu'il ne peut plus servir dans la milice dès qu'il est reconnu comme
homme de couleur. C'est même cette dernière considération qui justifie
la compétence que s'attribuent sur ce point les officiers commandant
les milices, et qu'ils conservent sans contestation jusqu'en 1763. Un
gouverneur nous indique très bien comment alors se réglaient ces
questions. Avant cette date de 1763, écrit M. de Nolivos, « les difficultés

LA NOBLESSE FRANÇAISE A SAINT-DOMINGUE
113
un très grand nombre des causes viennent par-devant
le militaire. « Actuellement, écrit, en 1755, M. de La-
lanne, intendant, M. de Sédières, qui commande au
Port-au-Prince, et M. de Périgny, qui y fait les fonc-
tions d'aide-major, jugent plus de procès et de différens
en deux jours que le sénéchal n'en décide en une
semaine d'audience. Les officiers-majors des autres
postes en usent de même 1. » Et en 1760, le successeur
de Lalanne, M. de Clugny, écrit de même : « Les diffé-
rens commandans de quartier et lieutenans de roy des
places, loin de se renfermer dans les bornes des fonc-
tions de leur état militaire, ne cessent de s'attribuer les
droits des juges ordinaires; ils attirent à eux la plupart
des contestations, rendent des jugemens tant en matière
civile que criminelle... et s'arrogent môme le droit de
prononcer contre les débiteurs des ordonnances de payer
sous peine de prison. Sous prétexte de voies de fait, le
baron de Lange, major du Fort-Dauphin, a été jusqu'à
rendre des ordonnances entre cohéritiers sur le partage
de la succession de leur mère2. » Le plus grave, ajou-
tai ce genre n'en avoient que le nom: une prompte et bonne décision
rendoit très rares. On les jugeoit militairement, et ce jugement
valoit bien celui des tribunaux, quoiqu'il se rendît gratis. Un habitant
alors étoit-il soupçonné de n'être pas de sang pur, on demandoit où
son père avoit monté. Le soupçonnoit-on de s'être mésallié, on
demandoit où avoit monté le père de sa femme. Une pareille enquête,
faite au milieu d'un quartier assemblé et sous les armes, étoit plus
propre à découvrir la vérité que toutes les enquêtes faites judiciaire-
ment. » (Lettre de Pierre-Gédéon, comte de Nolivos, du Port-au-Prince,
10 avril 1770. Ibid., vol. CXXXVIII.) On verra plus loin que les milices
ayant été provisoirement supprimées en 1763, ce droit des officiers de
juger au front des milices le fut aussi, mais pour leur revenir bientôt après.
1. Lettre de M. de Lalanne, du Port-au-Prince, 17 février 1755 (Ibid.,
vol XCVII).
2. Lettre de M. Etienne-Bernard de Clugny, baron de Nuits-sur-Arman-
çon, intendant, du Cap, 25 décembre 1760 (Ibid., vol. CVII).
8

114
SAINT-DOMINGUE
tent ces messieurs, est que la faveur des plaideurs va à
ces tribunaux extraordinaires. Mais, au fait, cette préfé-
rence n'a rien qui puisse étonner et s'explique aisément
par deux raisons : la première, c'est que les habitants
trouvent ainsi un moyen d'abréger les longueurs de la
procédure que rendent ailleurs interminables la passion
ou la mauvaise foi des juges1; la seconde, c'est que
seuls en réalité les verdicts militaires portent sûrement
avec eux leur sanction. La force armée étant entre leurs
mains, la maréchaussée ne marchant, comme je le
remarquais plus haut, que sur leur réquisition, les juges
militaires peuvent en effet rendre illusoires les décisions
des magistrats civils, en paralyser indéfiniment l'exécu-
tion -, tandis qu'au contraire « ils n'oublient jamais de
joindre à leurs sentences la contrainte par corps », ou
« de rendre exécutoires leurs jugemens sous la peine
du cachot3 » ! En 1735 encore, ne vont-ils pas jusqu'à
1. « Le négociant et l'habitant riche, écrit Clugny lui-même, se
plaignent rarement de ces voies irrégulières, parce que, bien loin d'en
être la victime, ce sont eux qui y ont recours et qui y rencontrent tou-
jours un moyen d'abréger les longueurs de la procédure ordinaire. »
(Lettre do M. de Clugny, du Port-au-Prince, 15 juillet 1761. Ibid.,
vol. CVIII.)
2. Des archers de la maréchaussée de Léogane, requis par le prévôt
de prêter main-forte pour exécuter une ordonnance de l'intendant contre
un habitant, refusent ainsi de marcher, disant que les officiers de milice
leur ont défendu, sous peine de les faire pourrir à la barre, d'obéir a
leur prévôt avant que celui-ci ait pris les ordres des officiers (Lettre de-
M. Maillart, intendant, 24 août 1740. Ibid., vol. LXV). M. de la Cha-
pelle, intendant, rapporte que le marquis de Fayet, gouverneur, « a
coutume de dire à ceux qui s'adressent à lui pour avoir exécution de
jugements : « Vous vous êtes pourvu en justice. Eh bien! allez dire au
« juge qu'il vous fasse payer! » (Lettre de M. de la Chapelle, 28 juillet
1737. Ibid., vol. XLV1.)
3. Lettre de M. de Clugny, intendant, du Cap, 25 décembre 1760 (Ibid-,
vol. CVII). L'année suivante, le même M. de Clugny constate que « les
commandants militaires se sont arrogé le droit de rendre contre les

LA NOBLESSE FRANÇAISE A SAINT-DOMINGUE
115
exiger que les huissiers n'instrumentent point sans leur
autorisation 1 !
Que l'on proteste tant que l'on voudra contre d'aussi
exorbitants privilèges dans l'ordre militaire, administra-
tif ou judiciaire ! Ils existent, et il se trouve des voix
assez hardies et courageuses pour ne pas craindre de les
justifier auprès du pouvoir même. Oui, écrit le gouver-
neur Bart, en 1761, oui, « une branche de l'autorité est
entre les mains du militaire ; c'est une suite de l'origine
et de l'établissement de la colonie; c'est une nécessité
même, eu égard à son état actuel. 8.000 blancs en tout,
capables de porter les armes, sont disposés le long
d'une côte qui a plus de 300 lieues de circuit. Près de
200.000 noirs, leurs esclaves et leurs ennemis, ou qui
peuvent le devenir, sont autour d'eux le jour et la nuit.
Il est donc nécessaire que ces 8.000 blancs2 soient
armés et leurs armes sont encore bien faibles contre la
trahison de leurs esclaves, qui peut rendre les femmes
et les enfants même autant à craindre que les plus forts
d'entre eux. Ces 8.000 blancs ainsi répandus ne sont
point des hommes nés dans le pays, retenus par le lien
de la patrie et du sang. Ce sont des hommes que l'inté-
rêt a appelés de diverses parts. Ces hommes ainsi
débiteurs des ordonnances de payer, sous peine de prison, dans le cas
où la loi ne donne aux créanciers d'action que sur les biens, et souvent
au Préjudice des compensations légitimes que les débiteurs pouvoient
avoir à opposer » (Lettre du même, du Port-au-Prince, 16 juillet 1761.
Ibid., vol. CVIII).
Mémoire du Roi au marquis de Fayet, du 2 août 1735 (lbid.,
vol. XLII).
2. je n'aj pas trouvé, à cette date de 1761, de recensement de Saint-
Domingue me permettant de contrôler les chiffres donnés par Bart.
fais voici deux dénombrements de 1753 et de 1775 qui s'accordent bien
peu près avec ces chiffres et montrent dans quelles notables propor-

116
SAINT-DOMINGUE
armés ne sont point dans des villes et des bourgs et
bourgades, où la nombreuse société fasse la sûreté réci-
proque, où des juges attentifs exercent une police
exacte. Ils habitent au contraire çà et là, et y vivroient
dans une espèce d'indépendance funeste à la société et
à l'État même, si des rameaux de cette autorité mili-
taire ne se subdivisoient pour s'étendre partout et y por-
ter le principe de la subordination qui maintient tout
dans l'ordre. Chaque petit quartier reconnoît donc un
lions s'accroît vers ce temps la population de Saint-Domingue, la popu-
lation noire surtout.
Recensement do 1753 (joint à la lettre de M. de Lalanne, du 7 octo-
bre 1754. Ibid., vol. XCV) :
Villes et bourgs
38
Eglises
45
Hôpitaux
10
Prêtres
60
Hommes portant armes
4,639
Garçons portant armes
1,853
Garçons au-dessous de douze ans
1,695
Femmes mariées et veuves
2,314
Filles à marier
774
Filles au-dessous de douze ans
1,524
Mulâtres et nègres libres portant armes
1,332
Mulâtres et nègres libres au-dessous de douze ans
1,009
Mulâtresses et négresses libres mariées et veuves
1,587
Mulâtresses et négresses libres au-dessous de douze ans ....
804
Nègres esclaves
76,895
Négresses esclaves
50,891
Négrillons
19,713
Négrilles
17,360
Recensement de 1775 (Ibid., vol. CXLIV) :
Hommes portant les armes
7,912
Femmes mariées ou veuves
3,428
Garçons portant armes
1,519
Garçons au-dessous de douze ans
1,735
Filles à marier
1,562
Filles au-dessous de douze ans
1,442
Blancs à gages
2,840
Mulâtres et nègres libres. . . . ■ •
3,219
Mulâtresses et négresses libres
2,678
Nègres
119,832
Négresses
91,242
Négrillons
27,177
Négrilles
23,220

LA NOBLESSE FRANÇAISE A SAINT-DOMINGUE
117
chef dans le plus ancien capitaine de milices. C'est lui
qui distribue les ordres qui lui sont envoyés par le com-
mandement pour le Roy, pour les travaux publics, pour
la perception et le recouvrement des droits dus au Roy,
pour la police des habitans en cas de rixes et de diffé-
rends entre eux, pour la discipline des esclaves, pour le
service militaire en temps de paix comme en temps de
guerre. Ces petites puissances se partagent le soin de
veiller et rendent exactement compte des moindres
ordres qu'ils donnent. Ils ne s'immiscent point tant
qu'on le dit dans les affaires civiles, à moins qu'ils ne
reçoivent de leurs supérieurs quelques ordres pour pro-
curer l'exécution des jugemens. Les procès vont leur
train, sans qu'ils s'en meslent autant qu'on veut. Mais
il n'en est pas de même des rixes et voies de fait. Ils les
arrêtent, et il est aisé de juger combien leur entremise
est utile dans un pays où tout blanc est armé et doit
l'être, où l'on parcourt 30 lieues sans trouver ni siège
de juridiction ni juge pour veiller à quelque police que
ce puisse être1. »
Croirait-on cette page, où sont si fermement déduites
les raisons de « la supériorité exécrée du militaire »,
croirait-on cette page écrite en 1761 ? En nous exposant
le rôle en apparence si modeste du capitaine de milices,
ne nous décrit-elle pas en réalité un ordre de choses,
dont on n'a plus idée en France, et qui fut pourtant
l' ordre de choses établi au plus beau temps de la monar-
chie, au temps de cette monarchie tempérée qui, s'ap-
puyant sur la noblesse comme sur son plus ferme
1. Lettre de Philippe-François Bart, capitaine des vaisseaux du Roi,
gouverneur, du Port-au-Prince, 44 septembre 1761 (Ibid., vol. CIX).

118
SAINT-DOMINGUE
soutien, avait la noblesse pour la représenter dans la
moindre paroisse du royaume, où le seigneur de
village était vraiment le plus sûr auxiliaire d'un gou-
vernement qui, respectueux d'un long passé, ne croyait
pouvoir confier à des mains plus dignes et plus pater-
nelles la tâche de gouverner sous lui? Et si cet ordre
de choses, si glorieux pour l'aristocratie, et qui doit
lui rester si cher, survit encore ou, pour mieux dire,
ressuscite à Saint-Domingue au XVIIIe siècle, alors
qu'il n'est plus qu'un vain souvenir dans la mère
patrie, peut-on s'étonner que les gentilshommes de
France aient entrevu, ainsi que je le disais, dans l'émi-
gration comme une prolongation possible d'un genre
de vie, d'un rôle social, d'une influence politique
disparus et regrettés, et que ces gentilshommes aient
été nos meilleurs et nos plus vaillants colonisateurs?
Encore une fois, c'est avant tout son indépendance, son
indépendance perdue, qu'instinctivement la noblesse
française tenta de retrouver aux colonies, et du mou-
vement d'expansion de cette noblesse au XVIIIe siècle,
ces causes profondes méritaient peut-être d'être rappe-
lées.
De même, cependant, que l'influence politique, dont
elle avait joui autrefois en France, avait valu à l'aris-
tocratie une autorité morale incontestable, de même la
situation qu'elle sut de bonne heure se créer à Saint-
Domingue devait lui attirer dans la colonie une considé-
ration particulière et lui permettre de prendre peu à peu
sur le monde qui l'entourait le plus heureux ascendant.
Je le disais tout à l'heure, et l'on doit maintenant plus
aisément s'en convaincre, cette noblesse de France

LA NOBLESSE FRANÇAISE A SAINT-DOMINGUE
119
unie, disciplinée, traditionnelle, ne pouvait manquer
de devenir un élément d'ordre et de civilisation. Cela,
un gouverneur, M. de Larnage, le devina de bonne
heure. Exposant au ministre, en 1746, les raisons qui
l'engageront toujours, dit-il, à favoriser les projets
d'établissement des officiers dans l'île, soit qu'ils deman-
dent à servir dans les quartiers où ils possèdent des
biens, soit qu'ils sollicitent leur passage des troupes
réglées dans la milice, on ne saurait trop, en effet,
ajoute-t-il, encourager pareils desseins, car « ces offi-
ciers, qui restent dans le pays, y forment vraiment un
levain d'habitans de meilleure estoffe que celle de nos
premiers et vénérables auteurs 1 ». Un levain, aucune
expression ne pouvait être plus heureusement choisie
pour exprimer quel ferment était nécessaire à la trans-
formation de la masse sans cohésion qu'était encore, à
cette date de 1746, la population de Saint-Domingue.
C'est la même idée qu'exprimait, moins fortement, un
certain Barthou, ancien procureur du roi au Cap, qui
constatait, en un mémoire daté de 1764, que « la quan-
tité de personnes comme il faut passées depuis quelques
années à Saint-Domingue avoit singulièrement policé le
pays 2 ». Et si l'on doutait de la valeur de ces témoi-
gnages, aux singuliers types que j'ai esquissés tout à
l'heure il suffirait d'en opposer quelques-uns empruntés
à notre noblesse d'outre-mer pour comprendre quels
modèles les uns purent être pour les autres. Parmi tant
de gentilshommes transplantés à Saint-Domingue, il
1. Lettre de M. de Larnage, du Petit-Goave, 6 mars 1746 (Ibid.,
vol. LXIX).
2. Ibid., vol. CXX.

120
SAINT-DOMINGUE
est vraiment des figures du plus admirable relief. Voici,
au premier rang, M. Jean-Joseph de Paty, né en 1666,
simple lieutenant d'infanterie en 1695, mais que, dès
cette année, met hors de pair sa belle défense du Port-
de-Paix contre les Espagnols 1. La poitrine traversée
d'un coup de feu, jetant le sang à pleine bouche, il est
fait prisonnier par les ennemis et mérite ce magnifique
éloge de Du Casse : « Je racheterois le sieur de Paty
de mon sang et de trois années de mes travaux, car cet
officier a combattu comme un héros 2. » Dans les fonc-
tions qui lui sont ensuite confiées de gouverneur du
Petit-Goave, de commandant des parties de l'ouest et du
sud, dans celles de gouverneur particulier de Léogane,
puis de lieutenant au gouvernement général, Paty se
montre d'ailleurs administrateur aussi habile et zélé
qu'il avait été soldat courageux. On a pu s'en rendre
compte partant d'extraits de lettres de lui que j'ai cités3.
— De la même génération et de la même école est
M. Pierre de Charritte, né vers 1658, garde-marine en
1683, enseigne en 1689, lieutenant en 1693, honoré de
la croix de Saint-Louis en 1698, lieutenant de roi, puis
gouverneur particulier au Cap de 1701 à 1716, entre
temps gouverneur général intérimaire, enfin lieutenant
au gouvernement général1. Singulière physionomie que
1. Charlevoix, Op. cit., t. IV, p. 62-75, et Moreau de Saint-Méry.
Historique de Saint-Domingue (A. M. C, F3, 166).
2. Lettre de Du Casse, du 30 août 1695 (A. M. C, Corr. gén.. Saint-
Domingue, C9, vol. III).
3. II mourut le 17 octobre 1723. Voir plusieurs lettres de lui dans les
volumes V, VI, VIII, IX, XV, XVIII de la Correspondance générale, et cf.
Moreau de Saint-Méry, Lois...., t. 1, p. 646, 652. 656, 662; t. Il, p. 267.
268, 295-296, 299, 348, 439 et passim; t. III, p. 64.

4. Il mourut au Cap, le 16 octobre 1720 (Lettre de M. de Sorel, du

LA NOBLESSE FRANÇAISE A SAINT-DOMINGUE
121
celle de ce gentilhomme biscayen, auquel une mâchoire
emportée à la guerre donne une expression farouche,
et ne permet d'absorber que des aliments liquides,
connu dans la colonie pour sa haine des gens de justice
et des « procureurs 1 », qui lui fait proposer sans ambages
à la Cour la suppression du Conseil du Cap 2 et généra-
lement de tous les tribunaux civils, mais dont on n'ose
blâmer la franchise, eu égard aux services qu'il rend
sur la frontière espagnole. — Je pourrais citer encore
M. Etienne de Chastenoye, qui, venu à Saint-Domingue
en 1697, y sert sans interruption jusqu'en 1749, notam-
ment comme lieutenant de roi. puis gouverneur parti-
culier au Cap, trois fois gouverneur intérimaire, en
1732, 1737 et 1746, « méritant partout, au cours de sa
longue carrière, le respect des officiers et la confiance
des habitans 3 » ; mais il me tarde d'arriver à la plus
13 novembre 1720. A. M. G., Corr. gén., Saint-Domingue, C1', vol. XVIII).
Voir des lettres de lui dans les vol. V, VI, VII, VIII, IX, XII. et cf.
Moreau de Saint-Méry, Op cit., t. II, p. 45. 81, 241, 273-276, 300-307,
300-311, 318, 323 ; t. III. p. 284 et Moreau de Saint-Méry, Notes histo-
riques sur Saint-Domingue
(A. M. G., F3, 132, p. 235). Cf. Dufau de Malu-
quer, Armorial de Béarn, t. I, p. 168-169.
1. Se plaignant du sieur Vincent, procureur général au Conseil du
Cap, qui a empiété sur ses fonctions : « Que je ne le trouve plus sur
mon chemin, écrit-il. endossé avec sa robe rouge !.... Jamais le tro-
pique n'a fait tourner de cervelle de la force qu'est la sienne ! » (Lettre
du 20 janvier 1702. Corr. gén., Saint-Domingue, vol. VI.)
2. Rapport do M. de Charritte, du 20 août 1712 (Ibid., vol. IX).
3. Voir des lettres de M. Etienne Cochart. seigneur de Chastenoye,
dans les vol. XXXVI. XLVII, LXVI, LX1X, LXXI1 de la Corr. gén. de
Saint-Domingue, et cf. sur lui, Moreau de Saint-Méry, Op. cit., t. Il,
p. 585 ; t. III, p. 96 et suiv., 101, 127, 133, 156, 201, 378, 381, 394, 415,
436, 457, 470, 480. Il se démit de ses fonctions en faveur de son fils,
Achille Cochart, marquis de Chastenoye, qui fut nommé gouverneur du
Up le 1er novembre 1749 (Ibid., t. III, p. 890). Ce dernier épousa, en
1750, Anne-Charlotte Le Tonnelier de Breteuil (Ibid., t. IV, p. 3, et Archi-
ves départementales de Seine-et-Oise, série L 1 m. carton 435). Voir, sur
lui, Moreau de Saint-Méry, Ibid., t. IV, p. 208, 231.

122
SAINT-DOMINGUE
curieuse sans contredit et la plus caractéristique ligure
de ces temps héroïques de la colonie, celle de M. Jean-
Joseph de Brach, qui se trouve à un moment le doyen,
non seulement des officiers, mais de tous les habitants,
puisque, né vers 1660, entré au service comme garde-
marine en 1680, débarqué à Saint-Domingue aux der-
nières années du XVIIe siècle 1, il y meurt seulement en
1755, presque centenaire, sans qu'il paraisse l'avoir
jamais quitté. D'abord lieutenant de roi à Léogane, puis
gouverneur de Saint-Louis, il ne se retire du service
qu'en 1745, à quatre-vingt-cinq ans -, et on le voit en
1749 encore présider le conseil de guerre chargé de
juger l'affaire du fort Saint-Louis. Figure des vieux
temps que ce gentilhomme ardent, ombrageux et bouil-
lant, mais plein d'honneur, de franchise et de loyauté.
On l'accuse « de mener dans son quartier le monde à
coups de canne et de fouet », et il ne croit pas devoir
s'en disculper3. Aussi ferme d'ailleurs vis-à-vis de ses
chefs que de ses subordonnés, il resta longtemps célèbre
dans la colonie par ses démêlés avec M. de Galliflet. En
1702, M. de Galliflet ordonne à M. de Brach de quitter
sur-le-champ Léogane pour se rendre au Port-de-Paix 4.
L'autre ne se presse pas d'obéir, alléguant le règlement
de ses affaires personnelles. Nouvelle lettre de Galliffet
lui enjoignant de tout abandonner. Cette lettre vaut au
t. Lettre de M. de Brach, de Saint-Louis, du 4 mars 1735 (A. M. C,
Corr. gén., Saint-Domingue, vol. XLII).
2. Lettre de M. de Laporte-Lalanne, intendant, du Port-au-Prince, 20 dé-
cembre 1755 (Ibid., vol. XCVIII).
3. Lettre de M. de Galliflet, de Léogane, le 30 août 1702 (Ibid., vol.
VI).
4. Ibid.

LA NOBLESSE FRANÇAISE A SAINT-DOMINGUE
123
gouverneur, dont on suspecte les origines, la nerveuse
et jolie réponse que voici. Oui, M. de Brach a reçu
Tordre de quitter Léogane. «Mais, ajoute-t-il, vous vous
êtes trompé, Monsieur, si vous m'avés cru party. On ne
peut pas régler les affaires dans un jour... Je suis hon-
nête homme; ainsy, Monsieur, je ne veux emporter le
bien d'autruy... Si j'étois le fils d'un juif ou le petit-fils,
j'aurois toujours mes coffres pleins, comme ces gens-
là ont ordinairement de rapine et d'usure. Mais comme
je suis le fils d'un honnête homme, je retire ce qui m'est
deu pour payer ce que je dois 1. » Que celui qui parlait
ainsi à un gouverneur ne se gênât pas pour déclarer
qu'il n'avait pas « connu un intendant ou un commis-
saire qui ne fust un voleur à pendre 2 », personne
ne s'en étonnera. On lui passe d'ailleurs ses boutades,
se rappelant les services qu'il a rendus à la colonie
naissante, et connaissant son caractère resté si vif qu'à
soixante et onze ans, au sortir d'un repas sans doute
trop plantureux, il offre le combat à un officier « qui lui
a crotté sa chemise » à table 3. Retiré dans les dernières
années de sa vie sur sa plantation, ii monte chaque
matin à cheval pour visiter ses cultures et ordonne lui-
même tous ses travaux4, réalisant ainsi mieux que per-
». Lettre de M. de Brach à M. de Galliflet, du 5 septembre 1702
2. Lettre de M. de Chastenoye, du Cap, 12 mai 1732 (Ibid., vol.
XXXVI).
3. Ibid.
4.
« Il avoit poussé sa carrière jusqu'à cet âge de cent cinq ans (sic),
écrit l'intendant Lalanne, sans essuyer la plus légère infirmité, et l'on
peut dire que sa bonne santé fût le fruit de sa continence ni celui
du ménagement. Il jouissoit depuis cinquante ans de sa fortune, et
depuis ce temps il ne s'étoit rien refusé. » (Lettre de M. de Lalanne, du
Port-au-Prince, 30 décembre 1755. Ibid., vol. XCVIII). Le vieillard se

124
SAINT-DOMINGUE
sonne le type de ces gentilshommes campagnards des
anciens temps de la France, dont j'évoquais plus haut
le souvenir.
Et ces témoins des premiers âges de la colonie ont
d'honorables successeurs, sinon toujours héritiers de
leur impétueux courage, de leur fougueuse ardeur,
continuateurs au moins de leurs traditions d'honneur,
de lovalisme, de dévouement au pays. En 1717, MM. de
Châteaumorand et Million se plaisent à rendre les meil-
leurs « témoignages de la conduite du sieur du Bois,
colonel de milices, commandant du quartier du Cul-de-
Sac, qui termine amiablement les différends des uns et
des autres, et se comporte avec beaucoup de prudence
et de modération. D'autre part, le sieur de Yernon, le
plus ancien habitant du même quartier, qui s'y est établi
le premier et y a attiré quantité de garçons par les
avances qu'il leur a faites, est un père de colonie en
vénération par son grand âge et en estime dans tout le
pays. Il a une nombreuse famille bien établie :
« MM. de Santo-Domingo, major de la Salle, capitaine
réformé, et de Fontenille ont épousé ses trois filles 1 ».
« Dans le quartier voisin du Cap, où il commande, écrit
tua bien malencontreusement en tombant d'une chaise où il était monté
pour prendre un livre dans sa bibliothèque. Mais il semble que Lalanne
exagère en lui donnant cent cinq ans. Larnage écrivait qu'il avait qua-
tre-vingts ans en 1741, et lui-même constatait en 1735 qu'il avait com-
mencé à servir en 1680 (Lettre de M. de Brach, de Saint-Louis, 4 mars
1735. Ibid., vol. XLII). Il serait né. d'après cela, vers 1660. Voir des
lettres de lui dans les volumes V, VI, XLII de la Corr. gén. de Saint-
Domingue, et cf. sur lui, Moreau de Saint-Méry, Lois...., t. I. p. 642-
644, 652, 656, 663, 666, 686-688, 602 ; t. II, p. 66, 108, 131, 162-164, 206,
430 : t. HI, p. 444.
1. Lettre de MM. de Châteaumorand et Mithon, du 1er septembre 1717
(A. M. C, Corr. gén., Saint-Domingue, 2e série, carton IV).

LA NOBLESSE FRANÇAISE A SAINT-DOMINGUE
123
M. de Chastenoye, en 1732, M. du Castaing, capitaine
de cavalerie, s'y comporte comme pourroit faire un des
meilleurs officiers majors, y maintenant la paix, le bon
ordre et accommodant bien des discussions ; actif, vigi-
lant à exécuter les ordres qu'on lui envoie et sachant se
faire obéir ; vivant d'ailleurs très honorablement, ayant
toujours défrayé tous les officiers et partie des habitans
de son quartier, particulièrement les malaisés, quand il
a esté question de détachemens, où il est toujours des
premiers, et de marcher sur la frontière 1.» Et voici
enfin l'éloge qu'en 1761, M. Bart, gouverneur géné-
ral, fait du sieur Alexandre d'Hanache, « capitaine de
cavalerie du quartier des Gonaïves, dont il a eu précé-
demment le détail en qualité d'aide-major des milices ».
« C'est, dit-il, un très bon gentilhomme, qui est dans
le pays depuis plus de trente-cinq ans. Il est parvenu,
par la culture de sa terre et ses travaux, à se procurer
une fortune honnête. Mais l'usage généreux qu'il en fait
journellement depuis vingt ans, en la sacrifiant au
public, la restreint à ne pouvoir suffire qu'à peine au
soutien d'une famille composée de plusieurs enfans dont
les aînés sont déjà au service. Le bien du sieur d'Ha-
nache est en effet situé sur le passage de communication
du Cap avec les parties de l'ouest et du sud, dans un
lieu où le dernier aventurier aussi bien que les chefs de
la colonie ne peuvent passer sans devenir ses obligés,
par les secours de toute espèce que l'on ne peut recevoir
que de lui et qui sont indispensables pour franchir un
défilé long, pénible, impraticable. Ces secours sont le
t. Lettre de M. de Chastenoye, du Cap, du 27 juin 1732 (A. M. C,
Saint-Domingue, C8, vol. XXXVI).

126
SAINT-DOMINGUE
gîte, la table, les chaises, les chevaux de selle, les che-
vaux de charge et les nègres pour la conduite, que ce
bon gentilhomme met sans compter à la disposition de
tous 1 ».
Que tant d'exemples de courage, d'honneur, de fierté,
de désintéressement, n'aient point produit leur effet dans
le monde, si étrange qu'il fût, de Saint-Domingue, il serait
difficile de le prétendre. Chose curieuse, la question se
posa d'ailleurs dans la colonie même en 1762. Dans un
curieux débat, engagé à cette date, entre le Conseil
supérieur du Port-au-Prince et François Bart, gouver-
neur général, les deux parties exposaient, en de longs
mémoires, et parmi beaucoup d'autres choses, les évé-
nements qui, à leur avis, « avoient peu à peu changé
la face do la colonie, fait disparaître la rouille des pre-
miers temps, s'adoucir les mœurs, les hommes se poli-
cér et, perdant les usages licencieux de leurs origines,
en perdre jusqu'au souvenir ». Mais, chacun attribuant
ces résultats à des causes bien différentes, l'un, le Con-
seil, déclarait que la métamorphose des anciens flibustiers
en un « peuple d'élite », était due avant tout à la haute
et bienfaisante autorité des Conseils supérieurs, des
sièges royaux, de la « glorieuse » magistrature de Saint-
Domingue, en un mot2 ; l'autre, le gouverneur, soute-
nait que, s'il y avait eu amélioration, il était plus que
présomptueux d'en faire honneur au seul ascen-
dant du corps judiciaire, qu'elle se rattachait à bien
1. Lettre de Philippe-François Bart, du Port-au-Prince, 28 août 1761
(Ibid., vol. CIX).
2. Remontrances au Roi du Conseil supérieur du Port-au-Prince, 1761
(Ibid., vol. CXI).

LA NOBLESSE FRANÇAISE A SAINT-DOMINGUE
127
d'autres choses, en particulier à l'influence que l'élé-
ment militaire, c'est-à-dire les gentilshommes émigrés
de France, avait pris de bonne heure dans l'île. « Le
Conseil, écrivait M. Bart, fait à sa manière un parallèle
de la férocité des flibustiers, de la rusticité et simplicité
des premiers colons, avec le peuple d'élite qui compose
aujourd'hui la colonie de Saint-Domingue. Il fixe
l'époque de cette métamorphose au temps de rétablisse-
ment fait par Sa Majesté, en 1685, d'un Conseil souve-
rain et de quatre sièges royaux. Mais quel est l'écrivain
assez peu judicieux pour attribuer le changement dans les
mœurs à l'établissement des tribunaux, assez ignorant
de l'histoire pour n'avoir pas eu lieu de reconnaître que
c'est à la puissance d'un peuple, à la richesse publique
et particulière, à l'exemple de ceux qui sont à la tête du
gouvernement, à l'augmentation de son commerce, à la
communication avec la métropole, que cette civilisation
et cet adoucissement des mœurs sont dus... Quelques-uns
des juges, devenus riches habitans, ont pu, il est vrai,
contribuer à cette civilisation... Mais en supposant
qu'ils aient donné quelques exemples de belles mœurs,
ils avoient, dans ces exemples, été précédés de bien loin
par les officiers militaires qui ont gouverné la colonie
et manié toutes les parties de son administration plus de
trente ans auparavant qu'il y eût aucun tribunal éta-
bli 1. »
Est-il vraiment possible, je le demande, d'indiquer
plus précisément et plus finement le rôle de la noblesse
dans la formation de la société française à Saint-
1. Réponse de M. Bart aux remontrances du Conseil, 27 janvier 1762

128
SAINT-DOMINGUE
Domingue, de cette noblesse autour de laquelle se grou-
pèrent peu à peu, sans doute, pour faire corps avec
elle, tous ceux que les sentiments, sinon la naissance,
en rapprochaient, mais qui fut toujours le modèle auquel
tint à honneur de se conformer la meilleure partie et la
plus saine de la population, et qui, à Saint-Domingue
aussi bien qu'ailleurs, doit être considérée comme l'agent
le plus actif de la civilisation française; de cette noblesse
dont l'influence morale fut si indéniable que la qualité
de gentilhomme en arriva à devenir, aux îles, le syno-
nyme du titre d'honnête homme 1; de cette noblesse,
enfin, dont le rôle eût pu être bien plus fécond si, dans
un stupide aveuglement, la monarchie n'avait adopté
à son égard la plus déplorable politique, et engagé
contre elle la lutte la plus néfaste.
II
Que le pouvoir ait dû être heureux de trouver dans
l'aristocratie d'outre-mer non-seulement un auxiliaire
actif et énergique dans le gouvernement militaire et
administratif de la colonie de Saint-Domingue, mais
aussi une force capable d'imposer à la population de
hasard qui s'y trouvait groupée l'esprit et les sentiments
qui lui manquaient, c'est ce qu'il semblerait à peine
nécessaire de dire. Il n'en fut rien cependant, et autant
la politique coloniale de l'ancienne monarchie avait été,
1. C'est de là, au reste, et non d'ailleurs que viennent, je crois, les
prétentions bien connues des colons à être tous gentilshommes.

LA NOBLESSE FRANÇAISE A SAINT-DOMINGUE
129
comme je le remarquais, avisée et prévoyante dans la
poursuite de son plan de peuplement, autant elle parut
frappée de cécité quand, s'offrant à elle le meilleur ins-
trument qu'elle pût souhaiter pour parachever son
œuvre, elle le repoussa et le brisa. Entre les deux
sociétés qui s'étaient formées à Saint-Domingue, l'une
composite agglomérat des éléments les plus hétéro-
gènes, l'autre bloc solide et cohérent, la protection, les
faveurs, les encouragements de l'État semblaient devoir
être nécessairement acquis à la seconde. A quoi s'ap-
plique l'État pourtant? A abaisser, à ruiner l'influence
de ces gentilshommes qui l'eussent si puissamment
secondé. Avec un implacable acharnement, il va jus-
qu'à s'allier contre eux à la partie la plus basse de la
population ; et l'on essaierait vainement de s'expliquer
cette attitude, si l'on ne reconnaissait bientôt qu'il n'y
a là qu'un épisode, non certes le moins émouvant, de
cette lutte acharnée que si imprudemment la monarchie
mena contre la noblesse pendant plus de cent cinquante
ans. A un siècle de distance, en plein XVIIIe siècle, et
comme en raccourci et en ramassé, l'histoire intérieure
des colonies, et tout particulièrement celle de Saint-
Domingue, nous offre la continuation de ce combat sans
merci d'où la monarchie était sortie triomphante dès la
fin du XVIIe siècle sur le continent, dont elle devait sortir
triomphante encore à Saint-Domingue, mais pour
mourir, ici et là, de son triomphe.
De bonne heure, à Saint-Domingue, s'éveilla la mé-
fiance du pouvoir vis-à-vis des gentilshommes. Elle se
manifeste officiellement dès 1719 par l'ordonnance inter-
disant aux officiers de l'état-major « de faire désormais
9

130
SAINT-DOMINGUE
aucune habitation dans la colonie 1 », mesure dont ce que
j'ai dit plus haut des avantages que leur vaut leur situa-
tion d'habitants permet facilement d'apprécier la portée
pour ces officiers 2. G'était, en réalité, ruiner leur crédit
matériel,
car en les réduisant à vivre de leurs appoin-
tements, on devait les forcer à contracter des dettes infi-
nies, — mais leur autorité morale aussi. « En France,
remarque très finement, à ce propos, M. de Sorel, gouver-
neur en 1720, les biens et fonds de terre ne mettent point
les gentilshommes en concurrence avec les paysans », car
sur ces derniers, les nobles, même sans possessions ter-
ritoriales, gardent toujours le prestige de leur nom. Dans
ce monde de Saint-Domingue au contraire, où l'estime
et la considération vont beaucoup plus à la fortune qu'à
la naissance et aux titres, la pauvreté est une cause de
mépris, la richesse conférant à peu près seule, aux yeux
de beaucoup, l'autorité et le pouvoir3. C'en est assez pour
faire comprendre l'accueil réservé dans la colonie à cet
inique et maladroit règlement qui, d'ailleurs, ne paraît
pas avoir pu être sérieusement appliqué, puisque, trois
ans après sa promulgation, l'intendant Montholon, cho-
qué « du luxe de messieurs les officiers », insistait
infructueusement pour qu'il fût remis en vigueur4.
1. Ordonnance du Roi, du 7 novembre 1719 (Moreau de Saint-Méry,
Lois et constitutions...., t. Il, p. 655-656).
2. En 1720, M. de Paty proteste ainsi contre l'obligation qu'on lui
impose de vendre son bien et déclare qu'il renoncera plutôt à ses
fonctions de lieutenant de roi : « Je me suis si fort acquis l'estime géné-
rale des peuples, écrit-il fièrement, que je n'ai pas besoin de la dignité
de gouverneur pour la conserver. » (Lettre de M. de Paty, de Léogane,
8 juillet 1720. A. M. C, Corr. gén., Saint-Domingue, C9, vol. XVIII).
3. Lettre de M. de Sorel, du 24 juillet 1720 (Ibid., vol. XVII).
i. Lettre de M. de Montholon, du Petit-Goave, 12 septembre 1723
(Ibid., vol. XXII).

LA NOBLESSE FRANÇAISE A
SAINT-DOMINGUE
131
Mais déjà des projets plus dangereux se préparaient
contre l'élément militaire et une lutte plus générale
s'organisait, lutte tout à fait semblable à celle dont le
royaume avait été naguère le témoin, alors que, systé-
matiquement écartée des affaires par les fonctionnaires
civils de tout ordre auxquels la monarchie donnait
désormais sa confiance, la noblesse d'épée s'était trouvée
réduite à l'impuissance. On a bien souvent rappelé et
raconté les interminables débats qui s'élevèrent aux
colonies entre gouverneurs et intendants, entre fonc-
tionnaires civils et militaires, mais l'on n'a pas assez
pris garde, je crois, en les exposant, qu'on assistait là
à l'exécution du môme plan qui déjà était réalisé en
France : la subordination raisonnée de la noblesse au
pouvoir central et à ses agents.
Dès qu'un intendant est établi à Saint-Domingue,
c'est-à-dire dès le commencement du XVIIIe siècle, on
peut dire que le duel est engagé. Dès lors on entend
les nouveaux porte-paroles de la royauté revendiquer
âprement leurs droits, empressés à signaler les moindres
défaillances, les plus insignifiants abus de pouvoir de
leurs rivaux, « les messieurs de l'état-major ». Contre
eux, ce sont perpétuelles doléances. « Ils regardent,
écrit l'intendant Duclos en 173G, ils regardent la colonie
comme une place de guerre et les habitans comme des
soldats qui n'ont d'ordre à recevoir que d'eux seuls 1. »
Or s'il se peut, renchérit La Chapelle, successeur de
Duclos, que « cette dureté du gouvernement militaire
ait esté bonne et mesme nécessaire dans les commence-
1. Lettre de M. Duclos, intendant, du 19 avril 1736 (Ibid., vol.
XLIII).

132
SAINT-DOMINGUE
mens », elle n'a plus aujourd'hui de raison d'etre. Mais
ces « messieurs veulent toujours rester maistres de
toutes les affaires 1 ». Aussi rien ne leur répugne davan-
tage « que de reconnoitre l'autorité d'un intendant, et
ils regardent comme humiliant pour eux qu'il leur soit
par lui ordonné quelque chose... Ils pensent aussi tou-
jours que de leur oster la connoissance des affaires
civiles et contentieuses qu'ils prennent chacun dans leur
commandement, c'est leur oster le crédit et la considé-
ration dans laquelle ils prétendent que le bien du service
exige qu'on les maintienne2 ». « Cependant, ajoute
l'intendant Maillart, le Roy ne sauroit jamais être bien
servi dans ce pays si l'autorité des intendans et la
dignité, ainsi que la supériorité de leur fonction, n'est
généralement reconnue et maintenue dans toute son
étendue '. »
Puis ce sont griefs particuliers. Protestations d'abord
contre l'entrée et la voix délibérative accordées dans
les Conseils supérieurs aux officiers de l'état-major.
Que ce privilège soit laissé au gouverneur général
et aux gouverneurs particuliers, passe encore ! Mais
qu'on l'enlève aux deux lieutenants de roi et aux
deux majors qui en jouissent, « car ces messieurs, qui
ont toujours été attachés au service militaire, n'ont nv
étude ny expérience pour l'administration de la justice4 » !
1. Lettre de M. de la Chapelle, intendant, du 25 octobre 1736 (Ibid.,
vol. XLIV).
2. Lettre de M. Maillart, intendant, du Petit-Goave, 17 mars 1743 (Ibid.,
vol. LX1).
3. Lettre du même, 20 juillet 1745 (Ibid., vol. LXVI).
4. Lettre de M. de Montholon, intendant, du Petit-Goave, 31 mai 1725
(Ibid., vol. XXV).

LA NOBLESSE FRANÇAISE A SAINT-DOMINGUE
133
Ont-ils plus de droits à exercer la police, la petite police,
au moins, c'est-à-dire tout ce qui concerne les rixes, les
querelles, les cabarets, les réparations des rues, les
femmes de mauvaise vie, les marchés? Evidemment
non, car la « police particulière doit être confiée aux
juges ordinaires sous l'inspection de l'intendant1 ». Ces
juges, on les met, d'ailleurs, dans l'impossibilité de
remplir même leur charge de justice, « obligés qu'ils
sont de renvoyer les parties qui s'adressent à eux par-
devant les officiers majors, lorsque, sur la demande de
la partie adverse, ces messieurs ont pris connaissance
d'une affaire, ou s'ils ne le faisoient pas, de s'exposer
aux traitemens les plus durs, à des citations au Petit-
Goave qui les ruinent, et à mille indignités2 ».
Plus violentes encore, on le devine, sont les dénoncia-
tions des sous-ordres. « M. Buttet, major au Fort-Dau-
phin, écrit un certain Croisœuil, juge du même quartier,
M. Buttet m'a dit cent fois qu'il avoit icy la mesme auto-
rité que M. le général, que tout y résidoit en luy, que
1. Lettre de M. Duclos, intendant, du 19 avril 1736 (Ibid., vol.XLIII),
et lettres de M. de Lalanne, intendant, du Port-au-Prince, du 27 mars
et du 7 octobre 1754 (Ibid., vol. XCV).
2. Lettre de M. de la Chapelle, intendant, du 22 octobre 1736 (Ibid.,
vol. XLIV). — Le principe, expose aigrement La Chapelle, est que les
officiers peuvent être amiables compositeurs des contestations qui sur-
gissent entre habitants, mais seulement du consentement des deux
parties. Or, ajoute-t-il, voici comment les choses se passent : « Une des
Parties s'adresse d'abord à un officier de milice, lequel rend son ordon-
nance Si la partie adverse ne veut point y acquiescer, il lui est ordonné
de se rendre devant l'officier major commandant, sous peine de déso-
béissance. Refuse-t-elle de s'y rendre dans le moment ? Elle y est
traînée par les archers, et là le jugement préparatoire est de passer
Plusieurs jours en prison. De là, sur la plainte portée par l'offîcier-
major, cet homme est mandé au Petit-Goave, où souvent, sans être
écouté, il subit encore plusieurs jours de prison ; après quoi on lui dit
d'aller plaider tant qu'il voudra. » (Lettre de M. de la Chapelle, du
Petit-Goave. 18 avril 1736. Ibid., vol. XL1II.)

134
SAINT-DOMINGUE
tout y dépendoit souverainement de luy. qu'il pouvoit
tout ce qu'il vouloit. que les ordonnances du Roy, toutes
les loix et usages du royaume n'étoient point faits pour
les officiers majors de l'Amérique., qu'ils sont absolus
dans leurs commandemens, et que, s'ils en doivent
quelque compte, ils le rendent tel qu'ils le veulent1. »
Vers la même date, un sieur Le Mayeur, juge au Cap,
envoie, lui aussi, sa plainte au ministre contre « mes-
sieurs les officiers qui prétendent qu'il ne doit pas y
avoir, en ce pays, d'autre justice que la leur..., qui
disent que je ne suis juge que des matières dont ils veu-
lent bien me renvoyer la connoissance 2 ». Et les appro-
bations que donne le pouvoir à des Croisœuil, à des
Le Mayeur, ■— nous avons vu quelle sorte de gens
c'est là, — leur sont un encouragement. En 1735, un
mémoire du Roi enjoint au marquis de Fayet, gouver-
neur, d'avoir à réprimer les excès de pouvoir des lieu-
tenants de roi et officiers majors3. Nouveau mémoire
dans le même sens adressé à M. de Larnage, en 1738
Les intendants se sentent dès lors si bien soutenus qu'à
peine M. de la Chapelle dément-il le propos qu'on lui
prête que « le pouvoir ne veut désormais des gouver-
1. Plaintes de M. Barthélemy Croisœuil, juge au Fort-Dauphin, contre
les officiers des états-majors, et en particulier M. Buttet, 30 avril 1734
(Ibid., vol. XL). Cf. les arrêts du Conseil supérieur du Cap sur l'affaire
Croisœuil, des 3 janvier et 4 mai 1735, dans Moreau de Saint-Méry,
(Lois et constitutions...., t. III, p. 412-414.
2. Lettre de M. Le Mayeur, juge au Cap, à M. de Fayet, 14 mars 1735
A. M. C, Corr. gén., Saint-Domingue, G9, vol. XLII).
3. Mémoire du Roi au marquis de Fayet, 2 août 1735 (Moreau de
Saint-Méry, Lois...., t. III, p. 433).
4. Mémoire du Roi, du 30 septembre 1738, à MM. de Larnage et Mail-
lart (Corr. gén., vol. LVIII).

LA NOBLESSE FRANÇAISE A SAINT-DOMINGUE
135
neurs à Saint-Domingue que comme rois de théâtre 1 ».
Contre ces menées, ces empiétements, ces manœuvres,
nos gentilshommes, je dois le dire, se défendent bien,
bien mieux peut-être que ne l'avaient fait leurs ancêtres
en de pareilles circonstances. Ils voient clairement
d'abord à quoi veut en venir le pouvoir civil. « Autre-
fois, écrit M. de Fayet, dès 4 736, tout le détail do l'île
regardoit les gouverneurs, et insensiblement MM. les
intendans s'attribueront tout2 ; » et en 1750 encore,
M. de Conflans ne craint pas de dire que « toutes les
affaires doivent se traiter militairement dans la colo-
nie 3 ». Il faut voir d'ailleurs avec quel dédain gouver-
neurs et officiers traitent les intendants : M. de la
Rochalar, désignant dans sa correspondance officielle
elle-même l'intendant Montholon sous le nom méprisant
de « l'écrivain4 », et jurant que, si un intendant s'avisait
de faire une information secrète sur son compte, « comme
M. Mithon l'a fait sur le compte de M. de Choiseul », il
le ferait mettre au cachot3 ; M. de Fayet, déclarant
« qu'il estoit estonnant que les officiers vissent un
intendant à moins que ce ne fust pour manger, quand ils
n'en avoient pas ailleurs6 », « que toutes les lettres et
instructions de ces messieurs estoient des styles de
1. Lettre du marquis de Fayet, du Petit-Goave, 25 juillet 1737 (Ibid.,
vol.XLVI).
2. Lettre du même, 12 juin 1736 (Ibid., vol. XLIII).
3. Lettre de M. de Conflans, gouverneur, à M. de Vaudreuil, 9 juil-
let 1750 (Ibid., vol. LXXXIII).
i. Lettre de M. de la Rochalar, du 15 mai 1726 (Ibid,, vol. XXVI).
5. Lettre de M. de Montholon, du Petit-Goave, 10 janvier 1725 (Ibid..
vol. XXV).
6. Lettre de M. de la Chapelle, intendant, du 28 juillet 1737 (Ibid.,
vol. XLVI).

136
SAINT-DOMINGUE
bureau dont on prenoit et laissoit ce que l'on vouloit 1 »;
un simple major à Saint-Marc, M. de Champfleury,
prétendant que « l'intendant n'est même pas en droit
de faire mettre un habitant en prison - », et se vantant
publiquement une autre fois d'avoir traité M. Maillart
« comme un laquais3 ». Quant aux juges et autres fonc-
tionnaires civils, aux « commis », le militaire nourrit
pour eux le même mépris que pouvait avoir à l'égard
des gens de loi un gentilhomme du XVIe siècle. « Il
semble, écrit Du Casse, dès 1698, qu'on veuille faire de
l'Amérique un pays de chicane comme la Normandie ;
il l'eust pourtant fallu bannir comme une contagion,
car je ne vois dans la justice que rapine et intérêts sor-
dides 4. » Un de ses successeurs traite le lieutenant de
juge et le procureur du Roi de Saint-Louis « de gens
sans foy ni loy et de menteurs », et déclare que l'inten-
dant fait courir un grave danger à la colonie « en met-
tant, comme il le fait, toute l'île en procureurs 5 ». Au
sieur Dumesnil, procureur du Roi au Port-au-Prince,
qui s'avise de défendre devant lui un de ses subordon-
nés : « Votre juge, répond M. de Vaudreuil, est un fin
fripon en société de dix-huit ou vingt personnes, et vous
pareillement, et l'intendant [M. de Laporte-Lalanne]
est encore le plus grand. Il n'est fait que pour enrichir
1. Lettre du même, 14 mars 1737 (Ibid.).
2. Lettre de MM. Dubois de Lamotte et Lalanne, du Port-au-Prince,
1" mars 1752 (Ibid., vol. XC).
3. Lettre de M. de Larnage, de l'Acul du Petit-Goave, 20 juillet 1745
(Ibid., vol. LXVI).
4. Lettre de Du Casse, du 27 juin 1608 (Ibid., vol. IV).
5. Lettres du marquis de Fayet, des 28 avril et 2 juillet 1737 (lbid.,
vol. XLVI).

LA NOBLESSE FRANÇAISE A SAINT-DOMINGUE
137
des gueux. Mais j'arrêterai tous ces brigandages, en
embarquant pour France le maistre et les valets, piés
et mains liés 1 ». Répondant enfin aux représentations
très vives faites, le 2 août 1735, aux officiers de l'état-
major par le Roi, et qui lui ont été transmises, M. Buttet,
major au Fort-Dauphin, proteste énergiquement auprès
du ministre « contre l'autorité qu'on veut retirer au
militaire pour la donner à des gens de justice et de
finance, sangsues publiques, détenteurs des deniers du
Roy, à un tas d'avocats, de solliciteurs et d'huissiers ».
« On connaîtra bientôt, mais trop tard, ajoute-t-il, le
défaut de la manœuvre qu'on veut faire en dépouillant
le corps militaire de tout pouvoir dans la colonie pour
en revêtir les seuls ennemis du Roy, je veux dire mes-
sieurs les magistrats2. » D'ailleurs, tous ces officiers ne
se bornent point aux paroles, mais opposant une résis-
tance acharnée à tant de sourdes menées, ils défendent
si énergiquement leurs privilèges et leur situation que
vers 1750 encore, nous l'avons vu, ces privilèges ne
sont point trop entamés ni cette situai ion trop compro-
mise.
A cette époque toutefois, les patientes menées des
intendants sont déjà bien près de triompher. Première
victoire significative, ils parviennent, en 1753, à faire
dépouiller les officiers-majors des troupes et des quar-
tiers d'une partie de leurs attributions militaires et, par
même, de leur autorité, par la création, qu'ils
1. Lettre de M. Dumesnil, procureur du Roi, au Port-au-Prince, 22 fé-
vrier 1755 (Ibid., vol. XGVIII).
Lettre de M. Louis-Marin Buttet, major au Fort-Dauphin, 10 avril
1736 (Ibid., vol. XLV).

138
SAINT-DOMINGUE
obtiennent de la Cour, de deux majors des troupes
centralisant entre leurs mains tout ce qui touche à la
police et à la discipline du militaire
Ce succès est
bientôt suivi d'un autre plus décisif : la suppression
des milices arrachée au ministère par l'intendant de
Clugny.
Ce Clugny, le même qui fut dans la suite contrôleur
général, devait jouer à Saint-Domingue le rôle le plus
néfaste. Dès son arrivée, en 1700 2, nous le voyons
déployer à l'égard des officiers un zèle emporté. Sa cor-
respondance est remplie contre eux d'accusations hai-
neuses et passionnées. Mais, plus audacieux que ses pré-
décesseurs, il ne se borna pas à des plaintes et sut dres-
ser contre le pouvoir militaire une très habile machina-
tion. Le 24 mars 1763, il obtient donc de la Cour la
suppression des milices 3. Or, d'après ce que j'ai dit du
rôle des capitaines de milices dans les quartiers et les
villages, on peut facilement supposer quelle pensée
avait guidé Clugny. Supprimer les milices, c'était suppri-
mer les capitaines, et supprimer les capitaines, c'était
enlever enfin au militaire le pouvoir qu'il détenait depuis
1. Règlement provisoire de M. Dubois de Lamotte, gouverneur, du
15 février 1753, et Mémoire du Roi, du 13 septembre (Moreau de Saint-
Méry, Lois...., t. IV, p. 114-116 et 129-130). L'un des deux postes,
celui du Cap, fut donné à M. de Fresne ; l'autre, celui du Port-au-
Prince, à M. Robert d'Argout, le même qui devint gouverneur général
le 28 février 1777 (lbid., t. V, p. 762) Cf. la lettre de protestation de
M. de Glapion, major du Port-au-Prince, du 24 mars 1753. (A. M. C.,
Gorr. gén., Saint-Domingue, vol. XCIV).
2. Sa commission est du 1« janvier 1760 (Moreau de Saint-Méry, Op.
cit., t. IV, p. 300-301).
3. Ordonnance du Roi touchant le gouvernement civil de Saint-
Domingue, du 24 mars 1763 (Ibid., t. IV, p. 538-566). Cette ordonnance
lut complétée par celle du ler février 1766 (Ibid., t. V, p. 13-27).



LA NOBLESSE FRANÇAISE A SAINT-DOMINGUE
139
si longtemps, et qui, désormais, paraît-il, était incom-
patible avec le bonheur et les intérêts de la colonie.
« Aux temps anciens, disent des mémoires inspirés par
Clugny, la colonie de Saint-Domingue, composée d'un
tas d'aventuriers que l'envié de s'enrichir et une humeur
belliqueuse y avoient rassemblés, n'étoit point telle
qu'elle se montre aujourd'hui. Des hommes errans,
accoutumés aux coups de main, indisciplinés, en petit
nombre et réunis en peu de lieux, avoient besoin pour
être contenus de loix simples dont l'exécution fût sou-
daine, de loix du moment. Dans ces temps, un gouver-
nement militaire convenoit à des hommes militaires, et
comme l'éducation et les sentimens qu'elle inspire ne
cimentoient point les liens de la société, la contrainte
devoit la resserrer, afin que cette société imparfaite pût
subsister... Mais si les milices ont été nécessaires lors-
que la colonie n'étoit encore peuplée que des gens qui
en avoient fait la conquête, et qui ont été longtemps
obligés de veiller continuellement à sa défense, aujour-
d'hui c'est le gouvernement civil qui doit présider seul à
la conservation de la société, lorsqu'elle n'est pas atta-
quée 1. » Ce gouvernement civil, il importe donc de le
substituer au plus tôt au gouvernement militaire qui
vient de disparaître, dessein que, sans même consulter
la Cour, Clugny se met en devoir de réaliser. « La
suppression des milices, expose-t-il en une note, a
entraîné nécessairement de nouveaux arrangemens.
Les commandans de ces milices tenoient à l'administra-
1. Cf. Remontrances au Roi du Conseil supérieur du Port-au-Prince,
1761 {Ibid., vol. CXI), et mémoire de M. Marcel, conseiller au même
Conseil, du 16 novembre 1768 {Ibid., vol. CXXXIV).

140
SAINT-DOMINGUE
Lion civile par les détails dont ils étoient chargés dans
leurs arrondissement. C'étaient eux qui ordonnoient
des corvées, de la réparation et entretien des chemins;
ils recevoient les recensemens, et avoient la manuten-
tion de la police dans leurs quartiers. Il a fallu suppléer
à ces différentes fonctions, et préposer des gens qui
fussent chargés de les remplir dans une forme plus
régulière et plus municipale. C'est à quoi les gouver-
neur et intendant ont pourvu par deux ordonnances,
par lesquelles ils ont établi des syndics dans les diffé-
rentes paroisses, et déterminé leurs fonctions1. » Et
lorsque le gouverneur, dont la signature semble avoir
été surprise, veut réunir une assemblée de la colonie
1. « Observations adressées au ministre sur l'ordonnance du Roi du
24 mars 1763, supprimant les milices » (Ibid., vol. CXVI).
L'ordonnance de MM. de Belzunce et Clugny portant établissement
de syndics dans les paroisses, est du 17 juin 17G3 : « Le Roy. y est-il
dit, ayant, par son ordonnance du 24 mars, attribué à l'intendant pour
l'administration civile les détails et l'autorité des intendants des géné-
ralités, et étant nécessaire de pourvoir au défaut d'officiers municipaux
dont cette ordonnance suppose l'existence, et de se rapprocher de
l'ordre intérieur du royaume, pour le logement des gens de guerre,
les corvées do nègres, les fournitures de voitures et de bestiaux, nous
avons cru, pour remplir ces vues et nous conformer autant qu'il étoit
en nous aux intentions de Sa Majesté, devoir établir dans les villes et
les différentes paroisses des personnes qui, sous le nom de syndics,
fussent spécialement chargées de ces objets et de quelques autres
relatifs à l'administration civile. Par ce nouvel arrangement, nous
avons lieu de nous promettre de l'égalité et de l'ordre dans les loge-
ments, de l'exactitude et de l'utilité dans les corvées, de la précision et
de l'équité dans les fournitures des voitures et des bestiaux. Cet éta-
blissement nous procurera en même temps les moyens de donner aux
habitants de cette colonie une marque de la confiance que nous avons
en leur zèle, en leur abandonnant la nomination des sujets qu'ils
croiront les plus propres à remplir ces fonctions. » (Moreau de Saint-
Méry, Op. cit., t. IV, p. 594 et suiv.)
D'autre part, par une ordonnance du 18 juin 1763, Clugny, déclarant
insuffisante la création faite par l'ordonnance du 23 mars de deux
subdélégués principaux de l'intendant, créa un troisième subdélégue
principal au Cap et des subdélégués particuliers au Cap, au Fort-Dau-
phin et au Port-de-Paix (Ibid., p. 601-602).

LA NOBLESSE FRANÇAISE A SAINT-DOMINGUE
141
pour connaître enfin les vrais sentiments des habitants,
le mémoire remis comme instructions aux députés des
quartiers du fonds de l'Ile-à-Vache, des Anses,, de
Tiburon, des Cayes, mémoire qui nous est parvenu, et
qui, sans nul doute, lut rédigé sous l'inspiration de
Clugny, nous laisse mieux encore découvrir son dessein.
« La milice, est-il exposé dans ce mémoire, la milice,
sous quelque forme qu'elle se présente, soustrait à tout
moment le citoyen à l'empire des loix pour le transpor-
ter sous celui de la discipline militaire. Or, dès qu'on
cesse d'être sous la loi, on est dans l'anarchie et dans
l'esclavage. Les députés devront donc insister sur l'éta-
blissement de l'administration municipale, qui peut
seule être substituée à l'administration militaire, qui
résulte nécessairement de la milice... Ce sera toujours,
en effet, de l'établissement du gouvernement municipal
que dépendra le succès de tout ce qui sera proposé pour
l'avancement de la population, du commerce, des arts et
de l'agriculture; lui seul, dans chaque quartier, peut, en
père de famille, veiller continuellement sous l'inspec-
tion des chefs, et donner à tous ces objets une attention
qui ne sera point interrompue par d'autres soins 1. »
Ce triomphe du pouvoir civil sur le militaire se marque
d'ailleurs autre part que dans les pièces officielles. Il
apparaît bientôt dans le « mépris » dont les moindres
agents de ce pouvoir font preuve vis-à-vis des représen-
1. « Mémoire sur l'inutilité et le danger du rétablissement de la
milice, remis comme instructions aux députés envoyés par les quartiers
du fonds de l'Ile-à-Vache, des Anses, de Tiburon, Marcheterre, et ceux
de la ville des Cayes à l'assemblée convoquée par M. le prince de
Rohan, qui s'est tenue le 10 décembre 1766. » (A. M. C, Corr. gén.,

Saint-Domingue, vol. CXXVII).

142
SAINT-DOMINGUE
tants les plus haut placés de l'état-major. M. d'Estaing,
gouverneur, de passage aux Cayes, ne peut ainsi obtenir
à loger et à coucher qu'en menaçant le syndic de le
faire mettre en prison, tant s'affirme opiniâtre la mau-
vaise volonté de cet homme 1. M. de Saint-Victor, major
au Cap, s'étant permis de parler un peu rudement à un cer-
tain Moussette, « employé au détail de la guerre », l'autre
le prend de haut, proteste de ses droits en un ridicule
langage : « Les citoyens ne sont point aux ordres du
militaire... La justice venge les hommes outragés, main-
tient le bon ordre et ne canonise point l'oppression 2. »
Un huissier du Cap se fait enfin un malin plaisir « d'en-
lever, sous le nez de M. de la Ferronnays, sa voiture,
au moment qu'il donnoit la main à une dame et qu'elle
levoit le pied pour entrer dedans 3. »
D'où vient l'insolence de ce syndic, de ce commis, de
ce recors ? Tout simplement de ce qu'ils prétendent avoir
leur part dans la victoire de l'intendant, et à bon droit,
car ils ont été ses plus fidèles alliés. Il faut bien le dire,
en effet, c'est en s'appuyant sur la partie la plus basse
de la population, sur ces conseillers aux Conseils que
j'ai montrés trafiquant sans vergogne de leur mandat et
de leur dignité, sur ces juges « sortis de la lie du peuple
ou perdus de dettes 4 », sur ces fonctionnaires prévari-
1. Lettre de M. Charles-Henri Théodat, comte d'Estaing, du Cap,
15 janvier 1766 (Ibid., vol. CXXVIII).
2. Réclamation du sieur Moussette, 1767 (Ibid., vol. CXXXI).
3. Lettre de M. d'Estaing, du 1« octobre 1764 (Ibid., vol. CXX). —
La dame en question était une dame Laumont, le créancier un certain
Lévy. (Lettre de M. de la Ferronnays à M. d'Estaing du 21 août 1764,
aux A. M. C, Corr., gén., 2e série, carton XVI.)
4. Mémoire de M. Bacon de la Chevallerie à M. de Choiseul, Fontai-
nebleau, 13 octobre 1763 (Ibid., vol. CXVI).

LA NOBLESSE FRANÇAISE A SAINT-DOMINGUE
143
cateurs, que Clugny a triomphé. Aussi de la désorga-
nisation du gouvernemenl de la colonie est-il plus res-
ponsable qu'aucun de ses prédécesseurs. Ceux-ci, si
acharnés qu'ils fussent contre le militaire, avaient tou-
jours hésité, en particulier, à faire cause commune avec
les deux Conseils. Lui, sans scrupule, avait déchaîné
les passions de leurs membres, excité en sous-main
leurs prétentions, attisé leurs haines. On a des preuves
certaines de ses manoeuvres. Une lettre du gouverneur
Bart est, à ce point de vue, accablante pour lui 1, et
d'Estaing peut, de son côté, l'accuser justement « d'avoir
contribué plus que personne au renversement des an-
ciens principes des colonies2 ».
Si, d'ailleurs, on jugeait tels griefs exagérés, on trou-
verait facilement de quoi les justifier dans le déplorable
état de choses qui succéda au proconsulat de Clugny.
Dès 1764, M. d'Argout expose en un long mémoire
les désordres résultant de la nouvelle administration :
les syndics, constate-t-il, restent le plus souvent impuis-
sants à réprimer « les excès de la canaille contre les
honnêtes citoyens » : la police des nègres est nulle :
« il y a des exemples dans la partie de l'Ouest et sans
doute ailleurs aussi que des habitants ont été insultés
dans leurs propres maisons par des troupes de nègres
fugitifs ou marrons, et qu'après avoir été pillés et incen-
diés, ils ont encore éprouvé mille cruautés de la part
de ces misérables ». D'autre part, les nouveaux fonc-
tionnaires ne veillent plus ni aux travaux publics, ni
1. Lettre de M. Bart, du 22 septembre 1761 (Ibid., vol. CIX).
2. Lettre de M. d'Estaing, du Cap, 2 mars 1766 (Ibid., vol. CXXVIII).

144
SAINT-DOMINGUE
à la rentrée des impôts. En somme, conclut M. d'Ar-
gout, « ces officiers municipaux regardent leur fonction
comme une corvée personnelle et dispendieuse; ils sont
élus pour trois ans et ils craignent, s'ils se montrent
sévères envers leurs administrés, d'etre à leur tour,
étant sortis de charge, traités avec sévérité 1 ».
Un an après, M. d'Estaing ne se montrait guère moins
pessimiste : « La supériorité de M. de Clugny sur
M. Bart, écrivait-il, a produit la révolution que l'adresse
de cet intendant et que les demandes des Conseils ont
enfin obtenue. L'ordonnance provisoire du 24 mars 1763
a supprimé les milices. On n'a aperçu à la Cour que le
peu d'utilité militaire d'une masse aussi informe. Les
gens les plus instruits assuraient avec raison qu'on ne
sacrifiait là qu'une troupe chimérique... Mais il s'est
trouvé qu'en supprimant cette troupe, on a supprimé
dans ce vaste pays toutes les branches intermédiaires
de l'administration et qu'on l'a plongé sans le vouloir
dans une anarchie complète. M. de Clugny, effrayé de
ses succès et du pouvoir absolu qu'alloient avoir les
jurisconsultes dont il s'étoit servi pour vaincre, conçut
que l'Intendant lui-même leur seroit bientôt subordonné.
Il chercha du secours dans la création des syndics. Il
l'opéra de lui-même sans ordres de la Cour... Les assem-
blées des paroisses furent chargées de choisir les syn-
dics... Par esprit de malignité... le public s'est plu à
choisir les plus mauvais sujets et il a fallu souffrir à la
tête des quartiers les sujets les plus ineptes et les der-
1. Mémoire de M. d'Argout sur le rétablissement des milices, du
23 mai 1764. (Arch. du Min. des col., Corr. gén., Saint-Domingue,
2e série, carton XVIII).

LA NOBLESSE FRANÇAISE A SAINT-DOMINGUE
145
niers de ceux qui les habitoient, des gens enfin choisis
par plaisanterie1 ».
Quant à ceux qui avaient aidé Clugny à accomplir
tant de belles réformes veut-on savoir comment quelques
années plus tard les traitaient deux intendants, je dis
bien deux intendants. En 1768, demandant son rappel,
« l'administration, écrivait M. de Bongars, est dans un
désordre dont je ne puis pas être témoin plus longtemps.
Je n'ai de véritables reproches à me faire que de mon
trop de ménagement pour les Conseils... L'autorité que
s'arroge quelquefois le militaire n'est rien ; un mot seul
en est le frein. L'autorité qu'usurpent les Compagnies
n'est jamais sans conséquences. Elle va toujours crois-
sant 2 ». Et, cinq ans après : « Il est temps, plus que
temps, mandait l'intendant, M. de Vaivre, d'arrêter les
entreprises du Conseil du Cap. L'administration s'avilit
chaque jour par les droits qu'il usurpe. Ce n'est plus un
Conseil occupé des affaires contentieuses, c'est un con-
seil d'administration portant un œil jaloux et curieux
sur toutes les opérations des chefs, s'immisçant dans
tout ce qui lui est étranger, opposant des défenses à leurs
ordres, refusant d'enregistrer leurs règlements, abusant
contre eux du sens des ordonnances du Roy, et cher-
chant à inspirer le même esprit au Conseil supérieur
du Port-au-Prince... Ah ! Monseigneur, quelle compa-
gnie ! quelle profanation du nom de magistrats dont ses
« Objets principaux que j'ai eus en vue dans la rédaction d'une
nouvelle ordonnance des milices », 1765, par M. le comte d'Estaing
(Ibid., carton XVII).
2. Lettre de M. Alexandre-Jacques de Bongars, président au parle-
ment de Metz, intendant, du Port-au-Prince, 6 juillet 1768 (Ibid.,
vol. CXXXIII).
10

146
SAINT-DOMINGUE
membres sont honorés! Je rougis d'être leur chef1. »
Entre temps, du reste, ce n'est pas seulement l'admi-
nistration qui est « tombée dans le désordre », c'est la
colonie tout entière. Lorsqu'enfin la Cour s'aperçoit des
déplorables conséquences du gouvernement de Clugny
et qu'effrayée elle se décide à faire un pas en arrière,
à rétablir les milices2, à rendre à l'état-major ses anciens
pouvoirs 3, l'insurrection éclate de tous côtés dans l'île.
Quels en sont les meneurs? Des membres des deux
Conseils, des juges, des hommes de loi, des notaires,
des procureurs. Quels en sont les champions? Unique-
ment des gens de basse naissance, « particuliers obscurs
et sans éclat ». Dans le quartier des Anses, par exemple,
nous trouvons au nombre des rebelles : Jean-Pierre
Mallet, « dont l'origine de la fortune est incertaine »;
Dugué, Thibaud, Mirandès, tous trois juifs portugais ;
Descure de Lesparre, notaire; François Dodeville, éco-
nome; Collin, maître d'armes; Flamand, tailleur;
Paris, cordonnier; Pessin, dit la Lime, garçon boucher;
Beauregard, ancien soldat 4. Dans le quartier du Cul-de-
Sac, « si, écrit de môme M. de Rohan, les habitans,
1. Lettre de M. J.-B. Guillemin de Vaivre, conseiller du Roi au par-
lement de Franche-Comté, intendant, du Port-au-Prince, 1« avril 1775
{Ibid., vol. CXLIV).
2.
L'ordonnance
rétablissant
définitivement
les milices
est du
1er avril 1768 (Moreau de Saint-Méry, Lois..., t. V, p. 166-173). Cf.
lettre du Roi au prince de Rohan, du 17 avril 1768 (Ibid., p. 175-176).
3. Ordonnance du Roi
portant rétablissement des états-majors à
Saint-Domingue, du 15 mars 1769 (Ibid., t. V. p. 231-232). Ces deux
ordonnances du 1er avril 1768 et du 15 mars 1769 lurent complétées
par celle du 20 décembre 1776 (Ibid., t. V. p. 748-751).
4. Lettre de M. de Chamoux, capitaine de milices, à M. d'Argout,
des Anses, 29 mars 1769: — de M. Lobinois, au même, de Cavaillon,
26 mars 1769 (Ibid., vol. CXXXV).

LA NOBLESSE FRANÇAISE A SAINT-DOMINGUE
147
qui ont organisé cette révolte, ne tiennent à aucunes
alliances en France, et n'ont souvent d'autre recom-
mandation que celle de leur fortune, j'ai eu, par contre,
la satisfaction de voir que les plus anciennes familles,
qui tiennent à la France par des alliances ou par leurs
parens qui sont au service, n'avoient point trempé
dans la révolte 1 » Une lettre un peu postérieure de
M. de Solon, habitant du fonds de l'Ile-à-Vache, adres-
sée à M. d'Argout, confirme la vérité do ces dires :
« Vous savez aussi bien que moi, mon général, écrit
M. de Solon, vous savez aussi bien que moi, qui suis un
des plus anciens habitans de ce quartier, y ayant trente-
cinq ans que je n'en suis sorty et quarante-cinq ans
que je le connois, l'origine de tous ces coquins qui ont
occasionné ces troubles, que nous pouvons avancer avec
justice que c'est la plus vile canaille d'origine qu'on
puisse estre, dont les pères et les mères ont esté laquais
ou servantes ou mesme d'un estat plus vil 2. » L'on se
rend bien compte au surplus de l'esprit qui anime les
révoltés à ce détail que leur premier soin est de se pré-
senter dans les habitations de tous les officiers de mi-
lices des quartiers pour leur demander leurs commis-
sions, leurs habits d'uniformes et leurs armes ; à la
moindre résistance, ils les en dépouillent de force et ne
se retirent généralement qu'après avoir tout saccagé 3.
1. Lettre de M. de Rohan, du Port-au-Prince, 25 décembre 1768 (Ibid.,
vol. CXXXII).
M. Lettre de M. Benech de Solon à M. d'Argout, du fonds de l'Ile-à-
Vache, 20 septembre 1773 (Ibid., vol. CXLII).
3. Dans le quartier des Anses, « M. de la Roque cadet, n'ayant pas
voulu rendre sa commission ni ôter son habit uniforme, les révoltés se
Jettent sur lui, h; lui déchirent, ainsi que sa chemise qu'ils mettent en
morceaux. » (Lettre de M. d'Argout, du 19 mars 1769. Ibid., vol. CXXXV.)

148
SAINT-DOMINGUE
La fermeté des chefs militaires, quelques concessions
faites à propos, quelques punitions exemplaires aussi1
réussissent sans cloute à ramener la paix. Mais la paix
à peine rétablie, on s'occupe de faire renaître la guerre.
Dès 1771, l'intendant Montarcher reprend les déclama-
tions accoutumées contre la tyrannie de l'état-major,
« Depuis que les milices sont rétablies », il se plaint de
voir « les officiers dépouiller tous les jours les juges
ordinaires de leurs attributions », « ceux-ci et les parti-
culiers écrasés sous une autorité arbitraire et mena-
çante », « le pouvoir militaire énerver tous les ressorts
du corps politique ». Et revenant aux errements de
Clugny, il propose « de créer dans chaque paroisse un
subdélégué qui seroit en quelque sorte le représentant
de l'intendant comme le commandant de milices le seroit
du général. Chacun recevroit les ordres de son chef.
Le subdélégué concourroit avec le commandement dans
Ses voisins, M. Merlet de Fonteniile et M. de Mausigny, ont à peu
près le même sort (Lettre de M. Lobinois à M. d'Argout, de Cavaillon,
26 mars 1769. Ibid.). « Ils arrivèrent chez moi, écrit M. de Chamoux
parlant des rebelles, me demandèrent ma commission et mes armes,
puis se saoulèrent en chantant les chansons les plus impudiques, faisant
des propositions obscènes à ma femme et à ma sœur, et je ne puis pas-
ser sous silence que Mallet, leur chef, étoit résolu pendant la nuit de
violenter mon épouse. » (Lettre de M. de Chamoux à M. d'Argout, des
Anses, 29 mars 1769. Ibid.).
1. Je fais allusion ici à l'acte de vigueur accompli par M. de Rohan,
gouverneur, contre le Conseil supérieur du Port-au-Prince, le 7 mars
1769. Ce jour-là, la salle des séances étant cernée par une troupe de
grenadiers, Rohan y pénètre à la tête de quelques soldats déterminés,
criant : « Ah î mes bougres, je vous apprendrai à être rebelles aux
ordres du Roy ! Allons, vite ! point de ménagement pour ces bougres-là ! »
Puis faisant empoigner, séance tenante, les plus mutins, il donne
l'ordre de les conduire immédiatement à bord du Saint-Jean-Baptiste
alors en rade, qui appareille immédiatement pour laFrance (Représenta-
tions des conseillers du Conseil supérieur du Port-au-Prince à la Cour.
1769. Ibid., vol. CXXXVII).

LA NOBLESSE FRANÇAISE A SAINT-DOMINGUE
149
toutes les parties d'administration communes, telles que
les chemins, etc.; il seroit chargé de la police des cor-
vées ; correspondroit avec les officiers d'administration
pour la partie des finances, les recensemens, etc... Il
seroit, en un mot, l'homme de confiance de l'adminis-
tration de la paroisse. Au-dessus de ces subdélégués
seroient les subdélégués principaux qui concourroient
avec les officiers majors à l'administration commune 1. »
Plus vive encore est l'indignation de M. de Kerdisien-
Trémais, commissaire-ordonnateur au Cap. « De la fai-
blesse et de la soumission aveugle de M. l'intendant
Bongars à M. de Nolivos, il est résulté, écrit-il, que le
militaire, déjà maître par état des troupes et par l'or-
donnance des milices de tous les habitans tant des villes
que des campagnes, s'est encore facilement emparé de
toutes les parties de l'administration. Je dis de toutes,
parce que les personnes chargées de détails qui n'appar-
tiennent pointa ce corps peuvent désormais se regarder...
comme dans un état très passif. Et non-seulement la
puissance militaire est parvenue à tout envahir, comme
je viens de le dire, mais elle a encore voulu le faire
connoître par un appareil qui pût en imposer : outre les
soldats de la légion, messieurs les commandants en
second et lieutenans de roy ont encore à leur porte
chacun un mulâtre de piquet, un cavalier de la maré-
chaussée et un archer de la police. Tout ce qu'il y a de
gens instruits 2 se croient déjà réduits au sort des colo-
1. Lettre de M. Jean-François Vincent, seigneur de Montarcher, inten-
dant, du Cap, 16 novembre 1771 (Ibid., vol CXL).
2. C'est-à-dire de ce que nous appellerions aujourd'hui des « intellec-
tuels », car dans une lettre de la même année : « Il n'est personne dans

150
SAINT-DOMINGUE
nies espagnoles, où l'honneur, la vie, la fortune du
citoyen se trouvent à la discrétion des gouverneurs et
de leurs créatures 1 ! »
En un mot, la lutte reprend et se poursuit entre « le
militaire » et « le civil », pour durer d'ailleurs autant
que la colonie elle-même, qu'elle entraîne tout droit à
sa perte. De la perte de Saint-Domingue on a rendu
responsables les noirs, les mulâtres. Ils n'ont point été
les vrais coupables. Les vrais coupables furent ceux qui,
systématiquement, enlevèrent toute force et toute auto-
rité au seul pouvoir capable de contenir une société
encore en formation comme l'était la société de Saint-
Domingue, au pouvoir militaire, qui s'appuyèrent contre
lui sur la plus vile partie de la population ! Ces meneurs
de désordre, ces fauteurs d'anarchie, ces intrigants, ces
factieux, dont un intendant avait fait un jour ses auxi-
liaires, on les retrouvera aux plus sombres heures de
la révolution de Saint-Domingue. Ce sont eux qui
acclameront avec enthousiasme les sacrés principes de
liberté et d'égalité, sans d'ailleurs vouloir, le moment
venu, les mettre en pratique ; eux qui s'acharneront à
jeter à bas le gouvernement militaire; eux, enfin, qui
se détruiront et se proscriront les uns les autres au
nom de la fraternité. En sorte que, si l'on a pu dire,
qu'en écartant volontairement de toute participation à
cette colonie, écrivent MM. de Nolivos et Montarcher, qui s'applique à
l'étude des lettres ou des sciences. Chacun s'occupe de sa fortune uni-
quement et tous sont partagés entre la culture et le commerce. » (Lettre
de MM. de Nolivos et Montarcher, du 20 décembre 1771. Ibid., vol-
CXLI.)
1. Lettre de M. de Kerdisien-Tremais, commissaire-ordonnateur au
Cap, 14 mai 1771 (Ibid., vol. CXL).

LA NOBLESSE FRANÇAISE A SAINT-DOMINGUE
151
la chose publique la noblesse du royaume, le trône
s'était privé en France du plus sûr de ses appuis, on
peut affirmer aussi justement qu'en consentant dans la
plus belle de ses colonies à la destruction, à l'abaisse-
ment de l'élément d'ordre et de règle qu'y était la
noblesse d'outre-mer, la monarchie prépara de ses
propres mains la ruine de Saint-Domingue, et fut en
partie responsable du désastre qui devait nous enlever
« la perle des Antilles ». En 1773, M. Berquier, capi-
taine de milices au quartier de Jérémie, écrivait à
M. d'Argout ces lignes prophétiques : « La colonie est
plus foible qu'elle ne l'a jamais été; et la plus désa-
gréable et la plus sotte condition aujourd'hui qu'un
fidèle sujet du Roy puisse avoir à Saint-Domingue est
celle d'officier de milices qui est détesté et abhorré du
reste des humains, et mortifié par tous les gens de jus-
tice quand ils en trouvent la plus petite occasion. On
ne craint pas de dire hautement que le Roy ne vouloit
pas le rétablissement des milices, qu'il a si peu désap-
prouvé la résistance qu'ont faite les habitans qu'il vous
a désapprouvé, vous, Monsieur, ainsi que M. le prince
de Rohan, et qu'il a rétabli l'honneur des conseillers du
Conseil supérieur du Port-au-Prince, qu'il a reconnus
innocens... Jugés du rôle que nous jouons dans notre
quartier, M. de Spechbach1 et moi, malgré tout ce que
nous avons fait pour détourner les habitans de la révolte
et les dérober au déshonneur... Je maudis tous les jours
l' instant où j'ai formé le projet de venir en ce pays, et de
1. M. de Spechbach, chevalier de Saint-Louis, commandant les milices
du quartier de la Grande-Anse (Moreau de Saint-Méry, Op. cit., t. V,
P. 669).

152
SAINT-DOMINGUE
m'y voir confiné pour le reste de mes jours, car je vous
avouerai que je tremble de nous voir au premier jour
sous la bannière ennemie. L'Anglois ambitieux convoite
cette triste colonie, que je vois sans force et sans
défense. Je lis dans les cœurs, et j'y vois écrits tous les
malheurs dont nous sommes menacés1 ! » Moins de
vingt ans après, ces sinistres prédictions devaient point
par point se réaliser !
1. Lettre de M. H. Berquier à M. d'Argout, de Jérémie, 11 octobre 1773
(A. M. G., Corr. gén., Saint-Domingue, vol. CXLII.)

CHAPITRE III
LE MONDE NOIR
Cette population blanche de Saint-Domingue dont je
viens de retracer la formation et de dire le lent déve-
loppement, — en 1789 elle ne montait pas à plus de
30.000 âmes 1, — se trouve de bonne heure submergée
sous le flot toujours croissant d'une autre race, la race
noire, qui en cette même année 1789 ne compte pas
dans la colonie beaucoup moins de 450.000 représen-
tants2. Pendant près d'un siècle et demi, l'immense
armée de l'esclavage s'est accrue dans de telles propor-
1. « Les blancs ne formaient dans l'île qu'une minorité infime... Ils
étaient seulement au nombre de 33.000 a 40.000 individus de tout âge»,
dit M, P. Boissonnade dans son travail si documenté sur Saint-Domingue
à la veille de la Révolution et la question de la représentation coloniale
aux États généraux.
Paris, 1906, in-8°, p. 31. Je crois ces chiffres un
peu forts, car dans le recensement de 1787 les blancs de tout âge et de
tout sexe sont dits être au nombre de 24.192, et dans celui de 1788 au
nombre de 27.717. (Archives du ministère des Colonies, Correspondance
générale, Saint-Domingue, C9, vol. CLX).
2. 350.000 à 500.000, dit M. Boissonnade. Le chiffre de 350.000 est peut-
être un peu faible. Le « résumé balancé » des recensements de 1787 et
1788 donne pour ces années les chiffres suivants :
Gens de couleur libres, 1787 : 19.632 ; 1788 : 21.808.
Esclaves, 1787: 364.196; 1788 : 405.564.
Encore peut-on dire que les chiffres de ces recensements sont en ce
qui concerne les nègres toujours au-dessous de la réalité, car les fraudes
commises en vue de dissimuler au fisc un certain nombre d'esclaves
étaient courantes parmi les planteurs.

SAINT-DOMINGUE
tions qu'en face d'elle le monde blanc paraît réduit à une
simple poignée d'hommes.
Le pouvoir, nous l'avons vu, avait voulu d'abord
s'opposer à cette augmentation continue des esclaves
auxquels il eût souhaité substituer les « engagés ». Mais,
sans compter que le recrutement de ces derniers s'était
bientôt opéré très difficilement, les colons firent de
bonne heure valoir contre eux deux griefs : 1° l'impos-
sibilité d'obtenir d'Européens la résistance physique
nécessaire aux épuisants travaux des colonies; 2° le
haut prix auquel devait fatalement revenir le travail
libre1. Ces deux considérations resteront d'ailleurs
celles que l'on invoquera le plus volontiers et le plus
justement aussi peut-être, par la suite, en faveur de la
traite et de l'esclavage ; car essayer de justifier l'une et
l'autre, comme on tentera de le faire aussi, par le
bonheur des Africains aux Antilles en comparaison de
leur misérable existence dans leur pays est une thèse
que réfutera une fois de plus ce que je vais dire du com-
merce et de la vie des esclaves à Saint-Domingue 2.
1. Petit, dans son Gouvernement des esclaves, Paris, 1788, in-12, fait
très naïvement ressortir que Ton ne pourrait en agir avec les blancs
comme on en use avec les esclaves. « Ils ne se contenteroient certaine-

ment pas du logement offert à ceux-ci ; il leur faudrait du moins des
hamacs... »
(Op. cit., t. II, p. 24 et suiv.).
2. Nulle part cette thèse n'est exposée d'une manière plus ridicule
que dans la brochure d'un certain Dubuc de Marentille intitulée, De
l'esclavage des nègres dans les colonies de l'Amérique,
Pointe-à-Pitre, in-4°,
1790. « Considérons d'abord, dit l'auteur, considérons le nègre dans ces
vastes solitudes de l'Afrique, où végétant sur une terre à peu près sans

culture, sans industrie, sans arts, sans lois et sans civilisation, en proie
à tous les besoins de la vie, à tous les excès du brigandage, aux funestes
effets d'une monstrueuse superstition, à l'insupportable fléau d'une
guerre atroce et sans relâche, il attend, dans une existence précaire»
inquiète et déplorable le moment où le sort des armes doit le livrer à
la barbarie de son vainqueur ; voilà l'homme que les lois de la guerre,


LE MONDE NOIR
155
I
On prétend que Louis XIII ne consentit à autoriser
l'esclavage dans les colonies françaises naissantes
qu'après avoir été persuadé que rien ne pouvait mieux
hâter la propagation du christianisme chez les idolâtres.
Avec Louis XIV et Colbert, ces scrupules n'existent
plus ou sont pleinement rassurés. La traite fonctionne
régulièrement, soumise seulement aux mêmes restric-
tions que le reste du commerce, c'est-à-dire s'exerçant
au profit exclusif de la métropole 1. D'abord concédé à
que les mœurs sanguinaires des nations de cette partie du monde ont
déjà invariablement destiné à la mort, lorsqu'un marchand européen
guidé par ses spéculations, mais non moins l'instrument du protecteur
des malheureux que l'esclave de sa cupidité, vient armer l'intérêt de ce
vainqueur farouche contre son inhumanité, porter à son captif le seul
secours qui lui puisse sauver la vie et convertir pour lui la nécessité de
mourir en l'obligation d'aller labourer le sol d'une île de l'Amérique :
or quel est le phraseur qui pourroit persuader à cet infortuné qu'il vaut
mieux se laisser égorger que de remplir sa nouvelle destination. Cessez
Pour un instant de ne voir que ce que le sort de cet homme a d'affreux,
portez vos regards d'un autre côté et cherchez dans le sein de ses parents
désolés qui ne le reverront jamais, qui le savent dévoué à la cruauté de
son vainqueur, quel peut-être le vœu de leur cœur. Ne bénissent-ils
Pas sans doute la main secourable qui pourra l'arracher à la mort, en
lui faisant une loi de servir un maître dont l'intérêt lui prescrit le
soin de son existence ? Que l'on y réfléchisse bien et l'on sera convain-
cu, malgré la nouveauté de cette opinion, que le premier marchand
qui s'avisa d'aller troquer, en Afrique, de la quincaillerie pour des
hommes rendit sans s'en douter un grand service à l'humanité et arra-
cha sans doute à la mort plus de victimes que la cupidité européenne
ne lui en a dévouées dans le continent de l'Amérique. » [Op. cit., p. 4-
6.)
1. Dès le commencement du XVIe siècle il y eut des esclaves dans
les établissements espagnols aux Antilles (Georges Scelle, Histoire de
la traite négrière,
Paris, 2 vol. in-8°, 1906, t. I. p. 122, 125-126, 131),
et dès le début de notre colonisation aux Iles, nos colons y possédèrent
des noirs. « Mais c'étaient des esclaves empruntés aux colonies voi-
sines, et une correspondance régulière entre nos Antilles et la côte

156
SAINT-DOMINGUE
des compagnies (Compagnie des Indes Occidentales,
Compagnie d'Afrique et du Sénégal, Compagnie de
Guinée, Compagnie du Sénégal, Compagnie de Saint-
Domingue, Compagnie de l'Assiente, Compagnie des
Indes) le commerce des noirs est finalement laissé libre
par l'arrêt du Conseil du 31 juillet 1767, qui permet sans
exception aux négociants et armateurs du royaume de
s'y livrer.
Tout le monde sait ce qu'était cette traite. Les abus et
les horreurs, au prix desquels Saint-Domingue regorgeait
d'esclaves, ne distinguaient en rien cette colonie des
autres.
D'où venaient ces malheureux? Des comptoirs du
Sénégal, de l'île de Corée, de la Gambie, du Benin,
d'Angola, de Saint-Paul-de-Loanda. Ils sont recrutés là,
à l'intérieur des terres, par des courtiers qui se les pro-
curent selon d'invariables moyens : l'enrevement à main
armée, et l'achat aux chefs de tribus de leurs prisonniers
de guerre, de leurs condamnés de droit commun, ou
simplement de ceux de leurs sujets dont ils veulent se
débarrasser. Formés ensuite en colonnes, les nouveaux
captifs sont dirigés vers la côte, liés les uns aux autres
d'Afrique ne s'était point encore établie. Pigeonneau trouve dans les
lettres patentes du 24 juin 1633, « accordant aux sieurs Rosée, Robin
et leurs associés, marchands de Rouen et de Dieppe, la permission
de
trafiquer seuls pendant dix ans à Sénégal, Cap-Vert et Gambie », l'ori-
gine de la traite française... En 1638, M. de l'Olive obtenait de même
d'aller se pourvoir de nègres au Cap-Vert. En 1643, la Compagnie des
Iles d'Amérique fait un marché de nègres avec le capitaine Durant sur
le pied de 200 livres par tète. Toutefois, pendant trente ans encore, le
commerce des Français avec la côte d'Afrique, la traite, languit. Ce
n'est qu'en 1664 avec la fondation de la Compagnie des Indes occiden-
tales, qu'on commence à voir naître une importation directe des
nègres d'Afrique aux Antilles françaises. » (G. Scelle,
Op. cit., t. H,
p. 182-183).


LE MONDE NOIR
157
par des courroies de cuir ou par des pièces de bois,
dites carcans (sortes de fourches de bois rivées autour
du cou de chacun, et dont le manche est attaché sur
l'épaule de celui qui précède), et quelquefois chargés de
pierres de 40 à 50 livres destinées à les empêcher de
s'enfuir. — « Gagnent-ils la mer sur les rivières ? On les
jette au fond d'un canot, les mains liées avec des bran-
ches d'osier; et comme ce voyage dure plusieurs jours,
il leur est d'autant plus funeste qu'ils sont exposés pen-
dant tout ce temps à une chaleur concentrée ou à de
longues pluies, surtout à une humidité continuelle, pro-
venant de l'eau dont est toujours couvert le fond des
canots où. ils sont couchés
»
Encore, cela n'est-il rien en comparaison de ce qui
les attend aux comptoirs, où on les entasse pêle-mêle
dans les trunks. « C'est dans ces trunks, lieux d'horreur
et de consternation, véritables salles de putréfaction, où
ils sont obligés de confondre tous leurs excréments,
qu'on les tient renfermés nuit et jour, de crainte de les
voir s'enfuir; c'est là qu'on éprouve ces odeurs infectes
qui font évanouir les Européens qui y entrent seulement
an quart d'heure, et qu'on fait subir aux malheureux,
qu'on y retient jusqu'à leur départ, un supplice conti-
nuel qui épuise en peu de jours leur santé et leur vi-
gueur 2. »
Aux trunks s'approvisionnentles marchands d'esclaves,
les capitaines négriers. Généralement les ventes se font
1. Frossard, Lu Cause des nègres esclaves. Lyon, 1789, t. I, p. 244.
2. Le More-Lack, ou essai sur les moyens les plus doux et les plus équi-
tables d'abolir la traite et l'esclavage des nègres d'Afrique, en conservant
aux colonies tous les avantages d'une population agricole [par Le Gointe-
Marsillac], Paris, 178'.), p. 34.

158
SAINT-DOMINGUE
par lots d'hommes, de femmes, d'enfants, de jeunes et
de vieux, de robustes et de malingres pour faire passer
les médiocres ou les mauvais, et ainsi s'établit une sorte
de prix moyen. Après un minutieux examen médical,
qui donne lieu aux scènes répugnantes que l'on suppose 1,
et à d'interminables discussions, — car le manque d'une
seule dent, une tache dans l'oeil, la perte d'un doigt
rendent un esclave défectueux, comme esclave de pre-
mière qualité, — le marché se conclut entre courtiers
et négriers, ceux-ci embarquant alors aussitôt leur mar-
chandise, ceux-là tuant bien souvent les noirs qui leur
ont été refusés et dont ils ne peuvent plus espérer aucun
profil.
Les captifs, qui passent des trunks dans l'entrepont
des navires, changent de lieu sans changer de douleur.
On sépare les hommes des femmes ; mais, à part cela, ils
sont traités comme des animaux. Entièrement nus, ils
1. Scènes qui se renouvellent à l'arrivée du transport dans la colonie.
«... J'eus à bord de ce négrier mouillé dans la rade du Cap, écrit
un voyageur, un spectacle qui peint l'étrange corruption des mœurs de
l'Amérique. Une femme, qu'on me dit se nommer la S [agonal, et sur
laquelle on me raconta beaucoup d'aventures qui l'avoient enrichie au
lieu de lui attirer une punition exemplaire, y étoit venue choisir des
nègres et les visitoit elle-même. Il n'est guère possible de pousser plus
loin l'effronterie, car l'état où sont ces misérables révoltoroit les
femmes d'Europe les moins susceptibles de pudeur; ils sont précisé-
ment tels que la nature les a mis au jour, et on les considère depuis la
tête jusqu'aux pieds, pour savoir s'ils n'ont point quelque incommodité.
Cette femme sans mœurs sembloit même y apporter plus d'attention
que les hommes, et je fus indigné de la curiosité qu'elle affectoit. »
([Nougaret], Voyages intéressans dans différentes colonies, Voyage du
Comte de C*" au Cap-Français, Paris 1788, p. 85.)
Un auteur nous signale la curieuse habitude de certains trafiquants
d'esclaves, qui «lèchent le menton des nègres qu'ils marchandent pour
découvrir, au goût de la sueur, s'ils ne sont pas malades, et s'assurer
si le poil du menton n'est pas d'une force à indiquer un âge plus
avancé que la déclaration. » (Chambon, Du commerce de l'Amérique par
Marseille,
2 vol., in-4°, 1764, t. II. p. 400-401).

LE MONDE NOIR
159
sont entassés par centaines, « chacun d'eux ayant à
peine J'espace qu'il auroit dans son tombeau » : un pied
et demi de largeur, — quelquefois moins, puisque bien
souvent ils n'ont pas la place de se coucher sur le dos,
— quatre à cinq pieds de long, et deux à trois de hau-
teur, en sorte que non seulement ils ne peuvent se tenir
debout dans leur « prison mobile », mais même pas
assis, s'ils sont un peu grands. Ils sont de plus enchaînés,
de l'un à l'autre, jambe droite avec main droite, et jambe
gauche avec main gauche. Le fer qui embrasse la jambe
a à peu près la forme d'un demi-cercle : chaque bout
est percé d'un trou à travers lequel passe une barre qui
relie les différents anneaux servant à enserrer les jambes
d'une rangée de nègres 1. « Représentez-vous dès lors
ce que doivent souffrir ces infortunés nus, couchés sur
le bois, meurtris par les chaînes qui déchirent leurs
bras et leurs jambes, et dans les gros temps, se heurtant,
s'ensanglantant réciproquement par de violentes contu-
sions; représentez-vous ces cadavres livides entassés
dans un entrepont étroit sans aucune circulation d'air,
exhalant des vapeurs fétides, bientôt transformées en
miasmes dangereux qui, repompés par leur aspiration,
portent dans leur sang le poison de la mort...; repré-
sentez-vous le plancher de leur chambre tellement
infecté d'odeurs putrides et couvert de sang, suite du
flux dont ils sont souvent attaqués, qu'on croit être au
milieu d'une boucherie... En vain, on multiplie les ven-
tilateurs, les treillis ; en vain, les pauvres malheureux,
la bouche ouverte, la langue pendante, se collent à ces
1. L. Peytraud, L'Esclavage aux Antilles françaises avant 1780, Paris,
1897, in-8°, p. 111-112.

160
SAINT-DOMINGUE
treillis pour aspirer un peu d'air ; ce soulagement leur
est encore refusé; le soleil, dans ces climats brûlans,
darde des rayons de feu, ou bien des pluies fréquentes
inondant le vaisseau forcent de fermer les treillis, les
ventilateurs, et les misérables noirs sont ensevelis
vivants dans un sépulcre horrible. C'est alors qu'on
entend les sanglots, les cris de la rage et du déses-
poir 1. »
Cette page, bien qu'émanée d'un philanthrope par trop
sensible et pleurard, doit, il faut le reconnaître, donner,
clans l'occasion, une idée assez vive et une impression
assez juste des épouvantables geôles qu'étaient les vais-
seaux négriers.
La nourriture, que sur les négriers français on
donne aux captifs deux fois par jour, à neuf heures du
matin et à quatre heures du soir2, n'est guère faite pour les
remonter beaucoup. Du biscuit, du petit mil, du riz, de
l'eau, une ou deux fois par semaine un petit coup d'eau-
de-vie pour les ranimer, voilà l'ordinaire habituel. Et
si les vivres viennent à manquer, certains négriers ne
s'en embarrassent pas outre mesure. Dans l'ouvrage
intitulé The substance of the evidence on the slave trade,
l'auteur rapporte que « le capitaine Leloup et autres
capitaines et négociants lui ont dit que, lorsque des
vaisseaux négriers français sont retenus par des calmes
ou des vents contraires et sont menacés d'une disette
de provisions, ils mêlent dans les aliments des esclaves
1. Discours sur la traite des noirs, par M. Pétion de Villeneuve,
membre de l'Assemblée nationale, Paris, Desenne, avril 1790, in-8°,
p. 24-26.

2. Métrai, Les esclaves, 1836, 2 vol. in-8», t. I, p. 36.

LE MONDE NOIR
161
du poison pour s'en défaire1 ». Chose plus horrible, je
trouve dans une lettre de M. d'Arglancey, élève-com-
missaire de la marine, que, passé aux Indes sur un
navire négrier, il a vu, de ses yeux vu, le capitaine
manquant de vivres prendre la résolution de tuer
une partie de ses noirs, pour nourrir de leur chair les
survivants 2 !
A la rigueur, qui est. la règle du bord, une seule
relâche, un seul tempérament : chaque jour vers huit
heures, on fait monter sur le pont la cargaison, et on la
force à chanter et à danser, ou plutôt à sauter, employant
au besoin le fouet pour l'y contraindre; car, si on vise à
l'économie dans son transport, on est intéressé aussi à
ce qu'elle n'arrive pas décimée à destination
Les documents sont rares, qui nous font connaître
exactement ce qui se passait à bord des navires négriers.
Ce que nous savons pourtant, et ce qui n'est point surpre-
nant, c'est qu'avec un pareil régime de compression les
révoltes étaient fréquentes.
Révoltes passives quelquefois, comme lorsque les cap-
tifs refusent toute nourriture et prennent la résolution de
se laisser mourir de faim, éventualité redoutable pour le
négrier, car tel est le désespoir auquel sont souvent pous-
sés ces malheureux, qu'ils accompliraient leur dessein si
d'horribles exemples ne les terrifiaient. Dans ce cas, on
1. The substance of the evidence on the slave trade, Londres, chez Phi-
lipps, p. 116-117. — Métrai (Les esclaves, 1836, 2 vol. in-8°, t. I, p. 187)
nous dit qu' « en 1785, sur un navire de Brest allant à Saint-Domingue,
500 esclaves furent empoisonnés par le capitaine, la navigation ayant

été retardée par un long calme ».
2. Arch, du min. des Colonies, série E, personnel, 1, doss. Arglancey.
3. Description d'un navire négrier, 1789, in-8°, p. 9-10. — Augeard,
Etude sur la traite des noirs avant 1790, Nantes, 1901, in-8°, p. 34.
11

162
SAINT-DOMINGUE
voit des capitaines faire rompre à coups de barres de fer
bras et jambes aux plus entêtés qu'on laisse ainsi expo-
sés aux regards de leurs compagnons 1. Et l'on devine
d'après cela avec quelle cruauté sont réprimées les
révoltes à main armée. Quelques captifs laissés libres
ont détaché les fers des autres qui, à un signai donné,
se sont précipités sur l'équipage. Le plus souvent ils
ont été vaincus et soumis alors à d'atroces tortures. On
en peut juger par celles que, sur le simple soupçon d'une
révolte, un capitaine négrier inflige en 1724 à ses noirs.
11 en condamne deux à mort. Le premier est égorgé
devant les autres ; le capitaine lui fait arracher le cœur,
le foie et les entrailles, ordonne de les partager en
300 morceaux, et contraint chacun de ses esclaves à en
manger un, menaçant du même supplice ceux qui refu-
seraient. Le second était une femme ; suspendue à un
mât, elle est d'abord fouettée jusqu'au sang; « puis on lui
enleva plus de cent morceaux de chair avec des cou-
teaux, jusqu'à ce que les os fussent à nu et qu'elle expi-
rât 2 ».
Sauf des accidents de cette nature ou des épidémies,
— la petite vérole, « l'escorbut », — la mortalité n'était
pas pourtant à bord des négriers aussi forte qu'on pour-
rait le croire, de 8 à 20 p. 100 à peu près3. A cela s'ajou-
tait, il est vrai, le nombre des noirs qui, une fois le navire
en rade, se jetaient à la mer *, chose qui arrivait d'au-
1. On « rompait » vifs ces malheureux, ce qui rendait ce supplice
beaucoup plus affreux qu'en Europe où les criminels étaient ordinaire-
ment étranglés avant de le subir.

2. Le More-Lack, p. 47 et suiv.
3. Peytraud, Op. cit., p. 113-114.
4. Pour éviter ces suicides, qui se produisaient d'ailleurs fréquem-

LE MONDE NOIR
163
tant plus souvent, à Saint-Domingue en particulier 1,
que là prédominait le système de la vente à bord, et que,
pendant leur exposition sur le pont, les captifs pouvaient
facilement saisir l'occasion de se précipiter par-dessus
bord. Pour parer à ces accidents, on essaya bien de
caserner à terre les arrivages de noirs. Mais on tombait
alors dans d'autres inconvénients. Il aurait fallu, comme
le réclame une pétition, des « magasins en planches
bien clos pour abriter les nègres et les tenir moins expo-
sés au chique, insecte du pays qui leur perce les pieds 2 ».
En fait, on n'eut le plus souvent pour la vente à terre
que des constructions insuffisantes, mal closes, trop
étroites, où les noirs étaient entassés. Les autorités
avaient vainement à plusieurs reprises formulé des pres-
criptions à ce sujet. Les administrateurs envoyant, le
24 mai 1784, au Ministre, la description de ce qu'ils ont
vu au Cap : « La visite, écrivent-ils, que le ministère
public a fait faire de sept des magasins à nègres exis-
tant et actuellement remplis, nous a présenté le tableau
révoltant de morts et de mourants jetés pêle-mêle dans
la fange 3. » Et dans ces conditions l'on ne peut blâ-
mer l'usage, qui de plus en plus tendit à se généraliser
à Saint-Domingue, de la vente des esclaves à bord
des navires.
ment pondant la traversée, certains capitaines faisaient tendre des
filets autour du navire chaque fois que les esclaves montaient sur le
P°nt (Métrai, Les esclaves, 1836, 2 vol. in-S°, t. 1, p. 133).
Arch, du min. des Colonies, Corr. gén., Saint-Domingue, C*, vol. XI,
Mémoire du 1" avril 1715.
2. Mémoire de 1764, cité dans Peytraud, Op. cit., p. 119.
3. Ordonnance du Gouverneur et de l'Intendant, du 24 mai 1784
(Arch. du min. des Col., Corr. gén., C9, 2e série, cart. XXXIV).

164
SAINT-DOMINGUE
Un fait très significatif à noter encore, lorsqu'on parle
de l'introduction des noirs à Saint-Domingue, c'est
l'énorme quantité qui chaque année y est déversée. En
1681, il y a 2.000 nègres dans la colonie 1 ; en 1701, il y
en a plus de 10.000, rien qu'à Léogane ; et en 1708,
3.000 au Cap 3. Dans l'année 1716, le nombre total aug-
mente de près de 4.0004, et de 3.667 pendant l'an-
née 17205. Et, à mesure que l'on avance, les chiffres de-
viennent plus forts. Dans la seule année 1753, 5.250 noirs
sont introduits dans l'île6: en 1764, 10.000 ; en 1765,
10.000; en 1766, 13.000 ; pendant les six premiers mois
de 1767, 8.2907; en 1771, 10.000 8; en 1786, 27.000 9;
en 1787, plus de 40.00010.
Avec le nombre, augmente le prix. Ce qui se payait
1.160 livres en 1750 se paye 1.560 en 1770, 1.900 en
1778, 2.200 en 1785, tous chiffres d'ailleurs, soit dit
1. Dénombrement de mai 1681 (Arch, du min. des Col., Corr. gén.,
vol. I).
2. Lettre de M. de Galliffet, du22 mars 1701 (Arch, du min. des Col.,
Corr. gén., vol. V).
3. Exactement 3.264. Rapport de M. Beausire de la Grange, ingénieur
(Ibid., vol. VIII).
4. Lettres de MM. de Blénac et Mithon, du 15 juillet 1716 (Ibid., vol.
XII).
5. Lettre de M. Duclos, du 15 mai 1721 (A. M. C, Corr. gén., 2° série,
carton VII).
6. Lettre de M. de Lalanne, du 27 mars 1754 (A. M. C, Corr. gén..
vol. CXV).
7. Estimation de la quantité de nègres étant dans la colonie en 17«
(A. M. C, Corr. gén., 2e série, carton XIX).
8. Lettre de M. de Montarcher, du 8 mars 1772 (A. M. C, Corr. gén-,
vol. CXLII).
9. Lettre de MM. de la Luzerne et Barbé de Marbois, du 29 juillet 1787
(Ibid., vol. CLVIII).
10. Résumé balancé des recensements de 1787 et de 1788 (Ibid., vol-
CLX).

LE MONDE NOIR
165
en passant, qui permettent d'évaluer à plus de 50 p. 100
les bénéfices des négriers.
II
Nous verrons que l'une des raisons de cette énorme
consommation d'esclaves par Saint-Domingue est l'in-
fime accroissement par reproduction de la population
noire. Mais une autre raison en est, nous pouvons le
dire tout de suite, dans la vie particulièrement pénible
qui est imposée aux esclaves en cette colonie.
Aussitôt acheté, l'esclave est étampé, c'est-à-dire reçoit
l'impression au fer chaud, sur les deux côtés de la poi-
trine, des initiales ou de la marque particulière de son
nouveau maître1. On lui fait ensuite expliquer son
devoir par un interprète, les premiers principes de la reli-
gion par un missionnaire, puis immédiatement, d'après
son âge, il est versé dans l'un des trois ateliers qui exis-
tent sur toute habitation : le grand atelier, composé des
nègres les plus vigoureux; le deuxième atelier, composé
des nègres faibles, des jeunes nègres et des femmes qui
allaitent ; le troisième atelier ou atelier de fourrage, où
1. Le P. Labat nous apprend comment on procédait à cette opération :
« L'étampe, dit-il, est une lame d'argent mince tournée de façon qu'elle
forme un chiffre et qui est jointe à un petit manche. Quand on veut
étamper un nègre, on fait chaulfer l'étampe sans la laisser rougir, on
frotte l'endroit où on la veut appliquer avec un peu de suif ou de
graisse, on met dessus un papier huilé ou ciré et on applique l'étampe
dessus le plus légèrement qu'il est possible. La chair s'enfle aussitôt et
quand l'effet de la brûlure est passé, la marque reste imprimée dans
la peau sans qu'il soit possible de la jamais effacer. » (Labat, Nouveau
Voyage aux Iles, 1742, t. VII, p. 200.)

166
SAINT-DOMINGUE
sont mis les enfants qu'on occupe, sous l'inspection d'une
vieille femme, à ramasser du fourrage 1.
Dans ces deux derniers ateliers, le travail est naturel-
lement très modéré; mais, dans le grand atelier, il est
excessif. « La plupart des habitans, écrit, en 1702,
M. de Gall ifiet . font travailler leurs nègres au delà des
forces humaines, toute la journée et la plus forte partie
de la nuit2. » Vers la même date : « Les habitans, mande
M. Deslandes, traitent leurs nègres avec La plus grande
dureté ; ils les font travailler au delà de leurs forces et
négligent leur nourriture et leur instruction 3. » Trente-
cinq ans après : « L'état des nègres à Saint-Domingue,
constate M. Le Normand de Mézy, ordonnateur au Cap,
l'état des nègres à Saint-Domingue est de travailler tout
le jour, à la réserve des deux heures qu'on leur laisse
pour prendre leurs repas, et une partie de la nuit, aux
travaux des habitations de leurs maîtres .. » Et les choses
ne changèrent pas beaucoup avec le temps, puisqu'en
1777 : « Les esclaves, avouait un conseiller au Conseil
supérieur du Port-au-Prince, les esclaves, dont la condi-
tion est généralement affreuse, sont livrés inconsidéré-
ment à l'avarice des cultivateurs, à leur imprudence, à
1. Moreau de Saint-Méry, Notes historiques sur Saint-Domingue
(Arch. du min. des Col., F3136, fol. 507).
2. Lettre de M. de Galliffet, de Léogane, du 20 avril 1702 (A. M. C,
Coll. Moreau de Saint-Méry, Historique de Saint-Domingue, F3 167).
« On pourroit ordonner, ajoute Galliffet, qu'il seroit donné une heure de
repos au déjeuner, au dîner, et au souper des nègres, et qu'on ne
pourroit les faire travailler plus de deux heures de la nuit, soit au soir
ou au matin devant le jour. »
3. Mémoire de M. Deslandes, faisant fonction d'intendant, du 20 fé-
vrier 1707 (Arch, du min. des Col., Corr. gén., C9, vol. VIII).
4. Lettre de M. Le Normand de Mézy, ordonnateur et subdélégué de
l'Intendant au Cap, du 16 janvier 1742 (Ibid., vol. LX).

LE MONDE NOIR
167
leurs passions, aux plus rudes travaux, au désespoir 1. »
En fait, et que ce soit pour la culture de la canne à
sucre ou pour celle du coton ou du café, le labeur des
nègres commence avec le jour. A huit heures, ils déjeu-
nent ; ils se remettent ensuite à l'ouvrage jusqu'à midi.
A deux heures, ils le reprennent jusqu'à la nuit, quelque-
fois même jusqu'à dix ou onze heures du soir, en sorte
qu'au moment de la récolte, ils ne se reposent guère plus
de quatre ou cinq heures de leurs travaux. Et quels tra-
vaux ! Quelqu'un, qui depuis les vit de près bien souvent,
nous a laissé la description attristée de la première ren-
contre qu'il fit de ces infortunés à Saint-Domingue :
« Ils étoient, écrit Girod-Chantrans, au nombre de cent
hommes ou femmes de différents âges, tous occupés à
creuser des fosses dans une pièce de cannes, et la plupart
nus ou couverts de haillons. Le soleil dardoit à plomb
sur leurs têtes ; la sueur couloit de toutes les parties de
leur corps ; leurs membres appesantis par la chaleur,
fatigués du poids de leurs pioches et par la résistance
d'une terre grasse, durcie au point de faire rompre les
outils, faisoient cependant les plus grands efforts pour
vaincre tous les obstacles. Un morne silence régnoit
parmi eux, la douleur étoit peinte sur toutes les phy-
sionomies ; mais l'heure du repos n'étoit pas encore
venue. L'œil impitoyable du gérant observoit l'atelier,
et plusieurs commandeurs armés de longs fouets, dis-
persés parmi les travailleurs, frappoient rudement de
temps à autre ceux même qui par lassitude sembloient
1. Mémoire de M. de Le Tort, conseiller au Conseil supérieur du
Port-au-Prince, 1777 (Arch, du min. des Col., Corr. gén., C9, 2e série,
carton XXVIII).

168
SAINT-DOMINGUE
forcés de se ralentir, nègres ou négresses, jeunes ou
vieux, tous indistinctement 1. »
Et ceux qu'on emploie à la fabrication du sucre ne
sont guère mieux partagés. Les cannes récoltées sont
d'abord broyées par les moulins. Ce sont des négresses
qui sont chargées de les mettre sous les rouleaux. Or,
pour peu qu'elles avancent trop la main à l'endroit où
les tambours se touchent, elles sont entraînées et le plus
souvent écrasées. Ces accidents se produisent surtout
la nuit. Dans certains cas, on a tout au plus le temps de
couper la main ou le bras de la victime. Aussi a-t-on
soin souvent d'obliger les nègres, et les négresses
à fumer et à chanter pour les empêcher de succomber
au sommeil et éviter aussi qu'ils tombent dans les chau-
dières en écumant le sucre. Les nègres, qui entrent
au service des fourneaux de la sucrerie, y restent, sans
sortir, du matin jusqu'à six heures du soir. Ils doivent
s'arranger pour manger sans que le travail soit inter-
rompu.
En somme, il n'est que les noirs employés comme
ouvriers à diverses petites industries et surtout comme
domestiques, ainsi que les négresses occupées aux tra-
vaux du ménage ou servant de nourrices, qui aient une
1. Girod-Chantrans. Voyage d'un Suisse en différentes colonies, Neuf-
châtel, 1785, in-8°, p. 137. — Très optimiste en général pendant son
séjour à Saint-Domingue, M. de Laujon cesse de l'être cependant, lui
aussi, sur un point, le travail forcé et très pénible des noirs. « Sur cette
plantation, écrit-il, je vis beaucoup de malheureux aux trois quarts nus
et qui versaient toutes les sueurs de leur corps pour satisfaire à leurs
devoirs. J'apercevais parmi ces noirs un chef commandeur qui, armé
d'un grand fouet, imposait par la crainte aux hommes et aux femmes

qu'il surveillait d'un œil sévère, » (A. de Laujon, Souvenirs de trente
années de voyages, Paris, 1835, 2 vol. in-8°, t. I, p. 143). M. de Laujon
arriva dans la colonie en 1787.


LE MONDE NOIR
169
existence moins dure. Mais ceux-là sont relativement en
petit nombre
Gomme récompense des labeurs de forçats qu'on leur
impose, qu'est-il dû à ces malheureux? Le strict néces-
saire comme logement, nourriture, vêtement. « Il n'est
pas d'animaux domestiques dont on exige autant de tra-
vail et dont on ait si peu de soin 2. »
À Saint-Domingue, comme dans les autres colonies,
les cases des nègres sont situées à une certaine distance
du logis des maîtres, et autant que possible au-dessous
du vent, pour éviter la mauvaise odeur qu'ils exhalent
en général, ceux d'Angola, en particulier, « qui sentent
si fort le bouquin, nous dit le P. Du Tertre, que l'air
des lieux où ils ont marché en est infecté plus d'un
quart d'heure après 3 ». Ces cases, placées sur des rangs
réguliers et autour d'un espace carré planté de provi-
sions et de fruits, sont tout ce qu'il y a de plus primitif,
en bois, couvertes sur le toit de têtes de canne, et palis-
sadées sur les côtés avec des roseaux ou des claies faites
de petites gaulettes qui soutiennent un torchis de terre
grasse et de bouse de vache, sur lequel on passe un lait
de chaux. Ces cases sont sans fenêtres d'habitude, et le
jour n'y entre que par la porte. Elles ont d'ordinaire
20 à 23 pieds de long sur 12 de large et 15 de haut, et
chacune d'elles est généralement divisée par des cloisons
en deux ou trois pièces 4 L'intérieur est de même ce qu'il
1. Peytraud, Op. cit., p. 215-216.
2. Girod-Chantrans, Op. cit., p. 138.
3. Du Tertre, Histoire générale des Antilles, Paris, 1667-1671, t. II,
p. 495.
4. Labat, Nouveau voyage aux Iles, 1742, t. IV, p. 476. — Moreau de

170
SAINT-DOMINGUE
y a de plus primitif. Pour tout plancher, la terre battue.
Il n'y a point de cheminées, et cependant presque tou-
jours du feu, les nuits étant souvent fraîches à Saint-
Domingue. « C'est donc au milieu de la case que sont
rassemblés quelques tisons, sans conduit pour la fumée,
et autour de l'âtre de cette case rembrunie que se réunit
toute la famille. Un groupe de nègres de tout âge et des
deux sexes, fuyant le soir les maringouins qui investis-
sent leur retraite et qui se décèlent par leurs bourdonne-
ments, sont là nus et accroupis, les uns conversant, les
plus vieux parlant langage guinéen, ceux-ci fredonnant
quelque air de calenda, tandis que les plus jeunes, se vau-
trant sur le ventre, entretiennent dans le feu des bouses
de vache sèches. La mère de famille veut-elle distri-
buer les bananes ou patates boucanées pour le repas, on
allume le bois-pin ou bois-chandelle dont la vive clarté
absorbe bientôt celle du foyer toujours peu ardent. Sou-
vent le père, en contemplant le cercle de ses enfants, se
décide à piler le maïs, ou bien le petit mil pour la
?nonssa, à tresser le jonc, ou à faire des paniers, quel-
quefois des chapeaux de paille, ou bien encore des filets,
pour vendre tous ces ouvrages au marché de la ville voi-
sine 1. »
De ces intérieurs le mobilier est toujours, l'on s'en
doute, extrêmement sommaire. Les lits manquent sou-
vent, ou bien ne sont représentés que par des tas de
pailles de maïs, ou par quelques peaux de bœufs « sur
Saint-Méry, Notes historiques... (Arch, du min. des Col., F3136, fol. 306).
— Girod-Chantrans, Voyage d'un Suisse, p. 144.
1. Descourtilz, Voyage d'un 'naturaliste... ù Saint-Domingue, Paris,
1809, 3 vol. in-S°, t. III, p. 190-191.

LE MONDE NOIR
171
lesquels couchent, pêle-mêle, père, mère et enfans 1 » ;
quelquefois pourtant « ils sont formés de planches posées
sur des traverses soutenues par de petites fourches, ces
planches étant couvertes d'une natte faite de côtes de
balisier ou de latanier, avec un billot de bois pour che-
vet » ; « ce n'est que lorsque les maîtres sont un peu rai-
sonnables, qu'ils donnent quelque méchante couver-
ture »2. Un ou deux bancs, un tonneau défoncé pour
renfermer les patates, quelques calebasses et cuillers
de bois complètent ce rudimentaire ameublement 3.
Cette dernière partie du mobilier, — les ustensiles
de ménage, — était d'ailleurs largement suffisante, eu
égard à la nourriture vraiment dérisoire des habi-
tants de ces cases. Le système le plus simple eût été de
faire préparer dans chaque plantation la nourriture pour
tous les esclaves, ou du moins de distribuer quotidien-
nement sa ration à chacun. Au lieu de cela, on délivre
aux noirs leurs provisions pour une semaine, leur lais-
sant le soin de les préparer eux-mêmes. De là, deux incon-
vénients : le premier, qu'étant la plupart du temps inca-
pables de calculer ce qu'ils peuvent manger chaque jour
pour atteindre la fin de la semaine, les nègres, lorsqu'ar-
rivent les derniers jours, n'ont plus rien à se mettre sous
la dent ; le second, qu'occupés tout le temps, ils sont à
peu près dans l'impossibilité de faire une cuisine quel-
conque, et réduits le plus généralement à absorber leurs
aliments sans préparation.
1. Girod-Chantrans, Voyage d'un Suisse..., p. 144.
2. Labat, Op. cit., t. IV, p. 477.
3. Ducœurjoly, Manuel des habitans de Saint-Domingue, 1802, 2 vol.
in-8°, t. I, p. 50.

172
SAINT-DOMINGUE
La ration hebdomadaire de l'esclave doit être, suivant
le Code noir, de deux pots et demi de manioc, ou trois
cassaves, deux livres de bœuf salé ou trois livres de
poisson 1 ; mais elle varie naturellement à l'infini. Voici
un autre menu : de six à neuf pintes de farine de gruau,
de riz ou de pois, et six à huit harengs, avec faculté
d'en remplacer une partie par du biscuit, ou de la
mélasse 2.
Et si encore ces distributions eussent été régulières,
et si surtout ce régime échauffant de viande et de pois-
son salés n'eût pas été infiniment peu réparateur pour
des gens astreints à un travail régulier des plus rudes !
Le système de l'alimentation hebdomadaire était le
seul légal. Nous lisons bien dans Du Tertre que, de
bonne heure, certains Français voulurent imiter le
système pratiqué par les Hollandais, qui, au lieu de
fournir à leurs nègres nourriture et habillement, leur
laissaient le samedi libre et une certaine quantité de
terre à travailler ; les nègres y plantaient des pois, des
patates, du manioc, des ignames ; les femmes y culti-
vaient des herbes potagères, des concombres, des
melons que les hommes allaient vendre au marché les
dimanches et fêtes et dont le produit leur servait à
acheter de la viande et du poisson 3. Mais ce système
ne fut jamais reconnu par la loi. « J'ai vu, écrit le 10
juillet 1731 le Ministre à M. de la Chapelle, j'ai vu ce que
vous me marquez au sujet de l'abus qui s'est glissé dans
1. Code noir, art. XXII.
2. Moreau de Saint-Méry, Notes historiques... (A. M. C., F3 136,
fol. 506).
3. Du Tertre, Op. cit., t. II, p. 151 et seq.

LE MONDE NOIR
173
la colonie de donner le samedi aux esclaves. Il faut dis-
tinguer là-dessus les maîtres qui le leur donnent pour
leur procurer le moyen de se nourrir eux et leurs enfants,
de ceux qui ne le leur donnent que par gratification; à
l'égard des premiers, l'intention du roi est qu'on fasse
exécuter contre eux les ordonnances qui leur défendent
d'en user ainsi; mais, à l'égard des autres, ils méritent
qu'on les excepte de la règle et qu'on en tempère la
rigueur en leur faveur 1. » Sur ce point, d'ailleurs, les
intentions restaient assez difficiles à vérifier. Au fond, le
système le plus pratique aurait encore été celui qui eût
consisté à exiger des propriétaires des plantations de
légumes et de fruits suffisants à nourrir leurs esclaves.
C'est dans ce sens que, le 3 mai 1706, un règlement du
Conseil de Léogane ordonne « qu'il sera planté 150 pieds
de manioc par chaque tête de nègres depuis l'âge de douze
ans jusqu'à 60, et 10 pieds de bananiers » ; et que, de plus,
« il sera fourni une fois l'an, ou dans deux récoltes, tous
les an s, un baril de grain s, soit pois, maïs ou mil, par tête
desdits nègres, sans que cela puisse diminuer les autres
vivres qui sont ordinairement en terre, soit patates ou
ignames 2. » Mais ce règlement et d'autres semblables 3
1. Lettre citée par Peytraud, Op. cit., p. 223.
2. Règlement du Conseil de Léogane, qui ordonne de planter des
vivres pour la nourriture des nègres, du 3 mai 1706, dans Moreau de
Saint-Méry, Lois et constitutions..., t. II, p. 70-71.
3. Notamment l'ordonnance des administrateurs de la colonie du
12 juin 1744 (Moreau de Saint-Méry, Op. cit., t. III, p. 794) et surtout
l'ordonnance du gouverneur Bart, du 19 août 1761 (Ibid., t. IV, p. 401-403).
Sur ces plantations de vivres, et la nécessité d'en faire de temps en
temps et à l'improviste vérifier l'importance et la bonne tenue par
les officiers préposés aux recensements, ou mieux par les comman-
dants de quartier eux-mêmes, cf. Petit, Du gouvernement des esclaves,
H, p. 124 et suiv.

174
SAINT-DOMINGUE
durent rester trop souvent lettre morte. « Les nègres
volent la nuit, parce qu'ils ne sont pas nourris par leurs
maîtres 1 », écrivait, en 1702, M. de Galliffet; et en 1782 :
« A Saint-Domingue, notait le baron de Saint-Victor,
les trois quarts des maîtres ne nourrissent pas leurs
esclaves, et leur dérobent presque tout le temps de
repos que les lois leur attribuent. C'est trop, et ces
malheureux se jetteront tôt ou tard dans l'horreur du
dernier désespoir 2. »
Pour ce qui est du vêtement, la chose donna toujours
lieu à moins de contestations que la nourriture, le cli-
mat permettant de s'en dispenser à la rigueur. Le Code
noir disait : « Seront tenus les maîtres de fournir à
chaque esclave, par chacun an, deux habits de toile, ou
quatre aunes de toile, au gré des maîtres 3. » C'était là
un minimum auquel beaucoup de planteurs trouvaient
encore le moyen de se soustraire, mais que beaucoup
aussi dépassaient. Car pour le vêtement, comme pour
la nourriture et le reste, nous venons seulement d'expo-
ser la règle, et il est certain qu'en beaucoup de cas cette
règle était atténuée ou aggravée.
C'est qu'en ce qui touche l'esclavage, l'usage est tout,
la loi n'est rien.
« Toutes lois, dit, à ce sujet, un des innombrables
pamphlets publiés au début de la Révolution, toutes lois,
telles justes et humaines qu'elles pourroient être en
1. Lettre de M. do Galliffet, de Léogane, du 20 avril 1702 (A. M. G.,
F3 167).
2. Essai d'administration pour la colonie de Saint-Domingue, par le
baron de Saint-Victor (1782). (Arch. du min. des Colonies. Corr. gén.,
2° série, C9, carton XXXII).
3. Code noir, art. 25.

LE MONDE NOIR
175
faveur des nègres, seront toujours une violation des
droits de la propriété, si elles ne sont pas réclamées par
les colons. Le souverain, comme chef de la grande
famille, ne peut que présenter les moyens d'améliorer le
sort des nègres, en démontrant l'intérêt qui en résulte-
roit pour les propriétaires. Avant que les conseils
deviennent des lois, l'opinion des colonies doit préala-
blement les consacrer. Le temps seul peut constater si
une telle loi seroit juste. Les colons accordent par huma-
nité la liberté de savane aux négresses qui se trouvent
mères de cinq enfants parvenus à l'âge de douze ans, et
elle leur est assurée, quoique les enfants mourroient
après être tous parvenus à cet âge. Ils accordent deux
et trois jours de liberté par semaine à celles qui ont
trois ou quatre enfants ; les nègres jouissent de la même
faveur, lorsque les mères sont décédées et que les
enfants sont en bas âge. Une loi, qui prononceroit un
pareil adoucissement en faveur des négresses, ne feroit
que consacrer les sentiments des colons, et la loi devroit
en faire mention. Toutes les lois sur la propriété ne sont
justes qu'appuyées de l'opinion de ceux qui y sont inté-
ressés comme propriétaires. Une loi, qui fixeroit uni-
formément par jour la durée du travail des nègres,
seroit injuste. Les différentes cultures exigent par leur
diversité un travail plus ou moins long dans la jour-
née et même pendant la nuit. La culture du sucre
n'est pas celle du café, et ainsi des autres denrées. La
nourriture des nègres différencie également suivant les
différentes cultures. Dans l'une et dans l'autre espèce,
les nègres sont satisfaits. Dans les montagnes, il y a des
végétaux en abondance ; dans les plaines, il y en a

176
SAINT-DOMINGUE
moins, mais ils sont dédommagés par d'autres adoucis-
sements. Les vêtements des nègres des plaines ne peu-
vent pas être semblables à ceux des montagnes... Et
tout ainsi dans l'esclavage est et doit être une question
de faitl. »
Dépouillez ces affirmations de leur ton hautain, elles
n'expriment que la vérité. Oui, tout est question de
fait dans l'esclavage et c'est la volonté du maître qui
est tout. De cette volonté, et d'elle seule, l'esclave doit
attendre misère ou bonheur. Car je ne fais aucune diffi-
culté de le reconnaître : si le tableau de la vie des
nègres est souvent plus sombre encore que celui que je
viens d'en tracer 2, il est souvent « plus riant et con-
solant » ; pour en adoucir l'horreur, il suffit de maîtres
humains et compatissants, et ces maîtres ne sont pas
introuvables dans la colonie3.
1. Mémoire sur l'esclavage des nègres, contenant réponse à divers
écrits qui ont été publiés en leur faveur, par M. D. L. M. F. Y., Paris,
1790, in-8°, p. 54-55.
2. « Les esclaves, dit l'auteur du Patriotisme américain, en 1750, les
esclaves sont nécessaires à l'exploitation des terres. Mais, par un esprit
bien contraire à ce point de vue, on ne pense point à les conserver.
Des travaux forcés, parce qu'ils sont avancés dans la nuit ou pris sur
le repos, le défaut d'habillement et encore plus de nourriture, quelque-
fois des châtiments outrés les mettent bientôt hors de service. 11 y a
des règlements sur les deux objets derniers : la nourriture et l'habil-
lement sont fixés. Mais quelque modiques qu'ils soient et peu suffi-
sans pour l'entretien du nègre, encore ne les lui fournit-on pas, et rien
n'est-il plus commun que d'en voir nus. a (Le patriotisme américain,
ou mémoires sur l'établissement de la partie française de Saint-Do-
mingue,
1750, in-12, p. 28.
Sur l'insouciance persistante des maîtres touchant l'entretien et le
bien-être de leurs noirs au XIXe siècle, cf. Du Goujon, Lettres sur l'es-
clavage, 1845, in-8°, p. 56-58.
3. C'est ainsi que l'un d'eux : David Duval-Sanadon, dans le Discours
sur l'esclavage des nègres et sur Vidée de leur affranchissement dans
les colonies,par un colon de Saint-Domingue, Paris, 1786, in-8°, nous a
tracé de l'habitation, de la nourriture et de l'entretien des nègres une



LE MONDE NOIR
177
Quoi qu'il en soit, les seuls jours de liberté, qui inter-
rompent les pénibles et monotones labeurs des nègres,
sont les dimanches et fêtes. Ces jours, quelques-uns
les passent dans le plus complet abrutissement : pen-
dant des heures, ils restent accroupis devant leurs portes,
« sans donner aucun signe d'existence » ; ou bien « la
pipe à la bouche, la main remplie de graines de maïs,
ils comptent et recomptent ce qu'ils doivent et ce qui
leur est dû ; les femmes cherchent les poux de leurs
enfants pour les manger, à mesure qu'elles en trouvent,
ou sucent le nez de leurs moutards morveux1 ». Mais
le plus grand nombre occupent leurs loisirs à boire et à
danser, seules distractions qu'ils connaissent à leurs
travaux. La danse surtout est chez eux une véritable
passion. La plus ordinaire s'appelle le calenda. Elle est
accompagnée de deux tambours faits de morceaux de
bois creux recouverts d'une peau de mouton ou de
chèvre. Le plus court porte le nom de bamboula. Sur
chaque tambour est un nègre à califourchon qui le frappe
du poignet et des doigts, mais avec lenteur sur l'un et
rapidité sur l'autre. Nombre de nègres secouent en
même temps de petites calebasses garnies de cailloux
ou de graines de maïs. L'orchestre est parfois complété
par le banza, espèce de violon grossier à quatre cordes,
que Ton pince. L'accompagnement ainsi réglé, « les
danseurs, nous dit le P. Labat, sont disposés sur deux
lignes, les uns devant les autres, les hommes d'un côté,
description qui, quoique exceptionnelle, répond certainement à une
réalité. Voir notamment pages 6b à 99.
1. Descourtilz, Voyage d'un naturaliste... à Saint-Domingue, Paris
1809, 3 vol. in-8°, t. III, p. 189.
12

178
SAINT-DOMINGUE
les femmes de l'autre. Ceux qui sont las de danser et
les spectateurs forment un cercle autour des danseurs
et des tambours. Le plus habile chante une chanson
qu'il compose sur-le-champ sur tel sujet qu'il juge à
propos et dont le refrain, qui est chanté par tous les spec-
tateurs, est accompagné de grands battements de mains.
A l'égard des danseurs, ils tiennent les bras à peu près
comme ceux qui dansent en jouant des castagnettes. Ils
sautent, font des virevoltes, s'approchent à deux ou trois
pieds les uns des autres, se reculent en cadence jusqu'à
ce que le son du tambour les avertisse de se joindre, en
se frappant les cuisses les uns contre les autres, c'est-à-
dire les hommes contre les femmes. A les voir, il semble
que ce soit des coups de ventre qu'ils se donnent, quoi-
qu'il n'y ait cependant que les cuisses qui supportent ces
coups. Ils se retirent dans le moment, en pirouettant,
pour recommencer le même mouvement, avec des gestes
tout à fait lascifs, autant de fois que le tambour en
donne le signal, ce qu'il fait souvent plusieurs fois de
suite. De temps en temps, ils s'entrelacent les bras et
font deux ou trois tours, en se frappant toujours les
cuisses et se baisant... Leur passion pour cette danse
est au delà de l'imagination. Tous y prennent part, les
vieux, les jeunes et jusqu'aux enfants qui à peine peu-
vent se soutenir. Il semble qu'ils l'aient dansée dans le
ventre de leur mère 1. »
« Le Vaudoux est, lui, une danse religieuse. Ce nom
de Yaudoux est appliqué par les nègres à un être sur-
naturel, qu'ils se représentent sous la forme d'une cou-
1. Le P. Labat, Nouveau voyage aux Iles, 1742, t. IV, p. 465-466, 470.

LE MONDE NOIR
179
leuvre, dont un grand prêtre ou une grande prêtresse
interprète les volontés. Les esclaves l'invoquent sou-
vent pour lui demander de diriger l'esprit de leurs maî-
tres. Ils se livrent alors à des sortes de bacchanales,
dans lesquelles, surexcités par des spiritueux, ils en arri-
vent à trembler violemment, à se mordre et enfin à
perdre tout sentiment 1. » C'est dans ces danses qu'ils
répètent le fameux refrain des initiés au culte de Vau-
doux :
Eh ! Eh ! Bomba ! Heu ! Heu !
Canga, bafio té !
Canga, moune dé lé !
Canga, do ki la !
Canga li!2
Quant à la danse à don Pèdre, elle est plus violente
encore, « et, pour la rendre plus prodigieuse, les nègres
qui la dansent, les yeux fixés sur leurs pieds, boivent
du tafia dans lequel ils ont mis de la poudre à tirer
broyée. Cette boisson et leurs mouvements ont. une telle
influence sur leur être, qu'ils entrent dans une véritable
fureur, pendant laquelle ils éprouvent des convulsions
et font d'horribles contorsions. Et ils dansent jusqu'à
1. Peytraud. Op. cit., p. 234.
2. Moreau de Saint-Méry, Description de la partie française de
Saint-Domingue, t. I, p. 49.
Un autre refrain qui se chante lors des initiations est celui-ci :
Aia, bombaia, bombé,
Lamma samana quana,
E van vanta, vana docki
Aia, bombaia, bombé,
Lamma samana quana !
« Ce qui signifierait : « Nous jurons de détruire les blancs et tout ce
■ qu'ils possèdent ; mourons plutôt que d'y renoncer. » (Drouin de
Bercy, De Saint-Domingue, de ses guerres, de ses révolutions et de ses
ressources, Paris, 1814, in-8°, p. 178).

180
SAINT-DOMINGUE
ce qu'ils tombent dans une sorte d'épilepsie qui les
renverse et les mène à un état très voisin de la mort.
Cette danse est en général d'autant plus expressément
défendue par les maîtres, que, soit prévention, soit effet
électrique, les spectateurs eux-mêmes partagent cette
frénésie 1. »
A côté du tragique, voici le plaisant : « Les nègres
domestiques, imitateurs des blancs qu'ils aiment à sin-
ger, dansent, eux, des menuets, des contredanses, et
c'est un spectacle propre à dérider le visage le plus
sérieux que celui d'un pareil bal, où la bizarrerie des
ajustemens européens prend un caractère parfois gro-
tesque 2. »
III
Pour mener les immenses troupeaux d'hommes dont
je viens de dire la vie, pour maintenir dans ces agglo-
mérations l'ordre et la discipline, il faut au maître une
main de fer, étant donnée surtout la disproportion qui
existe presque partout entre le nombre des blancs et
celui des noirs. Voici des plantations isolées ou 2 ou
3 blancs sont entourés de 200 à 300 esclaves 3. La
1. Moreau de Saint-Méry, Notes historiques sur Saint-Domingue (A-
M. G., F3 137, p. 108).
2. Moreau de Saint-Méry, Description de la partie française de Saint-
Domingue, t. I, p. 60.
3. • Dans les plus fortes habitations de la colonie, il n'y a pas
3 blancs contre 300 à 400 nègres ; les moyennes n'en ont qu'un, mais
rarement deux. » (Lettre d'un habitant au comte de Langeron, du 7 juin
1763 : Arch, du min. des Col., Corr. gén., Saint-Domingue, C9,

vol. CXV).



LE MONDE NOIR
181
moindre faiblesse peut entraîner une révolte qu'il sera
bientôt impossible de réprimer. Aussi de même que, par
le seul régime de la contrainte perpétuelle, on obtient
du nègre un travail incessant, par ce seul régime on
réprime ses délits et on se prémunit contre ses atten-
tats. Cela, le pouvoir lui-même l'admit de bonne heure.
« S'il est nécessaire, écrit, en 1741, le Ministre à M. de
Larnage, s'il est nécessaire de réprimer les abus que
des maîtres inhumains pourroient faire de leur autorité,
il est aussi d'une extrême conséquence de ne rien faire
qui puisse porter les esclaves à la méconnoître et à
s'écarter des bornes de la dépendance et de la soumis-
sion où ils doivent être 1. » « C'est, disent de même les
instructions données en 1771 à M. de Montarcher, c'est
en laissant aux maîtres un pouvoir presque absolu, que
l'on peut seulement parvenir à contenir un si grand
nombre d'hommes dans la soumission qu'exige leur
supériorité sur les blancs. Si quelques maîtres abusoient
de leur pouvoir, il faut, en les réprimant en secret, laisser
toujours croire aux esclaves que les premiers ne peu-
vent avoir de torts envers eux 2. »
Jusqu'où a été la cruauté des maîtres sur leurs esclaves,
et cette cruauté a-t-elle été générale ou seulement l'ex-
ception? c'est la question que notre curiosité se pose avant
toute autre dans ce chapitre des relations des maîtres et
des esclaves à Saint-Domingue. Il est bien difficile d'y ré-
pondre catégoriquement. De combien de particularités
1. Lettre du Ministre à M. de Larnage, du 25 juillet 1741 (Moreau de
Saint-Méry, Lois et constitutions...., t. Ill, p. 674).
2. Instructions données à M. de Montarcher, le 24 avril 1771 (Arch. du
min. des Col., Corr. gén., Saint-Domingue, vol. CXXXIX).

182
SAINT-DOMINGUE
la chose a-t-elle pu dépendre, en effet : du naturel des
maîtres, bons ici, cruels là, de leur niveau intellectuel
et moral, les esclaves trouvant généralement leurs pires
tyrans dans les colons de basse extraction 1; des nègres
eux-mêmes, car les uns, comme les Mandingues, sont
intelligents, dociles et faciles à mener, les autres, les
Sénégalais, belliqueux et malaisés à contenir, ceux-ci,
comme les Bambaras, stupides, butés et superstitieux,
mais gais et très doux, ceux-là, brutes féroces, comme
les Mondongues 2.
Enfin, il faut là, comme ailleurs, faire la différence
des temps, et il est bien évident que, du premier âge de
la colonie à la fin du XVIIIe siècle, il y eut sur ce point
un progrès sensible.
Quelle était en somme la puissance officielle du maître
sur l'esclave? A l'origine et jusqu'en 1685, la loi est
là-dessus muette. Le principe triomphe alors pleine-
ment qu'il ne peut y avoir de pouvoir médiateur entre
le maître et l'esclave, que c'est attenter aux droits de
propriété que de limiter sur ce point l'autorité domes-
tique du maître. Les tribunaux n'ont de la sorte à inter-
venir entre un blanc et ses noirs qu'en cas de faits
particulièrement graves, meurtres ou trop horribles
mutilations. Encore presque tous les magistrats, étant
eux-mêmes colons, ne prennent-ils que bien rarement
1. « Les plus grandes cruautés étoient commises par les petits colons
appelés vulgairement petits blancs. La mort d'un nègre faisoit un grand
vide dans leurs petits ateliers, et cependant ces hommes plus passion-
nés, plus prompts à frapper, à employer sans réflexion une arme meur-

trière, étoient l'objet des plaintes les plus fréquentes qui étoient portées
aux autorités. » (lissai sur l'esclavage et observations sur l'état présent
des Européens en Amérique, an VII, aux A. M. C, F3 129, p. 143).

2. Peytraud, Op. cit., p. 88-90.

LE MONDE NOIR
183
l'initiative de poursuites ou la responsabilité d'une con-
damnation en ces matières 1.
En 1685, le Code noir combla heureusement sur ce
point le vide de la législation. Son article 42 ne recon-
naît au maître qu'un seul droit, celui de faire battre de
verges ou de cordes ses esclaves, lorsqu'il juge qu'ils
l'ont mérité et pour fautes commises dans leur travail2 ;
mais, pour tous autres cas, meurtres, coups et blessures,
vols, marronnage, le pouvoir prétend se substituer aux
maîtres et le nouveau code énumère les peines qui
seront infligées par les tribunaux3; enfin il autorise les
nègres, victimes de traitements barbares et inhumains, à
en donner avis à la justice 4.
1. Essai sur l'esclavage et observations sur l'état présent des Euro-
péens en Amérique. (Arch, du min. des Col., F3 129).
2. « Pourront seulement les maîtres, lorsqu'ils croiront que leurs
esclaves l'auront mérité, les faire enchaîner et les faire battre de verges
ou cordes. Leur défendons de leur donner la torture, ni de leur faire
aucune mutilation des membres, à peine de confiscation des esclaves
et d'être procédé contre les maîtres extraordinairement ». (Art. 42 du
Code noir.) Restait, il est vrai, la question de limitation du nombre des
coups de fouet : « Il me semble, écrivait à ce sujet M. de Galliffet, en
1702, il me semble que toute faute, qui n'est pas assez punie par cent
coups de fouet, doit être assez grave pour être soumise à la justice. Ainsi
j'estimerois à propos que les particuliers ne pussent battre leurs esclaves
qu'avec le fouet et qu'ils ne pussent passer le nombre de cent coups
sans autorisation de l'autorité supérieure ou ordonnance de la justice. »
(Lettre de Gallilfet, de Léogane, du 20 avril 1702, A. M. G., F3 167.)
3. Articles 32, 33, 34, 35, 36, 38, 39, du Gode noir.
4. « Les esclaves qui ne seront point nourris, vêtus et entretenus par
leurs maîtres, selon que nous l'avons ordonné par ces présentes, pour-
ront en donner avis à notre procureur général et mettre leurs mémoires
entre ses mains, sur lesquels, et même d'office, si les avis viennent
d'ailleurs, les maîtres seront poursuivis à sa requête et sans frais, ce
que nous voulons être observé pour les crimes et traitements barbares
et inhumains des maîtres envers leurs esclaves, » (Code noir, art. 26.) —
Mais sur ce point malheureusement la pratique est loin de la théorie.
En 1702 des nègres marrons étant venus « se rendre à M. de Gallifl'et »
et se plaindre à lui de leurs maîtres, il les avait remis à ceux-ci, en
leur recommandant l'indulgence à leur égard. Les esclaves furent hor-

184
SAINT-DOMINGUE
La toute-puissance du maître se trouvait ainsi limitée,
mais en droit, il faut le dire, beaucoup plus qu'en fait,
car pendant un siècle ces dispositions du Code noir
restèrent le plus souvent lettre morte. Les maîtres con-
tinuent à punir eux-mêmes leurs esclaves, non pas seu-
lement pour leurs écarts de conduite dans leurs tâches
quotidiennes, mais pour tous crimes et délits. Cela est
plus expéditif d'abord, et dans les plantations écartées,
éloignées do 10 à 20 lieues des sièges de juridiction,
cette considération est bien à peser. En second lieu, le
châtiment, infligé sous les yeux des noirs, les frappe
davantage. Très souvent, d'ailleurs, tout en ayant la con-
viction morale de la culpabilité de l'esclave, le maître
n'en a pas les preuves juridiques et il craint de ne pou-
voir obtenir de condamnation devant les tribunaux1.
riblemcnt battus par leurs propriétaires. De ce fait Galliffet concluait :
« Tous les règlements, que l'on pourra faire sur la nourriture, le vête-
ment et le traitement qui doit être fait aux esclaves, seront toujours
inutiles, s'ils n'ont pas la liberté de se plaindre, et ils ne l'auront jamais
s'ils sont réduits à retourner à leurs maîtres. Il me parait donc juste et
nécessaire d'ordonner que, lorsqu'un nègre esclave se plaindra avec fonde-
ment, il soit vendu aux enchères publiques et le produit remis à son
maître, lorsqu'il n'y aura pas lieu à confiscation. » (Lettre de Galliffet,
de Léogane, du 20 avril 1702, aux A. M. G.. F3167.)
1. Petit, dans son Gouvernement des esclaves, reconnaît par exemple
que, pour les crimes d'empoisonnement commis sur les habitations par
les esclaves, on est bien obligé de fermer les yeux sur les agissements
des maîtres. D'après la loi, de telles affaires doivent être portées en
première instance devant les juges ordinaires et en appel devant les
Conseils souverains. Toutefois, la plupart du temps, en ces affaires,
déclare Petit, les maîtres n'ont pas de preuves, mais seulement « des
indices, des présomptions fondés sur la différence de conduite des
accusés à certaines époques, sur certains discours, sur des liaisons sus-
pectes, sur des écarts des usages de l'habitation dans un temps ou dans
un autre ». Or, devant les tribunaux, tout cela ne peut amener une con-
damnation qui apparaît pourtant comme légitime aux maîtres, et comme
« important à la sécurité de leur vie ». Si donc on refuse en ces affaires
toute latitude aux chefs d'habitations, il faut modifier la procédure. « La
loi pourroit ordonner alors que les plaintes des crimes portées devant

LE MONDE NOIR
185
Enfin, il préfère quelquefois punir son nègre d'une tor-
ture même affreuse, mais qui le lui laissera vivant, que
le voir condamner à mort par un tribunal, étant fort peu
sûr que le prix lui en sera payé sur la caisse des nègres
suppliciés1. Quant aux réclamations des esclaves, il
n'est pas un planteur qui s'en embarrasse sérieuse-
ment.
En 1786, il est vrai, l'ordonnance du 15 octobre est
terrible pour les maîtres. Par l'article 7 du titre II,
« Sa Majesté fait très expresses inhibitions et défenses à
tous les propriétaires, procureurs et économes gérants,
de traiter inhumainement leurs esclaves, en leur faisant
donner plus de 50 coups de fouet, en les frappant à
coups de bâton, en les mutilant, ou enfin en les faisant
périr de différents genres de mort. Les maîtres ayant
donné plus de 50 coups de fouet ou de bâton seront
condamnés à 2.000 livres d'amende, et, en cas de réci-
dive, déclarés incapables de posséder des esclaves. Ils
seront notés d'infamie, s'ils ont fait mutiler leurs
esclaves, et punis de mort toutes les fois qu'ils les auront
lait périr de leur autorité, pour quelque cause que ce
soit. Enfin, il est enjoint aux esclaves de « porter respect
les juges des lieux exprimeroient la nature des crimes et déclareroient
s'ils ont été commis sur l'habitation des maîtres, et si le fait est suscep-
tible de preuves directes ou non; dans ce dernier cas, les juges ordon-
neroient leur transport sur l'habitation, pour procéder à l'information
du procès, avec deux assesseurs pris parmi les propriétaires voisins. »
(Petit, Op. cit., t. II, p. 145.)
1. Cette caisse était en effet presque toujours en déficit. « La difficulté
que les maîtres trouvent au recouvrement du prix des esclaves qui
sont suppliciés fait qu'ils ne les dénoncent jamais, et que, lorsqu'ils
sont surpris par d'autres, ils s'accommodent par dédommagement, par
sollicitation, ou font évader leurs esclaves accusés. » (Lettre de M. de
Galliffet, de Léogane, du 20 avril 1702, aux A. M. C., F3 167.)

186
SAINT-DOMINGUE
« et obéissance entière dans tous les cas » à leurs maîtres
ou à leurs représentants; mais il est aussi défendu aux
maîtres de châtier ceux qui réclameraient contre de
mauvais traitements ou une mauvaise nourriture, à
moins de plainte non justifiée1. »
Malgré tout, les abus subsistent. La preuve en est dans
l'affaire Le Jeune en 1788. Ce Le Jeune était un habi-
tant caféier du quartier de Plaisance, qui, soupçonnant
que ses nègres mouraient de poison 2, avait fait périr
quatre d'entre eux et mis deux négresses à la question
par le feu. On leur brûlait pieds, jambes et cuisses, leur
ôtant et leur mettant alternativement un baillon étroite-
ment serré3. Malgré que le sieur Le Jeune eût menacé
tous ceux de ses esclaves qui parlaient français de les
tuer sans pitié s'ils osaient le dénoncer, 14 nègres de
son atelier s'étaient cependant rendus au Cap, pour se
plaindre aux juges de la conduite infâme de leur maître.
Ceux-ci n'avaient pu faire de moins que d'accueillir ces
doléances et ils avaient commis M. Couet de Montarand,
conseiller de la sénéchaussée de Plaisance, pour se
rendre, accompagné du substitut du procureur du Roi et
du prévôt de la maréchaussée, sur l'habitation Le Jeune,
afin d'informer. L'enquête n'avait fait du reste que
1. J'emprunte cette analyse à Peytraud, Op. cit., p. 333-334. Le texte
de l'ordonnance de 1786 est dans Durand-Molard, Code de la Martinique,
éd. Aubert-Armand, 1872, 8 vol., vol. III, p. 696 et suivantes.

2. Son père avait perdu par le poison 400 nègres en vingt-cinq ans,
et 52 seulement en six mois. Lui, en moins de deux ans, avait perdu
47 nègres et 30 mulets. (Mémoire de Nicolas Le Jeune, 1788, dans Notes
historiques sur Saint-Domingue, de Moreau de Saint-Méry, Arch. du
min. des colonies, F3 150).

3. Lettre de MM. de Vincent et Barbé de Marbois au Ministre, Port-
au-Prince, 29 août 1788 (Arch. du min. des Col., Corr. gén., Saint-Do-
mingue, 2e série, carton XXXIX).


LE MONDE NOIR
187
confirmer les dépositions des noirs. Les magistrats
avaient trouvé en particulier les deux négresses encore
vivantes à la barre et à la chaîne, ayant les cuisses et
les jambes en décomposition, et l'une d'elles le col si
serré par un collier de fer qu'il lui était impossible de
rien avaler. Le Jeune avait persisté à soutenir qu'elles
étaient coupables des empoisonnements qui se produi-
saient depuis longtemps sur son habitation et avait pré-
senté une boîte saisie sur elles, renfermant, disait-il, du
poison. Or, cette boîte ouverte, l'on n'y avait trouvé que
du tabac commun et des crottes de rat. La défense du
prévenu était rendue par là assez difficile ; et son cas
s'étant aggravé bientôt par la mort des deux négresses,
il avait jugé prudent de disparaître. Il était temps, on
venait de le décréter de prise de corps.
Tout annonçait des poursuites sérieuses. Mais c'est
alors que l'on vit une fois de plus combien, en ce qui
touchait l'esclavage, les lois restaient impuissantes devant
les mœurs. Cités à l'instruction, les 14 nègres répétèrent
bien mot pour mot leurs accusations. En revanche,
sept témoins blancs déposèrent en faveur de Le Jeune et
deux économes le déchargèrent formellement. En même
temps, s'ouvrait une campagne tout à fait significative.
« Dès le 23 mars, écrivent au mois d'août MM. de Vin-
cent et Barbé de Marbois, gouverneur et intendant de
la colonie, dès le 23 mars une requête nous avait été
Présentée par les habitans du quartier de Plaisance,
non les moins estimables, en faveur du sieur Le Jeune,
demandant que ses esclaves reçussent chacun 50 coups
de fouet pour l'avoir dénoncé. Depuis, la Chambre d'agri-
culture du Cap nous a fait écrire et demander que Le

188
SAINT-DOMINGUE
Jeune fût simplement expulsé de la colonie. Nous avons
reçu enfin une lettre de 70 habitans de la partie du Nord
dans le même sens, et nous savons qu'on fait des ins-
tances pour engager le Cercle des Philadelphes à inter-
venir auprès de nous... Il semble en un mot que le salut
de la colonie tienne à l'absolution du sieur Le Jeune 1. »
Payant d'audace d'ailleurs, le père de l'accusé présen-
tait en même temps une requête d'intervention contre
M. Couet de Montarand, qu'il déclarait récuser et même
prendre à partie.
Une sévère et impitoyable condamnation aurait seule
pu sauver la situation. Les juges n'osèrent point en
prendre la responsabilité. Après mille lenteurs, ils ren-
dirent un verdict négatif : les procès-verbaux dressés
par Montarand étaient déclarés nuls, et le sieur Le Jeune
mis hors de cause.
Vainement le procureur général interjette-t-il appel
devant le Conseil supérieur du Port-au-Prince. Le siège
des intrigues est transporté simplement dans cette ville,
où elles reprennent plus activement que jamais. Le
doyen du Conseil est nommé d'office par l'Intendant
rapporteur de l'affaire. On croit pouvoir compter sur lui.
Mais, le jour venu, craignant de ne pas obtenir de con-
damnation, il s'abstient de siéger. Et le Conseil acquitte
de nouveau le sieur Le Jeune, affirmant ainsi une fois
de plus la solidarité qui doit unir tous les blancs en face
de leurs esclaves.
Cette inefficacité, et la rareté aussi de l'intervention
judiciaire dans les rapports de maîtres à esclaves pen-
1. Ibid.

LE MONDE NOIR
189
dant le XVIIIe siècle à Saint-Domingue en particulier, et
aux Antilles en général, rendent très difficile la réponse
à la question que je posais tout à l'heure : les mauvais
traitements furent-ils la règle ou l'exception dans nos
colonies à esclaves? C'est par des procédures judiciaires
que nous pourrions sur ce point en apprendre le plus
long. Or non seulement ces procédures n'ont été que
rarement ouvertes, mais encore elles n'ont laissé que
fort peu de traces dans les archives publiques. Dans un
but facile à comprendre, on ne conservait en effet dans
les greffes les dossiers de pareilles affaires que fort peu
de temps ; tous les cinq ans, on les livrait aux flammes,
et de la sorte la principale source et la plus sûre, que
nous pourrions avoir pour nous renseigner sur le point
qui nous intéresse, nous fait à peu près défaut1. Au cours
des dépouillements considérables que j'ai faits au Minis-
tère des Colonies, je n'ai pas découvert plus de cinq ou
six dossiers d'affaires de ce genre ; encore la plupart
étaient-ils incomplets. J'ajoute d'ailleurs que tous les
autres documents officiels ou privés sont là-dessus de
la plus significative sobriété.
Entendons-nous pourtant. Dans cette série des sup-
plices, que notre inhumanité réserva si longtemps aux
noirs, il faut distinguer ceux qui sont pour ainsi dire
classiques de ceux qui procèdent des plus horribles fan-
taisies, de l'imagination la plus dépravée et la plus
cruelle.
De toutes les punitions, la plus courante, et que nous
1. Essai sur l'esclavage et observations sur l'état présent des Euro-
péens en Amérique, an VII (Arch. min. de Col., F3 129).

190
SAINT-DOMINGUE
avons vue du reste sanctionnée et reconnue par le Code
noir, est le fouet. « Donner des coups de fouet s'appelle
tailler, et en effet le fouet entaillait la peau. A l'origine,
le nombre des coups n'était pas limité ; puis il fut fixé
en général à 29, mais il faut croire qu'on le dépassait,
puisqu'en 1786 il fut interdit, nous le savons, d'en don-
ner plus de 50. De ce qu'on attachait d'habitude le
patient à quatre piquets par terre, vint l'expression de
donner ou de subir un quatre piquets. Si on liait l'es-
clave à une échelle, c'était le supplice de l' échelle ;
était-il suspendu par les quatre membres, c'était le
hamac; par les mains seulement, la brimballe. Le fouet
donnait donc déjà lieu à un certain nombre d'applica-
tions variées d'un usage journalier. Dans certains cas, il
était remplacé soit par la rigoise, ou grosse cravache
en nerf de bœuf, soit par des coups de lianes ou bran-
ches souples et pliantes comme de la baleine... Les
maîtres avaient aussi le droit d'enfermer leurs esclaves
au cachot... On les mettait aussi au carcan, en leur
appliquant un baillon frotté de piment. Au début même,
l'habitude était de les y attacher par une oreille avec un
clou ; puis on leur coupait l'oreille. Le P. Du Tertre
rapporte même à ce propos l'anecdote amusante d'un
malheureux nègre qui, ayant déjà perdu une oreille, fut
condamné à perdre l'autre ; il demande à parler au
gouverneur, se jette à ses pieds et le supplie en grâce de
la lui laisser, parce qu'il ne saurait plus où mettre son
morceau de petun, c'est-à-dire sa cigarette. »
« Citons de plus les ceps, ou fers aux pieds et aux
mains ; la boise, ou pièce de bois que les esclaves sont
contraints de traîner ; le masque de fer-blanc, destiné à

LE MONDE NOIR
191
les empêcher de manger des cannes ; la barre qui est
une poutre placée à l'extrémité d'un lit de camp et percée
de trous, où l'on enferme une jambe ou les deux jambes
des condamnés à la hauteur de la cheville ; ou encore
le collier de fer parfois surmonté, par derrière, d'une
croix de Saint-André en fer aussi, dont les deux bras
d'en haut passent de deux pieds au-dessus de leur tête
pour empêcher les coupables de s'enfuir dans les bois 1. »
Mais ce sont là, encore une fois, punitions courantes,
presque officielles. A côté d'elles prennent place les tor-
tures exceptionnelles qu'inventent, que perfectionnent
les cerveaux en délire de tant de colons.
Le supplice du fouet par exemple comporte mille raffi-
nements inhumains, certains maîtres faisant interrompre
l'opération pour passer sur les fesses du patient un mor-
ceau de bois en feu destiné à rendre plus douloureuse-
la suite de la fustigation ; d'autres, — sous le prétexte
de cautériser les plaies saignantes des suppliciés, mais
bien souvent pour augmenter leurs tortures, — faisant
verser sur ces plaies du piment, du sel, du citron, de la
cendre, de l'aloès, de la chaux vive. — Ensuite, tous
les supplices dont le feu est le principe : malheureux
Jetés vivants dans des fours 2 ou sur des bûchers, cer-
1. Peytraud, Op. cit., p. 291-292. — Le supplice du collier était parti-
culièrement réservé « aux négresses soupçonnées de s'être fait avorter
et elles ne quittoient ni jour ni nuit ce collier jusqu'à ce qu'elles eussent
donné un enfant à leur maître » ([Girod-Chantrans], Voyage d'un Suisse
en différentes colonies, Neuchâtel, 1785, in-S°, p. 138).
2. Un exemple est classique, celui de ce malheureux cuisinier qui,
Pour avoir manqué un plat, subit sur l'ordre de sa maîtresse cet épou-
vantable martyre. — « J'ai vu un habitant, nommé Chaperon, écrit
Bossu, dans ses Nouveaux voyages aux Indes occidentales, qui fit entrer
Un de ses nègres dans un four chaud, où cet infortuné expira, et, comme
ses mâchoires s'étaient retirées, le barbare Chaperon dit : « Je crois

192
SAINT-DOMINGUE
tains disposés au-dessus du foyer de telle manière que
leurs pieds, leurs jambes et leurs cuisses soient seuls
atteints ; d'autres auxquels « on allume du feu sous le
ventre et qu'on maintient exactement attachés au-des-
sus1 »; infortunés auxquels on applique des lattes chauf-
fées à blanc sur la plante des pieds, les chevilles, le
cou-de-pied, que l'on rafraîchit d'heure en heure pour
faire durer et recommencer le supplice2 ; quelques-uns
qu'on « remplit » de poudre « comme des bombardes »,
pour les « faire crever », à l'aide d'une mèche, — cela
s'appelle « brûler un peu de poudre au cul d'un nègre3 » ;
— des femmes dont on brûle avec des tisons ardents
les « parties honteuses 4 » ; d'autres dont on asperge de
cire ardente les bras, les mains, les reins 5 ; certains
sur la tête de qui l'on déverse la bouillie brûlante des
cannes avec de grandes cuillères de sucrerie 6.
Quelques maîtres préfèrent les mutilations : mutila-
tions des oreilles, qui suit naturellement le supplice de
la pendaison par les oreilles; mutilation d'une jambe;
arrachement des dents; incisions des flancs sur les-
qu'il rit encore », et prit une fourche pour le fourgonner. Depuis, cet
habitant est devenu l'épouvantail des esclaves, et lorsqu'ils manquent à

leurs maîtres, ceux-ci les menacent en disant : « Je te vendrai à Cha-
peron. » (Bossu, Nouveaux voyages aux Indes occidentales, 2 vol. in-8°,

1768 ; lettre écrite du Cap-Français, le 13 février 1751, t. I, p. 18.)
1. Extrait des minutes du greffe criminel du juge royal de Léogane,
affaire Andache et Saint-Lazard, 1756 (Arch. min. des col., Notes his-
toriques, de Moreau du Saint-Méry, F3 144).
2. Peytraud, Op. cit., p. 325, d'après une lettre de M. de Phelypeaux
au Ministre, du 24 mai 1712.
3. Lettre de M. de la Chapelle au Ministre, duPetit-Goave, le 8 sep-
tembre 1736 (A. M. C., Corr. gén., Saint-Domingue, C9, vol. XLV).
4. Moreau de Saint-Méry, Lois et constitutions, t.I, p. 203.
5. Moreau de Saint-Méry, Notes historiques (A. M. C, F3 136, p. 75).
6. Essai sur l'esclavage..., an VII. (A. M. C, F3129, p. 108-109).

LE MONDE NOIR
193
quelles on verse du lard fondu 1; mutilation plus honteuse
enfin, plus épouvantable, celle des parties viriles 2 !
Un genre de supplice fréquent encore est l'enterre-
ment tout vivant du nègre, à qui devant tout l'atelier
l'on fait creuser lui-même sa tombe 3, ou bien l'enterre-
ment jusqu'au cou du misérable, dont la tête est enduite
de sucre, afin que les mouches soient pour lui plus
dévorantes 4. L'on varie quelquefois ce dernier sup-
plice : le patient tout nu est attaché proche une fourmi-
lière, et « l'ayant un peu frotté de sucre, ses bourreaux
lui versent à cuillerées réitérées des fourmis depuis le
crâne jusqu'à la plante des pieds, les faisant entrer dans
tous les trous du corps ». Quelques maîtres « font lier
leurs esclaves nus à des pieux, aux endroits où il y a
des maringouins, insectes fort piquants», et ce martyre
n'est pas le moins douloureux 3.
Viennent enfin les supplices moins raffinés, mais aussi
cruels : nègres enfermés dans des cages 6, des tonneaux 7,
nègres amarrés sur des chevaux, les pieds attachés sous
le ventre et les mains à la queue du cheval8 ; — les
1. Peytraud, Op. cit., p. 323.
2. Lettre de MM. de Larnage et Maillart, de Léogane, 28 mars 1741
(A. M. C, Corr. gén., Saint-Domingue, G", vol. LIV).
3. Essai sur l'esclavage..., an VII (A. M. G., F3 129, p. 109).
4. C'est un habitant du Port-de-Paix qui aurait été l'inventeur de ce
supplice, souvent renouvelé depuis (Frossard, La Cause des nègres
esclaves, Lyon, 1789, t. II, p. 67-68).
5. Peytraud, Op. cit., p. 325, d'après encore la même lettre de M. de
Phelypeaux citée plus haut.
6 Dugoujon, Lettres sur l'esclavage, 1845, in-8°, p. 85.
7. Lettre de M.
de Fayet au Ministre, 14 mars 1735 (A. M. G.,
Corr. gén., Saint-Domingue, G9, vol. XLII).
8. Lettre de M. de la Chapelle au Ministre, du 25 octobre 1736 (A.
M. C., Corr. gén., Saint-Domingue, C9. vol. XLIV).
13

194
SAINT-DOMINGUE
supplices inspirés par les plus bas instincts : esclaves
auxquels on fait manger leurs excréments, boire leur
urine, lécher les crachats de leurs camarades ; — enfin
les supplices que des imaginations désordonnées et en
délire peuvent seules concevoir : voici un colon qui
comme un chien enragé se jette sur ses noirs, pour les
mordre et leur arracher la chair à pleines dents 1.
Tant d'horribles tortures, qu'on se le persuade, sont
bien authentiques. Mais, encore une fois, dans quelle
mesure ont-elles été infligées par les maîtres à leurs
esclaves? C'est à quoi il est embarrassant de répondre.
De même, en effet, qu'en ce qui concerne le travail exigé
des noirs, tout est, comme nous l'avons vu, question de
1. Moreau de Saint-Méry, Notes historiques.(A. M. C, F3 132,
p. 419-420).
Le mulâtre Vastey, dit le baron de Vastey, dans une brochure des-
tinée à réfuter Malouet, allonge la liste de ces supplices. Opposant
l'humanité des colons d'autres nations à la cruauté des Français, et
bien à tort (car il est prouvé que ces derniers furent les moins cruels
de tous les Européens), Vastey s'écrie : « Ont-ils comme vous, ces
colons, ont-ils pendu des hommes la tête en bas, les ont-ils noyés, ren-
fermés dans des sacs, crucifiés sur dos planches, enterrés vivants, pilés
dans des mortiers ? Les ont-ils contraints de manger des excréments
humains ? Et, après avoir mis leurs corps en lambeaux sous le fouet,
les ont-ils jetés vivans à être dévorés par les vers, ou jetés dans des
ruches de fourmis, ou attachés à des poteaux
près des lagons
pour être dévorés par les maringouins ? Les ont-ils précipités vivants
dans des chaudières à sucre bouillantes? Ont-ils fait mettre des hommes
et des femmes dans des boucauts hérissés de clous, foncés par les deux
bouts, roulés sur le sommet des montagnes, pour être ensuite préci-
pités dans l'abîme avec les malheureuses victimes ? Ont-ils fait dévorer
les malheureux noirs par des chiens anthropophages, jusqu'à ce que
ces dogues, repus de chair humaine, épouvantés d'horreur ou atteints
de remords (?), se refusassent à servir d'instruments à la vengeance
de ces bourreaux qui achevaient les victimes à demi dévorées à coups
de poignard et de bayonnettes ? » (Notes à M. le baron de Malouet en
réfutation du quatrième volume de son ouvrage intitulé : Collection de
Mémoires sur les colonies, par le baron de J.-L. Vastey, secrétaire du
Roi, membre du Conseil privé de S. M. Henry I". Au cap Henry,
in-8°, p. 6).

LE MONDE NOIR
195
fait, de même en ce qui touche la discipline des planta-
tions, tout dépend des maîtres. Ainsi seulement, dans
tous les cas, l'on peut concilier les impressions très
diverses que des témoins oculaires nous ont transmises
sur le sort et le traitement des esclaves à Saint-Domingue.
Je ne parlerai qu'en passant de l'opinion de ces pam-
phlétaires avérés qui prétendent tout légitimer et en
bloc. « Les cruautés, dit l'un d'eux, que quelques
philosophes modernes attribuent aux colons, ne sont que
des fictions, afin d'émouvoir la sensibilité de la nation
sur l'esclavage des nègres, et pour provoquer une révo-
lution désastreuse. Ils se rendent injustes envers leurs
concitoyens et leurs frères, en les inculpant d'une
manière aussi odieuse, car les colons n'emploient de
corrections que celles permises par la loi. Il y a eu des
sévérités outrées dans des temps moins éclairés ; mais
il faudroit encore, pour les mettre au rang des cruautés
réfléchies, connaître les motifs qui les ont fait ordonner
et on verroit, nous n'en doutons pas, que la sûreté
publique en étoit une suite1. » Mais entre pareil opti-
1. Mémoire sur l'esclavage des nègres..., par M.D. L.M.F. Y, Paris, 1790,
in-8°, p. 4. — « La société de nos îles, dit encore un colon, offrait le
tableau de cette vie patriarcale dans lequel on reporte le bonheur de
l'âge d'or qui n'exista peut-être jamais et qu'on trouve aujourd'hui
dans quelques plaines du Nouveau Monde. Le nègre, mille fois plus
fortuné que le paysan de nos campagnes, libre de toute inquiétude,
vivoit tranquille auprès des blancs chargés de veiller sans cesse à tous
ses besoins. 11 étoit heureux, s'il est possible que l'homme soit heu-
reux. Il l'étoit surtout par le génie, par le caractère, par l'humeur
douce et facile des François qui, de tous les Européens, ont mis dans
leur société avec l'Africain le plus de dignité, d'humanité et de jus-
tice... Semblable au père de famille chéri de ses enfants, le blanc dor-
moit profondément au milieu de ses nègres armés. Lui seul, sans ver-
rous, sans armes, étoit gardé par le respect, par l'amour et la reconnois-
sance... » (Adresse aux Français contre la Société des Amis des Noirs,
par M. Dutrône de la Couture, docteur en médecine, in-8°, s. d.)

196
SAINT-DOMINGUE
misme et les exagérations de ceux qui font de tous les
maîtres des vampires, se placent les affirmations de
gens qui, sans y être particulièrement intéressés, nous
ont dépeint de façon assez favorable la vie des esclaves
à Saint-Domingue.
Ecoutons d'abord Malouet, qui l'a vue de près, nous
retracer cette vie. Certes il n'est pas suspect, puisque
accusé, pendant son séjour à Saint-Domingue, d'être un
ami des noirs, il fut violemment attaqué, à son retour
en France, comme défenseur de l'esclavage. Or voici
comment il s'exprime dans son Mémoire sur l'esclavage.
« Ne raisonnons point par hypothèses; ne cherchons à
nous éclairer que par l'examen des faits... Que voyons-
nous? Nous voyons à partir de l'enfance le nègre dans
le sein de sa famille, soumis à l'autorité paternelle...
Devenu fort et laborieux, il commence, malgré la servi-
tude, à goûter les plaisirs de l'amour, et le maître n'a
aucun intérêt à contrarier ses goûts. Il a bientôt ceux
de la propriété ; on lui donne un jardin, une maison, des
poules, un cochon, et il dispose aussi librement de ses
récoltes que tout autre propriétaire. Il n'en est pas un
qui ait l'atrocité de forcer un esclave de lui donner
gratuitement ou de lui vendre à bon marché ses œufs,
ses poules, ses légumes; cette tyrannie seroit bientôt
punie par le découragement de tout l'atelier, et sur cela
l'intérêt personnel se joint à l'humanité. Cet esclave vit
donc habituellement dans sa famille, dans sa maison,
dans son champ, et se voit perpétuellement entoure
d'hommes de sa classe, dont les plus industrieux et les
plus sages arrivent souvent à une grande aisance. Il a
pour consolation le spectacle de ses semblables, dont

LE MONDE NOIR
197
quelques-uns se procurent par leur travail des jouis-
sances de luxe ; il a pour perspective la liberté et de
plus grandes jouissances, s'il rend à son maître des
services essentiels ; et enfin il voit dans sa vieillesse
ses infirmités soignées et ses enfans parcourant la
même carrière que lui, sans l'inquiétude du besoin.
Transportez-vous dans son atelier, les chants cadencés
de cette troupe de laboureurs ne vous peindront point
la misère et le désespoir. Voyez-les aux jours de fête ;
leurs danses, leurs calenda et la parure de ceux qui
ont de l'industrie rassureront votre pitié. Entrez surtout
dans une habitation bien ordonnée et dont le proprié-
taire est un honnête homme, vous verrez si, à l'aspect
de leur maître et de sa famille, ces esclaves montrent la
tristesse et l'effroi qu'inspire la vue d'un tyran... Pour-
quoi des faits rares et isolés, et qui font horreur en
Amérique comme en France, feroient-ils regarder les
colons comme des ogres s'arrogeant le droit de mutiler
et de tuer, sans que la police réprime ces excès, quand
ils sont connus?... Peut-on imaginer d'ailleurs qu'un
homme sensé dispense légèrement ces châtiments, se
plaise à tourmenter les êtres qui l'entourent, qui dépen-
dent de lui, et dont le bonheur importe à ses intérêts?
Peut-on imaginer qu'il y ait beaucoup d'hommes assez
malheureusement nés pour préférer les cris, les gémis-
sements de leurs esclaves à l'ordre et la paix de leurs
ateliers, à la vigueur et au zèle résultant d'un régime
attentif et juste1 ? »
Voulez-vous maintenant l'impression d'un colon, et
1. Mémoire sur l'esclavage des nègres, par M. Malouet, à Neufehâtel,
1788, in-8°, p. 27-29, 32, 35.

198
SAINT-DOMINGUE
d'un colon bien placé et d'un esprit assez élevé et éclairé
pour juger, semble-t-il, sainement des choses? M. de
Vaublanc vous décrira ainsi son retour en 1774 sur
l'habitation de sa famille, qu'il avait quittée tout enfant.
« Arrivés sur notre habitation, écrit-il dans ses
Mémoires, nous fûmes reçus par l'atelier, où se mêlaient
les vieillards, les hommes, les enfants, avec un véritable
enthousiasme. Si des libéraux, des philosophes modernes
lisaient cette phrase, ils en riraient avec dédain ; elle
n'en est pas moins l'expression d'un sentiment très vrai.
Oui, ces nègres habitués à respecter les hommes blancs,
des Français, étaient d'excellents hommes, jusqu'au
moment où ils entendirent cette autre race d'hommes
raisonneurs, aussi imbéciles que méchants, qui se plai-
saient à troubler l'ordre partout où il existe, avec la
certitude de semer les germes de la révolte, des mas-
sacres et des incendies. Je remarquai qu'il n'y avait sur
l'habitation ni prisons ni cachots. Un nègre avait des
fers qu'il devait porter pendant un mois ; on me dit sa
faute, pour laquelle il aurait été condamné à mort dans
la bonne France. Jamais, en France, on n'a conçu une
juste idée de l'état des nègres dans nos colonies. La
tourbe innombrable, qui répète toujours et sans examen
ce qu'elle a entendu dire une fois, redit sans cesse un
tas de faussetés sur l'état des nègres. Je ne connais rien
de plus injuste et de plus irréfléchi que cette phrase de
Montesquieu : « D'où vient cette férocité que l'on
« remarque dans les habitants de nos colonies, si ce
« n'est de l'habitude de commander à des esclaves? »
« Il parlait avec cette assurance de choses et
d'hommes qu'il ne connaissait point. L'abbé Raynal,

LE MONDE NOIR
199
malgré ses déclamations philosophiques, a été juste
quand il a parlé du caractère loyal et facile de ces
hommes, dont Montesquieu peignait la férocité. Le bruit
général dans la colonie était bien différent, car on y
disait que les propriétaires gâtaient leurs nègres. C'est
le terme dont on se servait. Par humanité autant que
par intérêt, les propriétaires avaient le plus grand soin
de leurs esclaves.
« Sans doute il était parmi les nègres des malheu-
reux; mais combien en voyez-vous en France ! Ce qui
frappe les Européens en entrant dans une colonie, c'est
de voir un grand nombre de nègres nus, sans autre
vêtement qu'un linge à la ceinture. Ils oublient alors les
haillons dégoûtants qu'ils ont vus si souvent en France ;
ces tristes vêtements ne préservent point nos pauvres
du froid ; mais la nudité des nègres n'est pas un mal
dans un climat qui leur fait rejeter les vêtements. Il en
est beaucoup auxquels on ne peut même faire conserver
ceux qu'on leur donne. Les ordonnances de LouisXIV
prescrivent de leur donner deux rechanges par an.
Mais il est très difficile de leur inspirer le goût de ces
habillements. A côté de ces hommes nus, vous en voyez
qui goûtent le plaisir et la vanité de la parure et qui
trouvent le moyen de la satisfaire dans les bontés de
leurs maîtres et dans leur industrie encouragée par
eux.
« On se figure les nègres bien malheureux dans leurs
travaux. On ne sait pas qu'ils ne font jamais aucun de
ces travaux malsains, fatigants et dangereux auxquels
sont assujettis les ouvriers dans notre Europe. Dans
nos colonies, ils ne descendent point dans les entrailles

200
SAINT-DOMINGUE
de la terre, ils n'y creusent point des puits profonds,
ils n'y construisent point des galeries souterraines, où
des familles entières s'établissent comme si elles étaient
destinées à ne plus voir la clarté du jour... Ils ne tra-
vaillent point dans des manufactures, où nos ouvriers
respirent un air mortel et infect;... ils ne montent point
sur des toits élevés ; ils ne portent point d'énormes
fardeaux; ils ne sont point comme nos vignerons cour-
bés jusqu'à terre, travaillant avec un instrument court
qui les contraint à cette attitude ; ils ont en main une
espèce de pioche légère, attachée à un bâton assez long
pour qu'ils soient presque debout en grattant la terre ;
car c'est là leur travail.
« Quant à la sucrerie, le travail qu'elle exige n'est
ni fatigant, ni malsain ; les hommes, qui écument les
chaudières où se fait le sucre, respirent une odeur balsa-
mique aussi saine qu'agréable. Quoique leur travail ne
soit pas fatigant, ils sont relevés de deux heures en deux
heures. Tous les nègres ont un petit jardin qu'ils culti-
vent pour eux; ils ont des poules, des cochons. Sur les
habitations bien conduites, il existe une si grande abon-
dance de melons, d'ignames, de bananes, de patates,
de pois de toute espèce, et cela pendant toute l'année, que
l'on ne fait aucune attention à ce qu'ils prennent pour
eux. Le dimanche, on leur permet de remplir des jarres
de gros sirop, et d'aller les vendre à la ville. J'en ai vus
qui élevaient des chevaux sur l'habitation, et l'un d'eux
éleva un cheval fort joli que je lui achetai au prix de
1.200 francs qui faisaient 800 francs de France. Ainsi
tous ceux qui profitaient des moyens d'industrie qu'on
leur donnait étaient très heureux. Trois heures par jour

LE MONDE NOIR
201
leur étaient données, ainsi que les fêtes et les dimanches.
Un médecin-chirurgien venait tous les jours sur l'habi-
tation. Je l'ai vu, pendant la guerre avec l'Amérique,
ordonner pour un nègre du vin de Bordeaux; et quoique
la bouteille coûtât alors 5 à 6 francs de France, on lui
donnait exactement ce que le médecin avait ordonné.
Les femmes enceintes et les enfants étaient l'objet des
soins les plus assidus. Sans doute quelques Français
ont abusé de leur autorité et ont ordonné des châti-
ments cruels; c'était un crime, mais combien rare !
« Les ordonnances de Louis XïV prescrivaient des
châtiments sévères contre ces barbares. Le gouverneur
avait même le droit de les renvoyer de la colonie, avec
défense d'y reparaître ; les informations étaient prises
par les procureurs généraux, et l'ordonnance du général
était inscrite sur les registres des tribunaux. Le comte
d'Ennery avait puni de cette façon deux habitans notoi-
rement connus pour leurs cruautés.
« J'avais pour voisin un certain comte de Parades.
Dînant chez moi avec une douzaine d habitans, il annonça
les desseins les plus féroces : il était déterminé à couper
une jambe à tous ceux de ses nègres qui s'enfuiraient
de son habitation. Tous les convives poussèrent un cri
d'horreur, et l'un d'eux lui déclara qu'à la première exé-
cution de cette espèce il le dénoncerait au gouverneur...
« J'oubliais de dire, quand j'ai parlé de la manière
dont les nègres travaillaient à la terre, qu'ils étaient
rangés en lignes et précédés d'un nègre chanteur qui,
le visage tourné vers eux, chantait des chansons impro-
visées sur-le-champ ; les nègres répétaient en chœur et
en partie avec beaucoup de justesse ; le chanteur y

202
SAINT-DOMINGUE
mêlait des plaisanteries et toute la ligne éclatait de rire
sans cesser le travail. Lorsque j'allais les voir, j'étais un
sujet intarissable de chansons, dans lesquelles ils joi-
gnaient à la louange la demande des choses qu'ils dési-
raient. Ils chantaient les bons maîtres connus pour
tels, et n'épargnaient pas la réputation de ceux qui pas-
saient pour trop sévères. Ils avaient un refrain répété
sur toutes les habitations : « Heureux comme nègres à
Galliffet ! »
« Je m'étais marié; ma femme se livrait au bonheur
de soigner et faire soigner devant elle les femmes en
couches, les malades et les enfants. Ces soins étaient
portés aussi loin qu'ils pouvaient aller. Il en était de
même sur toutes les habitations. Ces soins et ces bontés
signalaient la conduite de toutes les femmes des proprié-
taires. On a pu remarquer des exceptions, mais com-
bien rares !
« Si, d'ailleurs, les nègres avaient été malheureux,
comme on le dit, je serais un bien méchant homme, car
j'étais très heureux alors. J'aurais donc goûté ce bon-
heur au milieu de plus de deux cents malheureux !...
« Je suis arrivé dans la colonie l'esprit plein de toutes
les maximes philosophiques sur la liberté, l'humanité,
l'esclavage ; et cependant je n'y ai rien vu qui me révol-
tât1... »
« On a déjà prouvé plusieurs fois, écrit de même M. de
Saint-Cyran, capitaine au corps royal du génie, et
employé pendant de longues années dans les îles
anglaises et françaises de l'Amérique, on a déjà prouve
1. Souvenirs, par le comte de Vaublanc, Paris, 1838, t. I, p. 171-178.
180-181, 801.

LE MONDE NOIR
203
plusieurs fois que l'état des esclaves dans nos colonies
est moins dur habituellement que celui des journaliers
de France, qu'ils ont surtout par-dessus ces derniers
l'avantage d'être soignés dans leurs infirmités et leur
vieillesse, et que la nourriture de leurs femmes et de
leurs enfants y est assurée, qu'excepté aux heures de
travail ils jouissent d'une liberté parfaite, qu'il n'en ait
aucun qui ne possède une maison et des terres pour lui
et les siens, qui n'ait des poules, des cochons e t d'autres
propriétés toujours soigneusement respectées par le
maître ; qu'un grand nombre d'entre eux n'ont jamais
connu la plus légère punition, et remplissent leurs
devoirs avec attachement et fidélité ; qu'ils chantent
presque tout le jour et s'assemblent pour danser au moins
deux fois la semaine, souvent pendant la nuit entière ;
que, les jours de fête, ceux qui ont la moindre industrie
paroissent dans les bourgs habillés très élégamment,
qu'ils se donnent fréquemment entre eux des dîners en
règle, que leurs noces sont somptueuses, ainsi que leurs
convois funèbres, et qu'enfin la plupart seroient infini-
ment surpris s'ils apprenoient ce que les philosophes
parisiens racontent de leur état 1. »
Pour terminer, les souvenirs d'un simple voyageur en
1786. « La population de Saint-Domingue, constate le
marquis d'Andigné dans ses Mémoires, étoit aisée et
heureuse ; le visage des nègres eux-mêmes exprimoit le
Réfutation du projet des amis des noirs sur la suppression de la
traite des nègres et sur l'abolition de l'esclavage dans nos colonies, par
M. de Saint-Cyran, capitaine en premier au corps royal du génie, Paris,
1790, in-8°, p. 4-5. — A peu près dans les mêmes termes s'exprime
rétrospectivement, sur le sort des noirs, M. Grouvel, « ancien gérant
de Saint-Domingue », dans son ouvrage intitulé : Faits historiques sur
Saint-Domingue, de 1786 à 1805,
Paris, 1814, in-8°, p. 158 et suivantes.

204
SAINT-DOMINGUE
contentement. Ceux qui avoient été élevés sur la côte
d'Afrique restoient sombres et mécontents ; mais les
noirs créoles, traités généralement avec une grande
douceur, ne s'occupoient que de danses et de plaisirs et
ne paraissoient ni humiliés, ni malheureux de leur sort,
il a fallu beaucoup de peines et d'intrigues pour soule-
ver et révolutionner ces populations tranquilles 1. »
Et maintenant, que conclure de tout cela? Il paraît diffi-
cile évidemment de concilier des textes aussi divers que
ceux que j'ai cités. Je ne vois, pour ma part, qu'un moyen
d'y parvenir, c'est d'admettre que les auteurs, auxquels
j'ai successivement donné la parole, ont tous été de bonne
foi, et que tous ils ont bien vu les choses telles qu'ils les
rapportent. Il y aurait alors moins à établir une cri-
tique de leurs témoignages qu'à dresser une proportion
des uns et des autres. Malheureusement ces témoignages
ne sont pas assez nombreux, pour que de leur balance
puisse naître et s'imposer dans un sens ou dans l'autre
1. Mémoires du général d'Andigné, publiées par Ed. Biré, Paris, 1900,
in-8°, p. 82.
J'ajoute pour achever que les nègres eux-mêmes à Saint-Domingue
ne semblent pas s'être fait une idée absolue de la cruauté des maîtres,
ni avoir nécessairement et toujours considéré ceux-ci comme leurs
ennemis. M. Augez de Blaru nous raconte comment il a été reçu par
l'atelier de l'habitation de Mme do Séguiran, au Limbé, bien que suc-
cédant là en qualité de gérant à un homme qui y avait fait périr plus
de 20 nègres, et le récit de cette réception nous prouve que les esclaves
ne se représentoient pas tous les blancs comme des tyrans. « Au
nombre de 160, écrit M. de Blaru à sa mère, le 1er août 1777, les nègres
sont venus au-devant de moi, m'ont enlevé de ma chaise et m'ont
porté à la case sur leurs épaules, en poussant des cris affreux. Hier,
au soir, ils sont tous venus en corps dans ma case ; il était 8 heures,
j'étais sur une chaise-longue à cause de la lièvre ; ils ont pris la chaise-
longue et l'ont portée avec moi sous la galerie, et ont dansé à la
muette autour de moi, pour obtenir de leurs dieux mon rétablisse-
ment. » (Lettre extraite des papiers de famille qui m'ont été commu-
niqués par M. le marquis de Persan.)

LE MONDE NOIR
205
une conviction. Tout au plus, est-il permis de dire qu'on
a peut-être, en général, une tendance trop prononcée à
exagérer les misères de la vie des esclaves à Saint-
Domingue et aux Antilles, et à généraliser les mauvais
traitements dont beaucoup ont pu être victimes. Je l'ai
déjà observé et je le répète, tout est une question de fait
en ces matières : il y a eu de bons maîtres, il y a eu de
mauvais maîtres. J'ai l'impression que ceux-là ont été
plus nombreux que ceux-ci ; mais ce n'est là qu'une
impression !
IV
« Je pense, déclare un des personnages de la Case
de Fonde Tom, — ce livre où tout est dit sur l'escla-
vage, — je pense que vous autres, possesseurs d'esclaves,
vous prenez une terrible responsabilité... Je ne voudrais
pas l'assumer sur moi pour mille morts ! Vous devez
élever vos esclaves, vous devez les traiter comme des
créatures raisonnables, comme des âmes immortelles,
dont vous aurez à rendre compte un jour au tribunal de
Dieu. Au lieu de cela, que faites-vous de ces hommes?
Vous en faites des bêtes; vous dites : c'est une race dégra-
dée, et, vous fondant là-dessus, vous ne tentez rien pour
les élever et les instruire... Voilà avant tout votre crime1. »
Bien plus ordinaire, en effet, chez les possesseurs d'es-
claves que la cruauté, — qui n'est donc peut-être ni géné-
rale, ni systématique, — bien plus répandue est cette
1. Beecher Stowe. La Case de Voncle Tom, trad, fr., éd. de 1902,
P. 171.

206
SAINT-DOMINGUE
profonde indifférence à l'amélioration morale des noirs,
qui souvent même se change en une véritable crainte
de les voir se civiliser et se perfectionner. Et si ce sen-
timent est moins universel chez nos planteurs que chez
les Anglo-Saxons, il n'en est pas moins celui de la majo-
rité d'entre eux. 11 vient de l'idée absolue et préconçue
qu'ils ont des nègres. De même en effet que les amis
des noirs se font une psychologie de l'Africain d'un opti-
misme très simple, trop simple pour être vraie, et nous
le représentent paré de toutes les vertus domestiques
et privées : « tempérance, douceur, attachement à sa
femme et à ses enfants, respect pour les vieillards 1 », —
bref l'homme de la nature auquel la civilisation n'a rien
à ajouter et ne peut que nuire2, — de même nos colons
des Antilles, ramenant la nature des nègres à un type
trop uniforme pour n'être pas faux, nous les peignent
sans exception comme des êtres inférieurs au point de
vue intellectuel et moral, et comme doués des plus bas
et des plus déplorables instincts. « Il est inné, lisons-
nous dans une des innombrables brochures publiées
sur ce sujet vers 1789, il est inné chez la plus grande
partie des nègres d'être injustes, cruels, barbares,
anthropophages, traîtres, trompeurs, voleurs, ivrognes,
orgueilleux, paresseux, malpropres, impudiques, jaloux
à la fureur et poltrons 3. » Tels en effet les ordinaires
1. Pétion de Villeneuve, Discours sur la traite des noirs, Paris, avril
1790, in-12, p. 11.
2. « L'Europe souriant aux vertus de l'Afrique », tel est le voeu
formé par l'auteur du roman Le Nègre comme il y a peu de blancs [par
Joseph La Vallée], Paris, 1789, 3 vol. in-12 ; t. III, p. 45.

3. Mémoire sur l'esclavage des nègres..., par M. D. L. D. M. F. Y.,
Paris, 1790, in-8°, p. 36.

LE MONDE NOIR
207
mérites des représentants de cette race maudite. Ils sont
d'une mentalité si épaisse et si bornée
qu'il faut
renoncer à rien leur faire comprendre qui ne soit d'ordre
matériel, et qu'en fait d'idées générales, ils ne s'élèvent
pas au-dessus de celles contenues en quelques pro-
verbes ; d'un entêtement si extraordinaire, « qu'on ne
peut que bien difficilement leur faire utiliser la brouette,
et que beaucoup la portent sur la tête comme un
panier2 » ; débauchés à ce point, qu'ils ne songent
qu'aux plus grossiers plaisirs et qu'ils préfèrent le
fouet ou tout autre châtiment corporel à la mise au
cachot pendant la nuit, car cela les empêche de « cou-
rir», comme ils disent. Ils entretiennent, en effet, autant
de femmes qu'ils le peuvent, et qui demeurent souvent
à plus de deux lieues les unes des autres, ce qui ne les
arrête pas le soir, après avoir fini leur travail, de partir
pour aller voir leurs maîtresses souvent à travers d'affreux
précipices ou d'épouvantables chemins3. C'est la nuit
de même qu'ils se livrent de préférence à une autre de
leurs passions, celle du vol, à laquelle se joint d'habi-
tude la dissimulation la plus enfantine, la ruse la plus
puérile. Convaincus de larcin, ils ne se déconcertent
jamais, mais nient toujours avec une stupide obstina-
.
« La couleur de la peau du nègre annonce déjà les ténèbres de son
intelligence. » (Mazères, De l'utilité des colonies, des causes intérieures
de la perte de Saint-Domingue et des moyens d'en recouvrer la possession,

Paris, 1814, in-8°, p. 01.)
». Essai sur l'esclavage et observation sur l'état présent des Euro-
péens en Amérique, an VII (A. M. G., F3 129, p. 219).
3. Peytraud, Op. cit., p. 211. — « Leur complexion chaude, disait
déjà le p. Labat, les rend fort adonnés aux femmes. » (Labat, Op. cit.,
t. IV, p. 462.) — Ce qui n'empêche que la natalité est extrêmement
faible parmi les esclaves. Que de fois du reste on a invoqué ce fait et
juste titre pour condamner l'esclavage !

208
SAINT-DOMINGUE
tion. Là-dessus, mille traits sont classiques : celui, par
exemple, du nègre qui, accusé d'avoir dérobé un pigeon,
nie le fait, qu'on fouille, sur lequel on trouve la preuve
toute vivante de son vol, et qui s'écrie : « Ha ! gardé
pigeon là ! Hé bien ! li prend chimise moin pour colom-
bié li1 »; ou celui de cet autre au travers de la chemise
duquel on touchait les patates qu'il avait volées; il sou-
tenait que c'était des pierres ; on le déshabille, les
patates tombent, et lui de s'écrier : « Haye, maîte ! Diab
mauvé ! Li faire roche, là touvé patates 2! » La dissimu-
lation et le mensonge sont d'ailleurs les vices courants
des nègres. Un nègre se confesse. Le prêtre lui demande
s'il a volé des poules ? — Non. — Des moutons? —•
Non. — Des cochons ou d'autres animaux ? — Non. La
confession finie, le pénitent, ivre de joie, va trouver ses
camarades et leur dit : a Ah! moin gagné bonher ! Li
nommé moin tout! Mais li blié pintade. C'est ça qui
sauvé moin 3 ! » L'esprit de ruse du nègre est là tout
entier.
A supposer, cependant, que la nature des noirs n'ait
pas été très différente du portrait peu flatté que nous
en font ainsi les planteurs *, le premier devoir de
1. Moreau de Saint-Méry, Notes historiques... (A. M. G., F3 140, p. 327).
2. Ibid.
3. Ibid., p. 339.
4. Je fais cette réserve, car, comme le remarque très bien l'auteur
anonyme des Réflexions sur la colonie de Saint-Domingue, « il faut se
garder d'attribuer exclusivement au naturel du noir ce qui n'est sou-
vent que le résultat de l'esclavage, dont le joug dégrade et avilit l'âme
à mesure qu'il est plus ou moins pesant ». (Réflexions... Paris, 1796,
2 vol. in-8°, t. I, p. 151.) Barbier donne comme auteur de cet ouvrage
M. Barbé de Marbois. C'est une erreur; il est dans ce livre des propo
sitions que ne pouvait soutenir l'ancien Intendant de Saint-Domingue,
cf. notamment p. 50, 152...

LE MONDE NOIR
209
ceux-ci aurait dû être, n'est-il pas vrai, de modifier
cette nature. On a dit, je le sais, — et c'est la parole
d'un homme qui n'en a peut-être pas prononcé beaucoup
d'aussi profondes, — que « partout où il y a esclavage, il
ne peut y avoir éducation 1 ». Bien loin néanmoins de
tenter de donner un démenti à pareille affirmation, les
maîtres, comme je le disais tout à l'heure, paraissent ou
bien se préoccuper fort peu du perfectionnement de
leurs noirs, ou même redouter de se lancer clans cette
voie.
« L'état malheureux du nègre, dit brutalement le
sieur Le Jeune, dans un mémoire que j'ai déjà cité, l'état
malheureux du nègre le porte naturellement à nous
détester. Il doit nourrir dans son cœur une haine impla-
cable que les bienfaits du maître ne peuvent atténuer.
S'il ne nous fait pas tout le mal qu'il pourroit nous
faire (nombreux comme le sont ses semblables dans la
colonie), c'est que sa volonté est enchaînée par la
crainte des châtiments sévères qu'on lui inflige, c'est
que le propre de l'esclavage est de flétrir l'âme et de
l'avilir... Si donc nous n'appesantissons pas leurs
chaînes proportionnellement au danger que nous cou-
rons avec eux, si l'on tire leur âme de l'état d'engour-
dissement où elle est, qui peut les empêcher d'essayer
à les rompre 2 ? »
La propagation dans ces âmes de la seule doctrine
susceptible de les améliorer, — le catholicisme, — le
1 ■ Choderlos de Laclos, Essai inédit sur l'éducation des femmes (Revue
Bleue, du 23 mai 1908.)
2. Mémoire de Nicolas Le Jeune, 1788, dans Notes historiques... de
Moreau de Saint-Méry (Arch, du min. des Col., F3 150).
14

210
SAINT-DOMINGUE
bon exemple, et des sentiments de commisération
chrétienne en faveur de ces frères inférieurs, étaient
les moyens les plus sûrs de perfectionnement moral
dont auraient pu disposer les maîtres. Malheureuse-
ment, en général, ils n'usèrent d'aucun. « Tels les
noirs sont en Afrique, écrit un de leurs défenseurs,
tels ils s'offrent aux yeux, aux Antilles ! Quelle cou-
pable indifférence de la part des blancs ! On met en
compensation avec les maux que souffrent ces infor-
tunés l'avantage qu'ils ont d'être arrachés à l'erreur.
Mais le sont-ils, en effet? Qu'importe le nom de chré-
tien, si l'on en a pas les vertus ! Comment s'acquiè-
rent-elles? Par l'instruction et par l'exemple. L'ins-
truction, ils n'en reçoivent aucune; l'exemple, ah!
vous savez, ô Blancs, celui que vous leur donnez 1 ! »
Au lieu d'abord d'aider les missionnaires dans leur
œuvre moralisatrice, la majorité des colons non seule-
ment les secondent peu, mais même augmentent les
difficultés de leur tâche, tâche que l'on devine écra-
sante, à lire les confidences découragées que nous font
un Père Le Pers, un Père Charlevoix sur le peu de
portée de leurs prédications. « Les noirs, écrit le pre-
mier, ne sont guère capables de recevoir le baptême
qu'au bout de deux ans ; encore faut-il souvent, pour le
leur conférer alors, être du sentiment de ceux qui ne
croient pas la connaissance du mystère de la Trinité de
nécessité de moyen pour le salut ; car je suis convaincu
qu'encore qu'un nègre réponde assez bien à ce qu'on
lui demande sur ce mystère, ce qui est rare, il n'entend
1. [Joseph La Vallée], Le nègre comme il y a peu de blancs, roman,
Paris, 1789, 3 vol. in-12, t. III, p. 45.

LE MONDE NOIR
211
jamais ce qu'il dit plus que ne feroit un perroquet à qui
on l'auroit appris par cœur. Et c'est ici que la science
du plus habile théologien seroit fort courte. Mais un
missionnaire doit y penser à deux fois avant que de lais-
ser mourir un homme quel qu'il soit, sans baptême, et
s'il a quelque scrupule sur cela, ces paroles du prophète :
Homines et jumenta salvabis Domine, lui viennent
d'abord dans l'esprit pour le rassurer1. » « Les nègres,
dit de même le P. Charlevoix, sont fort peu suscep-
tibles de comprendre les vérités chrétiennes, et toute la
science à laquelle plusieurs peuvent parvenir se réduit
à être persuadés qu'il y a un Dieu, un paradis et un
enfer. C'est beaucoup quand leurs faibles lumières peu-
vent les élever jusqu'à une connaissance superficielle
de la Trinité et de l'Incarnation, et il y en a un grand
nombre qu'on ne sauroit guère baptiser que dans la
foi de l'Église, comme on fait les enfants ; aussi les juge-
t-on rarement capables de communier, même à la
mort2. »
En dépit pourtant de l'ignorance où restent ainsi trop
souvent ces malheureux des vérités de la religion, nul
doute que l'influence du christianisme et de ses ministres
ne s'exerce sur eux de la façon la plus heureuse. Un
fait certain est que les nègres des religieux sont d'une
moralité très supérieure à celle des autres esclaves ;
et la meilleure preuve en est dans ce détail, qu'ils
se reproduisent en assez grand nombre pour compen-
ser largement les vides produits dans leurs rangs par
1. Le Pers, Histoire de Saint-Domingue, cité par Charlevoix, t. IV,
p. 370-371.
2. Charlevoix, Histoire de Saint-Domingue, t. IV, p. 367.

212
SAINT-DOMINGUE
les décès, chose qui n'a lieu sur aucunes autres planta-
tions.
Dans ces conditions, qu'eussent dû, encore une fois,
faire les maîtres, sinon rêver pour leurs esclaves la même
amélioration morale qu'ils voyaient réalisée ailleurs. Au
lieu de cela, l'impression, qui paraît avoir dominé chez
les planteurs, est plutôt celle des inconvénients que des
avantages de l'instruction religieuse donnée aux nègres.
Dans une lettre adressée, en 1764, au ministre, par le
gouverneur de la Martinique : « Je suis arrivé aux
Antilles, écrivait M. de Fénelon, avec tous les préjugés
d'Europe contre la rigueur avec laquelle on traite les
nègres et en faveur de l'instruction qu'on leur doit par
les principes de notre religion... Mais je me suis bien
vite convaincu qu'une discipline sévère et très sévère
est un mal indispensable et nécessaire... L'instruction
est un devoir dans les principes de la sainte religion,
mais la saine politique et les considérations humaines
les plus fortes s'y opposent... La sûreté des blancs exige
qu'on tienne les nègres dans la plus profonde ignorance.
Je suis parvenu à croire fermement qu'il faut mener les
nègres comme des bêtes. J'hésite à faire instruire les
miens, et je ne le ferai que pour l'exemple et pour que
les moines ne mandent point en France que je ne crois
point à ma religion et que je n'en ai pas l. » Et cette
théorie est celle de bien des planteurs à Saint-Domingue,
puisque, écrit M. d'Estaing en 1766 : « Un grand
nombre de colons catholiques n'exigent aucun culte
religieux de la part de leurs esclaves, au contraire des
1. Lettre de M. de Fénelon, gouverneur de la Martinique, au Mi-
nistre, du 11 avril 1764, citée par Peytraud, Op. cit., p. 193-194.

LE MONDE NOIR
213
juifs qui n'épargnent rien pour en former des Israé-
lites 1. »
En fait, instruire les nègres de la religion catholique
apparaît à beaucoup comme le seul moyen d'éveiller
leur esprit, alors qu'il importe au contraire de suppri-
mer en eux toute pensée. « Les maîtres, à Saint-
Domingue, note un observateur, loin d'être fâchés de
voir leurs nègres vivre sans religion, s'en félicitent au
contraire, car ils ne voient dans la religion catholique
que des sentiments d'égalité dont il est dangereux d'en-
tretenir les esclaves 2. » A cela répondent, d'ailleurs,
toutes sortes de considérations d'ordre pratique : les uns
se soucient peu de l'accomplissement régulier par les
esclaves de leurs devoirs religieux, parce qu'ils appré-
hendent que « les fêtes, les processions » les privent
trop souvent du travail de ceux-ci; les autres, parce
qu'ils redoutent que ces cérémonies ne fournissent aux
noirs des occasions trop multipliées de se voir, de s'en-
tendre, chose toujours à éviter par crainte des révoltes
et des mutineries; et l'une des moindres raisons qui
fait s'opposer quelques maîtres à l'évangélisation de
leur troupeau n'est pas celle-ci : que les missionnaires
ayant libre accès sur leurs habitations, ils sont trop à
même de constater les mauvaises mœurs des nègres, ou
surtout les excès commis à leur égard3.
1. Lettre de M. d'Estaing au ministre, du Cap-Français, le 8 janvier
1766 (A. M. C, Corr. gén., Saint-Domingue, C9, vol. CXXVII).
2. [Girod-Chantrans], Voyage d'un Suisse... p. 198.
3. Aussi, en lin de compte, la vie religieuse est-elle à peu près nulle
sur les plantations. « L'exercice de la religion de la part des esclaves,
dit Petit, se borne en général à des mariages, très rares, et à des
baptêmes, très hasardés... Les esclaves des villes où il y a un curé caté-
chiste ont seuls un peu plus de moyens de s"instruire ; les esclaves des

214
SAINT-DOMINGUE
Ces mœurs, que font du reste les maîtres pour les
améliorer, que ne font-ils pas plutôt pour les rendre
pires, ne favorisant pas les mariages, mais au contraire
ne protégeant que les concubinages, en vue de pouvoir
séparer sans difficulté, à l'occasion, les membres d'une
même famille, ou plutôt les habitants d'une même case,
véritable encouragement des noirs à la débauche et à
cette stérilité qui est bien peut-être le grief le plus ter-
rible que l'on puisse faire valoir contre l'esclavage.
Quant à la moralisation des nègres par l'exemple de
leurs maîtres, y insister serait une dérision. L'on a déjà
vu, par tant de détails donnés précédemment, quel déver-
gondage inouï règne sur les habitations. Dès 1713 :
« La tolérance de nos prédécesseurs, écrivent les admi-
nistrateurs de Saint-Domingue, la tolérance de nos pré-
décesseurs et du Conseil supérieur a causé une infâme
habitations n'en ont aucun. Les premiers peuvent quelquefois assister
au service ; les autres n'y assistent jamais. Il n'y a, du reste, point de
proportion entre le nombre des prêtres ou la grandeur des églises et la
grande quantité des esclaves de chaque quartier... Quelques habitans
de la partie du Nord avoient bien, en 1715, établi des chapelles sur leurs
habitations pour les exercices de la religion par leurs esclaves. Mais les
maîtres en abusèrent ; lus paroisses ne furent plus fréquentées, et un
ordre du Roi, du 26 août 1716, défendit ces chapelles... L'obligation
subsiste sans doute pour les maîtres chrétiens de faire instruire leurs
esclaves dans la religion et de leur en faire pratiquer les actes. Mais
cette obligation est, on peut le dire, négligée par tout le monde, sans
exception. » (Petit, Du gouvernement des esclaves, t. II, p. 115-117)
passim.)
« Le mariage devant l'Église, écrit d'autre part Girod-Chantrans, est
extrêmement rare parmi les noirs. C'est qu'ils ne feroient ainsi qu'ajouter
une chaîne de plus à celles qui les accablent, et le mariage accroîtroit
leur mal-aise par une famille plus ou moins nombreuse... D'un moment
à l'autre, d'ailleurs, le maître peut vendre le père, la mère ou l'enfant,
chacun séparément... » ([Girod-Chantrans], Voyage d'un Suisse... p. 145,
148.) — Et plus loin : « Qu'un nègre de place mourant demande à se
confesser, rien n'est plus rare. Rien au contraire de plus commun
qu'un nègre qui a passé toute sa vie dans une habitation sans messes,
sans confession, et qui meurt sans voir de prêtre. » (Ibid., p. 200.)

LE MONDE NOIR
215
prostitution... Nombre de maîtres, au lieu de cacher
leur turpitude, s'en glorifient, tenant dans leurs maisons
leurs concubines noires, et les enfants qu'ils en ont eus,
et les exposent aux yeux d'un chacun avec autant d'as-
surance que s'ils étoient procréés d'un légitime ma-
riage 1. » « Ni la couleur, ni l'odeur, ni le dégoût naturel,
ni l'idée de donner naissance à un esclave, de le voir mal-
traité, employé aux travaux les plus vils, vendu peut-
être à l'ennemi de son père, n'arrêtent ces unions mons-
trueuses », constate un texte bien postérieur3. Et dans
un mémoire à Choiseul de 1763 : « Que ne peut, écrit
un colon, que ne peut une âme modeste et douce se dis-
penser de vous peindre, Monseigneur, et les souillures
et les assassinats dont chaque nuit couvre le projet et
dont chaque jour dévoile l'exécution aux yeux des habi-
tants étonnés et tremblants ! N'aurez-vous pas de la
peine à croire que les gens de tout état, sans en excep-
ter les interprètes des lois du royaume, se prostituent
publiquement, et s'en fassent gloire même, entre les bras
d'une espèce vile et impure et à qui souvent, au mépris
des ordonnances et des devoirs les plus saints, on a
négligé de faire administrer le sacrement du baptême,
qu'ils fassent trophée de la quantité de productions dont
ce mélange abominable est suivi, et qu'ils ne rougissent
pas d'envoyer des malheureuses, au sortir de leur lit,
travailler dans leurs places sous le fouet d'un comman-
deur esclave comme elles3. » En termes quelque peu
i. Moreau de Saint-Méry, Lois et constitutions..., t. II, p. 406.
2. Moreau de Saint-Méry, Notes historiques... (A. M. C, F3 136,
p. 143.)
3.Mémoire à M. de Choiseul, ministre et secrétaire d'État, aux dépar-

216
SAINT-DOMINGUE
ampoulés, il n'y a rien là que de parfaitement exact.
C'est qu' « en somme les Européens, au lieu de s'ap-
pliquer à faire naître chez leurs nègres esclaves la
moralité, qui, dans leur pays, n'existait qu'à l'état
rudimentaire, n'ont profité de leur pouvoir à peu près
absolu sur eux, que pour satisfaire leur instinct brutal,
toute femme étant avant tout asservie aux passions
du maître1 ». L'on voit ainsi les rejetons de grands
noms de France, — un parent des Vaudreuil 2, un
Châteauneuf 3, un Boucicaut, dernier descendant de
l'illustre maréchal de France 4, — passer leur vie entre
un bol de tafia et une négresse concubine : « Ni l'âge,
ni l'absence de beauté ne sont souvent un obstacle à
ces accouplements moitié sauvages. Souvent ces com-
pagnes ont été tout ce que la race noire peut produire
de plus hideusement sale, laid et répugnant. « Tomber
« dans le tafia et dans la négresse » est un proverbe du
terroir qui exprime la plus complète dégradation 5. »
Mais si la race nègre est admise ainsi à servir aux
foments de la guerre et de la marine, par M. Bacon de la Chevalerie,
Fontainebleau, 13 octobre 1763 (A. M. C, Corr. gén., Saint-Domingue,
C6, vol. CXVI). — « Depuis deux ans que nous sommes ici, écrivent,
en F/68, MM. de Rohan et Bongars, un habitant de Léogane a donné la

liberté à une trentaine de mulâtres, presque tous ses enfants. » (Ibid.,
vol. CXXXII.)
1. Peytraud, Op. cit., p. 211.
2. Lettre de MM. Dubois de Lamotte et de Lalanne, 13 février 1752
(A. M. C, Corr. gén., Saint-Domingue, C, vol. XCX).
3. Moreau de Saint-Méry, Notes historiques (Arch, du min. des Col.,
F3 138, p. 145).
4. Précis des motifs qui ont décidé M. d'Estaing dans la rédaction
des articles de l'ordonnance des milices du 15 janvier 1765 (Arch. du
min. des Col., Corr. gén., Saint-Domingue, 2e série, carton XVII).

5. Xavier Eyma, Les Peaux noires. Paris, s. d., Calmann-Lévy, in-12.
p. 148-149.

LE MONDE NOIR
217
plaisir des maîtres, les choses en général ne vont pas
plus loin et le fossé reste presque partout profond et
infranchissable entre blancs et noirs. Les mariages
mixtes ne sont pas interdits entre eux1 ; toutefois ils se font
de plus en plus rares, et de plus en plus grandit le
mépris où tombent pareilles unions. Une concubine noire,
des enfants mulâtres n'entachent en aucune manière
l'honorabilité d'un blanc; en revanche il n'est pas de
pire honte pour un colon que d'être soupçonné d'avoir
dans les veines ne serait-ce que quelques gouttes de
sang noir. Par là s'affirme le plus hautement le dégoût
et la répulsion qu'inspire la race asservie à ses maîtres.
La question de sang a toujours été aux Antilles l'une
des plus graves. Il suffit pour s'en convaincre de voir
la savante gradation que l'on établit encore entre ceux
dont le sang est mêlé et l'importance que l'on ajoute
au degré de leur « infamie ».
« Nous donnons en France, dit un écrivain contem-
porain, le nom de mulâtres à toutes les personnes qui
ne sont ni blanches, ni noires. Aux colonies, l'on s'est
toujours servi et l'on se sert encore de la périphrase :
gens de couleur pour dénommer en général cette caté-
gorie d'hommes et de femmes, le mot mulâtre s'appli-
quant seulement à ceux qui sont nés d'un blanc et d'une
négresse.
«Après ce premier produit, suivant que la mulâtresse
s' allie à la race noire ou à la race blanche, les produits
• L'arrêt du Conseil du 5 avril 1778 défendant les mariages des
mulâtres et autres gens de couleur avec des blancs, vise les
irs, mulâtres et autres gens de couleur étant en France (Moreau de
Saint-Méry, Lois.... t. V, p. 821).

218
SAINT-DOMINGUE
peuvent se classer sur une échelle dont les degrés sont
très nombreux. Quatre premiers sont particulièrement
dénommés, deux se dirigeant vers le blanc, deux autres
vers le noir.
« Si la mulâtresse s'allie au noir, elle produit le
câpre; si la capresse s'allie encore au nègre, elle pro-
duit le griffe. Au contraire s'allie-t-elle au blanc, elle
produit le mestif ; si la mestive s'allie encore au blanc,
elle produit le quarteron.
« Pour prévoir autant que possible, d'ailleurs, quel
produit pourra résulter de l'alliance de deux personnes
de couleur, on peut s'en rapporter à ces deux règles
générales : si la femme est d'une teinte plus foncée que
l'homme, la couleur de l'enfant se rapproche de celle de
la mère ; quand le mari est au contraire plus noir que
son épouse, la couleur de l'enfant se rapproche do celle
du père *. »
C'est surtout pour les mariages, on le comprend, que
cette question de descendance se posait et se pose
encore. Et cela, non pas seulement parce qu'il répugne
à un Européen d'introduire dans le sang de sa famille
légitime du sang d'esclave, mais aussi et surtout à
cause d'une considération que l'on ignore générale-
ment, mais qui eut toujours le plus grand poids parmi
le monde créole, je veux parler de la « loi de réver-
sion ».
« Quand, en effet, deux personnes de même couleur
s'allient entre elles, écrit l'auteur auquel j'ai deja
emprunté une page, leurs enfants sont plus noirs
i. Aux Antilles, par Victor Meignan, Paris, 1878, in-12, p. 50-51.

LE MONDE NOIR
219
qu'elles, et, chose curieuse, le second enfant est géné-
ralement plus noir que le premier, le troisième plus
noir que le second et ainsi de suite. En un mot, on peut
dire qu'une population colorée, livrée à elle-même, est
fatalement destinée à redevenir noire au bout d'un petit
nombre de générations. La preuve la plus curieuse que
l'on en puisse donner est fournie par l'expérience sui-
vante, qui expliquera ce qui a encore accentué la sépa-
ration entre les blancs et les noirs, séparation aujour-
d'hui encore plus enracinée que jamais chez les créoles
qui veulent rester de véritables créoles, c'est-à-dire des
blancs.
« C'est bien expérience qu'il faut dire. On s'occupait
en effét, surtout du temps de l'esclavage, mais mainte-
nant encore, dans certaines habitations, où se trouvent
un grand nombre de serviteurs colorés, on s'occupe avec
intérêt des résultats que peuvent produire une alliance
ou plusieurs alliances successives entre personnes de
telle ou telle couleur, de telle ou telle nation. À ce point
de vue on peut dire, en passant, que le sud des États-
Unis et plus encore les Antilles ont été et sont encore
un véritable haras humain. Pour en arriver au fait, on
a produit dans une sucrerie des Petites-Antilles une
mestive en alliant une mulâtresse à un blanc ; puis en
alliant cette mestive aussi à un blanc, on a produit une
quarteronne. Pendant six générations tous les produits
féminins de ces alliances successives ont toujours été
alliés à des blancs. La septième alliance ne produisit que
des garçons.
« Une expérience identique avait été faite en même
temps dans une sucrerie voisine. Mais dans cette der-

220
SAINT-DOMINGUE
nière sucrerie la septième alliance avait encore produit
des sujets féminins.
« On maria ensemble les deux derniers produits de
ces sept expériences simultanées d'alliances avec des
blancs. Ces jeunes gens étaient d'une beauté remar-
quable; leurs cheveux étaient du blond le plus ardent;
leurs types n'avaient rien conservé de la race africaine,
et leurs peaux étaient tellement blanches qu'on les
aurait pris facilement pour des albinos, sans la grâce et
la vigueur de leurs membres, sans la lucidité et le bril-
lant de leur intelligence.
« Eh bien ! leurs enfants furent de couleur très accusée,
et les enfants de leurs enfants des sortes de mulâtres
extrêmement foncés.
« Après cette expérience, on peut donc se demander
combien il faudrait d'alliances successives avec des
blancs pour faire disparaître dans une famille toute trace
de sang noir, et il est aisé de comprendre, dans tous les
cas, pourquoi les familles créoles blanches pur sang ont
toujours tenu et tiennent encore à ne jamais s'allier avec
des personnes dont les veines contiennent la moindre
molécule de sang noir. Ce premier mariage accompli,
il suffirait en effet d'une seconde faute de ce genre
pour transformer cette famille blanche en une famille
de mulâtres. Or de là au noir le plus absolu le chemin
est court : il n'y a plus qu'à commettre une ou deux fautes
du même genre 1. »
Telle est, exposée par un auteur moderne, la loi de
réversion qui fut du reste reconnue et vérifiée de très
1. Ibid., p. 5l-54, passim.

LE MONDE NOIR
221
bonne heure aux Antilles françaises. Dès 1701, 1e Père
Labat écrivait : « Si on unit entre eux les produits
obtenus par le croisement de blancs avec des noirs ou
sang-mêlés, ils retournent dans le même nombre de
générations à leur première noirceur, parce qu'une cou-
leur se fortifie à mesure qu'elle s'unit à une couleur de
même espèce et diminue à mesure qu'elle s'en éloigne1 ».
Et bien plus tard, Moreau de Saint-Méry constatait de
même que, « dans la combinaison d'une nuance avec la
même nuance, la teinte se renforce ». « C'est, ajoute-t-il,
ce qui est surtout sensible dans le mulâtre venu de père
et mère qui sont mulâtres. Sa peau est plus sombre que
celle des autres mulâtres 2. »
L'on comprend, dès lors, la raison qui, avec une répu-
gnance instinctive de leur part, a toujours rendu les
mariages mixtes un objet d'horreur pour les Européens,
et comment à Saint-Domingue, ainsi du reste que par-
tout ailleurs aux Antilles, la législation et la coutume se
sont employées à multiplier les précautions et à ima-
giner les moyens les plus sûrs pour parer à ces mélanges
de sang.
De ces moyens le premier fut de veiller toujours à ce
que les sang-mêlés, les descendants d'esclaves restas-
sent marqués à jamais de la tache de leur naissance.
Car c'est à l'effacer cette tache qu'ils tendaient sans
relâche. Intelligents, actifs, travailleurs, ils arrivaient
lite à la fortune, et de la fortune s'efforçaient aussitôt
1. Le P. Labat, Nouveau voyage aux Iles, édit. de 1742, t. II,
p. 128.
2. Moreau de Saint-Méry, Description de la partie française de Saint-
Domingue, édit. de 1796, t. I, p. 89.

222
SAINT-DOMINGUE
de parvenir aux fonctions publiques et aux honneurs,
qui, mieux que tout, devaient couvrir l'ignominie de
leurs origines.
Cela, un mémoire des administrateurs de Saint-Do-
mingue au Ministre, daté de 1755, en rend parfaitement
compte. « Cette espèce d'hommes, y est-il dit, commence
à remplir la colonie et c'est le plus grand des abus de
la voir, devenue sans cesse plus nombreuse au milieu
des blancs, l'emporter souvent sur eux par l'opulence et
la richesse. Ne vivant que de racines, comme leurs
auteurs, accoutumés à la plus exacte sobriété, ne con-
sommant point de vin et ne connaissant que l'eau-de-vie
de canne pour toute liqueur forte, ils ne contribuent en
rien à la consommation qui est essentielle pour entre-
tenir le commerce, et, leur étroite économie leur faisant
mettre en caisse chaque année le produit de leur revenu,
ils amoncellent des capitaux immenses, ils deviennent
arrogants parce qu'ils sont riches et dans la proportion
qu'ils le sont. Ils mettent l'enchère aux biens qui sont
à vendre dans tous les quartiers, ils les font porter à une
valeur chimérique, à laquelle les blancs qui n'ont pas
tant d'or ne peuvent atteindre, ou qui les ruine lorsqu'ils
s'y entêtent. De là vient que, dans bien des quartiers, les
plus beaux biens sont en la possession des sang-mêlés,
et ils sont partout les moins empressés à se soumettre
aux corvées et aux charges publiques. Leurs habitations
sont le repaire et l'asile de tous les libres désœuvrés et
sans aveu et d'un grand nombre d'esclaves fugitifs et
déserteurs de leurs ateliers.
« En possession de ces richesses, continue le mémoire
que je cite, ces gens de couleur imitent bientôt le ton

LE MONDE NOIR
223
des blancs, et cherchent à faire perdre le souvenir de
leur première origine. On les voit aspirer à monter aux
revues de la milice avec nous; ils ne craignent pas de
se juger dignes de remplir des emplois dans cette milice,
et se croient très en état d'occuper des places dans la
judicature, s'ils ont des talens qui puissent faire oublier
le vice de leur naissance... En sorte que, pour peu qu'on
continue à leur permettre de changer ainsi leur état, il
arrivera qu'ils parviendront à faire des mariages avec
des gens de familles distinguées du royaume, sortes de
mariages qui porteront dans ces familles des alliances
qui tiendront à une partie des nègres esclaves des ate-
liers où les mères ont été prises 1. »
Qu'il y eût du vrai dans ce raisonnement, la chose
n'est pas douteuse, et lorsque fut écrit le mémoire dont
je viens de donner des extraits, l'on pouvait déjà citer
quelques-uns de ces sang-mêlés qui, « à l'ombre de leur
fortune, étoient entrés dans des familles considérables ».
Gomment s'opposer au renouvellement de faits aussi
déplorables ?
Le Conseil du Port-au-Prince proposait, en réponse
a cette question, le plus draconien des règlements.
C'était : « 1° De reléguer dans les montagnes qu'ils
défricheront tous les sang-mêlés jusqu'au degré de quar-
terons; — 2° d'interdire la gestion de tous les biens en
plaine aux sang-mêlés ; — 3° de leur défendre d'ac-
quérir dans la plaine aucun immeuble ; — 4° de leur
enjoindre, jusqu'au degré de quarteron inclusivement,
Mémoire des administrateurs de Saint-Domingue au Ministre, du
14 mars 1755 (Moreau de Saint-Méry, Notes historiques
A. M. G., F3
44, non paginé).

224
SAINT-DOMINGUE
et à ceux qui ont épousé des gens de couleur jusqu'à ce
degré, de vendre tous les esclaves qu'ils possèdent sous
un an pour tout délai.
« Car, ajoutait le Conseil, ce sont gens dangereux,
plus amis des esclaves auxquels ils tiennent encore par
bien des liens que de nous qui les gênons par la subor-
dination que nous en exigeons et le ton de mépris que
nous avons pour eux. Dans une révolution, dans un
moment malheureux,ils secoueroient les premiers un joug
qui leur pèse d'autant plus qu'ils sont plus riches, qu'ils
prennent l'habitude d'avoir des blancs à leurs gages, et
que, dès lors, ils n'en honorent pas assez l'espèce 1. »
En dépit de la force de pareils considérants, le système
du Conseil du Port-au-Prince, est-ii besoin de le dire,
ne pouvait être appliqué et ne le fut point. N'eût-ce pas
été par avance appliquer à toute une classe d'hommes
le traitement que les noirs d'Haïti ont appliqué au
XIXe siècle aux Européens? Mais, si l'on comprit que des
droits comme ceux de propriété ne s'enlèvent pas sans
raison à leurs titulaires, en revanche on admit facilement
toutes les mesures tendant à dépouiller les sang-mêlés
des distinctions ou des fonctions qu'ils pouvaient ambi-
tionner. En 1755, le Conseil du Port-au-Prince refuse
d'enregistrer les provisions de la charge de secrétaire du
Roi en faveur d'un sieur Trutié, parce qu'il a épousé
une mulâtresse 2. En 1762, M. Guérin, riche habitant de
Jacmel, mari d'une femme de couleur, ayant été élu
1. Mémoire sur les prétentions des issus d'Indiens et de sang-mêlés
(lbid.).
2. Mémoire des administrateurs de Saint-Domingue (A. M. C., F
144, non paginé).

LE MONDE NOIR
225
marguillier de sa paroisse, est dépossédé de sa charge,
après quelques mois d'exercice, par arrêt du Conseil du
Port-au-Prince déclarant que les blancs mésalliés ne
peuvent jouir de cet honneur1. En 1765, le marquis de
X... capitaine de dragons, ayant épousé en France une
femme de sang-mêlé est cassé de son grade2.
Mais c'est surtout contre l'admission des sang-mêlés
dans la milice que s'élèvent la législation et les mœurs.
Servir dans la milice est en effet le moyen le plus habi-
tuel qu'emploient nombre d'aventuriers pour acquérir
peu à peu la possession d'état de blanc, et beaucoup y
réussissent. Toutefois, si la manœuvre reste souvent
ignorée, lorsque le sang-mêlé n'a pour ambition que de
remplir les simples fonctions de milicien 3, il ne faut pas
qu'il postule un grade, car, la jalousie s'en mêlant, il
est presque toujours découvert. Le sieur Baldy, gen-
darme de la garde au Port-au-Prince, se voit ainsi
refuser une place de commandant de compagnie de
milices, parce que son grand-père maternel, lieutenant
de milices, avait épousé une négresse 4. La même aven-
ture arrive au sieur Le Brethon, habitant de Jacmel, pour
avoir épousé Marie Roumat, dont « la grand'mère étoit
1. Observations sur l'origine et les progrès du préjugé des colons
blancs contre les hommes de couleur, par M. Raymond, Paris, 1791,
in-8°, p. 9.
2. Moreau de Saint-Méry, Lois, t. IV, p. 649.
.3. En 1783, pourtant, les frères Moutas s'étant présentés pour prendre
simplement rang dans la compagnie de dragons du Mirebalais, et
soupçonnés d'être descendants de gens de couleur, sont accueillis à
la première revue par des protestations, malgré un arrêt en sens
contraire du Conseil du Port-au-Prince, et la compagnie se disperse
spontanément, en dépit des appels au calme de M. de Bréchard, major
du quartier (A. M. C, Personnel, G29).
4. Arch. du min. des Col., Personnel, série E, doss. Baldy.
15

226
SAINT-DOMINGUE
réputée négresse de Madagascar 1 ! » Mais la plus jolie
histoire de ce genre est celle du sieur Chapuzet. « Celui-
là avoit obtenu, en 1771, un arrêt du Conseil supérieur
du Cap qui l'élevoit à la classe des blancs, son origine
n'ayant pas alors été mise à découvert par des actes
frappans ». Mais lorsqu'il prétend, un peu plus tard,
être nommé officier de milice, il voit s'organiser contre
lui la plus formidable opposition fondée sur ce que sa
quadrisaïeulle était une négresse de Saint-Christophe.
La chose ressort clairement, semble-t-il, des recherches
minutieuses que quatre lieutenants de milice de la
plaine du Nord, irrités des prétentions de cet intrus de
devenir leur égal, ont pris la peine de faire dans les
archives des greffes, les registres de paroisses, les
minutes de notaires de la région, et de la généalogie très
exacte qu'ils ont dressée de la famille de Chapuzet. Ce
dernier essaie bien de protester « en droit, et en fait ».
« En droit », il conteste à des particuliers la faculté de
nier l'état d'ingénuité d'un citoyen, et prétend que cette
action doit être réservée au ministère public. « En
fait », ajoute-t-il, il serait bien étrange que son aïeule
au quatrième degré fût une négresse de Saint-Chris-
tophe : elle vivait en 1624 ; or, en 1624, il n'y avait pas
encore de nègres à Saint-Christophe. Là-dessus le débat
dévie sur l'histoire coloniale, et sur ce point Chapuzet
est, une fois de plus, battu; car, à l'aide d'extraits des
ouvrages du P. Charlevoix et de Raynal, ses adver-
saires lui démontrent péremptoirement qu'il y avait bien
déjà des esclaves à Saint-Christophe en 1624. Il s'avoue
i. Moreau de Saint-Méry. Notes historiques.... (A. M. C, F3,
non paginé.)

LE MONDE NOIR
227
alors vaincu et passe en France. En France, il faut le
croire, on lui fait meilleur accueil, car il en revient trois
ans après, s'appelant M. Chapuzet de Guériné, ou même
couramment M. de Chapuzet. Un si beau nom lui
donne l'audace de remettre en question son origine. Il
use alors d'un moyen très fréquemment employé. Par
un compère il se fait contester, devant les tribunaux du
Cap, sa qualité de blanc. Discussion, débats, d'où le
compère sort naturellement battu à plates coutures. Cha-
puzet est bien un ingénu, et il explique alors d'où vient
l'erreur. C'est que son ancêtre au quatrième degré, « la
négresse de Saint-Christophe », n'était point une
négresse, mais une Caraïbe, une Caraïbe libre, « faisant
partie de ce noble peuple, auquel les François et les
Espagnols ont imposé le droit de la guerre ». Et il est
probable que cet argument, qui ne tarda pas d'ailleurs
à devenir banal, avait encore quelque valeur, puisque
deux arrêts du conseil du Cap, du 1er mai et du
19 juillet 17791, déclarent Chapuzet bien fondé en ses
réclamations. Toutefois le gouvernement ne peut « le
nommer dans la milice » ; car, comme l'écrit M. d'Ar-
gout au ministre, « à la suite de ces arrêts, les gens
de couleur se livroient à des mouvements de joie et
de fol espoir, dont les conséquences auroient pu deve-
nir dangereuses. La porte de l'avocat du sieur Cha-
puzet étoit assiégée de mulâtres et de quarterons qui
sollicitoient de lui le même service qu'il venoit de
rendre ù son client ». Il eût été périlleux de donner
un plus grand retentissement à l'affaire, et une satis-
Moreau de Saint-Méry, Lois..., t. V, p. 879-882.

228
SAINT-DOMINGUE
faction plus complète aux prétentions de Chapuzet1.
L'on se rend compte par cette histoire du degré d'acuité
où en viennent ces questions d'état. Le pouvoir central,
il faut le dire, aurait peut-être sur ce point accepté
volontiers à la fin un accommodement. Dans les ins-
tructions données, en 1788, à M. du Chilleau, le Ministre
se demandait « s'il ne seroit pas juste d'interdire toutes
recherches sur l'origine des personnes dont la couleur
ne différeroit en rien ou presque point de celle de la
nation, et de donner pour terme à la dégradation des
mulâtres l'époque où les signes qui attestent l'origine
des gens de couleur auroient disparu 2 ». Mais chaque
fois qu'ils sont consultés là-dessus les administrateurs
de Saint-Domingue sont obligés de donner un avis
défavorable. « Le préjugé colonial relativement aux
familles dos gens de couleur, écrivent-ils un jour, à pro-
pos de l'affaire Baldy dont j'ai parlé, peut être regardé
comme indestructible dans les colonies et ce seroit com-
promettre l'autorité du Roi que de rendre un arrêt pour
commander en pareille matière à l'opinion publique3 ».
Et un peu plus tard : « Quel est le degré, insistent-ils,
où doit finir la distinction des couleurs dans les colonies
à esclaves? Cela ne peut être réglé par les lois, car les
mœurs supérieures à elles rejetteront toujours loin d'un
corps délicat tout aspirant dont le vice originel ne seroit
pas effacé par la lime du temps. Il est essentiel de main-
1. Arch. du Min. des Col: Personnel, série E, B7 (doss. Bayon).
C'5 (doss. Chapuzet) ; — Moreau de Saint-Méry, Notes historiques..-; *
148.
2. Instructions à M. du Chilleau, 1er août 1788 (A. M. C, Corr. gén. ,
Saint-Domingue, C9, 2e série, carton XXXVIII).
3. Arch. du min. des Col., Personnel, série E, doss. Baldy.

LE MONDE NOIR
229
tenir dans une grande distance l'une de l' autre l'espèce
qui commande et l'espèce qui obéit. Un des plus sûrs
moyens pour cela, c'est la perpétuité de l'empreinte qu'a
une fois imprimée l'esclavage. Le mélange des races
en sera certainement moins fréquent 1. »
Et maintenant quelle haine ce mépris du sang noir
doit engendrer dans les âmes de ceux qui en sont les
victimes, on le devine ! D'autant qu'il leur est prodigué
le plus ouvertement par les colons mêmes qui devraient
se montrer surtout indulgents, par le bas peuple de
Saint-Domingue, par les petits-blancs, les déclassés, les
aventuriers qui encombrent la colonie et qui se plai-
sent les premiers à user et à abuser de leur prétendue
supériorité. Or, cela est fait pour choquer particulière-
ment les mulâtres, qui, riches et instruits souvent, sup-
portent mal ces dédains, et « n'attendent, qu'on y prenne
garde, dit un mémoire, que l'occasion d'une éclatante
revanche2 ». Sages paroles qui devaient avoir bientôt
leur confirmation. Quant aux nègres, quant aux escla-
ves, nous allons voir de quelle manière ils se vengent
des mauvais traitements quelquefois, de l'opprobre
toujours, qu'on leur inflige ou dont on les couvre.
V
« Nous avons dans les nègres de redoutables enne-
mis domestiques », mandait, le 18 octobre 1685, au
1. Ibid., doss. Chapuzet.
2. Mémoire sur la prétention des issus indiens et de sang mêlé (A. M.
C., Moreau de Saint-Méry, Notes historiques...., F3 144, non paginé).

230
SAINT-DOMINGUE
Ministre M. de Cussy 1. Cent ans plus tard, le 23 dé-
cembre 1783: « Une colonie à esclaves, écrivait M. du
Rouvray, brigadier des armées du Roi, et propriétaire
à Saint-Domingue, une colonie à esclaves est une
ville menacée d'assaut ; on y marche sur des barils
de poudre 2... » La dure contrainte, sinon la cruauté,
à laquelle sont soumis les noirs doit forcément en
effet faire naître en ces êtres frustes des désirs pas-
sionnés de révolte et de vengeance. Révolte et ven-
geance, qui se manifestent souvent par des suicides
isolés ; car, — et cela est un trait caractéristique de ta
nature des noirs, — le suicide d'un esclave est bien
moins inspiré d'ordinaire par le désespoir que par l'idée
très arrêtée de nuire à son maître, de lui faire perdre
le capital qu'il représente, « Ils se détruisent, écrivait
déjà en 1701, le P. Labat, il se pendent, se coupent la
gorge sans façon, pour des sujets fort médiocres, le plus
souvent pour faire de la peine à leurs maîtres3.» Ces sui-
cides s'exécutent parfois de la manière La plus bizarre.
« Un nègre, écrit, en 1701, M. de Galliffet, vient de s'é-
touffer la nuit dernière avec la langue, durant que son
maître le faisoit fouetter. Cela arrive assez fréquem-
ment, y ayant des nègres assez désespérés pour se tuer
en vue de causer cette perte à leurs maîtres 4. » D'au-
1. Lettre de M. de Cussy, du 18 octobre 1685 (Arch. du min. des
Col., Moreau de Saint-Méry, Historique de Saint-Domingue, F3 164).
2. Lettre de M. de Rouvray, brigadier des armées du Roi, proprié-
taire à Saint-Domingue, 23 décembre 1783 (A. M. C, Corr. gén., Saint-
Domingue, 2e série, carton XXXIII).
3. Le P. Labat, Nouveau voyage aux Iles, édit. de 1742, t. I, p. 446.
4. Lettre de M. de Galliffet, du 24 sept. 1701 (A. M. C, Correspondance
générale, Saint-Domingue, vol. V). — Quelque invraisemblable que
paraisse ce genre de suicide, il est confirmé par nombre d'auteurs. On

LE MONDE NOIR
231
tres fois le suicide se pratique par le poison. Mais sait-
on par quel poison ? Par la terre que le nègre absorbe
en petites
quantités,
particulièrement pendant la
nuit, en choisissant de préférence celle où il entre du
plâtre ou du salpêtre 1. « Aussi dans presque toutes les
habitations on constate quelque dégradation aux mu-
railles, dans les coins obscurs et perdus dans l'ombre,
ou bien encore sous les nattes. Dans les pièces carrelées
ou à sol de marbre, on trouve presque toujours un
carreau déchaussé, sous lequel 1'épiderme de la terre
est égratigné par des ongles avides. Cette étrange
absorption détériore les organes digestifs et produit ce
qu'on appelle le mal d'estomac, à la suite duquel vient
inévitablement l'hydropisie, presque toujours incurable.
Le premier symptôme de la maladie se révèle chez le
nègre par une grande tristesse, une nonchalance invin-
cible de corps et d'esprit ; puis les gencives enflent, et
les dents désertent leur alvéole. La mort n'est jamais
loin... Dès qu'on remarque donc quelque accès de spleen
chez un nègre, le premier mouvement est de lui saisir
les mains et d'examiner les ongles sous lesquels on
découvre presque certainement la présence de la
terre 2. »
signa1e aussi assez fréquemment l'exemple de nègres se coupant les
Parties viriles pour nuire à leurs maîtres (Moreau de Saint-Méry, Notes
historiques, aux A. M. G., F3 132, p. 474).
1. Le P. Labat, Op. cit., t. I. p. 445-446.
2. Xavier Eyma, Les Peaux noires, Paris, Calmann-Lévy, 1 vol. in-12,
s. d., p. 237-238. — Les suicides se multipliaient d'autant plus que la
croyance générale des nègres était qu'une fois morts et enterrés ils
retournaient dans leur pays. Aussi certains maîtres faisaient-ils couper
la tête et les mains aux suicidés, de manière à persuader aux autres
que leurs compagnons se retrouveraient chez eux, incapables de voir,
d'entendre, de parler et de manger (Labat, Op. cit., t. I, p. 450). Un

232
SAINT-DOMINGUE
Nombreux comme le sont les esclaves dans la colonie
en comparaison de leurs maîtres, on pourrait croire
que plus fréquents que cette forme très spéciale de ven-
geance par le suicide furent les soulèvements généraux
à main armée. Pourtant, il ne semble pas, qu'avant la
révolution, les nègres se soient jamais élevés d'eux-
mêmes à la conception d'une révolte universelle. En
1691, deux noirs, Janot Marin et Georges Dollot, dit
Pierrot, sont bien condamnés à être brûlés vifs comme
coupables d'avoir conçu le projet de « massacrer tous
les blancs du quartier du Port-de-Paix, femmes et en-
fants jusqu'à la mamelle» ; mais on découvrit facilement
dans le complot la main des autorités espagnoles1. En
1704, les nègres du quartier du Cap forment de même
habitant anglais de Saint-Christophe, le major Cripps, sut plus habile-
ment encore arrêter le cours de ces suicides. « Les nègres de cet officier
indignement, vexés se pendoient journellement. Enfin l'oppression en
vint à un tel degré que ceux qui vivoient encore complotèrent de se
pendre tous le même jour. Le théâtre choisi pour cette épouvantable
tragédie fut un bois voisin. Le major en fut averti ; il alloit être
ruiné...
11 fit alors charger sur des chariots les ustensiles de sa
fabrique de sucre, et, suivi de ce convoi, il se rendit au lieu du fatal
rendez-vous. Déjà les cordes étoient attachées aux arbres et les nègres
alloient s'en servir. « Ne craignez point, leur dit-il, vous retournerez
en Afrique, je vais vous y accompagner, je viens me pendre avec vous.
J'ai acquis là-bas une habitation, je veux y établir une sucrerie. Mes
ordres sont donnés ; on a rattrapé ceux de vos camarades qui se sont
pendus, et déjà ils y travaillent les fers aux pieds. Vous y travaillerez
de même ; mais, comme là vous ne pourrez plus m'échapper, plus de
repos ni le jour, ni la nuit, ni le dimanche. Voilà à quoi vous devez
vous attendre. Pendez-vous donc; voilà ma corde, je vais vous imiter. »
Les malheureux nègres effrayés n'osèrent pousser plus loin l'aventure,
ils s'abandonnèrent à leur bourreau qui, sans alarmes et sans remords,
les persécuta tout à son aise. » ([J. de la Vallée], Le nègre comme il y a
peu de blancs, Paris, 1789, t. II, p. 296-297). Cf. Labat, Op. cit., t. I.
p. 447-449.
1. Jugement du Conseil de guerre contre deux nègres et un engagé
blanc, auteurs et chefs d'une conspiration, du 11 novembre 1691
(Moreau de Saint-Méry, Lois et constitutions...., t. I, p. 500-502).

LE MONDE NOIR
233
une conjuration, « dans le but d'égorger nuitamment
tous les blancs de ce quartier 1 » ; là encore toutefois les
intrigues de l'Espagne sont bientôt démasquées, et la
colonie naissante échappe, pour la seconde fois, à ce
danger qui, je le répète, ne semble pas avoir été le
plus grave qui l'ait menacée, le danger d'une guerre
servile.
C'est là un fait d'autant plus curieux à constater que
beaucoup de nègres sont armés, les uns, parce qu'il font
partie des compagnies de milices noires, les autres, parce
qu'ils sont employés comme nègres chasseurs par cer-
tains habitants. Le péril résultant de cette situation ap-
parut, d'ailleurs, bien souvent aux esprits clairvoyants
de la colonie, et plus d'un le signala. « L'armement des
nègres, écrit, en 1781, l'intendant Le Brasseur, est
peut-être la plus grande erreur politique qui ait été
commise dans les établissements du nouveau monde.
On apprend à des nègres tous les exercices militaires,
comme on le feroit pour les recrues des régiments de
Picardie et de Navarre, et on ne veut pas que dans un
pays, où le nombre des nègres est dix fois plus considé-
rable que celui des blancs, il puisse résulter de cet
armement des inconvénients 2. » « On ne peut pas nier,
écrit d'autre part un habitant de la colonie, M. Mignon,
que nous n'ayons de pires ennemis que nos esclaves, et
cependant nous nous fions plus à eux en quelque façon
qu'à nous-mêmes, nous les mettons en état de ravir nos
1. Lettre de M. de Charritte, commandant au Cap, du 25 juillet 1704
(A. M. C, Corr. gén., Saint-Domingue, C9, vol. VII).
2. Lettre de M. Le Brasseur, intendant, Le Cap, 2 février 1781 (Ibid.,
vol. CLI).

234
SAINT-DOMINGUE
femmes et nos filles, et en môme temps de nous égorger
et nos enfants... Nous leur donnons la liberté d'aller à
la chasse pour nous, et nous leur fournissons pour cela
armes, manchettes, balles, poudre, plomb. Qui les
empêche d'en faire provision et de s'assembler 200 ou
300 dans chaque quartier, et de prendre leur temps, pen-
dant qu'on est à la messe, éloigné quelquefois de chez
soi de 5 ou 6 lieues, qui les empêchera, dis-je, pendant
ce temps-là, de courir les habitations et d'enlever le reste
des armes pour armer d'autres nègres ? Il se trouve des
habitans qui auront une lieue de terrain avec 100 ou
150 nègres pour un blanc seulement... Et il faut que
les noirs aient l'esprit bien bouché pour ne pas tenter
de recouvrer leur liberté par la force 1. »
Mais si les esclaves de Saint-Domingue ne semblent
pas, au moins sous l'ancien régime, s'être jamais haus-
sés à l'idée d'une insurrection générale, de très bonne
heure, en revanche, le marronnage leur apparut comme
la plus éclatante protestation contre leur déprimante
condition, le marronnage avec, bien entendu, les bri-
gandages, les meurtres et les dévastations qui l'accom-
pagnent. On sait ce qu'est le marronnage ; c'est l'état
de l'esclave qui a rompu son banc, et vit en outlaw
dans les montagnes. Mais il n'y vit presque jamais seul.
« Partant marron », il va rejoindre d'autres esclaves
« qui subsistent en bandes dans les bois », fortifiés en
des sortes de camps retranchés, fermés par des pallis-
sades clissées en lianes et entourés de fossés de 12 à
15 pieds de profondeur, sur 8 ou 10 de large, et garnis
1. Réflexions sur l'état présent de la côte Saint-Domingue possédée
par les François, par M. Mignon, 12 juin 1727 [Ibid., 2e série, carton IX).

LE MONDE NOIR
235
au fond de pieux aiguisés 1. A certains moments tels de
ces groupes de marrons comptent jusqu'à 1.500 ou
2.000 noirs et quantité de mulâtresses, et forment un
véritable danger pour la colonie. Car de leur retraite
ces pillards s'élancent la nuit sur les habitations, pillant
et incendiant les bâtiments, tuant ou emmenant les ani-
maux, dévastant les récoltes. Dès 1705 les considérants
d'un arrêt de règlement du Conseil de Léogane nous
donnent une idée des désordres causés par ces déser-
teurs; « car, les uns, y est-il dit, s'attroupent dans les
bois, et y vivent exempts du service de leurs maîtres, et
sans chef que celui d'entre eux qu'ils élisent ; les autres,
à la faveur des cannes qui les couvrent le jour, atten-
dent la nuit dans les grands chemins ceux qui passent,
pour les voler, et vont, d'habitation en habitation, enle-
ver le bétail qu'ils peuvent rencontrer pour se nourrir,
ou se cachent dans la demeure de leurs camarades qui
sont pour l'ordinaire participants de leurs vols, lesquels,
sachant ce qui se passe chez leurs maîtres, en donnent
avis aux dits esclaves fugitifs, afin qu'ils prennent leurs
mesures pour faire lesdits vols sans être aperçus 2 ».
Avec le temps, le nombre des marrons, bien loin de
diminuer, ne fit qu'augmenter. On comptait que, pen-
dant la seule année 1720, 1.000 esclaves avaient pris
la fuite ; en 1751, il y en avait au moins 3.000, réfugiés
dans la partie espagnole de l'île3. Le plus terrible était
1. Mémoire sur les nègres marrons, 1783 (Ibid., carton XXXIII).
2. Arrêt de règlement du Conseil de Léogane qui défend le port
d'armes et les assemblées aux esclaves.... du 16 mars 1705 (Moreau de
Saint-Méry, Lois et constitutions...., t. Il, p. 25-26).
3. Lettre de M. Dubois de Lamotte, 1751 (A. M. C., Corr. gén.,
Saint-Domingue, C9, vol. LXIX).

236
SAINT-DOMINGUE
lorsque ces bandes trouvaient, comme il arriva trop
souvent, des chefs intelligents et déterminés. Le nègre
Michel fut ainsi, en 1719, Fame de la résistance dans
les montagnes de Bahoruco 1. En 1734, Polydor joua un
rôle analogue dans le quartier du Trou, d'où il s'élan-
çait à la tête de ses pillards pour saccager les planta-
tions de la plaine, et où il échappa longtemps à toutes
les poursuites 2. Le nègre Noël organisa plus tard la
même opposition acharnée dans la partie du Fort-Dau-
phin 3, et eut là pour successeurs Télémaque Canga,
Isaac et Pyrrhus Candide 4.
Mais de tous les chefs de marrons aucun n'eut une
réputation plus grande et plus méritée que François
Macandal, exécuté en 1758.
Ce Macandal était un nègre de Guinée, qui fut long-
temps esclave de l'habitation Le Normand, au Limbé.
Ayant eu la main prise au moulin à cannes et devenu
manchot, il avait été fait gardien d'animaux. Il partit
marron et se réfugia dans les montagnes, où bientôt il
prit le plus extraordinaire ascendant sur ses compa-
gnons. En dehors de très réelles qualités de commande-
ment, il possédait, en effet, tout ce qu'il fallait pour
séduire et fanatiser les êtres crédules et primitifs qui
l'entouraient. « Il prédisoit l'avenir, écrit un contempo-
rain, il avoit des révélations et une éloquence qui ne
tenoit en rien à cette éloquence d'imitation de nos ora-
1. A. Dessalles, Histoire générale des Antilles, Paris, 1847, t. IV,
p. 74.
2. Ibid., p. 333 et suiv.
3. Arrêt du Conseil du Cap, du 27 mars 1775 (Moreau de Saint-Mery,
Lois... t. V, p. 550).
4. Arrêt du Conseil du Cap, du 2 octobre 1777 (Ibid., p. 800).

LE MONDE NOIR
237
leurs, et qui n'en étoit que plus forte et plus vigoureuse.
Il y joignoit le plus grand courage et la plus grande fer-
meté d'âme, qu'il a su conserver au milieu des plus
cruels tourments et des supplices. Il avoit persuadé aux
nègres qu'il étoit immortel, et il leur avoit imprimé une
telle terreur et un tel respect qu'ils se faisoient un
honneur de le servir à genoux et de lui rendre un culte
qu'on ne doit qu'à la Divinité, dont il se disoit l'envoyé.
Les plus belles négresses se disputoient l'honneur d'être
admises à sa couche1... »
Un fait certain est que Macandal fut plus et mieux
qu'un simple chef de bandes marronnes. Non pas qu'il
dédaignât le pillage des plantations, le sac des habita-
tions, le vol des troupeaux et autres exploits ordinaires
des esclaves fugitifs; mais il paraît avoir entrevu en
même temps la possibilité de faire du marronnage le
centre d'une résistance organisée des noirs contre les
blancs. Il avait une notion des races qui s'étaient super-
posées à Saint-Domingue, « Un jour, dans une nom-
breuse assemblée, il se fit apporter un vase plein d'eau,
où il mit trois mouchoirs, un jaune, un blanc, un noir.
Il tira d'abord le jaune. « Voilà, dit-il, les premiers habi-
« tants de Saint-Domingue ils étoient jaunes. Voilà les
« habitants actuels » ; il montroit le mouchoir blanc.
« Voici, enfin, ceux qui resteront maîtres de l'Ile ;
« c'est le mouchoir noir 2. » Et il sut persuader à beau-
coup de nègres que c'était lui que le Créateur avait
1. Mémoire sur la création d'un corps de gens de couleur levé à Saint-
Domingue, 1779 (A. M. C, Corr. gén., Saint-Domingue, 2e série. C9,
carton XXIX).
2. Moreau de Saint-Méry, Notes historiques...., (A. M. C, F3 136,
P. 198).

238
SAINT-DOMINGUE
envoyé à Saint-Domingue pour opérer la destruction
des blancs et donner la liberté aux nègres. D'ailleurs
il n'exerçait pas seulement son empire sur les fugitifs
qui l'entouraient, mais sur presque tous les esclaves
du quartier du Cap. D'une audace extraordinaire, il
ne craignait pas de parcourir les plantations pour y
réveiller le zèle de ses partisans, restant toujours insai-
sissable, inconnu même des blancs pendant près de
six ans, et profitant de cette obscurité pour poursuivre
lentement le plan qui devait, croyait-il, assurer son
triomphe.
Ce plan était fondé sur le déchaînement du plus ter-
rible fléau qu'aient connu Saint-Domingue et en général
toutes nos vieilles colonies à esclaves : le poison.
Depuis longtemps déjà, lorsque parut Macandal, le
poison avait fait son apparition à Saint-Domingue. L'au-
teur anonyme d'un mémoire, daté de 1763, déclare qu'il
y a cinquante ans que ce terrible mal ravage la colo-
nie 1. Dès 1738, en présence des cas d'empoisonnements
qui se multiplient, le Conseil supérieur du Cap se préoc-
cupe d'interdire aux esclaves les moyens de se pro-
curer de quoi accomplir leurs crimes2. Enfin en 1746,
M. de Larnage déclare que sur 150 nègres perdus par
lui depuis qu'en 1737 il est arrivé dans la colonie, il V
en a plus de 100 qui ont péri par le poison 3.
Mais quelle fut l'origine de cette horrible coutume ?
1. Mémoire sur les poisons qui régnent à Saint-Domingue, 1763 (A.
M. C, Corr. gén., 2e série, carton XV).
2. Moreau de Saint-Méry, Lois et constitutions..., t. III, p. 492.
3. Lettre de MM. Larnage et Maillart, de Léogane, 18 mars 1746 (A.
M. C, Corr. gén., Saint-Domingue, vol. LXIX).

LE MONDE NOIR
239
Les noirs l'apportèrent-ils d'Afrique, comme certains le
croient? Ne firent-ils sur ce point qu'imiter l'exemple
des blancs, et ces habitudes criminelles ne furent-elles
point de France mystérieusement importées aux Iles par
des comparses échappés aux poursuites de la célèbre
Chambre ardente? Il est impossible de rien préciser sin-
ce point. Dans un mémoire de M. de Kerdisien-Trémais,
commissaire-ordonnateur au Cap en 1780, je trouve bien
ces déclarations tranchan tes, « qu'il n'est que trop notoire
que cet affreux moyen de satisfaire leur haine a été mal-
heureusement donné aux noirs par les blancs eux-mêmes ;
qu'ils n'ont point apporté d'Afrique la composition des
poisons qu'ils ont employés en quelques occasions
que les nègres, enfin, n'ont jamais conçu le projet,
comme quelques personnes les en ont accusés, de dé-
truire par ce moyen les blancs de la colonie 1 ». Mais,
il faut bien le dire, pareilles affirmations restent sans
preuves.
Ce que l'on sait mieux, c'est la nature des poisons
ordinairement employés. Frappés d'une sorte de terreur
panique, les colons affolés créèrent d'abord sur ces poi-
sons les plus étranges légendes. « C'est une chose de fait,
écrivent, en 1728, MM. de la Rochalar et Duclos, qu'il y
a dans ces pays-ci des nègres, non sorciers, mais qui con-
noissent des simples, avec lesquelles ils font mourir leurs
maîtres ou leurs camarades, sans qu'on puisse en pro-
duire des preuves juridiques2. » La manière dont vers
1. Mémoire de M. de Kerdisien-Trémais, 1780 (A. M. G., Personnel.
série E, C5).
2. Lettre de M. de la Rochalar et Duclos, du 14 avril 1728 (A. M. C,
corr. gén., C9, vol. XXV11I).

240
SAINT-DOMINGUE
la même époque on prétendait découvrir les nègres
empoisonneurs donne au surplus une idée des préjugés
invraisemblables qui couraient dans la colonie. « Nous
n'avons jamais voulu croire ce moyen, exposent MM. de
Larnage et Maillart, mais nous en avons toujours ouï
parler comme d'une chose certaine. On enferme le nègre
empoisonneur, on le fait purger et lui fait couper exac-
tement tous les cheveux, poils et ongles de son corps,
à la faveur desquels on prétend qu'il cache des pré-
servatifs, et le lendemain, on le fait fouetter d'une bran-
che de l'arbuste qu'on appelle médicinier ou d'une bran-
che de vigne, et l'on a la preuve que cette fustigation
fait souffrir aux nègres des tourments si épouvantables
qu'il n'y a pas de question qui en approche. Ces coups
leur font enfler le corps et ils en meurent, tandis qu'il
n'arrive rien à ceux qui ne sont pas coupables. Voilà le
difficile à comprendre l. »
D'assez bonne heure, toutefois, les esprits éclairés firent
justice de ces insanités. « Il est reconnu, mandent au
ministre, en 1766, MM. d'EstaingetMagon, il est reconnu,
d'après l'examen le plus suivi, que le sublimé et l'arsenic
colorés par différents sucs d'herbes sont la base du poi-
son que les nègres emploient. Il leur est vendu par les
domestiques des chirurgiens d'habitations. Les inven-
taires après décès de ces chirurgiens prouvent en effet
la quantité d'arsenic et de sublimé qu'ils emploient et
le peu de soin avec lequel ils gardent, sans même les
mettre sous clef, ces deux poisons, dont on se sert, il
est vrai, pour les maladies vénériennes des nègres et
i. Lettre de MM. de Larnage et Maillart, Léogane, 18 mars 1746
(A. M. G.. Corr. gén., Saint-Domingue, C9, vol. LXIX).

LE MONDE NOIR
241
pour les poux de bois qui détruisent ici les char-
pentes 1. »
A l'appui de cette thèse les deux administrateurs signa-
laient un mémoire de M. Poissonnier des Perrières,
médecin du Roi à Saint-Domingue, lequel, disaient-ils,
démontre : « 1° que les poisons employés par les nègres
ne sont pas des poisons végétaux, car on connoît aussi
bien qu'eux toutes les plantes de la colonie ; elles don-
neroient un goût désagréable aux aliments et on en
reconnoîtroit la présence; — 2° les nausées, les coliques
d'estomac, la soif inextinguible qu'éprouvent les empoi-
sonnés, la diarrhée sanguinolente qui leur survient, un
sentiment de chaleur brûlante dans la région du ven-
tricule démontrent, au contraire, évidemment que ce
sont des poisons salins, et font présumer, presque à coup
sûr que c'est à l'arsenic et au sublimé corrosif que l'on
doit ce cruel état2. »
Malgré ces témoignages formels, la légende du poison
secret fabriqué par les nègres eut toujours cours à Saint-
Domingue. « Il y a plus de trois ans, écrit, en 1760, un
habitant, qu'il circule dans la colonie un poison qui
détruira tous les blancs si on n'y apporte un prompt
remède. Ce poison n'est point encore connu. Il a été
trouvé par les noirs qui s'en servent avec un secret
incroyable. Les effets sont d'une nature qui fait périr
tantôt subitement et tantôt par des maladies de langueur
1. Lettre de MM. d'Estaing et Magon, 10 janvier 1766 (Ibid.,
vol. CXXVII).
2. Mémoire sur les empoisonnements à Saint-Domingue, par M. Pois-
sonnier-Desperrières, médecin ordinaire du roi, janvier 1764 (A. M. G.,
Corr. gén., 2« série, carton XVI). Cf. carton XXIII, un autre mémoire du
même de 1773.
16

242
SAINT-DOMINGUE
auxquelles la médecine n'a encore rien pu connaître 1. »
Et en. 1763 : « On prétend, écrit un autre, que c'est avec
des poisons connus dans la pharmacie que les nègres
opèrent. Mais comment expliquer qu'une herbe ressem-
blant à de l'absinthe bâtarde, trouvée dans la chambre
d'un nègre, donnée par infusion à une chienne devant
douze témoins dans la sénéchaussée du Fort-Dauphin,
l'ait fait tomber roide morte. En réalité, ils ont des secrets
apportés d'Afrique, et certains même prétendent qu'à
l'aide de talismans et en arrangeant ces plantes près du
lit ou à la porte de leur maître, ils les empoisonnent2. »
De nos jours encore Schœlcher, lui-même, a cru pouvoir
affirmer que les esclaves savaient faire des poudres ou
des liqueurs extraites de diverses plantes du pays et qui,
par un effet lent ou immédiat, produisaient la mort sans
laisser presque aucune trace 3.
Mais ce qu'il y a de plus curieux assurément dans ces
affaires de poisons, ce sont les motifs qui inspirent le
crime. La plupart du temps, on obtient sur ce point des
nègres une seule réponse : Dieu les a tentés. Au vrai,
les causes des empoisonnements sont infiniment com-
plexes et variées. Beaucoup sont la revanche des mau-
vais traitements infligés à l'esclave ; beaucoup aussi
« ont leur origine dans le libertinage effréné qui règne
dans l'Ile ». « Le commerce criminel que la plupart des
maîtres ont avec les femmes esclaves, écrit un colon, est
1. Réflexions d'un habitant de Saint-Domingue sur l'état présent de
cette colonie, 1760 (Ibid., carton XIV).
2. Mémoire sur les poisons qui régnent à Saint-Domingue, 1763 (lbid,.
carton XV).
3. Cité par Peytraud, L'Esclavage aux Antilles françaises, p. 318.

LE MONDE NOIR
243
en général la source de ces attentats. Une femme légi-
time s'apercevant des habitudes de son mari avec sa ser-
vante, dans les absences du mari, elle fait châtier sévè-
rement cette esclave; si les maîtres ne sont point mariés,
et ce pays est celui où il y en a le plus, tant les mariages
sont peu favorisés par les gens en place et où le liber-
tinage est le plus toléré, l'inconstance naturelle aux
hommes de ce climat leur fait changer ou multiplier ces
concubines, d'où naissent des distinctions et des jalou-
sies éternelles ; et dans le premier cas, comme dans le
second, des projets de vengeance se forment, qui se réa-
lisent tantôt sur la fortune du maître, en faisant périr ses
nègres, tantôt sur sa vie ou celle de sa femme et même
de ses enfants 1. » « J'ai eu, observe, d'autre part, à ce
sujet M. de Kerdisien-Trémais, j'ai eu l'honneur de pré-
sider successivement pendant plusieurs années les deux
conseils de la colonie, j'y ai vu passer nombre d'affaires
de ce genre, et je peux protester que, quand les esclaves
se sont servis de poison, ce n'a été le plus souvent que :
1° lorsque leurs maîtres, ou ce qui est encore plus ordi-
naire, lorsque les économes leur ont enlevé leurs femmes ;
2° lorsque des habitants ayant conçu de la passion pour
de jeunes négresses créoles, les mères de ces créatures
se sont portées à détruire leurs maîtresses, dans la vue
de se placer à la tête du ménage ; 3° lorsque, dans leurs
amours, les nègres ont voulu se délivrer d'un rival 2. »
D'autres fois, c'est le souci d'empêcher le partage de
1. Réflexions d'un habitant de Saint-Domingue sur l'état présent de
cette colonie, 1760 (A. M. G., Corr. gén., 2e série. carton XIV).
2. Mémoire de M. de Kerdisien-Trémais, 1780, composé au sujet du
Procès instruit contre le sieur Cappé (A. M. G., Personnel E, doss.
Capé, C5).

244
SAINT-DOMINGUE
l'habitation où ils sont attachés, qui pousse au crime les
esclaves. Ils empoisonnent ainsi sans pitié plusieurs des
enfants de leur maître, pour éviter que son héritage soit
morcelé et eux dispersés ou vendus. — « On regarde
pareillement et avec assez d'apparence comme une des
principales causes de cette malheureuse pratique, écrit
l'intendant Lalanne, en 1757, les libertés promises et trop
prodiguées par les maîtres. Nos femmes créoles crain-
droient, en effet, de mourir avec la réputation de n'être
pas riches, si elles ne donnoient pas des libertés. Le con-
cubinage des maîtres avec leurs négresses esclaves
annonce, d'autre part, la liberté à celles-ci. Ces libertés
sont souvent remises aux dernières dispositions des
maîtres et des maîtresses, et une pareille perspective peut
conduire les esclaves à attenter à leur vie pour rappro-
cher l'époque de ces dispositions 1. »
Chose curieuse, à leurs idées étroites et bornées les
noirs sacrifient même très souvent leurs semblables. On
voit des plantations où les esclaves sont décimés par le
poison. Pourquoi ? Parce que quelques nègres ont
résolu de restreindre le nombre de ces esclaves, pour
empêcher leurs maîtres d'entreprendre des manufac-
tures où ils auraient trop de travail. Au cours d'un pro-
cès, l'on vit ainsi un esclave avouer avoir, dans ce but,
empoisonné sa femme et un autre ses enfants, et une
négresse accoucheuse déclarer avoir empoisonné tous les
enfants par elle mis au monde depuis plusieurs années
sur l'habitation"2.
1. Lettre de M. de Laporte-Lalanne, du Port-au-Prince, 22 dé-
cembre 1757 (A. M. C, Corr. gén., Saint-Domingue, C9, vol. C).
2. Lettre adressée par un habitant au comte de Langeron, 6 juin

LE MONDE NOIR
245
Très souvent, fort heureusement, ces étranges attentats
s'exercent non sur les personnes, mais seulement sur
les bestiaux. On empoisonne alors le bétail d'une plan-
tation pour nuire au maître et le ruiner ; l'empêcher
encore d'étendre ses cultures ; mais quelquefois pour
des motifs plus détournés : un maître annonce son
départ prochain pour la France ; en vue d'ajourner ce
départ qui doit les livrer aux duretés d'un économe, ou
même simplement, — la chose est presque incroyable, —
par affection envers un maître qu'ils voudraient con-
server auprès d'eux, les esclaves empoisonnent bœufs,
chevaux, mulets, et voilà le voyage ajourné 1.
Parfois enfin les raisons de pareils crimes sont plus
puériles encore : on voit des nègres et des négresses,
employés dans les hôpitaux, empoisonner les soldats
qu'on leur donne à soigner à seule fin de se débarrasser
de ce travail2.
Pour en revenir à Macandal, ce qui fit donc son origi-
nalité, c'est d'avoir uni aux pratiques du marronnage les
ravages du poison. A en croire certains documents, il
aurait formé un plan de destruction des blancs par ce
moyen. « Ses ordres, dit un document, dont j'ai déjà cité
plusieurs extraits, ses ordres étoient sur ce point exé-
cutés avec cette obéissance passive et aveugle où le
Vieux de la Montagne avoit su amener tous ses disciples.
(Ibid., vol. CXV). — Parfois aussi, c'est pour détourner les soupçons
que les nègres empoisonneurs empoisonnent leurs femmes, leurs maî-
tresses, leurs enfants. (Ducœurjoly, Manuel des habitants de Saint-
Domingue,
t. I, p. 30.)
1. Xavier Eyma, Les Peaux noires, p. 111-112.
2. Lettre de M. d'Estaing du 25 août 1769 (À. M. C, Corr., gén.,
Saint-Domingue, C9 vol. CX).

246
SAINT-DOMINGUE
Il envoyoit la mort à tous les maîtres ou toutes les maî-
tresses contre lesquels il avoit de petits ressentiments.
L'esclave le plus attaché à son maître eût cru commettre
un crime contre la Divinité, s'il eût apporté le moindre
retard dans l'exécution de ses ordres, et s'il n'eût pas
gardé le secret le plus religieux. Pendant plus de six ans,
les blancs ignorèrent tous qu'il y eût un nègre marron
aussi dangereux dans le sein de la colonie, à l'exception
peut-être du maître qui l'avoit acheté et qui le regardoit
probablement comme mort depuis longtemps dans les
bois. Enfin ce nègre alloit exécuter son plan de destruc-
tion, qu'il avoit suivi avec une constance et une habileté
qu'on seroit presque tenté d'admirer. Le jour, l'heure
étoient pris où tous les vases, qui contiennent l'eau de
toutes les maisons de la ville du Cap, devoient être empoi-
sonnés. L'heure à laquelle il devoit surprendre avec sa
troupe les blancs dans les angoisses des convulsions
de la mort étoit indiquée; les capitaines, les lieutenants
et sous-lieutenants de sa troupe étoient nommés ; il avoit
une liste exacte de tous les nègres qui devoient de là
suivre pour se répandre ensuite dans la plaine, y massa-
crer tous les blancs ; il savoit les noms de tous ceux qu'il
trouveroit de son parti dans chaque atelier; la colonie enfin
alloit être anéantie, lorsque le hasard seul, un hasard qui
tient du miracle, fit découvrir les projets de ce nègre 1. »
Il y a, peut-être, dans cet exposé dramatique des pro-
jets de Macandal un peu d'exagération, et je crois plus
probable qu'il dirigea des vengeances particulières avec
une suite qui fit croire plus tard à un dessein général
1. Mémoire sur la création d'un corps de gens de couleur levé à
Saint-Domingue, 1779 (A. M. C, Corr. gén., 2e série, cartonXXIX).

LE MONDE NOIR
247
de destruction des blancs 1. Ce qui pourrait le faire sup-
poser, c'est que pendant son « marronnage », il périt,
peut-être, autant de noirs que blancs, —— 6.000 en trois
ans, dit un texte daté de 17582, — preuves que ces ven-
geances étaient bien inspirées par les mêmes sentiments
qui guidaient d'ordinaire leurs auteurs.
Dans tous les cas, lorsqu'on se saisit enfin de sa per-
sonne, en 1757, la colonie était terrorisée et la nouvelle
de sa prise fut saluée par d'universelles actions de
grâce. Il avait eu l'audace de se rendre sur l'habitation
Dufresne, au Limbé, un jour de fête. « M. Duplessis,
arpenteur, et M. Trévan, habitant, qui étoient sur cette
habitation, instruits que Macandal y étoit caché, firent
distribuer du tafia largement, de sorte que les nègres
se saoûlèrent et que Macandal lui-même fut bientôt ivre.
On alla l'arrêter dans une case à nègres, d'où on le con-
duisit à la maison principale, où il fut mis dans une
chambre qui étoit à l'un des bouts, les mains attachées
par derrière. MM. Duplessis et Trévan donnèrent avis
de cette capture au Cap, et convinrent qu'avec deux
nègres ils garderoient alternativement Macandal, jusqu'à
1. Comme je l'ai déjà dit plus haut, un pareil dessein ne paraît pas
avoir été formé d'une façon sérieuse et raisonnée par les nègres. Un
certain Médor, nègre empoisonneur, pris en 1757, lit seulement cette
déclaration, conçue, il faut le reconnaître, en termes assez vagues :
I Si les nègres, dit-il, commettent ces empoisonnements, c'est afin d'ob-
tenir leur liberté et d'être plus tôt en état de s'habiller comme les
blancs... Il y a aussi, ajouta-t-il, un secret parmi eux qui ne tend qu'à
faire périr la colonie, que les blancs ignorent et dont les nègres libres
sont la cause principale, faisant jouer tous ces ressorts pour augmen-
ter leur nombre, afin d'être en état de faire face aux blancs en cas de
besoin. » (Déclaration du nègre Médor, le 26 mars 1757, aux A. M. C,
CORR. gén., C9, vol. CH.)
2. Lettre de MM. Bart et Lalanne, du Port-au-Prince, 27 février 1758
(Ibid., vol. CI).

248
SAINT-DOMINGUE
ce qu'on vînt le prendre. Ils posèrent des pistolets sur
la table. On s'endormit. Macandal, qui étoit parvenu à
délier ses mains, peut-être avec le secours des deux
nègres, ouvrit une fenêtre du pignon de la maison et se
jeta à la savane. La brise de terre fraîchit et le vent
agitant le crochet de la fenêtre, ce bruit réveilla les
dormeurs, et comme on ne retrouva plus Macandal, on
se mit à sa poursuite. Heureusement, des chiens l'éven-
tèrent et on le reprit bientôt 1. »
On se vengea cruellement sur lui de la terreur qu'il
avait inspirée. Par arrêt du Conseil du Cap du 20 jan-
vier 1758, il fut condamné à être brûlé vif. « Il avoit su
persuader aux nègres qu'il étoit impossible aux blancs
de le faire mourir dans le cas où ils se saisiroient de
lui, et que le Créateur le changeroit en maringouin,
aussitôt qu'il seroit près d'expirer, pour le faire repa-
roître ensuite plus terrible que jamais. Or, le hasard
voulut que sur le bûcher son carcan fût mal attaché au
poteau, de manière qu'il l'arracha lors des premiers
tourments que le feu lui fit subir. Il n'en fallut pas
davantage pour persuader à ceux de sa couleur que la
prophétie étoit accomplie ; en sorte que les trois quarts
des nègres sont encore pénétrés aujourd'hui de cette
croyance, s'attendent à le voir revenir de jour à autre
pour tenir ses promesses, et que le premier nègre mar-
ron qui osera se dire Macandal, peut mettre en péril
une seconde fois la dépendance du Cap 2. »
1. Moreau de Saint-Méry, Notes historiques sur Saint-Domingue (A.
M. G.. F3 136, p. 198).
2. Ibid., p. 438. — Cf. dans Corr. gén., 2e série, carton XXIX, le Mémoire
sur la création d'un corps de gens de couleur, 1779, déjà cité.

LE
MONDE NOIR
249
Après Macandal, d'ailleurs, les empoisonnements ne
cessèrent pas. « Le jour même marqué pour les plus
grandes exécutions de ses complices, écrit un certain
M. de Rochefort, en 1760, on a vu des nègres cuisiniers
empoisonner leurs maîtres et leurs convives 1. » « Les
fréquens supplices qu'ils voient subir à leurs semblables
ne leur inspirent, en effet, aucune crainte », constate de
même M. de Sézellan, et « il faut dire, ajoute-t-il, que
ceux-ci endurent les plus cruels tourmens avec une cons-
tance sans égale, paraissant sur les échafauds et sur les
bûchers avec une tranquillité et un courage féroces 2 ».
Une chose sûre est qu'en 1760, — bien qu'on eût fait
périr alors par le feu une quantité si prodigieuse de noirs
qu'il y avait des habitants dont les ateliers en avaient
été presque décimés, — le poison sévissait encore
d'une façon aiguë à Saint-Domingue ; qu'en 1765,
M. d'Estaing en déplorait toujours la « fréquence »
dans l'Ile3 ; qu'en 1777, enfin, des poursuites faites
contre le nègre Jacques amenaient la découverte d'une
nouvelle affaire des poisons, moins terrible que celle
de Macandal, mais qui prouvait que le goût de ces pra-
tiques subsistait toujours4.
Elles sont d'ailleurs restées en usage jusqu'au XIXe
siècle dans nos colonies à esclaves, « où les nègres, écrit
1. Mémoire de M. de Rochefort, 1760 (Ibid., carton XIV).
2. Lettre de M. de Sézellan, du Cap, le 7 juin 1763 (Ibid., carton XV).
3. Compte particulier do M. d'Estaing, au Cap, 27 mai 1765 (Ibid.,
carton XVII bis ).
Arrêt du Conseil qui condamne le nègre Jacques appartenant au
sieur de Corbières à être brûlé vif pour avoir été trouvé porteur d'un
bol d'arsenic, et avoir empoisonné plus de cent animaux à son maître
depuis huit mois. (Moreau de Saint-Méry, Lois et constitutions, t. V,
p. 805).

250
SAINT-DOMINGUE
un auteur moderne, ont continué à employer le poison
de toutes les manières, soit qu'il dût provoquer une mort
violente et instantanée, soit qu'il dût produire diverses
maladies très fréquentes sous le climat des Antilles et
qui peuvent avoir une tout autre origine, soit enfin qu'il
dût jeter dans la santé les perturbations les plus pro-
fondes et les plus étranges...
« L'arsenic, que le nègre se procure, on ne sait
jamais comment, mais toujours en abondance, et qu'il
introduit dans les boissons et dans les mets, les plantes
vénéneuses, dont il sait le secret mieux que pas un toxi-
cologue, lui servent à appliquer le poison dans ces diverses
conditions.
« Par exemple, s'il s'agit de faire traîner et languir
une victime, c'est dans les matelas, c'est dans l'oreiller,
dans le traversin, que le nègre introduit certaines herbes,
dont il augmente la dose progressivement. Les émana-
tions de ces herbes produisent les troubles les plus mys-
térieux ; quand le nègre veut arrêter l'effet du mal, il
lui suffit de les enlever...
« Rarement, en effet, il applique le poison avec vio-
lence ; presque toujours, il procède par petites doses.
La mort ne doit venir que lentement, progressivement,
avec des alternatives d'espérance et de suprême agonie.
C'est quelquefois un raffinement de cruauté, une atroce
joie, que se donne l'empoisonneur, d'assister aux souf-
frances et aux langueurs de sa victime. Souvent, aussi,
un autre sentiment le pousse à agir de la sorte. Le nègre
considère le poison comme un instrument chargé de
manifester son pouvoir; conséquemment, les premières
atteintes, dans sa pensée, doivent être un avertissement;

LE MONDE NOIR
251
il compte sur les symptômes plus ou moins alarmants
pour arrêter telle mesure, pour provoquer telle autre; il
garde et veut laisser une espérance. Entre le premier et
le second avertissement, il y a toujours une lacune. C'est
le temps de la réflexion. Il récidive, quand il y a lutte
contre lui et contre sa volonté...
« Le poison est ainsi l'arme offensive et défensive de
l'esclavel. »
Ces lignes écrites en plein XIXe siècle prouvent que
les choses n'avaient guère changé depuis les contempo-
rains de Macandal.
Un autre mode de vengeance moins fréquent, mais
presque aussi atroce et mystérieux que l'empoisonne-
ment, est le fléau connu sous le nom de mal de mâ-
choire.
Celui-là s'attaque uniquement aux enfants nouveau-
nés durant les jours qui suivent immédiatement leur
naissance. On prétend, mais peut-être sans preuves cer-
taines, qu'au bout du onzième jour ils en sont quittes. Il
se manifeste chez eux par une gêne et une difficulté
incroyables dans les mouvements de la mâchoire, serrée
bientôt au point qu'il est impossible aux malades de l'ou-
vrir ni de rien avaler, en sorte qu'ils ne tardent pas à
mourir de faim.
A quoi attribuer un mal si singulier? Une chose à
peu près sûre, — en dépit de l'avis de beaucoup de
médecins, — est qu'il n'est pas naturel2, qu'il n'atteint
1.. Xavier Eyma. Les Peaux noires, p. 116, 179-180.
2. « Le mal de mâchoire, écrit cependant Ducœurjoly. créole de
Saint-Domingue, le mal de mâchoire est une espèce de tétanos. Si dès
les premiers jours de leur naissance les enfans reçoivent les impres-
sions de l'air et du vent, si la chambre où ils sont est exposée à la

252
SAINT-DOMINGUE
jamais les enfants délivrés par les femmes blanches, et
que les négresses accoucheuses seules le donnent aux
nourrissons, ou les en préservent, à leur gré. Mais com-
ment procèdent-elles? Ici tout est supposition. Par des
maléfices, affirment naturellement certains ; par un
ébranlement des centres nerveux, obtenu au moyen de
tiraillements pratiqués sur le nombril ; par la rétention
du méconium dans l'intestin de l'enfant; par la com-
pression de la fontanelle, c'est-à-dire de la région où
aboutissent sur le crâne la suture coronale et la suture
sagittale; par l'enfoncement d'une épingle à cet endroit
dans le cerveau de l'enfant1 ; par la luxation des os
maxillaires, la dislocation de la mâchoire, disent enfin
les plus près, paraît-il, de la vérité 2.
Quelle qu'en soit l'explication, ce crime abominable
cause à certains moments les ravages les plus épouvan-
tables sur les plantations. On calcule qu'il fait mourir
en moyenne près du tiers des nouveau-nés 3. Les causes
en sont souvent personnelles à l'esclave qui le prémé-
fumée, à une trop grande chaleur, ou à trop de fraîcheur, le mal se
déclare aussitôt. Il commence par la mâchoire qui se raidit et se res-
serre, au point de ne pouvoir plus s'ouvrir pour prendre la mamelle ;
ensuite le cou, le dos et toutes les autres parties du corps se raidissent
pareillement. » (Ducœurjoly, Manuel des habitants de Saint-Domingue,
•1788, t. I, p. 50-51.)
1. Descourtilz, Voyage d'un naturaliste... à Saint-Domingue, Paris,
1809, 3 vol. in-8°, t. II, p. 179.
2. Moreau de Saint-Méry, Notes historiques sur Saint-Domingue (A.
M. G., F3 136, p. 456, 521, et F3 141, non paginé).
3. Peu avant 1789, une négresse arada, négresse de l'habitation Ros-
signol-Desdunes, au quartier de l'Artibonite, avoua avoir empoisonne
ou tué de cette manière plus de soixante-dix enfants, « pour les arra-
cher à l'esclavage ». C'est elle qui déclara qu'elle plongeait une épingle
dans le cerveau de ces enfants par la fontanelle, pour leur causer le
mal de mâchoire. (Descourtilz. Op. cit., t. II, p. 185.)

LE MONDE NOIR
253
dite. Une négresse, mariée à un nègre et infidèle à son
mari, accepte de se débarrasser ainsi du fruit qu'elle
porte, si elle pense surtout que la couleur de l'enfant
peut déposer contre elle ; « elle le fait donc périr dès
les premiers instants de la vie, où il est presque impos-
sible de juger par la couleur de l'enfant si c'est un nègre
ou un mulâtre 1 ». Mais le plus généralement, le mal de
mâchoire, comme le poison, est le résultat d'une ven-
geance : vengeance de mauvais traitements, vengeance
de la préférence accordée par le maître à une rivale, etc...
Dans ces divers cas, ou bien le maître est frappé dans
ses affections, et ce sont ses propres enfants qui sont
attaqués par le mal, ou bien dans ses intérêts, et c'est
le croît de son troupeau d'esclaves qu'il voit décimer.
Horribles menaces, certes, que celles qui planent
ainsi perpétuellement, avec leur sombre aspect de mys-
tère, sur ces blancs perdus en une île lointaine ! Terrible
rançon de l'esclavage que celle payée ainsi chaque jour
par tant de victimes ! Rançon pourtant qui n'est pas la
seule. La considération des résultats matériels de
l'esclavage ne doit pas faire oublier, en effet, les consé-
quences morales de ce même esclavage sur notre race.
Mais c'est en étudiant le caractère et les mœurs créoles
que je dégagerai le mieux ces conséquences, et qu'a-
près avoir exposé les misères et les tares du servage,
j' en pourrai dire la détestable influence sur l'âme
européenne.
1. Moreau de Saint-Méry, Notes historiques sur Saint-Domingue (A.
M. G., F3141, non paginé).

CHAPITRE IV
VIE ET MOEURS CRÉOLES
I
En 1730, « proscrit de son pays, à la suite d'une affaire
d'honneur », un gentilhomme « de l'une des meilleures
maisons du royaume », le comte de C***, débarquait à
Saint-Domingue. Au contraire de tant d'autres, ce qui
l'amenait là, c'était non point le désir de faire fortune,
mais la simple curiosité : arrivé à La Rochelle avec
l'intention de gagner le nouveau monde, il y avait trouvé
un navire en partance pour Saint-Domingue. Vainement
lui avait-on représenté que « le climat brûlant de cette
colonie étoit funeste à la plus grande partie des per-
sonnes qui y passoient, qu'il en mouroit au moins les
trois quarts », il ne s'était point laissé « ébranler par le
pathétique de tels discours », et quarante jours après
abordait au Cap-Français.
Le récit du séjour à Saint-Domingue de ce voyageur
nous a été conservé. Il est, sans aucun doute, assez sati-
rique ; mais infiniment pittoresque et coloré, aussi, il
nous dépeint de façon inimitable la vie et le monde de
la colonie vers le milieu du XVIIIe siècle. Aucune analyse

VIE ET MOEURS CRÉOLES
255
n'en devant rendre le charme piquant, je préfère en
donner une longue citation. Après l'avoir lue, personne,
je l'estime, ne s'en plaindra1.
Aussitôt que nous eûmes mouillé dans le port du Cap,
écrit donc le comte de G***, je me fis mettre à terre et des-
cendis à une espèce d'auberge où l'on donnait à manger à
différentes personnes de la ville, qui commencèrent à ne pas
me donner une grande idée du pays. On me questionna beau-
coup sur les nouvelles d'Europe, dont on est fort avide. Je
m'aperçus bientôt qu'on en voulait savoir plus que moi qui
arrivais de France et que l'on raisonnait de tout d'une ma-
nière particulière. Je pris d'abord mon parti, méprisai ces
prétendus politiques et gardai un profond silence.
Un généreux armateur de La Rochelle m'avait donné une
lettre pour un riche habitant du pays, auquel il avait autre-
fois rendu des services importants. J'étais recommandé d'une
façon particulière. On ne disait point mon véritable nom, ni
quelle était ma famille, mais que j'appartenais à une mai-
son distinguée et que la fureur de voyager me conduisait en
Amérique.
L'homme à qui s'adressait cette lettre n'était point au Cap;
il résidait sur son habitation éloignée de la ville d'environ
quatre lieues. Je pris le parti de la lui faire tenir et je ne tar-
dai point à en voir les effets. Deux jours après je vis arriver
un homme en habit de velours noir, quoiqu'il fit une extrême
chaleur. Entendant qu'il me désignait sous le nom que j'avais
1. Cette relation de voyage a été publiée dans Nougaret. Voyages inté-
ressans dans différentes colonies, Paris, 1787, in-8°, p. 85 à 170, sous le
titre de Voyage du comte de C*** à Saint-Domingue en 1730, date qui
doit être celle du départ, car on verra qu'il est fait allusion dans le récit
à des faits arrivés en 1736. Les pièces ou documents relatifs à Saint-
Domingue et publiés par Nougaret sont dits être tirés en général des
papiers de M. Bourgeois, secrétaire de la Société d'agriculture du Cap-
Français. Je ne sais si c'est le cas pour le Voyage du comte de C***.
Ce voyage ne semble pas, du moins, avoir été un simple amusement
littéraire, mais paraît bien avoir été vécu ainsi qu'on pourra s'en rendre
compte.

256
SAINT-DOMINGUE
pris, je m'avançai pour le recevoir. Cet homme me sauta au
cou, en m'accablant de tant de démonstrations d'amitié que
j'en fus déconcerté. J'examinai ses traits sans rien dire, cher-
chant à les démêler, parce que je croyais que ce fût quelqu'un
de ma connaissance. Mais il me tira depeine en m'apprenant
qu'il était celui pour qui j'avais apporté une lettre de France,
que je lui étais recommandé par un ami pour lequel il sacri-
fierait ses biens et sa vie, qu'il lui avait trop d'obligations
pour en faire moins et que j'en augmentais le nombre. Je
voulus répondre à ce qu'il y avait pour moi dans ce compli-
ment, mais, sans m'en donner le temps, mon homme repre-
nant la parole, dit qu'il fallait sortir de l'auberge et venir
prendre un appartement chez lui, qu'il ferait en sorte que je
m'y trouvasse mieux, et sans me donner encore le temps de
lui répondre, il ordonna à deux nègres qui le suivaient de
s'emparer de mes malles et de les transporter dans sa mai-
son. J'eus beau le remercier de ses offres, insister sur ma
demeure à l'auberge qui n'empêcherait pas que je le visse
le plus souvent qu'il serait possible, et me retrancher même
sur l'incommodité que je lui causerais, il fallut malgré moi
obéir et me laisser enlever.
J'avoue que le procédé de cet homme, quelque rudesse
qu'il eût dans ses manières, me frappa et que j'en conclus qu'il
y avait au moins de la franchise dans le pays, s'il manquait
4e cette politesse qui est le fruit de l'éducation. J'en ai depuis
été désabusé.
Mon homme ne m'eut pas plus tôt conduit chez lui que,
redoublant ses civilités, il me dit que je pouvais désormais
regarder sa maison comme la mienne, qu'il voulait que j'y
fusse le maître et qu'il me priait de disposer librement de
tout ce qui lui appartenait.
Cette maison avait quelque chose de singulier; elle était
de bois ou de palissades, à l'ancienne mode du pays. Les
meubles, loin d'en être somptueux, suivant l'idée de richesse
qu'on m'avait fait concevoir du maître, ne consistaient que
dans quelques mauvais lits de grosse indienne, avec huit ou dix

VIE ET MOEURS CRÉOLES
257
chaises de paille, une table peinte à la hollandaise, et un miroir
de toilette suspendu à la cloison de chaque chambre. On aurait
assurément eu tort de trouver de la superfluité dans cet
ameublement. Mon homme, qui entrevit apparemment ma
surprise, s'excusa d'être si mal logé sur ce qu'il ne venait,
disait-il, que fort peu à la ville, que ceux qui, comme lui,
demeuraient à la plaine en usaient de la sorte et qu'il m'offri-
rait demeure plus gracieuse et plus commode sur son habita-
tion, qu'il était venu dans le dessein de m'y amener, et sans
attendre ma réponse, il appela ses nègres, leur commanda
d'un ton impérieux d'atteler sa chaise et m'y fit monter.
Toutes ces manières ne servaient qu'à redoubler mon éton-
nement. Je les trouvais si différentes du ton de la bonne com-
pagnie qu'en vérité je ne savais comment y répondre. Cepen-
dant, comme j'ai toujours su me conformer aux divers
caractères des gens avec qui j'ai été forcé de vivre, j'eus
d'abord pris mon parti, et je résolus de m'accommoder des
politesses américaines, y en eût-il encore de plus étranges
que celles dont je venais d'être le sujet.
Nous roulions dans une chaise à quatre chevaux; l'équi-
page me parut assez leste; on ne court pas plus vite en France
par la poste. Mon homme me faisait remarquer toutes les
habitations qui se rencontraient sur la route, il m'en détail-
lait les richesses comme si j'y eusse dû prendre quelque inté-
rêt, me nommait les propriétaires, m'apprenait leurs vie et
mœurs, m'instruisait de l'époque de leur fortune, et tirant
quelquefois sur leur naissance, il souriait malignement d'une
origine souvent obscure. On eût dit, à l'entendre parler ainsi,
qu'il sortait au moins d'une famille d'honnêtes bourgeois,
"lais j'ai su depuis qu'il était encore moins que les gens qu'il
paraissait tant mépriser.
Avant d'être arrivé, mon parleur éternel avait eu l'indis-
crétion de m'informer de toute la chronique scandaleuse de
son quartier; hommes, femmes, jusqu'au curé de la paroisse,
tout avait été l'objet de sa médisance et peut-être de sa
calomnie. Il finit par m'étaler ses richesses. Son revenu était
17

258
SAINT-DOMINGUE
immense. Il possédait deux magnifiques sucreries qui rappor-
taient chacune plus de 80.000 livres de rentes. Enfin il se
proposait d'aller bientôt jouir du fruit de ses travaux et de
repasser en France, pour s'y voir dans la considération que
sa fortune méritait. Il commençait d'entamer l'éloge de sa
famille lorsque la chaise s'arrêta. Une autre chaise, qui venait
devant nous et que n'avait point aperçu l'impitoyable narra-
teur, trop occupé à m'entretenir de choses pour moi si indiffé-
rentes, lui fit regarder précipitamment ce que se pouvait être.
Je vis tout d'un coup son visage s'enflammer de colère. Lui
ayant demandé la cause de son extrême agitation, il m'ap-
prit, d'une voix entrecoupée et presque suffoquée, que celui
qui passait dans cette chaise était un homme de néant et qu'il
lui était extrêmement sensible que son cocher se fût arrêté
pour un tel personnage, qu'un homme comme lui n'était
point fait pour céder le pas à un petit habitant, un colon de
deux jours. Ensuite, haussant la voix, pour être entendu de son
nègre cocher, il promit à ce misérable deux cents coups de
fouet, pour l'avoir, dit-il, compromis.
Cette scène me parut si risible que je faillis éclater aux
yeux de mon parvenu. M'étant fait violence, je tâchai à le
calmer, en lui représentant qu'il s'emportait à tort, que les
chemins étant publics et royaux, ce qui venait d'arriver ne
pouvait tirer à conséquence. Je ne sais si mon homme con-
nut l'ironie dont j'avais assaisonné ma remontrance, ou s'il
se trouva flatté de l'espèce de réparation que je venais de lui
faire pour son cocher, mais il reprit ses sens, et comme il
alloit recommencer sa narration, nous arrivâmes à la barrière
de son palais.
Je m'étais figuré tout autre chose que ce que je vis. Je ne
fus pas peu surpris à l'aspect des bàtimens qui se présen-
tèrent. Au milieu d'une prairie aride et qui ressemblait assez
aux sables brûlans de la Lybie s'offrait une maison en bois et
sans étage, encore plus mal bâtie que celle où mon hôte
m'avait mené au Cap. La plus grande partie était couverte de
paille, le reste l'était d'aissantes, qui sont des petits mor-

VIE
ET MŒURS CRÉOLES
259
ceaux de bois que l'on emploie au lieu d'ardoises, fort chères
clans le pays, parce qu'on est obligé de les faire venirde France.
Une longue galerie pavée de carreaux rouges régnait sur
toute la façade de la maison, c'est-à-dire de ce qui me parut
le logement du maître, et formait une espèce de terrasse.
J'aperçus sur la droite et sur la gauche quelques autres mau-
vais bâtimens détachés, de l'un desquels je voyais sortir de
la fumée, ce qui me fit juger que ce devait être la cuisine.
Mon riche bourgeois me prit par la main et m'introduisit
dans ses appartements. Ils étaient tant soit peu mieux meu-
blés que ceux qui me l'avaient paru si mal au Cap. « Où est
Madame, s'écria-t-il d'un ton bruyant? Qu'elle vienne recevoir
notre hôte et lui faire l'accueil qu'il mérite ! » Marchant
ensuite devant moi, en me tirant toujours rudement par le
bras : « Entrez, dit-il, mon cher ami, je vais vous présenter
à la compagne des jours heureux dont le Ciel me fait jouir.
Elle n'est pas jeune, mais j'en suis dédommagé par bien
d'autres qualités; je lui dois mon opulence, et jamais nous
n'avons eu ensemble le plus petit démêlé, quoique je sois
un compère d'une humeur un peu revêche. Vous en allez
être reçu d'une manière qui vous fera beaucoup de plaisir. »
Peu touché des politesses de mon conducteur, aux façons
duquel j'étais à peu près fait, je le suivais d'assez mauvaise
grâce. Nous entrâmes dans une chambre ornée d'une tapisse-
rie de toile, sur laquelle on avait barbouillé quelques situa-
tions du roman de don Quichotte. La maîtresse du logis,
presque sexagénaire, était étendue sur un vieux canapé.
« Ah ! mon cher petit époux, vous voilà, dit cette femme
d'une voix glapissante. Vous m'avez bien fait attendre ! »
Le mari s'excusa de son mieux, et pendant ce temps, je me
tenais debout avec lui, très embarrassé de ma contenance,
tandis que la bonne dame ne daignait seulement pas m'ho-
norer d'un regard. Après quelques autres propos entre eux
sur ce qui s'était passé dans l'habitation durant la courte
absence du maître, celui-ci s'avisa enfin de me faire remar-
quer à sa tendre moitié, à qui il dit : « Voici monsieur le

260
SAINT-DOMINGUE
Chevalier, Madame, qui vient nous visiter ; faites-lui poli-
tesse et l'engagez de s'asseoir, en attendant qu'on se mette à
table. » Alors ma digne hôtesse relève négligemment la tête
me saluant d'un air de protection : «Soyez, dit-elle, Monsieur,
le bien arrivé ! Nous tâcherons de vous faire oublier la fatigue
de votre traversée. C'est un triste séjour qu'un navire, quand
on n'y est point accoutumé. » Je m'approchai pour lui faire
ma révérence. La dame se leva enfin, et me faisant placer à
côté d'elle : « Je veux, monsieur le Chevalier, me dit-elle, en
souriant d'une façon maussade, avoir la gloire de vous éta-
blir. Vous ne pouviez tomber en de meilleures mains. J'ai
votre fait, et vous serez dans peu un gros habitant. Tous les
gens qui, comme vous, viennent ici pour épouser nos veuves
sont quelquefois bien des années sans parvenir à ce but et
souvent encore rencontrent mal, dupés par le faux éclat dont
on sait les éblouir. Mais je réponds du bonheur qui vous
attend et suis caution de vous bien marier. »
Ce compliment, auquel je ne pouvais être préparé, mit le
comble à mon étonnement. Je sentis que la bonne dame me
prenait pour un de ces aventuriers qui, en effet, ne passent
dans les colonies que pour y rétablir leur fortune délabrée à
à la faveur d'un mariage. L'indignation m'allait dicter une
réponse conforme au langage qu'elle m'avait tenu, lorsqu'une
négresse vint avertir que le dîner était servi. Le mari et la
femme se levèrent brusquement. Je fus contraint de les suivre,
ce qui suspendit en moi la résolution de faire connaître dure-
ment à cette femme qu'elle se trompait sur mon compte et
que je n'étais rien moins que ce qu'elle pensait. Je me suis
depuis diverti de cette idée d'établissement. On verra dans
la suite quel était l'objet que me destinait ma bienveillante
hôtesse.
La conversation de la table répondit parfaitement à ce que
j'avais vu jusque-là. Mon hôte, me remettant sur la voie de
ses richesses, m'en fit un nouvel étalage, regardant, à chaque
période, un homme assis avec nous, chargé de la conduite de
son bien, principal domestique qu'on nomme dans le pay

VIE ET MOEURS CRÉOLES
261
un économe. II lui faisait confirmer tout ce qu'il disait. « Je
puis devoir 3 à 400.000 livres ; mais je compte n'avoir pas
dans trois ans un sou de dettes, car mon revenu augmente
tous les jours, et j'espère que l'année où nous sommes ne se
passera point que je ne fasse cent mil écus. N'est-ce pas,
monsieur Duplessis, que je n'avance rien de trop ? M M. Du-
plessis l'approuvait parun signe de tête, mais j'observai que
la complaisance agissait un peu sur l'homme aux gages. De
là, mon millionnaire, sautant à de vastes projets, me fit con-
fidence qu'il voulait combler sa postérité d'honneurs et de
richesses. « Je passerai, dit-il, en France, j'y achèterai pour
moi une charge de secrétaire du Roi, et pour mon fils aîné,
qui étudie actuellement en droit à Paris, une charge de con-
seiller au Parlement ; pour mon cadet, que l'on me marque
avoir du goût pour le service, je tâcherai de le pourvoir d'un
régiment. Quant à ma fille, je lui chercherai un parti sor-
table dans quelque maison distinguée par le rang et la nais-
sance, niais mal traitée de la fortune. C'est dans cette vue
que je fais donner à ma petite Ursule une éducation de prin-
cesse, et que je la tiens dans un couvent de filles de condition.
Et qu'en dites-vous, monsieur le Chevalier ? Se plaindra-t-on
après cela que je n'ai pas su faire usage du bien que le Ciel
m'a départi ? L'ambition est louable, et personne n'en a plus
que moi. » Je me tirai d'affaire par un lieu commun, en lui
disant que l'ambition caractérisait les grands hommes.
Tant de sottises furent débitées avec un air de satisfaction
que partageaient également le mari et la femme. On lisait
sur leurs visages qu'ils étaient persuadés de toutes ces sor-
nettes, que ce n'était point de ce jour qu'ils en concevaient la
frivole espérance. L'économe, en se levant de table, me jeta
un regard qui me fit comprendre qu'il se moquait de leurs
folies, dont je n'avais pas été un moment la dupe.
Ce que je viens de raconter est l'histoire naturelle de ce
qui se passe chez beaucoup d'habitans de Saint-Domingue.
Il n'y a de différence entre eux que du plus au moins.
Avant de sortir de table, on apporta le café, qui me four-

262
SAINT-DOMINGUE
nit l'occasion d'être témoin d'une scène plaisante. L'union
de nos deux tendres époux en fut altérée un instant. La né-
gresse qui servit le café ne s'était point aperçue qu'il y eût
une des tasses malpropre. Le hasard voulut qu'elle tombât en
partage à sa maîtresse. Aussitôt les exclamations commencè-
rent, les injures suivirent, les soufflets se mirent de la partie et
l'on promit cent coups de fouet à cette malheureuse. Le
mari ayant entrepris de l'excuser, la femme s'emporte, crie
qu'elle n'était pas surprise que Monsieur prît le parti d'une
coquine, puisqu'il lui donne souvent la préférence sur elle,
mais qu'elle saura bien trouver le moyen de s'en défaire et ôter
de sa maison ce fréquent sujet de dispute, qu'il est honteux
à un homme, dont elle a fait la fortune, de l'en récompenser si
mal, qu'elle n'est point encore si défigurée pour qu'on soit
excusable de s'éloigner d'elle, qu'elle est enfin lasse des dépor-
temens de Monsieur, et que toutes les négresses qui contri-
buent à la rendre malheureuse seront autant de victimes
dévouées à son juste ressentiment. Le mari, s'emportant à son
tour, ne demeura point en reste avec sa chère moitié. Les
choses en vinrent à cette extrémité, que je fus obligé de me
mettre entre eux. Mes soins ne furent pas sans succès; on se
rendit, de part et d'autre, aux raisons que j'alléguai pour
rétablir la paix dans le ménage.
Je fus trois semaines sans sortir de cette habitation.
L'ennui m'en aurait chassé plus tôt, si je ne m'étais fait un
amusement. La lecture m'occupait la plus grande partie de
la journée : le reste se passait avoir travailler les nègres et
à visiter la sucrerie. J'en étudiai la conduite et je puis me
flatter que, si j'avais continué à m'y livrer, je serais devenu
dans peu un fort bon habitant.
De tout ce qui se passa chez mon hôte, pendant le séjour que
je fis chez lui, rien ne me le fit tant connaître que ce que je
vais raconter. Quelques-uns de ses amis étant venus lui
demander sa soupe, un jour de dimanche, il fut question de
jouer après le dîner. On proposa-un piquet à écrire ; la partie
fut assez forte; j'y perdis 400 livres. Je n'avais que de l'argent

VIE ET MOEURS CRÉOLES
263
de France. Mon homme, pour paraître généreux, s'opposa à ce
que je payasse en cette monnaie, et m'allant chercher une
somme assez considérable, il me pressa de l'accepter, en
disant qu'il fallait garder mon argent comme une ressource
dans le besoin. Je le remerciai inutilement; il fallut prendre,
malgré moi, de quoi payer la perte que je venais de faire...
Mais je ne lui eusse pas été si reconnaissant... si j'eusse
été informé qu'avant de venir me prendre à l'auberge
du Cap, il avait passé chez le capitaine de mon navire, qui
lui avoit appris que j'avais des fonds dans son magasin, sur
lesquels il jeta dès lors son dévolu... et dont il m'extorqua
bientôt 10.000 livres...
Dès que j'eus fait ce premier pas, mon ami prétendu
revint bientôt à la charge, pour m'arracher de l'argent, et, à
diverses reprises, il me tira une somme de 20.000 livres, qui
jointes aux 10.000 autres, formait un capital de 10.000 écus,
que j'ai eu bien de la peine à rattraper...
Cependant, il s'était écoulé plus d'un mois sans que j'eusse
cherché à me répandre dans le quartier. Les visites de devoir
n'avoient pas été moins négligées. Mon hôte me fit com-
prendre la nécessité de ne pas manquer plus longtemps à
cette obligation dans un pays où l'on est plus jaloux qu'ail-
leurs de ces sortes d'hommages...
Le jour pris pour rendre visite au gouverneur, nous nous
rendîmes au Cap. Ce général nous retint à dîner, et j'eus tout
lieu d'y exercer mon humeur philosophique. Un bizarre
assortiment de convives, en hommes et en femmes, offrit une
ample matière à mon instruction sur le chapitre des mœurs
américaines...
Le carnaval commençait alors, et avec lui toutes les folies
rassemblées de tous les endroits de l'univers, et à la plupart
desquelles une police bien réglée aurait certainement mis un
frein. Ce qu'il y a de plus capable d'étonner, elles étaient au-
torisées par la présence des personnes qui auraient dû les
réprimer. J'ai vu en plein jour courir dans les rues du Cap
des masques de tout sexe et de toutes conditions. Le zèle des

264
SAINT-DOMINGUE
missionnaires s'élevait en vain contre de pareils désordres,
dont ces sortes de mascarades n'étaient pas toujours les plus
grands... Vers 1730, au sujet d'un particulier que l'on voulait
bafouer, les acteurs d'une mascarade extravagante copièrent
les habillements des prêtres et les cérémonies de l'Eglise;
les longues robes qu'ils portaient avec un cierge à la main, le
lugubre qu'ils affectaient, tout représentait un enterrement
dans les formes. Un jeu immodéré accompagnait ces diver-
tissemens qui ne sauraient être pour des gens sages.
Je passai tristement mon carnaval, malgré la foule des pré-
tendus plaisirs, où j'étais sans cesse invité, car on fait bien-
tôt connaissance dans ces pays d'une liberté entière. J'avais
d'ailleurs assez souvent à conduire mon hôtesse, qui aimait
un peu les plaisirs bruyants. Elle était venue à la ville pour
en jouir sans exception. Je ne pouvais honnêtement me dis-
penser de l'accompagner. J'observai que ma complaisance
flattait sa vanité; jeune et d'une figure à lui faire honneur,
elle ne paraissait pas fâchée qu'on se persuadât qu'elle eût
fait ma conquête. Si elle n'en convenait point ouvertement,
elle ne le niait pas tout à fait.
Le carême vint enfin et me séquestra de ces plaisirs tumul-
tueux qui n'étoient nullement de mon goût. Nous repartîmes
pour l'habitation... où je confiai alors à mon hôte le projet
de visiter attentivement tous les quartiers de la dépen-
dance... J'étais bien aise de voir comme tous les habitans
vivaient, d'examiner leurs mœurs particulières et de les aller
déterrer jusque dans l'intérieur de leur domestique... Pour
expliquer ma curiosité à mon hôte, j'allai jusqu'à cet excès
de témérité que de me donner les airs d'un savant qui voya-
geait pour profiter des trésors dont la nature enrichissait
diversement les différentes contrées de la région.
Soit que l'habitant, ignorant au dernier point, voulût tirer
vanité de la confidence que je lui avais faite, et qu'il devait
au hasard, soit qu'il agît par un véritable zèle, il m'eut
bientôt prôné de façon qu'on me recevait partout comme un
homme plein de connaissances utiles, qui sacrifiait le repos

VIE ET MOEURS CRÉOLES
265
de ses jours à en acquérir encore davantage... Dès que j'arri-
vais dans une habitation, on ne manquait jamais de m'indi-
quer les lieux où il pouvait y avoir quelque récolte de plantes
ou de coquillages à faire, souvent sans que je le demandasse.
Un jour, me trouvant dans le quartier de Fort-Dauphin, chez
un habitant, il s'y rencontra un médecin du Cap. On lui parla
de moi et l'on me donna de lui à peu près les mêmes idées.
Cet homme se disait correspondant de l'Académie des
sciences, chargé d'envoyer au Jardin royal toutes les plantes
rares qu'il découvrirait, et par-dessus cela, ajoutait-il, il tra-
vaillait depuis plusieurs années à l'histoire naturelle de
Saint-Domingue. Il n'en fallait pas tant pour le faire
regarder comme un savant de premier ordre. Je ne me dissi-
mulai point le péril d'entrer en lice contre un pareil adver-
saire, avec lequel je me doutais bien qu'on me mettrait aux
prises. Je me résolus pourtant, et avec raison, à payer
d'effronterie, et en effet, dès les premiers assauts, je reconnus
à qui j'avais affaire : beaucoup de présomption et peu de
savoir composait tout le mérite du docteur, et je n'eus pas de
peine à le battre en ruine... Et cette dispute scientifique me
valut, outre ma réputation de savant, celle de médecin... On
vint dès lors me consulter, comme si j'avais été un Chirac ou
un Boerhave.
Je ne séjournai guère sur l'habitation où je venais d'avoir
ma querelle avec le docteur. Le propriétaire, qui m'y avait
accueilli, m'avait prêté une fort jolie chaise à une placeattelée
de quatre bons chevaux et je parcourais la plaine, logeant
tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre. Je dois dire à la louange
des habitans de Saint-Domingue qu'ils aiment beaucoup àpra-
tiquer l'hospitalité; ils se font un plaisir de recevoir tout le
monde. Peut-être qu'ayant trouvé cet usage établi par les
premiers colons, dont la simplicité et la candeur rendaient
tout commun parmi eux, ont-ils pensé qu'il étoit de leur hon-
neur de conserver cette ancienne coutume. Quoi qu'il en soit
du motif, on ne voit point d'auberges dans la campagne, et
l' on peut hardiment se réfugier dans la première maison, cer-

266
SAINT-DOMINGUE
tain d'y être bien reçu; c'est à qui traitera le mieux. Il règne
là-dessus entre les habitants une émulation admirable ; peut-
être même la politesse à cet égard est-elle portée à l'excès. Il
est tel habitant de chez qui il faut s'arracher avec violence,
ou partir sans prendre congé. Si l'on vient à tomber malade,
on est soigné avec des attentions, pour lesquelles l'homme
le plus ingrat ne saurait manquer de reconnaissance.
Il y avait près d'un mois que j'étais absent de chez M. Carlin
(je nommerai ainsi mon ancien hôte), lorsqu'il me déterra à
plus de six lieues de son quartier. C'était pour recourir à ma
bourse. Un navire venait de mouiller au Cup chargé de
nègres; mon homme en voulait acheter douze;... il me
demanda 6 000 francs que je lui prêtai, et j'allai avec lui au
Cap...
Je ne sais si mon hôte, pour s'acquitter envers moi, n'avait
pas concerté avec sa chaste épouse une entrevue qui m'atten-
dait à notre retour ; mais je trouvai alors sur son habitation
l'objet flatteur, d'un établissement qui devait m'enrichir et
contribuer tout ensemble au bonheur de mes jours. On
m'avait assez souvent entretenu de ces belles et magnifiques
espérances. J'en avais badiné, mais sans avoir encore vu la
charmante moitié destinée à faire ma félicité. Un génie
malin s'était toujours opposé à ce que j'eusse cette satisfac-
tion.
L'instant heureux, où je devais contempler tant de charmes,
arriva enfin, lorsque je m'y attendais le moins. Une faveur
du ciel si singulière aurait dû me pénétrer de la plus vive
reconnaissance. Dès que j'entrai dans la salle, mon hôtesse
s'empressa de venir au-devant de moi, pour m'annoncer une
aussi bonne nouvelle, et, me prenant par la main, voulut avoir
la gloire de me présenter la première à son amie. Elle était
dans sa chambre,occupée à rajuster des appâts assurément plus
que flétris. Cette beauté, d'au moins soixante-dix ans, me reçut
à sa toilette comme le lieu le plus redoutable. 11 pouvait être
environ huit heures du matin, parce que nous étions partis du
Cap de très bonne heure, pour profiter de la fraîcheur; je

VIE ET MOEURS CRÉOLES
267
saisis cette circonstance, pour rejeter mon indiscrétion sur ma
conductrice qui s'en chargea volontiers et qui, me faisant
asseoir à côté de sa respectable amie, prononça que nous
étions tout excusés, d'un ton à faire comprendre qu'elle avait
auparavant obtenu le consentement de la jeune veuve.
Qu'on juge par son (portrait du péril où ma liberté fut
exposée. Un visage proportionné à une taille colossale ne
recelait pas les roses ni les lys; il n'y restait que le jaune de
ces derniers, les roses s'étaient changées en écarlate qui fai-
sait la bordure de deux yeux très petits. Un nez long d'une
aune et recourbé au-dessous paraissait avoir dessein de se
réunir à un menton pointu qui, de son côté, s'efforçait de
l'atteindre; mais une bouche énorme empêchait cette tendre
union.
Résolu de me divertir aux dépens de cette vieille amou-
reuse, je feignis de concevoir pour elle une passion subite, et
lui fis tout de suite une tendre déclaration, en présence de
notre commune bienfaitrice. On se persuade aisément ce que
l'on désire; l'une et l'autre donnèrent dans le panneau, en
sorte que, dans moins d'un quart d'heure, nous nous entrete-
nions tous trois des articles du contrat, de l'espoir d'une
nombreuse postérité et du plaisir de passer la plume par le
bec aux collatéraux de la dame. M. Carlin, étant venu se mêler
à la conversation, nous félicita tous deux, et pour nous en
témoigner sa joie, il ne voulait pas, dit-il, que les noces se
fissent ailleurs que dans sa maison.
L'heure du dîner vint; il ne fut question durant le repas
que des grands biens dont j'allais être possesseur; on me les
détailla. Je remarquai que mon hôte et sa chère moitié
s' applaudissaient de pouvoir passer pour les auteurs de ma
future opulence. Il n'y a aucun lieu de douter que leur intérêt
ne fût le principal mobile de la bonne action qu'ils se propo-
saient. En effet il était facile d'imaginer que je serais recon-
naissant du service et que je ne les presserais point par consé-
quent sur le remboursement de l'argent qu'ils me devaient.
Peut-être aussi se comptaient-ils après cela plus en droit de

268
SAINT-DOMINGUE
m'en emprunter encore, et me croyaient-ils plus obligé de ne
leur en point refuser.
Quand nous fûmes hors de table, ma vieille, que l'idée de
cesser encore une fois d'être veuve rendait beaucoup plus
babillarde, entreprit de me conter l'histoire de sa vie. Je
devais être le quatrième de ses maris. Son impatience était
trop marquée pour que je ne m'aperçusse pas qu'elle sou-
haitait que je prévinsse la conclusion de notre mariage. La
prière qu'elle fit à son amie de nous laisser seuls, celle-ci qui
entrant dans ses vues se montra commode au point de fermer
la porte sur nous, tout me disait que je ferais sonner l'heure
du berger quand il me plairait. Mais je n'en fus certainement
pas tenté. Ma sagesse aurait dû lui faire prendre de moi une
impression désavantageuse ; cependant il ne parut point que
cela eût rien changé dans ses projets d'établissement.
Sa chaise étant arrivée comme nous étions enfermés,
l'amie poussa sa complaisance jusqu'à ne point l'avertir qu'au
bout d'un certain temps. Lorsqu'elle crut pouvoir entrer, elle
fit un bruit à la porte qui ne permit plus de douter de son
intention en nous renfermant.
Dès que l'amie eût paru dans sa chambre, ma future se leva
de dessus le sopha où elle s'était prudemment assise, et me
laissant avec la confusion qu'elle croyait que je dusse avoir,
elles partirent toutes deux comme un éclair. Je les suivis de
loin pour achever de me donner la comédie. L'ardeur du
soleil ne les empêcha pas de traverser le jardin et de se
rendre dans une allée à son extrémité. Elles marchaient d'une
telle vitesse qu'il me fut impossible d'y arriver aussitôt
qu'elles. Mais j'aperçus que mon amante gesticulait beaucoup
en parlant. J'aurais bien voulu pouvoir entendre ce qui se
disait. Quelque grave que fût l'accusation, mon hôtesse par-
vint sans doute à me justifier, car je vis en les rejoignant
qu'on ne pensait plus au passé. On me reçut commeje n'avais
pas sujet de m'y attendre, puisqu'on me prit de partet d'autre
sous le bras et que je fus convié à dîner chez l'amante décré-
pite pour le dimanche suivant. Un si grand excès de bonté

VIE ET MOEURS CRÉOLES
269
ne produisit pas toutefois l'effet que les deux dames en
avaient peut-être espéré.
J'offris d'accompagner ma future prétendue, non dans
l'intention d'effacer ma faute, mais de l'aggraver encore, s'il
était possible. Heureusement qu'un retour de modestie ne
lui permit point d'y consentir. Elle partit seule, en me répé-
tant que nous nous verrions chez elle, que tout se terminerait
à notre mutuelle satisfaction.
Le mari et la femme, celle-ci surtout, me parlèrent beau-
coup, pendant tout le souper, de la préférence que j'avais sur
une multitude de rivaux, et revenant toujours à leur but, ils
me répétaient sans relâche que c'était le fruit de la confiance
aveugle qu'on avait eue en leurs conseils. Je les remerciai,
mais d'un air qui aurait dû leur faire comprendre que, si la
chose manquait, cela viendrait plus de moi que de leur amie.
Le dimanche arriva. Nous partîmes tous trois pour l'habi-
tation qui devait être à moi quand je le voudrais. Elle est à
environ une lieue de celle de M. Carlin. J'en trouvai les bâti-
mens bien mieux ordonnés que les siens; le dedans même
avait un coup d'œil plus riant. Il y régnait un air de propreté
qui me fit plaisir et sur lequel je complimentai ma future
épouse en l'abordant. Elle avait ce jour-là encore plus mau-
vaise grâce que la première fois. Son ajustement recherché
ajoutait au ridicule de sa personne...
Elle avait eu soin de prier une compagnie nombreuse pour
assister à la fête dont j'étais le héros. Il me sembla que per-
sonne n'ignorait mes prétendus engagemens avec la maîtresse
du logis, car je n'eusse point reçu tant de complimens, si l'on
ne m'avait pas regardé comme devant être le maître de la
maison. Il est vrai que la manière dont elle se comporta était
bien propre à ouvrir les yeux de tout le monde. Elle n'avait
d'attentions que pour moi. Placé à son côté, j'étais servi le
premier, elle couvrait mon assiette des meilleurs morceaux,
et deux nègres qu'elle avait mis derrière ma chaise faillirent
à recevoir 500 coups de fouet, qui leur furent promis, pour
avoir disparu un moment. Il fallut que j'intercédasse pour

270
SAINT-DOMINGUE
eux ; leur grâce me fut accordée d'un air qui montrait assez
combien la maîtresse me donnait d'empire sur elle.
On sortit de table et l'on se mit presqu'aussitôt à jouer au
lansquenet. Ce fut pour lors que ma future fit les plus grandes
sottises. Je tirai de l'argent de ma poche, mais elle s'y
opposa, disant que c'était à elle de faire tous les frais; pre-
nant ensuite une poignée de doubles escalins, elle dit qu'elle
mettait à la réjouissance pour un nouveau ménage. Ses fonds
ayant prospéré entre mes mains, je voulus les lui remettre
avec le profit, lorsque le jeu fut fini. Elle le refusa et, adres-
sant la parole à la compagnie, elle demanda si un pareil
économe ne méritait pas qu'on lui confiât encore davantage.
Je me vis contraint de jeter cet argent, en présence des spec-
tateurs, dans le tiroir d'une commode qui se trouva ouvert.
La belle personne qu'on me destinait avait grande envie
de connaître tout mon mérite, avant de me livrer imprudem-
ment son cœur et sa main. On a vu que je m'étais refusé à
l'épreuve qu'elle voulait faire de ma personne. Mais elle
n'était point femme à se rebuter. Je lui avais mal fait ma
cour la première fois. Quand tout le monde se fut retiré, elle
résolut de me mettre à même de réparer ma prétendue faute...
mais au bout de peu de temps je lui souhaitai le bonsoir et
j'allai me mettre dans mon lit, où je ne fus pas longtemps
à m'endormir.
Je me doutais bien qu'un mépris si marqué (car ma sagesse
ne pouvait être interprétée autrement) m'attirerait la haine
de celle qui avait sujet de s'en plaindre. Elle se leva dès que
le jour parut, pour aller sans doute instruire mon procès avec
son amie. Il fut apparemment arrêté entre elles que j'étais
indigne de l'honneur qu'on me voulait faire. Car lorsqu'étant
habillé, je courus m'amuser à la fureur que j'avois excitée,
les deux amies, qui étaient assises dans un coin de la salle, se
levèrent, en me voyant, et il ne me fut pas difficile de recon-
naître qu'on n'avait plus pour moi les mêmes sentimens. Je
ne pus arracher une seule parole à ma future, qui nous quitta,
un instant après, sous le prétexte d'aller donner quelques

VIE
ET MOEURS CRÉOLES
271
ordres. Dès que je fus seul avec Mme Carlin, je la priai de me
dire d'où pouvait provenir un changement si subit; elle me
répondit qu'elle n'en savait rien... Je lui dis alors que je sen-
tais parfaitement en quoi j'avais péché, que loin de m'en
repentir je serais bien fâché de m'être conduit différemment...
Elle me répondit que si elle avait cherché à me faire faire
cette belle alliance, c'est que son mari avait pensé que
80.000 livres de rentes pouvaient me séduire à l'exemple de tant
d'honnêtes gens, mais qu'il n'en fallait plus parler... Après
quoi l'on déjeuna, et nous montâmes en chaise pour retourner
chez M. Carlin...
Je tombai malade quelques jours après cette aventure, et
j'en fus quitte pour huit ou dix accès de fièvre si violente que
je crus que c'en était fait de moi. Les bons traitemens, le
régime que j'observai, ma forte constitution me tirèrent
d'affaire; mais je fus plus de trois mois languissant... Les
maladies laissent dans les pays chauds des convalescences
terribles. Le climat de Saint-Domingue est, à cet égard, très
mauvais... La malignité de l'air occasionne aux nouveaux
arrivés des maladies fâcheuses dont on ne revient guère, si
l'on n'a un bon tempérament. C'est ce qui fait qu'il y meure
tant de monde...
Depuis environ deux ans que je vivais avec M. Carlin,
n'ayant d'autre logis que sa maison à la ville et à la plaine,
à l'exception du temps que je m'absentais pour courir les
habitations, je ne m'étais encore point avisé de songer à la
quitter. Je fis pourtant réflexion, à la fin, que ce serait abuser
de sa complaisance et je pris sur-le-champ mon parti.
Je louai au Cap un petit appartement que j'eus soin de
meubler le plus proprement qu'il me fut possible. Je m'y
installai et partis, après cela, pour aller remercier mon ancien
hôte. Il parut surpris de ma résolution. La crainte d'être
obligé de me rembourser les sommes que je lui avais prêtées
lui fit employer tous les moyens imaginables pour me détour-
ner d'un tel dessein. Il se tourna de cent façons différentes ;
mais voyant qu'il ne pouvoit rien gagner, que je persistais à

272
SAINT-DOMINGUE
vouloir demeurer au Cap, sans autre liaison avec lui à l'avenir
que celle qu'exige la bienséance, il me proposa une chose à
laquelle je ne me serai jamais attendu. Cette fille, qu'on élevait
si précieusement en France, me fut offerte avec une dot con-
sidérable, peut-être plus forte qu'il n'eût pu la donner, si
j'eusse accepté ses propositions et qu'il les eût faites sincère-
ment, car chez les habitans de Saint-Domingue promettre est
un et tenir un autre. Il croyait apparemment que de si belles
promesses tenteraient un cœur comme le mien. Il se trompait.
Je le lui fis sentir un peu trop vivement, j'en conviens. Mais
est-on maître de son indignation ? Si j'avais pu me persuader
qu'il me faisait cette offre de bonne foi, j'y aurais répondu
plus honnêtement. J'étais au contraire convaincu qu'il ne
cherchait qu'à m'amuser, pour tirer mon remboursement en
longueur.
Retiré au Cap, je ne m'y fixai pas tellement que j'eusse
renoncé à la plaine dont le séjour avait beaucoup plus de
charmes pour moi... La ville du Cap et toutes les autres de
l'Amérique n'offrent rien d'attrayant, en effet, surtout pour
quiconque n'y cultive point le négoce. Abandonné à soi-même,
il n'est aucun délassement pour qui a vécu en France et y
a fait une certaine figure. Il ne faut chercher là ni spectacles,
ni cafés, ni promenades publiques, encore moins de sociétés.
On ne sait à quoi passer son temps et c'est un vrai supplice
pour un homme désoeuvré. Le carnaval seul en chasse un
peu la sécheresse des plaisirs, dans les contrées que les
Français habitent. Mais quels plaisirs ! On ne s'aviserait
jamais de s'en amuser, si ce n'était l'éloignement où on est de
l'Europe. Les habitans aisés reviennent alors à la ville, on
joue chez quelques uns, on boit largement chez d'autres et
on s'ennuie chez la plupart. La plaine n'a guère plus
d'attraits, pour qui n'y possède point d'habitation. Mais
outre la contrainte qui en est bannie, on y goûte matin et
soir les agrémens de la promenade, et lorsqu'on a le bonheur
de tomber chez quelque habitant riche et de bonne société, il
arrive rarement qu'on soit sans une compagnie agréable. Il

VIE ET MOEURS CRÉOLES
273
est pourtant des quartiers où les voisins se visitent à peine
une fois l'année... Je m'y suis trouvé des semaines entières
enseveli dans un ménage vis-à-vis du mari et de la femme.
On ignore souvent sous ces climats les charmes d'un amour
pur et délicat... Ne trouvant donc, en général, aucune res-
source du côté des femmes, je m'adonnai plus que jamais à
la lecture, et comme les livres sont fort chers et rares en
Amérique, j'écrivis à un négociant de La Rochelle de m'en
envoyer un certain nombre.
Au Cap, il faut d'ailleurs dépenser prodigieusement, quelque
économie dont on veuille faire usage, et tout est d'une si
horrible cherté dans ce pays d'opulence, qu'il serait très dif-
ficile d'y vivre sans les moyens qu'on y a de gagner beau-
coup d'argent. Je payais, pour moi et mon domestique, 30 pis-
toles de pension par mois, non compris mon logement qui
me coûtait 900 livres par an ; je n'avais cependant qu'une seule
chambre et un cabinet. La vie est dure en Amérique pour
tout le monde, quelque chose qu'on fasse pour se procurer du
superflu.
La plus grande ville de Saint-Domingue n'était ancienne-
ment qu'un misérable amas de cabanes couvertes de roseaux
ou de taches, qui sont des espèces d'écorces produites par un
arbre de très grande utilité, je veux parler du palmiste. Le
Cap était d'abord fort resserré, marécageux, et ressemblant
parfaitement à une habitation de sauvages. On l'a peu à peu
agrandi, étendu, de sorte qu'il contient présentement un
espace assez vaste pour former une ville de quelque impor-
tance. Mais il lui manquera toujours la régularité.... Au mois
de décembre 1736, veille de Saint-Thomas, un affreux incen-
die réduisit en cendres près de la moitié de la ville. 11 y périt
tant de richesses qu'on a fait monter cette perte à plusieurs
millions. Au bout de quelques années, il n'y paraissait plus.
Beaucoup de maisons furent rebâties en pierre de taille qu'on
fait venir de France. On prétend même que certains habitans,
en un espace de temps aussi court, étaient devenus beaucoup
plus riches qu'auparavant. Il est vrai qu'une partie d'entre
18

274
SAINT-DOMINGUE
eux s'étaient servis de moyens qui ne faisaient par l'éloge
de leur droiture, et l'on raconte à cette occasion des histoires
plaisantes. On dit, par exemple, que dans la confusion que
causa ce malheur arrivé la nuit, plusieurs qui n'avaient rien
trouvèrent le moyen de se rendre opulents en réclamant des
effets qui ne leur appartenaient point. Toutes les marchandises
de la même espèce se ressemblent. Ce fut là le seul titre de leur
possession. Ce que l'on sauvait et qui échappa au pillage
était porté pêle-mêle dans un lieu où il fut permis, quelques
jours après, de venir reconnaître ce qui était à soi. Le juge
présent en ordonnait sur-le-champ la délivrance. On remar-
qua que les gens de la réputation la plus décriée emportaient
presque tout et qu'il ne resta aux autres que ce qui ne pou-
vait être méconnu. Il arriva même qu'une femme, habile à
s'approprier le bien d'autrui, poussa l'effronterie jusqu'à
demander, comme lui appartenant, un meuble fermant à clef
qui lui faisait envie. Un particulier qui étoit là comme les
autres, pour tâcher de trouver quelque chose de ce qu'il
avait perdu, tirant aussitôt les clefs de sa poche, les offrit à
cette femme et prouva par cette action qu'il était le vrai pro-
priétaire. On se contenta de rire de l'aventure, qu'on aurait
sûrement regardée d'un autre œil dans un endroit mieux
policé.
Il est certain que le feu, en consumant une grande partie
du Cap, a rendu service aux habitans, qui, pour prévenir dé-
sormais des accidents semblables, se sont mis en devoir de
bâtir en maçonnerie. Quelques-uns ont réussi à faire des
maisons riantes et commodes ; ce n'est pas certainement le
plus grand nombre, car il faut convenir que la plupart sont
d'un très mauvais goût. Aussi les architectes ne sont-ils sou-
vent que des nègres. Tout ce que l'on recherche est qu'elles
soient bien aérées et qu'il y ait pour cet effet beaucoup de
croisées et de portes ; du reste on se soucie peu que les lon-
doniens en soient solides, les murs d'aplomb, qu'il y ait de
la proportion entre les portes et les fenêtres, de la distri-
bution dans les appartemens. Messieurs les ingénieurs ont



VIE ET MOEURS CRÉOLES
275
contracté le même goût, et l'on observe dans leurs édifices
tous les défauts de ceux des particuliers ; les règles de l'art
ne les gênent guère, ce qui fait qu'ils parviennent bientôt
a les oublier totalement. L'un d'eux, avec qui je m'entretenais
un jour, portait l'ignorance si loin, qu'il disait que Vitruve
était de tous les modernes celui que M. de Vauban avait le
plus suivi dans son ingénieuse manière de fortifier les
places....
Mais tandis que je me livrais le plus au soin d'observer ce
qui me paraissait mériter toute mon attention, je reçus une
lettre de France qui m'apprit que mon affaire d'honneur était
arrangée. Je me hâtai aussitôt de m'embarquer et une tra-
versée des plus heureuses me ramena dans le sein de ma
famille.
II
Dans ce long récit du comte de G***, dont on peut
maintenant apprécier l'esprit et la bonne humeur, je ne
voudrais point affirmer qu'il n'y ait, çà et là, quelques
traits un peu chargés, quelques détails un peu grossis.
11 serait difficile pourtant de méconnaître le ton de sin-
cérité qui y régne presque d'un bout à l'autre. Certaines
choses, comme l'on dit, ne s'inventent pas.
-Mais pareilles affirmations, objectera-t-on, ne ren-
versent-elles pas toutes les idées reçues jusqu'à ce jour
sur Saint-Domingue?
La vie et le monde créoles de Saint-Domingue, la tra-
dition, la littérature et l'art ont, en effet, paré l'une et
revêtu l'autre des plus vives et des plus brillantes cou-
leurs : vie incomparable, dit-on, sous le ciel éclatant
des tropiques et dans le cadre d'une luxuriante nature,

276
SAINT-DOMINGUE
vie d'une douceur infinie, d'un faste et d'une splendeur
dont rien aujourd'hui ne peut plus donner une idée ;
société, d'autre part, infiniment polie et distinguée, aux
goûts raffinés, amie de tous les plaisirs, de ceux de l'es-
prit comme des autres, et que la révolution bouleversa
et dispersa brutalement.
Contre semblables louanges, pareils dithyrambes je
ne prétends certes pas m'inscrire en faux sur la seule foi
des piquants souvenirs du comte de C***, qui, je le rap-
pelle loyalement, datent du premier âge encore de la colo-
nie, et que l'on peut donc taxer de quelque exagération.
Pourtant, à consulter les autres documents, très divers
et de valeur incontestable, qui, dans la suite, permettent
de la ressusciter le plus exactement, cette existence
créole n'a peut-être pas eu, même à la fin de l'ancien
régime, cet attrait enchanteur que rétrospectivement
on lui prête aujourd'hui, et s'est peut-être toujours
assez sensiblement rapprochée de l'amusante descrip-
tion qu'on en vient de lire. Je parle ici seulement,
qu'on le remarque, de Saint-Domingue, et encore dans
ce que je dirai, au point de vue qui m'occupe, de cette
colonie, me garderai-je soigneusement de généraliser.
Dans certaines de nos possessions lointaines, — je le
croirais volontiers pour nos îles de la mer des Indes, —■
il a pu y avoir en effet une vie coloniale d'un charme
réel et puissant. Mais à Saint-Domingue, au moins dans
l'ensemble et sauf exceptions, le tableau que l'on a tracé
de cette vie est, il me semble, exagéré et chargé. Je sais
que j'indignerai par cette affirmation bien des descen-
dants de nos colons. Ils auront du moins comme preuve de
mon impartialité que, moi aussi, j'ai « eu des ancêtres »

VIE ET MOEURS CRÉOLES
277
à Saint-Domingue, que mon enfance, à moi aussi, a été
bercée aux récits des fabuleux souvenirs qu'on m'en
contait, et que, je le répète, ce n'est que d'après les
documents que je vais essayer de remettre en son vrai
jour l'existence presque légendaire des « aïeux » à
Saint-Domingue.
III
Et d'abord, il est, sans aucun doute, merveilleux le
décor qu'offrent aux yeux des colons ces plaines qui
ressemblent à des jardins enclos de haies de citronniers
et d'orangers, où coulent ces rivières ombragées de
massifs de cocotiers et de bambous, et que bordent ma-
gnifiquement ces montagnes aux pentes gazonnées, ou
couvertes de l'incomparable végétation des sucriers,
des palmistes, des acajoux, des manguiers, des cayemi-
tiers, des corrosols, des goyaviers, des bananiers, des
orangers; admirables, sans doute, aussi, les perspectives
qu'offrent ces paysages lorsque, pendant le jour, une
lumière d'une pureté radieuse les baigne, ou lorsque le
soir les revêt de cette brume translucide particulière
aux nuits tropicales.
Mais ces splendeurs sont rachetées au prix de terribles
inconvénients. Le climat de Saint-Domingue est, en
effet, à la fin même du XVIIIe siècle, le plus funeste qui
soit aux Européens. « Ce climat, écrit Malouet, en 1775,
est celui de la zone torride... Un soleil ardent brûle la
terre, un air humide la résout. Seule, une brise réglée à
certaines heures du jour peut rendre cette terre habi-

278
SAINT-DOMINGUE
table. Mais on conçoit comment les tempéraments euro-
péens s'y dégradent et s'y détruisent. Le sang, toujours
dilaté par la chaleur, fatigue et brise quelquefois les
vaisseaux où il circule mal ; une transpiration forcée en
extrait tout l'humide, les fibres se dessèchent; et avec
l'usage des liqueurs fortes, par un abus de régime, la
licence de mœurs que produit l'esclavage, les eaux
stagnantes fermentées par un soleil ardent, telles sont
les causes des maladies épidémiques si fréquentes dans
la colonie1. » « Sous ce climat à lafois brûlant et humide,
écrit un autre, les hommes sont livrés perpétuellement
à la fièvre et à l'éréthisme, un sel âcre agissant sans
cesse sur leurs nerfs 2. »
Terrible est en effet le tribut que les nouveaux arri-
vants payent à cette nature implacable. Pendant les
mois chauds, d'avril à septembre, ils ont à craindre les
lièvres intermittentes, continues, putrides, malignes,
les dysenteries, et cette « fatigue extrême produite par
un sommeil qui est plutôt un accablement qu'un état de
repos et dont le réveil est presque un état de maladie,
tant on se sent alors harassé 3 » ; pendant les « mois de
Nord », c'est-à-dire les mois pluvieux, il faut compter
avec les rhumes, les fluxions de poitrine, les rhuma-
tismes, les diarrhées, les affections scorbutiques, ou ces
redoutables obstructions intestinales auxquelles bien
peu échappent; en tout temps, enfin, ce peut être au
1. Malouet, Essai sur l'administration de Saint-Domingue, dans Collec-
tion de mémoires sur les Colonies, Paris, an X, t. IV, p. 96-97.
2. Mémoire de M. Le Tort, conseiller au Conseil supérieur du Port-
au-Prince, 1777 (A. M. C, Corr. gén., Saint-Domingue, 2° série, carton
XXVIII).

3. Moreau de Saint-Méry, Description..., t. I, p. 522.

VIE ET MOEURS CRÉOLES
279
système nerveux que s'attaque le mal de la colonie qui
produit alors chez ses victimes des crises redoutables
de fièvre chaude et de délire. « Ainsi, dans ces climats,
l'Européen doit être toujours sur ses gardes et marcher
en quelque façon sur les épines. Le soleil lui est dan-
gereux; le soir, après le coucher du soleil, au moment
où la fraîcheur l'invite à respirer, le serein le menace ;
la pluie ne lui est pas moins funeste 1. » Et ceux-là
même qui résistent ne s'acclimatent jamais complète-
ment; leur postérité directe elle-même souffre encore.
« On voit très peu d'enfants blancs dans la colonie, écrit
un créole, qui ne soient faibles, maladifs et débiles2 ».
En réalité, il faut au moins deux générations, pour
qu'enfin la race puisse vivre sous ce nouveau ciel.
Et toujours est-ce auprix de constantes précautions qui,
pour en arriver où je veux, rendent, sinon dans les villes,
du moins dans les plantations, l'existence des colons,
infiniment monotone. « De H heures du matin à 5 heures
du soir, on peut à peine respirer à Saint-Domingue 3 ».
Là-dessus se règle tout l'emploi du temps de la journée
des créoles. Ils font, d'ordinaire, un premier déjeuner
entre 7 et 8 heures du matin, et peuvent alors jouir de
quelques heures supportables. A 11 heures, ils entrent
1. [Girod-Chantrans], Voyage d'un Suisse dans les différentes colonies
de V Amérique, Neufchâtel, 1785, in-8°, p. 219.
2. Moreau de Saint-Méry, Notes historiques sur Saint-Domingue (A.
M. G., F3, vol. 132, p. 420). « Les anciens habitants de l'île, constate
Girod-Chantrans, et tous ceux que l'on appelle acclimatés, les créoles
même, hommes et femmes, sont rarement colorés et ont très peu d'em-
bonpoint. Leur mine généralement chétive annonce assez le despotisme
du climat. » (Girod-Chantrans, Voyage d'un Suisse, p. 223.)
3. Dubuisson, Nouvelles considérations sur Saint-Domingue, Paris,
1780, 2» partie, p. 9.
,

280
SAINT-DOMINGUE
au bain, et en sortent pour se mettre de nouveau à table.
Après dîner, la sieste qui se prolonge jusque vers
o heures; léger souper, le soir 1. Tel est le programme
de vie à peu près invariable d'un planteur, programme
qui comporte, d'ailleurs, des détails accessoires qui en
rendent l'exécution plus pénible encore : obligation fré-
quente d'un régime, abstention de spiritueux, toutes
choses dont s'embarrassent peu sans doute beaucoup de
colons, mais qu'un jour ou l'autre ils peuvent regretter
d'avoir négligées.
En dehors de la monotonie que le fait seul du climat
lui impose, cette vie des planteurs, autre chose contribue
à la rendre bien moins séduisante qu'on ne se plaît à
l'imaginer communément. Cette autre chose, c'est l'iso-
lement où elle s'écoule trop souvent. Certaines habita-
tions se trouvent à cinq ou six lieues les unes des autres,
et quelquefois ne sont reliées entre elles que par des
chemins tout à fait insuffisants. Chacun prend ainsi l'ha-
bitude de rester chez soi et, dès lors, n'a plus, comme
entourage et compagnie, que ses nègres. La « solitude
des habitations », que de fois retrouve-t-on cette plainte
sous la plume des colons ! « Gardez votre pitié, écrit
l'un d'eux, pour une existence qui se passe tout entière
loin du monde. Nous sommes ici cinq blancs, mon père,
ma mère, mes deux frères et moi environnés de plus
de 200 esclaves, le nombre de nos nègres domestiques
se montant seul à près de trente. Du matin au soir, leurs
1. Baron de Wimpffen, Voyage à Saint-Domingue, pendant les années
1788, 1789, 1790, Paris, 2 vol. in-8, 1797, t. I. p. 131-132. — Cf. Girod-
Chantrans, Op. cil., p. 141.

VIE
ET MOEURS CRÉOLES
281
visages frappent ainsi continuellement nos regards. A
la première heure, ils sont à notre chevet, et l'habitude,
que donne le séjour en cette colonie, de ne pouvoir
accomplir le moindre mouvement sans le secours de
ces nègres domestiques fait que nous demeurons en
leur société la plus grande partie du jour, et qu'ils sont
mêlés aux moindres événements de notre vie intime.
Sortons-nous d'ailleurs de l'enceinte de nos habitations,
c'est pour nous rendre au milieu de nos ateliers, où
nous sommes encore soumis à cette étrange promiscuité.
Ajoutez que nos conversations portent presque unique-
ment sur la santé de nos esclaves, sur les soins qu'ils
réclament, sur leurs dispositions à notre endroit, sur
leurs tentatives de révolte, et vous comprendrez que
toute notre vie est si étroitement unie à celle de ces
malheureux qu'enfin elle ne fait qu'un avec elle. Aussi,
une fois goûté le plaisir de la domination presque absolue
qu'il nous est donné d'exercer sur eux, quels regrets
nous assiègent journellement de ne pouvoir entretenir
commerce et correspondance avec d'autres que ces
infortunés, si éloignés de nous par les sentiments, les
mœurs et l'éducation1. »
Encore ceux-là sont-ils des privilégiés : ils jouissent
au moins des agréments de la vie de famille. « Imaginez
un homme non marié, seul blanc dans sa maison de
campagne, environné d'une troupe plus ou moins con-
sidérable de nègres et de négresses qui sont ses domes-
tiques, ses esclaves, par conséquent ses ennemis. Une
mulâtresse conduit son ménage ; en elle réside toute sa
1- Copie d'une lettre sans lieu, ni dale, appartenant à l'auteur et
tiouvée par lui dans des papiers de famille.

282
SAINT-DOMINGUE
confiance, et ennemie par vanité du peuple africain, hère
des faveurs du sultan, elle ne lui est peut-être pas moins
utile, il faut le dire, pour sa sécurité que pour ses plai-
sirs, toujours prête qu'elle est à lui dénoncer les com-
plots des noirs contre lui. L'économe et les autres
blancs, s'il y en a, mangent avec le propriétaire, mais
ne logent point sous le même toit. Ils ne paraissent
d'ailleurs dans la grande case qu'à l'heure des repas...
Dites après cela, si une pareille vie vaut la peine d'être
économisée, comme on le fait d'ordinaire, par les mille
précautions que l'on prend 1. »
Mais, dira-t-on, il ne s'agit là que de gens riches qui,
« tranquilles dans l'appartement le plus frais de leur
case, s'en rapportent entièrement au coup d'œil d'un
gérant à gages du soin de leur plantation, et ne songent
qu'à passer mollement leur existence2 ». Il y en a qui
vivent une autre vie, plus active, tout occupés de l'ex-
ploitation de leur domaine, de la mise en valeur de leur
« place ». Gela, je le veux bien. Est-ce à dire, toutefois,
que cette vie des uns soit beaucoup plus variée et
imprévue que celle des autres. Prenons une « sucrerie ».
Quoi de plus monotone, d'abord, que la culture d'une
pièce de cannes !
« Les terres que l'on y emploie sont communément
divisées en parallélogrammes de quatre carreaux, cha-
cune. On les entoure d'un large fossé qui forme les
séparations et qui favorise en même temps la circulation
de l'air, article si évidemment important que les cannes
1. Girod-Chantrans, Op. cit., p. 140.
2. Ibid.

VIE ET MOEURS CRÉOLES
283
de lisière sont toujours incomparablement plus belles
que celles de l'intérieur.
« Lorsqu'on veut planter une pièce ainsi préparée, on
commence par brûler toutes les mauvaises herbes qui
s'y trouvent. L'on y dispose ensuite les nègres, de
manière qu'ils puissent, sans se gêner réciproquement,
ouvrir des fosses alignées de 15 à 18 pouces en carré
sur 8 pouces en profondeur, et distantes de 3 pieds les
unes des autres. Dans chacune de ces fosses, on couche
horizontalement trois tronçons de têtes de canne encore
frais, dont les noeuds doivent fournir de nouvelles
plantes. On remet, après cela, la terre dans les fosses, on
l'élève en forme de monticules, et plusieurs cultivateurs
sont dans l'usage de planter du maïs dans les intervalles.
On plante les cannes en toute saison, parce que la végé-
tation s'opère sans relâche. Le temps de l'hivernage,
depuis novembre jusqu'y mars, est cependant le plus
favorable à cette opération, surtout dans les terres
hautes et naturellement sèches.
« Les carmes une fois plantées, les soins que l'on
apporte à leur accroissement consistent à les bien sar-
cler. Dans les bons terrains, les sarclaisons deviennent
inutiles après trois ou quatre mois de plantation; les
cannes ont acquis à cette époque une force suffisante
pour étouffer les plantes qui voudroient croître à leur
pied. Entre quatorze et dix-huit mois de plantation, sui-
vant la saison et suivant les terrains, les cannes ont
atteint leur maturité. Pour lors, on en fait la récolte. Les
nègres les coupent le plus près de terre qu'il leur est
possible avec des coutelas qu'ils appellent manchettes.
Ils les dépouillent ensuite sur les lieux mêmes de toutes

284
SAINT-DOMINGUE
leurs feuilles et aussi de leur tête, qui ne renferment
point de liqueur sucrée, mais qui servent à de nouvelles
plantations, à la nourriture du bétail et à couvrir des
bâtiments. Les cannes ainsi déshabillées sont chargées
sur des voitures qui les conduisent au moulin, où on
les passe sans perdre de temps, dans la crainte qu'elles
ne s'aigrissent par la fermentation.
« Aussitôt après la récolte d'une pièce de cannes, les
habitans qui ont beaucoup de nègres font brûler sur
place les feuilles et les souches qui sont restées, puis
font creuser de nouvelles fosses dans les intervalles des
premières pour y replanter. Mais ceux qui manquent de
forces se contentent, après une première récolte, de faire
étendre sur le terrain les feuilles surabondantes à la
nourriture du bétail pour y servir d'engrais, et les
anciennes souches poussent des rejets qui donnent à la
vérité des cannes bien inférieures aux premières, mais
qui ont coûté bien moins de peine et mûrissent beaucoup
plus tôt.
« Mais, soit en rejets, soit en plantations neuves, les
terres donnent ici sans relâche, car à peine une récolte
est-elle faite que les souches poussent de nouvelles tiges,
ou qu'on les brûle, pour procéder à une plantation nou-
velle. Il arrive de là que, dans une sucrerie considérable,
l'on plante et l'on coupe tous les mois de l'année l. »
L'on se rend compte maintenant du faible intérêt
qu'offre pareil genre de culture, du peu d'esprit d'ini-
tiative qu'il exige, de la routine qu'il comporte seule-
ment.
1. Girod-Chantrans, Op. cit., p. 263-267.

VIE ET MOEURS CRÉOLES
285
La surveillance de la fabrication du sucre présente
par contre plus de variété. Mais, en revanche, pour le
propriétaire qui veut s'en acquitter lui-même sérieuse-
ment, c'est une tâche atrocement fatigante et absor-
bante. Nous avons, pour nous édifier là-dessus, les sou-
venirs d'un homme qui, durant plusieurs années, fit ce
dur métier à Saint-Domingue. « Dans le département de
l'ouest de la colonie, au moins, écrit M. Joinville-Gau-
ban, les sucreries roulent ordinairement sept à huit
mois sur douze, c'est-à-dire dix-huit ou vingt jours de
chaque mois. Tout ce temps, il faut constamment faire le
quart à tour de rôle. Je surveillais, pour ma part, jusqu'à
minuit, l'entretien des cannes, le travail du moulin à
sucre, l'écumage, le chauffage du vezou 1, etc... Les nègres
remplacés par d'autres dans les divers postes me permet-
taient de me coucher sur un mauvais matelas, et com-
ment encore! fumigué par la vapeur des chaudières,
par la chaleur infernale des fourneaux et au bruit tumul-
tueux de la machine, des chansons et des hurlements
des nègres de quart. Dans un faible état d'assoupisse-
ment, provoqué par une fatigue excessive, je reposais
jusqu'à 5 heures, temps où la cloche réveillait l'atelier,
pour lui signifier le travail du jour. Alors, j'allais me
baigner dans le canal du moulin, pour tempérer une cha-
leur, une lassitude accablante et donner à mes sens une
nouvelle énergie. Je commençais à faire ensuite la réca-
pitulation des formes de sucre fabriquées pendant le
cours de vingt-quatre heures; j'allais immédiatement
compter les nègres coupeurs de cannes, ceux des arro-
1. Jus de la canne à sucre sortant du pressoir.

286
SAINT-DOMINGUE
sements, des haies, des fourrages. Je faisais le tour des
plantations, et revenais nombrer ceux des cabrouets, du
moulin, du fourneau, de la sucrerie. Successivement, je
me transportais à l'hôpital, visitais les malades dans les
plus grands détails, inspectais les pansements des ani-
maux blessés, les comptais nominativement. L'heure de
déjeuner sonnait... Je me transportais ensuite à la véri-
fication de tous les détails du matin; à 11 heures, je
rentrais à la sucrerie, pour veiller à l'épuration des chau-
dières et à la fabrication; à 1 heure, on sonnait le dîner...
A 2 heures après-midi, les travaux recommençaient, et
je reprenais ma tournée jusqu'au soir... A 8 heures, on
sonnait un léger souper. Immédiatement après, je me
retirais dans ma chambre, où le raffineur me faisait de
nouveau éveiller vers minuit 1. »
Et voilà la vie d'un colon occupé !
Sur les plantations, l'existence matérielle est-elle au
moins ce que l'on prétend d'ordinaire, une existence
large et somptueuse ? Il faut reconnaître, sans doute,
que, depuis 1730, — date du voyage du comte de C***,
— le bien-être et le confort ont singulièrement pro-
gressé , et que les aisances de la vie se sont multi-
pliées. Toutefois, même bien après cette époque de
transition, les demeures et les installations des colons
1. Voyages d'outre-mer et infortunes de M. Joinville-Gauban à Saint-
Domingue, 1789-1803, 2 vol., in-8°, tome I, p. 31-33, — La vie d'un pro-
priétaire de caféière, pour être moins pénible, n'en est pas moins une
dure existence. Cf. Un Dunkerquois colon à Saint-Domingue, de 1763 à
1818, d'après les lettres inédites de Dominique Le Maire, publiées par

l'abbé Georges Rafin, dans le Bulletin de l'Union Faulconnier, société
historique de Dunkerque et de la Flandre maritime, 4° année, 1901,
p. 461 à 549; voir en particulier p. 473.


VIE ET MOEURS CRÉOLES
287
sont loin d'être aussi luxueuses qu'on le dit d'habitude.
Sous quel aspect se présente en général une habita-
tion américaine? Un homme, qui a longtemps vécu à
Saint-Domingue, nous a laissé de l'une d'elles et de ses
dépendances immédiates une description intéressante et
qu'on peut croire assez générale.
« Représentez-vous, écrit-il, une maison sans étage,
de 40 pas de longueur, sur 30 de profondeur. Deux gale-
ries, couvertes par un avant-toit soutenu sur des piliers
et attenantes au corps de logis, règnent sur toute sa lon-
gueur, l'une au nord, l'autre au sud. L'on s'y promène
et l'on y respire.
« Tout le logement se trouve compris entre ces deux
galeries. Il consiste en une grande salle ménagée au
centre du bâtiment et percée de deux portes, en face
l'une de l'autre, habituellement ouvertes, qui répondent
chacune sur le milieu d'une des deux galeries. La salle
est flanquée au nord de deux chambres, l'une à droite,
l'autre à gauche; au sud, sont deux passages qui mènent
de même chacun à une chambre. Le propriétaire occupe
l'une et m'a cédé l'autre. Indépendamment du logement
que je viens de vous indiquer, l'on a pris sur l'emplace-
ment des deux galeries, aux quatre extrémités qu'elles
présentent, des espaces suffisants pour y faire quatre
petites réserves : l'une sert de magasin à vivres ; une
autre, d'apothicairerie, et les deux dernières sont con-
sacrées aux blancs qui viennent demander l'hospitalité.
« Le sol de la maison est élevé de trois à quatre pieds
au-dessus du terrain naturel, afin de diminuer l'humidité
dans les appartements, qui ne laisse pas que de se faire
sentir d'une manière incommode malgré cette sage pré-

288
SAINT-DOMINGUE
caution. Deux escaliers en pierre placés symétriquement,
l'un vers le milieu de la galerie du nord, l'autre vers le
milieu de la galerie du sud, sont les seules communica-
tions de la maison avec le dehors.
« L'exhaussement du rez-de-chaussée est un massif
de maçonnerie qui sert de fondation au bâtiment, dont
les parois ne sont qu'une espèce de cloison faite avec
des planches de palmistes, ou des aissantes, recouvertes
successivement les unes par les autres en forme
d'écaillés et fixées sur des poteaux d'un bois très dur
qui s'élèvent jusqu'au toit. De ce genre de fermeture
résulte un avantage bien grand pour le pays, savoir de
ménager une multitude de passages à l'air du dehors, à
travers les joints de la cloison.
« Les meilleurs appartements ici sont ceux qui four-
nissent à la fois le plus grand volume d'air et où il se
renouvelle le plus souvent. Aussi, nos portes et volets
sont ouverts tout le jour. Nos plafonds sont élevés de
17 pieds, et nos tapisseries sont de simples toiles extrê-
mement claires...
« De l'intérieur, passons à l'extérieur.
« Placez-vous sur le palier de l'escalier du sud, vous
verrez une partie de la savane ou prairie, au centre de
laquelle la maison est située, et qui s'étend à plus de
150 toises, de quelque côté qu'on la mesure. Sur celui-ci,
elle est terminée par une haie vive de bois de campêche
et de citronniers surmontés par des orangers qui régnent
le long d'un chemin de traverse. Au delà du chemin,
commence une plaine très vaste, couverte d'habitations
qui servent de repères à la vue et qui exploitent cha-
cune les pièces de cannes à sucre dont elles sont entou-



VIE ET MOEURS CRÉOLES
289
rées. Enfin, à l'extrémité de cette plaine, qui n'a pas
moins de quatre lieues de largeur, vous voyez des
mornes fort élevés. Derrière ceux-là, d'autres paroissent
encore et ne montrent que leurs têtes obscures. Tous
sont boisés à leurs sommets ; mais les croupes sont
défrichées et couvertes de caféteries qui font vivre plu-
sieurs habitans.
« Après avoir promené vos regards sur les extrémités
du tableau, repliez-les sur l'intérieur de la savane, pour
en remarquer les détails.
« Vous y voyez, à gauche et à quelques pas de la
maison, un bâtiment assez considérable, où sont les
remises et la volaille.
« Ces deux pavillons carrés situés un peu plus loin,
l'un à droite, l'autre à gauche, servent de colombiers.
Près de celui de la droite, est un hangard qui sert de
magasin pour le sucre. On L'y met à mesure qu'il est
enfermé dans les barriques. A côté de ce magasin, est
une mare d'eau très considérable qui sert d'abreuvoir
au bétail de l'habitation.
« A cent pas de notre palier, du côté de l'ouest, vous
voyez plusieurs hangards entourés d'une haie, où l'on
dépose les cannes qui ont déjà passé au moulin et qui
servent ensuite, sous le nom de bagasses, à alimenter le
feu des sucreries.
« Ces petites baraques couvertes en paille, voisines
des hangards, au nombre de 60, sont les logements des
nègres et négresses de l'habitation.
« Les autres bâtiments, qui commandent sur tout le
reste, sont la sucrerie, les deux moulins et la tonnel-
lerie.
19

290
SAINT-DOMINGUE
« Transportez-vous à présent sur le palier de l'escalier
du nord. Il entre dans le verger, et les orangers les plus
voisins portent leurs branches odoriférantes jusque dans
la galerie. Les autres arbres qui garnissent ce terrain
sont des sapotilliers, des avocatiers, des corossolliers,
des calebassiers, des pommiers d'acajou. L'on y trouve
aussi quelques canéfiniers et plusieurs faux-acacias.
« A droite du verger et à vingt pas de la grande case,
est un bâtiment en maçonnerie qui sert de magasin pour
les outils des nègres et aussi de retraite pour les
négresses de l'habitation qui accouchent. A gauche et
en face du premier, est un autre bâtiment qui sert de
cuisine au propriétaire.
« Au nord et à l'extrémité du verger, est une fontaine.
De cette fontaine, la savane se prolonge encore d'un
quart de lieue jusqu'au pied des mornes qui terminent
brusquement l'horizon. C'est sur leurs dernières pentes
que les nègres de l'habitation cultivent les vivres dont
ils se nourrissentl. »
Je le répète, j'ai choisi une telle description, parce
qu'elle m'a semblé rendre assez exactement l'aspect
général qu'offrent une habitation et ses alentours. Les
seules choses qui puissent varier sont tout naturelle-
ment les proportions de la grande case, — ici plus res-
treintes, là plus considérables, — ou certains détails de
construction et d'aménagement de ce bâtiment : en
quelques maisons, les murs sont formés et recouverts,
non d'aissantes, réservées pour le toit seul, mais de
petites traverses clouées sur les gros poteaux de soutien,
1. Girod-Chantrans, Voyage d'un Suisse..., p. 117-12,3.

VIE ET MOEURS CRÉOLES
291
et réunies par un léger revêtement de maçonnerie, dit
« clissage maçonné ou bousillage » ; — partout et tou-
jours des galeries régnent en avant des deux faces de
la case; quelquefois elles restent ouvertes, mais souvent
elles sont fermées par des jalousies à coulisses : « l'une
forme alors une salle à manger, l'autre un salon de
compagnie, quand on ne veut pas se tenir dans la grande
salle et les pièces de l'intérieur 1 » ; — un détail, enfin,
qui nous est donné par d'autres descriptions : « aux
maisons, à Saint-Domingue, il y a des fenêtres, mais il
n'y a point de vitres ; la réverbération du verre rendroit
la chaleur insupportable; on y supplée par des jalousies
ou des châssis de canevas, que l'on arrose à intervalles
réguliers, pour procurer un peu de fraîcheur aux appar-
tements 2. »
Et l'on peut voir, en résumé, qu'il s'agit là d'habita-
tions, peut-être commodes et bien appropriées au cli-
mat, mais nullement grandioses et luxueuses.
« Si, continue le même auteur auquel j'emprunte ces
détails, si une architecture plus intelligente n'a pas
encore apporté ici l'art qui varie les formes et multiplie
les aisances, on y trouve aussi peu de goût dans
l'ameublement des maisons riches... Le goût est encore
bien créole à Saint-Domingue, et le goût créole n'est
pas le bon goût et sent un peu le boucan 3. »
Tout aussi peu de goût, peut-on dire, et même de
vrai confortable. Sur ce point, évidemment, pas plus que
sur d'autres, je ne prétends point qu'il n'y ait des excep-
1. Wimpffen, Voyage à Saint-Domingue, t. I. p. 133.
2. Ibid., p. 134.
3. Wimpffen, Voyage à Saint-Domingue, t. I, p. 128.

292
SAINT-DOMINGUE
lions et que l'on ne trouve des demeures « somptueuse-
ment ornées de tentures de damas, de baguettes dorées
et d'objets d'art ». Pourtant, la plupart des auteurs sont
d'accord pour reconnaître, l'un, « le peu de soin que les
habitants de la colonie apportent à l'ornement de leur
domicile 1 », l'autre, « que les maisons sont fort mal
meublées à Saint-Domingue 2 », le troisième, « qu'on ne
s'y occupe que des distributions convenables pour se
loger, sans employer ni l'ornement, ni la décoration, et
que l'intérieur des demeures est en général peu garni
de meubles, la plupart étant d'acajou ou de bois de
cèdre3 ». De ces faits, d'ailleurs, le grand nombre
d'inventaires domestiques que j'ai retrouvés m'ont
apporté la confirmation. J'ai été souvent frappé en effet
du mobilier très restreint et fort simple qui garnit la
plupart des habitations. Je ne voudrais pas prendre un
exemple trop particulier. Entre tant d'autres, en voici
un qui me paraît répondre à une assez ordinaire
moyenne. C'est l'inventaire de l'habitation Baudard de
Saint-James, située paroisse des Yerettes, en 1787 :
Dans ladite habitation, il s'est trouvé :
Dans la grande chambre à l'est :
Une armoire d'acajou;
Deux lits garnis de paillasses, matelas, traversins, et
moustiquaires ;
Deux fauteuils;
Une table d'acajou ;
1. Girod-Chantrans, Voyage d'un Suisse... p. 232.
2. Milliard d'Auberteuil, Considérations sur l'état présent de la colo-
nie de Saint-Domingue, Paris, 4776-1777, 2 vol. in-8°, t. I, p. 107.
3. Ducœurjoly, Manuel des habitants de Saint-Domingue. 1802, 2 vol.
in-8°, t. II, p. S7.

VIE ET MOEURS CRÉOLES
293
Dans le cabinet au nord :
Une table d'acajou en forme de bureau ;
Deux chaises de paille ;
Dans le cabinet parallèle :
Une table servant de bureau ;
Un secrétaire d'acajou ;
Quinze boîtes d'acajou contenant des papiers et des
titres ;
Deux chaises de paille ;
Dans la salle :
Quatre petites tables d'acajou ;
Deux canapés ;
Deux miroirs ;
Deux tableaux ;
Dans la chambre à l'ouest :
Deux lits garnis ;
Deux armoires d'acajou;
Une table ;
Un fauteuil ;
Deux chaises ;
Dans un cabinet-office attenant :
Deux buffets d'acajou ;
Vingt-quatre couverts d'argent ;
Dans le cabinet au sud :
Un lit garni ;
Une table d'acajou ;
Une chaise ;
Dans la galerie au nord :
Deux tables de marbre ;
Une table de chêne ;
Six jarres de terre de Provence ;

294
SAINT-DOMINGUE
Dans la galerie, côté sud :
Quatre grandes tables d'acajou, de douze et dix-huit
couverts ;
Vingt chaises ;
Une grande volière à oiseaux;
Dans le pavillon, côté nord de la maison principale :
Deux lits garnis ;
Deux grandes armoires d'acajou ;
Une table d'acajou;
Trois chaises de paille ;
Dans une case à l'ouest de la maison (chambre du chirur-
gien) :
Un lit garni ;
Une armoire d'acajou ;
Une petite table ;
Deux fauteuils et deux chaises ;
Dans le même bâtiment (chambre attenante) :
Un lit garni ;
Une armoire de chêne ;
Trois chaises et un fauteuil de paille ;
Dans le même bâtiment (seconde chambre attenante) :
Un lit garni ;
Une grande armoire d'acajou :
Une petite table ;
Deux chaises;
Dans la chambre à repasser :
Deux tables à repasser l.
Il y a, on le voit, dans ce mobilier, assez peu de
t. Inventaire de l'habitation Baudard de Saint-James, 1787 (Arch. du
min.
des
Colonies, Corr. gén.,
Saint-Domingue.
2° série, car
on XXXVIl). — Cf. Appendice II, les inventaires beaucoup plus consé-
quents des habitations do Mme Dumouriez du Périer.

VIE ET MOEURS CRÉOLES
295
superfluités. On en trouve plus, il est vrai, dans d'autres
inventaires, par exemple, des instruments de musique,
des jeux d'échecs, de trie-trac, mais très rarement, en
revanche, des livres.
Faisant allusion à ces installations, généralement
sommaires : « Il y a à Saint-Domingue, écrit un colon,
beaucoup plus de luxe de parure que de luxe de com-
modité... » « Tous ceux, ajoute-t-il, qui tiennent à l'ad-
ministration de la justice, les marchands, les facteurs
et agens du commerce sont, en effet, couverts de bijoux,
de broderies, de galons, et bien souvent un homme, qui
porte sur lui pour 10.000 livres d'habits de velours et
de bijoux, demeure dans un appartement sans meubles
et sans tapisseries 1. » Cette « magnificence » s'est déve-
loppée du reste assez tard dans la colonie. « Car il y
a vingt ans, remarque un habitant, en 1767, l'on alloit
encore assez ordinairement en veste dans les meilleures
maisons de la colonie, alors qu'aujourd'hui l'usage exige
que l'on ne paroisse dans les villes qu'en habit, usage qui
commence même à s'étendre dans les campagnes. C'est
principalement aux voyages, que les gens de cour ont
faits depuis quelque temps dans le pays, qu'il faut attri-
buer cette gêne volontaire que s'imposent les habitans 2. »
Un autre objet où s'affiche le faste des colons est la
table. Le père Labat reçu, en 1701, chez un ancien cor-
saire, « qui, à la mode de la flibuste, ornoit chaque
période de cinq ou six noms de Dieu », s'étonnait de
manger chez un pareil hôte en de la vaisselle plate 3. La
1. Milliard d'Auberteuil, Op. cit., t. I, p. 105-106.
2. Girod-Chantrans, Op. cil., p. 120.
3. Labat, Nouveau voyage aux Iles, t. VII, p. 250-252.

296
SAINT-DOMINGUE
chose est plus tard assez commune en la colonie. Les me-
nus ne répondent pas toujours, il est vrai, à pareil luxe.
« Les tables sont assez mal servies à Saint-Domingue,
écrit un voyageur; ce qui fait le fond des repas, la
viande de boucherie est mauvaise 1 », le bœuf a presque
toujours la chair glaireuse et meurtrie, et l'abus des
piments n'en dissimule pas toujours le mauvais goût.
En revanche, le poisson, le gibier et la volaille abondent
et sont ordinairement excellents. Les vins surtout sont
de première qualité et coulent à plein bord, bordeaux
et champagne en particulier, dont les arrivages augmen-
tent chaque année dans la colonie2.
Mais, au fond, le luxe véritable de ces habitations con-
siste dans le personnel domestique qui les encombre.
C'est aussi celui dont les maîtres tirent le plus volon-
tiers vanité. Il est admis qu'un homme comme il faut a
besoin, au bas mot, de quatre esclaves pour le servir,
et il n'est pas rare de trouver jusqu'à sept ou huit
esclaves par tête de maître, « car il est de la dignité d'un
homme riche d'avoir au moins quatre fois autant de
domestiques qu'il lui en faut3 ». Cela finit, à un moment
donné, par devenir une véritable servitude pour les
1. Wimpffen, Voyage à Saint-Domingue, t.I, p. 136.
2. Pendant les six premiers mois de l'année 1717, il arrive à Léogane :
59 pipes de madère et de malvoisie, à 175 francs la pipe; — 2.507 bar-
riques de bordeaux, à 80 livres la barrique ;— 398 barils d'eau-de-vie, à
55 livres le baril ; — 148 caves de vin de Champagne, à 100 livres la
cave. (Lettre de M. Mithon, du 21 décembre 1717, aux A. M. C, Corr.
gén., 2e série, carton IV). En 1729, la Compagnie des Indes offre comme
cadeau courant à l'intendant. M. Duclos, 300 bouleilles de Champagne,
que celui-ci ne veut accepter qu'en les payant 3 livres la bouteille (A.
M. C, Corr. gén., vol. XXX, lettre de Duclos, d'avril 1729).
3. Moreau de Saint-Méry, Description de la partie française de Saint-
Domingue, Philadelphie, 1797-1798, 2 vol. in-4°, t. I, p. 11.

VIE ET MOEURS CRÉOLES
297
maîtres eux-mêmes. « Dans un pays aussi chaud que
Saint-Domingue, note ainsi un colon, on a le ridicule
usage de se faire servir à table par une foule de nègres
qui forment quelquefois un double rang derrière les
chaises de leurs maîtres, sur lesquelles ils s'appuient.
Ils interceptent ainsi l'air jusqu'à une très grande hau-
teur par rapport à ceux qu'ils servent et qui sont assis.
Mais la vanité le veut ainsi 1. » Là-dessus s'estime, en
effet, le plus couramment la fortune d'un planteur, là-
dessus et sur le nombre des carrosses et des chaises
qu'il possède -.
Sait-on à quoi la plupart des observateurs attribuent
ces installations assez sommaires et le caractère très
marqué de provisoire qui est le leur? Au désir, qu'ont
presque tous les planteurs, de prolonger le moins long-
temps possible leur séjour dans la colonie, à l'esprit de
retour obstiné qui les anime presque tous. « Il n'y a pas,
constate, dès 4715, un mémoire de M. de Charritte, il n'y
a pas, généralement parlant, d'habitant à Saint-Domingue
qui s'y établisse dans la vue d'y finir ses jours. L'es-
prit des Français est très contraire à la formation des
colonies, et l'inclination et l'amour qu'ils conservent de
1. Moreau de Saint-Méry, Notes historiques sur Saint-Domingue (A.
M. G., F3 133, p. 429). — Rappelant le souvenir d'un repas auquel il
assista vers 1787: « De ces domestiques des deux sexes, écrit M. de Lau-

jon, il y avait bien plus que de convives. J'admirais leur empressement
dans les moindres détails du service, la blancheur de leur linge, et les
beaux mouchoirs à la créole élégamment tournés autour de la tête des

femmes
Mais tous marchaient pieds nus ; c'était un signe dis-
tinctif de l'esclavage. » (A. de Laujon, Souvenirs de trente ans de voyage,
Paris, 183a, 2 vol. in-8°, t. I, p. 135).

2. Voir plus haut p. 63-64. — Dans une lettre du 26 juillet 1719, M. Mi-
thon note que « les vaisseaux ont apporté, en 1718, à Saint-Domingue
35 carrosses ou chaises ». (A. M. C, Corr. gén., Saint-Domingue,
2e série, carton V.)


298
SAINT-DOMINGUE
retourner en Europe avec quelque fortune est une des
principales causes qu'ils ne se mettent point en peine
de se procurer les commodités de la vie. Jusques à pré-
sent, on n'y a fait bâtir que de mauvaises maisons dont
les cloisons sont si mai jointes que les chambres y sont
aussi éclairées, les fenestres fermées, que lorsqu'elles
sont ouvertes ; la pluie y entre, pour peu qu'elle tombe
obliquement, et la poussière y trouve une issue si facile
qu'on ne sauroit conserver aucun meuble de prix 1. »
Et bien plus tard : « L'habitant de ce pays, note M. Hil-
liard-d'Auberteuil, n'ose embellir l'intérieur de sa mai-
son ; il craint de s'attacher à ses propres biens et même
de trouver quelques plaisirs qui puissent le fixer; il veut
être toujours prêt à s'embarquer 2. » « L'aspect des
habitations, écrit de même M. de Wimpffen, pourroitêtre
autrement agréable si les propriétaires vouloient s'en
donner la peine; mais, au lieu de citoyens, il n'y a à
Saint-Domingue que des passagers, plus occupés à se
préparer les moyens d'en sortir qu'à se procurer ceux
d'y passer une vie agréable et douce 3. » Gela est enfin
confirmé par une autorité qui n'est pas suspecte, celle
de Moreau de Saint-Méry lui-même, « car, écrit-il, la
manie générale à Saint-Domingue est de parler de
retour ou de passage en France. Chacun répète qu'il
part l'année prochaine, et l'on ne se considère que
comme des voyageurs... Un habitant se regarde comme
campé sur un bien de plusieurs millions; sa demeure
1. Mémoire de M. de Charritte, 1715 (A. M. C, Corr. gén., Saint-Do-
mingue, 2e série, carton II).
2. Hilliard d'Auberteuil, Op. cit., t. I, p. 106.
3. Wimpffen, Voyage à Saint-Domingue, t. I, p. 156.

VIE ET MOEURS CRÉOLES
299
est celle d'un usufruitier déjà vieux ; son luxe, car il
lui en faut, est en domestiques et en bonne chère,
mais on croiroit qu'il n'est logé qu'en hôtel garni 1. »
En dehors du fait particulier dont rendent compte de
pareils sentiments, ne nous laissent-ils pas rêveurs, je
le demande, sur les charmes de cette vie coloniale si
vantée, si célébrée d'autre part? Ecoutez ce colon lui-
même nous déclarer « que les hommes de Saint-
Domingue en général n'habitent ce climat meurtrier que
pour faire leurs affaires promptement et aller jouir en
France du fruit de leurs travaux 2 », et cet autre nous
avouer qu' « il n'y a de propriétaires riches dans les
plaines que les vieillards et les infirmes, car les autres
sont en France, où l'air est plus sain, le gouvernement
plus doux, les commodités de la vie plus communes et
plus agréables. Leurs habitations y sont gérées par des
économes, par des agens qui s'enrichissent bientôt et
s'en vont à leur tour. Les propriétaires malaisés n'y
attendent que le moment de payer leurs dettes pour les
suivre, ce qui donne à cette colonie l'aspect d'une
auberge, où l'on ne demeure que pour affaires 3 ». La
1. Moreau de Saint-Méry, Description de la partie française de Saint-
Domingue, t. 1. p. 11. — « Le luxe qui règne généralement dans cette
colonie, remarque Girod-Chantrans, feroit croire d'abord que l'on y est
pour jouir plutôt que pour amasser. Mais en examinant le peu de soin
que les habitans apportent à l'entretien des terres, à l'ornement de leurs
domiciles et à la culture des arbres, on croiroit que chacun d'eux est
sur le point de retourner en France. » (Girod-Chantrans, Voyage d'un

Suisse... p. 232).
2. Réflexions d'un habitant de Saint-Domingue sur l'état présent de
cette colonie, 1760 (A. M. C, Corr.,gén., Saint-Domingue, 2e série, car-
ton XIV).
3. Mémoire de M. Le Tort, conseiller au Conseil supérieur du Port-au-
Prince, 1777 (Ibid., carton XXVIII).

300
SAINT-DOMINGUE
chose a frappé les étrangers eux-mêmes. « Bien des fois,
écrit Ignacio Gala, dans ses Memorias de la colonia fran-
cesa de Santo-Domingo, bien des fois j'ai entendu
attribuer à l'inquiétude du caractère national l'ennui, le
dégoût intérieur qui tourmente les propriétaires de Saint-
Domingue tout le temps que leur présence est néces-
saire dans la colonie, soit pour rétablir leurs habitations
dégradées ou détruites, soit pour y prendre possession
de quelque héritage, soit pour le règlement d'affaires
d'égale importance. Le désir de revenir en Europe les
agite continuellement ; l'image de Paris ou de la capi-
tale, où ils désirent fixer leur résidence, se représente à
leur imagination avec toutes les attractions de ses plai-
sirs publics, de ses délices de société, des superfluités
d'un luxe raffiné, et trouble toujours leur repos domes-
tique, en leur faisant considérer la source même de
leurs richesses avec un tel dégoût, qu'ils ne croient pou-
voir recouvrer la félicité perdue que lorsque sonne enfin
l'heure de leur retour en France
»
Veut-on d'ailleurs la confirmation par des chiffres de
l'état d'esprit qui nous est ainsi révélé : en 1752, sur
les 39 sucreries de la plaine de Léogane, il n'y en a
pas dix qui soient régies par leurs propriétaires eux-
mêmes, toutes les autres l'étant par des procureurs ou
des économes-. La proportion esta peu près la même, à
cette date, dans le quartier du Cul-de-Sac 3, et, en 1747,
4. Ignacio Gala, Memorial de la colonia francisa de Santo-Domingo,
Madrid, 1787, p. 80-81.
2. Lettre de MM. Dubois de Lamotte et de Lalanne, du Port-au-
Prince, 2a octobre 1752 A. M. G., Corr. gén., Saint-Domingue, vol. XCX).
3. Ibid.

VIE ET MOEURS CRÉOLES
301
dans celui du Petit-Goave 1. « Il n'est presque personne
en effet, conclut l'un des textes que je viens de citer,
qui, arrivant dans la colonie, n'y porte avec lui l'esprit
de retour au sein de la patrie commune2. »
IV
Le climat, l'entourage, une existence triste, en somme,
et monotone, à laquelle, en général, on ne souhaite rien
tant que d'échapper, si tout cela ne répond guère au
tableau que l'on trace d'ordinaire de la vie à Saint-
Domingue, tout cela nous permet du moins de rendre
compte mieux qu'on ne l'a fait jusqu'ici des particulari-
tés distinctives de la société créole, du caractère et des
mœurs de ses représentants en notre vieille colonie.
D'en expliquer, d'ailleurs, je me hâte de le dire, les
bons aussi bien que les mauvais côtés. Pour ce qui est
de la nature créole en particulier, je n'entends point
méconnaître, en effet, ce qu'elle a de séduisant et d'en-
chanteur. Mais faut-il pour cela s'en dissimuler les
imperfections ?
L'un des plus vifs agréments des créoles est leur
grâce physique, leur élégance native, la finesse de
leurs attaches, la distinction de leurs gestes et de leurs
manières, toutes choses dont le climat d'abord est bien
le principal auteur. N'est-ce point sa douceur qui, per-
1. Lettre do M. Maillard, du Petit-Goave, du 28 avril 1747 (A. M. C.
Corr. gén., Saint-Domingue, vol.LXlX).
2. Lettre de MM. de Lamotte et Lalanne. du Port-au-Prince. 25 oc-
tobre 1752 (Ibid., vol, XGX).

302
SAINT-DOMINGUE
mettant d'élever les enfants presque nus et de « rejeter
pour eux les entraves meurtrières du maillot », assure
« le souple et gracieux développement de tous leurs
organes 1 »? Et n'est-ce pas lui au contraire qui, par ses
ardeurs, atténue les formes, les rend plus graciles et
plus délicates, leur communique ce je ne sais quoi de
frêle et de langoureux qui en est le premier charme ?
Par le climat, et la flamme, dont à certains moments
il embrase ces natures maladives, s'explique de même
l'aspect violent et presque sauvage que revêt la passion
à Saint-Domingue. En effet, « l'amour, ce père des plai-
sirs, et dont les peines mêmes sont à désirer, écrit pré-
cieusement un ancien habitant de la colonie, ne se
montre pas là ordinairement avec la cour de Cythère.
Tous ses alentours si prisés en Europe, toutes ses res-
sources, épuisées et renouvelées sans cesse par des cœurs
qui connaissent le grand art de jouir, ne s'accordent ni
avec des tempéraments de feu, ni avec un ciel brûlant, ni
avec les occasions fréquentes de les satisfaire. Quand la
nature parle, l'homme paraît, subjugue et triomphe, sans
ménager à sa compagne les gradations si fréquentes de
sa défaite, sans enrichir l'amour-propre du sacrifice de
l'amour. Aussi peut-on parler des plaisirs de l'amour
dans un pays, où il est restreint au besoin physique, ou,
tout au plus, aux lascives caresses de ces femmes con-
sacrées par la tâche de leur naissance et la couleur de
\\. Du cœur joly, Manuel des habitants de Saint-Domingue, t. I, Introd., ,
p. CXXVI. — « Jusqu'à neuf ou dix ans, les enfans des deux sexes
sont le plus souvent nus et se dépouillent eux-mêmes du plus léger
vêtement qui les contrarie jusqu'au moment où la voix de la pudeur
se fait entendre à ces eni'ans de la nature. » (Dcscourtilz, Voyage d'un
naturaliste... à Saint-Domingue, t. Il, p. 56-57.)

VIE ET MOEURS CRÉOLES
303
leur peau à la vie déshonnête des filles de joie des rues
Champfïeury et Fromenteau 1 » ?
Mais à ces transports de volupté succède bientôt et
souvent presque sans intervalle ce qui fait le fond des
natures créoles, je veux dire cette nonchalance, cette
insouciance, ce paresseux détachement de lout, où s'a-
néantissent et s'abolissent les volontés, et dont un cli-
mat excessif peut seul de même rendre raison.
Que le physique ait une influence sur le moral et
qu'en ces corps tour à tour alanguis et surexcités s'en-
ferment des âmes successivement abattues et exaltées,
sans force ni vigueur, ou d'une incroyable résistance, il
est inutile de le dire. Toutefois, le véritable facteur de
l'âme créole n'est pas là ; il est, avant tout, dans l'entou-
rage, dans le milieu spécial où vivent les colons. On a
signalé bien souvent les conséquences intellectuelles et
morales de l'esclavage sur les blancs eux-mêmes. Nulle
part ces conséquences n'ont été aussi sensibles qu'à
Saint-Domingue.
Être perdus, comme ils le sont, dans la multitude de
ces énormes troupeaux d'esclaves a pour les colons deux
suites fatales : en contact avec des êtres de civilisation
rudimentaire, ils prennent forcément quelque chose de
leur tournure d'esprit, de leurs défauts, parfois même
de leurs vices; à vivre, d'autre part, presque uniquement
avec des inférieurs, leur caractère se modifie profondé-
ment.
En premier lieu, une loi nécessaire et fréquemment
vérifiée est celle en vertu de laquelle une minorité d'élite,
t. Dubuisson, Nouvelles considérations sur Saint-Domingue, 2e par-
tic, p. 3-4.

304
SAINT-DOMINGUE
mise en présence d'une majorité de culture retardée, est
presque toujours influencée par elle. Et il faut bien
reconnaître que cette influence, les planteurs de Saint-
Domingue l'ont subie plus que tous autres.
Elle s'exerce sur eux dès leur enfance. Cela est mar-
qué de bonne heure en traits très noirs par un observa-
teur pessimiste, mais pénétrant, le Père Larcher, jésuite,
dans un mémoire adressé, en 1724, à M. de Champ-
meslin sur le projet d'un établissement d'éducation de
religieuses au Cap, et dont tous les termes sont à peser.
« Pour que l'on puisse, écrit le Père Larcher, procurer
aux filles de cette colonie une éducation saine et hon-
nête, il est absolument nécessaire de les séquestrer de
la maison paternelle, où, livrées, du matin au soir, à la
conduite des esclaves, dont on connaît assez la gros-
sièreté et la corruption, elles en prennent toutes les
manières, le langage et les sentiments bas. C'est là le
moindre mal; mais de plus elles en prennent souvent
tout le libertinage et la corruption. Ce n'est point une
chose inouïe, et nous n'avons entendu que trop sou-
vent des mères se plaindre avec amertume, que leurs
jeunes filles, malgré toute leur vigilance, servoient au
libertinage des jeunes esclaves. Quels funestes effets
cela ne produit-il pas pour l'âme et pour le corps ! Et
qu'en peut-il arriver de moins que l'une et l'autre soient
infectés pour le reste de leur vie ? Faut-il avoir demeure
longtemps à la colonie pour s'apercevoir du tort que
fait à la pudeur de ces enfans la familiarité des esclaves.
Entendit-on jamais en Europe sortir de la bouche des
plus vils crocheteurs les infamies et les jurements qui
sont le langage ordinaire des jeunes créoles de l'un et

VIE ET MOEURS CRÉOLES
305
l'autre sexe, mais qui sont encore plus messéans venant
de la part d'un sexe et dans un âge, dont la pudeur et la
retenue font le principal ornement1 ! »
Dira-t-on qu'il y a là quelque exagération. Je le veux
bien. Voici cependant encore un colon qui nous parle
de « ces créoles corrompues dès le berceau par le lait et
les vices des négresses2 », et un autre qui déplore
qu' « on puisse voir à Saint-Domingue des enfans de
douze ans ayant souvent des idées libertines, que sou-
vent ils réalisent, à qui, perpétuels témoins d une dureté
révoltante, le despotisme sur les esclaves enlève jusqu'au
germe de la plus faible sensibilité et qu'il conduit néces-
sairement à la présomption, à l'orgueil, à la colère, à la
violence3 ». Et en effet, sans aller jusqu'à prétendre
avec un auteur que « dans la colonie, l'éducation, d'ac-
cord avec la nature, loin de prêter à la jeunesse un appui
contre l'influence du climat, loin de retarder le progrès
du développement trop rapide des facultés, la pousse
sans relâche au désordre et à la décrépitude 4 », il faut
bien avouer, que chez les enfants créoles, on voit poindre
très tôt des défauts constants, qui sont à la fois et ceux
de leur milieu et ceux de maîtres pour qui, dès le plus
jeune âge, leurs esclaves ne sont que des choses.
Donc, avant tout, une précoce expérience de la vie,
\\. Mémoire du P. Larcher, jésuite, sur le projet d'un établissement
de religieuses au Cap, adressé à M. de Champmeslin. le 29 mars 1724
(A. M. C, Corr. gén., Saint-Domingue, 2e série, carton VIII).
2. Mémoire de M. Le Tort, conseiller au Conseil supérieur de Port-
au-Prince, 1777 (lbid., carton XXVIII).
3. Réflexions sur un mémoire relatif aux maisons d'éducation à Saint-
Domingue (Ibid., carton XXXII). « Saint-Domingue, sentine de toute
l'Europe ! » conclut l'auteur anonyme de ce mémoire.
4. Wimpffen, Op. cit., t. I, p. 72-73
20

306
SAINT-DOMINGUE
une sensualité éveillée de bonne heure par les nudités
vivantes qui les entourent, et une pureté prématurément
souillée, bien souvent, par les spectacles sur lesquels
s'ouvrent leurs yeux; un manque de sensibilité presque
absolu et même une certaine cruauté native résultant
de la façon dure et brutale dont ils voient traiter les
esclaves; une grossièreté de langage et d'expressions
due à la fréquentation d'hommes grossiers ; — et d'autre
part, un orgueil, une vanité quelquefois insupportables,
des instincts de domination qui répondent à l'habitude
d'être servilement obéis par tout un peuple d'inférieurs.
« Si sûre en effet que soit la négresse ou la mulâtresse
qui sert de nourrice, de bonne à l'enfant blanc, elle ne
saurait jamais prendre une supériorité, donner une direc-
tion, faire faire quelque chose, commander à l'enfant :
elle est esclave. De là, à mesure que l'enfant perçoit des
sensations et en reçoit des idées, une conscience de sa
valeur, de sa puissance, de son autorité, de son droit,
la certitude qu'il n'est au-dessous de personne et qu'il est
égal à tout 1. » De cela les esprits perspicaces s'aperçu-
rent bientôt. « Un habitant, qui réside toujours seul sur
son habitation, écrit M. de la Chapelle, en 1737, et sur-
tout les enfants, qui ne voient que des nègres, contractent
une humeur sauvage et un esprit d'indépendance qui les
empêchent de devenir propres à rien 2. » En fait, il est
impossible de rêver enfants plus volontaires et plus
capricieux que les jeunes créoles. Un trait est resté
classique, celui de l'enfant qui demande un œuf, à qui
1. Frédéric Masson, Joséphine de Beauharnais, Paris, 1899, in-8°, p. 80.
2. Lettre de M. de la Chapelle, du Petit-Goave, 12 mars 1737 (A. M. C
Corr. gén., Saint-Domingue, C*, vol. XLVi).

VIE ET MOEURS CRÉOLES
307
l'on répond qu'il n'y en a point, et qui aussitôt en
réclame deux. « Mon vlé gnon zé. — Gna point. — A
coze ça, mon vlé dé 1 ! »
Comme le souhaitaient le Père Larcher et tant d'au-
tres, une seule chose eût été capable de neutraliser
pareilles influences, c'est une éducation sérieuse donnée
en dehors de la maison. Mais l'on se trouvait alors
enfermé sur ce point en un cercle vicieux. D'une part, il
ne pouvait guère y avoir à Saint-Domingue d' « écoles
publiques ». « La chaleur, exposent MM. de Nolivos et
Montarcher, en 1771, empêche ici d'enfermer les enfants
ensemble. Les maîtres, que l'on feroit venir de France,
succomberoient aux maladies, et nulle ressource dans
la colonie pour les remplacer. Il n'est personne, en effet,
qui s'y applique à l'étude des lettres ou des sciences ;
chacun s'occupe de sa fortune uniquement, et tous sont
partagés entre la culture et le commerce ; on seroit forcé
aussi de faire servir les enfans par des esclaves gros-
siers, sans mœurs et sans principes2. » Il reste, il est
1. Moreau de Saint-Méry, Description de la partie française de Saint-
Domingue, t. I, p. 12.
« Il arrive souvent, dit un texte qui résume très bien et très forte-
ment tout ce que je viens de dire sur les enfants créoles, il arrive sou-
vent qu'aux colonies les enfants sont familiarisés avec d'affreuses scènes
de corruption, avant même que de pouvoir distinguer entre les devoirs
du christianisme et l'appétit d'une nature débordée. 11 ne faut donc pas
s'étonner si la plupart des propriétaires sont punis par les vices de leurs
propres enfans de leur négligence immorale envers leurs esclaves. Car
I résulte de cette même négligence que les enfans ne sont que trop sou-
vent élevés dans l'orgueil, la paresse, le libertinage le plus ouvert... »
[Considérations sérieuses adressées aux gouvernemens de l'Amérique libre
sur Vinconséquence de leur conduite en tolérant l'esclavage, dans Tableau
précis de la malheureuse condition des nègres, dans les colonies d'Amé-
rique, Londres. 1788, in-8°, p. 74-75).
2. Lettre de MM. de Nolivos et Montarcher, du 20 décembre 1771 (A.
M. G., Gorr. gén., Saint-Domingue, vol. CXLI).

308
SAINT-DOMINGUE
vrai, d'autre part, la ressource d'envoyer les enfants
faire leur éducation en France. Mais alors, sans perdre
aucun des défauts acquis. « n'en reviennent-ils pas sou-
vent avec des vices plus aimables et plus dangereux1 ? »
« L'éducation qu'on donne aux femmes, à présent, en les
envoyant en Europe, écrit Moreau de Saint-Méry, les
rend bien moins propres aux soins d'une habitation
qu'autrefois; elles reviennent avec des goûts de frivolité,
et, par leurs liaisons avec des lilies de qualité, avec la
tête la plus romanesque2. » Et, bien avant Moreau de
Saint-Méry, en un langage qui sent celui du vieux
soldat : « Les jeunes filles qu'on envoie en France, écrit
M. de Charritte, n'en peuvent retourner, avec quelque
profit, qu'elles n'aient au moins quatorze ou quinze ans,
âge auquel elles sont chaussées à talon haut, qui leur
fait faire des faux pas dans les roulis et mouvemens
des vaisseaux... Estant grandes du reste à leur arrivée,
on ne sait à qui les confier, et il en est arrivé des acci-
dents fâcheux3. »
Qu'on le remarque, si filles et garçons sont alterna-
tivement visés dans les observations qui précèdent, au
sujet de celles-là surtout se multiplient les constatations
et les remarques. La nature plus faible, plus impres-
sionnable des femmes est, en effet, soumise davantage
aux influences que je viens d'énumérer. Je ne voudrais
1. Mémoire de M. Le Tort, conseiller au Conseil supérieur du Port-
au-Prince, 1777 (A. M. C, Corr. gén., Saint-Domingue, 2e série, carton
XXVIII).
2. Moreau de Saint-Méry, Notes historiques.... (A. M. C, F3
p. 13).
3. Mémoire de M. Charritte, 1702 (A. M. C, Corr. gén., Saint-Domin-
gue, 2e série, carton I).

VIE ET MOEURS CRÉOLES
309
pas calomnier les femmes créoles. « Sexe enchanteur,
s'écrie, à la fin du XVIIIe siècle, un de leurs admirateurs,
sexe enchanteur, non-seulement la plus belle, mais
encore la meilleure moitié du genre humain, vous dont
les charmes sont son bonheur et les vertus sa consola-
tion, avant que je me range du côté de vos détracteurs,
que mon cœur se sèche, que ma main se retire, qu'au-
tomate brisé dans ses plus beaux ressorts, je reste froid,
inanimé, que le précieux larcin de Prométhée n'élec-
trise plus mon sang dans ses vaisseaux affaissés, que
je meure enfin avant de cesser de vous rendre hom-
mage1! » Je ne serai point évidemment aussi lyrique
que cet enthousiaste louangeur; peut-être serai-je plus
véridique, puisqu'aussi bien ne ferai-je qu'insister une
fois de plus, à propos des femmes du Nouveau-Monde,
sur le rôle joué par les divers éléments que j'ai dits sur
la formation... ou la déformation de l'âme créole.
Etant donné, avant tout, que l'influence du climat
épure et affine les constitutions, il faut reconnaître que
les complexions féminines doivent être plus que d'autres
soumises à cette mystérieuse action. A elle les femmes
créoles ne sont-elles pas, en fait, redevables de 1' « har-
monieuse sveltesse de leur taille, de la langueur non-
chalante et provocante de leur démarche, de la joliesse
de leurs mouvements », en un mot de la délicate et frêle
beauté qui est la leur?
« Ce n'est pas que cette beauté soit précisément irré-
prochable, au point de vue de l'art. Dans la structure de
leur tête, il y aurait, beaucoup à reprendre : des pom-
1. Dubuisson, Op. cit., 2e partie, p. 30-31.

310
SAINT-DOMINGUE
mettes saillantes, se développant au détriment de la
partie inférieure du visage, qui paraît ainsi amaigri et
écourté ; un œil très recouvert par l'os frontal, extrême-
ment protubérant: une légère dépression à la région des
tempes, sont autant de défectuosités apparentes, con-
traires, peut-être, à la rigoureuse pureté des lignes que
l'artiste pourrait exiger.
« Mais l'œil est large, bien fendu, grand, intelligent;
il est ombragé de cils longs et soyeux, et du fond de son
orbite il lance des regards pleins de flamme et de
lumière; le front est orné de cheveux admirablement
beaux, fins, bien plantés ; les ailes des narines sont
ardemment ouvertes, les lèvres donnent la volée à des
sourires adorables et qui sont tout à fait particuliers;
tous les détails du visage, enfin, analysés un par un,
recèlent tant de grâces et pour ainsi dire de surprises,
qu'on en demeure ébloui.
« Si l'art trouve, je le répète, à reprendre quelque
chose dans la tête des créoles, il n'en saurait être de
même pour les autres parties du corps. Du cou à la
pointe de ses pieds, petits, mignons, délicats, la créole
est un chef-d'œuvre. Et l'on hésite encore sur ce qui doit
l'emporter dans cet ensemble parfait, de la rectitude des
lignes, ou de ce charme indicible qui enveloppe la femme,
comme dans les poètes anciens les nuages enveloppaient
les déesses. Cette grâce indéfinissable se reflète sur tout
son être, et fait que les défauts de la beauté matérielle
s'oublient. Si bien que l'on peut dire qu'il n'y a pas de
créole qui ne captive. Il lui suffit pour cela de se montrer;
il lui suffit d'un regard, d'un sourire, d'un tour de tête,
d'une ondulation d'épaules, pour jeter le trouble dans le

VIE ET MOEURS CRÉOLES
311
cœur le plus froid 1. » « La vivacité n'est sans doute pas
au nombre des attributs des femmes créoles de Saint-
Domingue, mais leur physionomie a quelque chose de
tendre qui est tout aussi séduisant 2. »
Après cette grâce incomparable, au ciel de leur patrie
d'adoption l'on attribue de même, non sans raison, « la
sensibilité » des femmes du Nouveau-Monde, « les dis-
positions, qui font qu'elles ne peuvent vivre sans
amours 3 ». Amours qui, je l'accorde, ne sont point tou-
jours légitimes 4, car « l'influence maligne de l'air de
cette colonie, écrit un pessimiste, est peut-être bien la
plus contraire qui soit à la vertu des belles" »; mais
amours, dont, chez les honnêtes femmes elles-mêmes, la
fréquence des secondes noces nous atteste l'impérieuse
nécessité. Des secondes noces ? Je pourrais dire des troi-
sièmes, quatrièmes, cinquièmes, sixièmes, septièmes
mariages, car nulle part ne sont plus nombreuses les
veuves convolant en de nouvelles unions. « Madame,
disait, en la mariant pour la cinquième fois, un mission-
1. Xavier Eyma, Les Femmes du Nouveau-Monde, Paris, 1888, nouvelle
édition, p. 43-44.
2. Girod-Chantrans, Voyage d'un Suisse...., p. 243.
3. Moreau de Saint-Méry, Description de la partie française de Saint-
Domingue, t. I, p. 19.
4. Le P. Nicolson, longtemps missionnaire à Saint-Domingue, donne
cependant l'idée la plus avantageuse de la vertu des femmes, « On
peut dire à la louange du sexe, écrit-il, qu'il sait respecter les bonnes
mœurs, que l'honneur, la décence, la sagesse sont des barrières qu'il
n'a pas coutume de franchir et qu'une femme déréglée, je ne parle que
des blanches, est aussi rare que les hommes libertins sont communs. »
(Nicolson, Essai sur l'histoire naturelle de Saint-Domingue, 1776, in-8°,

p. 53.)
5. C'est un certain Brousse, qui, en 1769, donne cette excuse aux
déportements de sa femme, tout en demandant qu'elle soit enfermée
(A. M. C, Personnel. E, doss. Brous?c, B40).


312
SAINT-DOMINGUE
naire à l'une de ces intrépides femmes, je vous félicite
de nouveau, et, pour le reste, je m'en réfère à ce que j'ai
déjà eu l'honneur de vous dire à plusieurs reprises 1. »
L'étouffante atmosphère des tropiques, qui fait du bain
quotidien l'occupation voluptueuse à laquelle s'attardent
le plus volontiers les femmes, qui les autorise à n'adop-
ter comme vêtements que l'indispensable, et les conduit
naturellement ainsi à un soin exagéré de leur corps, à
une perpétuelle contemplation de « leurs appâts », comme
le dit un vieil auteur, crée peu à peu chez elles une
ignorance naïve de la pudeur notée bien souvent et qui
peut servir d'excuse ou d'explication à leurs mœurs, à
leurs habitudes. Le déshabillé des femmes créoles est,
en particulier, le plus suggestif qui soit pour elles et pour
les autres. « Les femmes de la partie du Sud, écrit
Moreau de Saint-Méry, portent des peignoirs à plis ou
des casaquins à grandes tailles et longues basques, avec
des gorgerettes retombantes. Le tour d'en haut évide la
poitrine pour la laisser voir, et là-dessus l'on ne met
que des fichus menteurs 2. » « Une seule jupe, insiste
un voyageur, et un peignoir de mousseline assez claire
composent le vêtement journalier des créoles, et l'on
n'est pas réduit à fureter longtemps des yeux, pour, à
travers ce voile, distinguer bien des choses. Ce n'est que
lorsque la circonstance exige une toilette plus recherchée,
qu'elles y joignent un jupon de taffetas de couleur et un
corset. » « Et avec un pareil laisser-aller, ajoute-t-il,
ces femmes ont d'autant plus de mérite à vivre généra-
1. Moreau de Saint-Méry, Notes historiques... (A. M. G., F3 133,
p. 454).
2. Ibid., p. 318-319.

VIE ET MOEURS CRÉOLES
313
lement chastes que l'exemple des hommes et l'éduca-
tion qu'elles reçoivent les laissent absolument sans res-
sources contre l'influence du climat et les dangers d'une
éternelle oisiveté1. »
Car l'oisiveté et une paresse native restent bien en
somme le fait, et le péché favori de la plupart des femmes
créoles. Je dis de la plupart, ne voulant là pas plus
qu'ailleurs par trop généraliser. A Saint-Domingue,
comme en beaucoup d'autres colonies, il y a en effet
d'admirables exemples de l'activité féconde et bienfai-
sante de certaines femmes. « Combien de ces femmes
de la campagne dans la colonie, écrit Moreau de Saint-
Méry, qui sont vraiment l'honneur de leur sexe par les
soins généreux qu'elles prodiguent à tous ceux qui
vivent sur leur habitation, leurs esclaves, leurs domes-
tiques, les malades, les enfans ! Combien d'entre elles
conduisent des biens considérables et se donnent des
peines que des hommes très laborieux de la métropole ne
voudroient pas prendre. Quelle différence de cette habi-
tante qui coud des chemises pour ses nègres et ouvriers,
qui leur fait distribuer à manger devant elle, qui va dix
fois par jour dans un hôpital infect, où régnent souvent
des maladies dangereuses et susceptibles de contagion,
avec cette élégante des villes de France, ou même avec
la bourgeoise laborieuse au-dessus de laquelle le hasard
l'a placée par la naissance ou par la fortune. Combien
de femmes, faites pour être le charme et l'ornement de la
société, sont au fond des bois, dans les mornes, nour-
ries de privations et réduites à espérer un meilleur sort
1. Wimpffen, Op. ci/., t. II p. 409-110.

314
SAINT-DOMINGUE
souvent avec la certitude qu'elles se repaissent d'une chi-
mère 1 ! »
L'avouerai-je ? Je crains bien qu'il n'y ait là qu'une
exception. La plupart des documents nous représentent
en effet les femmes créoles sous un autre jour, passant
leur vie en un doux et éternel farniente, étendues dans
des hamacs, sur des chaises longues, « ou chinta, c'est-
à-dire assises à la manière orientale sur des nattes, où
leur jouissance de prédilection est de se faire chatouiller
la plante des pieds par une esclave 2 », que, trop sou-
vent, elles éclaboussent de leurs crachats, car « cracher
est une habitude dégoûtante qu'elles contractent de très
bonne heure, et qui dégénère en un ptyalisme ou sali-
vation blanchâtre qui annonce et entretient la débilité
de leur estomac3 ». A l'exception, du reste, d'un peu de
cuisine, de la confection de petits plats, de l'organisa-
tion de dînettes composées de chocolat, de sucreries, de
café au lait, elles ne se livrent guère à aucune des occu-
pations de leur sexe : les travaux d'aiguille, la lecture
sont choses complètement ignorées d'elles.
Dès lors, plus que tous autres, elles sont fatalement
livrées à cette influence noire dont j'ai dit les pernicieux
effets. Avec leurs négresses domestiques ces femmes
vivent sur le pied de la plus étrange familiarité. « Pres-
que chaque jeune créole blanche a une jeune mulâtresse
ou quarteronne, et quelquefois même une jeune négresse
1. Moreau de Saint-Méry, Notes historiques.... (A. M. C, F3 133,
p. 425-426).
2. Wimpffen, Op. cit., t. II, p. 111.
3. Moreau de Saint-Méry, Notes historiques.... (A. M. C, F3 138,
p. 144).

VIE ET MOEURS CRÉOLES
315
dont elle fait sa cocote. La cocote est la confidente de
toutes les pensées de sa maîtresse (et cette confiance
est quelquefois réciproque), confidente surtout de ses
amours. On ne quitte pas la cocote; on couche dans la
même chambre, on mange et boit avec elle, non à table
et aux repas, mais au moment où l'on savoure ces
ragoûts créoles, où la familiarité semble mêler un sel de
plus, dans les endroits privés et loin de la vue des hom-
mes1. » C'est de cet entourage de femmes de couleur,
dont les unes sont quelquefois les maîtresses de leurs
maris, de leurs frères ou de leurs fils, que les créoles
attendent le plus souvent toutes leurs distractions, tous
leurs plaisirs, « écoutant des journées entières le bavar-
dage flatteur, adulateur et tendre de ces compagnes
inférieures qui louent la beauté de la maîtresse, l'exal-
tent, disent des histoires, racontent les nouvelles des
habitations voisines2 », charment d'autres fois leurs
yeux par des danses, mais surtout amusent leurs oreilles
par les chansons qu'elles zézaient dans le doux et non-
chalant parler créole.
Ces chansons sont innombrables, et presque toutes
célèbrent l'amour sur un mode tendre et sentimental.
Quelques-unes retracent la rencontre de l'objet aimé :
Si to rencontre la belle
To va fair zié 3 doux ba li.
Pis to trouvé li si belle,
Hé! bin, to n'a qu'à prend li.
Taille a li semblé gaulette,
1. Ibid., F3 139, p. 33-34.
t. Frédéric Masson, Joséphine de Beauharnais, p. 79.
3. Zié, les yeux.

316
SAINT-DOMINGUE
Visage li semblé moineau.
Avio pendant d'oreilles d'o1
Mais la plupart racontent des amours malheureux.
Tantôt c'est Colin qui regrette le départ de Lisette :
Lisette quitté la plaine,
Mon perdi bonheur à moué.
Zié à moin semblé fontaine
Dipi mon pas miré toué.
Le jour, quand mon coupé canne,
Mon songé zamour à moué ;
La nuit quand mon dans cabane
Dans dromi mon quimbé toué.
Si to allé à la ville
Ta trouvé geine Candio 2
Qui gagné pour trompé fille
Bouche doux passé sirop.
To va crer yo bin sincère.
Pendant quior3 yo coquin trop.
C'est serpent qui contrefaire
Crié Rat, pour tromper yo.
Dipi mon perdi Lisette
Mon pas souchié kalenda.
Mon quitté bran-bram sonnette 4,
Mon pas battre bamboula.
Quand mon contré lot' négresse
Mon pas gagné zié pour li,
Mon pas souchié travail pièce
Tout' qui chose à moin mourri5.
1. Moreau de Saint-Méry, Notes historiques...
(A. M. C, F3 140,
p. 49-50).
2. Ce que nous appellerions un jeune freluquet.
3. Quior, le cœur.
4. Ceinture à sonnettes.
5. Moreau de Saint-Méry, Description de la partie française de Saint-
Domingue, t. [, p. 65-66.

VIE ET MOEURS CRÉOLES
317
Ou bien c'est la plainte de la femme abandonnée qui
s'exhale en des strophes d'un art archaïque et puéril :
Quand cher Zami moin va rivé,
Mon va fair li tout plein caresse.
Ah ! plaisir là nous va gouté ;
C'est plaisir qui douré sans cesse.
Mais toujous tard {bis)
Hélas ! Hélas !
Cher Zami moin pas vlé rivé ! (bis)
Tan pui Zozo n'a pas chanté
Pendant quior à moin dans la peine,
Mais gnon fois Zami moin rivé
Chantez, chantez tant comme syrène.
Mais, mais, paix bouche ! {bis)
Hélas ! Hélas !
Cher Zami moin pas hélé moin ! (bis)
Si Zami moin pas vlé rivé,
Bientôt mon va mouri tristesse.
Ah ! quior a li pas doé blié
Lisa la li hélé maîtresse.
Mais qui nouvelle ! {bis)
Hélas ! Hélas !
Cher Zami moin pan cor rivé ! (bis)
Comment vous quitté moin comme çà !
Songe Zami ! N'a point tant comme moin
Femme qui jolie ! {bis)
Si conné moin, gagné tout plein talents qui doux,
Si la vous va, prend li; palé bon pour vous,
Vous va regretté moin toujous1 !
Et d'une vie qui s'écoule en aussi étrange compa-
gnie, en d'aussi singuliers et enfantins passe-temps, l'on
1
Moreau de Saint-Méry, Notes historiques... (A. M. C.. F3 239,
p. 21-22.

318
SAINT-DOMINGUE
comprend, d'après ce que j'ai dit plus haut, quelle doit
être l'influence sur la nature de ces femmes, qui en vien-
nent, elles surtout, à faire leurs très vite la plupart des
traits distinctifs et des habitudes de celles qui les entou-
rent : avant tout une ridicule puérilité 1 et ce caractère
capricieux, léger et volage qui ont fait d'elles le type de
la femme-enfant; très souvent aussi, un langage d'une
étrange verdeur : je ne sais plus quel voyageur s'indigne
d'avoir, au Cap, entendu une dame de fort bonne compa-
gnie s'écrier, en voyant passer trois mulâtresses avec
des jupes de mousseline, garnies de dentelles : « Voyez
ces carognes ! Elles mériteraient qu'on leur coupât leurs
dentelles au ras du cul et qu'on les vendît sur la table
au poisson du marché Clugny 2 ! » Ce n'est là pourtant
qu'une manière de parler assez habituelle et courante 3.
Mais de leur enfance, passée tout entière au milieu des
nègres, les femmes créoles gardent surtout le défaut plus
grave dont j'ai parlé et que tous sont d'accord à leur
1. « Pourquoi les femmes créoles, écrit Girod-Chantrans, défigurent-
elles leurs grâces naturelles par des minauderies qui sont insupportables,
à un certain âge surtout. Leur langage favori est le créole, jargon
imbécile imaginé en faveur d'une espèce d'hommes que l'on a cru mal
à propos trop peu intelligents, pour en apprendre un autre. Cette pré-
férence de leur part est assurément bien étonnante. Pourquoi mettent-
elles volontairement des bornes à l'expression de leurs idées, ou ce jar-
gon suffiroit-il pour les rendre? Je ne déciderai point cette question. »
(Girod-Chantrans, Voyage d'un Suisse, p. 243).
2. Moreau de Saint-Méry, Notes his toriques... (A. M. C.,F3,139, p. 776),
3. « La conversation des dames créoles m'a toujours paru trop libre.
Faut-il donc qu'on les en avertisse ? Elles plairoient bien davantage avec
un ton plus décent. Environnées de rivales dangereuses par une lubri-
cité à laquelle elles ne peuvent ni ne doivent prétendre, leur intérêt est
de les combattre avec d'autres armes... Au lieu de copier l'indécence
des filles de couleur, qu'elles prennent pour modèles nos aimables Euro-
péennes et je leur réponds de tous les suffrages. » (Girod-Chantrans,
Voyage d'un Suisse... p. 243).

VIE ET MOEURS CRÉOLES
319
reprocher, je veux dire « l'extrême dureté envers ces
nègres eux-mêmes qui distingue particulièrement à
Saint-Domingue le sexe le plus fait pour la compas-
sion. Croiroit-on que la tyrannie la plus cruelle est sou-
vent exercée par des femmes 1 »? « Naturellement bonnes
et compatissantes, elles ordonnent de sang-froid, sans
rémission, et voient exécuter avec une complète insen-
sibilité une punition inhumaine, malgré les cris de
repentir et l'effusion du sang des victimes 2. » « Il y a
là évidemment une suite générale de la mauvaise édu-
cation des colonies. Nées au milieu du despotisme et de
la méfiance, habituées dès leur bas-âge à voir couler le
sang des nègres, comment leur cœur ne s'endurciroit-il
pas3 ? »
V
Chose curieuse, à ces femmes, dont je viens d'esquis-
ser le portrait, une chose paraît manquer assez peu :
la société de leurs semblables. A moins qu'il ne s'agisse
d'un bal qui les tente, car elles aiment la danse avec
passion 4, les réunions de société les laissent indiffé-
1. Ibid.
2. Descourtilz, Voyage d'un naturaliste en Espagne,... à Saint-Do-
mingue, Paris. 1809, 3 vol. in-8°, t. II, p. 56.
3. Girod-Chantrans, Op. cit., p. 243.
4. Moreau de Saint-Méry, Description de la partie française de Saint-
Domingue, t. I, p. 19-20. — Nicolson, Essai sur l'histoire naturelle de
Saint-Domingue,
p. 75. « Les femmes de Saint-Domingue sont passion-
nées pour la danse; lorsque cet amusement leur manque... elles pas-
sent leur temps à dormir ou à quereller leurs servantes avec un dédain,
une hauteur insupportables. »

320
SAINT-DOMINGUE
rentes. « La solitude, écrit Moreau de Saint-Méry, plaît
aux femmes créoles qui y vivent volontiers, même au sein
des villes; elle leur donne un caractère de timidité qui
ne les quitte pas dans la société, où elles répandent peu
d'agréments
» Et cela est d'autant plus significatif, que
cela n'est pas particulier aux seules créoles, mais à l'un
et l'autre sexe. Le fait a frappé presque tous les obser-
vateurs : il n'y a point, ou il y a peu de société à Saint-
Domingue.
Un colon, qui n'a d'ailleurs vécu que quelques semaines
dans la colonie, le comte de Ségur, nous a tracé, je ne
l'ignore point, des « plaisirs de la société » dans l'Ile un
tableau bien souvent cité. « Les routes, écrit-il, étoient
sans cesse couvertes d'une foule de chars légers qui pro-
menoient les créoles voluptueux d'habitation en habi-
tation... Tous se visitoient, se réunissoient continuelle-
ment; ce n'étoit sans cesse que festins, danses, concerts
et jeux dans lesquels souvent les plus grandes fortunes
se dissipoient en peu d'heures. Ces riches plaines de la
colonie offroient en quelque sorte l'image, par leur luxe
et leur mouvement, de ces grandes capitales divisées en
nombreux quartiers, où le commerce, les affaires, les
intrigues et les plaisirs- entretiennent une perpétuelle
agitation et un mouvement sans repos 2. »
Je crois, quand même, qu'il y a là beaucoup d'opti-
misme et la généralisation un peu hâtive de faits trop
particuliers. Sans doute, dans certains «quartiers », dans
la plaine du Fonds, par exemple, « on se réunit volon-
1. Moreau de Saint-Méry. Op. cit., t. I, p. 20.
2. Mémoires du comte L.-Ph. de Ségur. 1824. 3 vol. in-8°, t. I, p. 468-
469.

VIE ET MOEURS CRÉOLES
321
tiers, les propriétaires vivent entre eux, et la société est
très bien composée 1 ». Mais enfin, presque partout ail-
leurs, il paraît bien en avoir été autrement. « A Saint-Do-
mingue, constate M. de Wimpffen, il n'y a aucune des
ressources que procure ailleurs le commerce de la société.
A peine, dans la partie que j'habite, se connaît-on d'habita-
tion en habitation... Tout homme qui peut arriver à la for-
lune sans le secours de son voisin, comme dans cette colo-
nie,perd nécessairement, en effet, une partie de ses qualités
sociales, et tel est aujourd'hui l'habitant de Saint-Domin-
gue. La première ambition est de faire fortune, la seconde
de la faire au plus tôt, afin de quitter au plus vite un pays
où l'on ne satisfait que très imparfaitement aux besoins
de la vanité... Des hommes toujours prêts à partir
accueillent très peu celui qui arrive et se soucient encore
moins de contracter même entre eux une société plus
intime que celle qui s'établit entre voyageurs 2. » Pareille
chose est confirmée par Dubuisson. « Les charmes d'une
société choisie, écrit-il, dont tous les membres correspon-
dent réciproquement à faire couler avec douceur les ins-
tants du jour où ils se trouvent ensemble, sont absolument
impossibles à goûter à Saint-Domingue, quoique nombre
de personnes aient chacune séparément toutes les qualités
pour composer un cercle délicieux de femmes aimables
et d'hommes intéressans. Mais le train des affaires isole
et tient séparés, souvent à de grandes distances, ceux que
la conformité de goûts, d'humeurs et de talents destinoit
le plus à se rapprocher. Tout le monde est absorbé par
1. Moreau de Saint-Méry, Notes historiques... (A. M. G., F3133, p. 339).
2. Wimpffen, Op. cit., t. I, p. 154-155 ; t. II. p. 135-136.
21

322
SAINT-DOMINGUE
l'intérêt, on n'a le temps que de calculer, et l'on renvoie
les instants de jouir à ceux que l'on se promet en
Europe1 ». En fin, un auteur que l'on ne taxera pas de
passion, Moreau de Saint-Méry, après avoir remarqué
que, « à Léogane et en d'autres quartiers, il n'y a pas de
société, qu'on y vit isolé 2 », avoue volontiers, en géné-
ralisant, qu' « il se forme à Saint-Domingue très peu de
ces liaisons agréables, qu'on nomme la société ; car les
hommes, tout occupés de leurs affaires, ne se rassem-
blent en quelque sorte que pour en parler, et les femmes
se réunissent peu3 ».
Presque tous les auteurs, que je viens de citer, attri-
buent, on le voit, à l'éloignement des habitations les
unes des autres, et au « perpétuel tracas » des affaires
ce qui apparaît ainsi comme un fait universel et
prouvé : le peu de goût qu'ont les planteurs pour « la
société ». Évidemment, il y a bien là certaines des rai-
sons qui peuvent les en éloigner. Ne pourrait-on toute-
fois en découvrir d'autres dans la « nature » même des
créoles, telle que j'ai essayé de la dépeindre? La société
est, en somme, ce que l'individu la fait, et l'on a vu ce
qu'est « l'individu » à Saint-Domingue. « Des gens,
écrit un observateur sagace, des gens rassemblés de
tous les pays d'Europe, qui, àforce de vivre isolés et con-
centrés dans eux-mêmes, ou leur alentour, ont pris la
malheureuse habitude, quoique respirant le même air, de
se regarder comme étrangers les uns aux autres et bien
1. Dubuisson, Op. cit., 2° partie, p. 4-5.
2. Moreau de Saint-Méry, Notes historiques... (A. M. C., F3 133,
p. 259).
3. Moreau de Saint-Méry, Description de la partie française de Saint-
Domingue, t.I, p. 18.

VIE ET MŒURS CRÉOLES
323
souvent comme ennemis, n'est-ce pas là ce qui a donne
lieu au reproche mérité qu'il n'y a point de patrie à Saint-
Domingue, point d'esprit public, par conséquent rien qui
puisse élever l'âme et la porter aux grandes vertus et aux
grandes actions 1 ? » Très finement sont analysés là les
« autres » motifs de la « sauvagerie » des colons. Ces
hommes ont commencé à vivre seuls, et cela, je le
veux, par nécessité. Mais, à vivre seuls, ils ont bientôt
pris l'habitude et comme le goût de la solitude, et, par
un cercle insensible, sont devenus naturellement ce qu'ils
avaient d'abord été forcés d'être. Un fait confirme cette
remarque. Tous les voyageurs sont d'accord pour vanter
l'hospitalité des colons au premier âge de la colonie. Or,
à la fin du XVIIIe siècle, l'esprit de société s'est si bien
perdu à Saint-Domingue, que M. d'Estaing peut écrire,
en 1768 : « Ceux qui ont rendu compte du peu de dépense
qu'on est obligé de faire, lorsqu'on voyage à Saint-
Domingue, parlent d'après les connoissances qu'ils ont
eues de la facilité et de l'urbanité qui régnoient autre-
lois chez les anciens colons. L'administration conten-
tieuse et juridique et la (in des milices ont totalement
changé cet esprit. Tout homme, qui ne veut pas essuyer
la réception la plus honteuse et les déboires les plus
humilians, est forcé de faire les plus longues routes avec
ses chevaux et ses domestiques et de chercher asile dans
1. Lettre de M. Le Brasseur, intendant au Cap, du 15 septembre 1781
(A. M. G., Corr. gén., Saint-Domingue, vol. CLI). — « Il n'y a point de
société à Saint-Domingue, écrit de même M. Hilliard d'Auberteuil, per-
sonne ne se voit, tout le monde se craint, chacun semble haïr ceux qui
l'entourent... On porte l'air de la tristesse et de la contrainte jusque
dans les rendez-vous que donne le plaisir. » (Hilliard d'Auberteuil,
Con-
sidérations sur l'état présent de la colonie de Saint-Domingue,
Paris.
1776-77, 2 vol. in-8°. t. I, p. 107.)


324
SAINT-DOMINGUE
les maisons des nègres et des mulâtres qui sont deve-
nues des espèces d'auberges 1. »
Remarquez d'ailleurs que bien d'autres traits du carac-
tère créole ont pu contribuer à cette décadence, chaque
jour plus sensible, de l'esprit de société. Irascibles,
capricieux, entiers dans leurs volontés, impérieux, tels
nous sont apparus les colons de leur continuel contact
avec leurs noirs. Et, ne sont-ce pas là les défauts les plus
anti-sociaux du monde? « La principale cause du peu
de sociabilité à Saint-Domingue, c'est le faux point
d'honneur. Dans un pays, où la fortune fait tant de
rivaux, il est difficile de prendre ces dehors polis qui
sont peut-être la première sauvegarde de la fierté par-
ticulière. L'habitude de commander aux esclaves et de
ne trouver que de la soumission rend nécessairement
le caractère des créoles un peu altier 2. » « Des préten-
tions rarement fondées ou ridicules, écrit d'autre part
M. de Wimpffen, des démêlés d'abornement, d'usurpa-
tion de terrain, des dégâts causés par les nègres et
les bestiaux, entretiennent une mésintelligence ou tout
au moins une tiédeur qui interdit une communication
réciproque en une île où l'hospitalité étoit autrefois si
célèbre 3. »
Il faut ajouter à cela une vanité générale, un amour-
propre universel, qui poussent les colons à se priver du
plaisir des réunions, plutôt que d'y paraître inférieurs à
leurs voisins. « Le goût du luxe a tué la société à
1. Lettre de M. d'Estaing, du 15 janvier 1768 (Ibid., vol. CXXVIII).
2. Moreau de Saint-Méry, Description de la partie française de Saint-
Domingue, t. I, p. 22.
3. Wimpffen, Op. cit., t. I, p. 155.

325
VIE ET MOEURS CRÉOLES
Saint-Domingue », reconnaît Moreau de Saint-Méry,
« dans les lieux mêmes où il étoit le plus établi ». « Les
femmes de la plaine du Fonds, par exemple, paraissant
quelquefois avec quatre déshabillés différons dans le
même bal et ne voulant point faire resservir les mêmes
pendant longtemps, cette magnificence effrénée rend leur
parure très coûteuse et tend à élever entre elles des
haines secrètes nées d'une rivalité orgueilleuse » ; et
« à Jérémie il y a peu de société », uniquement parce
que ces habitudes importées de la plaine du Fonds ont
produit les mêmes effets 1.
Ce n'est point, — comme le constatent les textes que
je viens de citer, — qu'il n'y ait jamais de réunions
entre planteurs. Mais ceux qui y sont conviés s'en débar-
rassent, — qu'on me passe l'expression, — de la façon
la plus expéditive. « On arrive, à Saint-Domingue, presque
au moment du repas, sur les habitations où l'on doit dîner.
On mange bruyamment, on joue un couple d'heures, et
chacun retourne chez soi 2 ». « L'existence triste et mono-
tone du propriétaire à Saint-Domingue, écrit un autre,
n'est interrompue que par quelques petits voyages qu'il
fait de temps en temps, à la ville ou à la bourgade la plus
prochaine, pour la veute de ses denrées ou pour l'achat de
celles dont il a besoin. Quelquefois, il invite ses voisins à
dîner chez lui, ou il est invité chez eux. Tristes repas !
L'intérêt et le libertinage y font l'unique assaisonnement
des conversations . Les liaisons d'amitié sont, d'ailleurs, si
rares parmi eux que la plupart des individus doivent se
1. Moreau de Saint-Méry, Notes historiques... (A. M. C, F3 133,
p. 351, 377).
2. Ibid., P. 457.

326
SAINT-DOMINGUE
suffire à eux-mêmes 1. » « Il faut du temps, note enfin
M. de Wimpffen, pour s'acclimater au ton de ce qu'on
nomme ici la société... Gomme tout le monde est habi-
tant, ou a la prétention de le devenir, il est tout simple
que chacun parle de ce qui l'intéresse, de sorte que l'on
n'a pas plutôt cessé de parler de ses nègres, de son coton,
de son sucre, de son café, que l'on reparle coton, sucre,
café, nègres. Toutes les conversations commencent, se
soutiennent, finissent, et recommencent par là... Vous
vous imaginez bien que chacun apporte là sa dose de
prétention. Mais sur quoi la croyez-vous fondée? Sur
l'étendue de ses possessions, sur les progrès que la cul-
ture doit à ses lumières? Non, mais bien sur l'espèce
de denrées qui fait son revenu, de sorte que le cultiva-
teur cafetier ne manque pas de rendre au cultivateur
cotonnier le dédain avec lequel le cultivateur sucrier
l'écoute. Le nombre de nègres entre aussi pour beaucoup
dans le degré de considération auquel il est permis de
prétendre. Le mélange des sexes, qui fait ailleurs un des
premiers charmes de la société, lorsqu'aucun n'usurpe
le caractère de l'autre, n'ajoute ici rien à son agrément.
Les femmes européennes ne voient guère les créoles que
pour se moquer d'elles, surtout lorsqu'elles n'ont pas été
élevées en France ; celles-ci ne voient guère dans les
autres que des bégueules ; tandis que les hommes, qui
ne trouvent que rarement, et chez les premières surtout,
le degré de sensibilité dont les mulâtresses se piquent,
les laissent gémir entre elles sur la décadence de l'an-
cienne courtoisie et la dépravation des goûts de notre
1. Girod-Chantrans, Voyage d'un Suisse, p. 141-142

VIE ET MOEURS CRÉOLES
327
sexe. La langueur, que cette monotone manière jette
dans le commerce de la vie, n'est corrigée ni par l'ins-
truction, ni par les talens, ni même par le goût de la
lecture..., car, si on lit, ce sont des ordures, comme
Mar go t la Ravaudeuse1. »
Aussi, le jeureste-t-il la suprême ressource en ces sin-
gulières assemblées. « S'il est en effet un pays au monde
où les jeux de hasard doivent s'établir facilement, c'est
celui où les sociétés rarement composées des deux sexes
ne sont fréquentées que par des hommes qu'un choc iné-
vitable d'intérêts contraires rend souvent ennemis et que
la politique et la bienséance seules rassemblent, où non-
seulement le jeu éloigne la gêne et l'ennui d'une con-
versation languissante, mais où il fixe agréablement les
regards de tous sur un métal qu'ils adorent et pour lequel
ils n'ont pas craint de passer les mers. Ne soyons donc
pas surpris de le voir régner à Saint-Domingue, jusque
dans les campagnes les plus reculées 2. »
VI
Mais, me dira-t-on, la vie, qui vient d'être ainsi
dépeinte n'est celle que d'une partie de la population de
Saint-Domingue, des planteurs et de leur famille. Or, s'il
y a 25.000 blancs dans la colonie, il ne faut pas oublier
que, vers 1788, il y en a près de 3.000au Cap3, et environ
1. Wimpffen, Op. cit., t. I, p. 142-146, passim. —Margot la Ravau-
deuse, par Fougeret de Montbron, Hambourg, 1750, in-12.
2. Girod-Chantrans, Op. cit., p. 249.
3. « Il y a au Cap [en 17881,12.149 habitans : 2.738 blancs, 1.264 affran-

328
SAINT-DOMINGUE
2.000 au Port-au-Prince 1, et que, dans ces deux centres
au moins, l'existence doit être autrement variée, autre-
ment mouvementée, autrement agréable que dans le
reste de l'île. Je suis ainsi amené à décrire la physiono-
mie des « cités » à Saint-Domingue. Je l'avoue par
avance, il n'y aura pas là de quoi me faire revenir sur
ma thèse.
Assurément, en ces deux ports surtout, du Cap cl du
Port-au-Prince, les principaux de la colonie, la vie
est plus imprévue, plus diverse, plus tumultueuse
qu'ailleurs. Il serait superflu, en particulier, de dépeindre
l'extraordinaire animation du Cap, où peu de jours
s'écoulent sans amener plusieurs navires de France ou
de la côte d'Afrique, où débarquent continuellement de
nouveaux arrivants, où affluent « les gens de l'inté-
rieur », qui y apportent les produits de leurs planta-
tions. Mais cela veut-il dire que la vie matérielle et sociale
soit là très différente de ce que nous l avons vu être
ailleurs? Il ne le semble pas.
De multiples descriptions et inventaires, — de la des-
cription de la maison Gentil, au Cap, par exemple, —
il ressort tout d'abord que l'aspect et l'aménagement des
habitations urbaines ne diffèrent pas sensiblement de
ceux des habitations de la plaine 2. Et le contenu répond
chis, 8.147 esclaves. » (Ducœurjoly, Manuel des habilans de Saint-Do-
mingue,
1802, t. I, introd., p. CLXVIII.)
1. « Au Port-au-Prince, il y a [en 1788], 1.800 blancs, 400 affranchis,
4.000 esclaves. » (Ibid., p. CLXVIII).
2. « La maison Le Gentil, au Cap, est composée d'une avant-cour, avec
un grillage en bois peint, sur un appui de maçonnerie ; la porte est en
grillage. Deux pavillons aux deux côtés font les encoignures de dedans,
de 10 pieds carrés de maçonnerie avec leurs charpentes couvertes d'ais-

VIE ET MOEURS CRÉOLES
329
au contenant. Au dedans de ces demeures, nul confor-
table, en effet, nulle superfluité, nul arrangement de
luxe. Cherchant à nous « représenter le tableau mou-
vant d'une ville de colonie, d'une ville de Saint-Domin-
gue », « on n'y voit point, écrit Malouet, on n'y voit
point d'homme assis sur son foyer, parlant avec intérêt
de sa ville, de sa paroisse, de sa maison, de ses pères ;
on n'y voit que des auberges et des voyageurs. Entrez
dans les maisons de ces hommes ; elles ne sont ni com-
modes, ni ornées. Ils n'en ont pas le temps, ce n'est
pas la peine, voilà leur langage1. » Et ailleurs :
« Dans les cités la commodité, la salubrité, remarque le
même auteur, manquent, en général, aux locaux d'habi-
tation, parce qu'on n'y met rien de ce qui peut plaire,
séduire, attacher; tous ne songent qu'à les quitter;
santés. Ladite cour est fermée des deux côtés Est et Ouest d'un mur de
8 pieds de haut. Le corps de la maison est en bois de charpente palis-
sadé sur un solage de 3 pieds en maçonnerie, avec un perron de quatre
marches régnant sur la façade de l'avant-cour.
« Cette maison est composée d'une salle de 21 pieds de largeur sur
27 de longueur. A droite, sont deux cabinets de 10 pieds carrés, dans
l'un desquels est un escalier de charpente pour monter à une chambre
haute; à gauche, sont deux chambres ou cabinets de 10 pieds sur 18 ;
ensuite une chambre de 20 pieds carrés et une autre de 10 pieds sur 18
qui forme une aile en dedans de la deuxième cour, vis-à-vis laquelle
est un salon de 12 pieds carrés ; et, entre ladite aile et ledit salon, est
Un perron de 12 pieds de large avec plusieurs marches, le tout bien
carrelé. Dans le haut, sont une chambre et deux cabinets ensemble de
21 pieds sur 27, et au-dessus de la salle, un grenier.
« Dans la seconde cour, allant au jardin, sont deux pavillons de
20 pieds carrés de maçonnerie, l'un servant de cuisine, l'autre d'office,
attenant auquel est une chambre pour nègres de 10 pieds carrés sur
18, aussi en maçonnerie, un puits et une balustrade sur un mur d'appui
et la porte du jardin, entre lesdits deux pavillons. Au delà, est une
remise, et un jardin au bout duquel est un cabinet de commodité, le
lout entouré de murs. » (A. M. C, Corr. gén., Saint-Domingue, C9,
vol. CLVI.)
i. Malouet, Essai sur Saint-Domingue, dans Collection de Mémoires
sur les colonies, t. IV, p. 126-128.

330
SAINT-DOMINGUE
chacun se hâte, se dépêche ; ils ont l'air de marchands
dans une foire l. »
D'autre part, l'aspect général des villes est-il vraiment
de nature à justifier les enthousiastes descriptions de
quelques auteurs contemporains de nous? « Au Cap,
écrit Dubuisson, — à la fin du XVIIIe siècle, qu'on le
remarque, — les rues sont infectées par les eaux crou-
pissantes des ruisseaux qui les coupent transversale-
ment... ; car, quoique pavée, la ville l'est si mal... Quant
au Port-au-Prince, c'est une agglomération de cinq à
six cents cases, la plupart en terrasses et n'ayant que le
rez-de-chaussée, perdues dans une enceinte qui pourroit
comprendre 20.000 maisons. S'il a plu la nuit, vous ne
pouvez marcher le matin dans les rues, d'une immense
largeur, qui ressemblent à de grands chemins boueux
et sont bordées de fossés où l'on entend coasser les cra-
pauds. On les a recouvertes d'un tuf blanc et poreux,
qui se gonfle au moindre grain, devient adhérent au
pied et rend la circulation impraticable jusqu'à 10 ou
11 heures 2. » « Le Port-au-Prince, confirme M. de Wim-
pffen, ressemble vraiment à un camp tartare 3. » Et
Moreau de Saint-Méry, lui-même, déclarant « que cette
expression, pour avoir un peu perdu de sa vérité, ne
peut pas passer cependant pour entièrement inappli-
cable 4 », ajoute qu'en ce qui concerne le Cap : « II
est peu de villes, où il existe aussi peu de police. Les rues
1. Malouet. Ibid., p. 99.
2. Dubuisson, Op. cit., 2e partie, p. 32.
3. Wimpffen, Op. cit., t. I, p. 277.
4. Moreau de Saint-Méry, Description de la partie française de Saint-
Domingue, t. II, p. 321.



VIE ET MŒURS CRÉOLES
331
y sont des cloaques ; on y met tous les embarras, qu'on
veut, et il est bien commun d'y voir des voitures et des
chevaux dételés qui les gênent et les infectent 1. »
Si, du reste, l'on n'a point confiance dans pareilles
descriptions, qu'on se reporte aux actes officiels. En
parcourant les décisions des Conseils supérieurs de la
colonie, on pourra voir : de perpétuelles défenses de lais-
ser croupir les immondices dans les rues du Cap, où il
n'y a point encore d'égouts en 173(5, et où Ton porte...,
ou l'on ne porte pas, « les matières fécales» à la mer-; des
interdictions sans cesse réitérées de laisser vaguer dans la
ville des moutons, des cochons, des boucs"; —-et, pour
le Port-au-Prince, des instances faites, à tout moment,
aux habitants de ne point laver leur linge, éteindre de
la chaux, fabriquer de l'indigo, tremper du manioc
dans la seule source qui alimente la ville 4, source
si insuffisante qu'à chaque instant l'on manque d'eau,
et qu'en 1761, « les fontaines du Port-au-Prince consis-
tent dans un ruisseau bourbeux, dont il est impossible
de boire, les habitants étant obligés d'envoyer chercher
de l'eau à une lieue et demie de la ville 5 » ; des recom-
mandations renouvelées faites aux citoyens detenir la nuit
1. Moreau de Saint-Méry, Notes historiques... (A. M. C., F3 132, p. 300).
2. Ibid., F3 133, p. 239.
3. Moreau de Saint-Méry, Lois et constitutions... t. II, p. 778; t. III,
p. 301, 441, 594.
4. Voir des arrêts du Conseil du Port-au-Prince de 1739, et 1772
dans Moreau de Saint-Méry, Op. cit., t. IV, p. 286, et t. V, p. 394.
5. Lettres de MM. Bart et de Clugny, du 5 octobre 1761 (A. M. C,
Corr. gén.. Saint-Domingue, G9, vol. CVIII). — Cf. Moreau de Saint-
Méry, Lois et constitutions, t. IV, p. 431. — La première fontaine publique
ne coule au Port-au-Prince qu'en 1774 (Moreau de Saint-Méry, Descrip-
tion de la partie française de Saint-Domingue, t. II, p. 357).

332
SAINT-DOMINGUE
leurs chiens à l'attache, car ils sont si nombreux et, atti-
rés par les ordures, font un tel vacarme, qu'ils empêchent
la population de dormir1 ; des interdictions répétées faites
aux maîtres de châtier leurs esclaves sur la voie pu-
blique-, aux charretiers d'y laisser « amoncelée la paille
déchargée des cabrouets qui ont apporté de la plaine
les barriques de sucre 3» ; toutes choses qui nous donnent,
il faut l'avouer, une assez singulière idée de la physio-
nomie des grandes villes de Saint-Domingue. Quelle
doit être dès lors celle de cités qui comptent, en 1750,
trente maisons, comme le Petit-Goave, ou soixante,
comme Léogane4 !
Je veux bien, d'autre part, que, dans ces villes, l'exis-
tence quotidienne ait plus de variété et d'agrément que
dans les « savanes » des plaines. Y a-t-il pourtant en
ces agglomérations, surtout commerciales, un esprit de
société beaucoup plus développé qu'à « l'intérieur »,
n'y a-t-il pas seulement une vie extérieure plus intense
entretenue par les distractions multiples qu'offrent de
nombreux lieux de réunion? Lieux de réunion de tout
genre : cercles de société, et au premier rang, le plus
sérieux, le plus grave, le fameux Cercle des Philadelphes
du Cap, groupement à la fois politique, philosophique et
littéraire, mais plus politique que tout le reste 5 ; — loges
1. Moreau de Saint-Méry, Lois et constitutions..., t. V, p. 310.
2. Ibid., t. IV, p. 566.
3. Moreau de Saint-Méry, Notes historiques... (A. M. C, F3,133, p. 138).
4. Lettre de M. de Laporte-Lalanne, fin de 1750 (A. M. C, Corr.
gén., Saint-Domingue, C9, vol. LXXXVIII). A cette date, il y a 100 mai-
sons au Port-au-Prince (Ibid.).
5. Voir les Statuts de ce cercle et une liste de ses premiers membres,
en 1784, aux A. M. C, Corr. gén., vol. LV. — Cf. Moreau de Saint-
Méry, Description... t. I, p. 348 et suivantes.



VIE ET MOEURS CRÉOLES
333
maçonniques, dont la première a été fondée en 1740, au
Cap encore, par un nommé Vianney, arpenteur, et qui
n'ont pas « pris » d'abord, « parce qu'on a fait croire
aux dames que l'objet de cette institution et confrérie
étoit de s'y passer de femmes, — à ce point qu'à l'ori-
gine, les membres n'ont pu obtenir les faveurs ordinaires
de leurs épouses, — et à d'autres, que les francs-ma-
çons se livroient au diable 1 », mais qui ensuite ont mal-
heureusement obtenu plus de faveur, — je dis malheu-
reusement, car ces loges furent les pires conciliabules
où se prépara et s'organisa la Révolution 2 ; — bains
publics, qui sont aussi en quelque manière des endroits
de réunion, et très largement ouverts, « comme ceux du
Cap, où on admet indifféremment les hommes et les
femmes, qui peuvent se mettre ensemble s'ils le jugent
à propos 3 »; — salles où l'on donne à jouer, qui, elles,
datent de loin, et qui conservent toute leur vogue, car
on y voit fondre en quelques nuits les plus grosses
fortunes;—■ théâtres, enfin, du Cap, du Port-au-Prince,
de Léogane, de Saint-Marc, des Cayes, où l'on a la pré-
tention de « donner les dernières pièces de Paris », le
Légataire universel, le Devin de village, Cartouche, la
Gageure imprévue, Annette et Lubin, l'École des pères,
ou les effets de la prévention 4, et qui sont très suivis,
1. Lettre de MM. de Larnage et Maillart, du 23 juillet 1740 (à. M. C,
Corr. gén., Saint-Domingue, C9, vol. LU).
2. Il y a deux loges au Port-au-Prince à la fin de l'ancien régime :
la loge de la Reunion désirée, et celle de la Parfaite union (Moreau de
Saint-Méry, Op. cit., t. II, p. 408).

3. Moreau de Saint-Méry, Xotes historiques... (A. M. C, F3 133,
p. 452).
4. Ibid., p. 188.

334
SAINT-DOMINGUE
puisque les salles de spectacle ne sont fermées que
pendant la quinzaine de Pâques 1, qu'on y vient des
plantations avoisinantes de cinq à six lieues, qu'en 1766,
il y a trois troupes au Port-au-Prince 2, et que, pendant
l'année 1787, la comédie de cette ville réalise 340.000 de
recettes contre 280.000 seulement de frais3.
Il faut bien le dire, toutefois, une cause moins avouable
de cette vie plus animée des villes, c'est la débauche,
la débauche due principalemen t à la présence, à l'en-
tassement dans ces villes, au Cap surtout, des mulâ-
tresses, qui donnent aux rues, aux places, aux lieux de
plaisirs, une physionomie vraiment pittoresque. Ces
femmes vivent la plupart sans aucuns préjugés et spé-
cialement sans aucune religion : Moreau de Saint-Méry
note comme une chose tout à fait extraordinaire, qu'à
la Martinique, au contraire de Saint-Domingue, beau-
coup font leur première communion et se marient 4. Et
partout on les voit s'étalant en.leur costume classique,
« portant avec un art exceptionnel le madras étince-
lant qui orne leur tête. Cette coiffure, haute de six à
huit pouces, étranglée au niveau du crâne, s'élargit dans
la partie supérieure en forme d'éventail ; elle est très
penchée sur l'avant, de manière à laisser à découvert
tout l'arrière de la tête, en voilant presque entièrement
le front jusqu'au ras des sourcils. Ce madras, assujetti
aux cheveux par le moyen d'épingles, est surchargé de
1. Moreau de Saint-Méry, Notes historiques... (A. M. C, F3 133,
p. 242).
2. Moreau de Saint-Méry, Lois et constitutions, t. V, p. 6.
3. Moreau de Saint-Méry, Notes historiques... F3 133, p. 429.
4. Ibid., vol. 136, p. 36.


NÉGRESSES ET MULATRESSE,
D'après une gravure en couleur de A. Brunias.
(Bibliothèque nationale, Cabinet des estampes).

VIE ET MOEURS CRÉOLES
335
broches et de bijoux, et on ne peut faire une plus san-
glante injure à une mulâtresse que de lui arracher sa
coiffure ; elle est sacrée à ses yeux. Une chemise de la
batiste la plus fine, bordée d'une dentelle haute d'un
doigt, cache à peine toute la partie supérieure du corps
jusqu'à la ceinture... et dans l'intérieur, sur la poitrine,
on aperçoit une masse de fleurs de toute espèce dont ces
femmes s'emplissent le corsage l. » « Car elles aiment
passionnément les fleurs, elles s'en parent, elles en tien-
nent clans leurs mains, elles en jonchent leurs têtes et les
armoires où elles placentleurs vêtements, elles ont plai-
sir à en envoyer à l'objet qu'elles aiment, peut-être
parce qu'elles savent, par leur propre expérience, que le
parfum des fleurs éveille la volupté 2. »
Mais achevons la description de leur toilette. « Les
manches de cette chemise, vêtement donc si indiscret,
s'arrêtent au coude, qu'elles dépassent un peu en s'échan-
crant à la saignée; plissées à petits plis, elles sont bouton-
nées à leur extrémité par des boutons en or massif de la
grosseur d'une noix... Autour des reins est nouée une
jupe en étoffé à ramages, à dessins larges et à couleurs
criardes, quelquefois en madras et toujours très ample
et très large par derrière, comme une robe à queue, et
courte par devant... Par-dessus la jupe deux petites
pochettes en toile de batiste brodées ou élégamment
travaillées pendent à la hauteur des hanches... Pour
compléter cette toilette, il ne faut pas oublier les bijoux
qui sont toujours nombreux et volumineux : des bou-
1. Xavier Eyma. Les Femmes du Nouveau Monde, Paris, 1888, nouvelle
édition, in 12, p. 49.
2. Moreau de Saint-Méry. Notes historiques (A. M. C, F3 138, p. 258).

336
SAINT-DOMINGUE
cies d'oreilles en or massif, extrêmement épaisses et si
lourdes quelquefois que leur seul poids déchire l'oreille,
des colliers de grenat ou de corail, des broches, des
épingles \\ »
En quelques endroits, au Port-au-Prince, par exemple,
ces «créatures» ont, comme guidon et comme enseigne,
« de petits parasols avec des crépines d'or ou d'argent,
garnis de cordellières, de cordes à puits, de graines
d'épinards-» : mais « les choses qui conviennent à toutes
et en tous lieux, c'est cette démarche lente, accompa-
gnée de mouvemens de hanches, de branlemens de
tête, à la manière des chevaux enharnachés et panachés ;
c'est le mouchoir à la main agité par un bras qui se
meut le long du corps ; c'est l'habitude d'avoir presque
toujours à la bouche un morceau de bois pour se frotter
les dents 3 » ; et ainsi s'en vont-elles, fredonnant quelque
refrain en patois créole, tel que celui que nous a conservé
Moreau de Saint-Méry :
N'a rien qui dous tant comme la ville !
Vini louger coté moin.
Gnia point dans morne, ma chère,
Gnia point des métiers qui doux.
Femme qui sotte ne sait com'yo sa fair,
Ça fait à nous grande piquic v.
Comment toi vlé gagner cotte ~°
Si toi pas gagner l'argent.
1. Xavier Eyma, Op. cit., p. 40-50.
2. Moreau de Saint-Méry, Notes historiques... (A. M. C., F3 133,
p. 221).
3. Ibid., p. 373.
4. Piquié, pitié.
5. Gagner de beaux vêtements.

VIE ET MOEURS CRÉOLES
337
Yo vos dit, femme est bin sotte,
Si pas connaît fair payer blanc !l
Mais ces toilettes tapageuses, ces attitudes provo-
cantes ne sont rien en comparaison de celles qu'étalent
et que prennent les filles de couleur, insatiables de luxe
et de débauche, dans les grands bals que fréquemment
elles offrent à leurs amis. « On a vu à Jérémie jusqu'à
trois de ces bals donnés par elles en une seule année :
dans le premier on n'admettait que celles vêtues en taf-
fetas ; dans le deuxième, que celles habillées en mous-
seline; dans le troisième, que celles mises en linon 2. »
Et pareilles fêtes qui presque toujours dégénèrent en
orgies, où, à un moment donné, les lumières sont
éteintes, ont fait plus que tout, à juste titre du reste,
pour établir la réputation de corruption babylonienne
des villes de Saint-Domingue3.
Reconnaissons-le, ce sont là les seules brillantes
« réunions de société » des villes de la colonie. Les
hommes s'y rendent volontiers, sans que, comme l'on
dit, cela tire à conséquence. Ailleurs, ce n'est pas la
même chose. Dès qu'une réception est organisée par
quelqu'un dit de la société, tout de suite mille « consi-
dérations » surviennent qui la font échouer. Sait-on
d'abord avec qui l'on s'y rencontrera? Car la « com-
pagnie » des villes est singulièrement mêlée. « Le Cap,
constate un mémoire de 1780, est une ville très consi-
dérable, très peuplée, très commerçante, dans laquelle,
1. Ibid., F3 139, p. 21.
2. Ibid., F3 133. p. 386-387.
3. A. Dessalles, Histoire générale des Antilles, t. V, p. 520.
22

338
SAINT-DOMINGUE
à l'exception des négociants et de ce qui tient à la ma-
gistrature, la population n'est pour ainsi dire composée
que de gens arrivant journellement d'Europe, qui, pour
la plupart, ont passé les mers, fuyant leur famille et
leur pairie, et sont venus en Amérique pour se sous-
traire soit aux corrections de leurs parens, soit à celles
de la justice. Depuis la paix, le nombre des habitans
blancs a doublé, et il n'arrive pas un bâtiment de com-
merce, qui ne soit chargé de l'espèce mentionnée ci-
dessus. Les vols, le tapage, les jeux, le libertinage, les
mutineries, l'on dit presque les séditions, menacent de
plus en plus cette ville de quelque accident funeste et
que le gouvernement ne pourra arrêter que par les
moyens les plus violons. Aussi est-il de la nécessité la
plus absolue d'y établir promptement une police forte
et active
»
Étrange et insolite, d'après cela, doit donc être sou-
vent la société qu'on s'expose à recevoir et à fréquenter.
Après avoir exposé comment se forme cette société :
« Il y a pourtant quelques honnêtes gens, même dans les
grandes villes de Saint-Domingue, ajoute naïvement un
auteur, malgré la peine qu'ils ont à conserver leur pro-
bité au milieu de tant d'autres qui n'en ont point 2. » Le
mémoire, dont j'ai cité plus haut un passage, met spécia-
lement à part le monde de la magistrature. Mais ce
monde, on s'en souvient, n'est pas lui-même aussi
« fermé » qu'il serait permis de le croire. J'en ai déjà
dit les faiblesses. De nouveaux détails me portent à
1. Mémoire sur la police du Cap, 1780 (Arch, du min. des Col., Corr.
gén., Saint-Domingue, 2e série, carton XXX).
2. Hilliard d'Auberteuil, Considérations..., t. II, p. 35.

MARCHANDE DE FLEURS ET FEMMES DE COULEUR,
D'après une gravure de A. Brunias.
(Bibliothèque nationale, Cabinet des estampes).


VIE ET MOEURS CRÉOLES
339
croire qu'il n'accueille pas dans son sein que des gens
irréprochables. Le 26 décembre 1764, M. d'Estaing
écrit: « Un nommé Dumesnil, chassé de chez M. de Vol-
taire, dont il étoit le secrétaire, escroc et filou connu à
Genève sous le nom de Savigny de Rouville, à Dijon et
à Lyon sous celui de Rouville de Savigny, décoré à
Paris d'un petit collet, et appelé l'abbé Dubois, où il
étoit infiniment utile à la société, en jouant publique-
ment le rôle de m... pour deux louis, est de présent
avocat très digne en celte colonie, et l'organe dont se
servent les boute-feux du Conseil supérieur du Port-au-
Prince 1. »
Et sans qu'il proteste beaucoup, l'on chansonne de
môme, au Cap, en de mordants couplets, le sieur D...,
dont, à en croire les mauvaises langues, les origines ne
seraient pas entièrement honorables, les antécédents
parfaitement inattaquables :
D..., devenu magistrat
Et chef du secrétariat
De la Chambre d'agriculture,
Nous prouve, par son aventure,
Qu'ici les enfants de pendus
Seront toujours les bien venus.
Vous qui craignez qu'à votre nom
Le gibet n'imprime un affront,
Sur vos enfans, soyez tranquilles !
Ils apprendront qu'en cette ville
On leur permet d'être avocats,
Même on en fait des magistrats 2 !
1. Lettre de M. d'Estaing, du 26 décembre 1764 (A. M. G., Corr. gén.,
Saint-Domingue, 2e série, carton XVI).
2. Moreau de Saint-Méry, Notes historiques sur Saint-Domingue (Arcb.
du min. des Colonies, F3 136, p. 450).

340
SAINT-DOMINGUE
En un pays, du reste, où les fortunes se font et se défont
en quelques années, quelques mois, et où la richesse reste,
en somme, le principal passe-port, est-on jamais sûr de
qui l'on reçoit, de qui l'on fréquente ? « J'ai vu, écrit
Malouet, un prêtre, qui avoit été vicaire au Cap, se faire
dans la même ville archer de maréchaussée, et ensuite
marchand grosseur; il étoit de plus moine et gentilhomme,
et fut découvert dans sa boutique par un supérieur de
sa mission... Il n'est pas rare de voir un raffineur, écu-
mant le sucre chez un habitant, porter un nom distingué.
J'ai vu le petit-neveu d'un homme illustre se trouver
trop heureux d'obtenir une place d'huissier, et ce n'étoit
pas un mauvais sujet, mais un homme borné et avili par
la misère. Par contre, l'homme de condition se fait paco-
tilleur, ou régisseur, ou fermier d'un roturier; le mar-
chand, homme de robe. L'honnête bourgeois a des nègres
boulangers et vend du pain à toute sa société. Un autre
ne rougit point d'être boucher, ou fermier des bouche-
ries. L'artisan, qui a fait fortune, quitte la ville et sa
boutique, achète une habitation et devient un homme
considérable, qu'il seroit ridicule, dangereux même,
de traiter comme un artisan. Tel homme a com-
mencé par vendre des allumettes qui, au bout de dix
ans, se trouve propriétaire d'un magasin de cent mille
écus 1. »
« Dans cette colonie, avoue un babitant du Port-au-
Prince, la société n'y est donc pas sûre. Les plaisirs des
âmes honnêtes y sont inconnus. Nulle sensibilité, nul
goût pour les lettres et les arts. On joue, on s'ennuie,
1. Malouet, Essai sur Saint-Domingue, dans Mémoires sur les colonies,
t. IV, p. 126-127.

VIE ET MOEURS CRÉOLES
341
on calomnie, tous se haïssent ou se jalousent1. » Tous
se haïssent ou se jalousent, voilà qui marque bien l'état
d'esprit de ceux-là même que leur rapprochement les
uns des autres semblerait devoir forcer à se voir. On se
hait pour mille motifs, mais surtout pour des questions
féminines, pour des rivalités commerciales, pour des
compétitions de places, car nulle part ces compétitions
ne sont aussi âpres, enragées et furieuses qu'à Saint-
Domingue. « DesAméricains,qui seconnaissent entre eux
et no se passent rien, écrit M. d'Estaing au ministre, la
malignité est le premier amusement... Les fleurs de
Saint-Domingue, Monsieur le duc, sont des draps mor-
tuaires, des libelles et des menaces continuelles d'être
assassiné ou empoisonné2. » On se jalouse pour mille
futilités : « Au Cap, remarque Moreau de Saint-Méry,
on ne connaît pas les douceurs de la société, de cette réu-
nion d'individus qui se conviennent plus ou moins et
qui mettent en commun le désir de se plaire les uns aux
autres et de charmer les heures de leurs loisirs. On
ignore le plaisir de se livrer à cette espèce d'abandon,
où l'on s'oublie, pour ainsi dire, soi-même, pour s'occu-
per des autres, pour mieux goûter des délassements qui
appellent et excitent la gaieté. Si l'on joue, c'est pour
gagner; si l'on cause, c'est d'affaires; si l'on va au spec-
tacle, c'est pour faire assaut de vanité ; au bal, c'est
pour s'exténuer ; si l'on se régale, c'est l'orgueil qui le
1. Mémoire de M. Le Tort, conseiller au Conseil supérieur du Port-
au-Prince, 1777 (A. M. C, Corr. gén., Saint-Domingue, 2e série, car-
ton XXVIII).
2. Lettres de M. d'Estaing au ministre, du 17 novembre 1764 et du
8 janvier 1766 (A. M. C, Corr. gén., Saint-Domingue, C9, vol. CXX et
CXXVII).

342
SAINT-DOMINGUE
veut, et c'est pour avoir chez soi une cohue qui fait fuir
la véritable joie. Et le dirai-je, c'est au caractère de la
plupart des femmes qu'il faut reprocher la perte d'une
des plus délicieuses jouissances de la vie. Avec peu
d'amabilité et de politesse, elles ont mille prétentions et
se prodiguent entre elles les marques du défaut d'édu-
cation. Elles se disputent les places au spectacle, et
comptent les visites et les invitations qu'elles se font.
S'il y en a plusieurs, par exemple, qui doivent quêter le
même jour à l'église, il y en a qui font coucher le coif-
feur chez elles, afin d'être les premières prêtes et d'aller
s'emparer des places qu'elles croient les meilleures. En
un mot, jamais l'orgueil n'a rien imaginé de plus puéril
et de plus capable d'empêcher toute liaison. Il faut donc
vivre pour soi, être égoïste par nécessité, comme par
calcul, et ne songer qu'au gain 1 ».
On peut se figurer dès lors ce qu'est la chronique
scandaleuse de villes comme le Cap et le Port-au-Prince,
le Cap surtout. C'est un ridicule ramassis de médisances,
de calomnies, de commérages qui s'exercent surtout sur
les aventures galantes des personnes les plus en vue.
Mettre tout cela en chansons est du dernier piquant. De
ces chansons, Moreau de Saint-Méry nous a conservé
plusieurs. J'en donne une, la plus lisible, à tous les points
de vue, comme exemple d'un divertissement de société
1. Moreau de Saint-Méry, Description..., t. I, p. 531-532, et Notes his-
toriques... (A. M. C, F3 133, p. 452). Ce qui est causé là par la jalou-
sie et l'amour-propre, est ici l'effet de l'apathie et de l'indifférence.
«On regrette au Port-au-Prince comme au Cap que les femmes montrent
autant d'éloignement pour la société... Elles sont trop sédentaires et
ne s'aperçoivent pas qu'elles forcent les hommes à remplacer les jouis-

sances calmes et douces par des goûts dont elles déplorent les effets. »
(Moreau de Saint-Méry, Description..., t. If, p. 408.)

VIE ET MOEURS CRÉOLES
343
très en honneur dans les villes de la colonie. Elle est
intitulée : Les beautés du Cap.
Le Cap, ville assez triste,
Peut fournir une liste
Des beautés qu'à la piste
Suivent tous nos roquets, ets, ets, ets.
Tu le veux, ma Glycère,
Il faut te satisfaire,
Te faire un inventaire
De leurs appâts coquets, ets, ets, ets.
D'abord vient la M...ude,
Dont l'abord est peu rude,
Malgré son air de prude,
Qui n'en impose pas, ah ! ah ! ah !
Et pour Madame D..e
Elle a tant pris de dose
Que, dupe de la chose,
Elle est presqu au trépas, ah ! ah ! ah !
D...y, vieille et bossue,
Avec sa peau velue
Et son air de morue,
Veut plaire et ne plait pas, ah ! ah ! ah !
Saint-Sauveur la courtise
Et pourtant la méprise.
J'admire l'entreprise,
Mais je ne l'envie pas, ah ! ah ! ah !
La L... dans sa retraite,
A Poudens
en cachette,
Est fidèle et discrete.
On est surpris du cas, ah ! ah ! ah !
Mais de sa continence,
Voilà la conséquence :
D'Alibert est en France
Et Bauzy n'en veut pas ! ah ! ah ! ah !
i. M. de Poudens, colonel du régiment de Gâtinois.

344
SAINT-DOMINGUE
Taillée en dame-jeanne,
La D...is, Dieu me damne !
Follement se pavane
Pour son commandement, ent, ent, ent !
Mais sur son impudence
Mille brocards on lance,
Dès l'instant que l'on pense
A son tempérament, ent, ent, ent !
Madame la Baronne,
Vous me la baillez bonne
De croire qu'on vous pardonne
Tous vos petits ébats, bats, bats, bats !
On se tairoit sans peine,
Si, rompant votre chaîne,
La grande Madeleine
Ne le disoit tout bas, bas, bas, bas '.
La grande Clémentine
Follement s'imagine
Qu'on oubliera la mine
Que son beau-frère a fait, ait, ait, ait 1 !
Mais, sans toucher l'affaire
Du malheureux notaire,
Il est tant de manières
D'abaisser son caquet, et, et, et !
Plus intrigante qu'elle,
Lui soufflant Fontenelle,
L...re est un modèle
Des filles de Dourdan, an, an, an !
Formée à cette école,
Elle a, sur ma parole,
Pour y jouer un rôle,
Le plus heureux penchant, ant, ant, ant !
Le...t sans adresse,
Ni même gentillesse,
D'un faux air de jeunesse
1. Il avait fabriqué un faux testament.

VIE ET MOEURS CRÉOLES
345
Compose son maintien, en, en, en!
A son ton d'arrogance,
Son air de suffisance,
On la croit d'importance.
Hélas ! c'est moins que rien, en, en, en !
Petit pantin magique,
Précieuse Monique,
Par ta morgue emphatique,
Crois-tu nous plaire, bon ! Non, non, non !
Sois petite maîtresse,
Coquette sans adresse,
Affiche-toi sans cesse,
Mais baisse un peu le ton, ton, ton, ton !
La D...ps, dans son morne,
A son mari se borne,
Et ne veut plus de corne
Orner son chef altier, er, er, er !
D'un propos aussi morne
Sa sagesse en vain s'orne,
Le public l'amacorne
Avec son atelier, er, er, er!
Si parfois on cajolle
La petite G. ..olle,
Elle croit qu'on raffole
De ses minces attraits, aits, aits, aits!
Il n'est pas dans la ville
De femme aussi facile ;
Il en faudrait un mille
Pour combler ses souhaits, aits, aits, aits.
Sous un air de Vestale,
La G...ve nous étale
Des beautés qu'à la halle
On étale à tout prix, hi ! hi ! hi !
A son tour, sa parure,
Son esprit, sa tournure,
On reconnaît l'allure
Des filles de Paris, ri. ri, ri.

346
SAINT-DOMINGUE
Quand une voie secrète,
Que la C.ton rejette
Lui crie à pleine tête :
Le temps passé n'est plus, plus, plus, plus!
On rit de sa chimère,
Quand on voit qu'à Cythère
Voyage elle veut faire,
En dépit des rebuts, buts, buts, buts!
Quand, dans une assemblée.
Petite mijaurée
G...el fait la sucrée,
On doit rire aux éclats, clats, clats, clats !
Malgré sa taille étique,
Son minois narcotique,
Elle est, dit-on, publique ;
On ne le diroit pas ! pas, pas, pas !
Pl...et, belle statue,
Pour certain mal qui tue,
Aujourd'hui dépourvue,
Ne s'en console pas, pas, pas, pas !
« Craint-on, dira Courrejolle 1,
La petite vérole ? »
Non, non, sur ma parole,
C'est bien pis que cela, la, la, la !
Impérieuse, hautaine,
Méchante, bête, vaine.
On reconnaît sans peine
De qui je veux parler, 1er, 1er, 1er !
Si pourtant, dans le nombre,
Quelqu'un vouloit confondre
On pourroit lui répondre
Que c'est la R...ier! ier ! ier ! ier!
Et ta chère voisine,
Notre belle blondine,
Qui ne fait pas la fine.
i. M. de Courrejolle, officier du génie.

VIE ET MOEURS CRÉOLES
347
Qu'en dirons-nous, Lafond, fond, fond, fond1?
Si la frêle nacelle
De cette jouvencelle,
En naviguant, chancelle,
Elle te coule à fond, fond, fond, fond !
Louis le Débonnaire,
L'effanqué Desmolières,
A la Grande-Rivière,
S'arrachaient P...taut, taut, taut, taut!
La petite, aguerrie,
À calmé leur furie,
Et prend Sainte-Marie,
Pour avoir du repos, pos, pos, pos !
0 sexe plein d'alarmes,
Que ces indignes armes
Ne troublent pas les charmes
De vos heureux loisirs, sirs, sirs, sirs !
Que, malgré ces disgrâces,
En foule, sur vos traces,
Les amours et les grâces
Enchaînent les plaisirs, sirs, sirs, sirs !
Eh ! quoi, peu vous importe
Qu'une vile cohorte
Espère, de la sorte,
Empoisonner vos jours, jours, jours, jours !
Oui, leur hommage intime
Et la publique estime
Innocente victime,
Vous vengeront toujours, jours, jours, jours !2
Des « bavardages scandaleux », dont voilà un échan-
tillon, les auteurs ont à Saint-Domingue l'occasion
de renouveler fréquemment leur veine dans les « arri-
i. Lafond, chirurgien.
2. Moreau de Saint-Méry, Notes historiques... (A. M. G., F3 141 bis.
non paginé).

348
SAINT-DOMINGUE
vées » qui, sans cesse, offrent une matière fertile à leur
curiosité, à leur verve, à leur esprit de dénigrement...,
à leur crédulité aussi. Car ces mômes censeurs, si aver-
tis, font preuve souvent d'une extraordinaire naïveté.
En 1744, un certain prince du Mont-Liban, venu de Mar-
seille à la Martinique, et de là à Saint-Domingue, pour
implorer la charité des fidèles, afin d'obtenir de quoi
racheter son frère aîné, retenu en otage par le pacha de
Sidon, pour un tribut qu'il n'avait pu payer, est reçu par
toute la société de la colonie avec l'empressement le
plus invraisemblable, et disparaît finalement, après avoir
fait un nombre incalculable de dupes dans ce monde par
ailleurs si méfiant et si soupçonneux 1.
En dehors de ces menues « aventures », de quoi cause-
t-on pourtant dans les divers centres de Saint-Domin-
gue? Avant tout, de politique, de ce qui peut, comme
nous l'avons vu, vexer le gouvernement, ou encore
indisposer le clergé et, à un moment donné, plus spécia-
lement les Jésuites. Il faut, pour s'en convaincre, avoir
parcouru, comme je l'ai fait, les archives de la colonie.
On est frappé, alors, de l'énorme amas des documents,
des correspondances qui se sont accumulés à propos
d'affaires qui nous semblent aujourd'hui infiniment
puériles et sans portée. Voici un volumineux dossier,
de plus de 300 pièces assurément, tout entier rempli des
enquêtes faites, des plaintes, des réclamations, des pro-
testations formulées sur la grave question de savoir si
les huissiers peuvent ou non servir dans les milices,
affaire qui, vers 1779, passionne le Port-au-Prince et a
1. A. Dessalles, Histoire commerciale et politique des Antilles, t. III,
p. 484.

VIE ET MOEURS CRÉOLES
349
son écho, d'ailleurs, dans toutes les villes de la colonie 1.
Puis, ce sont les cabales organisées pour ou contre les
candidats aux divers emplois publics : en 1779 encore,
le Cap est ainsi révolutionné, par la nomination au poste
d'administrateur de la maison do la Providence d'un
colon qui n'a pas la faveur universelle, que personne
n'a jamais du reste 2. Gomme je le disais enfin, en un pays
où la religion n'a que très peu d'influence sur les mœurs,
toutes occasions sont bonnes de protester contre les
« empiétements de pouvoir » du clergé, des ordres reli-
gieux. En 1737, un nommé Olivier, marchand au Cap,
ayant refusé, à son lit de mort, d'accepter comme con-
fesseur le P. Le Gros, jésuite, curé du Cap, celui-ci
s'oppose à son inhumation en terre sainte. Aussitôt, une
effervescence inouïe se manifeste dans la ville, et après
que manifestations, menaces, injures sont restées inu-
tiles, les dragons du Cap, au corps desquels appartenait
Olivier, intentent un procès aux Jésuites. De Saint-
Domingue, la cause est bientôt portée en France, et après
deux ans d'attente, les Jésuites sont enfin blâmés, et il
leur est ordonné d'enterrer Olivier avec les pompes de
l'Eglise3. « Jamais joie, écrit un historien, ne fut plus
universelle que celle qui éclata alors au Cap; il sembloit
à chaque habitant qu'il eût gagné un procès considé-
rable, d'où dépendoient sa fortune et son repos 4. » De
même, en 1773, le père Nicolson, préfet de la mission des
1. Arch, du min. des Colonies, Corr. gén., Saint-Domingue, 2e série,
carton XXIX.
2. Ibid., carton XXIX.
3. A. Dessalles, Histoire des Antilles, t. III, p. 387 et suivantes.
4. Nougaret, Voyages dans différentes colonies... ; Anecdote sur les
religieux d'une société abolie, qui furent établis au Cap, p. 183.

350
SAINT-DOMINGUE
Jacobins, ayant refusé la sépulture à une fille qui avait
joué la comédie à Léogane, tout le quartier prend feu,
déclarant que ce religieux s'est mis dans son tort, au
point de vue même des principes, puisque « la colonie
dépend de l'éveque de Rome, est sous sa juridiction
directe, et qu'en Italie les comédiens sont enterrés à
l'église 1. »
Dans tous ces faits ne découvre-t-on pas comme une
surexcitation presque maladive de l'esprit public, qui
confirme une fois de plus ce que j'ai pu dire précédem-
ment du caractère, des mœurs et de la société créoles?
VII
Qu'on déclare tendancieuse la peinture que je viens de
faire de cette société et de la vie en général à Saint-
Domingue, je le veux bien. N'est-ce pas, pourtant, par le
peu de charmes de cette vie, que s'explique le mieux un
fait que j'ai déjà mis en lumière et sur lequel je vou-
drais insister plus précisément en terminant, à savoir
l'empressement des colons à fuir la colonie aussitôt que
la chose leur est possible ?
En 1786, MM. de la Luzerne et Barbé de Marbois, en
un long rapport sur la situation financière et monétaire
de Saint-Domingue, constataient que, « les ventes des
colons surpassant leurs achats à la France et à l'étran-
ger, il devroit y avoir en principe un excédent de recettes
en espèces dans la colonie ». Pourtant, remarquaient-
i. Moreau de Saint-Méry, Description... t. II, p. 460.

VIE ET MŒURS CRÉOLES
351
ils, « cet excédent n'existe jamais et se transforme
presque toujours en déficit: i° parce que tous les grands
propriétaires de l'Ile résident en France et y consom-
ment les revenus qu'ils tirent de Saint-Domingue; —
2° parce que ceux, qui ont dans cette colonie des pro-
priétés foncières un peu moins considérables, accumu-
lent sans cesse dans le Nouveau Monde, pour aller jouir
dans l'ancien, et que Paris, que les provinces fourmil-
lent de ces colons errants, qui y accourent, aussitôt
qu'ils le peuvent, pour y dépenser leurs revenus ; —
3° enfin, parce qu'il existe encore un esprit de retour
plus fort dans le grand nombre des citoyens qui rési-
dent à Saint-Domingue, sans y être propriétaires fon-
ciers et qu'on y doit regarder comme de véritables
passagers ; ceux-ci rapportent ou transmettent, sans
cesse, en France les économies ou les gains qu'ils ont
faits au delà des mers. Et ce qui prouve la vérité de
ces assertions, c'est que, pendant la dernière guerre, les
gens n'osant plus sortir ou envoyer d'argent en France,
le numéraire a afflué dans l'Ile
»
En effet, le vrai buL, le vrai plaisir de la vie à Saint-
Domingue, ce n'est pas d'y vivre, c'est d'y amasser, et
très vite, une fortune qu'on va dépenser en France. De
cela les colons se chargent magnifiquement.
Chose curieuse, ce contre-courant d'émigration ne
dépeuple pas autant qu'on pourrait le croire la colonie.
Telle est d'abord la prodigalité des planteurs, qu'une
fortune leur a bientôt fondu entre les doigts et que
1. Lettre de MM. de la Luzerne et Barbé de Mai-bois, du Port-au-
Prince, le 24 juillet 1786 (A. M. C, Corr. gén., Saint-Domingue, C9,
vol. CLVII).

352
SAINT-DOMINGUE
bientôt ils n'ont plus comme perspective que d'aller en
refaire une autre à Saint-Domingue. « Que de colons,
lit-on, dans des Représentations des deux Conseils du
Cap et du Port-au-Prince, datées de 1764, que de colons
étalent dans la capitale un luxe asiatique, y consommant
les fruits de plusieurs années d'économie et les avances
ruineuses du commerce et y profitant en aveugles de
l'aisance de s'endetter. Mais, pendant ce temps de bon-
heur factice, le créancier fait des frais, le procureur
s'enrichit, le commerçant accumule les intérêts ; enfin,
l'illusion cesse, il faut revenir à la charrue, il faut
repasser les mers. On trouve tout, alors, dans un désor-
dre affreux, et l'on paye bien chèrement quelques années
de capitale. Aux plaisirs et à la mollesse de Paris, suc-
cèdent les fatigues d'une agriculture ingrate et la soli-
tude d'une habitation
»
Chez ces vétérans de la colonie, on remarque du reste
une ardeur nouvelle à leur retour. « Nous l'avons
constaté par cent exemples, écrivent MM. de Vaudreuil
et Lalanne ; ces pérégrinations n'ont fait qu'exciter l'ému-
lation de plusieurs et que les porter à entreprendre, une
fois revenus, des travaux auxquels ils ne se seroient
jamais engagés, si le désir de réparer les brèches faites
à leur fortune par le voyage de France ne les avoit
animés 2. »
Mais ce qui, en dépit des perpétuels exodes vers la
métropole, assure aussi le peuplement régulier de la
colonie, c'est l'exemple tentant qu'offre à tous les affa-
1. Représentations des deux Conseils, 1764 (Ibid., vol. CXIX).
2. Lettre de MM. de Vaudreuil et Lalanne, du Port-au-Prince, du
10 juin 1755 (A. M. C, Corr. gén., Saint-Domingue, G9, vol. XCVI),

VIE ET MOEURS CRÉOLES
353
mes d'argent le spectacle de ces enrichis de la veille.
Comme l'ajoutent très bien MM. de Vaudreuil et Lalanne,
« l'ostentation de la fortune de tant de colons a été
et sera toujours très utile pour engager les jeunes gens
à quitter leur patrie et à venir ici courir la même car-
rière, dans l'espérance des mêmes succès 1. »
Si, toutefois, ces Français d'au delà les mers doivent
une partie du prestige et de l'admiration, qu'ils susci-
tent dans le vieux inonde, à leurs énormes fortunes et à
* leur façon princière de les dépenser, l'existence qu'ils
mènent en ce pays féerique des Iles, qu'une fois en
France, comme tous les voyageurs, ils ne voient plus,
ne décrivent plus que sous ses aspects les plus enchan-
teurs ; ces mœurs, ces habitudes, qu'ils dépeignent
comme si différentes des mœurs, des habitudes européen-
nes; cette autorité absolue qu'ils se vantent d'exercer sur
leurs immenses troupeaux d'esclaves ; ce charme exo-
tique qui s'exhale de leur personne : tout cela est fait
aussi pour leur assurer dans les sociétés le plus vif suc-
cès, surtout après que Raynal aura conté l'histoire de
ces régions légendaires, et que, avec Bernardin de Saint-
Pierre, la littérature aura chanté les beautés de la
nature tropicale. Alors, ce sera une vogue dont rien ne
peut plus donner une idée. Dans le monde féminin, en
particulier, on se passionnera pour les beautés créoles ;
on s'extasiera devant leur démarche nonchalante, leurs
gestes mignards, leurs attitudes languissantes ; on
déclarera adorables leur parler doux et traînant, le
négligé de leurs habitudes, le tour nouveau qu'elles
1. Lettre de MM. de Vaudreuil et Lalanne, du Port-au-Prince, du
10 juin 1755 (A. M. C, Corr. gén., Saint-Domingue, C9, vol. XCVI).

354
SAINT-DOMINGUE
savent apporter aux divertissements et aux plaisirs, la
façon qu'elles s'entendent à donner aux maisons, aux
ameublements, aux toilettes surtout. « D'elles viennent,
à ce dernier point de vue, des révolutions inaperçues :
la haute coifïure remplacée par le mouchoir à la créole, le
grand habit détrôné par la gaule flottante et souple 1, les
soies et le velours abandonnés pour les blanches étoffes
de mousseline et de percale, d'un blanc qu'on n'obtient
que là-bas aux bords de l'Artibonite2 », où les blanchis-
seuses se servent, dit-on, de lianes, qu'on nomme lianes
à savon, d'oranges et de citron, pour nettoyer le linge,
auquel elles mêlent, lorsqu'il est repassé, des fleurs de
frangipaniers.
Et, peut-être, faut-il chercher dans cet engouement
incroyable pour la société, la vie et les moeurs créoles,
les raisons de l'opinion fausse et exagérée que l'on
continuera à s'en faire en France, après surtout qu'une
épouvantable catastrophe aura rendu plus pathétique la
fin du monde de Saint-Domingue !
VIII
Une conséquence plus immédiate de l'invraisemblable
faveur, dont jouit ce monde des « Iles », est qu'entre lui
et l'ancienne société française les unions se multiplient.
Fortunes princières, charme étrange et troublant, il y a
là de quoi sauver de la ruine bien d'illustres maisons,
1. Large robe sans taille et d'étoffe légère.
2. Frédéric Masson, Joséphine de Beauharnais, p. 36.

VIE ET MOEURS CRÉOLES
355
piquer bien des curiosités et des fantaisies, redorer bien
des blasons, séduire bien des blasés. En fait, l'on ne
compte plus bientôt les mariages entre les grands sei-
gneurs de France, — les Ségur, les Noailles, les Lévis,
les La Rochefoucauld, les Rohan, les Brancas-Céreste,
les Paroy, les Gouy d'Arsy, les Cbabannes, — et ces
charmantes filles créoles, auxquelles, à leur arrivée en
France, un court séjour en quelque couvent aristocra-
tique, — au couvent de Panthemont par excellence, —
permet bien vite d'acquérir ce qui leur manque d'habi-
tude du monde, une entrée dans la société, des relations
pour plus tard. « Sire, écrivent, en 1788, au Roi, les
représentants à Paris des planteurs de Saint-Domingue,
Sire, toute votre cour est devenue créole par alliance;
les liens du sang, ces liens que rien ne sauroit rompre,
ont pour jamais uni votre noblesse avec Saint-Do-
mingue 1 ! »
Mais, si se refont ainsi les fortunes épuisées du vieux
monde, ainsi se forme, par contre, une nouvelle classe
de colons, colons-amateurs, planteurs d'occasion,
comme on l'a dit, dont les uns n'ont jamais mis les
pieds dans la colonie et dont les autres y ont fait de
trop courts séjours pour en rien connaître. « C'est par
son procureur ou son gérant d'habitation, constate avec
regret un vieux colon, celui-là, M. de Rouvray, que ce
grand propriétaire, qui ne vint jamais à Saint-Domingue,
est éclairé sur ses intérêts et sur ceux de la colonie,
c'est-à-dire par l'homme le plus disposé à l'entretenir
dans une ignorance complète de ses affaires et de celles
t. Lettre adressée au Roi par les commissaires à Paris de la colonie
de Saint-Domingue, 31 août 1788 (Arch, nat., B III, 135, p. 155).

356
SAINT-DOMINGUE
du pays. » « Et sont-ils plus avancés, ajoute ce même
M. de Rouvray,ceux que nous voyons courir d'un bout
à l'autre de la colonie en quinze jours, pour avoir le
droit de dire en arrivant à Versailles qu'ils sont par-
faitement instruits de l'administration, des finances, de
la partie militaire, de la culture de la colonie?... Que peu-
vent-ils cependant y avoir vu ? De grands dîners que les
procureurs d'habitation leur ont donnés, de grands res-
pects, de bons lits, de bons chevaux pour voyager. Aussi,
tout a dû leur paroître prospérité et bonheur à Saint-
Domingue. De superbes barrières, dont le propriétaire
n'a quoi faire, qui n'ont aucune solidité et qu'il faut
refaire tous les trois ou quatre ans, d'assez beaux bâti-
mens en apparence, mais mal commodes et fort mal
entendus, , qui ont coûté le double de leur valeur à leurs
propriétaires, c'est encore à peu près ce que ces mes-
sieurs y ont vu. Mais sont-ils descendus dans les détails
qu'on a eu bien soin de leur cacher ? Se sont-ils infor-
més du malheureux esclave, comme il y étoit traité, s'il
trouvoit dans les hôpitaux les soins nécessaires, si le
gérant ne lui voloit point ses vivres, si les châtimens
n'y étoient point excessifs, si on ne lui enlevoit point
sa femme ou sa maîtresse?... A les entendre pourtant,
ils ont tout vu, tout approfondi, et des gens de Paris,
des gens considérables les croiront peut-être sur pa-
role 1 ! »
Car voilà à quoi aboutissait l'admirable effort colo-
nial de plus d'un siècle, à une ploutocratie qui ne
voyait plus dans Saint-Domingue qu'une mine inépui-
1. Archives nationales, D XXV. 15, doss. 13, n° 15.

VIE ET MOEURS CRÉOLES
357
sable de richesses sur lesquelles il suffisait d'étendre
la main, et qui, pouvant être appelée, d'un moment
à l'autre, à peser d'un grand poids dans les desti-
nées de la colonie, en ignorait tout malheureusement,
et les besoins, et les intérêts, et les aspirations et les
vœux !

CONCLUSION
Je n'ai pas la prétention de refaire ici l'histoire de la
révolution de Saint-Domingue si longuement racontée
par tant d'auteurs 1. A la fin de cette étude sur la forma-
1. II me serait de même impossible de donner une documentation et
une bibliographie complètes du sujet, les sources manuscrites et
imprimées et les ouvrages de seconde main relatifs à la révolution de
Saint-Domingue étant innombrables. Voici seulement les quatre grands
groupes de documents et d'ouvrages essentiels à consulter :
I. Les documents inédits qui se trouvent surtout au ministère des
Colonies, et aux Archives nationales :
1° Archives du ministère des Colonies, Correspondance générale,
Saint-Domingue, C9, vol. 160 à 166 ; et lbid., 2° série, cartons 40
à 42 ;
2° Archives nationales, Comité des Colonies, D XXV, cartons l à
115.
II. Les documents publiés, tels que :
Débats entre les accusateurs et les accusés dans l'affaire des colonies,
imprimés en exécution de la loi du 4 pluviôse, Paris, Imprimerie natio-
nale, pluviôse à fructidor an III, 9 vol. in-8°;
Les papiers du général A.-N de la Salle (Saint-Domingue, 1792-1793),
publiés par le Dr A. Corre, Quimper, 1897, in-8°.
III. Toute la série des mémoires, ou des histoires rédigées d'après
des souvenirs personnels, comme : Dalmas, Histoire de la révolution
de Saint-Domingue,
Paris, 1814. 2 vol. in-8° ; Grouvel, Faits historiques
sur Saint-Domingue, 1814, in-8° ; etc., etc..
IV. Les ouvrages de seconde main enfin. On peut considérer comme
le premier en date de ces ouvrages le Rapport sur les troubles de Saint-
Domingue fait au nom de la commission des Colonies, des Comités de
Salut public, de Législation et de Marine réunis,
par J.-Ph. Garran
(de Coulon), député du Loiret. Paris, Imprimerie nationale, ans
V-VII, 4 vol. in-8°. C'est en somme le travail le plus complet qui ait
été composé sur la révolution de Saint-Domingue, d'après les documents

CONCLUSION
359
tion et le développement de la société créole sous l'an-
cien régime, je voudrais seulement indiquer comment
la perte de la plus belle de nos colonies des Antilles,
bien loin de n'avoir eu, comme on le croit en général,
que des causes politiques, a été surtout la résultante de
l'état social que j'ai essayé de peindre.
Ces grands planteurs, dont je viens de parler en der-
nier lieu et qui pour la plupart ne connaissent Saint-
Domingue que de réputation ; — ce monde si mêlé
de la justice, de l'administration, des affaires et du
commerce, qui peuple les villes et les bourgs ; — enfin
cette noblesse de cultivateurs et de soldats dont les
membres forment comme les cadres ou l'ossature de la
population, telles sont en 1789 les diverses classes
sociales qui vivent de la colonie ou dans la colonie. Cha-
cune d'elles, pendant la révolution, jouera exactement le
rôle que l'on pouvait prévoir, si bien qu'exposer ce
rôle sera esquisser l'histoire de la révolution de Saint-
Domingue et en tirer la philosophie.
I
Par les « grands propriétaires » résidant en France,
Saint-Domingue entre, tout d'abord, dans la Révolution.
Par eux, en effet, est créé le Comité colonial, dont « aucun
officiels, et un très précieux recueil do faits. Les idées en sont, il est
vrai, souvent tendancieuses ; niais la bonne foi de l'auteur ne peut être
suspectée. Cet ouvrage a d'ailleurs été la source principale où ont
puisé la plupart des historiens de la révolution de Saint-Domingue,
qu'a racontée en dernier lieu H. Castonnet des Fosses.
La Révolution de
Saint-Domingue, Paris, 1893, in-12.

360
SAINT-DOMINGUE
des membres, dit un contemporain, n'a habité de suite
à Saint-Domingue, et dont les deux tiers n'y ont jamais
été 1 », mais qui n'en prend pas moins, dès le début de
1788, l'initiative de demander la représentation de la
colonie aux Etats généraux : grave question que l'igno-
rance de leurs véritables intérêts pouvait seule pousser
ces imprudents à soulever. Réclamer l'admission des
députés des colonies à la Constituante, n'était-ce pas en
effet mettre à l'ordre du jour de la Révolution les grands
problèmes politiques, économiques et sociaux qui se
posaient à propos du régime de ces colonies, n'était-ce
pas accepter par avance de se soumettre à toutes les
solutions qu'y donnerait l'Assemblée, n'était-ce pas en
un mot préparer la ruine d'un état de choses que les
membres du Comité colonial ne pouvaient que désirer
consolider? « Cela est si vrai que les contemporains eux-
mêmes ont vu, non sans raison, dans cette agitation
imprudente l'origine de la chute de l'empire colonial
créé par l'ancien régime. « Aujourd'hui, dit, en 1802.
« un observateur sagace, Beaulieu, on s'arrête à cette
« démarche inconsidérée des habitants de Saint-Domin-
« gue et on y voit la source des malheurs qui les ont
« perdus et, avec eux, la branche la plus importante
« du commerce français. Si les habitants de Saint-
« Domingue n'eussent point envoyé de députés aux
« Etats généraux, il n'y aurait pas eu de point de con-
« tact entre eux et l'Assemblée nationale, c'est-à-dire
1. Correspondance secrète inédite sur Louis XVI, publiée par M. de
Lescure (t. II, p. 527). Citée dans Boissonnade, Saint-Domingue à la veille
de la Révolution, et la question de la représentation coloniale aux Etats
généraux,
Paris, 4906, in-8°, p. 45.

CONCLUSION
361
« entre eux et le foyer de la Révolution, ou du
« moins la communication eût été plus difficile et plus
« lente 1. »
Vainement, aux vœux du Comité colonial tente de
s'opposer une autre société mieux informée, la Société
correspondante des colons français, plus connue sous le
nom de Club Massiac. Beaucoup de ses adhérents sont
sans doute aussi des habitants intermittents ou tout à
fait occasionnels de 'Saint-Domingue; mais ils accep-
tent du moins la direction d'hommes expérimentés,
Duval-Sanadon, Malouet, Moreau de Saint-Méry. Ceux-
là leur exposent sagement qu'il faut craindre de voir
l'émancipation des noirs ou l'abolition de la traite deve-
nir la rançon de l'octroi d'une représentation aux colo-
nies, que provoquer des débats sur le système colonial
serait se soumettre à des jugements précipités et incom-
pétents qui pourraient être pour les colons des arrêts de
mort, que l'avenir des colonies serait livré aux déci-
sions d'une assemblée où les députés de Saint-Domin-
gue en particulier ne figureraient que dans la propor-
tion de un contre deux cents 2. Mais ces prophétiques
avertissements ne sont point entendus du Comité colo-
nial, qui finalement, le 7 juillet 1789, obtient de l'Assem-
blée constituante six sièges de représentants pour Saint-
Domingue. Désormais, le sort de la colonie est lié à
celui de la métropole qui va lui imposer ses lois aux-
quelles elle essaiera vainement de se soustraire.
1. Beaulieu, Essais sur la Révolution, t. I, p. 269, cite par Boisson-
nade, Op. cit., p. 274.
2. Boissonnade, Op., cit., p. 252 et suivantes.

362
SAINT-DOMINGUE
II
L'imprévoyance d'un parti avait proparé la ruine de
l'ancien régime colonial à Saint-Domingue ; la dange-
reuse exaltation d'une autre faction l'acheva. Cette autre
faction, on la connaît: c'est celle qui depuis si long-
temps protestait bruyamment contre les prétendus abus
de pouvoir des chefs de la colonie, le despotisme des
gouverneurs, la domination exécrée du militaire. Je
l'ai déjà dit, tant d'esprits inquiets, de fauteurs de
désordre devaient saluer avec enthousiasme une révolu-
tion qui leur apparaissait surtout comme une revanche
à prendre sur l'ancien gouvernement, comme un moyen
de satisfaire leurs rancunes et leur ambition et de
s'emparer enfin de l'autorité. Aussi, avec quel aveugle-
ment eux aussi poussent-ils la colonie en des voies nou-
velles! A peine a-t-on appris la chute de la Bastille,
que « le ferment révolutionnaire se développe par-
tout». Des manifestations s'organisent contre les agents
du pouvoir central, en particulier contre l'intendant,
M. Barbé de Marbois, et le procureur général du Con-
seil supérieur du Port-au-Prince, M. de Lamardelle, qui,
l'un et l'autre, sont obligés de se soustraire par la fuite
aux fureurs de leurs ennemis ; de nouveau et plus que
jamais, les commandants militaires sont en butte dans
leurs quartiers aux injures et aux menaces des anciens
adversaires de l'état-major ; les citoyens paisibles sont
persécutés, qui se refusent à approuver l'agitation; sim-
plement coupables de s'être montrés dans les rues sans

CONCLUSION
363
cocarde tricolore, un particulier des Cayes, M. Goys,
est massacré, et un autre nommé Boulin, de Saint-
Marc, atrocement maltraité1.
Toutefois, si ces agitateurs précipitent ainsi la chute
de l'ancien état de choses, ils ne songent nullement à
proscrire les « principes arbitraires » du gouvernement
qu'ils jettent à bas et n'entendent être soumis à aucune
autorité. L'anarchie la plus complète est substituée de
la sorte à des institutions peut-être vicieuses, mais rien
de plus 2. Un petit nombre de blancs s'empare exclusi-
vement de tous les pouvoirs et dirige les délibérations
des assemblées provinciales du Nord, de l'Ouest et du
Sud. Sous leur impulsion, ces assemblées s'affranchis-
sent bientôt entièrement de la tutelle de la métropole.
Dès le commencement de 1790, elles repoussent résolu-
ment le plan de convocation d'une assemblée coloniale,
envoyé à Saint-Domingue par le ministre, M. de la
Luzerne, et lui substituent un mode d'élection de leur
choix. Et cette assemblée (la première Assemblée colo-
niale, dite de Saint-Marc), une fois réunie, suit les
mêmes errements. Ce ne sont plus seulement les ordres
du ministre qu'elle méprise et dédaigne, ce sont ceux
même de l'Assemblée nationale. Elle s'oppose à l'exé-
cution à Saint-Domingue des décrets des 8 et 28 mars
relatifs, l'un aux attributions des assemblées de la colo-
nie, l'autre aux droits politiques des mulâtres; elle jette
par son décret du 28 mai les bases d'une nouvelle cons-
titution coloniale, et ne cache pas son dessein de pro-
1. Rapport sur les troubles de Saint-Domingue, par J.-Ph. Garran,
t. I, p. 73 et seq.
2. Ibid., p. 69, 70, 14a.

364
SAINT-DOMINGUE
clamer, si on la pousse à bout, l'indépendance de l'île 1.
Sonthonax dira plus tard que la première cause des
malheurs de Saint-Domingue a été l'indépendance à
laquelle aspiraient les corps populaires, mais que la
seconde a été le refus obstiné que les blancs ont fait
aux hommes de couleur de l'activité politique 2. Comme
le remarque en effet Garran de Coulon, « ceux qui, à
Saint-Domingue, embrassèrent la Révolution se gardè-
rent bien d'en adopter les principes régénérateurs 3 ». Je
l'ai noté à diverses reprises, ce parti, qui sous l'ancien
régime protestait si bruyamment contre « les procédés
du despotisme », qui depuis la révolution manifeste
avec tant d'ardeur en faveur de la liberté, est aussi
celui qui marqua et marque toujours le plus de morgue
et de mépris à l'égard non seulement des noirs, mais
\\. « Interrogé s'il a connoissance que la plus grande partie des membres
qui composoient l'Assemblée de Saint-Maie, dont il faisoit partie, fût
pour l'indépendance ou seulement quelques membres, Charles-Arnoux-
Ignace Hanus de Jumécourt, ancien capitaine au régiment d'Auxonne,
a répondu que la plus grande partie des membres de ladite Assemblée
paroissoit pencher pour l'indépendance, ce dont il a jugé par les con-
versations particulières, plutôt que par le résultat des assemblées, et
que le parti de la minorité dont il étoit, composé de moins de
40 membres, regardoit ces voix comme perdues puisque chacun s'est
retiré. » (Interrogatoire du sieur de Jumécourt, du 5 février 1793, aux
Archives nationales, DXXV, 30, doss. 374, 1er cahier.)
2. Débats... dans l'affaire des colonies, t. I, p. 37-39. « La première
aurore, disait Sonthonax, dans la séance de la Convention, du 13 plu-
viôse, ou plutôt la première nouvelle qui arriva dans la colonie de la
prise de la Bastille électrisa tous les esprits; tout le monde voulut être
libre; mais chacun voulut l'être à sa manière : les blancs voulurent
bien être libres, mais ils voulurent repousser des assemblées les hommes
de couleur ; les blancs voulurent secouer le joug des intendants, des
gouverneurs, des Conseils supérieurs, mais ils repoussèrent ceux qui
parlaient de liberté pour d'autres que pour eux, mais ils voulurent
l'esclavage éternel dans les colonies et l'éternel asservissement des
nègres. » (Ibid., p. 98.)
3. Rapport sur les troubles.... par J.-Ph. Garran, t. I. p. 145.

CONCLUSION
365
des mulâtres eux-mêmes, et son arrivée au pouvoir est
le signal d'un redoublement d'outrages à l'endroit de
ces derniers, cela au moment malheureusement où
ils pouvaient espérer voir s'améliorer leur misérable
condition. Dès le début de la révolution la faction toute-
puissante ne dissimule pas ses sentiments sur ce point.
L'assassinat de Ferrand de Baudières, sénéchal du
Petit-Goave, coupable d'avoir rédigé la pétition des
mulâtres du quartier, en novembre 1789, prouva com-
bien ceux qui dirigeaient la révolution songeaient peu à
la fonder sur la véritable liberté et sur l'égalité des
droits. L'exécution du mulâtre Lacombe, pendu au Cap,
pour avoir adressé une supplique à l'Assemblée provin-
ciale du Nord, et l'impunité accordée aux meurtriers
d'un homme de couleur d'Aquin,nommé Labadie, paru-
rent autoriser tous les excès contre les membres de
cette classe déshéritée, comme du reste semblèrent les
justifier par avance les décrets odieux prononcés contre
eux par l'Assemblée de Saint-Marc.
Aux désordres, résultant de l'état d'anarchie où le pays
se débattait, vint donc s'ajouter bientôt un nouveau dan-
ger, celui du soulèvement des mulâtres, dont la révolte
de Vincent Ogé fut le premier et lamentable épisode 1.
III
Lorsqu'on aborde l'histoire de la révolution à Saint-
Domingue, l'esprit public y apparaît si complètement
1. Cf. Interrogatoire, jugement et autres pièces relatives au procès
de Vincent Ogé, 1791 (Archives nationales, D XXV, 58, doss. 574).

366
SAINT-DOMINGUE
égaré, la confusion des opinions si grande, que l'on se
demande bientôt à qui donner raison entre tant de
factions différentes. Que Ton ne s'y trompe pas pour-
tant, le parti auquel doivent aller nos préférences, c'est
bien encore et toujours ce parti de la petite noblesse,
si attaquée sous l'ancien régime et qui continue coura-
geusement et jusqu'à l'extrémité la lutte contre les
intrigants et les agitateurs.
Parti très effacé d'abord et que la faiblesse des chefs
du gouvernement, les du Chilleau, les Peynier, les Blan-
chelande jette en un désarroi lamentable, mais auquel
Thomas-Antoine Mauduit du Plessis, colonel du régi-
ment du Port-au-Prince, ensuite major général des
troupes de la colonie, essaie le premier de rendre quel-
que vigueur, en prenant la direction des Pompons blancs,
sorte d'association militaire formée entre tous ceux qui
tiennent à l'ancien ordre de choses, mais qui, compre-
nant quels désordres et quelle anarchie se préparent,
n'hésitent pas à adopter comme lois fondamentales les
décrets de l'Assemblée nationale, et veulent préparer
« l'union d'esprit, de cœur et d'action de tous les bons
citoyens1 ». Dans cette vue, les Pompons blancs refu-
sent de reconnaître l'Assemblée inconstitutionnelle de
Saint-Marc, et s'unissent contre elle à l'Assemblée pro-
vinciale du Nord, lorsque celle-ci revient à de plus
sages résolutions. Au Nord, un autre officier, Joseph-
Paul-Augustin,baron de Cambefort, colonel du régiment
du Cap, soutient exactement la même politique, dont,
au Sud, M. de Codère, major des Cayes, est le repré-
1. Serment des volontaires du Port-au-Prince du 20 juillet 1790, dans
Garran, Rapport, t. I, p. 228.

CONCLUSION
367
sentant, et qui aboutit finalement à la dispersion par
la force de l'Assemblée de Saint-Marc , dispersion
sanctionnée par décret de la Constituante du 12 oc-
tobre 1790.
L'assassinat de M. de Codère et celui de M. de Mau-
duit privèrent malheureusement leur parti de deux de
ses chefs les plus résolus et les plus actifs. Mais leur
politique ne périt pas avec eux, et leurs successeurs
montrèrent bientôt, dans les nouveaux dangers qui me-
naçaient Saint-Domingue, quel esprit de suite animait
leurs desseins. De ces nouveaux dangers, le plus grave
qui se posa, à la fin de 1790 et au commencement de
1791, fut, je l'ai dit, l'insurrection des mulâtres ; et de
ce danger, c'est encore « le parti militaire » qui délivra
la colonie. Six mois après la mort d'Ogé, les mulâtres
se soulevèrent de nouveau. Respectueux du décret du
15 mai 1791, par lequel la Constituante reconnaissait
expressément les droits politiques des mulâtres, — au
moins de ceux nés de père et mère libres, — « les
représentants de l'ancien état-major » se déclarent prêts
à traiter avec ceux-ci, et en septembre-octobre sont
passés entre MM. Hanus de Jumécourt et François de
Fontanges et les chefs des hommes de couleur les Con-
cordais de la Croix-des-Bouquets et du Mirebalais, par
lesquels les blancs s'engageaient à faire respecter dans
la colonie les dernières décisions de l'Assemblée natio-
nale 1.
1. Archives nationales, D XXV, 1 et 2.

368
SAINT-DOMINGUE
IV
Les événements allaient se charger de donner raison
aux négociateurs de ces traités. Au moment même où
ils se signaient, éclatait la première révolte des esclaves.
Là, aussi, combien fut coupable le parti qui conduisait
Saint-Domingue à sa perte, pas n'est besoin de le dire!
On a accusé « les philanthropes », l'ancien gouverne-
ment, les émigrés, les mulâtres, d'avoir soulevé les
noirs. Au fond, l'insurrection de ceux-ci ne paraît pas
avoir eu d'autres causes que l'agitation créée autour
d'eux dans la colonie, les spectacles auxquels ils assis-
taient, les discours qu'ils entendaient. Dès 1789, « les
nouvelles de ce qui s'est passé à Paris et dans le
royaume, écrivent MM. de Peynier et Barbé de Marbois,
sont connues ici par une multitude d'imprimés... Tout
ce qui se fait et s'écrit, particulièrement au sujet de
l'affranchissement des nègres, perce dans la colonie,
malgré les précautions que nous prenons... Là-dessus,
ces nègres s'accordent tous dans une idée qui les a
frappés comme spontanément, c'est que les blancs
esclaves ont tué leurs maîtres et qu'aujourd'hui libres,
ils se gouvernent eux-mêmes et rentrent en possession
des biens de la terre 1 ».
En droit, cette insurrection des esclaves donnait donc
1. Lettre de MM. de Peynier et Barbé de Marbois, du 27 septembre
1789 (A. M. G., Corr. gén., Saint-Domingue, C9, vol. CLXI). — Lorsque
les blancs prirent la cocarde nationale, « les noirs appelèrent cette
cocarde le signal de l'affranchissement des blancs » (Lettre des mêmes,
du 10 octobre 1789. Ibid.).

CONCLUSION
369
la plus éclatante confirmation aux craintes et à la poli-
tique des Pompons blancs ; et, en fait, elle semblait
devoir faire triompher leur parti, puisque c'est à eux
qu'il fallut finalement recourir pour mater les révoltés.
Malheureusement, on apprenait à ce moment que l'As-
semblée nationale rapportait son décret du 15 mai, et,
par celui du 24 septembre, abandonnait le règlement
de la condition des mulâtres aux colons eux-mêmes.
D'autre part, au mois de juillet 1791, une nouvelle
assemblée coloniale se réunissait, qui, en décembre 1791,
annulait les Concordats passés récemment entre les
chefs de « la faction militaire » et les gens de couleur.
Dès lors, la situation devient inextricable, et, pendant
toute une année, les trois commissaires nommés par la
Constituante et récemment débarqués à Saint-Domingue,
MM. de Mirbek, Roume et Saint-Léger, demeurent
spectateurs impuissants
de cette anarchie, n'osant
appuyer le parti qui se réclame des principes de la
Révolution, en les appliquant si mal, ni le parti de
l'ancienne noblesse, qu'on s'efforce de leur rendre sus-
pect.
V
Leurs successeurs, Polverel, Sonthonax et Ailhaud,
commissaires de la Législative, puis de la Convention,
devaient faire preuve de plus de décision. Ils comprirent,
eux, que les deux factions en présence étaient également
ennemies du « nouvel état de choses », et qu'à ce titre
elles devaient être également combattues. On a beau-
24

370
SAINT-DOMINGUE
coup déclamé contre « la dictature » et « les atrocités »
commises par Polverel et Sonthonax, en particulier, et
certes, il est difficile de les absoudre entièrement1. .11 faut
reconnaître pourtant qu'ils ne firent qu'appliquer avec
une logique rigoureuse les théories dont ils étaient les
représentants. « J'ai été victime, disait plus tard Son-
thonax, publiquement accusé aux Jacobins, j'ai été vic-
time des principes que j'ai voulu faire exécuter à
Saint-Domingue". » « Des patriotes et des contre-révo-
lutionnaires, ajoutait en substance Polverel, devant la
Convention, tels étaient ceux que nous avions en face
de nous, tous également hostiles à la marche de la Révo-
lution. Si ceux-ci voulaient le retour à l'ancien régime,
ceux-là ne détestaient-ils pas les droits de l'homme, la
liberté et l'égalité, ne craignaient-ils pas que la Révolu-
tion et les principes adoptés par le peuple français ne
se propageassent jusqu'à Saint-Domingue. Les patriotes
étaient de la sorte au moins aussi ennemis de la métro-
pole que les contre-révolutionnaires, et il fallait briser
les uns comme les autres 3. »
Un fait bien certain, c'est que, pour la première fois,
à l'arrivée des « proconsuls », fut enfin démasqué et
abattu ce parti d'intrigants, d'exaltés, de bas politiciens,
qui, depuis vingt-cinq ans, au moins, avait tenu en échec
toutes les autorités qui s'étaient succédées à Saint-
Domingue, et que j'ai tant de fois flétri. Plus odieux aux
f. Ludovic Sciout, La Révolution à Saint-Domingue : les commissaires
Sonthonax et Polverel. (Revue des Questions historiques, 1898, t. LX1V,
p. 399 à 470.)

2. Débats... dans l'affaire des colonies, t. VII, p. 29.
3. Ibid.,t. II. p. 266-267.

CONCLUSION
371
représentants de la Convention par leur hypocrisie que
les royalistes sincères, ceux qui s'intitulaient patriotes
furent poursuivis par eux d'une haine implacable et
poussée aux dernières limites. Nul doute, en effet, que
l'appel aux esclaves révoltés, et l'affranchissement
général qui en fut la conséquence,n'aient été considérés
par Polverel et Sonthonax comme l'écrasement définitif
d'un parti qui n'avait voulu de la liberté et n'avait
applaudi au triomphe des principes révolutionnaires que
pour lui seul. Le jour où le Cap fut envahi par les
noirs, pillé et livré aux flammes (22 juin 1793), ce jour-
là on put dire que Saint-Domingue était désormais perdu
pour la France, et ainsi la colonie se trouva périr du
fait même des factieux qui l'avaient tant de fois mise en
danger.
L'union paraît, il est vrai, se faire alors entre les
blancs, qui appellent les Anglais dans la colonie. Ceux-ci
occupent, en septembre 1793, Jérémie et le Môle-Saint-
Nicolas; en novembre de la même année, Saint-Marc;
en juillet 1794 enfin, le Port-au-Prince. Mais ce recours
à l'étranger n'était pas dicté à tous par les mêmes sen-
timents : aux uns il était inspiré par la haine de la
Révolution, aux autres par une désaffection de la mère-
patrie qui datait de loin. Les causes de l'inimitié pro-
fonde des « patriotes » et des « aristocrates » ne subsis-
taient-elles pas d'ailleurs tout entières, et des hommes
comme MM. de Jumécourt, de Montalembert, de la
Rochejaquelein, de Léaumont pouvaient-ils s'entendre
avec les intrigants qui depuis si longtemps les poursui-
vaient de leur haine ? Aussi, sans tarder, les « chefs mili-
taires » sont-ils évincés « par la jalousie et les manœuvres

372
SAINT-DOMINGUE
de Français qui sont bien loin de savoir ce que c'est que
l'honneur et la vertu... ; les commandants anglais eux-
mêmes se laissent gagner par la canaille », et acceptent
de réformer M. de la Rochejaquelein, entre autres, pour
le remplacer à la tète des contingents français par
un M. Moly, chirurgien, et un M. Dominjon, « fils d'un
cordonnier de Nantes 1 ».
Ces divisions donnent une fois de plus beau jeu aux
noirs qui, appuyés par le général Laveaux, et comman-
dés par Toussaint-Louverture, parviennent à chasser les
Anglais de l'île et à en demeurer désormais les maîtres.
Vainement, le général Hédouville essaie-t-il de « pacifier»
la colonie au nom du Directoire ; vainement, en 1802,
le général Leclerc tente-t-il d'y reprendre pied au nom
du Premier Consul. Les anciens esclaves résistent
victorieusement à toutes les attaques. Le Napoléon des
blancs a, sans doute, enfin raison du Napoléon des noirs,
et les règnes de Dessalines et de Christophe sont loin
des glorieux débuts de leur prédécesseur. Mais la France
est quand même et finalement obligée de reculer devant
la barbarie, et peu à peu, indifférence ou lassitude,
renonce si bien à toute pensée de revanche sur ses
nègres révoltés que, le 11 juillet 1825, cent cinquante
millions d'indemnité exigés du gouvernement haïtien en
faveur des anciens colons lui semblent payer suffisam-
ment l'abandon de ses droits sur Saint-Domingue.
Ces colons, eux ou leurs enfants, se trouvaient alors
1. Lettres de Constance de Caumont, marquise de la Rochejaquelein,
à Anne de la Rochejaquelein, sa fille, de Jérémie, 9 août 1797 et
22 avril 1798. Ces lettres m'ont été aimablement communiquées par
M. le vicomte de Beaucorps et M. de la Martinière.

CONCLUSION
373
dispersés aux quatre coins du monde. Depuis 1793, les
uns avaient gagné les Etats-Unis et s'y étaient fixés, les
autres s'étaient réfugiés en Angleterre, mais la plupart
étaient revenus en France. On s'en aperçoit bien au
nombre énorme de pétitions, de suppliques, de recours
qui de tous les points du royaume affluent au ministère
de l'Intérieur à la nouvelle de l'indemnité obtenue et
qui s'y succèdent pendant près de cinquante ans. Ces
pétitions, ces suppliques, ces recours forment aujour-
d'hui accumulés aux Archives nationales près de cent
cinquante liasses 1. C'est là qu'il faut chercher les der-
nières traces de cette société détruite et anéantie en un
des plus tragiques cataclysmes qui puisse être, mais en
un cataclysme qu'avaient malheureusement préparé, il
faut le redire, beaucoup de ceux qui en furent les tristes
victimes !
4. Archives nationales, F15 95.574 à 95.717. Les dossiers formant ces
liasses sont classés par noms de famille et par ordre alphabétique.


APPENDICE I
LA CONQUÊTE DE L'ILE DE LA TORTUE PAR LES FRANÇAIS,
EN 1640.
1
« MÉMOIRE ENVOYÉ AUX SEIGNEURS DE LA COMPAGNIE
DES ILES DE L'AMÉRIQUE PAR M. DE POINCY, LE 15 NOVEMBRE 1640. »
(Bibliothèque nationale, Ve Colbert, vol. 45, fol. 474-477, v° copie.)
... Il est arrivé un navire à Saint-Eustache, qui porte la nouvelle
comme les François se sont rendus maistres de la Tortue et que
l'amiral de l'armée hollandoise avoit pris Carlhagène. Nous atten-
dons la confirmation de l'une et de l'autre par une barque que le
sieur Levasseur m'a escript qu'il faisoit équiper pour m'envoyer.
La prise s'est trouvée fausse, que l'on avoit dite de Carthagène ; au
contraire, les Hollandois ont perdu trois ou quatre navires par le
mauvais temps ; mais, pour récompense, ils ont fait une prise qui
vaut, ou est estimée, trois tonnes d'or. Celle de la Tortue est cer-
tifiée par les lettres que ledit Levasseur m'a escriptes, contenant la
relation de la manière qu'il s'en est rendu maistre. Mais il faut
savoir, premièrement, la cause qui m'a meu à faire ceste entre-
prise.
Il y a quelque temps qu'un capitaine anglois, sans commission
ni adveu, enleva 300 hommes de sa nation d'une isle voisine de
Saint-Christophe d'environ une lieue de trajet, nommée Nièves,
lequel sachant qu'en celle de la Tortue il n'y avoit qu'une quaran-
taine de François, sans chef, qui vivoient doucement sans estre
inquiétés de personne, se résolut de les aller surprendre. En effet,
sous prétexte d'amitié, il y mit pied à terre. Les François, faibles
qu'ils étoient, le reçurent favorablement et assistèrent lui et tout
son monde de leurs vivres durant quatre mois, au bout desquels,
en récompense et contre le droit d'hospitalité, il les désarma, fit
dégrader à la grande terre de Santo-Domingo et assommer de sang-

376
SAINT-DOMINGUE
froid. Une partie de ceux qui purent échapper se vinrent plaindre
à moi 1 ; mais, comme je n'estois pas en estat d'aller venger ceste
injure et cruauté exercée à l'endroit de mes frères, je m'avisai d'in-
sensiblement et avec honneur faire sortir de cette isle ledit Levas-
seur, comme estant de la religion prétendue réformée et, le prin-
cipal de tout, lui faire acheter une petite barque qui se rencontra
à propos dans nos rades, et luy donnai ordre, s'il ne pouvoit rien
rencontrer en courant le bon bord, de s'aller establir en un islet,
nommé l'islet Margot, auquel depuis il a donné le nom de Reffuge,
proche de la Tortue d'environ cinq lieues, et de Santo-Domingo de
demie, pour, de là, espier l'occasion d'attraper ce capitaine anglois,
lequel ledit sieur Levasseur, après s'estre establi, alla visiter. Ils
firent amitié, s'accordèrent que réciproquement les uns seroient
bien venus chez les autres, et que particulièrement certains Fran-
çois, qui s'estoient réfugiés à la Tortue, seroient réputés et traités
comme les mesmes Anglois.
Cette bonne correspondance ne dura pas longtemps ; car, non-
seulement, peu de jours après, il les désarmoit, mais les traitoit
comme esclaves. Il traita aussi indignement, par plusieurs fois, les
propriétaires et domestiques du sieur Levasseur, qui lui alloienl
demander justice pour des torts qu'ils avoient reçu d'aucuns des
habitans. Ce qui estant venu à la connoissance du sieur Levasseur,
il lui auroit, par diverses fois, envoyé le prier de se départir de
telles violences, qui contrevenoient à leur accord. Mais, au lieu de
recevoir quelque responce civile, icelluy capitaine auroit dit à ceux
que ledit Levasseur lui auroit députés qu'il ne le redoutoit point,
quand il auroit 2 000 voire 3 000 hommes et qu'il ne se soucioit
point de ses prières.
Avant le départ dudit sieur Levasseur de ceste isle, j'avois
recouvré une petite barque que j'expédiai pour aller en ces quartiers
faire de la viande pour ma famille ; où estant arrivée, il me la fit
dégrader, s'empara du canon, armes, munitions, de tout ce qui
estoit dedans et lui pouvoit servir, sans qu'il m'en ait voulu faire
aucune raison. De quoi me sentant offensé et sachant que ledit
sieur Levasseur estoit aussi piqué de son costé, je lui mandai de
considérer la mine de ce gouverneur et des habitans et que, s'il
trouvoit jour de prendre vengeance de ce coquin et lui faire payer
ma barque avec les intérêts, qu'il ne perdît pas de temps.
Avec mon ordre, ledit sieur Levasseur se délibéra de chasser
cet usurpateur, ou de mourir à la peine, et fit si bien sa partie
qu'avec 49 hommes seulement, le dernier jour d'août, il fit des-
1. Ceci se passait après le mois de février 1639, date de l'arrivée de
M. de Poincy à Saint-Christophe.

APPENDICE
I
377
cente dans l'isle et, d'abord, il prit prisonnier ce beau capitaine ;
quoi voyant, son troupeau d'effroi se mit en fuite. Cependant, ledit
sieur Levasseur se saisit d'une maison dont la situation est avanta-
geuse, où il se barricada avec telle diligence qu'en sept ou huit
heures il fut en défense. Les ennemis se rallièrent, en dessein de
l'attaquer, vu le petit nombre de gens qu'il avoit; néanmoins, le
cœur leur ayant manqué, se résolurent de sortir de l'isle et passer
à Santo-Domingo. Quelques jours après, ayant fait réflexion sur
leur lâcheté et l'affront qui leur demeureront d'avoir cédé à un si
petit nombre d'hommes, se résolurent de repasser, pour le forcer,
s'ils pouvoient, et le tinrent assiégé dix jours. Mais ils trouvèrent
une si vigoureuse résistance qu'ils furent derechef contraints de se
retirer avec leur courte honte. Et ne pouvant pis faire pour dédom-
magement de leur perte, prirent la barque dudit Levasseur; dans
laquelle, et celle qu'ils avoient amenée, ils embarquèrent tout leur
peuple et dressèrent leur route vers l'isle Sainte-Catherine de
longue main habitée d'Anglois, dans le golfe de Carthagène, à
10 ou 12 lieues de terre ferme. Depuis ils n'ont paru.
De Saint-Christophe, le 15 novembre 1640.
POINCY.
2
LETTRE DE M.
DE POINCY,
AU CARDINAL DE RICHELIEU,
DE SAINT-CHRISTOPHE,
LE 2 DÉCEMBRE 1640.
(Ibid., fol. 479-480, copie.)
Monseigneur, n'ayant aucun sujet digne d'estre escript à Vostre
Eminence, et craignant de lui estre importun, j'ay esté contraint
jusques à présent de garder le silence, que j'ose interrompre, pour
lui faire sçavoir la conqueste faite par ledit sieur Levasseur d'une
isle nommée la Tortue, séparée de celle de Santo-Domingo seulement
de deux lieues de trajet, du costé du Nord, dont la conservation est
autant importante pour le service du Roy, qu'elle est glorieuse
pour Vostre Eminence, qui prend un plaisir extresme dans l'ap-
proche de ses ennemis. Ce lieu est très propre à fortifier et la terre
à porter des vivres pour y faire subsister deux mille hommes, il y
a quantité de bonnes fontaines, un havre capable pour y abriter
huit navires de 500 tonneaux chacun, à la fois ; et, si elle estoit
habitée et fortifiée, comme il convient, elle pourroit estre nommée
avec vérité la citadelle de Santo-Domingo.

378
SAINT-DOMINGUE
L'entière relation de ceste action seroit trop ennuyeuse à Vostre
Eminence; c'est pourquoi je l'ai jointe aux mémoires que j'envoie
à M. Citois. Seulement je dirai que ledit sieur Levasseur a judi-
cieusement et courageusement effectué ceste entreprise par mes
instructions. Sa conduite mérite d'être louée; car,bien qu'il ne fût
assisté que de 49 hommes d'équipage, avec ce qu'il a pu ramasser
sur les lieux, le tout revenant au nombre de 100 hommes, il a
pourtant, jusques à présent, eu assez de force et de courage pour
se rendre maistre de la place gardée par 300 Anglois portant armes.
Ainsi, il a vengé le déplaisir que j'avois de l'injure faite à nostre
nation, qui en avoit esté chassée par ces mesmes Anglois, qui
n'avoient non plus de commission de leur prince ou de son lieute-
nant-général dans ces isles que nos premiers François, qui l'avoient
occupée par l'occasion d'un naufrage et le dégradement de quelques
matelots, lesquels, n'ayant pas esté favorisés de la fortune sur mer,
se sont arrestés en terre pour la changer dans les ruines de nos
ennemis. Mais, à l'avenir, il aura besoin de secours. S'il plaist à
Vostre Eminence me confier le gouvernement de ceste isle, je ferai
mon possible de la conserver, en attendant qu'elle trouve à propos
de s'en servir pour la conqueste de Santo-Domingo à l'obéissance
de Sa Majesté et la Vostre, avec ordre de l'assister et lever des
hommes en France, car d'en prendre ici Messieurs de la Compagnie
des isles de l'Amérique auroient sujet de s'en formaliser, si Vostre
Eminence ne me le commande absolument, ces isles en estant
fournies médiocrement et celle-là estant hors de leur octroy. J'at-
tendrai l'honneur de vos commandemens, lesquels j'effectueray
avec soin, promptitude et fidélité requise. Croyez-le, s'il vous plaist,
et que je suis de Vostre Eminence, Monseigneur, vostre très humble,
très obéissant et très affectionné serviteur.
De Saint-Christophe, ce 2° décembre 1640.
POINCY.

APPENDICE II
INVENTAIRE DU MOBILIER D'UNE CRÉOLE
( MARIE- CHARLOTTE BRUS LÉ , VEUVE DE JEAN-BAPTISTE DUMOURIEZ
DU PÉRIER,
CONSEILLER AU CONSEIL SUPÉRIEUR DU CAP. 1786).
(Archives nationales, T. 210 3-4).
I. Inventaire du mobilier de l'habitation de Mme Dumouriez du
Périer, au Cap, à l'angle des rues Vaudreuil et de la Providence...,
fait le 21 janvier et jours suivants :
1° Dans la chambre du coin de ladite maison, étant la salle, s'est
trouvé :
Premièrement, 1 canapé, 12 chaises et 2 fauteuils en rotin;
Item, 1 console dorée à dessus de marbre et 1 grande glace à
cadre doré ;
Item, 2 tables de jeu à plians ;
Item. 1 table de jeu en bois d'acajou couverte d'un tapis vert, à
pieds de biche ;
Item, 2 encoignures en bois peint, fermant à clef.
2° Dans la chambre du milieu, étant le salon à manger, s'est
trouvé :
Item, 1 table bois d'acajou à pieds de biche;
Item, i table bois de sap 1, avec ses deux tréteaux ;
Item, 2 cylindres en verre à pieds de bois ;
Item, 15 chaises foncées en paille et cinq fauteuils idem;
Item,
une table bois d'acajou à pieds de biche, plus petite que celle
cy-dessus;
Item, 1 armoire bois d'acajou, à deux battans, fermant à clef;
Ouverture faite de laquelle dite armoire, s'est trouvé dedans ce
qui suit :
Premièrement, un plat à soupe d'argent ;
1. Bois de sapin.

380
SAINT-DOMINGUE
Item, une paire de flambeaux idem ;
Item,
24 couverts d'argent à filets ;
Item, 18 cuillers à café d'argent;
Item. G couteaux à manche d'argent ;
Item, 2 brochettes en argent ;
Item, 2 douzaines de couteaux à manche d'argent, à l'anglaise ;
Item. 18 douzaines de serviettes, 16 nappes, 7 paires de draps
de lit;
Item. 5 douzaines d'assiettes de porcelaine:
Item, 4 douzaines d'assiettes de terre anglaise, 2i plats, 2 sala-
diers, 2 soupières ;
Item, 18 seaux en verre et G verres, 2 compotiers id., 4 salières
cristal, 1 huillier id., et 2 gobelets ;
Item, i cabaret garni de 9 tasses et leurs soucoupes en partie
cassées. 1 sucrier, une théyère, une jatte.
3° Dans le corridor :
Une petite armoire bois d'acajou, à deux battans, fermant à clef,
dedans laquelle ne s'est trouvé que du linge sale qui sera inven-
torié cy-après.
4° Dans la chambre à coucher de la dite feue dame du Périer,
s'y est trouvé :
Premièrement, un bois de lit d'acajou garni de trois matelas,
ciel, tour de lit, courte-pointe de vieille indienne à fleurs, et une
moustiquaire ;
Item, une petite duchesse en rotin garnie de deux matelas, trois
oreillers, une couverte indienne et un baldaquin, gros coton blanc ;
Item, une toilette anglaise ;
Item, une baignoire de cuivre garnie en rotin ;
Item, une chiffonnière ;
Item, une petite table de nuit ;
Item, 5 petits tableaux à cadre doré;
Item, 4 chaises en rotin ;
Item, une armoire bois d'acajou à deux battans;
Ouverture faite de laquelle dite armoire... s'y est trouvé :
Premièrement, 78 chemises de femme ;
Item, 6 chemises à la Reine, 3 en demi-perse et 3 blanches ;
Item, 2 déshabillés mousseline brodée ;
Item, 5 cottes de dessous en basin ;
Item, 15 déshabillés en indienne;
Item, 5 douzaines de mouchoirs de poche des Indes ;
Item, 20 mouchoirs batiste ;
Item, 12 casaques bonnes et mauvaises ;
Item, 12 paires de bas de fil ;

APPENDICE II
381
Item, 7 paires de bas de soie ;
Item, 19 coëffes de nuit;
Item, G mouchoirs de linon ;
Item, 10 bonnets piqués ;
Item, 6 paires de poches ;
Item, 6 paires manchettes à femme ;
Item, 11 serviettes de chambre;
Item, 1 pièce de mousseline ;
Item, 2 demi-pièces coton blanc ;
Item, 2 coupons mousseline ;
Item, une jupe de flanelle;
Item, 4 rideaux de fenêtre ;
Item, G robes et jupes en soye de différentes étoffes et couleurs ;
Item, un mantelet de taffetas noir et dentelle ;
Item, un autre mantelet noir et une coëffe noire ;
Item, 2 paires de souliers ;
Qui est tout le linge de corps appartenant à ladite feue dame
du Périer ;
Item, une autre armoire bois d'acajou, fermant à clef, dont
ouverture a été faite et où il s'est trouvé :
Premièrement, 4 rouleaux de tapisserie en papier ;
Item, 1 petit coffre garni en cuivre ;
Item, 1 autre petit coffre, bois d'acajou ;
Item, 1 petite paire flambeaux argent ;
Item, i carafe de cristal doré, avec son plateau ;
Item, 3 bouteilles et 3 boîtes fer-blanc, dans lesquelles il y a du
tabac ;
Item, un bureau bois d'acajou, garni de quatre tiroirs, ouverture
faite duquel, il s'y est trouvé dedans ce qui suit :
Premièrement, une montre d'or guillochée avec sa chaîne en or,
ayant deux clefs, un cachet en or et un en cristal garni en or;
Item, une paire boutons d'or pour manches ;
Item, 3 tabatières d'écaillé ;
Item, 1 étui en écaille verni avec une gorge d'or;
Item, 1 tabatière en carton à cercles d'or, et un bracelet en or ;
Item, dans un tiroir dudit bureau s'est trouvé 7 louis d'or de
France ;
Item, 7 écus de six livres;
Item, dans un tiroir dudit bureau, neuf livres de bougie.
Dans un cabinet donnant sous la galerie, étant la dépense,
s'est trouvé :
Premièrement, 2 petites malles de voyage ;
Item, 6 dames-jeannes vides ;
Item, 50 bouteilles vides ;

382
SAINT-DOMINGUE
Item, 5 bouteilles d'huile ;
Item, 15 dames-jeannes pleines de vin.
6° Sous la galerie s'est trouvé ce qui suit :
Item, une table, bois de sap, de six couverts, avec ses tréteaux
Item, un garde-manger, en bois rouge, à deux battants fermant
à clef ;
Item, un mauvais bureau, ayant trois tiroirs, dont le dessus est
en marbre.
7° Dans la cuisine, s'est trouvé :
Item, 6 casseroles en cuivre rouge;
Item, 1 marmite, une braisière, une tourtière plate et trois cou-
vertures, le tout en cuivre rouge ;
Item, une poële, une broche, une vieille poissonnière en fer battu,
deux chenets en fer, trois couvertures fer-blanc, une passoire id.,
1 gril, 2 mortiers de marbre sans pilons et 1 réchaud ;
Item, 1 chaudière à lessive ;
Item, 1 mauvaise table de cuisine.
II. Inventaire du mobilier de l'habitation de Mme Dumouriez du
Périer, au quartier de la Marmelade..., fait le 3 février 1786 :
1° Dans une chambre du milieu de la maison principale de
ladite habitation, étant la salle, s'est trouvé ce qui suit :
Premièrement, une bergère en bois foncé en paille, ayant dessus
1 paillasse, 1 matelas et 1 couverture indienne et 2 oreillers ;
Item, 1 table de bois du pays sur ses chassis ;
Item, 1 table de jeu couverte d'un vieux tapis vert ;
Item, 20 chaises, 3 fauteuils foncés en paille.
2° Dans une chambre de ladite case, pignon Est, et qui était la
chambre à coucher de la feue dame Du Périer, s'est trouvé ce qui
suit :
Item, i lit de bois rouge, garni d'une paillasse, i matelas, 1 tra-
versin, sans garniture qu'une moustiquaire et 1 couverture en
indienne et 1 en coton blanc piquée ;
Item, 1 grande armoire, bois de noyer, fermant à deux battants
et à clef et ayant 2 tiroirs en dedans ;
Ouverture faite de ladite armoire, s'est trouvé dedans ce qui suit :
Item, 3 miroirs de toilette, 2 boîtes de toilette, 3 boîtes à poudre,
1 brosse ;
Item, 4 petits chandeliers étain, deux autres en cuivre et 1 petit
bougeoir ;
Item, 4 autres chandeliers en cuivre et 1 petit réchaud, id. ;
Item, 1 tapis gros drap bleu ;

APPENDICE II
383
Item, l mauvaise toilette anglaise;
Item, 1 bidet et 4 pots de chambre.
3° Dans une autre chambre, pignon Ouest, s'est trouvé :
Item, un bois de lit, de bois rouge, garni d'une paillasse, d'un
matelas, un traversin, tour de lit, ciel, rideaux et courte-pointe de
coton, couverture de laine ;
Item, 3 tables, bois du pays, dont 2 sur leurs chassis ;
Item, les outils à l'usage de l'habitation consistant en 1 taureau,
3 égoïnes, deux louchets, 1 grosse pince, i pioche, 1 dolloire, et
autres vieux ferremens;
Item, 1 chaîne et 2 colliers de fer avec leurs clefs et un collier à
3 branches ;
Item, 2 rideaux de fenêtre de toile.
4° Dans un cabinet, sous la galerie côté Ouest, s'est trouvé :
Item, 1 bois de lit rouge, garni d'une paillasse, 1 matelas, tra-
versin, rideaux, ciel, tour de lit, coton blanc, et une couverture de
laine.
5° Dans un autre cabinet, sous la galerie, faisant face au Sud,
s'est trouvé :
Item, 1 lit, bois du pays, garni d'une paillasse, i matelas, 1 tra-
versin, ciel, tour de lit, rideaux indienne, couverture de laine.
6° Dans un cabinet servant d'office, s'est trouvé :
Item, il dames-jeannes vides;
Item, 40 bouteilles vides.
7° Dans un cabinet servant de dépense, s'est trouvé :
Item, un petit buffet, bois du pays, fermant à 2 battants et à clef ;
Item, 1 grand coffre :
Item, 3 douzaines d'assiettes, seize plats, une soupière grande et
4 petites, 11 seaux, 4 bols, 1 théière, 1 cafetière, le tout de fayence;
Item, 4 salières et 8 gobelets ;
Item, 2 jarres de Provence ;
Item, 1 grande table de bois du pays sur son chassis.
8° Dans la chambre du gérant, s'est trouvé :
Item, un lit bois du pays garni d'une paillasse, matelas, traver-
sin, ciel, tour de lit, rideaux indienne, couverture de laine ;
Item, 1 petite table, bois du pays ;
Item, 1 petit coffre, bois du pays ;
Item, 5 fusils, dont 2 hors de service ;
Item, 1 couvert d'argent ;
Item, 2 fers à repasser ;
Item, 3 paires de draps de lit :

384
SAINT-DOMINGUE
Item, 7 douzaines de serviettes avec leurs nappes et 12 torchons:
Item, 7 livres de bougie.
9° Dans la cuisine s'est trouvé ce qui suit :
Item, 4 chaudières moyennes ;
Item, 2 casseroles de cuivre, 5 en terre, 1 mortier de marbre.
1 gril et 1 poële.
10° Dans l'hôpital s'est trouvé ce qui suit :
Item, 4 paillasses de grosse toile de halle, 5 draps avec une
grosse couverture à nègres ;
Item, 1 barre à, nègres avec son cadenas ;
Item, 70 planches servant à former un galetas dans la grande
case.
11° Dans la case à café s'est trouvé :
Item, 16 bâts à mulet ;
Item, 1 fléau avec ses plateaux et cordes et 191 livres de poids en
fer ;
Item, 1 banc de menuisier ;
Item, 1 baignoire ovale à cercles de fer;
Item, \\ grande table à trier le café ;
Item, 1 pétrin avec son tamis ;
Item, 1 grand coffre à grain ;
Item, 1 coffre servant de pharmacie ;
Item, 1 moulin à vanner le café.

TABLE DES GRAVURES
1 . — Portrait de Charles-henry-Théodat, comte d'Estaing,
gouverneur de Saint-Domingue de 1763-1766. . Frontispice
3. — Carte de l'Ile de Saint-Domingue, 1730
7
3. — Boucaniers et scènes de la vie des boucaniers. ...
13
4. — Combat entre flibustiers français et hollandais ...
15
5. — Vue du Port-de-Paix en 1687
49
6. — Portrait de Jean-Etienne de Clugny, intendant de
Saint-Domingue de 1760 à 1763
138
7. — Danses nègres
177
8. — Lutte au bâton entre noirs
180
9. — Vue du Cap-Français en 1723
274
10. — Vue d'une habitation
289
11. Vue du Cap-Français à la fin du XVIIIe siècle ....
331
12. — Vue du Port-au-Prince
332
13. — Négresses et mulâtresse
335
14. — Marchande de fleurs et femmes de couleur
338
25


TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION
I-VIII
CHAPITRE PREMIER. Les origines de la colonisation et
les premiers colons de Saint-Domingue
1-92
CHAPITRE II.
— La noblesse française à Saint-Domingue.
93-152
CHAPITRE III. — Le monde noir
153-253
CHAPITRE IV. — Vie et mœurs créoles
254-357
CONCLUSION
358-373
APPENDICE I. — La conquête de la Tortue par les Fran-
çais, en 1640
375-378
APPENDICE IL — Inventaire du mobilier d'une créole .
.
379-384
ÉVREUX, IMPRI MERIE CH. HÉRISSEY ET FILS



LIBRAIRIE ACADÉMIQUE PERRIN ET Cie
HENRY HOUSSAYE, de l'Académie française. — 1814. 56° édition. 1 volume
in-16
3 50
— 1815. La Première Restauration. Le Retour de l'île d'Elbe. — Les
Cent-Jours. 53e édition. 1 volume in-16
3 50

Waterloo. 57e édition. 1 volume in-16
3 50

La Seconde Abdication. — La Terreur Blanche. 40e édition.
1 volume in-16
3 50
Les mêmes, en 4 volumes in-8°. Chaque volume
7 50
Mémoires du Général Marquis d'Hautpoul, pair de France (1789-1865),
publiés par son arrière-petit-fils Estienne Hennet de Goutel. 1 volume
in-8° avec portrait
7 50
Le Vice-Amiral Bergasse du Petit-Thouars, d'après ses notes et sa
correspondance (1832-1890). Préface du Contre-Amiral Dupont. 1 volume
in-8° avec portrait
7 50
Le Duc de Lauzun (général Biron) (1791-1792). Correspondance intime
publiée par le comte de Sérignan. 1 volume in-8° écu
5
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CHATELAIN(U.-V.). — Le surintendant Nicolas Foucquet, protecteur des
Lettres, des Arts et des Sciences. 1 fort volume in-8°. couronné
par l'Académie française (Prix Thérouanne, 1905)
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ANDRÉ LEBEY. Le Connétable de Bourbon (1490-1527).
1 volume in-8°
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1905)
7 50
— Les trois coups d'iitat de Louis Napoléon Bonaparte. Strasbourg et
Boulogne. 1 volume in-8° écu
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GILBERT STENGER. — La Société française pendant le Consulat. 6 vo-
lume in 8° écu formant
six séries se vendant séparément, chaque
volume
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G. LENOTRE. — Paris Révolutionnaire. 1 volume in-8° écu
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— Vieilles Maisons, vieux Papiers. Trois séries. 3 volumes in-8° écu.
Chaque volume
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— Le Drame de Varennes (juin 1791). 1 volume in-8° écu
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— La Captivité et la Mort de Marle-Antoinette. 1 vol. in-8° écu
5
»
— Le Marquis de La Rouërle. 1 volume in-8° écu
5
»
— Le Baron de Batz. 1 volume in-8° écu
5
»
— Tournebut (1804-1809). 1 volume in-8» écu
5
»
_ Le Vrai Chevalier de Maison-Rouge. 1 volume in-8* écu
5
»
_ La Guillotine pendant la Révolution. 1 volume in-8° écu
5
»
LA ROCHETERIE. — Histoire de Marie-Antoinette. (Ouvrage couronné
par l'Académie française.) Nouvelle édition. 2 volumes in-8° écu avec
gravures
10
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ÉMILE DARD. - Un acteur caché du drame révolutionnaire. — Le général
Choderlos de Laclos, auteur des Liaisons dangereuses (1741-1803),
d'après des documents inédits (Ouvrage couronné par l'Académie
français). 1 volume in-8° écu, orné d'un portrait par Carmontelle.
5
»
ANDRÉ BONNEFONS. — Une
ennemie de la Révolution et de Napoléon.
Marie-Caroline, reine des Deux-Siciles (1768-1814), d'après des docu-
ments inédits. I volume in-8° orné de deux portraits
7 50
— Un allié de Napoléon. Frédéric-Auguste, premier roi de Saxe et Grand-
Duc de Varsovie (1763-1827), d'après les archives du Ministère des
Affaires étrangères et du Royaume de Saxe. 1 vol. in-8°
7 50
EMILE HORN. — François Rákóczl II, prince de Transylvanie (1676-1735).
1 volume in-8° écu avec portrait
5 »
Paris
Imp. E. CAPIONONT cl Cie, rue de Seine, 67.


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