Première de couverture du roman mentionné avec la photographie d'une femme vêtue d'un costume traditionnel créole
Première de couverture de « Moi Cyrilia, gouvernante de Lafcadio Hearn », Bordeaux : Elytis, 2009.

Manioc : Quelles ont été vos impressions lors de la découverte et de la lecture de Moi Cyrilia, gouvernante de Lafcadio Hearn d’Ina Césaire ?
 

Il est des rencontres que l'on souhaite avoir faites, quand il est trop tard. Je regretterai toujours de n'avoir découvert le livre Moi Cyrilia, gouvernante de Lafcadio Hearn (sous-titré « 1888. Un échange de paroles à Saint-Pierre de la Martinique ») qu'en septembre 2024, suite à ma rencontre sur la passerelle piétonne au-dessus de la rivière Madame dans le bourg de Schoelcher, de la professeure Toshié Nakajima, venue du Japon sur les traces de Lafcadio Hearn en Martinique. De cette rencontre improbable a découlé mon propre intérêt pour l'œuvre de « l'écrivain voyageur  », comme il est souvent qualifié pour avoir grandi en Europe avant de vivre vingt ans en Amérique et de mourir au Japon après y avoir séjourné les quatorze dernières années de son existence. Or à peine revenu d'une mission de recherche au Japon sur les « Sources de la fascination de Lafcadio Hearn pour la créolité en Louisiane et aux Antilles », voilà que j'apprends non seulement le décès d'Ina Césaire le 24 juin 2025, mais aussi qu'elle habitait dans un Ehpad non loin de mon domicile dans les hauteurs de Terreville, au bout d'un sentier isolé et ombragé longeant le cimetière.

Trop tard, donc, pour parler avec l'autrice de ce bijou composite qu'est le petit volume illustré Moi Cyrilia... Car cette œuvre, parue en 2009, n'est pas réductible au seul texte d'Ina Césaire – que j'appellerai une nouvelle plutôt qu'un roman. Au moins deux études, publiées assez récemment dans Présence africaine, ont été consacrées au livre et/ou à son autrice que Sarah Davies Cordova et Micheline Rice-Maximin ont offertes dans leurs articles respectifs : « Ina Césaire revisitée » et « Entre femmes : Ina, Cyrilia et Renélise racontent Lafcadio Hearn ».


Manioc : Parlez-nous un peu plus de cette autrice et de ce roman, ou de cette nouvelle comme vous dites.
 

Ina Césaire a été une femme aux multiples talents et compétences puisque – pour ne citer qu'une source – dans l'article mentionné plus haut, Sarah Davies Cordova la présente ainsi : 

« Créatrice de passerelles entre sciences sociales et littératures, Ina Césaire est ethnologue et anthropologue, historienne et écrivaine, romancière et dramaturge, danseuse et parolière de chansons, griotte à sa façon et donc passeuse des traditions et de la mémoire des îles antillaises ».

Dans le livre Moi Cyrilia..., il convient de souligner que son texte est une fiction – quelles que puissent être ses sources d'inspiration historiques ou folkloriques – dont la narration navigue entre première et troisième personne avec force dialogues, proverbes, recettes et chansons créoles enchâssés. C'est surtout Cyrilia qui « échange » avec sa voisine Renélise et son pensionnaire Lafcadio Hearn, dans une langue aussi vivace que subtile. On peut, en effet, approuver l'éditeur Elytis quand il affirme, en fin de présentation sur la quatrième de couverture du volume, que : « Véritable document ethnographique, ce livre est aussi un moment de pur bonheur oratoire, l'écriture d'Ina Césaire restituant merveilleusement l'inventivité, l'humour et la vigueur poétique de la langue créole ». Mais il convient de préciser que, sauf pour les courtes citations en créole, c'est en « bel » français qu'Ina Césaire évoque la culture créole de Saint-Pierre qui a tant séduit Lafcadio Hearn.

Et si la nouvelle rédigée par Ina Césaire est, en effet, avant tout une conversation entre femmes, comme le suggère le titre « Entre femmes : Ina, Cyrilia et Renélise racontent Lafcadio Hearn », Rice-Maximin évoque aussi, dans son article, parmi d'autres documents insérés dans le livre, une autre voix de femme qui s'y exprime, sans être mentionnée comme autrice dans le paratexte éditorial. En effet, à la fin du volume, après le poème hommage d’Aimé Césaire, « Statue de Lafcadio Hearn » (extrait de Ferrements, 1960), vient « Un Portrait de Lafcadio Hearn par Dominique Rolland qui situe et évoque, entre autres, son passage en Martinique ». Le lecteur curieux peut découvrir sur internet que Dominique Rolland est une anthropologue française d'origine eurasienne, spécialiste des questions de métissage, ayant enseigné à l'INALCO. Sa biographie d'une vingtaine de pages, très informées, de Lafcadio Hearn est rédigée sur un ton de conteuse plutôt que d'historienne, dont on peut penser qu'il se marie très bien avec celui de Renélise, mais les doutes exprimés de façon espiègle dans les premiers paragraphes peuvent troubler : « Il y a une dizaine ou une quinzaine d’années, je ne sais exactement, un petit monsieur japonais s’est présenté à la mairie de Fort-de-France. […] Il a dit, je suppose, qu’il souhaitait rencontrer le Maire […] “Je viens du Japon, je m’appelle Monsieur Koizumi” a-t-il vraisemblablement [précisé...]. “Dites-lui que je suis le petit-fils de Lafcadio Hearn”... »

Ina Césaire savait certainement, elle, que cette visite était celle en 1994 de Bon Koizumi – non pas petit-fils mais arrière-petit-fils de Lafcadio Hearn – qui a offert à Aimé Césaire un album avec vingt copies de photographies de personnages et de paysages, prises par son ancêtre à Saint-Pierre, album conservé depuis 1994 au Musée d'histoire et d'ethnographie de Fort-de-France. Parmi ces photos se trouvaient plusieurs clichés instantanés remarquables de porteuses sur la route de Saint-Pierre au Morne-Rouge. 

Manioc : Dans le cadre de vos récents travaux consacrés à Lafcadio Hearn, écrivain d’origine grecque et anglo-irlandaise encore trop peu connu aux Antilles, vous vous êtes rendu au Japon en juin dernier pour communiquer autour de la réception de son œuvre en Martinique. Qu’avez-vous découvert au cours de cette mission ? Pouvez-vous nous parler des rapports de Moi Cyrilia... avec la genèse des textes de Lafcadio Hearn ?
 

Un des buts de ma mission récente au Japon était de voir les originaux de ces photos, dont M. Bon Koizumi, directeur du Musée Lafcadio Hearn de Matsué, nous avait confié par mail qu'ils faisaient partie d'un fonds d'archives cédé par son père au Musée d'art Ikeda à Urusa vers 1997. Avec la professeure Toshié Nakajima comme chauffeur, guide et interprète, j'ai pu visiter ce musée situé à mi-chemin entre Toyama et Tokyo, et la conservatrice a bien voulu sortir de la réserve un petit album contenant vingt-quatre tirages d'origine – assez petits et de couleur sépia. Il s'avère donc que les vingt copies données à Aimé Césaire – et d'autres copies trouvées quelques jours plus tard dans une vitrine du Musée Lafcadio Hearn de Matsué – avaient été améliorées et agrandies par un laboratoire photographique dans les années 1990. Si la qualité des originaux était décevante, nous avons pu noter les mentions intéressantes portées au verso (cachet du studio et/ou notes manuscrites de Lafcadio Hearn), qu'il reste à exploiter.

En sus de cette découverte, ma collègue japonaise et moi avons remarqué un document caché sous une gravure de femme martiniquaise dans une vitrine. La conservatrice l'en ayant extrait, il s'est avéré qu'il s'agissait d'un cahier à couverture bleue d'une cinquantaine de pages contenant la mise au propre manuscrite de plusieurs contes rédigés par Lafcadio Hearn en créole – peut-être ceux contés par Cyrilia puis traduits et édités par Serge Denis en 1939. Le Musée Ikeda a promis de nous livrer une version scannée de ce manuscrit extraordinaire bientôt.

Mais la partie la plus importante de ma mission au Japon a consisté à explorer l'importante bibliothèque que Lafcadio Hearn avait acquise de son vivant aux Etats-Unis puis au Japon, et qui est conservée depuis sa mort à Toyama, ville de quelque 420.000 habitants au Nord-Ouest de Tokyo, grâce à l'implication de sponsors et d'admirateurs de l'écrivain, réunis dans la Toyama Hearn Society. Les quelque 2 400 livres de Lafcadio Hearn (dont plus de 700 en français) sont conservés sous clef dans une salle spéciale de la bibliothèque universitaire, à laquelle on accède par une anti-chambre faisant office de salle de lecture où sont conservés des centaines d'ouvrages de Hearn (dont les nombreuses traductions en diverses langues) ou concernant son œuvre – y compris le Moi Cyrilia... d'Ina Césaire et les Contes créoles II de Lafcadio Hearn. Les manuscrits créoles de ces derniers avaient été découverts en 1997 – puis traduits en français – par un étudiant martiniquais, Louis Solo Martinel, alors qu'il était venu au Japon faire des recherches pour un mémoire de DEA sur Lafcadio Hearn intitulé : Exotisme et altérité dans l'oeuvre de Lafcadio Hearn : Les figures féminines dans son œuvre, sous la direction de Madame Judith Stora. L'exploration de cette bibliothèque m'a permis notamment de repérer les ouvrages concernant les créoles que Hearn avaient acquis – et parfois annotés en marge. Ce fait confirme évidemment que, bien avant de venir en Martinique, Hearn en savait long sur les langues créoles et c'est cette connaissance qui lui a permis de noter les contes plus spécifiquement martiniquais que sa gouvernante Cyrilia a pu lui raconter durant son séjour à Saint-Pierre. Lafcadio Hearn avait publié deux ouvrages sur des recettes et des proverbes en six « dialectes » créoles, alors qu'il vivait encore à la Nouvelle Orléans : La Cuisine Creole: A Collection of Culinary Recipes (1885) et "Gombo Zhèbes": A Little Dictionary of Creole Proverbs, Selected from Six Creole Dialects (1885).

Photographie de Nakajima et M. Hajashi dans la bibliothèque Lafcadio Hearn
La professeure Nakajima avec M. Hajashi, conservateur de la Bibliothèque Lafcadio Hearn à l'Université de Toyama. Photographie de Charles W. Scheel. Sous droits.

La bibliographie de Lafcadio Hearn sur la Martinique incluse en fin du volume Moi Cyrilia..., très brève, ne cite que trois 
publications : 

  • Aux vents caraïbes, deux années dans les Antilles françaises, Hoebecke, 2004
  • Youma, roman martiniquais, Mercure de France, 1937
  • Trois fois bel conte, Mercure de France, 1939

L'édition de Aux vents caraïbes comprend un avant-propos de Raphaël Confiant ainsi que les textes les plus importants concernant les Antilles : Un voyage d'été aux Tropiques, Esquisses martiniquaises et Contes des tropiques. Elle comporte aussi des reproductions réduites des 44 illustrations en pleine page qui enrichissaient l'édition américaine d'origine de 1890. Cette inclusion de photos et de gravures – dont de nombreuses photos du Saint-Pierre d'avant 1902 – a peut-être inspiré l'éditeur de Moi Cyrilia... La plupart de ces illustrations semblent provenir de cartes postales ethnographiques, très en vogue au moins depuis 1850, selon Christelle Lozère, professeure d'histoire de l'art, dans sa communication sur la photographie à Saint-Pierre lors du séminaire « Lafcadio Hearn : de la Louisiane au Japon via la Martinique en 1887-1889 », plutôt que des photos prises par Lafcadio Hearn lui-même entre 1887 et 1889.

Manioc : Que souhaitez-vous ajouter pour conclure ?
 

Cet entretien, motivé par la disparition toute récente d'Ina Césaire ne me permet pas d'entrer dans les détails d'une mission dont il me reste à rédiger un rapport plus complet. Une chose est cependant très claire dans mon esprit : avec Moi Cyrilia..., Ina Césaire a produit une très belle œuvre littéraire – propre aussi à l'adaptation scénique comme « La promesse du korosol » de l'actrice chorégraphe Yna Boulangé – résonnant à la fois avec l'extraordinaire héritage que Lafcadio Hearn a laissé de son expérience de la vie créole en Martinique vers 1888, et avec son propre vécu de Martiniquaise que ses séjours en France métropolitaine n'ont nullement coupé de sa culture natale.

Bibliographie

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