Le projet CREOLES et les nouvelles perspectives pour la créolistique
Manioc : Olivier-Serge Candau, vous êtes chercheur et maître de conférences en sciences du langage à l'Université des Antilles depuis 2014. Pouvez-vous présenter votre champ de recherche et votre laboratoire de rattachement ?
Mes recherches portent depuis 2014 sur le contact des langues, le créole, l'anglais et le français dans la Caraïbe francophone. J'inscris mon travail dans les perspectives proposées par les deux laboratoires de recherche auxquels je suis rattaché :
- Le CRREF, laboratoire de recherche en didactique. Je travaille sur les enjeux de la didactique du plurilinguisme. Nous réfléchissons au sein de l'équipe à la place qu’occupent le créole en Guadeloupe et l’anglais à Saint-Martin dans les enseignements et les apprentissages.
- Le CRILLASH, laboratoire de recherche en arts, en histoire, en littérature et en langues dans la Caraïbe et les Amériques. Je m'intéresse aux contacts linguistiques entre le créole et le français dans la littérature francophone et aux idéologies linguistiques qui se déploient du XVIIe au XIXe siècle dans les écrits des missionnaires, des voyageurs et des colons aux Antilles.
Manioc : Poursuivant vos travaux sur les mondes afro-caribéen et américain, vous faites partie de l’équipe de coordination du projet « Cartographie et Recherche des Expressions Orales et Linguistiques Émergentes dans les Créoles de la Caraïbe du 17e au 19e Siècle » (CREOLES). Pouvez-vous revenir sur la genèse de ce projet ?
Le projet CREOLES vise à retracer le développement historique des langues créoles à base lexicale française dans la Caraïbe, en s'appuyant sur un corpus de textes aussi large que possible. Il prend en compte à la fois les données linguistiques et les évaluations idéologiques formulées par les différents acteurs sociaux et linguistiques.
De façon plus précise, il s’efforce d'atteindre les quatre objectifs suivants :
- Recenser de manière systématique les discours produits EN créole, ainsi que ceux portant SUR le créole, sur une période largement sous-documentée et peu connue, englobant les premières origines du créole au xviie siècle jusqu'à une reconnaissance claire de ses différentes variétés au xixe siècle.
- Sur cette base, mettre à l'épreuve les hypothèses existantes concernant le développement des créoles à base française dans la Caraïbe, afin de proposer un nouveau tableau empiriquement mieux justifié.
- À cette fin, proposer une méthodologie innovante qui, grâce aux outils des Digital Humanities, permet de traiter une grande quantité de données tout en intégrant à la fois la dimension structurelle (discours produits EN créole) et idéologique (discours produits SUR le créole) de l’évolution des créoles.
- Réaliser un atlas en ligne des créoles à base française de la Caraïbe.
Le programme CREOLES est porté par une équipe de chercheurs allemands (dont Silke JANSEN, professeur de Linguistique à l'Université FAU d'Erlangen-Nüremberg en Allemagne, co-directrice du programme), autrichiens, américains, haïtiens et français, qui se connaissent tous. Il s'agit d’une aventure intellectuelle mais aussi humaine, qui a vocation à réfléchir des deux côtés de l’Atlantique à un pan de notre patrimoine culturel et linguistique fragilisé par les risques naturels, les aléas des crises politiques et le manque d'intérêt parfois des politiques pour la préservation du patrimoine écrit.
Manioc : Pour mener à bien un projet aussi pertinent, couvrant une période allant du 17e au 19e siècle, vous avez sans doute été confronté à des sources manquantes, incomplètes, biaisées ou difficilement accessibles. Quelles méthodes avez-vous mises en place pour collecter les documents nécessaires ?
La constitution d’un corpus, pour lequel le soutien de Manioc est considérable, il a fallu s'interroger en amont sur les sources à choisir. Nous avons décidé de retenir les textes suivants :
- L'intégralité du corpus (environ 100 textes) analysés et édités par Hazaël-Massieux en 2008
- Des textes anciens de la Caraïbe disponibles en ligne via la bibliothèque numérique Manioc. Ces ouvrages comprennent notamment des textes religieux, des collections de folklore (chansons, poèmes), des romans, etc., surtout de Saint-Domingue, qui n'ont pas retenu l'attention des créolistes et sont donc peu connus. Ces textes sont accessibles sous forme de scans d'ouvrages publiés.
- Des documentations sur le créole dans un contexte hispanophone, notamment les fragments créole contenus dans la littérature costumbriste cubaine, les chansons populaires et la littérature folklorique de la République dominicaine du xixe siècle, ainsi que le créole de la tumba francesa au xixe siècle.
- Des textes rédigés par des auteurs non francophones ou dans d'autres langues, qui traitent des créoles basés sur le français.
- Les matériaux des archives Hugo Schuchardt de l'Université de Graz, en Autriche. Ces archives contiennent des lettres, des manuscrits et des documents réunis par le célèbre créoliste Hugo Schuchardt (1842-1927), traitant des discours EN et SUR le créole. Tous ces documents ont été transcrits et édités de manière critique par plus de 150 collaborateurs. Ils seront disponibles sous forme de scans, sous Licence Creative Commons, permettant leur utilisation sans restriction pour notre projet, ainsi que sous forme de transcriptions. Dans le cadre de ce partenariat, ces ressources précieuses seront intégrées à la bibliothèque numérique Manioc, offrant un accès centralisé et fluide, grâce à des liens hypertextes directs, aux chercheurs et au public intéressé.
- Des « counter-data », qui reflètent la voix des esclaves, sont particulièrement précieux pour combler les lacunes de notre compréhension du développement des créoles, fondée essentiellement sur des sources émanant de l'élite blanche francophone. Cela inclut des actes de procès, disponibles dans les archives judiciaires des Antilles, de la Louisiane et de la Guyane.
Manioc : Peut-on dire que ce projet s'inscrit à la fois dans une approche postcoloniale, en raison de son lien avec les périodes esclavagiste et post-esclavagiste, et dans une approche décoloniale ?
En documentant et en mettant en lumière les processus historiques ayant conduit à l'émergence des langues et cultures créoles, ce projet de recherche participe activement à la légitimation de savoirs longtemps marginalisés par les récits dominants. Il s'inscrit ainsi pleinement dans les perspectives des « post-colonial studies ». Grâce à la diversité des perspectives, incluant non seulement la collaboration entre des chercheurs d'Allemagne et des Antilles françaises, mais aussi l'inclusion de chercheurs d'Haïti dans l'équipe franco-allemande, le projet favorise une approche décoloniale en recherche, où les acteurs locaux ne sont pas considérés comme de simples objets d'étude, mais comme de véritables producteurs de savoir.
S'inscrivant dans les « critical data studies », cette initiative mobilise les concepts de « counter-mapping » et de « counter-data », afin d’exploiter l'ensemble des données disponibles, y compris leurs interprétations, à travers une analyse rigoureuse et critique. La collaboration avec des partenaires locaux garantit que le projet ne repose pas sur une « perspective [tirée] de nulle part », mais adopte une approche ancrée et contextualisée. Dans cette optique, l'intégration des « counter-data » ne se limite pas à une approche théorique, mais s'appuie également sur des sources concrètes qui enrichissent l’analyse. Ces documents donnent à entendre les voix de ceux qui, jusqu'alors, restaient largement inaudibles.
Manioc : Sous quelle forme accessible pourra-t-on connaître le résultat du projet, et quel est le mot de la fin, en ce mois du Kreyol ?
Les résultats attendus incluent une quinzaine d’articles scientifiques, un atlas linguistique numérique des créoles caribéens, ainsi qu'une contribution significative à la décolonisation des études créoles, en intégrant des perspectives historiquement marginalisées.
Grâce à l'interconnexion des analyses linguistiques et discursives, CREOLES vise à renouveler notre compréhension des processus de formation et d'évolution des créoles à base française et à mettre en lumière le rôle des idéologies linguistiques dans leur développement. Dans la lignée des manifestations culturelles qui ont lieu pendant le mois du kréyòl, le programme CREOLES nous rappelle que la préservation du patrimoine est l'affaire de tous et qu'il est de la responsabilité de la société civile d'en assurer la pérennité.
Pour aller plus loin
- Le patrimoine écrit des langues régionales : signaler, numériser, transmettre. Journée d'étude du 4 juin 2025 à la Bibliothèque nationale de France - site François-Mitterrand.
- VOIX CRÉOLES : Dire, entendre et faire entendre les voix créoles du XVIIe au XXe siècle. Rencontre des Presses universitaires des Antilles du 13 octobre 2025 au Mémorial ACTe.